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Manifeste du Surréalisme. Deuxième Partie (1924) Par André Breton

samedi 9 juillet 2022, par Robert Paris

Manifeste du Surréalisme. Deuxième Partie (1924)

Par André Breton

XIII

De peur que les hommes qui la suivent dans la rue se méprennent sur ses sentiments, cette jeune fille usa d’un charmant stratagème. Au lieu de se maquiller comme pour le théâtre (la rampe, n’est-ce pas le sommeil lui-même et ne convient-il pas de sonner les entrées en scène dans la jambe même des femmes ?) elle fit usage de craie, de charbon ardent et d’un diamant vert d’une rareté insigne que son premier amant lui avait laissé en échange de plusieurs tambours de fleurs. Dans son lit, après avoir soigneusement rejeté les draps de coque d’oeuf, elle plia sa jambe droite de manière à poser le talon droit sur le genou gauche et, la tête tournée du côté droit, elle s’apprêta à toucher du charbon ardent la pointe de ses seins autour de laquelle se produisirent les choses suivantes : une sorte de halo vert de la couleur du diamant se forma et dans le halo vinrent se piquer de ravissantes étoiles, puis des pailles donnèrent naissance à des épis dont les grains étaient pareils à ces paillettes des robes de danseuses. Elle jugea alors le moment venu de moirer l’air sur son passage et pour cela elle fit encore appel au diamant qu’elle lança contre la vitre de la fenêtre. Le diamant, qui n’est jamais retombé, creusa dans le verre un petit orifice de sa forme et exactement de sa taille, qui prit au soleil, pendant que la précieuse pierre continuait son vol, l’aspect d’une aigrette des fossés. Puis elle mordit avec délice dans les étonnantes stratifications blanches qui restaient à sa disposition, les baguettes de craie, et celles- ci écrivirent le mot amour sur l’ardoise de sa bouche. Elle mangea ainsi un véritable petit château de craie, d’une architecture patiente et folle, après quoi elle jeta sur ses épaules un manteau de petit gris et, s’étant chaussée de deux peaux de souris, elle descendit l’escalier de la liberté, qui conduisait à l’illusion de jamais vu. Les gardes la laissèrent passer, c’étaient d’ailleurs des plantes vertes que retenait au bord de l’eau une fiévreuse partie de cartes. Elle atteignit ainsi la Bourse où ne régnait plus la moindre animation depuis que les papillons s’étaient avisés d’y procéder à une exécution capitale : tous alignés je les vois encore quand je ferme les yeux. La jeune fille s’assit sur la cinquième marche et là, elle conjura les puissances racornies de lui apparaître et de la soumettre aux racines sauvages du lieu. C’est depuis ce jour qu’elle passe chaque après-midi au-dessous du fameux escalier, renommée souterraine embouchant à ses heures le clairon de la ruine.

XIV

Ma tombe, après la fermeture du cimetière, prend la forme d’une barque tenant bien la mer. Il n’y a personne dans cette barque si ce n’est par instants, à travers les jalousies de la nuit, une femme aux bras levés, sorte de figure de proue à mon rêve qui tient le ciel. Ailleurs, dans une cour de ferme probablement, une femme jongle avec plusieurs boules de bleu de lessive, qui brûlent en l’air comme des ongles. Les ancres des sourcils des femmes, voilà où vous voulez en venir. Le jour n’a été qu’une longue fête sur la mer. Que la grange monte ou descende, c’est l’affaire d’un saut dans la campagne. À la rigueur s’il pleut, l’attente sera supportable dans cette maison sans toit vers laquelle nous nous dirigeons et qui est faite d’oiseaux multiformes et de grains ailés. La palissade qui l’entoure, loin de me distraire de ma rêverie, joint mal du côté de la mer, du côté du spectacle sentimental, la mer qui s’éloigne comme deux soeurs de charité.

Ceci est l’histoire de la seconde soeur, de la boule bleue et d’un comparse qui apparaîtra toujours assez tôt. Sur la barque molle du cimetière s’ouvrent lentement des fleurs, des étoiles. Une voix dit : « Êtes-vous prêts ? » et la barque s’élève sans bruit. Elle glisse à faible hauteur au-dessus des terres labourées, dont la chanson ne vous importe plus, mais qui est très ancienne et s’enroule autour des châteaux-forts. La barque dissipe les brouillards du soir dont les chevaux blancs regagnent seuls l’écurie dans la ferme tendue de nuit qui est toute l’attention dont on est incapable. Une plante rouge descend d’un côté de la barque, comme une immense crinière de feu. L’équipage invisible malmène fort les papillons attardés et lorsque l’ascension des lumières au coulant des branches, comme on pend dans les bois, vient briser les cailloux sur la route, seul un cantonnier qui passe pour fou se souvient d’avoir ramassé en levant la main un collier de diamants plus lourd que les plus lourdes chaînes. Cette barque où s’épuisent les satisfactions du jour, pour qui sait voir, est maintenant pareille à une traîne toute blanche parce qu’elle passe au-dessus d’un pont tordu par le vent. Traîne de poussière et de sable, les oiseaux te mordent et tu te détaches parfois pour découvrir un visage douloureusement beau, inoubliable comme les fonds de vase. Est-il vrai que les jours d’orage tu te crispes dans la tourmente élégante des feuilles, au point de me ravir le meilleur de moi-même ? La barque muette et longue comme l’oubli use l’air en faussant ses souffles et nous ne nous en apercevons pas.

Jamais le feu ne s’est écarté de ce bord équivoque pour ensorceler les bagues de couleur. La quête de la mer se poursuit parmi les vagues d’encens. Si la volonté des hommes se fait alors, c’est bien par surprise, je vous le jure, et les rochers les plus hauts n’y sont pour rien. La course aux étoiles s’accidente. La boule bleue a fait place à un anneau de même nature qui encercle toutes les femmes à la hauteur de la ceinture et les fait pâlir malheureusement. La barque oblique alors le long du courant insoupçonnable qui résulte de ces regards convergents de la nuit. La fantaisie passe sur les clochers, menottes aux poignets, fuyant pourtant la raison et la folie. Et l’homme que je suis efface jusqu’au plus humble souvenir de ses stations sur les nattes de la terre. Pour vivre encore de près, selon la musique des tables, près d’une compagne très belle qui tend la corde du pardon.

XV

Dans la craie de l’école il y a une machine à coudre ; les petits enfants secouent leurs boucles de papier argenté. Le ciel est un tableau noir sinistrement effacé de minute en minute par le vent. « Vous savez ce qu’il advint des lis qui ne voulaient pas s’endormir » commence le maître, et les oiseaux de faire entendre leur voix un peu avant le passage du dernier train. La classe est sur les plus hautes branches du retour, entre les verdiers et les brûlures. C’est l’école buissonnière dans toute son acception. Le prince des mares, qui porte le nom d’Hugues, tient les rames du couchant. Il guette la roue aux mille rayons qui coupe le verre dans la campagne et que les petits enfants, du moins ceux qui ont des yeux de colchique, accueilleront si bien. Le passe-temps catholique est délaissé. Si jamais le clocher retourne aux grains de maïs, c’en sera fini des usines même et le fond des mers ne s’illuminera plus que sous certaines conditions. Les enfants brisent les vitres de la mer à cette heure et prennent des devises pour approcher du château. Ils laissent passer leur tour dans les rondes de nuit et comptent sur leurs doigts les signes dont ils n’auront pas à se défaire. La journée est fautive et s’attache à ranimer plutôt les sommeils que les courages. Journée d’approche qui ne s’est pas élevée plus haut qu’une robe de femme, de celles qui font le guet sur les grands violons de la nature. Journée audacieuse et fière qui n’a pas à compter sur l’indulgence de la terre et qui finira bien par lier sa gerbe d’étoiles comme les autres quand les petits enfants rentreront, l’oeil en bandoulière, par les chemins du hasard. Nous reparlons de cette journée entre haut et bas, dans les cours royales, dans les imprimeries. Nous en reparlerons pour nous en taire.

XVI

La pluie seule est divine, c’est pourquoi quand les orages secouent sur nous leurs grands parements, nous jettent leur bourse, nous esquissons un mouvement de révolte qui ne correspond qu’à un froissement de feuilles dans une forêt. Les grands seigneurs au jabot de pluie, je les ai vus passer un jour à cheval et c’est moi qui les ai reçus à la Bonne auberge. Il y a la pluie jaune, dont les gouttes, larges comme nos chevelures, descendent tout droit dans le feu qu’elles éteignent, la pluie noire qui ruisselle à nos vitres avec des complaisances effrayantes, mais n’oublions pas que la pluie seule est divine.

Ce jour de pluie, jour comme tant d’autres où je suis seul à garder le troupeau de mes fenêtres au bord d’un précipice sur lequel est jeté un pont de larmes, j’observe mes mains qui sont des masques sur des visages, des loups qui s’accommodent si bien de la dentelle de mes sensations. Tristes mains, vous me cachez toute la beauté peut-être, je n’aime pas votre air de conspiratrices. Je vous ferais bien couper la tête, ce n’est pas de vous que j’attends un signal ; j’attends la pluie comme une lampe élevée trois fois dans la nuit, comme une colonne de cristal qui monte et qui descend, entre les arborescences soudaines de mes désirs. Mes mains ce sont des Vierges dans la petite niche à fond bleu du travail : que tiennent-elles ? je ne veux pas le savoir, je ne veux savoir que la pluie comme une harpe à deux heures de l’après-midi dans un salon de la Malmaison, la pluie divine, la pluie orangée aux envers de feuille de fougère, la pluie comme des oeufs entièrement transparents d’oiseaux-mouches et comme des éclats de voix rendus par le millième écho.

Mes yeux ne sont pas plus expressifs que ces gouttes de pluie que j’aime recevoir à l’intérieur de ma main ; à l’intérieur de ma pensée tombe une pluie qui entraîne des étoiles comme une rivière claire charrie de l’or qui fera s’entre-tuer des aveugles. Entre la pluie et moi il a été passé un pacte éblouissant et c’est en souvenir de ce pacte qu’il pleut parfois en plein soleil. La verdure c’est encore de la pluie, ô gazons, gazons. Le souterrain à l’entrée duquel se tient une pierre tombale gravée de mon nom est le souterrain où il pleut le mieux. La pluie c’est de l’ombre sous l’immense chapeau de paille de la jeune fille de mes rêves, dont le ruban est une rigole de pluie. Qu’elle est belle et que sa chanson, où reviennent les noms des couvreurs célèbres, que cette chanson sait me toucher ! Qu’a-t-on su faire des diamants, sinon des rivières ? La pluie grossit ces rivières, la pluie blanche dans laquelle s’habillent les femmes à l’occasion de leurs noces, et qui sent la fleur de pommier. Je n’ouvre ma porte qu’à la pluie et pourtant on sonne à chaque instant et je suis sur le point de m’évanouir quand on insiste, mais je compte sur la jalousie de la pluie pour me délivrer enfin et, lorsque je tends mes filets aux oiseaux du sommeil, j’espère avant tout capter les merveilleux paradis de la pluie totale, l’oiseau-pluie comme il y a l’oiseau- lyre. Aussi ne me demandez pas si je vais bientôt pénétrer dans la conscience de l’amour comme certains le donnent à entendre, je vous répète que si vous me voyez me diriger vers un château de verre où s’apprêtent à m’accueillir des mesures de volume nickelées, c’est pour y surprendre la Pluie au bois dormant qui doit devenir mon amante.

XVII

Par un magnifique après-midi de septembre, deux hommes devisaient dans un parc, d’amour naturellement puisqu’on était en septembre, à la fin d’une de ces journées de poussière qui prêtent aux femmes de si minuscules bijoux, que leurs servantes ont grand tort le lendemain de jeter par la fenêtre, en se servant pour les décrocher d’un de ces instruments de musique dont le son m’a toujours été si particulièrement à coeur et que l’on appelle brosses.

Il y a plusieurs sortes de brosses, parmi lesquelles je citerai pour être incomplet la brosse à cheveux et la brosse à reluire. Il y a aussi le soleil et le gant de crin mais ce ne sont pas des brosses à proprement parler.

Les deux hommes se promenaient donc dans le parc en fumant de longs cigares qui bien qu’en partie consumés, mesuraient encore, l’un un mètre dix, l’autre un mètre trente-cinq. Expliquez cela comme vous pourrez quand je vous aurai dit qu’ils les avaient allumés en même temps. Le plus jeune, celui dont la cendre était une femme blonde qu’il apercevait très bien en baissant les yeux, et qui faisait montre d’une exaltation inouïe, donnait le bras au second dont la cendre, une femme brune, était déjà tombée.

XVIII

Le réverbère qui se rapprochait insensiblement du bureau de poste cette nuit-là s’arrêtait à chaque instant pour prêter l’oreille. Est-ce à dire qu’il avait peur ?

Dans l’établissement de bains, deux femmes très belles et sévèrement maquillées avaient retenu une heure auparavant la cabine la plus luxueuse et, comme elles s’attendaient à ne pas être seules, il avait été convenu qu’au premier signal (en l’espèce une fleur japonaise, de dimensions inaccoutumées, qui s’ouvrirait dans un verre d’eau) un alezan scellé se tiendrait derrière la porte. Cet animal piaffait superbement et le feu de ses naseaux jetait des araignées blanches sur les murs, comme lorsqu’on assiste à des tirs de marine lointains.

La foule allait et venait sur le boulevard sans rien connaître. De temps à autre elle se coupait les ponts, ou bien elle prenait à témoins les grands lieux géométriques de perle. Elle foulait une étendue qui pourrait être évaluée à celle des fraîcheurs autour des fontaines ou encore à ce que couvre d’illusions le manteau de la jeunesse, ce manteau de part en part troué par l’épée du rêve. Le réverbère évitait de se trouver pris dans la bousculade. À la hauteur de la porte Saint-Denis une chanson morte étourdissait encore un enfant et deux agents de la force publique : le « Matin » enchanté des buissons de ses linotypes, le café du Globe occupé par des lanciers quand ce n’est pas par des artistes de music-hall portées par le dédain.

Le paysage de Paris rossignol du monde variait de minute en minute et parmi les cires de ses coiffeurs élançait ses jolis arbres printaniers, pareils à l’inclinaison de l’âme sur l’horizon.

C’est alors que le réverbère, qui avait pris la rue Étienne Marcel, jugea bon de s’arrêter et que je pus, passant par hasard comme un carton à dessin sous mon propre bras, surprendre une partie de son monologue, tandis qu’il jouait de ruse pour ne pas arrêter l’autobus séduit par ses mains vertes, pareilles à un réseau de moustiques sur mes pas.

Le réverbère : « Sonia et Michelle feront bien de se méfier du rameau de fièvre qui garde les portes de Paris ; l’évidence est qu’on ne fendra plus le bois de l’amour avant cette nuit. Si bien... si bien que je ne les vois pas blanches par ce printemps nocturne, pour peu que leur cheval prenne peur. Mieux vaudrait pour elles éviter la curiosité des lèvres, si elles succombent à la tentation des ponts jetés sur les regards. (Je vais les tracer.) »

Ce langage ne me causait aucune inquiétude encore quand le jour se mit à poindre, sous la forme d’un petit saltimbanque dont la tête était bandée et qui paraissait prêt à s’évanouir. L’enfant, après s’être appuyé négligemment au réverbère, se dirigea d’un trait vers la boîte des « Levées exceptionnelles » et, avant que j’eusse pu l’en empêcher, glissa fort avant son bras par l’ouverture. Je m’étais mis à attacher le lacet de mon soulier sur les marches quand il redescendit, plus mince que jamais, harassé de son effort, couvert de poussière et de plumes comme qui est tombé dans une haie, simple accident d’automobile dont on ne meurt pas toujours.

La chronologie de ces faits, des premiers au moins, chronologie à laquelle j’ai paru prendre une part inexplicable au début de ce récit, m’entraîne à ajouter que le timbre des instruments absents, Sonia et Michelle, était beaucoup plus sourd depuis que la lettre était partie. Elle ne devait, d’ailleurs, pas tarder à les rejoindre. En effet, dix minutes s’étaient à peine écoulées que j’entendis à nouveau une chemise, qui devait être verte, glisser lentement du dossier de la chaise de la cabine jusqu’à terre où elle vécut quelque temps de la vie d’un chardon, dans le sable, au bord de la mer. Le réverbère s’était transporté sur un boulevard de Dieppe où il s’efforçait d’éclairer un homme d’une quarantaine d’années occupé à chercher quelque chose dans le sable. Cet objet perdu j’aurais pu le lui montrer, puisque c’était un oeillet. Mais il allait et venait sans parvenir à le retrouver et je ne pus m’empêcher de sourire quand il jugea que ce manège avait assez duré et que, prenant une décision sauvage, il se mit à suivre la route de gauche, qui prolonge l’allée du casino. Michelle défit alors son bracelet et le posa sur le rebord de la fenêtre, qu’elle referma ensuite, après avoir considéré la trace charmante qu’il laissait sur sa peau. Cette femme, blonde, me parut assez froide de coeur et je la chassai longtemps devant moi comme une gazelle. Sonia, d’un acajou splendide, s’était depuis longtemps déshabillée et son corps était moulé dans la lumière du plus merveilleux lieu de plaisir que j’aie jamais vu. Ses regards étaient des serpentins verts et bleus au milieu desquels, mais continuellement brisé, spiralait même un serpentin blanc, comme une faveur spéciale qui m’eût été réservée. Elle chantait entre les barreaux de l’eau ces mots que je n’ai pas appris :

« Mort d’azur et de tempête fine, défais ces barques, use ces noeuds. Donne aux divinités le calme, aux humains la colère. Je te connais, mort de poudre et d’acacia, mort de verre. Je suis morte, moi aussi, sous les baisers. »

L’appât des songes stimule maintenant les musiques de ma tête. Ces deux femmes m’ont appartenu tout un jour que je finissais ténébreusement d’être jeune. Et me voici, prophète à la tempe plus pure que les miroirs, enchaîné par les lueurs de mon histoire, couvert d’amours glaçantes, en proie aux fantasmagories de la baguette brisée et demandant que par pitié, d’un seul brillant final, on me ramène à la vie.

XIX

Entre la source. La source a parcouru la ville à la recherche d’un peu d’ombre. Elle n’a pas trouvé ce qu’il lui fallait, elle se plaint tout en racontant ce qu’elle a vu : elle a vu le soleil des lampes, plus touchant que l’autre, il est vrai ; elle a chanté un ou deux airs à la terrasse d’un café et on lui a jeté de lourdes fleurs jaunes et blanches ; elle a ramené ses cheveux sur son visage mais leur parfum était si fort. Elle n’est que trop portée à s’endormir, est-il bien nécessaire qu’elle couche à la belle étoile parmi ses colliers d’insectes, ses bracelets de verre ? La source rit doucement, elle n’a pas senti ma main se poser sur elle ; elle se courbe insensiblement sous ma main, pensant aux oiseaux qui ne veulent savoir d’elle que sa fraîcheur. Qu’elle prenne garde, je suis capable de l’entraîner bien ailleurs, là où il n’y a plus ni villes ni campagnes. Un beau mannequin présentera cet hiver aux élégantes la robe du Mirage et savez-vous qui fera triompher l’adorable création ? Mais la source, bien sûr, la source que j’entraîne sans difficultés dans ces parages où mes idées reculent au-delà du possible, au-delà même des sables inorganiques où les Touaregs, d’origine moins obscure que moi, se contentent d’une vie nomade parmi leurs femmes excessivement parées. La source, elle est tout ce qui passe de moi dans le tournoiement des feuilles qui veillent là-haut, au-dessus de mes idées mouvantes que le moindre courant d’air déplace, elle est l’arbre que la cognée attaque sans cesse, elle saigne dans le soleil et elle est le miroir de mes mots.

XX

On s’est avisé un jour de recueillir dans une coupe de terre blanche le duvet des fruits ; cette buée on en a enduit plusieurs miroirs et l’on est revenu bien longtemps après : les miroirs avaient disparu. Les miroirs s’étaient levés l’un après l’autre et étaient sortis en tremblant. Beaucoup plus tard encore, quelqu’un confessa que, rentrant de son travail, il avait rencontré l’un de ces miroirs qui s’était approché insensiblement et qu’il avait emmené chez lui. C’était un jeune apprenti fort beau sous sa cotte rose qui le faisait ressembler à une cuve pleine d’eau dans laquelle on a lavé une blessure. La tête de cette eau avait souri comme mille oiseaux dans un arbre aux racines immergées. Il avait monté sans peine le miroir chez lui et il se souvenait seulement que deux portes avaient claqué à son passage, deux portes qui présentaient chacune une plaque de verre étroit encadrant la poignée. Il tenait les deux bras écartés pour soutenir son fardeau qu’il déposa avec mille précautions dans un angle de l’unique pièce qu’il occupait au septième étage puis il se coucha. Il ne ferma pas les yeux de la nuit ; le miroir se reflétait lui-même à une profondeur inconnue, à une distance incroyable. Les villes n’avaient que le temps d’apparaître entre deux de ses épaisseurs : villes de fièvre sillonnées en tous sens par des femmes seules, villes d’abandon, de génie aussi, dont les édifices étaient surmontés de statues animées, dont les monte-charges étaient construits à la ressemblance humaine, villes d’orages pauvres et celle-ci plus belle et plus fugitive que les autres dont tous les palais, toutes les usines étaient en forme de fleurs : la violette était le lieu d’attache des bateaux. Sur le revers des villes il n’y avait en guise de campagnes que des ciels, ciels mécaniques, ciels chimiques, ciels mathématiques, où évoluaient les figures du zodiaque, chacune dans leur élément, mais les Gémeaux revenaient plus souvent que les autres. Le jeune homme se leva précipitamment vers une heure, persuadé que le miroir penchait en avant et allait tomber. Il le remit d’aplomb avec beaucoup de difficulté et, soudain inquiet, il jugea périlleux de regagner son lit et demeura assis sur une chaise boiteuse, à un pas seulement du miroir et bien en face de lui. Il crut alors surprendre dans la pièce une respiration étrangère, mais non, rien. Il voyait maintenant un jeune homme sous une grande porte, ce jeune homme était à peu près nu ; il n’y avait derrière lui qu’un paysage noir qui pouvait être de papier brûlé. Les formes seules des objets subsistaient et il était possible de reconnaître les substances dans lesquelles ces objets s’étaient moulés. Rien de plus tragique, en vérité. Quelques-unes de ces choses lui avaient appartenu : bijoux, présents d’amour, reliques de l’enfance, et jusqu’à ce petit flacon de parfum dont le bouchon était introuvable. D’autres lui étaient inconnus et il n’en pouvait démêler l’usage à venir, sans doute. L’apprenti regardait toujours plus loin dans la cendre. Il éprouvait une satisfaction coupable à voir s’approcher de ses mains ce jeune homme souriant dont le visage était pareil à un globe à l’intérieur duquel voletaient deux oiseaux-mouches. Il lui avait pris la taille qui était celle du miroir, n’est-ce pas, et les oiseaux enfuis la musique montait dans leur sillage. Que se passa-t-il jamais dans cette chambre ? Toujours est-il que depuis ce jour le miroir n’a point été retrouvé et que ce n’est jamais sans émotion que j’approche la bouche d’un de ses éclats possibles, quitte à ne plus voir enfin apparaître ces bagues de duvet, les cygnes sur le point de chanter.

XXI

Les personnages de la comédie se rassemblent sous un porche, l’ingénue aux accroche-coeurs de chèvrefeuille, la duègne, le chevalier de cire et l’enfant traître. Par-dessus les ruisseaux qui sont des estampes galantes, les jupes s’envolent à moins que des bras pareils à ceux d’Achille ne s’offrent aux belles à leur faire traverser les ruelles. Le départ des corvettes qui emportent l’or et les étoffes imprimées est sonné mainte et mainte fois dans le petit port. Le charmant groseillier en fleurs qui est un fermier général étend lentement les bras sur sa couche. Près de lui son épée est une libellule bleue. Quand il marche, prisonnier des grâces, les chevaux ailés qui piaffent dans son écurie semblent prêts à s’élancer dans les directions les plus folles.

Pendant ce temps les baladins se reprochent leur ombre rose, ils élèvent au soleil leur singe favori aux manchettes de papillon. Au loin on aperçoit un incendie dans lequel sombrent de grandes grilles : c’est que les forêts qui s’étendent à perte de vue sont en feu et les rires des femmes apparaissent comme des buissons de gui sur les arbres du canal. Les stalactites de la nuit, de toutes couleurs, ravivent encore l’éclat des flammes vers Cythère et la rosée, qui agrafe lentement son collier aux épaules des plantes, est un prisme merveilleux pour la fin du siècle des siècles. Les voleurs, ce sont des musiciens immobiles contre le mur de l’église depuis qu’aux instruments de leur profession se sont trouvés mêlées des violes, des guitares et des flûtes. Un lévrier doré fait le mort dans chacune des salles du château. Rien n’a chance d’arracher le temps à son vol puisque les mêmes nuages que la veille se rendent à la mer qui bout.

Sur les remparts de la ville, une compagnie de chevau-légers, que caressaient les grisailles du soir, corsets et cottes de maille, va s’embusquer au fond de l’eau.

XXII

Cette femme, je l’ai connue dans une vigne immense, quelques jours avant la vendange et je l’ai suivie un soir autour du mur d’un couvent. Elle était en grand deuil et je me sentais incapable de résister à ce nid de corbeaux que m’avait figuré l’éclair de son visage, tout à l’heure, alors que je tentais derrière elle l’ascension des vêtements de feuilles rouges dans lesquels brimbalaient des grelots de nuit. D’où venait-elle et que me rappelait cette vigne s’élevant au centre d’une ville, à l’emplacement du théâtre, pensais-je ? Elle ne s’était plus retournée sur moi et, sans le brusque luisant de son mollet qui me montrait par instants la route, j’eusse désespéré de la toucher jamais. Je me disposais pourtant à la rejoindre quand elle fit volte-face et, entrouvrant son manteau, me découvrit sa nudité plus ensorcelante que les oiseaux. Elle s’était arrêtée et m’éloignait de la main, comme s’il se fût agi pour moi de gagner des cimes inconnues, des neiges trop hautes. Je ne sus d’ailleurs pas mettre à profit l’éblouissement de cet instant et n’arrivai qu’à articuler les mots qu’entendent les merveilles lorsqu’on attente à sa propre vie ou encore lorsqu’on juge qu’il est temps de ne plus s’attendre soi-même. Cette femme, qui ressemblait à s’y méprendre à l’oiseau qu’on appelle veuve, décrivit alors dans l’air une courbe splendide, son voile traînant à terre tandis qu’elle s’élevait.

Voyant à quel point la patience allait m’être funeste, je me ravisai à temps pour saisir un coin du voile sur lequel j’avais mis le pied et qui me livra l’ensemble du manteau, pareil au regard de l’hermine lorsqu’elle se sent prise. Ce voile était d’une légèreté extrême et l’étoffe qui le constituait présentait cette particularité que, pour transparente et nullement doublée qu’elle fut, les mailles extérieures en étaient noires, tandis que les mailles qui avaient été tournées vers la chair en avaient gardé la couleur. Je portai à mes lèvres l’intérieur de l’étoffe qui était chaude et parfumée et, comme si j’avais attendu de la tunique mystérieuse des voluptés durables, je l’emportai chez moi dans le but de jouir de ses troublantes propriétés. Le rire de la femme la plus désirable chantait en moi - était-ce dans le voile, était-ce dans ma mémoire ? Toujours est-il que, dégagée de son enveloppe, elle avait aussitôt disparu et que je résolus de ne pas accorder plus longtemps une attention décevante au miracle de la vigne pour appartenir tout entier au manteau réel admirable.

J’avais jeté sur mes épaules cette ombre impalpable à laquelle seules les sensations les plus douces que j’éprouvais conféraient une apparence de vie. Délices ! C’était comme si une femme eût jeté sur moi un regard empreint de toutes les promesses et que je fusse demeuré muré dans ce regard, comme si la pression d’une main eût recélé toutes les complicités étranges des plantes de forêts dont les feuilles ont hâte de jaunir. Je posai le voile sur mon lit et il en monta une musique mille fois plus belle que celle de l’amour. J’assistais à un concert donné par des instruments semblables pour la forme à beaucoup d’autres mais dont la corde eût été noire, comme filée dans du verre à éclipses. Le voile se mouvait un peu avec des ondulations pareilles à celles d’une rivière dans la nuit, mais d’une rivière qu’on devine atrocement claire sans la voir. Un pli qu’il faisait sur le bord du lit ouvrait des écluses brusques de lait ou de fleurs, j’étais à la fois devant un éventail de racines et devant une cascade. Les murs de la chambre se couvraient de larmes qui, se détachant, s’évaporaient avant de toucher le sol et que rattachait un arc-en- ciel si petit que l’on eut pu facilement s’en emparer. Quand je le touchais, le voile soupirait distinctement et chaque fois que je le rejetais sur le lit, j’observais qu’il avait tendance à me présenter toujours son côté clair qui était pourtant fait de toutes les étoiles possibles. Je l’aimai plusieurs fois et quand je m’éveillai, après une heure à peine d’un sommeil auroral, je ne pus mettre la main que sur l’ombre en retard d’une lampe à abat- jour vert que j’avais oublié d’éteindre.

L’huile venant à manquer, j’eus le loisir d’entendre les derniers soubresauts de la flamme, à intervalles de plus en plus grands jusqu’à extinction complète marquée par un bruit que je n’oublierai jamais et qui fut le rire du voile lorsqu’il me quitta, comme celle dont il était l’ombre m’avait quitté.

XXIII

Tu sauras plus tard, quand je ne vaudrai plus la pluie pour me pendre, quand le froid, appuyant ses mains sur les vitres, là où une étoile bleue n’a pas encore tenu son rôle, à la lisière d’un bois, viendra dire à toutes celles qui me resteront fidèles sans m’avoir connu : « C’était un beau capitaine, galons d’herbes et manchettes noires, un mécanicien peut-être qui rendait la vie pour la vie. Il n’avait pas d’ordres à faire exécuter pour cela, c’eût été trop doux mais la fin de ses rêves était la signification à donner aux mouvements de la Balance céleste qui le faisait puissant avec la nuit, misérable avec le jour. Il était loin de partager vos joies et vos peines ; il ne coupait pas la poire en quatre. C’était un beau capitaine. Dans ses rayons de soleil il entrait plus d’ombre que dans l’ombre mais il ne brunit vraiment qu’au soleil de minuit. Les cerfs l’étourdissaient dans les clairières, surtout les cerfs blancs dont les cors sont d’étranges instruments de musique. Il dansait alors, il veillait à la libre croissance des fougères dont les crosses blondes se détendent depuis dans vos cheveux. Peignez pour lui vos cheveux, peignez-les sans cesse, il ne demande pas autre chose. Il n’est plus là mais il va revenir, il est peut-être déjà revenu, ne laissez pas une autre puiser à la fontaine : s’il revenait, ce serait sans doute par là. Peignez vos cheveux à la fontaine et qu’ils inondent avec elle la plaine ». Et tu verras dans les entrailles de la terre, tu me verras plus vivant que je ne suis à cette heure où le sabre d’abordage du ciel me menace. Tu m’entraîneras plus loin qu’où je n’ai pu aller, et tes bras seront des grottes hurlantes de jolies bêtes et d’hermines. Tu ne feras de moi qu’un soupir, qui se poursuivra à travers tous les Robinsons de la terre. Je ne suis pas perdu pour toi : je suis seulement à l’écart de ce qui te ressemble, dans les hautes mers, là où l’oiseau nommé Crève-Coeur pousse son cri qui élève les pommeaux de glace dont les astres du jour sont la garde brisée.

XXIV

« Un baiser est si vite oublié » j’écoutais passer ce refrain dans les grandes promenades de ma tête, dans la province de ma tête et je ne savais plus rien de ma vie, qui se déroulait sur sa piste blonde. Vouloir entendre plus loin que soi, plus loin que cette roue dont un rayon, à l’avant de moi, effleure à peine les ornières, quelle folie ! J’avais passé la nuit en compagnie d’une femme frêle et avertie, tapi dans les hautes herbes d’une place publique, du côté du Pont-Neuf. Une heure durant nous avions ri des serments qu’échangeaient par surprise les tardifs promeneurs qui venaient tour à tour s’asseoir sur le banc le plus proche. Nous étendions la main vers les capucines coulant d’un balcon de City-Hôtel, avec l’intention d’abolir dans l’air tout ce qui sonne en trébuchant comme les monnaies anciennes qui exceptionnellement avaient cours cette nuit-là.

Mon amie parlait par aphorismes tels que : « Qui souvent me baise mieux s’oublie » mais il n’était question que d’une partie de paradis et, tandis que nous rejetions autour de nous des drapeaux qui allaient se poser aux fenêtres, nous abdiquions peu à peu toute insouciance, de sorte qu’au matin il ne resta de nous que cette chanson qui lapait un peu d’eau de la nuit au centre de la place : « Un baiser est si vite oublié ». Les laitiers conduisaient avec fracas leurs voitures aurifères au lieu des fuites éternelles. Nous nous étions séparés en criant de toute la force de notre coeur. J’étais seul et, le long de la Seine, je découvrais des bancs d’oiseaux, des bancs de poissons, je m’enfonçais avec précaution dans les buissons d’orties d’un village blanc. Ce village était encombré de ces bobines de télégraphe qu’on voit suspendues à égale distance, de part et d’autre des poteaux de grandes routes. Il avait l’aspect d’une de ces pages de romance que l’on achète pour quelques sous dans les rassemblements suburbains. « Un baiser est si vite oublié. » Sur la couverture du village, tournée vers la terre, et qui était tout ce qui restait de la campagne, on distinguait mal une sorte de lorette sautant à la corde à l’orée d’un bois de laurier gris.

Je pénétrai dans ce bois, où les noisettes étaient rouges. Noisettes rouillées, étiez-vous les persiennes du baiser qui me poursuivait pour que je l’oubliasse ? J’en avais peur, je m’écartais brusquement de chaque buisson. Mes yeux étaient les fleurs de noisetier, l’oeil droit la fleur mâle, le gauche la fleur femelle. Mais j’avais cessé de me plaire depuis longtemps. Des sentiers sifflaient de toutes parts devant moi. Près d’une source la belle de la nuit me rejoignit haletante. Un baiser est si vite oublié. Ses cheveux n’étaient plus qu’une levée de champignons roses, parmi des aiguilles de pin et de très fines verreries de feuilles sèches.

Nous gagnâmes ainsi la ville d’Écureuil-sur-Mer. Là des pêcheurs débarquaient des paniers pleins de coquillages terrestres, parmi lesquels beaucoup d’oreilles, que des étoiles circulant à travers la ville s’appliquaient douloureusement sur le coeur pour entendre le bruit de la terre. C’est ainsi qu’elles avaient pu reconstituer pour leur plaisir le bruit des tramways et des grandes orgues, tout comme nous recherchons dans notre solitude les sonneries des paliers sous-marins, le ronflement des ascenseurs aquatiques. Nous passâmes inaperçus des courbes de céans, sinusoïdes, paraboles, geysers, pluies. Nous n’appartenions plus qu’au désespoir de notre chanson, à la sempiternelle évidence de ces mots touchant le baiser. Nous nous anéantîmes, d’ailleurs, tout près de là, dans un étalage où n’apparaissait des hommes et des femmes que ce qui de leur nudité nous est le plus généralement visible : soit le visage et les mains, à peu de chose près. Une jeune fille était pourtant nu-pieds. Nous endossâmes à notre tour les vêtements de l’air pur.

XXV

Quel est-il ? Où va-t-il ? Qu’est-il devenu ? Qu’est devenu le silence autour de lui, et cette paire de bas qui était ses pensées les plus chastes, cette paire de bas de soie ? Qu’a-t-il fait de ses longues taches, de ses yeux de pétrole fou, de ses rumeurs de carrefour humain, que s’est-il passé entre ses triangles et ses cercles ? Les cercles gaspillaient le bruit qui arrivait à ses oreilles, les triangles étaient les étriers qu’il passait pour aller où ne vont pas les sages, lorsqu’on vient dire qu’il est temps de dormir, lorsqu’un messager à ombre blanche vient dire qu’il est temps de dormir. Quel vent le pousse, lui que la bougie de sa langue éclaire par les escaliers de l’occasion ? Et les bobèches de ses yeux, de quel style les voyez-vous, à la foire à la ferraille du monde ? Ses égards pour vous, qu’en avez-vous fait, lorsqu’il vous souhaitait bonne cave et que le soleil taillait les cheminées de brique rose qui étaient sa chair, qui fumaient de la musique de sa chair ? Ses prises de courant sur vous, du côté du canal de l’Ourcq, ne sont-elles pas de nature à éloigner la petite voiture de glaces et de nougat qui stationnait sous le viaduc du métropolitain ? Et lui, lui, n’a-t-il pas repoussé l’entente ? N’a-t-il pas suivi le chemin qui se perd dans les caveaux de l’idée, ne faisait-il pas partie du glouglou de la bouteille de la mort ? Cet homme à reproches éternels et à froid de loup, que voulait-il que nous fissions de sa maîtresse, quand il l’abandonnait à la crosse de l’été ? Par ces soirs de pierre de lune où il remuait sur une table de vent un verre à moitié vide, qu’écoutait-il sur le tranchant de l’air, comme l’Indien ? Je ne suis pas plus fort que lui, je n’ai pas de boutons à ma veste, je ne connais pas l’ordre, je n’entrerai pas le premier dans la ville aux flots de bois. Mais qu’on me donne un sang d’écureuil blanc si je mens et que les nuages se rassemblent dans ma main quand je pèle une pomme : ces linges forment une lampe, ces mots qui sèchent dans le pré forment une lampe que je ne laisserai pas mourir faute du verre de mes bras levé vers le ciel.

XXVI

La femme aux seins d’hermine se tenait à l’entrée du passage Jouffroy, dans la lumière des chansons. Elle ne se fit pas prier pour me suivre. Je jetai au chauffeur l’adresse du Rendez-Vous, du Rendez-Vous en personne, qui était une connaissance de la première heure. Le Rendez-Vous, ni jeune ni vieux, tenait aux environs de la porte de Neuilly un petit commerce de verre cassé.

« Qui es-tu ?

- Un des élancements de la lyre mortelle qui vibre au bord des capitales. Pardonne-moi le mal que je te ferai. »

Elle me dit aussi qu’elle s’était brisé la main sur une glace où étaient dorées, argentées, bleutées les inscriptions coutumières. Je pris cette main dans la mienne ; l’élevant à mes lèvres, je m’aperçus qu’elle était transparente et qu’au travers on voyait le grand jardin où s’en vont vivre les créatures divines les plus éprouvées.

L’enchantement prit fin lorsque nous mîmes pied à terre. Guidés par une pluie de chardons nous franchîmes le seuil de la demeure du Rendez-Vous, non sans écarter avec horreur les grandes peaux de lapin du soleil.

Le Rendez-Vous se tenait sur ses gardes, occupé à réparer un long treillage clair. Voici longtemps que les capucines avaient trouvé le moyen de le découdre et de suspendre au ciel leurs poignets indiscrets. Le Rendez-Vous s’appliquait à réparer le mal au moyen d’une liane blanche pouvant provenir de ma jeunesse. Il sifflait gaîment, ce faisant, et ne parut pas attacher à notre approche plus d’importance qu’à un chant d’alouette. C’est à peine s’il nous jeta un vague bonsoir de vin bleu qui, répercuté par l’heure, alla se perdre dans les sillons tragiques des peurs en sautoir.

Sous ce toit goudronné, la forme de mes pensées et moi nous abritâmes donc avant de repartir. Des travaux de remblai avaient lieu, à cette heure tardive, sur les fortifications. C’était comme si on eût cherché à nous embouteiller de roses de verre. Dans l’épouvantable fracas que provoquait leur chute, de minute en minute, renversées qu’elles étaient par de hautes grues faites de cheveux, il n’y avait place que pour notre extrême mécontentement.

Mais n’étions-nous pas venus là pour user de notre souverain pouvoir de nous baigner dans le verre, de nous débarrasser de tout ce que l’eau ne saurait entraîner de rêves rocailleux, d’espérances suivies ? De là ce que ce Rendez-Vous avait de hagard ; cet homme accomplissait une fonction si pénible que rien ne le pouvait distraire dans ses loisirs. Nous prîmes congé de lui le matin, d’un simple regard qui signifiait à la fois que nous n’appartenions plus à la vie et que, si nous revenions jamais de notre nouvel état, ce serait à la façon des sourciers pour toucher le ciel de notre baguette de foudre.

De ce moment une profonde métamorphose s’opéra dans le monde sensible. À l’entrée de New York ce ne fut plus la Liberté éclairant le monde, mais l’Amour, ce qui est différent. Dans l’Alaska les chiens éternels, l’oreille au vent, s’envolèrent avec les traîneaux. L’Inde fut secouée d’un tremblement de mercure et à Paris même, le long de la Seine, il y eut délivrance de passeports pour là-même, oui, pour Paris quitté.

C’est dans la douce évasion nommée avenir, évasion toujours possible, que se résorbent les astres penchés jusque-là sur notre détresse.

Ainsi un homme et une femme, abandonnés sur une grande route blanche, épuisent la lente persuasion qui leur vient de n’être plus qu’un arbre greffé.

Mais le génie qui veille aux passes dont ce récit nous fournit plus d’un exemple s’attend à ce que je m’impatiente tout d’un coup. Que fait l’assentiment du lecteur à ces choses, le lecteur croit-il que les bonds de l’antilope sont calculés en fonction du désir que montre cet animal d’échapper à la soudaine courbure des gazons ? Nous nous éveillions, ce matin-là, côte à côte. Notre lit, de dimensions normales, imitait à s’y méprendre l’architecture d’un pont, je veux dire que beaucoup de temps avait passé. Une rivière limpide roulait au-dessus de nous ses cages de rumeurs. Glacé, couvert de gigantesques étoiles de mer et tout chancelant, un gratte-ciel avançait vers nous. Un aigle blanc comme la pierre philosophale planait au-dessus de la Nouvelle- Guinée. Celle que je n’appelais plus que l’Aveugle-de-la-toute- Lumière ou la Porte Albinos soupira alors et m’appela à elle. Nous fîmes l’amour longtemps, à la façon des craquements qui se produisent dans les meubles. Nous fîmes l’amour comme le soleil bat, comme les cercueils ferment, comme le silence appelle, comme la nuit brille. Et dans nos yeux qui n’étaient jamais ouverts en même temps ne se débattaient rien que nos sorts les plus purs.

À la hauteur des éphémères ne se produisaient plus que de très courtes étincelles qui nous faisaient serrer les poings de surprise et de douleur.

Nous nous préparâmes alors, avec d’infinis ménagements, à disparaître. Ayant loué un appartement garni des plus luxueux, nous y offrions presque chaque soir de merveilleux divertissements. L’entrée de la Porte Albinos, dans sa robe à traîne immense, faisait toujours sensation. À nos réceptions illusoires paraissaient les Agates fameuses ; un immense canon de quartz était braqué dans le jardin. Puis sur un mot plus bas que l’autre s’illuminait à nouveau la Porte Albinos et je restais des heures à regarder à travers sa tête passer les scalaires que j’aimais beaucoup. C’était devenu une de mes plus fréquentes faiblesses que de l’embrasser pour voir fuir tout à l’opposé de sa tête les charmantes petites flèches bleues que sont ces poissons fragiles.

Le jour vint où je ne revis plus celle qui fut ici-bas ma défense et ma perte.

Depuis, j’ai connu un homme qui avait pour chair un miroir, ses cheveux étaient du plus pur style Louis XV et dans ses yeux brillaient de folles immondices. Sur une aiguille de chemin de fer j’ai vu se poser l’oiseau splendide du sabotage et dans la fixité des plaies qui sont encore des yeux passer la froide obstination du sang qui est un regard irrésistible.

Je ne suis pas de coeur sur terre.

Pendant que vous prenez l’enfant par la main pour le conduire à la villa, ou la femme par la taille pour la charmer, ou le vieillard par la barbe pour le saluer, moi je file comme l’éclair ma toile de fausse séduction, ce polygone étrange qui attire les reproches. Plus tard, quand la bouteille de rosée sautera, et que vous entrerez silencieusement dans les feuilles, et que l’absolu printemps qui se prépare ouvrira son écluse, vous songerez à l’amant de la Porte Albinos qui reposera sur les claies du plaisir, ne demandant qu’à reprendre à Dieu ce que Dieu lui a pris.

La Porte Albinos est là dans l’ombre. Elle efface pas à pas tout ce qui m’épouvante encore et me fait pleurer dans l’éblouissement de ses gongs de feu. Je veille près de la Porte Albinos avec la volonté de ne laisser passer que les cadavres dans les deux sens. Je ne suis pas encore mort et je jouis parfois du spectacle des amours. Les amours des hommes m’ont suivi partout, quoique j’en dise, je les sais pleines d’embûches comme les vases que les loups posent sur la neige. Les amours des hommes sont de grandes glaces paysannes bordées de velours rouge ou, plus rarement, de velours bleu. Je me tiens derrière ces glaces, près de la Porte Albinos qui s’ouvre en dedans, toujours.

XVII

Il y avait une fois un dindon sur une digue. Ce dindon n’avait plus que quelques jours à s’allumer au grand soleil et il se regardait avec mystère dans une glace de Venise disposée à cet effet sur la digue. C’est ici qu’intervient la main de l’homme, cette fleur des champs dont vous n’êtes pas sans avoir entendu parler. Le dindon, qui répondait au nom de Troisétoiles, en manière de plaisanterie, ne savait plus où donner de la tête. Chacun sait que la tête des dindons est un prisme à sept ou huit faces tout comme le chapeau haut de forme est un prisme à sept ou huit reflets.

Le chapeau haut de forme se balançait sur la digue à la façon d’une moule énorme qui chante sur un rocher. La digue n’avait aucune raison d’être depuis que la mer s’était retirée, avec force ce matin-là. Le port était, d’ailleurs, éclairé tout entier par une lampe à arc de la grandeur d’un enfant qui va à l’école.

Le dindon se sentait perdu s’il n’arrivait pas à émouvoir ce passant. L’enfant vit le chapeau haut de forme et, comme il avait faim, il entreprit de le vider de son contenu, en l’espèce une belle méduse à bec papillon. Les papillons peuvent-ils être assimilés à des lumières ? Évidemment ; c’est pourquoi l’enterrement s’arrêta sur la digue. Le prêtre chantait dans la moule, la moule chantait dans le rocher, le rocher chantait dans la mer et la mer chantait dans la mer.

Aussi le dindon est-il resté sur la digue et depuis ce jour fait- il peur à l’enfant qui va à l’école.

XVIII

Je venais d’encourir ma millième condamnation pour excès de vitesse. On n’a pas oublié la nouvelle : cette auto filant un soir à toute allure sur la route de Saint-Cloud, cette auto dont les voyageurs portaient des armures. Or je faisais partie de cette équipée anachronique qui mit aux prises l’ombre des arbres, l’ombre tournoyante de la poussière avec notre ombre de carriers blancs et funestes. Il y eut des sauts de rivières, je me rappelle, dont n’approche depuis en audace que l’entrée solennelle des hommes-cages dans le vestibule de l’hôtel Claridge, par une belle après-midi de février. Il y eut cette même promptitude dans le désastre que le jour où le rayon, découvert depuis, commença à balayer les plaines glacées de Russie, alors que Napoléon n’attendait que la lumière infra-rouge. Des sauts de rivières et des vols planés en plein Paris, dans une auto dont les occupants sont tout bardés de rêve ! On alla beaucoup plus loin que Saint- Cloud, dans l’ombre de cette statue équestre dont certains mirent, d’ailleurs, toute leur vie à sortir. De quel châtaignier millénaire tentions-nous de faire le tour ? Ici une châtaigne descend, elle fait mine de se laisser tomber et, s’arrêtant à quelques mètres du sol, demeure suspendue comme une araignée.

Quand elles levaient leur visière, je découvrais à deux de mes compagnes des yeux châtains. Les formes s’étaient depuis longtemps révélées, la forme d’ombrelle notamment, qui se couvre de ciel, la forme de bottine qui rassemble étroitement les fleurs, au passage d’une rue, sur un refuge. Quoique nous fussions certains de ne point toucher terre, les habitants avaient reçu ordre de rester chez eux. L’auto promenait maintenant ses mains gantées de caoutchouc sur les meubles de la chambre-Paris. (On sait que dans les palaces il ne saurait être question de numéroter les chambres, les appartements ; pure question de luxe, par suite, que ces sortes de désignations.) Mais moi j’avais bien franchi le stade du luxe : je ne voulais m’arrêter qu’à la ville 34. Mes compagnons avaient beau m’opposer le risque de manquer d’air avant d’atteindre ce chiffre, je n’écoutais que mon remords, ce remords de vivre dont je n’ai jamais manqué l’occasion de faire confidence, même aux femmes à la visière baissée. C’est dans les faubourgs de la ville 26 que se produisit le miracle : une voiture qui venait en sens inverse de la nôtre et commença par écrire mon nom à l’envers dans un merveilleux paraphe de flamme vint nous heurter légèrement ; le diable sait si elle allait moins vite que nous. C’est ici que mon explication, je le sais, sera de nature à ne satisfaire que les plus hautes consciences sportives de ce temps : dans le temps il n’y a plus de droite ni de gauche, telle fut la moralité de ce voyage. Les deux bolides blanc et vert, rouge et noir fusionnèrent terriblement et je ne me retrouve que passagèrement depuis, mort ou vif, me mettant moi-même à prix sur de grands écriteaux comme celui-ci, que sur tous les arbres je cloue du poignard de mon coeur.

XXIX

Cette année-là, un chasseur fut témoin d’un étrange phénomène, dont la relation antérieure se perd dans le temps et qui défraya la chronique de longs mois. Le jour de l’ouverture cet homme botté de jaune qui s’avançait dans les plaines de Sologne avec deux grands chiens vit apparaître au-dessus de lui une sorte de lyre à gaz peu éclairante qui palpitait sans cesse et dont l’une des ailes seule était aussi longue qu’un iris tandis que l’autre, atrophiée mais beaucoup plus brillante, ressemblait à un auriculaire de femme auquel serait passé un anneau merveilleux. La fleur se détacha alors et retourna se fixer par l’extrémité de sa tige aérienne, qui était l’oeil du chasseur, sur le rhizome du ciel. Puis le doigt, s’approchant de lui, s’offrit à le conduire en un lieu où aucun homme n’avait jamais été. Il y consent et le voici guidé par l’aile gauche de l’oiseau longtemps, longtemps. L’ongle était fait d’une lumière si fine que nul oeil n’eût pu tout à fait l’endurer ; il laissait derrière lui un sillage de sang en vrille comme une coquille de murex adorable. Le chasseur parvint ainsi sans se retourner à la limite de la terre de France et il s’engagea dans une gorge. De tous côtés c’était l’ombre et l’étourderie du doigt lui donnait à craindre pour sa vie. Les précipices étaient dépassés, puisque de temps à autre une fleur tombait à côté de lui et qu’il ne se donnait pas la peine de la ramasser. Le doigt tournait alors sur lui-même et c’était une étoile rose follement attirante. Le chasseur était un homme d’une vingtaine d’années. Ses chiens rampaient tristement à ses côtés.

La gorge se resserrait toujours, quand l’étoile se mit à parler à voix basse, puis de plus en plus perceptible et finit par crier : « Prométhée » ou « Promettez ». Les échos s’emparèrent de ce mot, de sorte que le chasseur ne put savoir s’il avait affaire à un appel ou à une injonction. Il ne pouvait, pour ainsi dire, se faire entendre et c’est le plus sourdement du monde qu’il entreprit de questionner l’étoile : « Doigt inimaginable et branche plus verte que les autres, réponds, qu’exiges-tu de moi, que dois-je te promettre, en dehors du feu que tu as déjà ? » et comme il disait ces mots il la mit en joue et l’abattit. Il put voir en effet l’étonnant trésor se détacher des aigrettes de flammes, tandis qu’une abominable sonnerie se faisait entendre. Mais les chiens qui avaient voulu s’élancer tombèrent morts tandis que des buissons, de chaque côté de la route, avançaient et reculaient. L’étoile reparut alors au-dessus de lui, elle était plus blanche que jamais, et autour d’elle s’ouvrit un véritable parterre d’iris mais jaunes ceux-ci comme ceux qui croissent au bord de l’eau. L’homme chancelait maintenant sous la menace du gracieux épervier. Il jeta son fusil et, comme s’il eût dû faire amende honorable, il se débarrassa de sa cartouchière, de ses carniers. Il allait, les mains libres. C’est alors que l’étoile, ou le doigt, jugea bon de l’enchaîner d’un transparent réseau d’algues contre un poteau télégraphique. Il attendit. La nuit tombée, l’impassible amant du doigt bijou n’était plus qu’un peu de feuillage humain à travers les persiennes d’une chambre préparée pour l’amour. Les plantes, autour de lui, vaquaient à leurs occupations, les unes dans les manufactures de soie, les autres dans les étables trayant les chèvres de l’ombre. Les rochers sifflaient. On ne pouvait plus détourner son regard des ordures du ciel.

Le cadavre de l’heureux fut découvert quelques jours plus tard par un aimant d’hommes et de femmes qui explorait la région. Il était presque intact à l’exception de la tête effroyablement brillante. Celle-ci reposait sur un oreiller qui disparut quand on la souleva et qui était fait d’une multitude de petits papillons bleu de ciel. Tout près du corps un drapeau couleur d’iris était fiché et les franges de ce drapeau usé battaient comme de grands cils.

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