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Second Manifeste du Surréalisme

dimanche 17 juillet 2022, par Robert Paris

Second Manifeste Du Surréalisme (1930)

Dans le dernier numéro des Annales Médico-Psychologiques, le
docteur A. Rodiet, au cours d’une intéressante chronique, parlait
des risques professionnels du médecin d’asile. Il citait les
attentats récents dont ont été victimes plusieurs de nos confrères
et il cherchait les moyens de nous protéger utilement contre le
péril que représente le contact permanent du psychiatre avec
l’aliéné et sa famille.

Mais l’aliéné et sa famille constituent un danger que je
qualifierai « d’endogène », il est lié à notre mission, il en est
l’obligatoire corollaire. Nous l’acceptons simplement. Il n’en est
pas de même d’un danger que j’appellerai cette fois « exogène » et
qui, lui, mérite tout particulièrement notre attention. Il semble
qu’il devrait motiver, de notre part, des réactions plus
remarquables.

En voici un exemple particulièrement significatif : un de nos
malades, maniaque revendicateur, persécuté et spécialement
dangereux, me proposait, avec une douce ironie, la lecture d’un
livre qui circulait librement dans les mains d’autres aliénés. Ce
livre, récemment publié par les éditions de la Nouvelle Revue
Française, se recommandait par son origine et la présentation
correcte et inoffensive. C’était « Nadja », d’André Breton. Le
surréalisme y fleurissait avec sa volontaire incohérence, ses
chapitres habilement décousus, cet art délicat qui consiste à se
payer la tête du lecteur. Au milieu de dessins bizarrement
symboliques, on rencontrait la photographie du professeur Claude.
Un chapitre, en effet, nous était tout spécialement consacré. Les
malheureux psychiatres y étaient copieusement injuriés et un
passage (marqué d’un trait de crayon bleu par le malade qui nous
avait si aimablement offert ce livre) attira plus particulièrement
notre attention, il contenait ces phrases : « Je sais que si
j’étais fou, et depuis quelques jours interné, je profiterais
d’une rémission que me laisserait mon délire pour assassiner avec
froideur un de ceux, le médecin de préférence, qui me tomberaient
sous la main. J’y gagnerais au moins de prendre place, comme les
agités, dans un compartiment seul. On me ficherait peut-être la
paix. »

On ne peut pas trouver excitation au meurtre mieux caractérisée.
Elle ne provoquera que la superbe de notre dédain ou même elle
effleurera à peine notre nonchalante indifférence.

En appeler, en des cas semblables, à l’autorité supérieure, nous
paraîtrait témoigner d’une turbulence si déplacée que nous
n’oserions même pas y penser. Et cependant des faits de ce genre
se multiplient tous les jours.

J’estime que notre torpeur est grandement coupable. Notre silence
peut laisser suspecter notre bonne foi et il encourage toutes les
audaces.

Pourquoi nos sociétés, notre amicale ne réagiraient pas à des
incidents semblables, qu’il s’agisse d’un fait collectif ou d’un
cas individuel ? Pourquoi ne pas faire parvenir un envoi de
protestation à un éditeur qui publie un ouvrage comme « Nadja » et
ne pas tenter une poursuite contre un auteur qui a dépassé à notre
égard les limites de la bienséance ?

Je crois qu’il y aurait intérêt (et ce serait notre seul moyen de
défense) d’envisager, dans le cadre de notre amicale par exemple,
la formation d’un comité chargé spécialement de ces questions.

Le docteur Rodiet terminait sa chronique en concluant :

« Le médecin d’asile peut à juste titre revendiquer le droit d’être
protégé sans restriction par la société qu’il défend lui-même... »

Mais cette société semble oublier quelquefois la réciprocité de
ses devoirs. C’est à nous de les lui rappeler.
Paul Abély.

Société Médico-Psychologique. (24)

M. Abély ayant fait une communication sur les tendances des
auteurs qui s’intitulent surréalistes et sur les attaques qu’ils
dirigent contre les médecins aliénistes, cette communication donna
lieu à la discussion suivante :

Discussion.

Dr DE CLÉRAMBAULT : Je demande à M. le Professeur Janet quel lien
il établit entre l’état mental des sujets et les caractères de
leur production.

M. P. JANET : Le manifeste des surréalistes comprend une
introduction philosophique intéressante. Les surréalistes
soutiennent que la réalité est laide par définition ; la beauté
n’existe que dans ce qui n’est pas réel. C’est l’homme qui a
introduit la beauté dans le monde. Pour produire du beau, il faut
s’écarter le plus possible de la réalité.

Les ouvrages de surréalistes sont surtout des confessions
d’obsédés et de douteurs.

Dr DE CLÉRAMBAULT : Les artistes excessivistes qui lancent des
modes impertinentes, parfois à l’aide de manifestes condamnant
toutes les traditions, me paraissent, au point de vue technique,
quelques noms qu’ils se soient donnés (et quels que soient l’art
et l’époque envisagés), pouvoir être qualifiés tous de
« Procédistes ». Le Procédisme consiste à s’épargner la peine de la
pensée, et spécialement de l’observation, pour s’en remettre à une
facture ou une formule déterminées du soin de produire un effet
lui-même unique, schématique et conventionnel : ainsi l’on produit
rapidement, avec les apparences d’un style, et en évitant les
critiques que des ressemblances avec la vie faciliteraient. Cette
dégradation du travail est surtout facile à déceler sur le terrain
des arts plastiques ; mais dans le domaine verbal, elle peut être
démontrée tout aussi bien.

Le genre de paresse orgueilleuse qui engendre ou qui favorise le
Procédisme n’est pas spécial à notre époque. Au XVIe siècle, les
Concettistes, Gongoristes et Euphuistes ; au XVIIe siècle, les
Précieux ont été tous des Procédistes. Vadius et Trissotin étaient
des Procédistes, seulement des Procédistes beaucoup plus modérés
et laborieux que ceux d’aujourd’hui, peut-être parce qu’ils
écrivaient pour un public plus choisi et plus érudit.

Dans les domaines plastiques, l’essor du Procédisme semble ne
dater que du siècle dernier.

M. P. JANET : À l’appui de l’opinion de M. de Clérambault, je
rappelle certains procédés des surréalistes. Ils prennent par
exemple cinq mots au hasard dans un chapeau et font des séries
d’associations avec ces cinq mots. Dans l’Introduction au
Surréalisme, on expose toute une histoire avec ces deux mots :
dindon et chapeau haut de forme.

M. DE CLÉRAMBAULT : À un moment de son exposé, M. Abély vous a
montré une campagne de diffamation. Ce point mérite d’être
commenté.

La diffamation fait partie essentiellement des risques
professionnels de l’aliéniste ; elle nous attaque à l’occasion, et
en raison de nos fonctions administratives ou de notre mandat
d’experts : il serait juste que l’autorité qui nous commet nous
protégeât.

(...)

Contre tous les risques professionnels, de quelque nature qu’ils
puissent être, il faudrait que le technicien fût garanti par des
dispositions précises lui assurant des secours immédiats et
permanents. Ces risques ne sont pas seulement d’ordre matériel,
mais d’ordre moral. La préservation contre ces risques
comporterait secours, subsides, appui juridique et judiciaire,
indemnités, enfin pension parfois permanente et totale. À la phase
d’urgence, les frais d’assistance peuvent être couverts par une
Caisse d’Assurance Mutuelle ; mais en dernier ressort ils doivent
incomber à l’autorité même au service de laquelle les dommages ont
été subis.

La séance est levée à 18 heures.
Un des secrétaires,
Guiraud.

En dépit des démarches particulières à chacun de ceux qui s’en
sont réclamés ou s’en réclament, on finira bien par accorder que
le surréalisme ne tendit à rien tant qu’à provoquer, au point de
vue intellectuel et moral, une crise de conscience de l’espèce la
plus générale et la plus grave et que l’obtention ou la non-
obtention de ce résultat peut seule décider de sa réussite ou de
son échec historique.

Au point de vue intellectuel il s’agissait, il s’agit encore
d’éprouver par tous les moyens et de faire reconnaître à tout prix
le caractère factice des vieilles antinomies destinées
hypocritement à prévenir toute agitation insolite de la part de
l’homme, ne serait-ce qu’en lui donnant une idée indigente de ses
moyens, qu’en le défiant d’échapper dans une mesure valable à la
contrainte universelle. L’épouvantail de la mort, les cafés-
chantants de l’au-delà, le naufrage de la plus belle raison dans
le sommeil, l’écrasant rideau de l’avenir, les tours de Babel, les
miroirs d’inconsistance, l’infranchissable mur d’argent éclaboussé
de cervelle, ces images trop saisissantes de la catastrophe
humaine ne sont peut-être que des images. Tout porte à croire
qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort,
le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et
l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus
contradictoirement. Or, c’est en vain qu’on chercherait à
l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de
détermination de ce point. On voit assez par là combien il serait
absurde de lui prêter un sens uniquement destructeur, ou
constructeur : le point dont il est question est a fortiori celui
où la construction et la destruction cessent de pouvoir être
brandies l’une contre l’autre. Il est clair, aussi, que le
surréalisme n’est pas intéressé à tenir grand compte de ce qui se
produit à côté de lui sous prétexte d’art, voire d’anti-art, de
philosophie ou d’antiphilosophie, en un mot de tout ce qui n’a pas
pour fin l’anéantissement de l’être en un brillant, intérieur et
aveugle, qui ne soit pas plus l’âme de la glace que celle du feu.
Que pourraient bien attendre de l’expérience surréaliste ceux qui
gardent quelque souci de la place qu’ils occuperont dans le
monde ? En ce lieu mental d’où l’on ne peut plus entreprendre que
pour soi-même une périlleuse mais, pensons-nous, une suprême
reconnaissance, il ne saurait être question non plus d’attacher la
moindre importance aux pas de ceux qui arrivent ou aux pas de ceux
qui sortent, ces pas se produisant dans une région où, par
définition, le surréalisme n’a pas d’oreille. On ne voudrait pas
qu’il fût à la merci de l’humeur de tels ou tels hommes ; s’il
déclare pouvoir, par ses méthodes propres, arracher la pensée à un
servage toujours plus dur, la remettre sur la voie de la
compréhension totale, la rendre à sa pureté originelle, c’est
assez pour qu’on ne le juge que sur ce qu’il a fait et sur ce qui
lui reste à faire pour tenir sa promesse.

Avant de procéder, toutefois, à la vérification de ces comptes, il
importe de savoir à quelle sorte de vertus morales le surréalisme
fait exactement appel puisque aussi bien il plonge ses racines
dans la vie, et, non sans doute par hasard, dans la vie de ce
temps, dès lors que je recharge cette vie d’anecdotes comme le
ciel, le bruit d’une montre, le froid, un malaise, c’est-à-dire
que je me reprends à en parler d’une manière vulgaire. Penser ces
choses, tenir à un barreau quelconque de cette échelle dégradée,
nul n’en est quitte à moins d’avoir franchi la dernière étape de
l’ascétisme. C’est même du bouillonnement écoeurant de ces
représentations vides de sens que naît et s’entretient le désir de
passer outre à l’insuffisante, à l’absurde distinction du beau et
du laid, du vrai et du faux, du bien et du mal. Et, comme c’est du
degré de résistance que cette idée de choix rencontre que dépend
l’envol plus ou moins sûr de l’esprit vers un monde enfin
habitable, on conçoit que le surréalisme n’ait pas craint de se
faire un dogme de la révolte absolue, de l’insoumission totale, du
sabotage en règle, et qu’il n’attende encore rien que de la
violence. L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers
aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant
qu’on peut, dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins une fois,
envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement
et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans cette
foule, ventre à hauteur de canon. (25) La légitimation d’un tel
acte n’est à mon sens, nullement incompatible avec la croyance en
cette lueur que le surréalisme cherche à déceler au fond de nous.
J’ai seulement voulu faire rentrer ici le désespoir humain, en
deçà duquel rien ne saurait justifier cette croyance. Il est
impossible de donner son assentiment à l’une et non à l’autre.
Quiconque feindrait d’adopter cette croyance sans partager
vraiment ce désespoir, aux yeux de ceux qui savent ne tarderait
pas à prendre figure ennemie. Cette disposition d’esprit que nous
nommons surréaliste et qu’on voit ainsi occupée d’elle-même, il
paraît de moins en moins nécessaire de lui chercher des
antécédents et, en ce qui me concerne, je ne m’oppose pas à ce que
les chroniqueurs, judiciaires et autres, la tiennent pour
spécifiquement moderne. J’ai plus confiance dans ce moment,
actuel, de ma pensée que dans tout ce qu’on tentera de faire
signifier à une oeuvre achevée, à une vie humaine parvenue à son
terme. Rien de plus stérile, en définitive, que cette perpétuelle
interrogation des morts : Rimbaud s’est-il converti la veille de
sa mort, peut-on trouver dans le testament de Lénine les éléments
d’une condamnation de la politique présente de la
IIIe Internationale, une disgrâce physique insupportée et toute
personnelle a-t-elle été le grand ressort du pessimisme d’Alphonse
Rabbe, Sade en pleine Convention a-t-il fait acte de contre-
révolutionnaire ? Il suffit de laisser poser ces questions pour
apprécier la fragilité du témoignage de ceux qui ne sont plus.
Trop de fripons sont intéressés au succès de cette entreprise de
détroussement spirituel pour que je les suive sur ce terrain. En
matière de révolte, aucun de nous ne doit avoir besoin d’ancêtres.
Je tiens à préciser que selon moi, il faut se défier du culte des
hommes, si grands apparemment soient-ils. Un seul à part :
Lautréamont, je n’en vois pas qui n’aient laissé quelque trace
équivoque de leur passage. Inutile de discuter encore sur
Rimbaud : Rimbaud s’est trompé, Rimbaud a voulu nous tromper. Il
est coupable devant nous d’avoir permis, de ne pas avoir rendu
tout à fait impossibles certaines interprétations déshonorantes de
sa pensée, genre Claudel. Tant pis aussi pour Baudelaire (« Ô
Satan... ») et cette « règle éternelle » de sa vie : « faire tous les
matins ma prière à Dieu, réservoir de toute force et de toute
justice, à mon père, à Mariette et à Poe, comme intercesseurs ». Le
droit de se contredire, je sais, mais enfin ! À Dieu, à Poe ? Poe
qui, dans les revues de police, est donné aujourd’hui à si juste
titre pour le maître des policiers scientifiques (de Sherlock
Holmes, en effet, à Paul Valéry...) N’est-ce pas une honte de
présenter sous un jour intellectuellement séduisant un type de
policier, toujours de policier, de doter le monde d’une méthode
policière ? Crachons, en passant, sur Edgar Poe. (26) Si, par le
surréalisme, nous rejetons sans hésitation l’idée de la seule
possibilité des choses qui « sont » et si nous déclarons, nous, que
par un chemin qui « est », que nous pouvons montrer et aider à
suivre, on accède à ce qu’on prétendait qui « n’était pas », si nous
ne trouvons pas assez de mots pour flétrir la bassesse de la
pensée occidentale, si nous ne craignons pas d’entrer en
insurrection contre la logique, si nous ne jurerions pas qu’un
acte qu’on accomplit en rêve a moins de sens qu’un acte qu’on
accomplit éveillé, si nous ne sommes même pas sûrs qu’on n’en
finira pas avec le temps, vieille farce sinistre, train
perpétuellement déraillant, pulsation folle, inextricable amas de
bêtes crevantes et crevées, comment veut-on que nous manifestions
quelque tendresse, que même nous usions de tolérance à l’égard
d’un appareil de conservation sociale, quel qu’il soit ? Ce serait
le seul délire vraiment inacceptable de notre part. Tout est à
faire, tous les moyens doivent être bons à employer pour ruiner
les idées de famille, de patrie, de religion. La position
surréaliste a beau être, sous ce rapport, assez connue, encore
faut-il qu’on sache qu’elle ne comporte pas d’accommodements. Ceux
qui prennent à tâche de la maintenir persistent à mettre en avant
cette négation, à faire bon marché de tout autre critérium de
valeur. Ils entendent jouir pleinement de la désolation si bien
jouée qui accueille, dans le public bourgeois, toujours
ignoblement prêt à leur pardonner quelques erreurs « de jeunesse »,
le besoin qui ne les quitte pas de rigoler comme des sauvages
devant le drapeau français, de vomir leur dégoût à la face de
chaque prêtre et de braquer sur l’engeance des « premiers devoirs »
l’arme à longue portée du cynisme sexuel. Nous combattons sous
toutes leurs formes l’indifférence poétique, la distraction d’art,
la recherche érudite, la spéculation pure, nous ne voulons rien
avoir de commun avec les petits ni avec les grands épargnants de
l’esprit. Tous les lâchages, toutes les abdications, toutes les
trahisons possibles ne nous empêcheront pas d’en finir avec ces
foutaises. Il est remarquable, d’ailleurs, que, livrés à eux-mêmes
et à eux seuls, les gens qui nous ont mis un jour dans la
nécessité de nous passer d’eux ont aussitôt perdu pied, ont dû
aussitôt recourir aux expédients les plus misérables pour rentrer
en grâce auprès des défenseurs de l’ordre, tous grands partisans
du nivellement par la tête. C’est que la fidélité sans défaillance
aux engagements du surréalisme suppose un désintéressement, un
mépris du risque, un refus de composition dont très peu d’hommes
se révèlent, à la longue, capables. N’en resterait-il aucun, de
tous ceux qui les premiers ont mesuré à lui leur chance de
signification et leur désir de vérité, que cependant le
surréalisme vivrait. De toute manière, il est trop tard pour que
la graine n’en germe pas à l’infini dans le champ humain, avec la
peur et les autres variétés d’herbes folles qui doivent avoir
raison de tout. C’est même pourquoi je m’étais promis, comme en
témoigne la préface à la réédition du Manifeste du Surréalisme
(1929) d’abandonner silencieusement à leur triste sort un certain
nombre d’individus qui me paraissaient s’être rendu suffisamment
justice : c’était le cas de MM. Artaud, Carrive, Delteil, Gérard,
Limbour, Masson, Soupault et Vitrac, nommés dans le Manifeste
(1924) et de quelques autres depuis. Le premier de ces messieurs
ayant eu l’imprudence de s’en plaindre, je crois bon, à ce sujet,
de revenir sur mes intentions :

Il y a, écrit M. Artaud à L’Intransigeant, le 10 septembre 1929,
il y a dans le compte rendu du Manifeste du Surréalisme paru dans
L’Intran du 24 août dernier, une phrase qui réveille trop de
choses : « M. Breton n’a pas cru devoir faire dans cette réédition
de son livre des corrections - surtout de noms -et c’est tout à
son honneur, mais les rectifications se font d’elles-mêmes. » Que
M. Breton fasse appel à l’honneur pour juger un certain nombre de
personnes auxquelles s’appliquent les rectifications ci-dessus,
c’est affaire à une morale de secte, dont seule une minorité
littéraire était jusqu’ici infectée. Mais il faut laisser aux
surréalistes ces jeux de petits papiers. D’ailleurs, tout ce qui a
trempé dans l’affaire du Songe il y a un an, est mal venu à parler
d’honneur.

Je n’aurai garde de débattre avec le signataire de cette lettre le
sens très précis que j’accorde au mot : honneur. Qu’un acteur,
dans un but de lucre et de gloriole, entreprenne de mettre
luxueusement en scène une pièce du vague Strindberg à laquelle il
n’attache lui-même aucune importance, bien entendu je n’y verrais
pas d’inconvénient particulier si cet acteur ne s’était donné de
temps à autre pour un homme de pensée, de colère et de sang,
n’était le même que celui qui, dans telles et telles pages de La
Révolution Surréaliste, brûlait, à l’en croire, de tout brûler,
prétendait ne rien attendre que de « ce cri de l’esprit qui
retourne vers lui-même bien décidé à broyer désespérément ses
entraves ». Hélas ! ce n’était là pour lui qu’un rôle comme un
autre ; il « montait » Le Songe de Strindberg, ayant ouï dire que
l’ambassade de Suède paierait (M. Artaud sait que je puis en faire
la preuve), et il ne lui échappait pas que cela jugeait la valeur
morale de son entreprise, n’importe. C’est M. Artaud, que je
reverrai toujours encadré de deux flics, à la porte du théâtre
Alfred Jarry, en lançant vingt autres sur les seuls amis qu’il se
reconnaissait encore la veille, ayant négocié préalablement au
commissariat leur arrestation, c’est naturellement M. Artaud qui
me trouve mal venu à parler d’honneur.

Nous avons pu constater, Aragon et moi, par l’accueil fait à notre
collaboration critique au numéro spécial de Variétés : « Le
surréalisme en 1929 », que le peu d’embarras que nous éprouvons à
apprécier, au jour le jour, le degré de qualification morale des
personnes, que l’aisance avec laquelle le surréalisme se flatte de
remercier, à la première compromission, celle-ci ou celle-là, est
moins que jamais du goût de quelques voyous de presse, pour qui la
dignité de l’homme est tout au plus matière à ricanements. A-t-on
idée, n’est-ce pas, d’en demander tant aux gens dans le domaine, à
quelques exceptions romantiques près, suicides et autres,
jusqu’ici le moins surveillé ! Pourquoi continuerions-nous à faire
les dégoûtés ? Un policier, quelques viveurs, deux ou trois
maquereaux de plume, plusieurs déséquilibrés, un crétin, auxquels
nul ne s’opposerait à ce que viennent se joindre un petit nombre
d’êtres sensés, durs et probes, qu’on qualifierait d’énergumènes,
ne voilà-t-il pas de quoi constituer une équipe amusante,
inoffensive, tout à fait à l’image de la vie, une équipe d’hommes
payés aux pièces, gagnant aux points ?
MERDE.

La confiance du surréalisme ne peut être bien ou mal placée, pour
la seule raison qu’elle n’est pas placée. Ni dans le monde
sensible, ni sensiblement en dehors de ce monde, ni dans la
pérennité des associations mentales qui recommandent notre
existence d’une exigence naturelle ou d’un caprice supérieur, ni
dans l’intérêt que peut avoir l’« esprit » à se ménager notre
clientèle de passage. Ni encore bien moins, cela va sans dire,
dans les ressources changeantes de ceux qui ont commencé par
mettre leur foi en lui. Ce n’est pas un homme dont la révolte se
canalise et s’épuise qui peut empêcher cette révolte de gronder,
ce ne sont pas autant d’hommes qu’on voudra - et l’histoire n’est
guère faite de leur montée à genoux -qui pourront faire que cette
révolte ne dompte, aux grands moments obscurs, la bête toujours
renaissante du « c’est mieux ». Il y a encore à cette heure par le
monde, dans les lycées, dans les ateliers même, (27) dans la rue,
dans les séminaires et dans les casernes, des êtres jeunes, purs,
qui refusent le pli. C’est à eux seuls que je m’adresse, c’est
pour eux seuls que j’entreprends de justifier le surréalisme de
l’accusation de n’être, après tout, qu’un passe-temps intellectuel
comme un autre. Qu’ils cherchent, sans parti pris étranger, à
savoir ce que nous avons voulu faire, qu’ils nous aident, qu’ils
nous relèvent un à un si besoin en est. Il est presque inutile que
nous nous défendions d’avoir jamais voulu constituer un cercle
fermé et seuls ont avantage à propager ce bruit ceux dont l’accord
plus ou moins bref avec nous a été dénoncé par nous pour vice
rédhibitoire. C’est M. Artaud, comme on l’a vu et comme on eût pu
le voir aussi, giflé dans un couloir d’hôtel par Pierre Unik,
appeler à l’aide sa mère ! C’est M. Carrive, incapable d’envisager
le problème politique ou sexuel autrement que sous l’angle du
terrorisme gascon, pauvre apologiste en fin de compte du Garine de
M. Malraux. C’est M. Delteil, voir son ignoble chronique sur
l’amour dans le N° 2 de La Révolution Surréaliste (direction
Naville) et, depuis son exclusion du surréalisme, Les Poilus,
Jeanne d’Arc : inutile d’insister. C’est M. Gérard, celui-ci seul
dans son genre, vraiment rejeté pour imbécillité congénitale :
évolution différente de la précédente ; menues besognes maintenant
à La Lutte de Classes, à La Vérité, rien de grave. C’est
M. Limbour, à peu près disparu également : scepticisme,
coquetterie littéraire dans le plus mauvais sens du mot. C’est
M. Masson, de qui les convictions surréalistes pourtant très
affichées n’ont pas résisté à la lecture d’un livre intitulé Le
Surréalisme et la peinture où l’auteur, peu soucieux, du reste, de
ces hiérarchies, n’avait pas cru devoir, ou pouvoir, lui donner le
pas sur Picasso, que M. Masson tient pour une crapule, et sur Max
Ernst, qu’il accuse seulement de peindre moins bien que lui : je
tiens cette explication de lui-même. C’est M. Soupault, et avec
lui l’infamie totale - ne parlons même pas de ce qu’il signe,
parlons de ce qu’il ne signe pas, des petits échos de ce genre
qu’il « passe », tout en s’en défendant avec son agitation de rat
qui fait le tour du ratodrome, dans les journaux de chantage comme
Aux Écoutes : M. André Breton, chef du groupe surréaliste, a
disparu du repaire de la bande rue Jacques-Callot (il s’agit de
l’ancienne Galerie Surréaliste). Un ami surréaliste nous informe
qu’avec lui ont disparu quelques-uns des livres de compte de
l’étrange société du quartier latin pour la suppression de tout.
Cependant, nous apprenons que l’exil de M. Breton est tempéré par
la délicieuse compagnie d’une blonde surréaliste. René Crevel et
Tristan Tzara savent aussi à qui ils doivent telles révélations
stupéfiantes sur leur vie, telles autres imputations calomnieuses.
Pour ma part, j’avoue éprouver un certain plaisir à ce que
M. Artaud cherche à me faire passer aussi gratuitement pour un
malhonnête homme et à ce que M. Soupault ait le front de me donner
pour un voleur. C’est enfin M. Vitrac, véritable souillon des
idées - abandonnons-leur la « poésie pure », à lui et à cet autre
cancrelat l’abbé Bremond -pauvre hère dont l’ingénuité à toute
épreuve a été jusqu’à confesser que son idéal en tant qu’homme de
théâtre, idéal qui est aussi, naturellement, celui de M. Artaud,
était d’organiser des spectacles qui pussent rivaliser en beauté
avec les rafles de police (déclaration du théâtre Alfred Jarry,
publiée dans la Nouvelle Revue Française. (28) C’est, comme on
voit, assez joyeux. D’autres, d’autres encore, d’ailleurs, qui
n’ont pu trouver place dans cette énumération, soit que leur
activité publique soit trop négligeable, soit que leur fourberie
se soit exercée dans un domaine moins général, soit qu’ils aient
tenté de se tirer d’affaire par l’humour, se sont chargés de nous
prouver que très peu d’hommes, parmi ceux qui se présentent, sont
à la hauteur de l’intention surréaliste et aussi pour nous
convaincre que ce qui, au premier fléchissement, les juge et les
précipite sans retour possible à leur perte, en resterait-il moins
qu’il n’en tombe, est tout en faveur de cette intention.

Ce serait trop me demander que de m’abstenir plus longtemps de ce
commentaire. Dans la mesure de mes moyens, j’estime que je ne suis
pas autorisé à laisser courir les pleutres, les simulateurs, les
arrivistes, les faux témoins et les mouchards. Le temps perdu à
attendre de pouvoir les confondre peut encore se rattraper, et ne
peut encore se rattraper que contre eux. Je pense que cette
discrimination très précise est seule parfaitement digne du but
que nous poursuivons, qu’il y aurait quelque aveuglement mystique
à sous-estimer la portée dissolvante du séjour de ces traîtres
parmi nous, comme il y aurait la plus lamentable illusion de
caractère positiviste à supposer que ces traîtres, qui n’en sont
qu’à leur coup d’essai, peuvent rester insensibles à une telle
sanction. (29)

Et le diable préserve, encore une fois, l’idée surréaliste comme
toute autre idée qui tend à prendre une forme concrète, à se
soumettre tout ce qu’on peut imaginer de mieux dans l’ordre du
fait, au même titre que l’idée d’amour tend à créer un être, que
l’idée de Révolution tend à faire arriver le jour de cette
Révolution, faute de quoi ces idées perdraient tout sens -
rappelons que l’idée de surréalisme tend simplement à la
récupération totale de notre force psychique par un moyen qui
n’est autre que la descente vertigineuse en nous, l’illumination
systématique des lieux cachés et l’obscurcissement progressif des
autres lieux, la promenade perpétuelle en pleine zone interdite et
que son activité ne court aucune chance sérieuse de prendre fin
tant que l’homme parviendra à distinguer un animal d’une flamme ou
d’une pierre - le diable préserve, dis-je, l’idée surréaliste de
commencer à aller sans avatars. Il faut absolument que nous
fassions comme si nous étions réellement « au monde » pour oser
ensuite formuler quelques réserves. N’en déplaise donc à ceux qui
se désespèrent de nous voir quitter souvent les hauteurs où ils
nous cantonnent, j’entreprendrai de parler ici de l’attitude
politique, « artistique », polémique qui peut, à la fin de 1929,
être la nôtre et de faire voir, en dehors d’elle, ce que lui
opposent au juste quelques comportements individuels choisis
aujourd’hui parmi les plus typiques et les plus particuliers.

Je ne sais s’il y a lieu de répondre ici aux objections puériles
de ceux qui, supputant les conquêtes possibles du surréalisme dans
le domaine poétique où il a commencé par s’exercer, s’inquiètent
de lui voir prendre parti dans la querelle sociale et prétendent
qu’il a tout à y perdre. C’est incontestablement paresse de leur
part ou expression détournée du désir qu’ils ont de nous réduire.
Dans la sphère de la moralité, estimons-nous qu’a dit une fois
pour toutes Hegel, dans la sphère de la moralité en tant qu’elle
se distingue de la sphère sociale, on n’a qu’une conviction
formelle, et si nous faisons mention de la vraie conviction c’est
pour en montrer la différence et pour éviter la confusion en
laquelle on pourrait tomber en considérant la conviction telle
qu’elle est ici, c’est-à-dire la conviction formelle, comme si
c’était la conviction véritable, tandis que celle-ci ne se produit
d’abord que dans la vie sociale.

(Philosophie du Droit.) Le procès de la suffisance de cette
conviction formelle n’est plus à faire et vouloir à tout prix que
nous nous en tenions à celle-ci n’est à l’honneur, ni de
l’intelligence, ni de la bonne foi de nos contemporains. Il n’est
pas de système idéologique qui puisse sans effondrement immédiat
manquer, depuis Hegel, à pourvoir au vide que laisserait, dans la
pensée même, le principe d’une volonté n’agissant que pour son
propre compte et toute portée à se réfléchir sur elle-même. Quand
j’aurai rappelé que la loyauté, au sens hégélien du mot, ne peut
être fonction que de la pénétrabilité de la vie subjective par la
vie « substantielle » et que, quelles que soient par ailleurs leurs
divergences, cette idée n’a pas rencontré d’objection fondamentale
de la part d’esprits aussi divers que Feuerbach, finissant par
nier la conscience comme faculté particulière, que Marx,
entièrement pris par le besoin de modifier de fond en comble les
conditions extérieures de la vie sociale, que Hartmann tirant
d’une théorie de l’inconscient à base ultra-pessimiste une
affirmation nouvelle et optimiste de notre volonté de vivre, que
Freud, insistant de plus en plus sur l’instance propre du sur-moi,
je pense qu’on ne s’étonnera pas de voir le surréalisme, chemin
faisant, s’appliquer à autre chose qu’à la résolution d’un
problème psychologique, si intéressant soit-il. C’est au nom de la
reconnaissance impérieuse de cette nécessité que j’estime que nous
ne pouvons pas éviter de nous poser de la façon la plus brûlante
la question du régime social sous lequel nous vivons, je veux dire
de l’acceptation ou de la non-acceptation de ce régime. C’est au
nom de cette reconnaissance aussi qu’il est mieux que tolérable
que j’incrimine, en passant, les transfuges du surréalisme pour
qui ce que je soutiens ici est trop difficile ou trop haut. Quoi
qu’ils fassent, de quelque cri de fausse joie qu’ils saluent eux-
mêmes leur retraite, à quelque déception grossière qu’ils nous
vouent - et avec eux tous ceux qui disent qu’un régime en vaut un
autre puisque de toute manière l’homme sera vaincu -ils ne me
feront pas oublier que ce n’est pas à eux mais, j’espère, à moi,
qu’il appartiendra de jouir de cette « ironie » suprême qui
s’applique à tout et aussi aux régimes et qui leur sera refusée
parce qu’elle est par-delà mais qu’elle suppose, au préalable,
tout l’acte volontaire qui consiste à décrire le cycle de
l’hypocrisie, du probabilisme, de la volonté qui veut le bien et
de la conviction (Hegel : Phénoménologie de l’esprit).

Le surréalisme, s’il entre spécialement dans ses voies
d’entreprendre le procès des notions de réalité et d’irréalité, de
raison et de déraison, de réflexion et d’impulsion, de savoir et
d’ignorance « fatale », d’utilité et d’inutilité, etc., présente
avec le matérialisme historique au moins cette analogie de
tendance qu’il part de l’« avortement colossal » du système
hégélien. Il me paraît impossible qu’on assigne des limites,
celles du cadre économique par exemple, à l’exercice d’une pensée
définitivement assouplie à la négation, et à la négation de la
négation. Comment admettre que la méthode dialectique ne puisse
s’appliquer valablement qu’à la résolution des problèmes sociaux ?
Toute l’ambition du surréalisme est de lui fournir des
possibilités d’application nullement concurrentes dans le domaine
conscient le plus immédiat. Je ne vois vraiment pas, n’en déplaise
à quelques révolutionnaires d’esprit borné, pourquoi nous nous
abstiendrions de soulever, pourvu que nous les envisagions sous le
même angle que celui sous lequel ils envisagent - et nous aussi -
la Révolution : les problèmes de l’amour, du rêve, de la folie, de
l’art et de la religion. (30) Or, je ne crains pas de dire
qu’avant le surréalisme, rien de systématique n’avait été fait
dans ce sens, et qu’au point où nous l’avons trouvée, pour nous
aussi, sous sa forme hégélienne la méthode dialectique était
inapplicable. Il y allait, pour nous aussi, de la nécessité d’en
finir avec l’idéalisme proprement dit, la création du mot
« surréalisme » seule nous en serait garante, et, pour reprendre
l’exemple d’Engels, de la nécessité de ne pas nous en tenir au
développement enfantin : « La rose est une rose. La rose n’est pas
une rose. Et pourtant la rose est une rose » mais, qu’on me passe
cette parenthèse, d’entraîner « la rose » dans un mouvement
profitable de contradictions moins bénignes où elle soit
successivement celle qui vient du jardin, celle qui tient une
place singulière dans un rêve, celle impossible à distraire du
« bouquet optique », celle qui peut changer totalement de propriétés
en passant dans l’écriture automatique, celle qui n’a plus que ce
que le peintre a bien voulu qu’elle garde de la rose dans un
tableau surréaliste, et enfin celle, toute différente d’elle-même,
qui retourne au jardin. Il y a loin, de là, à une vue idéaliste
quelconque et nous ne nous en défendrions même pas si nous
pouvions cesser d’être en butte aux attaques du matérialisme
primaire, attaques qui émanent à la fois de ceux qui, par bas
conservatisme, n’ont aucun désir de tirer au clair les relations
de la pensée et de la matière et de ceux qui, par un sectarisme
révolutionnaire mal compris, confondent, au mépris de ce qui est
demandé, ce matérialisme avec celui qu’Engels en distingue
essentiellement et qu’il définit avant tout comme une intuition du
monde appelée à s’éprouver et à se réaliser : Au cours du
développement de la philosophie, l’idéalisme devint intenable et
fut nié par le matérialisme moderne. Ce dernier, qui est la
négation de la négation, n’est pas la simple restauration de
l’ancien matérialisme : aux fondements durables de celui-ci il
ajoute toute la pensée de la philosophie et des sciences de la
nature au cours d’une évolution de deux mille ans, et le produit
de cette longue histoire elle-même. Nous entendons bien aussi nous
mettre en position de départ telle que pour nous la philosophie
soit surclassée. C’est le sort, je pense, de tous ceux pour qui la
réalité n’a pas seulement une importance théorique mais encore est
une question de vie ou de mort d’en appeler passionnément, comme
l’a voulu Feuerbach, à cette réalité : le nôtre de donner comme
nous la donnons, totalement, sans réserves, notre adhésion au
principe du matérialisme historique, le sien de jeter à la face du
monde intellectuel ébahi l’idée que « l’homme est ce qu’il mange »
et qu’une révolution future aurait plus de chances de succès si le
peuple recevait une meilleure nourriture, en l’espèce des pois au
lieu de pommes de terre.

Notre adhésion au principe du matérialisme historique... il n’y a
pas moyen de jouer sur ces mots. Que cela ne dépende que de nous -
je veux dire pourvu que le communisme ne nous traite pas
seulement en bêtes curieuses destinées à exercer dans ses rangs la
badauderie et la défiance, -et nous nous montrerons capables de
faire, au point de vue révolutionnaire, tout notre devoir. C’est
là, malheureusement, un engagement qui n’intéresse que nous : je
n’ai pu en ce qui me concerne, par exemple, il y a deux ans,
passer comme je le voulais, libre et inaperçu, le seuil de cette
maison du Parti français où tant d’individus non recommandables,
policiers et autres, ont pourtant licence de s’ébattre comme dans
un moulin. Au cours de trois interrogatoires de plusieurs heures,
j’ai dû défendre le surréalisme de l’accusation puérile d’être
dans son essence un mouvement politique d’orientation nettement
anticommuniste et contre-révolutionnaire. De procès foncier de mes
idées, inutile de dire que, de la part de ceux qui me jugeaient,
je n’avais pas à en attendre. « Si vous êtes marxiste, braillait
vers cette époque Michel Marty à l’adresse de l’un de nous, vous
n’avez pas besoin d’être surréaliste. » Surréalistes, ce n’est bien
entendu pas nous qui nous étions prévalus de l’être en cette
circonstance : cette qualification nous avait précédés malgré nous
comme eût aussi bien pu le faire celle de « relativistes » pour des
einsteiniens, de « psychanalystes » pour des freudiens. Comment ne
pas s’inquiéter terriblement d’un tel affaiblissement du niveau
idéologique d’un parti naguère sorti si brillamment armé de deux
des plus fortes têtes du XIXe siècle ! On ne le sait que trop : le
peu que je puis tirer à cet égard de mon expérience personnelle
est à la mesure du reste. On me demandait de faire à la cellule
« du gaz » un rapport sur la situation italienne en spécifiant que
je n’eusse à m’appuyer que sur des faits statistiques (production
de l’acier etc.) et surtout pas d’idéologie. Je n’ai pas pu.

J’accepte, cependant, que par suite d’une méprise, rien de plus,
on m’ait pris dans le parti communiste pour un des intellectuels
les plus indésirables. Ma sympathie est, par ailleurs, trop
exclusivement acquise à la masse de ceux qui feront la Révolution
sociale pour pouvoir se ressentir des effets passagers de cette
mésaventure. Ce que je n’accepte pas, c’est que, par des
possibilités de mouvement particulières, certains intellectuels
que je connais, et dont les déterminations morales sont plus que
sujettes à caution, ayant essayé sans succès de la poésie, de la
philosophie, se rabattent sur l’agitation révolutionnaire, grâce à
la confusion qui y règne parviennent à faire plus ou moins
illusion et, pour plus de commodité, n’aient rien de plus pressé
que de renier bruyamment ce qui, comme le surréalisme, leur a
donné à penser le plus clair de ce qu’ils pensent mais aussi les
astreignait à rendre des comptes et à justifier humainement de
leur position. L’esprit n’est pas une girouette, tout au moins
n’est pas seulement une girouette. Ce n’est pas assez que de
penser tout à coup se devoir à une activité particulière et ce
n’est rien si, par là même, on ne se sent capable de montrer
objectivement comment on y est venu et à quel point exact il
fallait qu’on fût pour y venir. Qu’on ne me parle pas de ces
sortes de conversions révolutionnaires de type religieux,
desquelles certains se bornent à nous faire part, en ajoutant
qu’ils se plaisent à n’en avoir rien à dire. Il ne saurait y avoir
sur ce plan de rupture, ni de solution de continuité dans la
pensée. Ou bien faudrait-il en repasser par les vieux détours de
la grâce... Je plaisante. Mais il va de soi que je me défie
extrêmement. Eh quoi, je sais un homme : je veux dire je me
représente d’où il vient, tout de même un peu où il va et l’on
voudrait que tout à coup ce système de références fût vain, que
cet homme atteignît autre chose que ce vers quoi il allait ! Et si
cela pouvait être, cet homme que nous n’aurions tenu qu’à
l’aimable état de chrysalide, pour voler de ses propres ailes, il
lui eût fallu sortir du cocon de sa pensée ? Encore une fois je
n’en crois rien. J’estime qu’il eût été de toute nécessité, non
seulement pratique mais morale, que chacun de ceux qui se
détachaient ainsi du surréalisme mît idéologiquement celui-ci en
cause et nous en fît apercevoir, de son point de vue, la partie la
plus dénonçable : il n’en a jamais rien été. La vérité est que des
sentiments médiocres paraissent avoir presque toujours décidé de
ces brusques changements d’attitude et je crois qu’il faut en
chercher le secret, comme de la grande mobilité de la plupart des
hommes, bien plutôt dans une perte progressive de conscience que
dans l’explosion d’une raison soudaine, aussi différente de la
précédente que l’est du scepticisme la foi. À la grande
satisfaction de ceux que rebute le contrôle des idées, tel qu’il
s’exerce dans le surréalisme, ce contrôle ne peut avoir lieu dans
les milieux politiques et libre à eux, dès lors, de donner corps à
leur ambition, à cette ambition qui préexistait, c’est là le point
grave, à la découverte de leur prétendue vocation révolutionnaire.
Il faut les voir prêcher d’autorité aux vieux militants ; il faut
les voir brûler, en moins de temps qu’il n’en faudrait pour brûler
leur porte-plume, les étapes de la pensée critique plus sévère ici
que partout ailleurs : il faut les voir, l’un prendre à témoin un
petit buste à trois francs quatre-vingt-quinze de Lénine, l’autre
taper sur le ventre de Trotsky. Ce que je n’accepte pas davantage
c’est que des gens avec qui nous nous sommes trouvés en contact et
de qui, pour l’avoir éprouvée à nos dépens, nous avons dénoncé à
toute occasion depuis trois ans la mauvaise foi, l’arrivisme et
les fins contre-révolutionnaires, les Morhange, les Politzer et
les Lefèvre, trouvent le moyen de capter la confiance des
dirigeants du parti communiste au point de pouvoir publier, avec
l’apparence au moins de leur approbation, deux numéros d’une Revue
de Psychologie concrète et sept numéros de La Revue Marxiste, au
bout desquels ils se chargent de nous édifier définitivement sur
leur bassesse, le second en se décidant, au bout d’un an de
« travail » en commun et de complicité, à aller, parce qu’on parle
de supprimer la psychologie concrète qui ne se « vend » pas,
dénoncer au Parti le premier, coupable d’avoir dissipé en un jour
à Monte-Carlo une somme de deux cent mille francs qui lui avait
été confiée pour servir à la propagande révolutionnaire, et celui-
ci, outré seulement de ce procédé, venant brusquement s’ouvrir à
moi de son indignation tout en reconnaissant sans difficulté que
le fait est exact. Il est donc permis aujourd’hui, M. Rappoport
aidant, d’abuser du nom de Marx, en France, sans que personne y
voie le moindre mal. Je demande, dans ces conditions, qu’on me
dise où en est la moralité révolutionnaire.

On conçoit que la facilité d’en imposer aussi complètement que ces
messieurs à ceux qui les accueillent, hier à l’intérieur du parti
communiste, demain dans l’opposition de ce parti, ait été et doive
être encore pour tenter quelques intellectuels peu scrupuleux,
pris aussi bien dans le surréalisme qui n’a pas, ensuite, de plus
déclarés adversaires. (31) Les uns, à la manière de M. Baron,
auteur de poèmes assez habilement démarqués d’Apollinaire, mais de
plus jouisseur à la diable et, faute absolue d’idées générales,
dans la forêt immense du surréalisme pauvre petit coucher de
soleil sur une mare stagnante, apportent au monde
« révolutionnaire » le tribut d’une exaltation de collège, d’une
ignorance « crasse » agrémentées de visions de quatorze juillet.
(Dans un style impayable, M. Baron m’a fait part, il y a quelques
mois, de sa conversion au léninisme intégral. Je tiens sa lettre,
où les propositions les plus cocasses le disputent à de terribles
lieux communs empruntés au langage de L’Humanité et à des
protestations d’amitié touchantes, à la disposition des amateurs.
Je n’en reparlerai que s’il m’y oblige.) Les autres, à la manière
de M. Naville, de qui nous attendrons patiemment que son
inassouvissable soif de notoriété le dévore, - en un rien de temps
il a été directeur de L’OEuf dur, directeur de La Révolution
Surréaliste, il a eu la haute main sur L’Étudiant d’avant-garde,
il a été directeur de Clarté, de La Lutte de Classes, il a failli
être directeur du Camarade, le voici maintenant grand premier rôle
à La Vérité -les autres s’en voudraient de devoir à quelque cause
que ce soit autre chose qu’un petit salut de protection comme en
ont, à l’adresse des malheureux, les dames des bonnes oeuvres qui,
ensuite, en deux mots, vont leur dire quoi faire. Rien qu’à voir
passer M. Naville, le parti communiste français, le parti russe,
la plupart des oppositionnels de tous les pays au premier rang
desquels les hommes envers qui il eût pu avoir contracté une
dette : Boris Souvarine, Marcel Fourrier, tout comme le
surréalisme et moi, ont fait figure de nécessiteux. M. Baron qui
écrivit L’Allure poétique est à cette allure ce que M. Naville est
à l’allure révolutionnaire. Un stage de trois mois dans le parti
communiste, s’est dit M. Naville, voilà qui est bien suffisant
puisque l’intérêt, pour moi, est de faire valoir que j’en suis
sorti. M. Naville, tout au moins le père de M. Naville, est fort
riche. (Pour ceux de mes lecteurs qui ne sont pas ennemis du
pittoresque, j’ajouterai que le bureau directorial de La Lutte de
Classes est situé 15, rue de Grenelle, dans une propriété de
famille de M. Naville, qui n’est autre que l’ancien hôtel des ducs
de La Rochefoucauld.) De telles considérations me semblent moins
indifférentes que jamais. Je remarque, en effet, que M. Morhange,
au moment où il entreprend de fonder La Revue Marxiste, est
commandité à cet effet de cinq millions par M. Friedmann. Sa
malchance à la roulette a beau l’obliger à rembourser peu après la
plus grande partie de cette somme, il n’en reste pas moins que
c’est grâce à cette aide financière exorbitante qu’il parvient à
usurper la place qu’on sait et à y faire excuser son incompétence
notoire. C’est également en souscrivant un certain nombre de parts
de fondateur de l’entreprise « Les Revues », dont dépendait La Revue
Marxiste, que M. Baron, qui venait d’hériter, put croire que de
plus vastes horizons s’ouvraient devant lui. Or, lorsque
M. Naville nous fit part, il y a quelques mois, de son intention
de faire paraître Le Camarade, journal qui répondait, d’après lui,
à la nécessité de donner une nouvelle vigueur à la critique
oppositionnelle mais qui, en réalité, devait surtout lui permettre
de prendre de Fourrier, trop clairvoyant, un de ces congés sourds
dont il a l’habitude, j’ai été curieux d’apprendre de sa bouche
qui faisait les frais de cette publication, publication dont,
comme je l’ai dit, il devait être directeur, et seul directeur
bien entendu. Étaient-ce ces mystérieux « amis » avec lesquels on
engage de longues conversations très amusantes à chaque dernière
page de journal et qu’on prétend intéresser si vivement au prix du
papier ? Non pas. C’étaient purement et simplement M. Pierre
Naville et son frère, pour une somme de quinze mille francs sur
vingt mille. Le reste était fourni par de soi-disant « copains » de
Souvarine, dont M. Naville dut avouer qu’il ne connaissait pas
même les noms. On voit que, pour faire prédominer son point de vue
dans les milieux qui, à cet égard, devraient se montrer pourtant
les plus stricts, il importe moins que ce point de vue soit par
lui-même imposable que d’être le fils d’un banquier. M. Naville,
qui pratique avec art, en vue du résultat classique, la méthode de
division des personnes, ne reculera, c’est bien clair, devant
aucun moyen pour arriver à régenter l’opinion révolutionnaire.
Mais, comme dans cette même forêt allégorique où je voyais tout à
l’heure M. Baron déployer des grâces de têtard il y a eu déjà
quelques mauvais jours pour ce serpent boa de mauvaise mine, il
n’est fort heureusement pas dit que des dompteurs de la force de
Trotsky et même de Souvarine ne finiront pas par mettre à la
raison l’éminent reptile. Pour l’instant nous savons seulement
qu’il revient de Constantinople en compagnie du petit volatile
Francis Gérard. Les voyages, qui forment la jeunesse, ne déforment
pas la bourse de M. Naville père. Il est aussi de tout premier
intérêt d’aller dégoûter Léon Trotsky de ses seuls amis. Une
dernière question, toute platonique, à M. Naville : QUI entretient
La Vérité, organe de l’opposition communiste où votre nom grossit
chaque semaine et s’étale dès maintenant en première page ? Merci.

Si j’ai cru bon de m’étendre assez longuement sur de tels sujets,
c’est d’abord pour signifier que, contrairement à ce qu’ils
voudraient faire croire, tous ceux de nos anciens collaborateurs
qui se disent aujourd’hui bien revenus du surréalisme, sans en
excepter un seul, en ont été par nous exclus : encore n’était-il
pas inutile qu’on sût pour quel genre de raison. C’était, ensuite,
pour montrer que, si le surréalisme se considère comme lié
indissolublement, par suite des affinités que j’ai signalées, à la
démarche de la pensée marxiste et à cette démarche seule, il se
défend et sans doute il se défendra longtemps encore de choisir
entre les deux courants très généraux qui roulent, à l’heure
actuelle, les uns contre les autres des hommes qui, pour ne pas
avoir la même conception tactique, ne s’en sont pas moins révélés
de part et d’autre comme de francs révolutionnaires. Ce n’est pas
au moment où Trotsky, par une lettre datée du 25 septembre 1929,
accorde que dans l’Internationale, le fait d’une conversion de la
direction officielle vers la gauche est patent et où,
pratiquement, il appuie de toute son autorité la demande de
réintégration de Rakovsky, de Kossior et d’Okoudjava, susceptible
d’entraîner la sienne propre, que nous allons nous faire plus
irréductibles que lui-même. Ce n’est pas au moment où la seule
considération du plus pénible conflit qui soit entraîne de la part
de tels hommes, abstraction faite publiquement au moins de leurs
plus définitives réserves, un nouveau pas dans la voie du
ralliement, que nous allons, même de très loin, chercher à
envenimer la plaie sentimentale de la répression comme le fait
M. Panaït Istrati et comme l’en félicite M. Naville, tout en lui
tirant gentiment l’oreille : Istrati, tu aurais mieux fait de ne
pas publier un fragment de ton livre dans un organe comme la
Nouvelle Revue Française, (32) etc. Notre intervention, en
pareille matière, ne tend qu’à mettre en garde les esprits sérieux
contre un petit nombre d’individus que, par expérience, nous
savons être des niais, des fumistes ou des intrigants mais, de
toute manière, des êtres révolutionnairement malintentionnés.
C’est à peu près tout ce qu’il nous est actuellement donné de
faire de ce côté. Nous sommes les premiers à regretter que ce soit
si peu.

Pour que de tels écarts, de telles volte-face, de tels abus de
confiance de tous ordres soient possibles sur le terrain même où
je viens de me placer, il faut assurément que tout soit un assez
beau parterre de dérision et qu’il y ait à peine lieu de compter
sur l’activité désintéressée de plus de quelques hommes à la fois.
Si la tâche révolutionnaire elle-même, avec toutes les rigueurs
que son accomplissement suppose, n’est pas de nature à séparer
d’emblée les mauvais des bons et les faux des sincères ; si, à son
plus grand dam, force lui est d’attendre qu’une série d’événements
extérieurs se chargent de démasquer les uns et de parer d’un
reflet d’immortalité le visage nu des autres, comment veut-on
qu’il n’en aille pas plus misérablement encore de ce qui n’est pas
cette tâche proprement dite et, par exemple, de la tâche
surréaliste dans la mesure où cette seconde tâche ne se confond
pas seulement avec la première ? Il est normal que le surréalisme
se manifeste au milieu et peut-être au prix d’une suite
ininterrompue de défaillances, de zigzags et de défections qui
exigent à tout instant la remise en question de ses données
originelles, c’est-à-dire le rappel au principe initial de son
activité joint à l’interrogation du demain joueur qui veut que les
coeurs « s’éprennent » et se déprennent. Tout n’a pas été tenté, je
dois le dire, pour mener à bien cette entreprise, ne serait-ce
qu’en tirant parti jusqu’au bout des moyens qui ont été définis
pour les nôtres et en éprouvant profondément les modes
d’investigation qui, à l’origine du mouvement qui nous occupe, ont
été préconisés. Le problème de l’action sociale n’est, je tiens à
y revenir et j’y insiste, qu’une des formes d’un problème plus
général que le surréalisme s’est mis en devoir de soulever et qui
est celui de l’expression humaine sous toutes ses formes. Qui dit
expression dit, pour commencer, langage. Il ne faut donc pas
s’étonner de voir le surréalisme se situer tout d’abord presque
uniquement sur le plan du langage et, non plus, au retour de
quelque incursion que ce soit, y revenir comme pour le plaisir de
s’y comporter en pays conquis. Rien, en effet, ne peut plus
empêcher que, pour une grande part, ce pays soit conquis. Les
hordes de mots littéralement déchaînés auxquels Dada et le
surréalisme ont tenu à ouvrir les portes, quoiqu’on en ait, ne
sont pas de celles qui se retirent si vainement. Elles pénétreront
sans hâte, à coup sûr, dans les petites villes idiotes de la
littérature qui s’enseigne encore et, confondant sans peine ici
les bas et les hauts quartiers, elles feront posément une belle
consommation de tourelles. Sous prétexte que, par nos soins, la
poésie est, à ce jour, tout ce qui se trouve sérieusement ébranlé,
la population ne se méfie pas trop, elle construit çà et là des
digues sans importance. On feint de ne pas trop s’apercevoir que
le mécanisme logique de la phrase se montre à lui seul de plus en
plus impuissant, chez l’homme, à déclencher la secousse émotive
qui donne réellement quelque prix à sa vie. Par contre, les
produits de cette activité spontanée ou plus spontanée, directe ou
plus directe, comme ceux que lui offre de plus en plus nombreux le
surréalisme sous forme de livres, de tableaux et de films et qu’il
a commencé par regarder avec stupeur, il s’en entoure maintenant
et il s’en remet plus ou moins timidement à eux du soin de
bouleverser sa façon de sentir. Je sais : cet homme n’est pas
encore tout homme et il faut lui laisser « le temps » de le devenir.
Mais voyez de quelle admirable et perverse insinuation se sont
déjà montrées capables un petit nombre d’oeuvres toutes modernes,
celles même dont le moins qu’on puisse dire est qu’il y règne un
air particulièrement insalubre : Baudelaire, Rimbaud (en dépit des
réserves que j’ai faites), Huysmans, Lautréamont, pour m’en tenir
à la poésie. Ne craignons pas de nous faire une loi de cette
insalubrité. Il doit ne pas pouvoir être dit que nous n’avons pas
tout fait pour anéantir cette stupide illusion de bonheur et
d’entente que ce sera la gloire du XIXe siècle d’avoir dénoncée.
Certes, nous n’avons pas cessé d’aimer fanatiquement ces rayons de
soleil pleins de miasmes. Mais, à l’heure où les pouvoirs publics,
en France, s’apprêtent à célébrer grotesquement par des fêtes le
centenaire du romantisme, nous disons, nous, que ce romantisme
dont nous voulons bien, historiquement, passer aujourd’hui pour la
queue, mais alors la queue tellement préhensile, de par son
essence même en 1930 réside tout entier dans la négation de ces
pouvoirs et de ces fêtes, qu’avoir cent ans d’existence pour lui
c’est la jeunesse, que ce qu’on a appelé à tort son époque
héroïque ne peut plus honnêtement passer que pour le vagissement
d’un être qui commence seulement à faire connaître son désir à
travers nous et qui, si l’on admet que ce qui a été pensé avant
lui - « classiquement » -était le bien, veut incontestablement tout
le mal.

Quelle qu’ait été l’évolution du surréalisme dans le domaine
politique, si pressant que nous en soit venu l’ordre de n’avoir à
compter pour la libération de l’homme, première condition de
l’esprit, que sur la Révolution prolétarienne, je puis bien dire
que nous n’avons trouvé aucune raison valable de revenir sur les
moyens d’expression qui nous sont propres et dont à l’usage il
nous a été donné de vérifier qu’ils nous servaient bien. Passe qui
voudra condamnation sur telle image spécifiquement surréaliste que
j’ai pu, au hasard d’une préface, employer, on n’en sera pas
quitte pour cela avec les images. « Cette famille est une nichée de
chiens » (Rimbaud). Quand, avec un tel propos distrait de son
contexte, on aura fait beaucoup de gorges chaudes, on n’aura
réussi à grouper que beaucoup d’ignorants. On ne sera pas parvenu
à accréditer, aux dépens des nôtres, des procédés néo-
naturalistes, c’est-à-dire à faire bon marché de tout ce qui,
depuis le naturalisme, a constitué les plus importantes conquêtes
de l’esprit. Je rappelle ici quelle réponse j’ai faite, en
septembre 1928, à ces deux questions qui m’avaient été posées :
1° Croyez-vous que la production artistique et littéraire soit un
phénomène purement individuel ? Ne pensez-vous pas qu’elle puisse
ou doive être le reflet des grands courants qui déterminent
l’évolution économique et sociale de l’humanité ? 2° Croyez-vous à
l’existence d’une littérature et d’un art exprimant les
aspirations de la classe ouvrière ? Quels en sont, selon vous, les
principaux représentants ?

1° Assurément, il en va de la production artistique et littéraire
comme de tout phénomène intellectuel en ce sens qu’il ne saurait à
son propos se poser d’autre problème que celui de la souveraineté
de la pensée. C’est dire qu’il est impossible de répondre à votre
première question par l’affirmative ou la négative et que la seule
attitude philosophique observable en pareil cas consiste à faire
valoir « la contradiction (qui existe) entre le caractère de la
pensée humaine que nous nous représentons comme absolue et la
réalité de cette pensée en une foule d’êtres humains individuels à
la pensée limitée : c’est là une contradiction qui ne peut être
résolue que dans le progrès infini, dans la série au moins
pratiquement infinie des générations humaines successives. En ce
sens la pensée humaine possède la souveraineté et ne la possède
pas ; et sa capacité de connaître est aussi illimitée que limitée.
Souveraine et illimitée par sa nature, sa vocation, en puissance,
et quant à son but final dans l’histoire ; mais sans souveraineté
et limitée en chacune de ses réalisations et en l’un quelconque de
ses états ». (Engels : La Morale et le Droit. Vérités éternelles.)
Cette pensée, dans le domaine où vous me demandez d’en considérer
telle expression particulière, ne peut qu’osciller entre la
conscience de sa parfaite autonomie et celle de son étroite
dépendance. De notre temps, la production artistique et littéraire
me paraît toute entière sacrifiée aux besoins que ce drame, au
bout d’un siècle de philosophie et de poésie vraiment déchirantes
(Hegel, Feuerbach, Marx, Lautréamont, Rimbaud, Jarry, Freud,
Chaplin, Trotsky) a de se dénouer. Dans ces conditions, dire que
cette production peut ou doit être le reflet des grands courants
qui déterminent l’évolution économique et sociale de l’humanité
serait porter un jugement assez vulgaire, impliquant la
reconnaissance purement circonstancielle de la pensée et faisant
bon marché de sa nature foncière : tout à la fois inconditionnée
et conditionnée, utopique et réaliste, trouvant sa fin en elle-
même et n’aspirant qu’à servir, etc.

2. Je ne crois pas à la possibilité d’existence actuelle d’une
littérature ou d’un art exprimant les aspirations de la classe
ouvrière. Si je me refuse à y croire, c’est qu’en période pré-
révolutionnaire l’écrivain ou l’artiste, de formation
nécessairement bourgeoise, est par définition inapte à les
traduire. Je ne nie pas qu’il puisse s’en faire idée et que, dans
des conditions morales assez exceptionnellement remplies, il soit
capable de concevoir la relativité de toute cause en fonction de
la cause prolétarienne. J’en fais pour lui une question de
sensibilité et d’honnêteté. Il n’échappera pas pour cela au doute
remarquable, inhérent aux moyens d’expression qui sont les siens,
qui le force à considérer, en lui-même et pour lui seul, sous un
angle très spécial l’oeuvre qu’il se propose d’accomplir. Cette
oeuvre, pour être viable, demande à être située par rapport à
certaines autres déjà existantes et doit ouvrir, à son tour, une
voie. Toutes proportions gardées, il serait aussi vain de
s’élever, par exemple, contre l’affirmation d’un déterminisme
poétique, dont les lois ne sont pas impromulgables, que contre
celle du matérialisme dialectique. Je demeure, pour ma part,
convaincu que les deux ordres d’évolution sont rigoureusement
semblables et qu’ils ont, de plus, ceci de commun qu’ils ne
pardonnent pas. De même que les prévisions de Marx, en ce qui
concerne presque tous les événements extérieurs survenus de sa
mort à nos jours, se sont montrés justes, je ne vois pas ce qui
pourrait infirmer une seule parole de Lautréamont, touchant aux
événements qui n’intéressent que l’esprit. Par contre, aussi
fausse que toute entreprise d’explication sociale autre que celle
de Marx est pour moi tout essai de défense et d’illustration d’une
littérature et d’un art dits « prolétariens », à une époque où nul
ne saurait se réclamer de la culture prolétarienne, pour
l’excellente raison que cette culture n’a pu encore être réalisée,
même en régime prolétarien. « Les vagues théories sur la culture
prolétarienne, conçues par analogie et par antithèse avec la
culture bourgeoise, résultent de comparaisons entre le prolétariat
et la bourgeoisie, auxquelles l’esprit critique est tout à fait
étranger... Il est certain qu’un moment viendra, dans le
développement de la société nouvelle, où l’économique, la culture,
l’art, auront la plus grande liberté de mouvement - de progrès.
Mais nous ne pouvons nous livrer sur ce sujet qu’à des conjectures
fantaisistes. Dans une société qui se sera débarrassée de
l’accablant souci du pain quotidien, où les blanchisseries
communales laveront bien le bon linge de tout le monde, où les
enfants, - tous les enfants -bien nourris, bien portants et gais,
absorberont les éléments de la science et de l’art comme l’air et
la lumière du soleil, où il n’y aura plus de « bouches inutiles »,
où l’égoïsme libéré de l’homme - puissance formidable -ne tendra
qu’à la connaissance, à la transformation et à l’amélioration de
l’univers, - dans cette société le dynamisme de la culture ne sera
comparable à rien de ce que nous connaissons par le passé. Mais
nous n’y arriverons qu’après une longue et pénible transition, qui
est encore presque toute devant nous. » (Trotsky, « Révolution et
culture », Clarté, 1er novembre 1923.) Ces admirables propos me
semblent faire justice, une fois pour toutes, de la prétention des
quelques fumistes et des quelques roublards qui se donnent
aujourd’hui en France, sous la dictature de Poincaré, pour des
écrivains et des artistes prolétariens, sous prétexte que dans
leur production tout n’est que laideur et que misère, de ceux qui
ne conçoivent rien au-delà de l’immonde reportage, du monument
funéraire et du croquis de bagne, qui ne savent qu’agiter sous nos
yeux le spectre de Zola, Zola qu’ils fouillent sans parvenir à
rien lui soustraire et qui, abusant ici sans vergogne tout ce qui
vit, souffre, gronde et espère, s’opposent à toute recherche
sérieuse, travaillent à rendre impossible toute découverte, et,
sous couleur de donner ce qu’ils savent être irrecevable :
l’intelligence immédiate et générale de ce qui se crée, sont, en
même temps que les pires contempteurs de l’esprit, les plus sûrs
contre-révolutionnaires.

Il est regrettable, je commençais à le dire plus haut, que des
efforts plus systématiques et plus suivis, comme n’a pas encore
cessé d’en réclamer le surréalisme, n’aient été fournis dans la
voie de l’écriture automatique, par exemple, et des récits de
rêves. Malgré l’insistance que nous avons mise à introduire des
textes de ce caractère dans les publications surréalistes et la
place remarquable qu’ils occupent dans certains ouvrages, il faut
avouer que leur intérêt a quelquefois peine à s’y soutenir ou
qu’ils y font un peu trop l’effet de « morceaux de bravoure ».
L’apparition d’un poncif indiscutable à l’intérieur de ces textes
est aussi tout à fait préjudiciable à l’espèce de conversion que
nous voulions opérer par eux. La faute en est à la très grande
négligence de la plupart de leurs auteurs qui se satisfirent
généralement de laisser courir la plume sur le papier sans
observer le moins du monde ce qui se passait alors en eux, - ce
dédoublement étant pourtant plus facile à saisir et plus
intéressant à considérer que celui de l’écriture réfléchie -ou de
rassembler d’une manière plus ou moins arbitraire des éléments
oniriques destinés davantage à faire valoir leur pittoresque qu’à
permettre d’apercevoir utilement leur jeu. Une telle confusion
est, bien entendu, de nature à nous priver de tout le bénéfice que
nous pourrions trouver à ces sortes d’opérations. La grande valeur
qu’elles présentent pour le surréalisme tient, en effet, à ce
qu’elles sont susceptibles de nous livrer des étendues logiques
particulières, très précisément celles où jusqu’ici la faculté
logique, exercée en tout et pour tout dans le conscient, n’agit
pas. Que dis-je ! Non seulement ces étendues logiques restent
inexplorées, mais encore on demeure aussi peu renseigné que jamais
sur l’origine de cette voix qu’il ne tient qu’à chacun d’entendre,
et qui nous entretient le plus singulièrement d’autre chose que ce
que nous croyons penser, et parfois prend un ton grave alors que
nous nous sentons le plus légers, ou nous conte des sornettes dans
le malheur. Elle n’obéit pas, d’ailleurs, à ce simple besoin de
contradiction... Tandis que je suis assis devant ma table, elle
m’entretient d’un homme qui sort d’un fossé sans me dire, bien
entendu, qui il est ; si j’insiste elle me le représente assez
précisément : non, décidément je ne connais pas cet homme. Le
temps de noter cela, et déjà cet homme est perdu. J’écoute, je
suis loin du « Second manifeste du surréalisme »... Il ne faut pas
multiplier les exemples : c’est elle qui parle ainsi... Parce que
les exemples boivent... Pardon, moi non plus je ne comprends pas.
Le tout serait de savoir jusqu’à quel point cette voix est
autorisée, par exemple pour me reprendre : il ne faut pas
multiplier les exemples (et l’on sait, depuis Les Chants de
Maldoror, de quel merveilleux délié peuvent être ses interventions
critiques). Quand elle me répond que les exemples boivent (?) est-
ce une façon pour la puissance qui l’emprunte de se dérober, et
alors pourquoi se dérobe-t-elle ? Allait-elle s’expliquer à
l’instant où je me suis hâté de la surprendre sans la saisir ? Un
tel problème n’est pas seulement d’intérêt surréaliste. Nul ne
fait, en s’exprimant, mieux que s’accommoder d’une possibilité de
conciliation très obscure de ce qu’il savait avoir à dire avec ce
que, sur le même sujet, il ne savait pas avoir à dire et que
cependant il a dit. La pensée la plus rigoureuse est hors d’état
de se passer de ce secours pourtant indésirable du point de vue de
la rigueur. Il y a bel et bien torpillage de l’idée au sein de la
phrase qui l’énonce, quand bien même cette phrase serait nette de
toute charmante liberté prise avec son sens. Le dadaïsme avait
surtout voulu attirer l’attention sur ce torpillage. On sait que
le surréalisme s’est préoccupé, par l’appel à l’automatisme, de
mettre à l’abri de ce torpillage un bâtiment quelconque : quelque
chose comme un vaisseau-fantôme (cette image, dont on a cru
pouvoir se servir contre moi, si usée soit-elle, me paraît bonne
et je la reprends).

À nous, disais-je donc, de chercher à apercevoir de plus en plus
clairement ce qui se trame à l’insu de l’homme dans les
profondeurs de son esprit, quand bien même il commencerait par
nous en vouloir de son propre tourbillon. Nous sommes loin, en
tout ceci, de vouloir réduire la part du démêlable et rien ne
saurait s’imposer moins que nous renvoyer à l’étude scientifique
des « complexes ». Certes le surréalisme, que nous avons vu
socialement adopter de propos délibéré la formule marxiste,
n’entend pas faire bon marché de la critique freudienne des
idées : tout au contraire il tient cette critique pour la première
et pour la seule vraiment fondée. S’il lui est impossible
d’assister indifférent au débat qui met aux prises sous ses yeux
les représentants qualifiés des diverses tendances
psychanalytiques - tout comme il est amené, au jour le jour, à
considérer avec passion la lutte qui se poursuit à la tête de
l’Internationale -il n’a pas à intervenir dans une controverse qui
lui paraît ne pouvoir longtemps encore se poursuivre utilement
qu’entre praticiens. Ce n’est pas là le domaine dans lequel il
entend faire valoir le résultat de ses expériences personnelles.
Mais, comme il est donné de par leur nature à ceux qu’il rassemble
de prendre en considération toute spéciale cette donnée freudienne
sous le coup de laquelle tombe la plus grande partie de leur
agitation en tant qu’hommes - souci de créer, de détruire
artistiquement -je veux parler de la définition du phénomène de
« sublimation (33) », le surréalisme demande essentiellement à ceux-
ci d’apporter à l’accomplissement de leur mission une conscience
nouvelle, de faire en sorte de suppléer par une auto-observation
qui présente une valeur exceptionnelle dans leur cas à ce que
laisse d’insuffisant la pénétration des états d’âmes dits
« artistiques » par des hommes qui ne sont pas artistes mais pour la
plupart médecins. Par ailleurs il exige que, par le chemin inverse
de celui que nous venons de les voir suivre, ceux qui possèdent,
au sens freudien, la « précieuse faculté » dont nous parlons,
s’appliquent à étudier sous ce jour le mécanisme complexe entre
tous de l’inspiration et, à partir du moment où l’on cesse de
tenir celle-ci pour une chose sacrée, que, tout à la confiance
qu’ils ont en son extraordinaire vertu, ils ne songent qu’à faire
tomber ses derniers liens, voire - ce qu’on n’eut jamais encore
osé concevoir -à se la soumettre. Inutile de s’embarrasser à ce
propos de subtilités, on sait assez ce qu’est l’inspiration. Il
n’y a pas à s’y méprendre ; c’est elle qui a pourvu aux besoins
suprêmes d’expression en tout temps et en tous lieux. On dit
communément qu’elle y est ou qu’elle n’y est pas et, si elle n’y
est pas, rien de ce que suggèrent auprès d’elle l’habileté humaine
qu’oblitèrent l’intérêt, l’intelligence discursive et le talent
qui s’acquiert par le travail, ne peut nous guérir de son absence.
Nous la reconnaissons sans peine à cette prise de possession
totale de notre esprit qui, de loin en loin, empêche que pour tout
problème posé nous soyons le jouet d’une solution rationnelle
plutôt que d’une autre solution rationnelle, à cette sorte de
court-circuit qu’elle provoque entre une idée donnée et sa
répondante (écrite par exemple). Tout comme dans le monde
physique, le court-circuit se produit quand les deux « pôles » de la
machine se trouvent réunis par un conducteur de résistance nulle
ou trop faible. En poésie, en peinture, le surréalisme a fait
l’impossible pour multiplier ces courts-circuits. Il ne tient et
il ne tiendra jamais à rien tant qu’à reproduire artificiellement
ce moment idéal où l’homme, en proie à une émotion particulière,
est soudain empoigné par ce « plus fort que lui » qui le jette, à
son corps défendant, dans l’immortel. Lucide, éveillé, c’est avec
terreur qu’il sortirait de ce mauvais pas. Le tout est qu’il n’en
soit pas libre, qu’il continue à parler tout le temps que dure la
mystérieuse sonnerie : c’est, en effet, par où il cesse de
s’appartenir qu’il nous appartient. Ces produits de l’activité
psychique, aussi distraits que possible de la volonté de
signifier, aussi allégés que possible des idées de responsabilité
toujours prêtes à agir comme freins, aussi indépendants que
possible de tout ce qui n’est pas la vie passive de
l’intelligence, ces produits que sont l’écriture automatique et
les récits de rêves (34) présentent à la fois l’avantage d’être
seuls à fournir des éléments d’appréciation de grand style à une
critique qui, dans le domaine artistique, se montre étrangement
désemparée, de permettre un reclassement général des valeurs
lyriques et de proposer une clé qui, capable d’ouvrir indéfiniment
cette boîte à multiple fond qui s’appelle l’homme, le dissuade de
faire demi-tour, pour des raisons de conservation simple, quand il
se heurte dans l’ombre aux portes extérieurement fermées de l’« au-
delà », de la réalité, de la raison, du génie et de l’amour. Un
jour viendra où l’on ne se permettra plus d’en user cavalièrement,
comme on l’a fait, avec ces preuves palpables d’une existence
autre que celle que nous pensons mener. On s’étonnera alors que,
serrant la vérité d’aussi près que nous l’avons fait, nous ayons
pris soin dans l’ensemble de nous ménager un alibi littéraire ou
autre plutôt que, sans savoir nager, de nous jeter à l’eau, sans
croire au phénix, d’entrer dans le feu pour atteindre cette
vérité.

La faute, je le répète, n’en aura pas été à nous tous
indistinctement. En traitant du manque de rigueur et de pureté
dans lequel ont quelque peu sombré ces démarches élémentaires, je
compte bien faire apercevoir ce qu’il y a de contaminé, à l’heure
actuelle, dans ce qui passe, à travers déjà trop d’oeuvres, pour
l’expression valable du surréalisme. Je nie, pour une grande part,
l’adéquation de cette expression à cette idée. C’est à
l’innocence, à la colère de quelques hommes à venir qu’il
appartiendra de dégager du surréalisme ce qui ne peut manquer
d’être encore vivant, de le restituer, au prix d’un assez beau
saccage, à son but propre. D’ici là il nous suffira, à mes amis et
à moi, d’en redresser, comme je le fais ici, d’un coup d’épaule la
silhouette inutilement chargée de fleurs mais toujours impérieuse.
La très faible mesure dans laquelle, d’ores et déjà, le
surréalisme nous échappe n’est, d’ailleurs, pas pour nous faire
craindre qu’il serve à d’autres contre nous. Il est,
naturellement, dommage que Vigny ait été un être si prétentieux et
si bête, que Gautier ait eu une vieillesse gâteuse, mais ce n’est
pas dommage pour le romantisme. On s’attriste de penser que
Mallarmé fut un parfait petit bourgeois, ou qu’il y eut des gens
pour croire à la valeur de Moréas, mais, si le symbolisme était
quelque chose, on ne s’attristerait pas pour le symbolisme, etc.
De la même manière, je ne pense pas qu’il y ait grave inconvénient
pour le surréalisme à enregistrer la perte de telle ou telle
individualité même brillante, et notamment au cas où celle-ci qui,
par là même, n’est plus entière, indique par tout son comportement
qu’elle désire rentrer dans la norme. C’est ainsi qu’après lui
avoir laissé un temps incroyable pour se reprendre à ce que nous
espérions n’être qu’un abus passager de sa faculté critique,
j’estime que nous nous trouvons dans l’obligation de signifier à
Desnos que, n’attendant absolument plus rien de lui, nous ne
pouvons que le libérer de tout engagement pris naguère vis-à-vis
de nous. Sans doute je m’acquitte de cette tâche avec une certaine
tristesse. À l’encontre de nos premiers compagnons de route que
nous n’avons jamais songé à retenir, Desnos a joué dans le
surréalisme un rôle nécessaire, inoubliable et le moment serait
sans doute plus mal choisi qu’aucun autre pour le contester. (Mais
Chirico aussi, n’est-ce pas, et cependant...) Des livres comme
Deuil pour Deuil, La Liberté, ou l’Amour !, C’est les bottes de
sept lieues cette phrase : Je me vois, et tout ce que la légende,
moins belle que la réalité, accordera à Desnos pour prix d’une
activité qui ne se dépensa pas uniquement à écrire des livres,
militeront longtemps en faveur de ce qu’il est maintenant en
posture de combattre. Qu’il suffise de savoir que ceci se passait
il y a quatre ou cinq ans. Depuis lors, Desnos, grandement
desservi dans ce domaine par les puissances mêmes qui l’avaient
quelque temps soulevé et dont il paraît ignorer encore qu’elles
étaient des puissances de ténèbres, s’avisa malheureusement d’agir
sur le plan réel où il n’était qu’un homme plus seul et plus
pauvre qu’un autre, comme ceux qui ont vu, je dis : vu, ce que les
autres craignent de voir et qui, plutôt qu’à vivre ce qui est,
sont condamnés à vivre ce qui « fut » et ce qui « sera ». « Faute de
culture philosophique », comme il l’avance aujourd’hui
ironiquement, faute de culture philosophique non pas, mais peut-
être faute d’esprit philosophique et faute aussi, par suite, de
savoir préférer son personnage intérieur à tel ou tel personnage
extérieur de l’histoire - tout de même quelle idée enfantine :
être Robespierre ou Hugo ! Tous ceux qui le connaissent savent que
c’est ce qui aura empêché Desnos d’être Desnos -il crut pouvoir se
livrer impunément à une des activités les plus périlleuses qui
soient, l’activité journalistique, et négliger en fonction d’elle
de répondre pour son compte à un petit nombre de sommations
brutales en face desquelles, chemin faisant, le surréalisme s’est
trouvé : marxisme ou antimarxisme, par exemple. Maintenant que
cette méthode individualiste a fait ses preuves, que cette
activité chez Desnos a complètement dévoré l’autre, il nous est
cruellement impossible de ne pas déposer, à ce sujet, de
conclusions. Je dis que cette activité dépassant à l’heure
actuelle les cadres dans lesquels il n’était déjà pas très
tolérable qu’elle s’exerçât (Paris-Soir, Le Soir, Le Merle) il y a
lieu de la dénoncer comme confusionnelle au premier chef.
L’article intitulé « Les Mercenaires de l’Opinion » et jeté en don
de joyeux avènement à la remarquable poubelle qu’est la revue
Bifur est suffisamment éloquent par lui-même : Desnos y prononce
sa condamnation, et en quel style ! Les moeurs du rédacteur sont
multiples. C’est en général un employé, relativement ponctuel,
passablement paresseux, etc. On y relève des hommages à M. Merle,
à Clemenceau et cet aveu, plus désolant encore que le reste, à
savoir que le journal est un ogre qui tue ceux grâce auxquels il
vit.

Comment s’étonner, après cela, de lire dans un journal quelconque
ce stupide petit entrefilet : Robert Desnos, poète surréaliste, à
qui Man Ray demanda le scénario de son film L’Étoile de mer, fit
avec moi, l’an dernier, un voyage à Cuba. Et savez-vous ce qu’il
me récitait sous les étoiles tropicales, Robert Desnos ? Des
alexandrins, des a-le-xan-drins. Et (mais n’allez point le
répéter, et couler ainsi ce charmant poète), quand ces alexandrins
n’étaient pas de Jean Racine, ils étaient de lui. Je pense, en
effet, que les alexandrins en question vont de pair avec la prose
parue dans Bifur. Cette plaisanterie, qui a fini par ne plus même
être douteuse, a commencé le jour où Desnos, rivalisant dans ce
pastiche avec M. Ernest Raynaud, s’est cru autorisé à fabriquer de
toutes pièces un poème de Rimbaud qui nous manquait. Ce poème, qui
ne doute de rien, a paru malheureusement sous le titre : « Les
Veilleurs, d’Arthur Rimbaud », en tête de La Liberté ou l’Amour !.
Je ne pense pas qu’il ajoute rien, non plus que ceux du même genre
qui ont suivi, à la gloire de Desnos. Il importe, en effet, non
seulement d’accorder aux spécialistes que ces vers sont mauvais
(faux, chevillés et creux) mais encore de déclarer que, du point
de vue surréaliste, ils témoignent d’une ambition ridicule et
d’une incompréhension inexcusable des fins poétiques actuelles.

Cette incompréhension, de la part de Desnos et de quelques autres,
est d’ailleurs en train de prendre un tour si actif que cela me
dispense d’épiloguer longuement à son sujet. Je n’en retiendrai
pour preuve décisive que l’inqualifiable idée qu’ils ont eue de
faire servir d’enseigne à une « boîte » de Montparnasse, théâtre
habituel de leurs pauvres exploits nocturnes, le seul nom jeté à
travers les siècles qui constituât un défi pur à tout ce qu’il y a
de stupide, de bas et d’écoeurant sur terre : Maldoror.

« Il paraît que ça ne va guère, chez les surréalistes. Ces
messieurs Breton et Aragon se seraient rendus insupportables en
prenant des airs de haut commandement. On m’a même dit qu’on
jurerait deux adjudants « rempilés ». Alors, vous savez ce que
c’est ? Il y en a qui n’aiment pas ça. Bref, ils seraient
quelques-uns à être d’accord pour avoir baptisé Maldoror un
nouveau cabaret-dancing de Montparnasse. Ils disent comme ça que
Maldoror pour un surréaliste c’est l’équivalent de Jésus-Christ
pour un chrétien et que voir ce nom-là employé comme enseigne, ça
va sûrement scandaliser ces messieurs Breton et Aragon. » (Candide,
9 janvier 1930.) L’auteur des précédentes lignes, qui s’est rendu
sur les lieux, nous fait part sans plus de malice, et dans le
style négligé qui convient, de ses observations : « ... À ce moment
est arrivé un surréaliste, ce qui a fait un client de plus. Et
quel client ! M. Robert Desnos. Il a beaucoup déçu en ne
commandant qu’un citron pressé. Devant l’ahurissement général, il
a expliqué d’une voix encombrée :

 J’peux prendre qu’ça. J’pas dessaoulé d’puis deux jours ! »

Quelle pitié !

Il me serait naturellement trop facile de tirer avantage de ce
fait qu’on ne croit aujourd’hui pouvoir m’attaquer sans « attaquer »
du même coup Lautréamont, c’est-à-dire l’inattaquable.

Desnos et ses amis me laisseront reproduire ici, en toute
sérénité, les quelques phrases essentielles de ma réponse à une
enquête déjà ancienne du Disque vert, phrases auxquelles je n’ai
rien à changer et dont ils ne pourront nier qu’elles avaient alors
toute leur approbation :

« Quoi que vous tentiez, très peu de gens se guident aujourd’hui
sur cette lueur inoubliable : Maldoror et les Poésies refermés,
cette lueur qu’il ne faudrait pas avoir connue pour oser vraiment
se produire, et être. L’opinion des autres importe peu.
Lautréamont un homme, un poète, un prophète même : allons donc !
La prétendue nécessité littéraire à laquelle vous faites appel ne
parviendra pas à détourner l’Esprit de cette mise en demeure, la
plus dramatique qui fut jamais, et, de ce qui reste et restera la
négation de toute sociabilité, de toute contrainte humaine, à
faire une valeur d’échange précieuse et un élément quelconque de
progrès. La littérature et la philosophie contemporaines se
débattent inutilement pour ne pas tenir compte d’une révélation
qui les condamne. C’est le monde tout entier qui va sans le savoir
en supporter les conséquences et ce n’est pas pour autre chose que
les plus clairvoyants, les plus purs d’entre nous, se doivent au
besoin de mourir sur la brèche. La liberté, Monsieur... »

Il y a, dans une négation aussi grossière que l’association du mot
Maldoror à l’existence d’un bar immonde, de quoi me retenir
dorénavant de formuler le moindre jugement sur ce que Desnos
écrira. Tenons-nous-en, poétiquement, à cette débauche de
quatrains. (35) Voilà donc où mène l’usage immodéré du don verbal,
quand il est destiné à masquer une absence radicale de pensée et à
renouer avec la tradition imbécile du poète « dans les nuages » : à
l’heure où cette tradition est rompue et, quoi qu’en pensent
quelques rimailleurs attardés, bien rompue, où elle a cédé aux
efforts conjugués de ces hommes que nous mettons en avant parce
qu’ils ont vraiment voulu dire quelque chose : Borel, le Nerval
d’Aurélia, Baudelaire, Lautréamont, le Rimbaud de 1874-1875, le
premier Huysmans, l’Apollinaire des « poèmes-conversations » et des
« Quelconqueries », il est pénible qu’un de ceux que nous croyions
être des nôtres entreprenne de nous faire tout extérieurement le
coup du « Bateau ivre » ou de nous réendormir au bruit des
« Stances ». Il est vrai que la question poétique a cessé ces
dernières années de se poser sous l’angle essentiellement formel
et, certes, il nous intéresse davantage de juger de la valeur
subversive d’une oeuvre comme celle d’Aragon, de Crevel, d’Éluard,
de Péret, en lui tenant compte de sa lumière propre et de ce qu’à
cette lumière l’impossible rend au possible, le permis vole au
défendu, que de savoir pourquoi tel ou tel écrivain juge bon, çà
et là, d’aller à la ligne. Raison de moins pour qu’on vienne nous
entretenir encore de la césure : pourquoi ne se trouverait-il pas
aussi parmi nous de partisans d’une technique particulière du
« vers libre » et n’irait-on pas déterrer le cadavre Robert de
Souza ? Desnos veut rire : nous ne sommes pas prêts à rassurer le
monde si facilement.

Chaque jour nous apporte, dans l’ordre de la confiance et de
l’espoir placés, à de rares exceptions près, beaucoup trop
généreusement dans les êtres, une déception nouvelle qu’il faut
avoir le courage d’avouer, ne serait-ce, par mesure d’hygiène
mentale, que pour la porter au compte horriblement débiteur de la
vie. Libre n’était pas à Duchamp d’abandonner la partie qu’il
jouait aux environs de la guerre pour une partie d’échecs
interminable qui donne peut-être une idée curieuse d’une
intelligence répugnant à servir mais aussi - toujours cet
exécrable Harrar -paraissant lourdement affligée de scepticisme
dans la mesure où elle refuse de dire pourquoi. Bien moins encore
convient-il que nous passions à M. Ribemont-Dessaignes de donner
pour suite à L’Empereur de Chine une série d’odieux petits romans
policiers, même signés : Dessaignes, dans les plus basses feuilles
cinématographiques. Je m’inquiète enfin de penser que Picabia
pourrait être à la veille de renoncer à une attitude de
provocation et de rage presque pures, que parfois nous-mêmes avons
trouvé difficile de concilier avec la nôtre, mais qui, du moins en
poésie et en peinture, nous a toujours semblé se défendre
admirablement : S’appliquer à son travail, y apporter le « métier »
sublime, aristocratique, qui n’a jamais empêché l’inspiration
poétique et, seul, permet à une oeuvre de traverser les siècles et
de rester jeune... il faut faire attention... il faut serrer les
rangs et ne pas chercher à se tirer dans les jambes entre
« consciencieux... il faut favoriser l’éclosion de l’idéal, etc.
Même par pitié pour Bifur où ces lignes ont paru, est-ce bien le
Picabia que nous connaissons qui parle ainsi ?

Ceci dit, il nous prend par contre l’envie de rendre à un homme de
qui nous nous sommes trouvés séparés durant de longues années
cette justice que l’expression de sa pensée nous intéresse
toujours, qu’à en juger par ce que nous pouvons lire encore de
lui, ses préoccupations ne nous sont pas devenues étrangères et
que, dans ces conditions, il y a peut-être lieu de penser que
notre mésentente avec lui n’était fondée sur rien de si grave que
nous avons pu croire. Sans doute est-il possible que Tzara qui, au
début de 1922, époque de la liquidation de « Dada » en tant que
mouvement, n’était plus d’accord avec nous sur les moyens
pratiques de poursuivre l’activité commune, ait été victime de
préventions excessives que nous avions, de ce fait, contre lui -
il en avait aussi d’excessives contre nous -et que, lors de la
trop fameuse représentation du Coeur à barbe, pour faire prendre
le tour qu’on sait à notre rupture, il ait suffi de sa part d’un
geste malencontreux sur le sens duquel il déclare - je le sais
depuis peu -que nous nous sommes mépris. (Il faut reconnaître que
la plus grande confusion a toujours été le premier objectif des
spectacles « Dada », que dans l’esprit des organisateurs il ne
s’agissait de rien tant que de porter, entre la scène et la salle,
le malentendu à son comble. Or, nous ne nous trouvions pas tous,
ce soir-là, du même côté). C’est très volontiers, pour ma part,
que j’accepte de m’en tenir à cette version et je ne vois dès lors
aucune autre raison de ne pas insister, auprès de tous ceux qui y
ont été mêlés, pour que ces incidents tombent dans l’oubli. Depuis
qu’ils ont eu lieu, j’estime que l’attitude intellectuelle de
Tzara n’ayant pas cessé d’être nette, ce serait faire preuve
d’étroitesse d’esprit que de ne pas publiquement lui en donner
acte. En ce qui nous concerne, mes amis et moi, nous aimerions
montrer par ce rapprochement que ce qui guide, en toutes
circonstances, notre conduite, n’est nullement le désir sectaire
de faire prévaloir à tout prix un point de vue que nous ne
demandons pas même à Tzara de partager intégralement, mais bien
plutôt le souci de reconnaître la valeur - ce qui est pour nous la
valeur -où elle est. Nous croyons à l’efficacité de la poésie de
Tzara et autant dire que nous la considérons, en dehors du
surréalisme, comme la seule vraiment située. Quand je parle de son
efficacité, j’entends signifier qu’elle est opérante dans le
domaine le plus vaste et qu’elle est un pas marqué aujourd’hui
dans le sens de la délivrance humaine. Quand je dis qu’elle est
située, on comprend que je l’oppose à toutes celles qui pourraient
être aussi bien d’hier et d’avant-hier : au premier rang des
choses que Lautréamont n’a pas rendues complètement impossibles,
il y a la poésie de Tzara. De nos oiseaux venant à peine de
paraître, ce n’est fort heureusement pas le silence de la presse
qui arrêtera sitôt ses méfaits.

Sans donc avoir besoin de demander à Tzara de se ressaisir, nous
voudrions simplement l’engager à rendre son activité plus
manifeste qu’elle ne put être ces dernières années. Le sachant
désireux lui-même d’unir, comme par le passé, ses efforts aux
nôtres, rappelons-lui qu’il écrivait, de son propre aveu, pour
chercher des hommes et rien de plus. À cet égard, qu’il s’en
souvienne, nous étions comme lui. Ne laissons pas croire que nous
nous sommes ainsi trouvés, puis perdus.

Je cherche, autour de nous, avec qui échanger encore, si possible,
un signe d’intelligence, mais non : rien. Peut-être sied-il, tout
au plus, de faire observer à Daumal, qui ouvre dans Le Grand Jeu
une intéressante enquête sur le Diable, que rien ne nous
retiendrait d’approuver une grande partie des déclarations qu’il
signe seul ou avec Lecomte, si nous ne restions sur l’impression
passablement désastreuse de sa faiblesse en une circonstance
donnée ? (36) Il est regrettable, d’autre part, que Daumal ait
évité jusqu’ici de préciser sa position personnelle et, pour la
part de responsabilité qu’il y prend, celle du Grand Jeu à l’égard
du surréalisme. On comprend mal que ce qui tout à coup vaut à
Rimbaud cet excès d’honneur ne vaille pas à Lautréamont la
déification pure et simple. L’incessante contemplation d’une
Évidence noire, gueule absolue, nous sommes d’accord, c’est bien à
cela que nous sommes condamnés. Pour quelles fins mesquines
opposer, dès lors, un groupe à un groupe ? Pourquoi, sinon
vainement pour se distinguer, faire comme si l’on n’avait jamais
entendu parler de Lautréamont ? Mais les grands anti-soleils
noirs, puits de vérité dans la trame essentielle, dans le voile
gris du ciel courbe, vont et viennent et s’aspirent l’un l’autre,
et les hommes les nomment Absences. (Daumal : « Feux à volonté », Le
Grand Jeu, printemps 1929.) Celui qui parle ainsi en ayant le
courage de dire qu’il ne se possède plus, n’a que faire, comme il
ne peut tarder à s’en apercevoir, de se préférer à l’écart de
nous.

Alchimie du verbe : ces mots qu’on va répétant un peu au hasard
aujourd’hui demandent à être pris au pied de la lettre. Si le
chapitre d’Une Saison en enfer qu’ils désignent ne justifie peut-
être pas toute leur ambition, il n’en est pas moins vrai qu’il
peut être tenu le plus authentiquement pour l’amorce de l’activité
difficile qu’aujourd’hui seul le surréalisme poursuit. Il y aurait
de notre part quelque enfantillage littéraire à prétendre que nous
ne devons pas tant à cet illustre texte. L’admirable XIVe siècle
est-il moins grand dans le sens de l’espoir (et, bien entendu, du
désespoir) humain, parce qu’un homme du génie de Flamel reçut
d’une puissance mystérieuse le manuscrit, qui existait déjà, du
livre d’Abraham Juif, ou parce que les secrets d’Hermès n’avaient
pas été complètement perdus ? Je n’en crois rien et j’estime que
les recherches de Flamel, avec tout ce qu’elles présentent
apparemment de réussite concrète, ne perdent rien à avoir été
ainsi aidées et devancées. Tout se passe de même, à notre époque,
comme si quelques hommes venaient d’être mis en possession, par
des voies surnaturelles, d’un recueil singulier dû à la
collaboration de Rimbaud, de Lautréamont et de quelques autres et
qu’une voix leur eût dit, comme à Flamel l’ange : « Regardez bien
ce livre, vous n’y comprenez rien, ni vous, ni beaucoup d’autres,
mais vous y verrez un jour ce que nul n’y saurait voir. (37) » Il
ne dépend plus d’eux de se ravir à cette contemplation. Je demande
qu’on veuille bien observer que les recherches surréalistes
présentent, avec les recherches alchimiques, une remarquable
analogie de but : la pierre philosophale n’est rien autre que ce
qui devait permettre à l’imagination de l’homme de prendre sur
toutes choses une revanche éclatante et nous voici de nouveau,
après des siècles de domestication de l’esprit et de résignation
folle, à tenter d’affranchir définitivement cette imagination par
le long, immense, raisonné dérèglement de tous les sens et le
reste. Nous n’en sommes peut-être qu’à orner modestement les murs
de notre logis de figures qui, tout d’abord, nous semblent belles,
à l’imitation encore de Flamel avant qu’il eût trouvé son premier
agent, sa « matière », son « fourneau ». Il aimait à montrer ainsi un
Roy avec un grand coutelas, qui faisoit tuer en sa présence par
des soldats, grande multitude de petits enfans, les mères desquels
pleuroient aux pieds des impitoyables gendarmes, le sang desquels
petits enfans, estoit puis après recueilly par d’autres soldats,
et mis dans un grand vaisseau, dans lequel le Soleil et la Lune du
ciel venoient se baigner et tout près il y avait un jeune homme
avec des aisles aux talons, ayant une verge caducée en main, de
laquelle il frapoit une salade qui lui couvroit la teste. Contre
iceluy venoit courant et volant à aisles ouverts un grand
vieillard, lequel, sur sa teste avoit une horloge attachée. Ne
dirait-on pas le tableau surréaliste ? Et qui sait si plus loin
nous n’allons pas, à la faveur d’une évidence nouvelle ou non,
nous trouver devant la nécessité de nous servir d’objets tout
nouveaux, ou considérés à tout jamais comme hors d’usage ? Je ne
pense pas forcément qu’on recommencera à avaler des coeurs de
taupes ou à écouter, comme le battement du sien propre, celui de
l’eau qui bout dans une chaudière. Ou plutôt je n’en sais rien,
j’attends. Je sais seulement que l’homme n’est pas au bout de ses
peines et tout ce que je salue est le retour de ce furor duquel
Agrippa distinguait vainement ou non quatre espèces. Avec le
surréalisme, c’est bien uniquement à ce furor que nous avons
affaire. Et qu’on comprenne bien qu’il ne s’agit pas d’un simple
regroupement des mots ou d’une redistribution capricieuse des
images visuelles, mais de la recréation d’un état qui n’ait plus
rien à envier à l’aliénation mentale : les auteurs modernes que je
cite se sont suffisamment expliqués à ce sujet. Que Rimbaud ait
cru bon de s’excuser de ce qu’il appelle ses « sophismes » nous n’en
avons cure ; que cela, selon son expression, se soit passé, voilà
qui n’a pas le moindre intérêt pour nous. Nous ne voyons là qu’une
petite lâcheté très ordinaire, qui ne présume en rien du sort
qu’un certain nombre d’idées peuvent avoir. Je sais aujourd’hui
saluer la beauté : Rimbaud est impardonnable d’avoir voulu nous
faire croire de sa part à une seconde fuite alors qu’il retournait
en prison. -« Alchimie du verbe » : on peut également regretter que
le mot « verbe » soit pris ici dans un sens un peu restrictif et
Rimbaud semble reconnaître, d’ailleurs, que la « vieillerie
poétique » tient trop de place dans cette alchimie. Le verbe est
davantage et il n’est rien moins pour les cabalistes, par exemple,
que ce à l’image de quoi l’âme humaine est créée ; on sait qu’on
l’a fait remonter jusqu’à être le premier exemplaire de la cause
des causes ; il est autant, par là, dans ce que nous craignons que
dans ce que nous écrivons, que dans ce que nous aimons.

Je dis que le surréalisme en est encore à la période des
préparatifs et je me hâte d’ajouter qu’il se peut que cette
période dure aussi longtemps que moi (que moi dans la très faible
mesure où je ne suis pas encore en état d’admettre qu’un nommé
Paul Lucas ait rencontré Flamel à Brousse au commencement du
XVIIe siècle, que le même Flamel, accompagné de sa femme et d’un
fils, ait été vu à l’Opéra en 1761, et qu’il ait fait une courte
apparition à Paris au mois de mai 1819, (époque à laquelle on
raconte qu’il loua une boutique à Paris, 22, rue de Cléry). Le
fait est qu’à grossièrement parler ces préparatifs sont d’ordre
« artistique ». Je prévois toutefois qu’ils prendront fin et
qu’alors les idées bouleversantes que le surréalisme recèle
apparaîtront dans un bruit d’immense déchirement et se donneront
libre carrière. Tout est à attendre de l’aiguillage moderne de
certaines volontés à venir : s’affirmant après les nôtres, elles
se feront plus implacables que les nôtres. De toute manière nous
nous estimerons assez d’avoir contribué à établir l’inanité
scandaleuse de ce qui, encore à notre arrivée, se pensait et
d’avoir soutenu - ne serait-ce que soutenu -qu’il fallait que le
pensé succombât enfin sous le pensable.

Il est permis de se demander qui Rimbaud, en menaçant de stupeur
et de folie ceux qui entreprendraient de marcher sur ces traces,
souhaitait au juste décourager. Lautréamont commence par prévenir
le lecteur qu’à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique
rigoureuse et une tension d’esprit au moins égale à sa défiance,
les émanations mortelles de ce livre - Les Chants de Maldoror -
imbiberont son âme, comme l’eau le sucre, mais il prend soin
d’ajouter que quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans
danger. Cette question de la malédiction, qui n’a guère prêté
jusqu’ici qu’à des commentaires ironiques ou étourdis, est plus
que jamais d’actualité. Le surréalisme a tout à perdre à vouloir
éloigner de lui-même cette malédiction. Il importe de réitérer et
de maintenir ici le « Maranatha » des alchimistes, placé au seuil de
l’oeuvre pour arrêter les profanes. C’est même là ce qu’il me
paraît le plus urgent de faire comprendre à quelques-uns de nos
amis qui me paraissent un peu trop préoccupés de la vente et du
placement de leurs tableaux, par exemple. J’aimerais assez,
écrivait récemment Nougé, que ceux d’entre nous dont le nom
commence à marquer un peu, l’effacent. Sans bien savoir à qui il
pense, j’estime en tout cas que ce n’est pas trop demander aux uns
et aux autres que de cesser de s’exhiber complaisamment et de se
produire sur les tréteaux. L’approbation du public est à fuir par-
dessus tout. Il faut absolument empêcher le public d’entrer si
l’on veut éviter la confusion. J’ajoute qu’il faut le tenir
exaspéré à la porte par un système de défis et de provocations.

Je Demande L’Occultation Profonde, Véritable Du Surréalisme. (38)

Je proclame, en cette matière, le droit à l’absolue sévérité. Pas
de concessions au monde et pas de grâce. Le terrible marché en
main.

À bas ceux qui distribueraient le pain maudit aux oiseaux.

Tout homme qui, désireux d’atteindre le but suprême de l’âme, part
pour aller demander des Oracles, lit-on dans le Troisième Livre de
la Magie, doit, pour y arriver, détacher entièrement son esprit
des choses vulgaires, il doit le purifier de toute maladie,
faiblesse d’esprit, malice ou semblables défauts, et de toute
condition contraire à la raison qui la suit, comme la rouille suit
le fer et le Quatrième Livre précise énergiquement que la
révélation attendue exige encore que l’on se tienne en un endroit
pur et clair, tendu partout de tentures blanches et qu’on
n’affronte aussi bien les mauvais Esprits que les bons que dans la
mesure de la « dignification » à laquelle on est parvenu. Il insiste
sur le fait que le livre des mauvais Esprits est fait d’un papier
très pur qui n’a jamais servi à quelque autre usage et qu’on nomme
communément parchemin vierge.

Il n’est pas d’exemple que les mages aient peu tenu à l’état de
propreté éclatante de leurs vêtements et de leur âme et je ne
comprendrais pas qu’attendant ce que nous attendons de certaines
pratiques d’alchimie mentale nous acceptions de nous montrer, sur
ce point, moins exigeants qu’eux. Voilà pourtant ce qui nous est
le plus âprement reproché et ce que, moins que tout autre, paraît
disposé à nous passer M. Bataille qui mène à l’heure actuelle,
dans la revue Documents, une plaisante campagne contre ce qu’il
appelle « la soif sordide de toutes les intégrités ». M. Bataille
m’intéresse uniquement dans la mesure où il se flatte d’opposer à
la dure discipline de l’esprit à quoi nous entendons bel et bien
tout soumettre - et nous ne voyons pas d’inconvénient à ce que
Hegel en soit rendu principalement responsable -une discipline qui
ne parvient pas même à paraître plus lâche, car elle tend à être
celle du non-esprit (et c’est d’ailleurs là que Hegel l’attend).
M. Bataille fait profession de ne vouloir considérer au monde que
ce qu’il y a de plus vil, de plus décourageant et de plus corrompu
et il invite l’homme, pour éviter de se rendre utile à quoi que ce
soit de déterminé, « à courir absurdement avec lui - les yeux tout
à coup devenus troubles et chargés d’inavouables larmes -vers
quelques provinciales maisons hantées, plus vilaines que des
mouches, plus vicieuses, plus rances que des salons de coiffure ».
S’il m’arrive de rapporter de tels propos, c’est qu’ils ne me
paraissent pas engager seulement M. Bataille mais encore ceux des
anciens surréalistes qui ont voulu avoir leurs coudées libres pour
se commettre un peu partout. Peut-être M. Bataille est-il de force
à les grouper et qu’il y parvienne, à mon sens, sera très
intéressant. Prenant le départ pour la course que, nous venons de
le voir, M. Bataille organise, il y a déjà : MM. Desnos, Leiris,
Limbour, Masson et Vitrac : on ne s’explique pas que M. Ribemont-
Dessaignes, par exemple, ne soit pas encore là. Je dis qu’il est
extrêmement significatif de voir à nouveau s’assembler tous ceux
qu’une tare quelconque a éloignés d’une première activité définie
parce qu’il est très probable qu’ils n’ont que leurs
mécontentements à mettre en commun. Je m’amuse d’ailleurs à penser
qu’on ne peut sortir du surréalisme sans tomber sur M. Bataille,
tant il est vrai que le dégoût de la rigueur ne sait se traduire
que par une soumission nouvelle à la rigueur.

Avec M. Bataille, rien que de très connu, nous assistons à un
retour offensif du vieux matérialisme antidialectique qui tente,
cette fois, de se frayer gratuitement un chemin à travers Freud.
Matérialisme, dit-il, interprétation directe, excluant tout
idéalisme, des phénomènes bruts, matérialisme qui, pour ne pas
être regardé comme un idéalisme gâteux, devra être fondé
immédiatement sur les phénomènes économiques et sociaux. Comme on
ne précise pas ici « matérialisme historique » (et d’ailleurs
comment le pourrait-on faire ?) nous sommes bien obligés
d’observer qu’au point de vue philosophique de l’expression, c’est
vague et qu’au point de vue poétique de la nouveauté, c’est nul.

Ce qui est moins vague, c’est le sort que M. Bataille entend faire
à un petit nombre d’idées particulières qu’il a et dont, étant
donné leur caractère, il s’agira de savoir si elles ne relèvent
pas de la médecine ou de l’exorcisme, car, pour ce qui est de
l’apparition de la mouche sur le nez de l’orateur (Georges
Bataille : « Figure humaine », Documents, n° 4), argument suprême
contre le moi, nous connaissons l’antienne pascalienne et
imbécile ; il y a longtemps que Lautréamont en a fait justice :
L’esprit du plus grand homme (soulignons trois fois : plus grand
homme) n’est pas si dépendant qu’il soit sujet à être troublé par
le moindre bruit du Tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne
faut pas le silence d’un canon pour empêcher ses pensées. Il ne
faut pas le bruit d’une girouette, d’une poulie. La mouche ne
raisonne pas bien à présent. Un homme bourdonne à ses oreilles.
L’homme qui pense, aussi bien que sur le sommet d’une montagne,
peut se poser sur le nez de la mouche. Nous ne parlons si
longuement des mouches que parce que M. Bataille aime les mouches.
Nous, non : nous aimons la mitre des anciens évocateurs, la mitre
de lin pur à la partie antérieure de laquelle était fixée une lame
d’or et sur laquelle les mouches ne se posaient pas, parce qu’on
avait fait des ablutions pour les chasser. Le malheur pour
M. Bataille est qu’il raisonne : certes il raisonne comme
quelqu’un qui a « une mouche sur le nez », ce qui le rapproche
plutôt du mort que du vivant, mais il raisonne. Il cherche, en
s’aidant du petit mécanisme qui n’est pas encore tout à fait
détraqué en lui, à faire partager ses obsessions : c’est même par
là qu’il ne peut prétendre, quoi qu’il en dise, s’opposer comme
une brute à tout système. Le cas de M. Bataille présente ceci de
paradoxal et pour lui de gênant que sa phobie de « l’idée », à
partir du moment où il entreprend de la communiquer, ne peut
prendre qu’un tour idéologique. Un état de déficit conscient à
forme généralisatrice, diraient les médecins. Voici, en effet,
quelqu’un qui pose en principe que l’horreur n’entraîne aucune
complaisance pathologique et joue uniquement le rôle du fumier
dans la croissance végétale, fumier d’odeur suffocante sans doute
mais salubre à la plante. Cette idée, sous son apparence
infiniment banale, est, à elle seule, malhonnête ou pathologique
(il resterait à prouver que Lulle, et Berkeley, et Hegel, et
Rabbe, et Baudelaire, et Rimbaud, et Marx, et Lénine se sont, très
particulièrement, conduits dans la vie comme des porcs). Il est à
remarquer que M. Bataille fait un abus délirant des adjectifs :
souillé, sénile, rance, sordide, égrillard, gâteux, et que ces
mots, loin de lui servir à décrier un état de choses
insupportable, sont ceux par lesquels s’exprime le plus
lyriquement sa délectation. Le « balai innommable » dont parle Jarry
étant tombé dans son assiette, M. Bataille se déclare enchanté.
(39) Lui qui, durant les heures du jour, promène sur de vieux et
parfois charmants manuscrits des doigts prudents de bibliothécaire
(on sait qu’il exerce cette profession à la Bibliothèque
Nationale), se repaît la nuit des immondices dont, à son image, il
voudrait les voir chargés : témoin cette Apocalypse de Saint-Sever
à laquelle il a consacré un article dans le numéro 2 de Documents,
article qui est le type parfait du faux témoignage. Qu’on veuille
bien se reporter, par exemple, à la planche du « Déluge » reproduite
dans ce numéro, et qu’on me dise si objectivement un sentiment
jovial et inattendu apparaît avec la chèvre qui figure au bas de
la page et avec le corbeau dont le bec est plongé dans la viande
(ici M. Bataille s’exalte) d’une tête humaine. Prêter une
apparence humaine à des éléments architecturaux, comme il le fait
tout le long de cette étude et ailleurs, est encore, et rien de
plus, un signe classique de psychasthénie. À la vérité,
M. Bataille est seulement très fatigué et, quand il se livre à
cette constatation pour lui renversante que l’intérieur d’une rose
ne répond pas du tout à sa beauté extérieure, que si l’on arrache
jusqu’au dernier les pétales de la corolle, il ne reste plus
qu’une touffe d’aspect sordide, il ne parvient qu’à me faire
sourire au souvenir de ce conte d’Alphonse Allais dans lequel un
sultan a si bien épuisé tous les sujets de distraction que,
désespéré de le voir succomber à l’ennui, son grand vizir ne
trouve plus à lui amener qu’une jeune fille très belle qui se met
à danser, chargée d’abord de voiles, pour lui seul. Elle est si
belle que le sultan ordonne que chaque fois qu’elle s’arrête on
fasse tomber un de ses voiles. Elle n’est pas plus tôt nue que le
sultan fait encore signe, paresseusement, qu’on la dénude : on se
hâte de l’écorcher vive. Il n’en est pas moins vrai que la rose,
privée de ses pétales, reste la rose et d’ailleurs, dans
l’histoire précédente, la bayadère continue à danser.

Que si l’on m’oppose encore le geste confondant du marquis de Sade
enfermé avec les fous, se faisant porter les plus belles roses
pour en effeuiller les pétales sur le purin d’une fosse, je
répondrai que pour que cet acte de protestation perde son
extraordinaire portée, il suffirait qu’il soit le fait, non d’un
homme qui a passé pour ses idées vingt-sept années de sa vie en
prison, mais d’un « assis » de bibliothèque. Tout porte à croire, en
effet, que Sade, dont la volonté d’affranchissement moral et
social, contrairement à celle de M. Bataille, est hors de cause,
pour obliger l’esprit humain à secouer ses chaînes, a seulement
voulu par là s’en prendre à l’idole poétique, à cette « vertu » de
convention qui, bon gré, mal gré, fait d’une fleur, dans la mesure
même où chacun peut l’offrir, le véhicule brillant des sentiments
les plus nobles comme les plus bas. Il convient, du reste, de
réserver l’appréciation d’un tel fait qui, même s’il n’est pas
purement légendaire, ne saurait en rien infirmer la parfaite
intégrité de la pensée et de la vie de Sade et le besoin héroïque
qu’il eut de créer un ordre de choses qui ne dépendît pour ainsi
dire pas de tout ce qui avait eu lieu avant lui.

Le surréalisme est moins disposé que jamais à se passer de cette
intégrité, à se contenter de ce que les uns et les autres, entre
deux petites trahisons qu’ils croient autoriser de l’obscur, de
l’odieux prétexte qu’il faut bien vivre, lui abandonnent. Nous
n’avons que faire de cette aumône de « talents ». Ce que nous
demandons est, pensons-nous, de nature à entraîner un
consentement, un refus total et non à se payer de mots, à
s’entretenir d’espoirs velléitaires. Veut-on, oui ou non, tout
risquer pour la seule joie d’apercevoir au loin, tout au fond du
creuset où nous proposons de jeter nos pauvres commodités, ce qui
nous reste de bonne réputation et nos doutes, pêle-mêle avec la
jolie verrerie « sensible », l’idée radicale d’impuissance et la
niaiserie de nos prétendus devoirs, la lumière qui cessera d’être
défaillante ?

Nous disons que l’opération surréaliste n’a chance d’être menée à
bien que si elle s’effectue dans des conditions d’asepsie morale
dont il est encore très peu d’hommes à vouloir entendre parler.
Sans elles il est pourtant impossible d’arrêter ce cancer de
l’esprit qui réside dans le fait de penser par trop
douloureusement que certaines choses « sont », alors que d’autres,
qui pourraient si bien être, « ne sont pas ». Nous avons avancé
qu’elles doivent se confondre, ou singulièrement s’intercepter, à
la limite. Il s’agit, non d’en rester là, mais de ne pouvoir faire
moins que de tendre désespérément à cette limite.

L’homme, qui s’intimiderait à tort de quelques monstrueux échecs
historiques, est encore libre de croire à sa liberté. Il est son
maître, en dépit des vieux nuages qui passent et de ses forces
aveugles qui butent. N’a-t-il pas le sens de la courte beauté
dérobée et de l’accessible et longue beauté dérobable ? La clé de
l’amour, que le poète disait avoir trouvée, lui aussi, qu’il
cherche bien : il l’a. Il ne tient qu’à lui de s’élever au-dessus
du sentiment passager de vivre dangereusement et de mourir. Qu’il
use, au mépris de toutes les prohibitions, de l’arme vengeresse de
l’idée contre la bestialité de tous les êtres et de toutes les
choses et qu’un jour, vaincu - mais vaincu seulement si le monde
est monde -il accueille la décharge de ses tristes fusils comme un
feu de salve.

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