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Comment Trotsky critiquait le courant trotskyste de France sur la question syndicale

mardi 16 novembre 2010, par Robert Paris

Œuvres - Janvier 1931

Léon Trotsky

Les erreurs des éléments droitiers de la Ligue dans la question syndicale
Quelques remarques préliminaires

4 janvier 1931

Présentation

Ce texte a été publié dans La Vérité, n° 71, du 16 janvier 1931. La "question syndicale" était en fait discutée depuis les débuts mêmes de la Ligue. Dans le numéro du 1° novembre, Trotsky avait ouvert le débat par un article intitulé "Syndicalisme et communisme" ; Charbit et Rosmer avaient à leur tour apporté leur contribution les semaines suivantes. Le 6 décembre 1929, Pierre Frank, sous le titre : "Pour une fraction des communistes oppositionnels", écrivait : "

Le travail essentiel (de la ligue) est de redresser le parti et, dans quelque domaine que ce soit, son action doit être orientée dans ce but ( ... ). Pour nous, il est illusoire de prétendre redresser le mouvement syndical indépendamment de l’existence d’une organisation politique, parti ou fraction. Les tentatives en ce sens aboutiraient peut être à un mouvement syndicaliste révolutionnaire français."

Il soulignait à ce propos l’absence de liaisons internationales des oppositionnels de la C.G.T.U. Confondant, en fait, parti et syndicat, il prenait position contre la construction d’une tendance révolutionnaire dans le syndicat, en même temps que pour celle d’une fraction contrôlée par l’opposition, alors que, selon Trotsky, la fraction pouvait parfaitement vivre au sein de la tendance. La polémique se poursuivait dans les colonnes de La Vérité contre Monatte et Chambelland : "Qu’est ce que le centrisme ?" (27 juin 1930), "Monatte, avocat des social patriotes" (6 février 1931), "Contribution à la discussion sur le problème de l’unité" (17 avril 1931) sont les textes principaux écrits par Trotsky à ce propos. Nous avons retenu "Les erreurs des éléments droitiers... ", dirigé ouvertement contre les "droitiers" de la Ligue, en l’occurrence Gourget et Collinet.
I

Si l’édifice théorique de l’économie politique du marxisme s’appuie entièrement sur la conception de la valeur comme du travail matérialisé, la politique révolutionnaire du marxisme s’appuie, elle, sur la conception du parti comme avant garde du prolétariat.

Quelles que soient les sources sociales et les causes politiques des fautes et des déviations opportunistes, idéologiquement, elles se ramènent toujours à une compréhension erronée du parti révolutionnaire, de ses relations avec les autres organisations prolétariennes et avec la classe tout entière.
II

La conception du parti comme avant garde prolétarienne suppose son indépendance pleine et inconditionnelle à l’égard de toutes les autres organisations. Les différents accords (bloc, coalition, compromis) avec les autres organisations, inévitables au cours de la lutte de classes, ne sont admissibles qu’à la condition que le parti montre toujours son vrai visage, marche toujours sous son propre drapeau, agisse sous son propre nom et explique clairement aux masses dans quels buts et dans quelles limites il conclut l’accord donné.
III

A la base de toutes les oscillations et de toutes les erreurs de la direction de l’I.C., nous retrouvons une compréhension erronée de la nature du parti et de ses tâches. La théorie stalinienne du "parti bipartite [1]" contredit l’A.B.C. du marxisme. Le fait que l’I.C. officielle ait toléré cette théorie pendant plusieurs années et ne l’ait pas encore aujourd’hui condamnée avec la fermeté nécessaire est le signe le plus net du caractère vicié de toute la doctrine officielle de l’I.C.
IV

Le crime fondamental de la bureaucratie centriste en U.R.S.S. est sa position fausse en ce qui concerne le parti. La fraction stalinienne tend à inclure administrativement dans les rangs du parti toute la classe ouvrière. Le parti cesse d’être l’avant garde, c’est à dire la sélection volontaire des ouvriers les plus avancés, les plus conscients, les plus dévoués et les plus actifs. Le parti se confond avec la classe telle qu’elle est et perd sa force de résistance à l’égard de l’appareil bureaucratique. D’autre part, les brandlériens et autres suiveurs de la bureaucratie centriste justifient le régime stalinien du parti par l’argument philistin de l’ "ignorance" du prolétariat russe, identifiant de cette manière le parti et la classe, c’est à dire liquidant théoriquement le parti comme Staline le liquide pratiquement.
V

La base de la funeste politique de l’I.C. en Chine était la renonciation à un parti indépendant. Les accords pratiques avec le Kuomintang étaient inévitables pendant une certaine période. L’entrée du P.C. dans le Kuomintang fut une erreur fatale. Plus tard, cette erreur s’est révélée un des plus grands crimes de l’histoire. Le P.C. chinois ne fut créé que pour céder son autorité au Kuomintang. D’avant garde du prolétariat, il se transforma en appendice de la bourgeoisie [2].
VI

La funeste expérience du comité anglo russe reposait entièrement sur l’abandon de l’indépendance du P.C. britannique. Pour que les syndicats soviétiques puissent maintenir le bloc avec les briseurs de grève du Conseil Général, dans l’intérêt d’Etat de l’U.R.S.S., disait on, il fallut priver le P.C. britannique de toute indépendance. Ce résultat fut obtenu par la dissolution effective du parti au sein du "mouvement minoritaire", c’est à dire de l’opposition de gauche dans les trade unions.
VII

L’expérience du comité anglo russe fut malheureusement la moins comprise, même dans les groupes de l’opposition de gauche. Notre exigence de la rupture avec les briseurs de grève apparaissait même dans nos rangs, à quelques uns, comme du sectarisme ; chez Monatte, notamment, c’est dans la question du comité anglo russe que s’est manifesté le plus clairement le péché originel qui devait le conduire dans les bras de Dumoulin. Cette question est pourtant importante du point de vue de ses conséquences : le communisme dans son ensemble, ni l’opposition de gauche en particulier ne pourront se frayer un large chemin s’ils n’ont clairement compris ce qui s’est passé en Angleterre en 1925-26.
VIII

Staline, Boukharine, Zinoviev dans cette question, ils étaient tous solidaires, tout au moins au début ont tenté de substituer au faible P.C. britannique un "courant plus large" qui avait à sa tête, à vrai dire, non des membres du parti, mais des "amis", presque communistes, en tout cas de braves gens et de bonnes relations. Les braves gens, les "chefs" solides ne voulaient pas, bien entendu, se soumettre à la direction d’un faible petit parti communiste. C’était leur droit absolu ; le parti ne peut obliger personne à se soumettre à lui. Les accords entre les communistes et les dirigeants "de gauche", Purcell, Hicks, Cook, sur la base des tâches particulières du mouvement trade unioniste, étaient, bien entendu, tout à fait possibles et dans certains cas indispensables. Mais à une seule condition : le P.C. devait conserver son indépendance complète, y compris au sein des trade unions, agir en son propre nom dans toutes les questions principales, critiquer lorsqu’il le jugeait nécessaire ses alliés "de gauche" et conquérir ainsi pas à pas la confiance des masses [3].

Cette voie, la seule possible, semblait pourtant trop longue et trop incertaine aux bureaucrates de l’l.C. Ils considéraient que, par une action personnelle sur Purcell, Hicks, Cook et les autres, par des conversations de couloir, par des lettres, dans des banquets, par des tapes amicales dans le dos, en se concertant pour s’entendre à l’amiable, ils pourraient entraîner graduellement et presque insensiblement l’opposition de gauche, le "courant large", dans le lit de l’I.C. Pour garantir plus sûrement un tel succès, il ne fallait ni ennuyer, ni exaspérer, ni mécontenter les chers petits amis Purcell, Hicks et Cook par de petites chicanes, par une critique opportuniste ou une intransigeance sectaire. Partant du principe qu’une des tâches du P.C. consistait précisément à ne pas laisser tranquilles, mais au contraire à secouer les centristes et demi centristes, il fallait prendre une décision radicale en subordonnant en fait le P.C. au mouvement minoritaire. Sur la scène des trade unions n’apparaissaient que les dirigeants du mouvement : le P.C. britannique n’existait plus aux yeux des masses.
IX

Qu’a exigé, dans cette question, l’opposition de gauche russe ? Tout d’abord, que soit rendue au P.C. britannique son indépendance complète à l’égard des trade unions. Nous affirmions que c’était seulement sous l’influence des mots d’ordre indépendants du parti, sous l’influence de sa critique ouverte, que le mouvement minoritaire pourrait prendre forme, apprécier plus clairement ses tâches, remplacer ses dirigeants, se consolider dans les trade unions tout en renforçant la position du communisme.

Qu’ont répondu à cette critique Staline, Boukharine, Lozovsky et Cie ?

"Vous voulez pousser le P.C. britannique sur la voie du sectarisme. Vous voulez repousser dans le camp ennemi Purcell, Hicks et Cook. Vous voulez rompre avec le mouvement minoritaire."

Qu’a répliqué l’opposition de gauche ?

"Si Purcell et Hicks rompent avec nous, non parce que nous exigeons d’eux qu’ils se transforment immédiatement en communistes personne n’exige cela mais parce que nous mêmes voulons rester communistes, cela signifiera que Purcell et Cie ne sont pas des amis, mais des ennemis. masqués. Plus vite ils montreront leur véritable nature, mieux ce sera pour les masses. Nous ne voulons absolument pas rompre avec le mouvement minoritaire. Au contraire, nous pensons qu’il faut lui manifester la plus grande attention. Le plus petit pas en avant avec la masse ou une partie de la masse est plus précieux qu’une douzaine de programmes abstraits de cercles d’intellectuels, mais l’attention prêtée aux masses n’a rien à voir avec la capitulation devant ses chefs ou demi chefs provisoires. La masse a besoin d’une orientation et de mots d’ordre justes. Or cela exclut toute conciliation dans le domaine théorique et toute protection accordée aux confusionnistes qui exploitent l’ignorance des masses."

X

Quels furent les résultats de l’expérience britannique de Staline ? Le mouvement minoritaire, embrassant presque un million d’ouvriers, donnait beaucoup d’espoirs, mais portait en lui les germes de sa destruction. Les masses ne connaissaient comme chefs du mouvement que Purcell, Hicks, Cook, à qui Moscou apportait d’ailleurs sa garantie. Ces amis "gauchistes", à la première épreuve sérieuse, ont honteusement trahi le prolétariat. Les ouvriers révolutionnaires ont été désorientés, sont tombés dans l’apathie et ont reporté sur le P.C. lui même leur déception, alors que le parti n’avait constitué qu’un élément passif dans ce mécanisme de trahison. Le mouvement minoritaire disparut presque totalement : le P.C. retourna à l’état de secte impuissante. Ainsi, par suite d’une fausse conception du parti, le plus grand mouvement du prolétariat anglais, qui déclencha la grève générale, non seulement n’a pas réussi à ébranler l’appareil de la bureaucratie réactionnaire, mais l’a au contraire renforcé et a compromis pour longtemps le communisme en Grande Bretagne.
XI

Une des sources psychologiques de l’opportunisme consiste en une impatience superficielle, un manque de confiance dans les progrès graduels de l’influence du parti, un désir de conquérir les masses par des manœuvres d’organisation ou une diplomatie personnelle. De là découlent la politique de combinaisons de couloirs, la politique du laisser faire, de l’étouffement, du renoncement à soi même, de l’adaptation aux idées et aux mots d’ordre d’autrui et enfin le passage complet sur les positions de l’opportunisme. Dans la subordination du P.C. au Kuomintang en Chine, dans la création des partis ouvriers et paysans aux Indes, dans la subordination du parti britannique au mouvement minoritaire, dans tous ces phénomènes se retrouve la même méthode de combinaisons bureaucratiques qui commence par une impatience révolutionnaire superficielle et finit par la trahison opportuniste. C’est, entre autres, pourquoi nous avons constamment insisté ces dernières années sur l’énorme importance de ces exemples de stratégie de l’I.C. du point de vue de l’éducation. Il faut les étudier et, à chaque nouvelle épreuve, les contrôler à nouveau complètement, par seulement pour condamner fautes et crimes historiques, mais pour apprendre à discerner des erreurs identiques dans une nouvelle situation, lorsqu’elles ne sont encore que prévisibles et, par conséquent, lorsqu’on peut encore les éviter.
XII

Il faut le dire carrément : les erreurs de quelques oppositionnels français, membres de la Ligue, dans la question syndicale, révèlent de surprenants traits de ressemblance avec la funeste expérience britannique. Seulement, l’échelle des erreurs, en France, est pour le moment beaucoup plus réduite et ce n’est pas sur la base d’un mouvement de masse qu’elles sont commises. Cela permet à certains camarades de ne pas les remarquer ou de sous estimer leur importance de principe. Cependant, si la Ligue devait permettre également, à l’avenir, que son travail syndical soit mené par des méthodes élaborées par la majorité de l’ancienne direction, les idées et le drapeau de l’opposition de gauche en seraient compromis en France pour longtemps.

Il eût été criminel de fermer les yeux. Puisqu’on n’a pas réussi à redresser ces erreurs à leur stade initial par des conseils et des mises en garde personnelles, il reste à désigner ouvertement les erreurs et leurs auteurs, afin de redresser la politique par des efforts collectifs.
XIII

A partir d’avril 1930, la Ligue a, en effet, renoncé à mener dans les syndicats un travail indépendant, au profit de l’Opposition Unitaire qui veut elle même avoir sa plate forme particulière, sa direction et sa politique [4]. Dans ces limites, l’analogie est frappante avec l’expérience du mouvement minoritaire en Angleterre. Il faut pourtant dire que dans les conditions françaises quelques traits ont rendu dès le début cette expérience plus dangereuse encore. En Angleterre, le mouvement minoritaire en entier fut plus à gauche que la direction officielle des trade unions. Peut on en dire autant de l’Opposition Unitaire ? Non. Il y a dans ses rangs des éléments qui tendent manifestement vers l’opposition de droite, c’est à dire vers le réformisme, et dont le poids ne nous apparait pas encore clairement.

La principale force de l’Opposition Unitaire est la fédération unitaire de l’enseignement [5]. En France, les enseignants ont de tout temps joué un rôle important dans le mouvement socialiste, syndicaliste et communiste. Parmi les membres de l’enseignement, nous trouverons sans doute beaucoup d’amis. Toutefois, la fédération dans son entier n’est pas une fédération prolétarienne. Par sa composition sociale, la fédération de l’enseignement peut fournir de très bons agitateurs, des journalistes, des personnalités. Mais elle ne peut pas devenir la base d’un mouvement syndical. Tous ses documents témoignent de l’insuffisante clarté de sa pensée politique. Son congrès de Marseille a démontré que les membres de l’enseignement oscillent dans un triangle compris entre le cours officiel, l’opposition de droite et l’opposition de gauche [6]. Nous aurions rendu le plus mauvais des services aux membres de l’enseignement comme au mouvement prolétarien dans son ensemble si nous avions couvert leurs fautes, leurs oscillations, leur imprécision. Malheureusement, telle fut, jusqu’à ces derniers jours, la politique de la rédaction de La Vérité une politique de laisser faire et ce n’était pas par hasard.
XIV

"Vous voulez donc rompre avec l’Opposition Unitaire ?" Poser ainsi la question signifierait que les communistes en tant que tels ne peuvent participer au travail de l’Opposition Unitaire. Mais si c’était vrai, cela aurait signifié tout simplement que l’Opposition Unitaire était une organisation d’ennemis masqués du communisme. Heureusement, il n’en est pas ainsi. L’Opposition Unitaire tout entière n’est ni une organisation communiste ni une organisation anti­communiste, parce qu’elle est hétérogène. Nous devons compter avec cette hétérogénéité dans notre action pratique. Nous pouvons et nous devons manifester la plus grande attention aux groupes et même aux individus qui s’orientent vers le marxisme [7]. Mais à une condition : que, devant les ouvriers et les syndicats, nous agissions au nom de la Ligue communiste, sans admettre aucune censure de nos actions, excepté le contrôle de la Ligue elle même ou du parti tout entier, après le rétablissement de l’unité des rangs communistes.
XV

Dans les rangs de l’Opposition Unitaire se trouvent incontestablement des éléments qui sympathisent beaucoup avec l’opposition de gauche sans être toutefois membres de la Ligue : il faut les rassembler sous notre drapeau. Il y a des éléments non définis qui désirent de toutes leurs forces rester dans cette situation et s’en font une plate forme. Avec eux, nous pouvons conclure des accords tactiques, sur une base définie, tout en conservant une pleine liberté de critique réciproque. Enfin, dans les rangs de l’Opposition Unitaire se trouvent aussi, incontestablement, des éléments étrangers qui s’y sont fourvoyés ou y ont pénétré comme racoleurs pour le compte du réformisme. Ils utilisent l’obscurité pour apporter la décomposition. Plus vite ils seront démasqués et éliminés, tant mieux cela sera pour la cause [8].
XVI

Mais nous sommes, n’est ce pas, pour le travail en commun avec tous les ouvriers, dans les syndicats, sans tenir compte de leurs conceptions philosophiques et politiques ? Certes, mais l’Opposition Unitaire n’est pas une organisation syndicale, c’est une fraction politique ayant pour tâche d’influencer le mouvement syndical. Laissons Monatte et ses amis les popistes agir sous un masque. Les révolutionnaires, eux, agissent ouvertement devant les ouvriers. Dans l’Opposition Unitaire, nous ne pouvons travailler qu’avec ceux qui vont au coude à coude avec nous, dans la même direction que nous, même s’ils ne vont pas jusqu’au bout de notre chemin.
XVII

Certains camarades insistent surtout sur le fait que les communistes doivent lutter pour leur influence dans les syndicats au niveau des idées et non par des moyens matériels. Cette idée, qui peut paraître incontestable, est souvent transformée en lieu commun et vidée de tout contenu. La bureaucratie centriste, elle aussi, déclare bien souvent, et tout à fait sincèrement, que sa tâche est d’influencer par les idées, et non d’exercer une pression matérielle...

Toute la question réside en fin de compte dans l’orientation politique et économique, dans les mots d’ordre et le programme d’action. Si l’orientation est juste, si les mots d’ordre correspondent aux nécessités du moment, alors les masses dans les syndicats n’éprouvent aucune impression de "contrainte". Au contraire, si l’orientation est fausse, si on proclame une politique d’assaut révolutionnaire dans un moment de reflux politique et vice versa, alors il est inévitable que la masse prenne un tel mot d’ordre comme une violence qu’on lui fait subir. La question se résume par conséquent en ces termes : les arguments théoriques de l’opposition de gauche sont ils suffisamment sérieux et profonds, ses cadres sont ils suffisamment éduqués pour apprécier justement la situation et mettre en avant les mots d’ordre correspondants ? Tout cela doit encore être vérifié dans la pratique [9]. Mais, pour cette raison même, il est moins admissible encore de notre part de passer sous silence ou de sous estimer les erreurs et les fautes de nos alliés provisoires et les nôtres.
XVIII

Certains membres de la Ligue, bien que cela paraisse incroyable, protestent contre l’intention inavouée qui serait la nôtre de subordonner l’Opposition Unitaire à la Ligue. Ils ne se rendent pas compte qu’ils s’appuient sur la misérable argumentation que Monatte lance contre le communisme tout entier. Pratiquement, la chose se résume en ce que quelques camarades, travaillant dans les syndicats, veulent avoir pour eux mêmes une pleine indépendance à l’égard de la Ligue ; considérant que par leurs manœuvres, leurs indications et leur diplomatie personnelle ils aboutiront à des résultats que la Ligue n’est pas capable d’atteindre par un travail collectif. D’autres camarades, qui désirent pour eux mêmes dans la presse une indépendance semblable, accueillent favorablement ces tendances. La question se pose : pourquoi ces camarades sont ils entrés dans la Ligue, s’ils n’ont pas confiance en elle ?
XIX

Où en est on, en réalité, avec la "subordination" de l’Opposition Unitaire ? Cette question même est fausse. A la Ligue ne sont subordonnés que ses membres. Tant que la majorité de l’Opposition Unitaire n’est pas membre de la Ligue, il ne peut s’agir que de persuasion, de compromis, de bloc, mais pas de subordination. En vérité, les ennemis de la prétendue subordination de l’Opposition Unitaire à la Ligue exigent la subordination effective de la Ligue à l’Opposition Unitaire. Telle était précisément la situation jusqu’à ce jour. Dans son travail syndical, c’est à dire dans son travail le plus important, la Ligue est subordonnée à l’Opposition Unitaire au bénéfice de laquelle elle a renoncé à toute indépendance. Les marxistes ne peuvent et ne doivent pas tolérer une telle politique un jour de plus.
XX

Certains camarades dirigeants qui ont obstinément mené jusqu’à hier une politique de capitulation déclarent aujourd’hui qu’ils sont "complètement d’accord" avec la nécessité de transformer l’Opposition Unitaire en bloc. En vérité, ils veulent se contenter d’un changement de nom. Plus vite ils "se sont mis d’accord" avec la critique marxiste, plus ils mènent, en vérité, une lutte pour que tout reste comme auparavant. Ils veulent tout simplement exploiter la phraséologie de la critique marxiste pour couvrir l’ancienne politique. Ces méthodes ne sont pas nouvelles, mais le temps ne les rend pas plus attrayantes. Une organisation révolutionnaire serait corrompue pour longtemps, sinon pour toujours, par un poison de duplicité et de fausseté, si elle permettait de masquer une politique opportuniste sous une phraséologie révolutionnaire. Espérons fermement que la Ligue ne permettra pas cela.

Prinkipo, 4 janvier 1931

Notes

[1] Dans la période "droitière" qui précéda la "troisième", l’I.C. s’était efforcée de construire dans toute une série de pays coloniaux ou semi coloniaux des "partis ouvriers et paysans". Pour la critique de cette politique voir le livre de Trotsky : L’I.C. après Lénine.

[2] Dans cet article dirigé contre l’absence de politique de la Ligue dans l’Opposition Unitaire, la comparaison avec l’attitude de l’I.C. en Chine fit bondir les "droitiers", qui reprochèrent à Trotsky d’esquisser une analogie entre Tchang Kaï chek, leader du Kuomintang avant d’être le bourreau des communistes chinois, et... Maurice Dommanget, leader de l’Opposition Unitaire. En fait, rien ne permet de penser que Trotsky était allé plus loin que cette comparaison entre des attitudes initialement proches l’une de l’autre.

[3] Les "droitiers" protestèrent également contre cette analogie avec l’attitude des communistes britanniques dans le "mouvement minoritaire" : à la première conférence de l’Opposition Unitaire, Gourget et Collinet étaient intervenus pour défendre, contre le rapport de Dommanget, qu’ils jugeaient "insuffisant", les conceptions de la Ligue dont ils étaient membres. Tous deux avaient d’ailleurs été l’objet d’attaques de membres de l’Opposition Unitaire, qui les rendaient responsables de ce qu’ils appelaient l’"ingérence" de la Ligue dans leur organisation.

[4] C’est dans La Vérité n°34 du I° mai 1930 qu’avait paru le "Manifeste de la fédération unitaire de l’enseignement pour une Opposition Unitaire". L’initiative du manifeste avait été prise à la suite de discussions entre Dommanget et Rosmer. Le manifeste était signé de responsables de la fédération, Aulas, Bouët, Dommanget, Rollo, Serret, de l’ancien secrétaire des produits chimiques, Chabanon, de l’ancien secrétaire des métaux, Poussel, avec réserves, de Cornette, secrétaire de l’U. L. d’Halluin, et de militants de la Ligue comme Frank, des Produits chimiques, et Gourget, du Bois.

[5] Au moment où Trotsky écrivait ces lignes, la direction de la Ligue écrivait de son côté : "D’abord groupée étroitement autour de la fédération de l’enseignement, l’Opposition Unitaire s’est élargie et a trouvé une base ouvrière. C’était là le pas le plus important à franchir."

[6] La majorité issue du congrès de Marseille de la fédération était unie essentiellement par son hostilité à la ligne syndicale du P. C. pendant la "troisième période" : les communistes oppositionnels qui l’animaient étaient orientés soit à gauche comme Gilbert Serret, élu secrétaire général, soit à droite comme Joseph Rollo, qui ralliera en 1934 la C.G.T. réformiste. Elle luttait néanmoins aussi bien contre la fraction dirigée par l’appareil du P.C. que contre les partisans de la Ligue syndicaliste.

[7] L’hétérogénéité de l’Opposition Unitaire était incontestable. L’application des principes de Trotsky par ceux qu’il appelait "aile marxiste" de la Ligue donna cependant de curieux résultats. L’extrême droite de l’O.U. rallia presque immédiatement Monatte et les partisans de l’"indépendance du syndicalisme". Mais les éléments qui, selon l’expression même de Trotsky, "sympathisaient avec l’opposition de gauche sans être membres de la Ligue", allaient prendre leurs distances vis à vis de... la Ligue. Dommanget, Serret, Aulas, rompaient avec Rollo en 1934, mais ne se rapprochaient pas pour autant des trotskystes. Non seulement la Ligue ne devait "rassembler sous son drapeau" aucun militant supplémentaire, mais encore elle allait prolonger la "confusion" dénoncée par Trotsky et se couper durablement de militants qu’elle aurait pu gagner et dont la majorité demeurèrent fidèles à la cause révolutionnaire.

[8] Les "droitiers" de la Ligue retournaient cet argument. Pour eux, c’était "l’aile marxiste", autrement dit la nouvelle direction de la Ligue qui, par ses méthodes, provoquait le regroupement, contre elle, d’éléments ayant pourtant des orientations divergentes. Gourget, Collinet et Vacher écrivaient qu’à la réunion du C.E. de l’O.U. du 29 mars 1931, "le camarade Dommanget, tout en avouant les désaccords qui le séparent, lui, Serret, Bouët et Aulas, de Rollo, n’a pas caché ses opinions sur la direction présente de la Ligue. En fait, malgré ses divergences avec Rollo, le camarade Dommanget fait bloc avec lui contre la Ligue. C’est une des conséquences de la politique de mécanisation sectaire inaugurée par la direction actuelle" (La Vérité, n°87, 8 mai 1931).

[9] La "vérification dans la pratique" fut faite par l’absurde. L’intervention de l’"aile marxiste" détruisait l’Opposition Unitaire sans pour autant lui substituer même un embryon de "fraction syndicale". En 1936, c’est avec les mêmes militants enseignants que les trotskystes allaient tenter de constituer dans la C.G.T. réunifiée une tendance révolutionnaire, autour de l’éphémère Avant garde syndicaliste. A partir de 1937, c’est avec les mêmes militants que le P.O.I. soutient dans la C.G.T. les efforts du "Cercle syndicaliste Lutte de classes". En mai 1938, au congrès des syndicats de la région parisienne, le seul orateur à défendre des positions de classe contre la majorité réformiste et stalinienne et à demander la discussion du mouvement des métallos condamné par l’appareil fut Charbit, ancien militant de la Ligue rallié à Monatte. Enfin et surtout, c’est Gilbert Serret qui devait être au congrès de Nantes de la C.G.T. le porte parole de la minorité révolutionnaire dressée contre l’union sacrée. Il est clair que, dans la discussion de 1931, n’étaient pas remplies les conditions avancées par Trotsky : "Les arguments théoriques de l’opposition de gauche sont-ils suffisamment sérieux et profonds, ses cadres sont-ils suffisamment éduqués ?... "

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