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Le mathématicien Grothendieck est mort

16 novembre 2014, 09:13

En vue d’une action sur le plan national, j’avais écrit à cinq « personnalités » du monde scientifique, particulièrement connues (dont un mathématicien), pour les mettre au courant de cette loi, qui aujourd’hui encore me paraît toujours aussi incroyable qu’au jour où je fus cité. Dans ma lettre je proposais une action commune pour manifester notre opposition à une loi scélérate, qui équivalait à mettre hors la loi des centaines de milliers d’étrangers résidant en France, et de désigner à la méfiance de la population, tels des lépreux, des millions d’autres étrangers, qui du coup devenaient des suspects, susceptibles d’attirer les pires ennuis aux français qui ne se tiendraient pas sur leurs gardes.

Chose étonnante, complètement inattendue pour moi, je n’ai reçu de réponse de la part d’aucune de ces cinq « personnalités ». Décidément, j’avais des choses à apprendre …

C’est alors que je me suis décidé d’aller à Paris, à l’occasion du Séminaire Bourbaki où je ne manquerais pas de rencontrer de nombreux anciens amis, pour mobiliser tout d’abord l’opinion dans le milieu mathématique, qui m’était le plus familier. Ce milieu, il me semblait, serait particulièrement sensible à la cause des étrangers, alors que tous mes collègues mathématiciens, tout comme moi-même, ont à côtoyer quotidiennement des collègues, des élèves et des étudiants étrangers, dont la plupart sinon tous ont eu des moments de difficulté avec leurs papiers de séjour, et ont eu à affronter l’arbitraire et souvent le mépris dans les couloirs et les bureaux des préfectures de police. Laurent Schwartz, que j’avais mis au courant de mon projet, m’avait dit qu’on me laisserait la parole, à la fin des exposés du premier jour du Séminaire, pour soumettre la situation aux collègues présents.

C’est ainsi que j’ai débarqué ce jour-là, un volumineux paquet de tracts dans ma valisette, à l’intention de mes collègues. Alain Lascoux m’a secondé pour les distribuer dans le couloir de l’Institut Henri Poincarê, avant la première séance et à « l’entr’acte » entre les deux exposés. Si je me rappelle bien, il avait même fait un petit tract de son côté – il fait partie des quelques deux ou trois collègues qui, ayant eu écho de l’affaire, s’étaient émus et m’avaient contacté dès avant mon voyage à Paris, pour me proposer leur aide. Roger Godement fait partie aussi du nombre, il a même fait un tract qui titrait « Un Prix Nobel en Prison ? ». C’était chic à lui, mais décidément on n’était pas branchés sur la même longueur d’onde : comme si le scandale était de s’en prendre à un « Prix Nobel », plutôt qu’au premier lampiste venu !

Il y avait foule en effet en ce premier jour de Séminaire Bourbaki, et énormément de gens que j’avais connus de plus ou moins près, y compris les amis et compagnons d’antan de Bourbaki ; je crois que la plupart devaient bien y être. Plusieurs de mes anciens élèves aussi. Ça devait bien faire dix ans bientôt que je n’avais pas vus tous ces gens, et j’étais content en venant de cette occasion de les revoir, même que ça en fasse beaucoup à la fois ! Mais on finirait bien par se retrouver en plus petit nombre …

Les retrouvailles pourtant « n’étaient pas ça », c’était assez clair dès le début. De nombreuses mains tendues et serrées, c’est sûr, et de nombreuses questions « tiens, toi ici, quel vent t’amène ? », oui – mais il y avait comme un air de gêne indéfinissable derrière les tons enjoués. Etait-ce parce que la cause qui m’amenait ne les intéressait pas au fond, alors qu’ils étaient venus pour une certaine cérémonie mathématique tri-annuelle, qui demandait toute leur attention ? Ou indépendamment de ce qui m’amenait, est-ce ma personne elle-même qui inspirait cette gêne-là, un peu comme la gêne qu’inspirerait un curé défroqué parmi des séminaristes bon teint ? Je ne saurais le dire – peut-être y avait-il des deux. De mon côté, je ne pouvais m’empêcher de constater la transformation qui s’était opérée dans certains visages qui avaient été familiers, voire amis. Ils s’étaient figés, aurait-on dit, ou affaissés. Une mobilité que j’y avais connue semblait disparue, comme si elle n’avait jamais été. Je me trouvais comme devant des étrangers, comme si rien jamais ne m’avait lié à eux.

Obscurément, je sentais que nous ne vivions pas dans le même monde. J’avais crû retrouver des frères en cette occasion exceptionnelle qui m’amenait, et je me trouvais devant des étrangers. Bien élevés, il faut le reconnaître, je ne me rappelle pas de commentaire aigre-doux, ni de tracts qui auraient traîné par terre. En fait, tous les tracts distribués (ou presque) ont dû être lus, la curiosité aidant.

Ce n’est pas pour autant que la loi scélérate s’est vue mise en péril ! J’ai eu mes cinq minutes, peut-être en ai-je pris même dix, pour parler de la situation de ceux qui pour moi étaient des frères, appelés « étrangers ».

Il y avait là un amphithéâtre bondé de collègues, plus silencieux que si j’avais fait un exposé mathématique. Peut-être la conviction pour leur parler déjà n’y était plus. Il n’y avait plus, comme jadis, courant de sympathie et d’intérêt. Il doit y avoir des gens pressés dans le nombre, j’ai dû me dire, j’ai écourté, proposant de nous retrouver sur le champ, avec les collègues qui se sentaient concernés, pour se concerter de façon plus circonstanciée sur ce qui pourrait être fait …

Quand la séance a été déclarée levée, ça a été une ruée générale vers les sorties – visiblement, tout le monde avait un train ou un métro sur le point de partir, qu’il ne fallait louper à aucun prix !

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