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Sur la philosophie de Kant

10 septembre 2010, 09:57, par Bergame

3. La contradiction

Hegel reconnaît donc à Kant d’avoir d’avoir élevé la pensée à un niveau où elle devient à elle-même son propre objet, c’est-à-dire au niveau de la réflexivité :
Il faut en général comprendre par ce mot l’entendement abstrayant et par là divisant, qui persévère dans ses divisions. Tourné contre la raison il se comporte comme sens commun, et fait valoir ses vues d’après lesquelles la vérité repose sur la réalité sensible et les pensées sont seulement des pensées, dans ce sens que c’est seulement la perception sensible qui leur donne contenu et réalité, et que la raison, dans la mesure où elle reste en et pour soi, n’enfante que des chimères. (GL, Introduction)

On voit donc ici ce que Hegel critique et conserve du moment kantien de la philosophie : Certes, le criticisme aboutit à un "renoncement de la raison à elle-même" mais en chemin, il a découvert le "conflit nécessaire des déterminations de l’entendement".
Ce conflit a atteint son expression la plus manifeste chez Kant, avec l’exposé des antinomies de la raison. Mais autant la pensée d’une contradiction essentielle de la raison constitue selon Hegel "le progrès le plus important et le plus profond de la philosophie moderne", autant la solution des antinomies est "superficielle". (E., §XLVIII).

Ce que Hegel reproche fondamentalement à la philosophie critique, c’est d’avoir laissé la contradiction au seul niveau de la raison. Avec Kant, "on s’imagine que c’est la raison qui entre en contradiction avec elle-même." On notera à cet endroit comme le discours prend un tour ironique et un brin compatissant :
On a éprouvé une sorte de tendresse pour le monde : on a pensé que la contradiction serait une tache sur lui, et que c’est à la raison, à l’essence de l’esprit qu’il faut l’attribuer. (E., XLVIII)
Ou encore :
Quelle tendresse pour les choses ! Comme ce serait dommage si elles se contredisaient ! Mais que l’Esprit soit la contradiction, cela n’a pas d’importance [...] Or, le contradictoire se détruit ; ainsi donc l’Esprit est en lui-même désordre, folie.(Leçons sur l’Histoire de la Philosophie, III)
On mesure l’étendue du crime...

La solution de Hegel consiste donc à réviser la notion d’aperception pure, et de poser "l’unité transcendantale de la conscience de soi" selon laquelle "les déterminations de la pensée ont leur source dans le moi".
Le moi est, si l’on peut ainsi dire, le creuset et le feu où la multiplicité vient se dissoudre, et est ramenée à l’indifférence et à l’unité [...] Il faut dire que cette doctrine exprime bien la nature de la conscience. L’homme aspire à la connaissance du monde, il aspire à se l’approprier et à se le soumettre, et il faut que la réalité du monde en quelque sorte s’efface, c’est-à-dire s’idéalise devant l’activité humaine.(PL, 2nde)
En effet, tout au contraire de ce que dit Kant, ou plutôt de ce qu’il insinue,
nous savons de l’expérience que le Moi ne se dissout pas ; nous savons que le Moi est. On peut donc se désintéresser de ses contradictions ; puisqu’il ne se dissout pas, il peut les supporter. (Leçons, III)

Toutefois, la contradiction ne disparait pas, elle est simplement placée dans les choses. Tandis que le Moi est l’être originairement identique, "l’être qui ne fait qu’un avec lui-même et qui est tout à fait en lui-même", l’être sensible est l’être extérieur, extérieur aux choses et à lui-même. C’est un être multiple qui n’est qu’autant qu’il n’est pas ses contraires, et que ces contraires sont :
Le présent, par exemple, n’est que dans son rapport avec un avant et un après. De même, le rouge n’existe qu’autant que le jaune et le bleu viennent se poser comme contraires devant lui. (PL, 2nde)

La contradiction devient donc une détermination de toutes choses, qui trouve sa résolution en tant que réduction du multiple dans l’unité de la conscience :
Le point essentiel qu’il faut remarquer ici, c’est qu’il n’y a pas seulement quatre antinomies tirées du monde, mais qu’il y en a dans tous les objets de quelque nature qu’ils soient, comme dans toute représentation, dans toute notion et dans toute idée. Etablir ce point et reconnaître cette propriété dans les choses, c’est là l’objet essentiel de l’investigation philosophique : c’est cette propriété qui constitue le moment dialectique de la logique. (E., §XLVIII).

On n’oubliera pas pourtant que cette conscience est objective et non plus subjective. Par conséquent, il faut aussitôt ajouter que :
Cette unité est bien plutôt l’absolu lui-même, la vérité elle-même. C’est pour ainsi dire la bonté de l’absolu qui laisse aux existences individuelles la jouissance d’elles-mêmes et les stimule en même temps à revenir à leur unité absolue.

4. Le scepticisme

Outre la contradiction, l’autre grande avancée de la philosophie critique est d’avoir posé l’autonomie absolue de la raison :
Le résultat de la philosophie de Kant consiste à avoir affranchi la pensée et la raison de toute détermination extérieure et de toute autorité, et de leur avoir donné la conscience de leur absolue indépendance […] L’indépendance absolue de la raison, est, depuis Kant, le principe essentiel de toute philosophie, et l’une des croyances universelles des temps modernes. (E., § LX)
J’avoue trouver très intéressant comment Hegel présente cette idée ici, car il ne la présente pas comme une connaissance vraie ou une certitude, du type de celle qui préside à la conscience de l’unité du moi, mais comme un postulat et une croyance, dont il s’avère simplement qu’elle n’est pas remise en cause aujourd’hui -enfin, aux jours de son époque, donc. Ici, nous pouvons le noter pour la suite, Hegel se fonde sur la connaissance commune.

Mais pour l’heure, ayant posé l’autonomie de la raison comme une croyance et non une vérité, Hegel peut demander en substance s’il est nécessaire de suivre Kant jusque dans tous ses développements. Car certes,
suivre sa conviction propre vaut certainement mieux que se rendre à l’autorité ; mais par la transformation d’une croyance par autorité en une croyance par la propre conviction, le contenu de la croyance n’est pas nécessairement changé, ni l’erreur remplacé par la vérité. Être pris dans le système de l’opinion et du préjugé en vertu de l’autorité d’autrui ou par conviction propre, ne diffère que par la vanité inhérente à la seconde manière. (Ph.)
Autrement dit sans le dire, pourquoi devrions-nous soumettre notre jugement à l’autorité de Kant sans examen ? Assurons-nous au préalable qu’il dise vrai. Or, précisément, les philosophes critiques ont délaissé la recherche du vrai :
Ils sont allés aussi loin que Pilate, le proconsul de Rome, qui, ayant entendu le Christ prononcer le mot vérité, lui demanda : "Qu’est-ce que la vérité ?" comme quelqu’un qui sait à quoi s’en tenir sur ce sujet, qui sait, veux-je dire, qu’il n’y a pas de connaissance de la vérité. Et ainsi, cet abandon de la recherche de la vérité qui, de tous temps, a été regardé comme la marque d’un esprit vulgaire et étroit, est aujourd’hui considéré comme le triomphe de l’esprit. (Discours à l’Université de Berlin, 1816)

On voit, je crois, se dessiner la critique la plus forte : Il ne s’agit pas seulement de ce que Kant aboutisse à une doctrine qui, après tout, est la sienne et constitue un moment dans l’histoire de la philosophie ; il ne s’agit pas seulement de discuter de la valeur de cette doctrine pour la connaissance ; il ne s’agit pas seulement de ses lacunes, de ses erreurs, voire même d’une certaine lâcheté intellectuelle ; il s’agit d’une décision consciente, d’une revendication motivée et justifiée, que la connaissance vraie est une impossibilité et un égarement de la raison. Au fond, je crois que ce n’est pas par hasard si Hegel irait presque jusqu’à dire que le pauvre Kant est un peu trop sensible, voire un peu fou : Il ne fait jamais que renverser l’argument. Pourquoi faudrait-il que la philosophie s’arrête avec Kant ? De toutes façons, comme nous le verrons, selon Hegel, elle ne le peut pas.

Faire de la critique un moment, seulement un moment, dans le déploiement de la pensée, voila donc le projet de Hegel. Pour cela, il faut montrer que c’est la manière dont Kant comprend le rapport sujet-objet et les propres présupposés de sa théorie de la connaissance qui le conduisent à un scepticisme indéterminé, abstrait, qui, dans le néant, ne voit que le néant.
Mais le néant n’est en fait rien d’autre, pris comme le néant de ce dont il résulte, que le véritable résultat ; par quoi il est un néant déterminé avec un contenu […] Dans la mesure où le résultat est compris, comme il l’est en vérité, c’est-à-dire comme négation déterminée, alors immédiatement une nouvelle forme naît, et dans la négation est effectuée la transition par laquelle le processus à travers la série complètes des figures de la conscience résulte de lui-même. (Ph.)

Seulement, le « contenu » dont il est ici question n’est évidemment pas un contenu sensible. A vrai dire, le contenu de la connaissance n’est aucunement sensible. C’est précisément la raison pour laquelle, la chose-en-soi peut être connue :
La chose en soi –et sous cette dénomination l’on comprend aussi l’esprit, Dieu, etc. – est l’objet où l’on fait abstraction de tout ce qui le rend saisissable à la conscience, de tout élément sensible comme de toute pensée déterminée. L’on voit aisément qu’il ne reste après cela, qu’une pure abstraction, un être vide qui recule indéfiniment et échappe à la pensée, une négation de toute représentation […] Mais on peut faire, à cet égard, cette réflexion bien simple, à savoir : Que ce caput mortuum est lui-même un produit de la pensée, de la pensée qui forme cette abstraction pure, ou du moi vide […] On doit, par conséquent, s’étonner d’entendre si souvent répéter qu’on ignore ce qu’est la chose en soi, car il n’y a pas de connaissance plus facile que celle-là. (E. § XLIV)

La méthode dialectique présentant un moment affirmatif et un moment négatif, critique, de la connaissance, le scepticisme kantien, "peu rassurant pour l’esprit", devient désormais "un peu superflu". Hegel peut alors affirmer avoir dépassé Kant, mais sans pour autant en être revenu à la vieille métaphysique, à une pensée sans critique. Cela est bel et bon.

Sauf que, tout de même :
L’ancienne métaphysique avait de la pensée un concept plus élevé que celui qui est devenu courant dans les temps modernes. Cette métaphysique acceptait l’idée fondamentale suivante : ce qui est connu par la pensée, des choses et dans les choses, est leur seule véritable vérité. Ainsi les choses n’étaient pas acceptées telles quelles, dans leur aspect immédiat, mais élevées à la forme de la pensée, en tant que pensées. Pour cette métaphysique donc la pensée et la détermination de la pensée n’étaient pas quelque chose d’étranger aux objets, mais plutôt leur essence ; autrement dit, les choses et leur pensée [...] s’accordent quand elles sont pleinement actualisées. La pensée dans ses déterminations immanentes et la nature véritable des choses, sont un seul et même contenu. (G.L., Introduction)

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