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Les travailleurs doivent-ils craindre de perdre leur « pureté de classe » en participant au mouvement des gilets jaunes ?

26 novembre 2018, 10:44, par Robert Paris

Léon Trotsky

Bourgeoisie, petite bourgeoisie et prolétariat

Toute analyse sérieuse de la situation politique doit partir des rapports existant entre les trois classes : la bourgeoisie, la petite bourgeoisie (y compris la paysannerie) et le prolétariat.
La grande bourgeoisie, puissante du point de vue économique, ne représente, prise en elle-même, qu’une infime minorité. Pour asseoir sa domination, elle doit entretenir des relations bien définies avec la petite bourgeoisie et, par l’intermédiaire de cette dernière, avec le prolétariat.
Pour comprendre la dialectique de ces relations, il faut distinguer trois étapes historiques : l’aube du développement capitaliste, lorsque la bourgeoisie pour remplir sa mission, avait besoin de méthodes révolutionnaires ; l’épanouissement et la maturité du régime capitaliste, lorsque la bourgeoisie donna à sa domination des formes ordonnées, pacifiques, conservatrices et. démocratiques ; enfin le déclin du capitalisme, lorsque la bourgeoisie est forcée, pour défendre son droit à l’exploitation, de recourir à la guerre civile contre le prolétariat.
Les programmes politiques caractéristiques de ces trois étapes : le jacobinisme, la démocratie réformiste (y compris la social-démocratie) et le fascisme sont dans leur essence, les programmes des courants petits-bourgeois. Cette circonstance à elle seule montre quelle importance énorme, plus exactement décisive, revêt l’autodétermination politique des couches petites bourgeoises pour le destin de la société bourgeoise dans son ensemble !
Toutefois, les relations entre la bourgeoisie et sa base sociale principale ne sont nullement fondées sur une confiance réciproque et une collaboration pacifique. Dans sa masse, la petite bourgeoisie est une classe exploitée et humiliée. Elle envie la grande bourgeoisie et souvent la déteste. Par ailleurs, la bourgeoisie, tout en ayant recours au soutien de la petite bourgeoisie, ne lui fait pas confiance, car elle craint toujours, à juste titre, que cette dernière ne soit portée à franchir les limites qui lui ont été départies.
En nettoyant et en frayant la voie au développement de la bourgeoisie, les jacobins entraient à chaque instant en conflit aigu avec la bourgeoisie. Ils la servaient, tout en lui livrant une lutte impitoyable. Après avoir rempli leur mission historique limitée les jacobins tombèrent, car la domination du capital était prédéterminée.
Par toute une série d’étapes, la bourgeoisie affermit son pouvoir sous la forme de la démocratie parlementaire. Là encore, ni de manière pacifique, ni de bon gré. La bourgeoisie craignait mortellement le droit au suffrage universel. Finalement, en combinant les mesures de répression et les concessions, le fouet des privations et les réformes, elle se soumit, dans le cadre de la démocratie formelle, non seulement l’ancienne petite bourgeoisie, mais aussi dans une large mesure le prolétariat par l’intermédiaire de la nouvelle petite bourgeoisie - la bureaucratie ouvrière. En août 1914, la bourgeoisie impérialiste réussit, par le biais de la démocratie parlementaire, à mener à l’abattoir des dizaines de millions d’ouvriers et de paysans.
C’est la guerre qui marque nettement le début du déclin du capitalisme et, surtout, de la forme démocratique de sa domination. Il n’est désormais plus question de nouvelles réformes ni d’aumônes, mais plutôt de rogner et de revenir sur ce qui avait été déjà accordé. La domination politique de la bourgeoisie entre ainsi en contradiction non seulement avec les organes de la démocratie prolétarienne (syndicats et partis politiques), mais aussi avec la démocratie parlementaire dans le cadre de laquelle se sont constituées les organisations ouvrières. D’où la croisade contre le marxisme d’une part, contre le parlementarisme démocratique d’autre part.
Dans le passé, les sommets dirigeants de la bourgeoisie libérale se sont avérés incapables de venir à bout avec leurs seules forces, de la monarchie, des féodaux et de l’Eglise ; de même les magnats du capital financier ne peuvent venir à bout du prolétariat avec leurs seules forces. L’aide de la petite bourgeoisie leur est indispensable. Pour cela, il faut l’alerter, la mobiliser, la remettre sur pieds et l’armer. Mais cette période présente des dangers. Tout en l’utilisant, la bourgeoisie a peur du fascisme. En mai 1926, Pilsudsky fut obligé de sauver la société bourgeoise par un coup d’Etat dirigé contre les partis traditionnels de la bourgeoisie polonaise. L’affaire alla si loin que le dirigeant officiel du Parti communiste polonais, Varsky, qui était passé des positions de Rosa Luxembourg sur les positions de Staline et non sur celles de Lénine, prit le coup d’Etat de Pilsudsky pour le chemin menant à la " dictature révolutionnaire démocratique " et appela les ouvriers à soutenir Pilsudsky.
Lors de la séance de la commission polonaise du Comité exécutif de l’Internationale communiste, l’auteur de ces lignes déclarait à propos des événements en Pologne :
" Globalement, le coup d’Etat de Pilsudsky apparaît comme un moyen petit-bourgeois, " plébéien ", de résoudre les tâches urgentes de la société bourgeoise sur le point de s’écrouler. Ce qui le rapproche nettement du fascisme italien.
" Ces deux courants ont indiscutablement des traits communs : leurs troupes de choc se recrutent avant tout au sein de la petite bourgeoisie : Pilsudsky comme Mussolini a agi en employant des moyens extra-parlementaires, ouvertement violents, et les méthodes de la guerre civile ; tous deux cherchaient non à renverser la société bourgeoise, mais au contraire à la sauver. Si, dans un premier temps, ils ont remis en selle les masses petites-bourgeoises, ils se sont unis à la grande bourgeoisie après leur arrivée au pouvoir. A ce propos, une généralisation historique s’impose involontairement à l’esprit, pour laquelle il faut se rappeler la définition donnée par Marx du jacobinisme, comme un moyen plébéien de venir à bout des ennemis féodaux de la bourgeoisie... C’était à l’époque de l’essor de la bourgeoisie. Il faut dire maintenant qu’à l’époque du déclin de la bourgeoisie, cette dernière a de nouveau besoin de procédés " plébéiens ", pour résoudre ses tâches, non plus progressistes mais totalement réactionnaires. Et, en ce sens, le fascisme est une caricature du jacobinisme...
" La bourgeoisie décadente n’est pas capable de se maintenir au pouvoir par les méthodes et les moyens de l’Etat parlementaire qu’elle a construit ; le fascisme en tant qu’instrument d’autodéfense lui est nécessaire, au moins dans les moments les plus critiques. Mais la bourgeoisie n’aime pas cette façon " plébéienne " de résoudre ses problèmes. Elle manifeste une très grande hostilité à l’égard du jacobinisme qui fraya dans le sang le chemin du développement de la société bourgeoise. Les fascistes sont infiniment plus proches de la bourgeoisie décadente, que les jacobins de la bourgeoisie montante. Mais la bourgeoisie bien établie n’aime pas la manière fasciste de résoudre ses problèmes, car les secousses, même dans les intérêts de la société bourgeoise, ne sont pas sans risques pour elle. D’où l’antagonisme entre le fascisme et les partis traditionnels de la bourgeoisie...
" La grande bourgeoisie n’apprécie pas les méthodes fascistes, de même qu’un homme qui a mal à la mâchoire, n’aime pas qu’on lui arrache des dents. Les cercles respectables de la société bourgeoise regardaient avec haine les exercices du dentiste Pilsudsky, mais finalement ils se sont soumis à l’inévitable, certes avec des menaces, des marchandages et des trafics. Et voilà que l’idole d’hier de la petite bourgeoisie se transforme en gendarme du capital. "
A cette tentative de définir la place historique du fascisme, comme relève politique de la social-démocratie, la direction officielle opposa la théorie du social-fascisme. Dans les premiers temps, elle pouvait apparaître comme une stupidité, certes prétentieuse et tapageuse mais inoffensive. Les événements qui ont suivi ont montré quelle influence désastreuse la théorie stalinienne a exercée sur le développement de l’Internationale communiste.

Faut-il conclure des rôles historiques du jacobinisme, de la démocratie et du fascisme, que la petite bourgeoisie est condamnée à rester jusqu’à la fin de ses jours un instrument entre les mains du capital ? S’il en était ainsi, la dictature du prolétariat serait impossible dans une série de pays où la petite bourgeoisie constitue la majorité de la nation, et rendue extrêmement difficile dans d’autres pays où la petite bourgeoisie constitue une minorité respectable. Heureusement, il n’en est pas ainsi. L’expérience de la Commune de Paris, au moins dans les limites d’une ville, puis l’expérience de la Révolution d’octobre, à une échelle infiniment plus grande dans le temps et dans l’espace, ont prouvé que l’alliance de la petite et de la grande bourgeoisie n’est pas éternelle. Si la petite bourgeoisie est incapable de mener une politique indépendante (et c’est en particulier pour cette raison qu’une " dictature démocratique " petite-bourgeoisie est irréalisable), il ne lui reste qu’à choisir entre le prolétariat et la bourgeoisie.
A l’époque de la montée, de la croissance et de l’épanouissement du capitalisme, la petite bourgeoisie, malgré de violentes explosions de mécontentement, restait avec une relative docilité dans l’attelage capitaliste. C’était d’ailleurs la seule chose qu’elle avait à faire. Mais dans les conditions du capitalisme pourrissant, dans une situation économique sans issue, la petite bourgeoisie aspire, tente et essaie de s’arracher à la tutelle des anciens maîtres et dirigeants de la société. Elle est tout à fait susceptible de lier son sort à celui du prolétariat. Pour cela, une seule chose est nécessaire : il faut que la petite bourgeoisie soit persuadée de la capacité du prolétariat à engager la société sur une voie nouvelle. Le prolétariat ne peut lui inspirer une telle confiance que par sa force, son assurance dans l’action, une offensive hardie contre l’ennemi et le succès de sa politique révolutionnaire.
Mais, malheur si le parti révolutionnaire ne se montre pas à la hauteur de la situation ! La lutte quotidienne du prolétariat accentue l’instabilité de la société bourgeoise. Les grèves et les troubles politiques détériorent la situation économique du pays. La petite bourgeoisie pourrait se résigner provisoirement à des privations croissantes, si son expérience lui prouvait que le prolétariat est capable de l’arracher à sa situation présente, pour la mener sur une voie nouvelle. Mais si le parti révolutionnaire, malgré la constante aggravation de la lutte des classes, s’avère toujours incapable de rassembler autour de lui le prolétariat, s’agite vainement, sème la confusion et se contredit lui-même, la petite bourgeoisie perd alors patience et commence à voir dans les ouvriers le responsable de ses propres malheurs. Tous les partis de la bourgeoisie, y compris la social-démocratie, s’efforcent de l’en persuader. Et lorsque la crise revêt une gravité insupportable, un parti se met en avant, avec le but déclaré de chauffer à blanc la petite bourgeoisie et de diriger sa haine et son désespoir contre le prolétariat. En Allemagne, cette fonction historique est remplie par le national-socialisme, large courant dont l’idéologie se forme à partir de toutes les exhalaisons putrides de la société bourgeoise en décomposition.
La responsabilité politique fondamentale de la croissance du fascisme retombe, évidemment, sur la social-démocratie. Depuis la guerre impérialiste, la politique de ce parti a consisté à effacer de la conscience du prolétariat l’idée d’une politique indépendante, à le convaincre du caractère éternel du capitalisme et à le mettre à genoux devant la bourgeoisie en décomposition. La petite bourgeoisie peut se ranger du côté des ouvriers si elle voit en eux un nouveau maître.
La social-démocratie apprend à l’ouvrier à se comporter comme un laquais. La petite bourgeoisie ne suivra pas un laquais. La politique du réformisme enlève au prolétariat toute possibilité de diriger les masses plébéiennes de la petite bourgeoisie et, par là même, transforme ces dernières en chair à canon du fascisme.
Pour nous, la responsabilité de la social-démocratie n’épuise pas le problème politique. Depuis le début de la guerre, nous avons caractérisé ce parti comme le représentant de la bourgeoisie impérialiste au sein du prolétariat.
Cette nouvelle orientation des marxistes révolutionnaires a donné naissance à la IIIème Internationale. Sa tâche était de réunir le prolétariat sous le drapeau de la révolution et par là, de lui assurer une influence dirigeante sur les masses opprimées de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes.
La période de l’après-guerre fut marquée, en Allemagne plus que partout ailleurs, par une situation économique sans issue et la guerre civile. La situation internationale et la situation intérieure, tout poussait impérieusement l’Allemagne sur la voie du socialisme. A chaque pas, la social-démocratie révélait son vide intérieur et son impuissance, le caractère réactionnaire de sa politique et la vénalité de ses dirigeants. Que fallait-il de plus au Parti communiste pour se développer ? Cependant, après avoir connu d’importants succès, les premières années, le Parti communiste allemand entra dans une période d’errements, de zigzags, où l’opportunisme succédait à l’aventurisme. La bureaucratie centriste affaiblissait systématiquement l’avant-garde du prolétariat, l’empêchant d’entraîner la classe à sa suite. Par là, elle enlevait au prolétariat dans son ensemble la possibilité d’entraîner à sa suite les masses opprimées de la petite bourgeoisie. La bureaucratie stalinienne porte devant l’avant-garde du prolétariat une responsabilité directe et immédiate pour la croissance du fascisme.

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