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En Iran comme en France et ailleurs, libération des femmes et libération des exploités sont inséparables

23 octobre 2022, 11:24, par Anna de Causette

Irène Ansari : « La grève des ouvriers de l’industrie pétrolière iranienne est une très bonne nouvelle pour le mouvement de contestation du pouvoir »
Par A.Cuxac20 octobre 2022
Alors que les protestations en Iran ont entamé leur cinquième semaine et avant un nouveau rassemblement de soutien aux Iraniennes samedi à Paris, Causette s’est entretenue avec Irène Ansari, coordinatrice de la Ligue des femmes iraniennes pour la démocratie.

Née en France à l’initiative de femmes ayant fui l’Iran après la révolution islamique, la Ligue des femmes iraniennes pour la démocratie (LFID) porte la voix des Iraniennes à l’international. Elle accompagne également des réfugiées iraniennes et afghanes (certaines régions d’Afghanistan parlent le farsi) victimes de violences intrafamiliales ou demandeuses d’asile. L’association a naturellement été l’une des premières à organiser les manifestations françaises de soutien au mouvement de protestation qui embrase le pays depuis la mort de Mahsa Amini.

Cette jeune femme kurde – son prénom kurde est Jina – est décédée le 16 septembre, trois jours après son arrestation par la police des mœurs pour port du voile non conforme à la loi islamique. C’était il y a plus d’un mois, et le mouvement ne faiblit pas, malgré la féroce répression du régime, qui a fait au moins 215 morts dont 27 enfants, selon les chiffres de l’ONG Iran Human Rights. Malgré un emploi du temps très chargé entre son soutien aux femmes victimes et l’organisation de la mobilisation française, la coordinatrice de LFID, Irène Ansari, nous a accordé un entretien.

Causette : Quelles sont les dernières nouvelles que vous recevez de l’Iran ?
Irène Ansari : Avant toute chose, je tiens à préciser d’emblée que si le régime iranien utilise le terme « république », ce n’en est pas une. Il s’agit d’une théocratie, un état islamique version chiite. De la même manière, il est important de rappeler pour comprendre les événements actuels que l’Iran est un pays multi-peuples : il y a évidemment les Perses mais les peuples turques, kurdes, arabes ou encore baloutches sont très importants. Il ne s’agit pas de minorités ou d’ethnies mais bien de peuples. Ils ont été réprimés par le régime du Shah et ont continué à l’être sous la théocratie actuelle.
En ce qui concerne les nouvelles les plus récentes, c’est que le mouvement de protestation ne faiblit pas. Des rassemblements d’étudiants ou lycéennes ont lieu pratiquement tous les jours à travers toutes les grandes villes du pays. Certains jours, 30 universités sont mobilisées, d’autres cinq mais la continuité de ces actions est certaine et force l’admiration. En conséquence, les arrestations continuent, et de plus en plus de personnes sont tuées ou blessées.
Je dirais également que les revendications dépassent désormais largement la suppression des lois sur le port obligatoire du voile ou de la police des moeurs. Nous sommes au-delà du slogan « Femmes, vie liberté ! » scandé juste après la mort de Jina. Les gens réclament la liberté, l’égalité, la justice sociale et crient : « On ne veut pas de la république islamique » ; « Ce n’est pas une république ! »
D’ailleurs à mes yeux, la nouvelle la plus importante est que depuis quelques jours, les ouvriers de l’industrie gazière et pétrochimique, ainsi que les camionneurs d’une importante raffinerie se sont mis en grève pour soutenir la contestation et dénoncer la répression.

Pourquoi est-ce important ?
I.A. : C’est une très bonne nouvelle pour nous parce qu’à mon avis, ce n’est malheureusement pas seulement avec les manifestations qu’on peut renverser ce régime. Je crois sincèrement qu’une grève générale peut le mettre à genou, si une alliance s’opère entre les différents mouvements. Les manifestations seules, malgré le courage inouï de ces jeunes qui agissent au prix de leur vie ou de leur liberté ne suffiront pas. La grève de ces ouvriers de l’industrie pétrolière donne donc un immense espoir pour une coordination entre eux, les enseignants, les intellectuels, les écrivains, les étudiants. Par ailleurs, la puissance du régime étant fondée sur ces ressources pétrolières, cette grève peut l’affaiblir économiquement.

« De jeunes femmes chantent : "Ma chère mère, t’as plus de fille parce que ta fille est descendue et va se prendre une balle" »

Malgré la répression sanglante, le mouvement se poursuit. Quel regard portez-vous sur sa persistance ?
I.A. : Oui, la cinquième semaine de contestation est entamée et c’est très rare. Depuis l’avènement de la théocratie, il y a eu des mouvements contestataires et tous ont été violemment réprimés, mais ils ont duré moins longtemps. Il y a vingt-cinq ans, c’était le mouvement des étudiants. En juin 2009, en même temps que les printemps arabes, le peuple s’est soulevé contre la fraude électorale. Fin 2018, il y eut un soulèvement populaire en raison de la crise économique et du manque de perspectives pour les jeunes diplômés, et, le plus récent, les manifestations en novembre 2019 contre la hausse du prix de l’essence. Mais ce n’était pas que contre la vie chère, parce que les gens criaient déjà « À bas le dictateur ! » Ça n’a duré que quatre jours et il y eut 1500 morts.
On voit donc bien que les tentatives de rébellion ne sont pas nouvelles. Mais si le mouvement actuel perdure, je pense que c’est parce que les gens ont compris qu’on ne pouvait pas réformer ce régime. La mort de Jina a mis le feu à la poudrière des injustices. Les Iraniens ont tout essayé, ils n’ont plus rien à perdre. Parce que de toute façon, ce n’est pas une vie, qu’ils mènent. Ils sont tout le temps en danger parce qu’ils ont bu une goutte d’alcool ou osé fréquenter le sexe opposé. Ajoutez à cela le marasme économique d’un régime qui ne redistribue pas ses richesses et n’offre que l’exode économique pour les plus chanceux… les gens se disent on n’a pas le choix, ça doit changer. J’ai reçu par messages vocaux des slogans d’une détermination absolue et terrible. Des jeunes femmes qui chantent : « Ma chère mère, tu n’as plus de fille parce que ta fille est descendue et va se prendre une balle. »

« La répression n’empêche pas d’incroyables actes de solidarité : alors que certains blessés ne vont pas dans les hôpitaux parce qu’ils risquent d’être arrêtés, des infirmières et des médecins courageux vont les soigner. »

Voit-on aujourd’hui le mouvement se structurer ?
I.A. : C’est très compliqué car en Iran, se syndiquer ou former un parti politique est interdit. Cependant, ces dernières années, on a assisté à l’émergence de syndicats – jamais reconnus par le régime – dans les secteurs des transports ou de l’industrie du sucre ou même, de l’éducation. Leurs leaders sont arrêtés.
Actuellement, nous recevons des nouvelles selon lesquelles les jeunes sont en train de s’organiser via des comités de quartiers pour faire vivre le mouvement. Mais tout est très compliqué et la clandestinité est leur seule solution.
En ce qui concerne les attaques du régime sur les canaux de communication, qui participent de ces difficultés à s’organiser, les perturbations se poursuivent. Mais ce n’est jamais total : les images nous arrivent avec du retard mais elles nous arrivent néanmoins.
Cette répression n’empêche pas d’incroyables actes de solidarité qu’on m’a rapportés : alors que certains blessés ne vont pas dans les hôpitaux parce qu’ils risquent d’être arrêtés, des infirmières et des médecins courageux vont les soigner directement chez eux.

Si on en revient aux débuts du mouvement, êtes-vous étonnée que le sort terrible de Jina Amini ait déclenché une si grande vague contestataire ?
I.A. : Nous devons dire que le mouvement actuel doit sa force à la famille de Jina, qui s’est opposée frontalement aux conclusions du médecin légiste qui a évoqué des problèmes cardiaques pour justifier la mort de cette jeune femme de 22 ans et des Kurdes qui, les premiers, ont protesté massivement. Le mouvement est parti du Kurdistan et ce qui est inédit, c’est que le pays entier s’en est montré solidaire.
Les arrestations pour port du voile non conforme sont monnaie courante et, à la LFID, nous sommes en lien avec ces réalités depuis des années, puisque nous arrivent des femmes qui ont des ennuis judiciaires pour ces raisons.
Par ailleurs, les femmes iraniennes s’opposent depuis longtemps au régime des Mollah. En mars 1979, à peine un mois après l’arrivée au pouvoir de Khomeini, elles sont descendues par milliers dans les rues pour s’opposer au voile obligatoire et ont été réprimées. A ce titre, vous pouvez voir le film Année zéro, réalisé par des Iraniennes et des Françaises du MLF qui se trouvaient à Téhéran à ce moment-là.

« Je suis opposée à une intervention militaire de forces étrangères, on ne veut pas que les GI viennent nous sauver, on a vu ce que cela a donné en Afghanistan et en Irak. »

Avez-vous des informations sur ce qui s’est passé dans la prison d’Evin samedi dernier ?
I.A. : Cet incendie de la prison d’Evin [dans la capitale Téhéran] survenu samedi a de quoi inquiéter. On ne sait pas exactement ce qui s’est passé et ce qui a déclenché l’incendie et les affrontements entre détenus et gardes mais on parle actuellement d’une dizaine de morts et de 90 blessés, dont certains sont entre la vie et la mort. Apparemment, des prisonniers auraient affiché leur soutien aux contestations.
A Evin, la plupart des prisonniers sont politiques. Il y a des personnalités, comme les deux cinéastes Jafar Panahi ou Mohammad Rasoulof, mais aussi des syndicalistes et, d’après les informations qui me parviennent, des centaines de jeunes arrêtés dans le cadre de la contestation actuelle. C’est inquiétant car cela rappelle le massacre des prisonniers d’Evin et de Gohardasht [à Téhéran] à l’été 1988. En l’espace de deux mois, le régime avait exécuté plus de 5000 prisonniers politiques. L’actuel président, Ebrahim Raïssi, était membre de la commission de la mort qui a envoyé à la mort ces personnes sur ordre direct [du guide suprême] Khomeini. Pour moi, le régime qui à l’époque avait nié ce massacre, est capable de le réitérer aujourd’hui.

Devant la prolongation du mouvement, peut-on s’attendre à des défections au sein du régime ?
I.A. : Je ne pense pas. Ce qui se joue plutôt, ce sont des divergences, de ce qu’on en comprend, au sein du régime sur la façon d’étouffer le mouvement. Certains membres du régime souhaitent réprimer massivement et sans attendre (car, c’est malheureux de dire ça après plus de 200 morts, mais le régime n’a pas encore épuisé toutes ses forces de répression). Une autre tendance est celle qui temporise, en disant le peuple va se lasser. Quoi qu’il en soit, aucun à ce stade ne compte quitter le pouvoir.

Quel regard portez-vous sur la réaction de la communauté internationale ?
I.A. : On n’a jamais vu autant de soutien à travers le monde à l’égard des femmes iraniennes. Il n’y a pas une grande ville dans le monde où il n’y ait eu de manifestation. On a eu quelques États qui ont condamné ouvertement la répression, comme le Canada ou la France. Certes, c’est au peuple iranien de faire le changement, je suis opposée à une intervention militaire de forces étrangères, on ne veut pas que les GI viennent nous sauver, on a vu ce que cela a donné en Afghanistan et en Irak.
Mais le soutien au peuple iranien doit continuer, par exemple en faisant rappeler les ambassadeurs. C’est aussi pour inciter la France à poursuivre son soutien que nous organisons place du Trocadéro à Paris samedi 22 octobre à 13h30 un rassemblement.

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