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Jenny, la femme de Karl Marx

28 mars 2018, 08:31, par R.P.

Lettre de Marx à Engels

Londres, le 28 janvier 1858

Cher Friedrich,

Le grand froid qui fait son apparition ici et le réel manque de charbon dans notre domicile m’oblige – bien que de toutes les choses du monde ce soit pour moi la plus pénible – à te harceler encore. Je ne m’y suis décidé qu’à la suite d’une forte pression extérieure. Ma femme m’a fait lla preuve que, par suite d’un envoi de Jersey (d’Engels) arrivé plus tôt que d’habitude, une erreur s’était produite dans tes comptes et qu’en conséquence tu n’enverrais rien ce mois-ci à moins que je ne t’écrive spécialement ; qu’elle avait mis en gage son châle, etc, etc…, ne savait plus comment s’en sortir. Bref, il faut que je t’écrive, et c’est pourquoi je le fais. Vraiment, si cette situation devait se prolonger, j’aimerais mieux reposer à cent toises sous terre plutôt que de continuer à être soi-même tourmenté en permanence par les embêtements les plus mesquins, c’est insupportable à la longue. Personnellement, j’oublie et je chasse ma Misère, en me plongeant jusqu’au cou dans des problèmes généraux. Ma femme, bien sûr, n’a pas les mêmes ressources, ainsi de suite, etc…

Lettre de Jenny Marx à son mari

Londres, le 8 mai 1858

Karl, mon cœur,

Je suis désolée de ne pas avoir une meilleure lettre à t’envoyer… Cher Karl, c’est si affreux pour moi de t’ennuyer encore en plus de tous les tracas que tu as ; mais avec la proximité de Pâques, les types sont enragés. Ne peux-tu envoyer quelqu’argent, surtout pour les Wither. Ce sont les pires… Les autres sont plus accommodants – et on peut les faire patienter ; j’ai été hier chez Miss Morton et lui ai expliqué la chose.

Adieu

Ta

Jenny

Lettre de Marx à Engels

Londres, le 15 juillet 1858

Cher Engels,

« Je te demande d’abord de ne pas t’effrayer en voyant le contenu de cette lettre, car elle ne constitue en rien un appel ton porte-monnaie, déjà plus sollicité qu’il ne convient. Mais d’un autre côté il est nécessaire que nous réfléchissions ensemble pour voir s’il n’est pas possible de trouver une issue quelconque à la situation actuelle, car celle-ci n’est absolument pas tenable plus longtemps. Sa conséquence immédiate est que déjà je me suis trouvé complètement incapable de me livrer à mes travaux, dans la mesure où, d’une part, je perds le meilleur de mon temps à courir de-ci et de-là pour tenter vainement de dénicher de l’argent, et où, d’autre part, ma faculté d’abstraction ne résiste pas plus longtemps à toutes ces misères domestiques, peut-être parce que mon état physique est plus délabré.

Ma femme a les nerfs ébranlés par des emmerdements et le docteur Allen, qui se fait certes une idée de l’endroit où le bât blesse, mais qui ignore naturellement notre véritable situation, vient de déclarer nettement et à plusieurs reprises qu’il ne peut plus garantir qu’il n’y aura pas de méningite ou quelque affection de ce genre si on ne l’envoie pas un bon bout de temps aux bains de mer.

Pour ma part, je sais que, dans les circonstances présentes, cette dernière solution, même si elle était possible, ne servirait de rien tant que la poursuivraient l’idée de la crise quotidienne et le spectre d’une catastrophe inévitable au bout du compte. Or on ne pourra pas retarder encore longtemps celle-ci et, même si on l’écartait pour quelques semaines, subsisterait l’insupportable combat quotidien pour les choses de première nécessité et la situation d’ensemble demeurerait telle que s’en trouverait nécessairement ruiné tout espoir de solution.

Comme il y a à Londres des soi-disant sociétés de prêts mutuels qui annoncent qu’elles font, sans garanties et sur de simples recommandations, des prêts de cinq à deux cents livres, j’ai tenté une opération de ce genre avec Freiligrath et un épicier comme garants. Le résultat, c’est que j’ai perdu environ deux livres de frais. J’ai reçu avant-hier leur dernière réponse, négative. Je ne sais pas si je dois encore tenter un nouvel essai de ce genre.

Pour que tu te rendes compte de notre véritable situation, j’ai fait établir par ma femme un mémoire portant sur l’emploi des vingt livres que tu m’as avancées et des vingt-quatre livres que j’ai tirées le 16 juin sur le « Tribune ». Tu verras que même lorsqu’une somme assez grosse de ce genre arrive, il ne m’en reste pas un sou, ne serait-ce que pour les dépenses quotidiennes les plus urgentes, pour ne pas parler de quelque plaisir que ce soit ; que le lendemain même, l’écœurante lutte recommence, et que les créanciers, qui n’ont reçu que de maigres acomptes, ne tardent pas à exercer exactement la même pression en produisant leurs créances qui se sont accrues entre temps. Tu verras en même temps que ma femme par exemple ne dépense pas un seul sou pour elle-même, pour ses vêtements, tandis que la situation des enfants, s’agissant de leurs vêtements d’été, est au-dessous de celle d’un prolétaire. J’estime nécessaire que tu lises ces détails jusqu’au bout, car sinon il est impossible d’arriver à porter un jugement correct sur le cas…. »

Suivent des tableaux de dépenses que nous n’avons pas eu le cœur de reproduire…

« …Depuis le 17 juin donc de nouveau pas un sou à la maison, et pour subvenir pendant quatre semaines aux dépenses quotidiennes qui doivent être réglées en argent comptant, nous avons tapé Schapper de quatre livres, dont deux sont parties en frais lors de la tentative d’emprunt ratée…. »

« … Toute l’histoire se résume donc à ceci, que les maigres rentrées ne sont jamais destinées au mois qui suit, mais ne suffisent pas à chaque fois – après déduction des dépenses fixes pour la maison, l’école, les impôts et le mont-de-piété – qu’à réduire les dettes j’aurai environ vingt-quatre livres à tirer sur le compte du « Tribune ». Sur cette somme, quinze partiront tout de suite rien que pour le loyer. Si je déduis une somme, même minimale, pour rembourser les autres dettes – et il n’est pas sûr du tout que le boucher, etc, patienteront jusque là – d’un autre côté les quatre semaines pendant lesquelles d’une manière ou d’une autre il faudra bien vivre ne feront qu’accroître la merde d’autant.

Le propriétaire est lui-même harcelé par des créanciers et il me poursuit comme un fou. Je ne vois pas ce que je peux faire s’il n’est pas possible d’obtenir un emprunt auprès d’une société de prêt ou compagnie d’assurance sur la vie.

Même si je voulais en arriver à une réduction draconienne de nos dépenses – par exemple retirer les enfants de l’école, habiter un logis vraiment prolétarien, supprimer les servantes, vivre de pommes de terre – la vente aux enchères de mon mobilier ne suffirait pas à satisfaire simplement les créanciers du voisinage et à me permettre de partir sans encombres pour gagner quelque refuge. L’apparence de respectabilité que j’ai maintenue jusqu’à présent a été le seul moyen d’éviter une catastrophe.

Pour ma part je me demanderais bien au diable d’aller habiter Whitechapel (quartier mal famé), si je pouvais seulement retrouver enfin une heure de tranquillité et me livrer à mes travaux. Mais pour ma femme, dans l’état où elle est actuellement, une telle métamorphose pourrait avoir des conséquences dangereuses, et pour les filles qui grandissent elle ne serait pas non plus tellement indiquée.

Je t’ai exposé franchement ce qu’il en est et je te prie de croire qu’il n’a pas été facile de me décider à le faire. Mais enfin il faut bien que je me confie au moins à un être humain. Je sais que personnellement tu n’es pas en mesure de porter remède à cette situation. Ce que je te demande, c’est de me dire ton point de vue sur ce qu’il faut faire ? A mon pire ennemi je ne souhaiterais pas de patauger dans le marécage où je suis depuis huit semaines, et avec ça je suis dans une rage folle de voir que mon intellect est ruiné par toutes ces misères et que ma faculté de travail est brisée.

Salut.

Ton

K.M.

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