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Bergson ou le vide philosophique français

6 novembre 2016, 13:14, par F. Kletz

A Monsieur Gilles Saint-Pierre,

Il est étonnant de vous lire, et en même temps passionnant de voir à quel point vous tenez à vos idées.

Cependant, je suis quelque peu surpris de vos propos quant au dualisme, ou plutôt quant à votre thèse selon laquelle Bergson ne serait pas dualiste.
Vous considérez l’article de Robert Paris comme truffé d’insultes dépassées. Or, je ne vois pas de telles insultes dans ses écrits. Cela reste donc une affirmation de votre part, fort subjective, et qu’il reste à démontrer. Vos allusions à 1938 ne permettent pas de savoir en quoi les propos de l’article incriminé relèveraient de la « rengaine ».
Ce terme semble d’ailleurs bien plus dévalorisant que celui de « dualisme » qui vous fait tant horreur, appliqué à Bergson, alors qu’il s’agit d’une catégorisation, certes fort scolaire et qui ne se suffit pas à elle-même, mais une catégorisation qui reste pleinement philosophique.

Il est notoire, par exemple, que Descartes passe pour être dualiste, et cela n’en fait pas un philosophe des moins reconnus par l’idéologie majoritaire prônée par les universités, particulièrement en France. Il est donc fort surprenant que vous considériez que parler du dualisme soit une insulte, qu’il s’agisse de Bergson ou de qui que ce soit d’autre, alors que le vocable de « rengaine » que vous utilisez me semble bien plus péjoratif. Mais là n’est pas l’essence de mon propos.

Venons-en donc à l’essentiel. Car peut-être ne comprenons-nous pas le dualisme de la même manière ?

Dans ce cas, il serait utile de préciser ce que vous entendez par « dualiste » ou « dualisme » .

Plus intéressant encore, il serait utile de savoir comment Bergson se positionne lui-même face au dualisme. Car, il me semblait bien dans mes souvenirs que lui-même affirme son dualisme.

J’ai pris le temps de rechercher trace de cette affirmation. J’aurais souhaité me tromper, puisqu’une mémoire, toujours matérielle et donc spatialisée et temporalisée, n’est jamais infaillible (Exit la durée, donc...).

Cependant, je trouve très précisément que Bergson affirme de l’un de ses livres essentiel : « Ce livre [...] est nettement dualiste ». Il s’agit des toutes premières phrases de l’avant propos de Bergson lui-même concernant son propre livre Matière et mémoire :
« Ce livre affirme la réalité de l’esprit, la réalité de la matière, et essaie de déterminer le rapport de l’un à l’autre sur un exemple précis, celui de la mémoire. Il est donc nettement dualiste. Mais d’autre part, il envisage corps et esprits de telle manière qu’il espère atténuer beaucoup sinon supprimer les difficultés théoriques que le dualisme a toujours soulevés... »
Pour appuyer cette information, permettez d’accepter comme preuvecette archive. Ou encore ce fac-similé de la première page de cet avant-propos.
On peut encore trouver l’ouvrage ici.

J’espère que vous conviendrez avec moi du dualisme affirmé de Bergson ici. Il reste qu’il puisse avoir changé d’optique ou de propos, voire de thèse. Peut-être d’ailleurs Bergson désavoue-t-il lui-même cette thèse ailleurs ? Il a en effet, ici, la prudence de ne parler que du livre dont il parle dans ce paragraphe. Il se ménage ainsi la possibilité de produire d’autres écrits où il ne serait pas dualiste, mais je ne crois pas qu’il ait changé. S’il devait avoir changé, je vous prierais de nous le faire savoir, puisque vous semblez fort bien connaître l’ouvrage fort important lui aussi L’Évolution créatrice, de publication ultérieure, puisqu’il date de 1907.

Il n’en demeure pas moins que dans sa conférence plus tardive « L’âme et le corps », de 1912, (reprise dans L’Énergie spirituelle en 1919), comme dans le premier chapitre de Matière et mémoire de 1896, il me semble que son propos soit une vaste hésitation entre la suppression des problèmes posés par le dualisme, comme il le dit lui-même, sans rejeter le dualisme. Cela l’amène à mon sens à gommer des difficultés qu’il a présentes à l’esprit, et ainsi l’amène à une grande confusion.

Je retiens essentiellement de cette confusion sa théorie de la continuité de la matière. Cette thèse, qui n’est que thèse, est pleinement une vue de l’esprit de la part de Bergson. On sait aujourd’hui que la perception fait croire à un continuisme de la matière : ce continuisme est pleinement une projection naturelle de la perception humaine, continuisme que la conscience reprend si elle n’étaye pas cette perception d’un raisonnement philosophique pour prendre distance avec l’apparente continuité des phénomènes.

Bien évidemment, je n’ai fait que survoler L’Évolution créatrice, mais le terme dualisme n’apparaît pas. Il semble que l’imprudence de 1896 se soit prudemment transformée ensuite chez Bergson à parler de dualité.

Bergson semble après 1896, éviter les termes « dualisme » et « dualiste » qu’il utilise fort peu en 1896. Mais justement, sous le vocable de « dualité », il reproche, par exemple, à Kant de refuser d’admettre une dualité d’intuitions. Précisions que si Kant avait admis cela, cela aurait obligé Kant à admettre la thèse bergsonnienne de la durée... comme le laisse entendre Bergson :

« Mais cette dualité d’intuition, Kant ne voulait ni ne pouvait l’admettre. Il eût fallu, pour l’admettre, voir dans la durée l’étoffe même de la réalité, et par conséquent distinguer entre la durée substantielle des choses et le temps éparpillé en espace. Il aurait fallu voir dans l’espace lui-même, et dans la géométrie qui lui est immanente, un terme idéal dans la direction duquel les choses matérielles se développent, mais où elles ne sont pas développées. Rien de plus contraire à la lettre, et peut-être aussi à l’esprit, de la Critique de la Raison pure. Sans doute la connaissance nous est présentée ici comme une liste toujours ouverte, l’expérience comme une poussée de faits qui se continue indéfiniment. Mais, d’après Kant, ces faits s’éparpillent au fur et à mesure sur un plan ; ils sont extérieurs les uns aux autres et extérieurs à l’esprit. D’une connaissance par le dedans, qui les saisirait dans leur jaillissement même au lieu de les prendre une fois jaillis, qui creuserait ainsi au-dessous de l’espace et du temps spatialisé, il n’est jamais question. Et pourtant c’est bien sous ce plan que notre conscience nous place ; là est la durée vraie. » L’Énergie spirituelle, chapitre IV, p. 390.

Kant n’est donc pas bergsonien, c’est là un gros défaut pour Kant selon Bergson...
J’aimerais me tromper concernant le continuisme de Bergson et son dualisme, et j’espère qu’en ce cas vous déploierez des arguments qui me feront changer d’avis.
Avec mes encouragements conceptuels et philosophiques.

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