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Qui est Léon Trotsky et quel combat est symbolisé par son nom

10 juin 2010, 09:42, par Robert

La personnalité même de Trotsky est aussi hors du commun que sa destinée. Cet orateur gigantesque, cet écrivain à l’immense talent a été aussi chef d’armée, dirigeant de l’Etat, du parti, diplomate, organisateur des transports et l’un des plus fins analystes de la société civile et de la révolution culturelle. Il a cohabité avec Lénine à la tête de l’État soviétique pendant cinq années décisives, démentant la sagesse populaire qui ne croit pas que deux « crocodiles » puissent coexister dans le même marigot. Il est tombé du pouvoir dans l’exil plus vite qu’il n’y avait accédé. Du fait qu’on avait fait de lui une « non-personne », il a pu sembler oublié du peuple soviétique. Or l’on découvre brutalement en 1987 qu’il a conservé sa place dans « l’histoire vécue » qui se raconte dans les familles et que son souvenir hante au moins les salles et les turnes des universités soviétiques. Aucun des autres « Grands » des pays étrangers en 1917 ne jouit d’une renommée aussi universelle et de la capacité à provoquer des polémiques à partir de son seul nom.

Trotsky, c’est d’abord la haine contre lui. On la retrouve tout au long des pages de ce livre : celle des officiers britanniques de l’infanterie coloniale rencontrés au Canada et qui se survit aujourd’hui dans les travaux historiques. Celle des blancs qui le caricaturent en Juif sanglant en bourreau, au nez et aux serres crochues, en oiseau de proie, en tueur. Celle des nazis qui dénoncent son intervention dans les manifestations du 12 février 1934 à Paris et hurlent à la mort jusqu’à impressionner les bons radicaux des droits de l’homme. Celle des petits-bourgeois français massés devant la villa de Barbizon, hurlant à la mort contre l’homme du refus de payer « les emprunts russes », l’organisateur de la « trahison », signataire, en 1918, du traité paix avec les « Boches ». Celle des staliniens enfin de Moscou ou Paris, grands ou petits, de Jacques Duclos ou Georges Soria dont la plume fut au service des tueurs.

On est frappé de la sérénité de celui qui est l’objet de tant d’exécration, du sens de la mesure de cet homme qui, bien qu’il haïsse et attise la haine de classe contre l’oppresseur et l’exploiteur, ne semble jamais anime par un ressentiment, une hargne, un désir personnel de revanche et se contente d’analyser ces sentiments comme quelques-uns des multiples ressorts qui donnent le contenu de la conscience de l’action, finalement de la politique des masses.

Cet homme contre lequel se concentre tant de haine est un homme d’amour. Amour pour Aleksandra Lvovna, pour Natalia Ivanovna, qui partagèrent sa vie. Amour pour Frida Kahlo et d’autres moins célèbres, belles et dignes de son empressement. Amour pour ses enfants, pour le seul petit-fils qu’il lui restera après 1935. Il n’est pas à l’aise dans l’expression des sentiments, souvent muré dans une raideur inhibée, et malmène ceux qu’il préférerait prendre dans ses bras ou par l’épaule : il ne sait pas le faire. Il est plus à l’aise, en revanche, quand il s’agit d’exprimer son amour pour l’humanité souffrante, les victimes de l’exploitation capitaliste et de la guerre impérialiste, les centaines de milliers qui meurent tous les jours sous les coups ou les balles ou des privations infligées. Il aime aussi ceux qui l’aiment et ceux qui l’ont aimé, la grande armée des ombres des jeunes révolutionnaires qu’il a sans cesse sous les yeux dans ses dernières promenades et pendant ses interminables insomnies.

Même s’il ne peut dissimuler un temps de surprise lorsqu’il apprend que la famille du tsar a été tuée jusqu’au dernier enfant [b], il ne manifeste que rarement sa répugnance devant les massacres, quels qu’ils soit, depuis le début de cette guerre civile où il a de toute évidence subi et vécu trop de spectacles atroces.

En toute franchise, je m’attendais un peu, avant de plonger dans les archives, à trouver un Trotsky écrasant, dominant interlocuteurs – camarades et adversaires – de sa stature, de ses connaissances de son autorité, manœuvrant les militants, sinon comme des pions, du moins comme des unités militaires, condamnant sévèrement les déserteurs avant de « passer à l’ordre du jour », toujours plus profondément atteint cependant par ces défections qu’il ne voulait bien le laisser paraître.

Dans une IV° Internationale naissante dont il avoue qu’elle a malheureusement conservé dans son organisme une bonne dose de ce qu’il appelle « un certain poison du Comintern », il a dû trop souvent bâtir sur le terrain miné d’un fractionnisme exacerbé, des luttes de cliques sinon de fractions, du mépris pour la démocratie, du culte des petits chefs omniscients. Or on trouve un homme attentif, tolérant, curieux, expliquant patiemment, préoccupé avant tout de « dire ce qui est », soucieux de clarté et d’unité, convaincu que toute divergence peut être débattue et réglée dans le cadre d’une organisation communiste. Il ne va pas, bien entendu, jusqu’à tolérer le sabotage de l’ennemi et des agents infiltrés, mais les accusations violentes, les insinuations, les excommunications majeures, les cris et les injures, les ruptures fracassantes et les exclusions spectaculairement orchestrées par les dénonciations à coups d’épithètes, ne viennent pas de lui.

Je dois dire que pas un instant je ne me suis ennuyé et que, dans les dizaines de milliers de pages de sa correspondance, je n’ai rencontré qu’à deux ou trois reprises des redites, mon intérêt personnel de lecteur ne faiblissant jamais. Car Trotsky est aussi une machine intellectuelle parfaitement agencée, au rendement exceptionnel, et l’on peut dire de lui ce que lui-même disait de Ferdinand Lassalle et de Jean Jaurès quant à la puissance physique de leur intellect. Rigueur et imagination, puissance de rêve et finesse de l’analyse, netteté des objectifs et souplesse des méthodes, Trotsky disposait de tout cela.

Mais la machine intellectuelle n’était-elle pas trop puissante pour tracter les véhicules légers qu’étaient les organisations « trotskystes » et est-ce pour cette raison que les chaînes de ses remorques se brisèrent si souvent ? La question est posée. Je ne l’ai pas résolue : rarement sans doute dans l’Histoire, organisation politique subit semblables pressions.

Pierre Broué dans "Léon Trotsky"

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