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Qui est Léon Trotsky et quel combat est symbolisé par son nom

9 février 2018, 06:42

« Zinoviev déclarait : « Léon Davidovitch, l’heure est venue d’avoir le courage de capituler… ». Et Trotsky : « S’il lui avait suffi de ce courage-là, la Révolution serait achevée dans le monde entier… » On apprit au milieu du Congrès, le 11 et 12 décembre, la fulgurante victoire de la Commune de Canton, venant à point pour réfuter le pessimisme de l’opposition, qui considérait la révolution chinoise comme vaincue pour longtemps. La presse exulta… Vingt-quatre heures plus tard, la flambée cantonaise s’éteignait sous des flots de sang : les coolies, qui avaient cru se battre pour la justice sociale, mouraient par milliers, pour le communiqué. N’importe. Zinoviev, Kaménev, Evdokinov, Bakaev enjambaient aussi ces cadavres-là… Kaménev déclarait : « Nous nous soumettons sans réserves aux décision du Congrès, si pénibles qu’elles puissent être pour nous… » On était débarrassés de Trotsky… L’exclusion du Parti, nous l’avait-on assez répété, c’était pour nous (appelés trotskystes) la mort politique, la mort politique entendez-vous ?... Le Comité Central engagea des pourparlers avec les exclus les plus réputés… Trotsky devait aussi partir « de son plein gré » pour Alma-Ata, autrefois Vierny, petite ville perdue entre les montagnes de l’Ala Taou et les déserts de la Grande Horde kirghize, à peu de distance de l’infranchissable frontière montagneuse du Turkestan chinois. Ayant rompu avec l’hypocrisie des déportations inavouées, il reçut aussitôt un papier du Guépéou lui enjoignant de partir en qualité de déporté, condamné – par mesure administrative – en vertu de l’article 58 du code pénal sur les menées contre-révolutionnaires. Il habitait à ce moment chez Biéloborodov, bolchevik de l’Oural, qui avait eu à décider en 1918 du sort de la dynastie des Romanov, maintenant relevé de ses fonctions de commissaire du peuple à l’Intérieur… Il fût enlevé… (Il disparut en 1936)… Des camarades veillaient nuit et jour dans la rue, surveillés eux-mêmes par des mouchards. Des motocyclistes du Guépéou observaient les allées et venues des autos. Je montai par un escalier de service ; à l’étage, une porte gardée. « C’est ici. » Celui que nous appelions entre nous, avec un respect affectueux, le Vieux – comme autrefois Lénine – vivait dans une petite chambre donnant sur la cour, où il n’y avait qu’un lit anglais et une table chargée de cartes de tous les pays du monde. Vêtu d’une veste d’intérieur fort usagée, alerte et grand, la haute chevelure presque blanche, le teint maladif, il déployait, en cage, une énergie acharnée. Dans la pièce voisine, on recopiait les messages qu’il venait de dicter. Dans la salle à manger, on recevait les camarades qui arrivaient de tous les coins du pays et avec lesquels il allait s’entretenir à la hâte entre deux coups de téléphone. L’arrestation de tous était possible d’un moment à l’autre ; après l’arrestation, quoi ? On ne savait pas, on allait sans crainte au-devant de tout, mais on se dépêchait de tirer parti des dernières heures, car c’était sûrement les dernières heures… Trotsky rédigeait pour Paris l’innocente « Lettre à Pierre », qui allait être saisie par le Guépéou et publiée pour justifier la déportation de l’organisateur de la victoire. La foule empêcha un soir le départ de Trotsky. Elle remplissait la gare, elle occupait les rails, elle visitait les trains de l’Asie centrale. Le Guépéou différa le départ de trois jours, puis vint enlever Trotsky par surprise : pour que nul mensonge ne fût possible sur sa déportation, Léon Davidovitch, s’étant enfermé, laissa enfoncer toutes les portes par les gens de la police, refusa de marcher, se fit porter. Une auto l’emporta pour une station déserte, vers l’exil, vers un avenir inconnu plein de menaces. Je pensais qu’il arrivait vraiment au sommet d’une belle destinée. S’il était mystérieusement assassiné – ce que nous craignions par-dessus tout – il demeurerait à jamais le symbole de la Révolution poignardée. Si on le laissait vivre, il continuerait sa lutte et son œuvre tant qu’une plume lui resterait dans les doigts, un souffle dans la poitrine, fût-ce au fond des prisons… Plus que la lucidité de ses jugements, plus que la vigueur de son style, cette fermeté d’âme que nul doute n’effleurait, si sûre que le doute à son égard eût été absurde, faisait de Trotsky, à une époque d’usure morale, le chef exemplaire dont la seule existence, fût-il bâillonné, rendrait confiance en l’homme. Le dénigrement n’avait plus de prise sur son nom, la calomnie et l’injure infatigablement prodiguées contre lui pas l’agitation totalitaire, à l’école, dans la presse, par les hauts-parleurs, dans les tribunaux, sur les scènes, sur l’écran, partout, finissaient par se retourner contre elles-mêmes, impuissantes, en lui faisant une étrange auréole nouvelle ; et lui qui n’avait jamais su former un parti – ses capacités d’organisateur étant d’un ordre tout à fait différent – s’assura, par la vertu d’une force morale, quelques milliers de dévouements indéfectibles. Il partit, il disparut. Par une note, en corps sept, reléguée dans l’infime rubrique des faits divers, les Izvestia annonçèrent sa déportation pour « menées insurrectionnelles », accusation extravagante jusqu’à la bouffonnerie. Deux années environ auparavant, un coup de force eût été possible contre le Bureau Politique de Zinoviev-Kaménev-Staline, déjà divisé à l’intérieur et rendu très impopulaire par les premières répressions au sein du Parti et la crise économique latente. L’armée et le Guépéou eussent plébiscité Trotsky, s’il l’avait voulu. La question s’est posée, entre opposants : ferait-on une grande manifestation à Moscou, irait-on plus loin, ferait-on un coup de force ? Je ne sais si elle fit bien l’objet de délibérations formelles. C’est à ce moment, quoi qu’il en soit, que Trotsky renonça au pouvoir par respect d’une loi non écrite qui ne permet pas de recourir aux pronunciamientos au sein d’un régime socialiste : car il y a de trop grandes chances, même agissant avec les plus nobles intentions, pour que ce régime en meure, faisant tout naturellement place à une dictature militaire et policière, donc antisocialiste par définition. »

Victor Serge, Le tournant obscur

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