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Extraits de romans sur le prolétariat

26 janvier 2015, 21:59

« Le Peuple de l’Abîme » de Jack London

Je me suis arrêté quelques instants pour tendre l’oreille vers une conversation qui avait lieu sur les terrains vagues de Mile End. Il faisait presque nuit, et c’étaient des ouvriers de la classe supérieure. Faisant cercle autour de l’un d’eux, ils s’en prenaient violemment à lui.

« Bien sûr, mais qu’est-ce que tu fais de cette main-d’œuvre bon marché qui nous vient de l’étranger ? » demanda l’un d’eux. « Les Juifs de Whitechapel sont en train de nous couper la gorge ! »

« Il ne faut pas leur en vouloir », répondit l’autre. « Ils sont comme nous, il faut bien qu’ils vivent. Tu ne peux pas en vouloir à un type qui offre de travailler pour moins cher que toi, et qui te prend ta place. »

« Qu’est-ce que tu fais de ta femme et de tes gosses ? » lui demanda son interlocuteur.

« Ah ! nous y voilà », répondit l’autre. « Mais toi, qu’est-ce que tu fais de la femme et des gosses de l’homme qui offre de travailler à un salaire moindre que celui que tu demandes, et qui te prend ta place ? Hein, qu’est-ce que tu fais de sa femme et de ses gosses ? Il s’occupe bien plus d’eux que tu ne le fais et ne veut pas les voir mourir de faim. C’est à cause d’eux qu’il est moins payé que nous pour le même travail, et que tu n’arrives pas à te faire embaucher. Tu ne peux vraiment pas lui en vouloir, à ce pauvre type ! Il ne peut rien faire d’autre. Lorsque deux hommes convoitent le même travail, il est tout naturel que les salaires baissent. C’est la faute à la concurrence, ce n’est pas la faute du pauvre bougre qui diminue ses prix. »

« Mais les salaires ne diminuent pas, quand il y a un Syndicat », lui objecta l’autre.

« Nous y voilà encore, en plein dans le mille ! Le Syndicat arrête la concurrence entre les ouvriers, et quand il n’existe pas, elle est bien plus forte, c’est vrai. C’est à cause de ça que l’on trouve de la main-d’œuvre bon marché à Whitechapel. Ces gars-là n’ont aucune spécialisation, n’ont pas de syndicats, se coupent la gorge mutuellement, et ils nous couperaient la nôtre par-dessus le marché, si nous n’étions pas défendus par un syndicat efficace. »

Je ne continuerai pas à rapporter cette conversation, mais je dirais que cet homme des terrains vagues du Mile End en était arrivé à conclure que, si deux hommes se proposent pour un même travail, les salaires baissent automatiquement. S’il avait approfondi cette idée, il aurait découvert que même un syndicat puissant, disons, de vingt mille adhérents, ne peut tenir le taux des salaires s’il a en face de lui vingt mille chômeurs qui essayent de rivaliser avec les syndicalistes. Nous avons sous les yeux un exemple qui démontre admirablement cette loi, c’est le retour et la démobilisation des soldats d’Afrique du Sud. Ils se sont retrouvés par milliers dans les rangs désespérés de l’armée des chômeurs, et les salaires ont automatiquement baissé dans tout le pays. Cette situation a provoqué de nombreux débats et de nombreuses grèves de la part des ouvriers syndiqués, mais les chômeurs ont profité sans aucune vergogne de ces grèves, et ont ramassé à terre les outils qu’y avaient jeté les grévistes.

L’exploitation de la main-d’œuvre, les salaires de misère, les hordes de chômeurs, et la foule des sans-abri et des sans-maison, c’est ce qui arrive lorsqu’il y a plus d’hommes pour faire le travail qu’il n’y a de travail à faire. Tous les hommes et toutes les femmes que j’ai rencontrés dans la rue, à l’hospice ou à la soupe populaire, ne mènent pas une vie de tout repos, et dans les pages précédentes, j’ai clairement mis en évidence toutes les épreuves qu’ils endurent, pour prouver que leur existence est tout, sauf une sinécure.

Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour se rendre compte qu’il est beaucoup plus agréable, en Angleterre, de travailler pour vingt shillings par semaine, d’avoir une nourriture régulière et un lit le soir pour y coucher, que d’être clochard. L’homme qui vit dans la rue souffre beaucoup plus et, tout compte fait, fournit un travail bien plus éreintant que l’ouvrier, et n’est pas payé en retour. J’ai déjà décrit les nuits que passent ces pauvres gens à la belle étoile, et j’ai déjà dit comment, physiquement épuisés, ils sont obligés d’aller dans les asiles pour se retaper. Ce séjour à l’asile n’a rien d’une cure de repos : ils filent quatre livres d’étoupe, ou bien cassent six cents kilos de pierre ou sont obligés de faire les tâches les plus dégradantes qui soient, et reçoivent en contrepartie une nourriture minable et un abri très précaire. C’est une exploitation inqualifiable, faite sur le dos d’innocents. De la part des autorités, c’est un vol manifeste : elles donnent à ces pauvres bougres un salaire bien inférieur à celui que leur donneraient les employeurs capitalistes. Le salaire qu’ils pourraient obtenir, pour le même travail, d’employeurs privés leur permettraient de coucher dans de meilleurs lits, de manger décemment, d’avoir bien plus de tranquillité d’esprit et de liberté.

Comme je viens de le dire, l’homme qui sonne à la porte d’un hospice pour y passer la nuit s’apprête à être exploité. Tous ces pauvres gens le savent, d’ailleurs, et ne consentent à s’y faire admettre que lorsqu’ils sont à bout, et que la souffrance les y a contraints. Quels sont les motifs qui les poussent à entrer à l’asile ? Ce ne sont pas des ouvriers découragés, ce sont des clochards découragés. Aux États-unis, le clochard est presque toujours un ouvrier découragé. Il considère le vagabondage comme un mode de vie plus plaisant que l’usine. C’est exactement le contraire en Angleterre. Ici, les pouvoirs publics font l’impossible pour décourager le vagabond qui devient, c’est vrai, un clochard au bord du désespoir. Il sait très bien que deux shillings par jour lui permettraient de se payer trois repas normaux et un lit pour la nuit, et qu’il lui resterait deux ou trois pence d’argent de poche. Il préférerait, naturellement, travailler pour gagner ces deux shillings au lieu d’aller mendier à l’asile son toit et son couvert. Comme ouvrier, il travaillerait moins dur et serait mieux traité, ça, il le sait aussi. Mais tout cela, il le sait aussi, est du domaine du rêve car il y a plus de demandes que d’offres d’emploi.

Dès que la demande dépasse l’offre, la sélection se met à jouer. Dans chaque branche de l’industrie, on refuse les moins compétents — et, comme on les rejette, ils ne sont plus à même de remonter à la surface, et descendent pour atteindre le niveau à quoi ils sont bons, un emploi dans une usine où on ne leur demande aucune compétence. Conséquence inévitable : les moins aptes se laissent entraîner jusqu’au fond de l’abîme, cette sorte d’abattoir où ils finissent misérablement.

Un simple regard sur ces inaptes notoires, confinés aux plus basses besognes, démontre que ceux-ci sont, d’une façon générale, des épaves, physiquement et moralement. Les derniers arrivés constituent la seule exception. À peine moins capables que les autres, le processus de destruction va insensiblement les anéantir. Toutes les forces, ici, sont rassemblées contre l’individu. Le corps en bonne santé (qu’on peut encore voir sur cette pente fatale alors que l’esprit est déjà corrompu) se détruit rapidement tandis que l’esprit (qui n’a pas encore été avili et que l’on rencontre ici de temps à autre sur un corps déficient) est vite sali et contaminé. La mortalité est excessive chez ces gens-là, mais beaucoup trop meurent de mort lente.

C’est dans cette atmosphère que se construisent l’Abîme et l’abattoir. Les incapables s’éliminent automatiquement d’eux-mêmes, dans ce monde industriel, et sont impitoyablement rejetés hors du circuit. L’inaptitude au travail est la résultante d’un tas de facteurs : le mécanicien irrégulier, ou irresponsable, sera vite précipité vers le bas avant même qu’il ne trouve sa vraie place, comme travailleur temporaire par exemple, ce qui lui permettrait d’avoir un travail aussi irrégulier que son tempérament l’exige, avec peu ou pas de responsabilités. Tous les lents, les maladroits, les faibles de corps ou d’esprit, et tous ceux qui manquent de résistance nerveuse, mentale ou physique, sont piétinés sans aucune pitié, parfois immédiatement, parfois par paliers. L’accident, qui rend l’ouvrier incapable de travailler, le classe parmi les inaptes, et ce sera là le début de sa chute. Le travailleur âgé, dont le potentiel d’énergie décroît avec la vivacité de son cerveau, devra lui aussi commencer la terrible descente qui ne s’arrête jamais et trouve sa conclusion dans la déchéance et dans la mort.

Les statistiques nous permettent de voir plus clair sur ce dernier point, et fait ressortir le côté terrible de cette mort après la chute. La population de Londres représente le septième de la population totale du Royaume-Uni. À Londres même, l’un dans l’autre, un adulte sur quatre meurt dans les locaux de la charité publique, soit à l’hospice, soit à l’hôpital, soit à l’asile des pauvres. Si l’on considère que les gens nantis ne terminent pas ainsi leur existence, on est forcé d’admettre que c’est le sort d’au moins un travailleur sur quatre de finir dans les bâtiments de l’assistance publique.

Pour vous montrer comment un bon ouvrier peut, en quelques mois, devenir un inapte, et pour vous faire toucher du doigt ce qui est alors son existence, je ne puis résister à l’envie de vous communiquer un extrait annuel du Syndicat, et qui concerne McGarry, âgé de trente-deux ans et pensionnaire de l’asile des pauvres :

« J’étais employé chez Sullivan, à Widness, (cet établissement est plus connu sous le nom de British Alkali Chemical Works). Je travaillais dans un hangar, et je devais traverser une cour. Il était dix heures du soir, et il n’y avait aucune lumière. Comme je traversais la cour, j’ai senti quelque chose s’enrouler autour de ma jambe, et me la broyer. J’ai alors perdu connaissance, et je suis resté dans le coma pendant un jour ou deux. Dans la nuit du samedi au dimanche suivant, j’ai repris conscience, j’étais à l’hôpital. J’ai demandé à l’infirmière ce qu’il en était de mes jambes, et elle m’a répondu qu’on avait dû les couper toutes les deux.

« Il y avait une manivelle dans la cour, plantée à même le sol, dans un trou qui mesurait une cinquantaine de centimètres de long, sur une quarantaine de large, et qui avait autant de profondeur. La manivelle tournait dans ce trou à raison de trois tours par minute. Il n’y avait aucune protection pour entourer ce trou, aucune couverture. Depuis mon accident, on l’a fermé, et on l’a recouvert d’un morceau de ferraille… On m’a donné vingt-cinq livres, non pas comme dédommagement — on m’a dit que c’était une charité qu’on me faisait. J’ai été obligé de payer neuf livres pour m’acheter un chariot pour me véhiculer avec l’argent qu’on m’avait donné.

« J’ai eu les jambes broyées quand j’étais à mon travail. J’étais payé vingt-quatre shillings la semaine, ce qui est légèrement supérieur à la moyenne des salaires des ouvriers de l’usine, je faisais en effet du boulot à la demande. Quand il y avait de gros travaux, c’est moi qui les faisais. M. Manton, le directeur, est venu plusieurs fois me voir à l’hôpital. Lorsque je suis allé mieux, je lui ai demandé s’il pouvait me redonner du travail. Il m’a assuré que je n’avais pas à m’en faire, car l’usine n’était pas si inhumaine que ça, et que de toute façon, je n’aurais pas à m’en plaindre… Il a subitement cessé ses visites. La dernière fois, il m’a dit qu’il avait pensé à demander aux directeurs de me faire parvenir cinq livres pour me permettre de retourner chez moi, auprès de mes amis, en Irlande. »

Pauvre McGarry ! Il recevait une paye plus importante que celle des autres ouvriers, parce qu’il était ambitieux et qu’on le demandait pour exécuter les travaux de force. Et puis ce stupide accident est arrivé, et il a atterri à l’hôpital. La seule chose qu’on lui a proposé, à sa sortie, c’était de retourner chez lui en Irlande, pour y devenir un fardeau pour ses amis pour le restant de sa vie. Tout commentaire serait superflu.

Je tiens à préciser que l’impossibilité de travailler est rarement le fait des ouvriers eux-mêmes, mais qu’elle existe parce qu’il y a trop de demandes d’emploi. Si trois hommes sont à la recherche d’un travail, c’est le plus habile qui l’obtiendra. Les deux autres (et leur compétence n’est pas en cause) n’en seront pas moins traités comme des inaptes. Si l’Allemagne, le Japon et les États-unis devenaient maîtres du marché de l’acier, du charbon et des textiles, il s’ensuivrait un chômage fantastique en Angleterre, et l’on compterait par centaines de mille les ouvriers qui perdraient leur emploi. Quelques-uns, c’est vrai, émigreraient, mais la plupart trouverait à se recaser dans les industries locales restantes. Il y aurait alors un remue-ménage général dans le monde ouvrier du haut vers le bas. Lorsque tout serait redevenu normal, le nombre des inaptes comptera des centaines de mille de chômeurs supplémentaires au fond de l’Abîme. Si, d’un autre côté, les conditions restaient identiques et si tous les ouvriers doublaient leur efficacité, il y aurait toujours le même nombre d’inaptes au fond de l’Abîme, bien que chacun d’entre eux ait pu ainsi doubler ses possibilités. Bien qu’il ait eu deux fois plus de chance que tous les inaptes qui l’ont précédé.

Lorsqu’il y a plus d’hommes pour travailler qu’il n’y a de travail à faire, tous ceux qui se trouvent en surplus sont relégués au nombre des incapables, et sont en tant que tels condamnés à une destruction progressive et pénible. Le but des chapitres qui vont suivre sera de prouver comment on élimine, comment on détruit les incapables en les contraignant à vivre de façon dégradante, mais encore de démontrer comment les forces de la société industrielle telle qu’elle existe aujourd’hui renouvelle constamment et sans aucun scrupule le nombre des sans emploi.

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