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Echanges et différences de point de vue entre Trotsky et Bordiga

29 août 2020, 06:25, par Maurice

Bordiga expose le point de vue de Trotsky sur la dékoulakisation stalinienne mensongèrement appelée collectivisation :

« L’exposé de Trotski

La phase de la lutte contre les koulaks ne saurait être mieux présentée que dans les termes mêmes de Trotski, non tant à cause de ses indiscutables qualités personnelles, y compris celle d’historien rigoureux, que parce qu’il fut de ceux qui, contre Boukharine et Staline (au stade initial de la polémique), proposait une politique de lutte anti-koulak.

« La population apprit avec stupeur le 15 février 1928, par un éditorial de la « Pravda », que les campagnes n’avaient nullement l’aspect sous lequel les autorités les avaient dépeintes jusqu’à ce moment, mais ressemblaient fort au tableau qu’en avait tracé l’opposition [de gauche] exclue par le congrès. La presse qui, la veille, niait littéralement l’existence du koulak le découvrait aujourd’hui, sur un signal d’en haut, non seulement dans les villages, mais encore dans le parti. »

« Pour nourrir les villes, il fallait d’urgence prendre au koulak la pain quotidien. On ne le pouvait que par la force. L’expropriation des réserves de céréales, et pas seulement chez le koulak, mais aussi chez le paysan moyen fut qualifiée de « mesure extraordinaire dans le langage officiel ». Mais les campagnes ne crurent pas aux bonnes paroles et elles avaient raison. La réquisition forcée du blé ôtait aux cultivateurs aisés toute envie d’étendre les ensemencements. Le journalier agricole et le cultivateur pauvre se trouvaient sans travail. L’agriculture était, une nouvelle fois, dans l’impasse... ».

« Staline et Molotov, continuant à attribuer la première place aux cultures parcellaires [comme ils l’avaient fait en polémiquant avec la gauche] commencèrent à souligner la nécessité d’élargir rapidement les exploitations agricoles de l’Etat, les sovkhozes, et les exploitations collectives des paysans, les kolkhozes. Mais comme la pénurie de vivres ne permettait pas de renoncer aux expéditions militaires dans les campagnes, le programme de relèvement des cultures parcellaires se trouva suspendu dans le vide (…). Les « mesures extraordinaires » provisoires, adoptées pour prendre le blé, donnèrent naissance, sans que l’on s’y attendît, à un programme de « liquidation des koulaks en tant que classe ». Les mandements contradictoires, plus abondants que les rations de pain, mirent en évidence l’absence de tout programme agraire, non pour cinq ans, mais pour cinq mois ».

L’argumentation de Trotski sur la question agraire nous amène ici au seuil de la quatrième étape, celle dite de la « collectivisation ». Il faut noter que Trotski n’est pas favorable à la politique de tolérance à l’égard du capitalisme rural, dont il accuse Boukharine, pas plus qu’à celle de protection de l’exploitation parcellaire dont il accuse Staline et Molotov.

Néanmoins, il critique sans appel la solution de la coopérative qu’adopta et soutint le gouvernement dans les campagnes : la formule du kolkhoze. Il nous faut donc revenir sur ces institutions dont nous nous sommes occupés bien des fois dans un but critique et dont nous avons traité aux réunions de Naples et de Gênes . Un résumé de l’exposé, le plus ample fait à ce jour, a été publié après la réunion de Gênes dans les numéros 15 et 16 de 1955. Dans le second (au point 23) il s’agit, à propos de la Constitution de 1936, du statut du kolkhoze et des caractères de ce nouveau type de location agricole.

L’étape de la « collectivisation »

Trotski réfute la thèse bourgeoise selon laquelle ce tournant aurait été « le fruit de la seule violence » tout en décrivant les désastres que provoqua la « direction » exercée par l’administration stalinienne. Il reconnaît que l’apparition de cette forme nouvelle, que nous appellerons parcellaire-collective, a été déterminée par la structure productive et des conditions indépendantes de la volonté et de la capacité des autorités : la reprise de la production, dit-il, était une question de vie ou de mort pour les paysans, l’agriculture, l’industrie des villes et pour la société dans son ensemble. Trotski fait l’historique des graves erreurs de l’administration centrale au moment même où celle-ci faisait, de manière monstrueuse, l’historique des trahisons de ses critiques. A des années de distance, il importe de faire l’histoire des formes productives qui se succédèrent effectivement. La prétendue collectivisation fut un tournant imposé par la nécessité, mais son cours initial causa d’abord la ruine, que décrit Trotski, avant une systématisation qui, c’est connu, n’a pas, aujourd’hui encore, amené la production des campagnes à un niveau satisfaisant ni même décidément plus élevé que celui du départ, avant la révolution.

De fait, il se produit pendant les années de la « collectivisation » une chute effrayante de la production céréalière et une véritable hécatombe dans le cheptel qui donnent lieu, dans les années 1932-33, à la fameuse « famine de Staline » dont la polémique trotskiste évalue le nombre de victimes humaines de quatre à dix mil-lions de morts, sans tenir compte de la diffusion d’épidémies et de maladies chroniques au sein de la population russe.

Voici les données que les statistiques officielles n’ont pu occulter : nous avons déjà dit que, dans la période de la révolution et de la guerre civile, la récolte chuta à 503 millions de quintaux de céréales seulement, contre les 800 de l’avant-guerre (1913). Durant la N.E.P. il fut possible de l’augmenter à nouveau ainsi que pendant la troisième étape (l’industrialisation) qui préparait, au fil des luttes internes du parti, la guerre aux koulaks lancée à plein régime en 1929. En 1930, on en était à 835 millions de quintaux ; les deux années suivantes (les kolkhozes ayant rem-placé les exploitations privées les plus petites et celles des koulaks) on tomba à 700 millions seulement ! Moins que sous le tsar avec une population plus nombreuse. Les deux premières années de la collectivisation (c’est toujours Trotski qui parle), la production de sucre (qui était déjà monopolisée avant la révolution) chuta à moins de la moitié. Quant au bétail, il fut ravagé entre 1929 et 1934. Le nombre des chevaux tomba à 45 %, des bovins à 60, des ovins à 34 et des porcs à 45. Nous verrons qu’aujourd’hui encore cette crise effroyable n’a pas du tout été surmontée.

Selon Trotski, ce gâchis de forces productives est dû aux grossières erreurs de la direction centrale, mais la supériorité de la forme kolkhozienne sur la forme parcellaire libre ainsi que sur celle défendue par Boukharine de la libre industrie agricole privée, reste entière. On ne saurait expliquer autrement, pense-t-il, que le seul pouvoir envahissant d’un organisme administratif formé de gens incompétents (avec la fameuse bureaucratie, il est servi) soit à l’origine de cette progression : dans les dix premières années après 1918, seul 1 % des familles paysannes avait intégré les coopératives. En 1929, on passa de 1,7 à 3,9 %, en 1930 à 23,6, en 1931 à 52,7 et en 1932 à 61,5. Aujourd’hui, nous savons que les exploitations libres sont déclarées inexistantes ou peu s’en faut.

Mais si tout s’est joué entre les plus petites exploitations libres traditionnelles et les regroupements « kolkhoziens », quelles familles et quels paysans constituaient la masse réduite à la dépendance à l’égard des koulaks et que la collectivisation aurait libérée ?

Il faut penser sans aucun doute que le déplacement de la toute petite paysannerie en direction de la forme coopérative (définie comme collectivisation) se fit dans une certaine mesure (qui fut considérable après la N.E.P., si la fraction du blé tombée aux mains des koulaks était si grande qu’on dut mener une sorte de guerre sociale pour la lui arracher) sous l’effet de l’expansion du type 3 de Lénine : le capitalisme agricole privé.

A partir de là, Boukharine voulait qu’on s’élève au capitalisme d’Etat. Où est-on parvenu avec la forme-kolkhoze que Staline trouvait avantageuse (il la place absurdement au niveau 5, celui du socialisme) et que Trotski aussi, jugeait en principe supérieure tant à la très petite culture qu’à l’entreprise agricole privée ? Avant de répondre, rappelons de quoi dépendit, selon Trotski, le bilan initial désastreux de la nouvelle forme.

Les paysans, exaspérés par les rumeurs de confiscation du bétail par l’Etat, s’appliquèrent à le massacrer pour en tirer de la viande et du cuir. « A la veille d’entrer dans le kolkhoze, ils se débarrassaient » - d’après un rapport au Comité Central du stalinien Andreev – « dans un grossier esprit de lucre, de leur outillage, du bétail et même des semences ». « A 25 millions de foyers paysans isolés et égoïstes qui, hier encore, étaient les seuls moteurs de l’agriculture - faibles, comme la rosse du moujik, mais des moteurs tout de même - la bureaucratie tenta de substituer, d’un seul geste, le commandement des deux cent mille conseils d’administration de kolkhozes, dépourvus de moyens techniques, de connaissances agronomiques et d’appui parmi les ruraux eux–mêmes ».

La citation de Trotski est vigoureuse, mais la bureaucratie pouvait-elle, dans ces circonstances sociales, ne pas exister ou bien se comporter de manière diamétralement différente ? »

http://classiques.uqac.ca/classiques/bordiga_amedeo/structure_eco_soc_russie_t3/russie_t3.html

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