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Il y a cent ans, la première guerre mondiale (1914-1918) démarrait. Oui, mais pour quelle raison ?

12 février 2014, 21:14

Sur les causes de la guerre franco-allemande de 1870, Jean Jaurès écrivait dans "Histoire socialiste" :

QUI EST RESPONSABLE DE LA GUERRE ?

Dans le conflit qui a mis aux prises deux puissantes nations, la France a une grande et profonde responsabilité. C’est elle qui l’a préparé dès longtemps et qui l’a rendu presque inévitable en méconnaissant les conditions de vie de l’Allemagne, en marquant une hostilité sourde ou violente à la nécessaire et légitime unité allemande. Cet aveu est douloureux sans doute, et il semble que ce soit redoubler la défaite du vaincu que le reconnaître responsable, pour une large part, de la guerre où il a succombé. Mais c’est au contraire échapper à la défaite en se haussant à la vérité qui sauve et qui prépare les relèvements. M. de Bismarck a dit : « La France est politiquement le plus ignorant de tous les peuples ; elle ignore ce qui se passe chez les autres. »

Sur l’Allemagne elle s’était longuement méprise. Elle avait oublié le merveilleux génie pratique et agissant de Frédéric II : elle avait oublié aussi l’admirable mouvement de passion nationale qui avait soulevé et emporté l’Allemagne de 1813. Elle se figurait que jamais l’âpre volonté prussienne ne disciplinerait les flottantes énergies de la race allemande. Et elle croyait qu’après une courte crise de patriotisme exaspéré, l’Allemagne, à peine délivrée de l’occupation étrangère, se livrait aux douceurs inertes d’un idéalisme impuissant, et renonçait à fonder dans le monde réel des intérêts et des forces sa grandeur politique, industrielle et militaire.

À vrai dire, si la France avait scruté plus profondément la pensée allemande, elle aurait vu que son idéalisme n’était ni abstrait, ni vain, qu’il s’alliait, au contraire, à un sens très précis de la réalité, ou plutôt qu’il était l’effort immense de l’esprit pour élever à sa hauteur toute la réalité. Hegel avait dit : « Il ne faut pas s’élever du monde à Dieu, il faut élever le monde à Dieu », c’est-à-dire saisir l’idée de l’univers sans abandonner jamais la réalité immédiate.

Ainsi le génie allemand construisait le pont sublime par où un peuple tout entier pouvait passer de l’audace précise de la spéculation à l’audace précise de l’action. Mais, pour le regard des Français, cet âpre paysage, dont l’architecture hardie des systèmes franchissait les abîmes, était comme noyé d’une brume romantique. Il avait comme un aspect lunaire. Quelques hommes pourtant commençaient à voir la réalité, Quinet surtout. Il n’avait pas attendu les durs avertissements que nous donnera Henri Heine en 1840 ; dès 1831, il annonçait que la communauté du génie allemand se traduirait assurément en communauté nationale et politique ; que l’unité allemande se causerait par la Prusse, et que cette force nouvelle, toute chargée de lourdes rancunes et de vieilles haines, menacerait, en son expansion soudaine et rapide l’Europe et la France elle-même. « La contradiction, disait-il, est devenue trop flagrante pour pouvoir durer entre la grandeur des conceptions allemandes et la misère des États auxquels elles s’appliquent. L’ambition publique éveillée par 1814, étouffée, à l’étroit dans ses duchés. Je pourrais nommer les plus beaux génies de l’Allemagne à qui le sol manque sous les pas, et qui tombent à cette heure, épuisés et désespérés, sur la borne de quelque principauté faute d’un peu d’espace pour s’y mouvoir à l’aise. Depuis que les constitutions ont fait des citoyens, il ne manque plus qu’un pays pour y vivre, et la forme illusoire de la Diète germanique, assiégée par les princes et par les peuples, tend à s’absorber un matin, sans bruit, dans une représentation constitutionnelle de toutes les souverainetés locales .... Nous n’avions pas songé que tous ces systèmes d’idées, cette intelligence depuis longtemps en ferment et toute cette philosophie du Nord, qui travaille ces peuples, aspireraient aussi à se traduire en évènements dans la vie politique, qu’ils frapperaient sitôt à coups redoublés pour entrer dans les faits et régner à leur tour sur l’Europe actuelle.

« Nous qui sommes si bien faits pour savoir quelle puissance appartient aux idées, nous nous endormions sur ce mouvement d’intelligence et de génie ; nous l’admirions naïvement, pensant qu’il ferait exception à tout ce que nous savons et que jamais il n’aurait l’ambition de passer des consciences dans les volontés, des volontés dans les actions, et de convoiter la puissance sociale et la force politique. Et voilà cependant que ces idées, qui devaient rester si insondables et si incorporelles, font comme toutes celles qui ont jusqu’alors apparu dans le monde et qu’elles se soulèvent en face de nous comme le génie même d’une race d’hommes, et cette race elle-même se range sous la dictature d’un peuple, non pas plus éclairé qu’elle, mais plus avide, plus ardent, plus exigeant, plus dressé aux affaires. Elle le charge de son ambition, de ses rancunes, de ses rapines, de ses ruses, de sa diplomatie, de sa violence, de sa gloire, de sa force au dehors, se réservant à elle l’honnête et obscure discipline des libertés intérieures. Depuis la fin du moyen âge, la force et l’initiative des États germaniques passe du Midi au Nord avec tout le mouvement de la civilisation. C’est donc de la Prusse que le Nord est occupé à cette heure à faire son instrument ? Oui ; et si on le laissait faire, il la pousserait lentement, et par derrière, au meurtre du vieux royaume de France. En effet, au mouvement politique que nous avons décrit ci-dessus est attachée une conséquence que l’on voit déjà naître. À mesure que le système germanique se reconstitue chez lui, il exerce une attraction puissante sur les populations de même langue et de même origine qui en avaient été détachées par la force. Sachons que la plaie du traité de Westphalie et la cession des provinces d’Alsace et de Lorraine saignent encore au cœur de l’Allemagne autant que les traités de 1815 au cœur de la France. »

Or, à mesure que les peuples allemands cherchaient à échapper à leur chaos d’impuissance et d’anarchie, à mesure qu’ils marquaient leur volonté de s’organiser, de préluder par l’union douanière à l’union politique et à l’action nationale, à mesure que l’idéalisme allemand se révélait plus substantiel et plus énergique, quelle était la pensée, quelle était l’attitude de la France ? Dès lors, je veux dire dès le règne de Louis-Philippe, il y a dans la pensée française à l’égard de l’Allemagne incertitude, ambiguïté, contradiction. S’opposer à la libre formation d’un peuple c’est répudier toute la tradition révolutionnaire. Au nom de la Convention, Hérault de Séchelles s’écriait : « Du haut des Alpes la liberté salue les nations encore à naître ». C’est l’Allemagne et l’Italie qu’il évoquait ainsi à la lumière de la vie. La féodalité n’était pas seulement tyrannie, elle était morcellement : et la liberté ne pouvait naître qu’en brisant à la fois des entraves et des cloisons. Les démocraties ne pouvaient se former que dans les cadres historiques les plus vastes. Maintenir la nationalité allemande à l’état de dispersion, c’était donc pour la France révolutionnaire refouler et briser la Révolution elle-même : Comment l’eût-elle pu sans une sorte de suicide ? Mais d’autre part laisser se constituer à côté de soi, débordant au-delà même du Rhin, la formidable puissance de l’Allemagne organisée et unifiée, c’était renoncer sinon à toute sécurité, du moins à l’instinct de suprématie. Ah ! qu’il était difficile à la France de devenir une égale entre des nations égales ! Qu’il lui était malaisé de renoncer à être la grande nation pour n’être plus qu’une grande nation ! Il fallait que par un prodigieux effort de conscience elle dominât toute sa tradition, toute son histoire, toute sa gloire. La première des nations de l’Europe continentale, elle avait été organisée, et sa force concentrée avait été par là même une force rayonnante, rayonnement de puissance, rayonnement d’orgueil, rayonnement de pensée, rayonnement de générosité, rayonnement de violence, les Croisades, la catholicité française du XIIIe siècle, la primauté insolente et radieuse de Louis XIV, l’universalité de l’Encyclopédie, la Révolution des Droits de l’Homme, enfin l’orage napoléonien qui fécondait l’Europe en la bouleversant. La France s’était habituée à être le centre de l’histoire européenne, le centre de perspective quand elle n’était pas le centre d’action.

Elle ne discernait plus son intérêt de l’intérêt du monde, son orgueil de sa générosité. Elle croyait avoir conquis, en se donnant, le droit de dominer, et elle avait eu des façons hautaines de propager la liberté elle-même. La Révolution avait été une fièvre d’enthousiasme humain et d’orgueil national. Elle voulait bien que les peuples fussent libres, mais libres par elle, des peuples libérés, des peuples affranchis, c’est-à-dire formant autour d’elle et sous son patronage auguste de libératrice une clientèle reconnaissante. Quoi ! tous ces peuples maintenant allaient-ils donc se constituer par leur propre effort, devenir des puissances vraiment et pleinement autonomes ? Toute cette argile qu’elle avait cru pétrir et animer du souffle de sa bouche allait donc s’animer d’une étincelle intérieure ? Elle pourrait être menacée demain, non plus par des coalitions accidentelles et passagères qui attestaient sa puissance même et l’éclat de son destin, mais par la constitution permanente et par la vie normale de grandes nations indépendantes et redoutables ... Son droit d’aînesse européenne allait lui échapper ; son privilège d’unité allait se communiquer à d’autres ; son instinct de conservation s’inquiétait et son orgueil d’idéalisme souffrait comme sa vanité de domination.

C’est déjà beaucoup qu’en cette crise profonde de la France tant de consciences françaises se soient trouvées pour accepter et même pour saluer avec joie les destins nouveaux. Qui pourrait lui faire grief de ne pas avoir pratiqué d’emblée, avec unanimité et avec suite la politique internationale qui convenait à l’idée nouvelle ? Il lui aurait été plus facile d’accepter cet élargissement du rôle des autres peuples si elle-même avait pu développer d’un mouvement régulier toutes les forces de démocratie, de liberté politique et de progrès social que contient le génie de la Révolution. Sa fierté eût été consolée si elle avait gardé, dans sa vie intérieure, une avance sur les autres nations qui s’organisaient et se libéraient à leur tour. Mais quoi, dans la France même de la Révolution la démocratie paraissait condamnée, par la monarchie bourgeoise et censitaire, à un demi-avortement. Il semblait à plus d’un esprit que la France ne pourrait retrouver la pleine liberté révolutionnaire que par la force d’expansion révolutionnaire. Et la tentation des vieilles primautés s’insinuait à nouveau dans le rêve de démocratie. Quinet nous a laissé de ce trouble de conscience un éloquent témoignage dans un de ses écrits : « 1815 et 1840 ». C’est au moment où la politique brouillonne de M. Thiers provoquait contre la France une coalition européenne où la Prusse était entrée : Quinet reprend d’un accent belliqueux la revendication française des « frontières naturelles » ; il veut, comme Danton, porter la France au Rhin. Il sonne la fanfare d’un nationalisme vigoureux en proclamant qu’il n’y a pas de liberté intérieure pour un peuple sans la pleine indépendance extérieure et que cette pleine indépendance n’existera point pour le peuple français tant qu’il n’aura pas dilaté ses frontières et retrouvé la partie la plus nécessaire, la plus nationale des conquêtes de la Révolution. Cet intérêt est si vital pour la France et elle est menacée, si elle se résigne, d’une telle déchéance qu’il vaut mieux pour elle assumer seule le risque d’une guerre générale contre la coalition européenne, à la condition de bien comprendre qu’elle joue cette fois son existence même, qu’elle ne peut sans périr subir une invasion nouvelle, un amoindrissement nouveau, et que toute la terre du pays doit se soulever contre l’étranger avec la violence d’une convulsion naturelle. Toutes les tentatives gouvernementales seront vaines, la démocratie populaire sera frappée d’impuissance comme l’oligarchie bourgeoise, le peuple sera débile comme le pouvoir tant que le ressort de la vie nationale sera comprimé et faussé par les traités de 1815. « Plus j’y pense, plus je reste persuadé que ni le despotisme, ni la liberté, ni le gouvernement, ni les partis ne peuvent se fonder d’une manière assurée sur un État dont les bases ont été mutilées par la guerre, et que la paix n’a pas tenté de réparer. Chaque jour, je me convaincs que le pouvoir chancellera aussi longtemps que chancellera le pays, assis sur les traités de 1815 ; qu’il n’est pire fondement que la défaite ; que surtout il faut désespérer de la liberté si l’on ne peut recouvrer l’indépendance. L’État craque sur les bases menteuses que nos ennemis lui ont faites de leurs mains, et au lieu de le soutenir, nous nous rejetons les uns aux autres les causes de ce dépérissement général. Je vois autour de nous des pays, où l’on est unanime dans les projets de conquête ; ils marchent, malgré leurs divisions apparentes, comme un seul homme, à l’accomplissement de leurs desseins sur le globe. Et nous, non seulement nous nous interdisons, comme au vieillard de la fable, toute vaste pensée, tous longs espoirs, tout projet d’accroissement, mais nous ne pouvons même nous réunir pour reconnaître le mal qui nous fait tous périr.

« Pour la France, il ne s’agit pas tant de conquérir que de s’affranchir, non pas tant de s’accroître que de se réparer, elle ne doit pas faire un mouvement qui ne la mène à la délivrance du droit public des invasions. Tout ce qui est dans cette voie est bien, tout ce qui est contraire est mal. Royauté, république, juste-milieu, démocratie, bourgeoisie, aristocratie, hommes de théorie, hommes de pratique, tous ont là-dessus le même intérêt ; c’est le point où leur réconciliation est forcée, puisque chacun de nos partis ne sera rien qu’une ombre aussi longtemps qu’il n’y aura parmi nous qu’une ombre de France, et que nos débats intérieurs seront stériles et pour le monde et pour nous-mêmes tant que, d’une manière quelconque, par les négociations ou par la guerre, nous ne nous serons pas relevés du sépulcre de Waterloo. C’est ainsi que l’Allemagne est restée méconnaissable aussi longtemps qu’a duré le traité de Westphalie .... Je sais qu’il est dangereux jusqu’à la mort de touchera ces traités (de 1815), mais je sais aussi que nous périssons immanquablement si nous ne pouvons en sortir, et je vois devant nous la vieillesse prématurée qui s’avance. Car pour porter haut le drapeau de la civilisation moderne il faut un peuple qui, loin de chanceler à chaque pas, soit, au contraire, appuyé sur des bases inexpugnables. Il faut que les nations qui lui confient ce dépôt se reposent en sa force. Que l’immensité du danger relève donc les esprits au lieu de les abattre... Ô France, pays de tant d’amour et de tant de haine... qu’arriverait-il si ton nom n’était plus une protection et la force un refuge pour tous les faibles ? Ce jour-là il faudrait croire les prophéties de mort qui annoncent la chute des sociétés modernes et la ruine de toute espérance. »

Telle était, sur ce haut esprit, la fascination des souvenirs révolutionnaires et napoléoniens. Quoi ! la France de 1840, avec son Alsace et sa Lorraine, la France qui touchait au Rhin et qui par Strasbourg menaçait le cœur de l’Allemagne encore divisée, cette France n’était qu’une ombre de France ! et elle était incapable de faire sa grande œuvre de démocratie, de liberté politique, de justice sociale et de solidarité humaine tant qu’elle n’aurait pas de nouveau, et par la force de l’épée, conquis toute la rive gauche du Rhin.

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