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En quoi les idées de Marx et de Darwin convergent ?

26 septembre 2014, 11:16

... suite :

Mais le darwinisme “ produit ses transformations et ses différenciations à partir du néant”. Certes, là où il traite de la sélection naturelle, Darwin fait abstraction des causes qui ont provoqué les modifications chez les divers individus et traite d’abord de la manière dont ces anomalies individuelles deviennent peu à peu les caractéristiques d’une race, d’une variété ou d’une espèce. Pour Darwin, il s’agit au premier chef de trouver moins ces causes, - qui jusqu’ici sont soit totalement inconnues, soit susceptibles d’être seulement désignées d’une manière très générale, -qu’une forme rationnelle dans laquelle leurs effets se fixent, prennent une signification durable. Que Darwin, ce faisant, ait attribué à sa découverte un champ d’action démesuré, qu’il en ait fait le ressort exclusif de la modification des espèces et qu’il ait négligé les causes des modifications individuelles répétées à force de considérer la forme sous laquelle elles se généralisent, c’est là une faute qu’il a en commun avec la plupart des gens qui réalisent un progrès réel. De plus, si Darwin produit ses transformations individuelles à partir du néant, en employant là uniquement la “ sagesse de l’éleveur”, il faut donc que l’éleveur produise également à partir du néant ses transformations des formes animales et végétales qui ne sont pas seulement dans son idée, mais dans la réalité. Celui pourtant qui a donné l’impulsion aux recherches sur l’origine proprement dite de ces transformations et différenciations, ce n’est encore personne d’autre que Darwin.

Récemment, grâce à Haeckel surtout, l’idée de sélection naturelle a été élargie et la modification des espèces conçue comme le résultat de l’action réciproque de l’adaptation et de l’hérédité, l’adaptation étant représentée comme le côté modificateur et l’hérédité comme le côté conservateur du processus. Mais cela non plus ne convient pas à M. Dühring.

“ L’adaptation proprement dite aux conditions de vie telles qu’elles sont offertes ou refusées par la nature, suppose des instincts et des activités qui se déterminent selon des idées. Autrement, l’adaptation n’est qu’une apparence et la causalité qui entre alors en jeu ne s’élève pas au-dessus des degrés inférieurs du monde physique, du monde chimique ou de la physiologie végétale. ”

Voilà derechef l’appellation qui fâche M. Dühring. Mais quel que soit le nom qu’il donne au processus, la question est de savoir si de tels, processus provoquent ou ne provoquent pas de modifications dans les espèces des organismes ? Et derechef, M. Dühring ne donne pas de réponse.

“ Si, dans sa croissance, une plante prend la direction où elle reçoit le plus de lumière, cet effet de l’excitation n’est qu’une combinaison de forces physiques et d’agents chimiques et si l’on veut parler ici non pas métaphoriquement, mais au propre, d’une adaptation, c’est nécessairement introduire dans les concepts une confusion spirite.”

Telle est à l’égard d’autrui la rigueur de l’homme qui sait très exactement par l’effet de quel vouloir la nature fait ceci ou cela, qui parle de la subtilité de la nature, et même de sa volonté ! Confusion spirite en effet, - mais chez qui ? Chez Haeckel ou chez M. Dühring ?

Et confusion qui n’est pas seulement spirite, mais aussi logique. Nous avons vu que M. Dühring persiste à toute force à faire prévaloir le concept de fin dans la nature : “ La relation de moyen et de fin ne suppose nullement une intention consciente.” Or, l’adaptation sans intention consciente, sans entremise de représentations, contre laquelle il s’emporte tant, qu’est-ce d’autre que cette même activité inconsciente en vue d’une fin ?

Si donc les reinettes et les insectes mangeurs de feuilles sont verts, les animaux du désert jaune-sable et les animaux polaires le plus souvent blancs comme neige, ils n’ont certainement pas pris ces couleurs à dessein ou selon des représentations quelconques : au contraire, elles ne peuvent s’expliquer que par des forces physiques et des agents chimiques. Et, pourtant, il est indéniable que ces animaux sont en fonction d’une fin adaptés par ces couleurs au milieu dans lequel ils vivent, cela de telle façon qu’elles les rendent beaucoup moins visibles pour leurs ennemis. De même, les organes par lesquels certaines plantes saisissent et dévorent les insectes qui se posent sur elles sont adaptés à cette activité et même adaptés systématiquement. Si maintenant M. Dühring persiste à soutenir que l’adaptation doit être nécessairement l’effet de représentations, il ne fait que dire en d’autres termes que l’activité dirigée vers une fin doit se faire également par l’entremise de représentations, être consciente, intentionnelle. Ce qui nous ramène derechef, comme c’est la coutume dans la philosophie du réel, au créateur épris de finalité, à Dieu.

“ Autrefois, on appelait un tel expédient déisme et on le tenait en médiocre estime, dit M. Dühring. Mais maintenant, on paraît avoir, à cet égard aussi, évolué à rebours. ”

De l’adaptation, nous passons à l’hérédité. Là aussi, selon M. Dühring, le darwinisme fait entièrement fausse route. Le monde organique tout entier, à ce que prétendrait Darwin, descend d’un être primitif, est pour ainsi dire la lignée d’un être unique. Il n’y aurait absolument pas, selon lui, de coexistence indépendante des produits de la nature de même espèce, sans intermédiaire de la descendance, et c’est pourquoi, avec ses conceptions rétrogrades, il serait tout de suite au bout de son rouleau, là où le fil de la génération ou de toute autre reproduction se brise entre ses doigts.

L’affirmation que Darwin dérive tous les organismes actuels d’un seul être primitif est, pour parler poliment, “ une libre création et imagination ” de M. Dühring. Darwin dit expressément à l’avant-dernière page de l’Origine des espèces, 6’ édition, qu’il considère

“ tous les êtres, non comme des créations particulières, mais comme les descendants en droite ligne, d’un petit nombre d’êtres [5]. ”

Et Haeckel va encore beaucoup plus loin et admet

“ une souche absolument indépendante pour le règne végétal, une autre pour le règne animal [et entre elles] un certain nombre de souches de protistes isolés, dont chacune s’est développée d’une manière tout à fait indépendante à partir d’un type particulier de monères archigoniques [6].”

Cet être primitif n’a été inventé par M. Dühring que pour le discréditer le plus possible par la comparaison avec le Juif primitif Adam ; mais il lui arrive, - je veux dire à M. Dühring, - ce malheur de ne pas savoir que les découvertes assyriennes de Smith montrent dans ce Juif primitif la chrysalide du Sémite primitif ; que toute l’histoire de la création et du déluge dans la Bible s’avère comme un fragment du cycle de légendes religieuses du vieux paganisme que les Juifs ont en commun avec les Babyloniens, les Chaldéens et les Assyriens.

C’est à coup sûr faire à Darwin un reproche grave, mais irréfutable, que de dire qu’il est au bout de son rouleau dès que se brise entre ses doigts le fil de la descendance. Malheureusement, c’est l’ensemble de notre science de la nature qui mérite ce reproche. Là où se brise entre ses mains le fil de la descendance, elle est “ au bout de son rouleau ”. Jusqu’ici, elle n’a pu parvenir à produire sans descendance des êtres organiques ; elle n’a même pas pu refaire du simple protoplasme ou d’autres corps albuminoïdes en partant des éléments chimiques. Sur l’origine de la vie, elle n’est jusqu’ici capable de dire qu’une chose avec certitude ; qu’elle s’est nécessairement opérée par voie chimique. Mais peut-être la philosophie du réel est-elle en mesure de nous venir ici en aide, puisqu’elle dispose de productions de la nature juxtaposées en état d’autonomie, qui ne sont pas liées entre elles par la descendance. Comment ces productions ont-elles pu naître ? Par génération spontanée ? Mais jusqu’à présent, les défenseurs les plus téméraires de la génération spontanée eux-mêmes n’ont prétendu créer par ce moyen que des bactéries, des germes de champignon et autres organismes très primitifs, - mais pas d’insectes, de poissons, d’oiseaux ou de mammifères. Dès lors, si ces productions de la nature de même espèce, - productions organiques bien entendu, qui sont ici les seules en question, - ne sont pas liées entre elles par la descendance, il faut qu’elles-mêmes ou que chacun de leurs ancêtres ait été mis au monde, là où “ se brise le fil de la descendance”, par un acte de création particulier. Nous voilà déjà revenus au Créateur et à ce que l’on appelle le déisme.

En outre, M. Dühring déclare que Darwin s’est montré bien superficiel en faisant “ du simple acte de combinaison sexuelle des propriétés le principe fondamental de la genèse de ces propriétés ”. Voilà encore une libre création et imagination de notre profond philosophe. Au contraire, Darwin déclare catégoriquement : l’expression de sélection naturelle ne comprend que la conservation de variations, mais non leur production (p. 63). Mais cette nouvelle tentative de prêter à Darwin des choses qu’il n’a jamais dites sert à nous aider à saisir toute la profondeur dühringesque des idées qui viennent ensuite :

“ Si on avait cherché dans le schématisme interne de la génération un principe quelconque de transformation indépendante, cette idée eût été tout à fait rationnelle ; car c’est une idée naturelle de ramener à l’unité le principe de la genèse universelle et celui de la procréation sexuelle, et de considérer la génération dite spontanée d’un point de vue supérieur non pas comme l’opposé absolu de la reproduction, mais bel et bien comme une production. ”

Et l’homme qui a été capable de rédiger un tel galimatias ne se gêne pas pour reprocher son “ jargon ” à Hegel !

Mais en voilà assez des récriminations et des chicanes maussades et contradictoires par lesquelles M. Dühring soulage son dépit devant l’essor colossal que la science de la nature doit à l’impulsion de la théorie darwinienne. Ni Darwin, ni ses partisans parmi les savants ne pensent à minimiser d’aucune façon les grands mérites de Lamarck ; ce sont eux précisément qui l’ont les premiers remis sur le pavois. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’au temps de Lamarck, la science était loin de disposer de matériaux suffisants pour pouvoir répondre à la question de l’origine des espèces autrement que par des anticipations, presque des prophéties. Sans compter les énormes matériaux rassemblés depuis dans le domaine de la botanique et de la zoologie descriptives et anatomiques, on a vu après Lamarck apparaître deux sciences toutes nouvelles, qui ont ici une importance décisive : l’étude du développement des germes végétaux et animaux (embryologie) et celle des vestiges organiques conservés dans les diverses couches de la croûte terrestre (paléontologie). Il se trouve, en effet, une concordance singulière entre le développement graduel qui transforme les germes organiques en organismes adultes et la suite des végétaux et des animaux qui se sont succédé dans l’histoire de la terre. Et c’est justement cette concordance qui a donné à la théorie de l’évolution la base la plus sûre. Mais la théorie de l’évolution elle-même est encore très jeune et on ne saurait donc douter que la recherche future ne doive modifier très sensiblement les idées actuelles, voire les idées strictement darwiniennes, sur le processus de l’évolution des espèces.

Et maintenant, qu’est-ce que la philosophie du réel peut nous dire de positif sur l’évolution de la vie organique ?

“ La ... variabilité des espèces est une hypothèse acceptable.” Mais, à côté de cela, il faut admettre aussi “ la juxtaposition autonome de productions de la nature de même espèce, sans entremise de la descendance ”. En conséquence de quoi, il faudrait penser que les productions de la nature qui ne sont pas de même espèce, c’est-à-dire les espèces changeantes, sont descendues les unes des autres, tandis qu’il n’en est pas ainsi de celles de même espèce. Pourtant ce n’est pas non plus tout à fait exact ; car même dans les espèces changeantes, “ la médiation par descendance ne saurait être au contraire qu’un acte tout à fait secondaire de la nature”. Donc, descendance quand même, mais de “ seconde classe ”. Estimons-nous heureux de voir la descendance, après que M. Dühring en a dit tant de mal et tant de choses obscures, réadmise tout de même par la porte de derrière. Il en va pareillement de la sélection naturelle, puisque après tant d’indignation morale à propos de la lutte pour l’existence grâce à laquelle la sélection naturelle s’accomplit, on nous dit soudain.

“ La raison approfondie de la nature des êtres doit être cherchée dans les conditions de vie et les rapports cosmiques, tandis qu’il ne peut être question qu’en second lieu de la sélection naturelle sur laquelle Darwin met l’accent.”

Donc, sélection naturelle quand même, encore que de seconde classe ; donc, avec la sélection naturelle, lutte pour l’existence et, par suite, pléthore de population, selon la théorie cléricale de Malthus ! C’est tout : pour le reste, M. Dühring nous renvoie à Lamarck.

Pour finir, il nous met en garde contre l’abus des mots métamorphose et évolution. La métamorphose serait un concept obscur et le concept d’évolution ne serait acceptable que dans la mesure où l’on peut réellement mettre en évidence des lois d’évolution. Au lieu de l’un et de l’autre, nous devons dire “composition”, et alors tout ira bien. C’est toujours la même histoire : les choses restent ce qu’elles étaient, et M. Dühring est pleinement satisfait dès lors que nous changeons seulement les noms. Lorsque nous parlons du développement du poussin dans l’œuf, nous faisons une confusion parce que nous ne pouvons prouver les lois d’évolution que d’une façon insuffisante. Mais si nous parlons de sa composition, tout s’éclaire. Nous ne dirons donc plus : cet enfant se développe magnifiquement, mais : il se compose excellemment. Et nous pouvons féliciter M. Dühring de prendre dignement sa place aux côtés du créateur de l’Anneau des Nibelungen, non seulement par la noble estime qu’il a de lui-même, mais aussi en sa qualité de compositeur de l’avenir.

Notes

[1] Cf. “ Sur la conception “mécaniste” de la nature ”, Dialectique de la nature, E. S. 1971, pp. 256-261.

[2] Le développement de la biologie a apporté un complément à ce point de vue de Darwin : l’adaptation, conséquence de la sélection naturelle, est une harmonisation relative non seulement à des relations externes, mais encore à des relations internes.

[3] Engels propose ici l’étude mathématique des lois des populations vivantes qui s’est, au cours de ces dernières années, considérablement développée : il en prévoyait déjà la fécondité.

[4] Les savants modernes, d’accord avec Engels et s’appuyant sur le témoignage personnel de Darwin (voir Francis DARWIN : Vie et correspondance de Ch. Darwin, traduction française de H. de Varigny, édition Reinwald, 1888, tome 1, p. 86) lui reprochent d’avoir repris de Malthus, sans faire preuve de l’esprit critique nécessaire, le terme de lutte pour l’existence qui induit le lecteur a concevoir les rapports entre tous les êtres vivants sur le modèle de la concurrence humaine dans la société capitaliste, alors qu’ils sont, en réalité, d’une nature toute différente, excluant l’intervention de la conscience ou de la volonté.

[5] Charles DARWIN : The Origin of species..., 6° éd., Londres, 1873, p. 428.

[6] Histoire de la création, p. 397. Trad. Ch. Letourneau, pp. 306-330.

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