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Que veut dire Haïti occupée par des forces armées étrangères ?

6 février 2010, 19:35, par bianco

Rosa Lu­xem­burg : Mar­ti­ni­que (1902)

Des mon­ta­g­nes de rui­nes fu­man­tes, des tas de ca­dav­res mutilés, une mer fu­man­te, par­tout où l’on se tour­ne boue et cend­res, c’est tout ce qui reste de la pe­ti­te ville prospère perchée comme une hi­ron­del­le sur la pente ro­cheu­se du volcan. De­puis quel­que temps, on avait en­t­en­du le géant en colère gron­der et s’em­por­ter cont­re la présomp­ti­on hu­mai­ne, cont­re la suf­fi­sance aveug­le des nains à deux jam­bes. Au grand cœur dans sa colère même, un véri­ta­ble géant, il avait prévenu les créatu­res in­sou­ci­an­tes qui ram­pai­ent à ses pieds. Il fu­mait, répan­dant des nu­a­ges ar­dents ; dans son sein il y avait un bouil­lon­ne­ment et un four­mil­le­ment, des ex­plo­si­ons sem­bla­bles à des coups de fu­sils et au ton­n­er­re du canon. Mais les sei­gneurs de la terre, ceux qui or­don­nent à la de­s­tinée hu­mai­ne, ont main­tenu la foi inébranlable en leur prop­re sa­ges­se.

Le septième jour du mois, une com­mis­si­on expédiée par le gou­ver­ne­ment a an­noncé à la po­pu­la­ti­on inquiète de Saint-​Pier­re que tout était en règle dans le ciel comme sur la terre. Tout est en règle, au­cu­ne cause d’alar­me ! comme ils l’avai­ent dit, in­to­xi­qués par les dan­ses de salon, à la veil­le du ser­ment du Jeu de paume à l’époque de Louis XVI, alors qu’une lave ar­den­te s’ac­cu­mu­lait avant l’érup­ti­on du volcan révo­lu­ti­onn­ai­re. Tout est en ordre, la paix et la tran­quil­lité règnent par­tout ! comme ils le di­sai­ent il y a 50 ans à Vi­en­ne et à Ber­lin à la veil­le de l’érup­ti­on de mars. Mais, le vieux titan souf­frant de la Mar­ti­ni­que n’a prêté au­cu­ne at­ten­ti­on aux rap­ports de l’ho­no­ra­ble com­mis­si­on, après que la po­pu­la­ti­on ait été ras­surée le septième jour par le gou­ver­neur, il fit érup­ti­on au cours des premières heu­res du huitième jour et il a en­t­erré en quel­ques mi­nu­tes, le gou­ver­neur, la com­mis­si­on, la po­pu­la­ti­on, les mai­sons, les rues et les ba­teaux sous les ex­ha­lai­sons ar­den­tes de son cœur in­digné.

Le tra­vail a été ra­di­cal. Qua­ran­te mille vies hu­mai­nes fauchées, une poignée de réfugiés sauvés, le vieux géant peut gron­der et bouil­lon­ner en paix, il a ma­ni­festé sa puis­sance, il s’est af­freu­se­ment vengé de cet af­front à sa puis­sance pri­ma­le. Et main­ten­ant, dans les rui­nes de la ville détrui­te, un nou­vel ar­riv­ant s’in­vi­te en Mar­ti­ni­que, un invité en­core in­con­nu, ja­mais ren­contré au­pa­ra­vant : l’être hu­main. Ni maître, ni serf, ni noir, ni blanc ; ni riche, ni pau­vre, ni pro­priétaire de plan­ta­ti­on ou es­cla­ve sala­rié, l’être hu­main sur­vi­ent sur l’île brisée et mi­nu­s­cu­le, l’être hu­main qui res­sent seu­le­ment la dou­leur et cons­ta­te seu­le­ment le désast­re, qui cher­che seu­le­ment à aider et se­cour­ir. Le vieux Mont Pelé a réalisé un mi­ra­cle ! Oubliés les jours de Facho­da, oublié le con­flit de Cuba, oubliée « la Re­van­che » ; les Français et les Ang­lais, le Tsar et le Sénat de Wa­shing­ton, l’Al­le­ma­gne et la Hol­lan­de don­nent de l’ar­gent, en­vo­i­ent des télégram­mes, ten­dent une main se­coura­ble. La confrérie des peu­ples cont­re la haine brûlante de la na­tu­re, une résur­rec­tion de l’hu­ma­nis­me sur les rui­nes de la cul­tu­re hu­mai­ne s’est ma­ni­festée. Le prix du re­tour à l’hu­ma­nité fut élevé, mais le ton­n­er­re du Mont Pelé a capté leur at­ten­ti­on.

La Fran­ce pleu­re sur les 40.​000 ca­dav­res de l’île mi­nu­s­cu­le, et le monde en­t­ier s’em­pres­se de sécher les lar­mes de la Répu­bli­que. Mais com­ment était-​ce quand, il y a quel­ques siècles, la Fran­ce a versé le sang à tor­rents pour prend­re les Pe­ti­tes et les Gran­des An­til­les ? En mer, au large des côtes de l’Afri­que de l’Est exis­te l’île volca­ni­que de Ma­da­g­a­s­car. Il y a 50 ans, nous vîmes com­ment la Répu­bli­que au­jourd’hui in­con­solable et qui pleu­re la perte de ses en­fants, a alors so­u­mis les indigènes ob­s­tinés à son joug par les chaînes et l’épée. Nul volcan n’y a ou­vert son cratère, ce sont les bou­ches des ca­nons français qui ont semé la mort et de la déso­la­ti­on. Les tirs de l’ar­til­le­rie française ont balayé des mil­liers de vies hu­mai­nes de la sur­face de la terre jusqu’à ce que ce peup­le libre se pros­ter­ne face cont­re terre et que la reine des « sau­va­ges » soit traînée, comme trophée, dans la « Cité des Lumières ».

Sur la côte asia­tique, lavée par les va­gues de l’océan, se trou­vent les sou­rian­tes Phil­ip­pi­nes. Il y a six ans, nous y avons vu les Yan­kees bi­en­veil­lants, le Sénat de Wa­shing­ton au tra­vail. Il n’y a pas là-bas de mon­ta­gne crach­ant le feu et pour­tant le fusil améri­cain y a fauché des vies hu­mai­nes en masse ; le car­tel du sucre du Sénat qui en­vo­ie au­jourd’hui des dol­lars-​or par mil­liers à la Mar­ti­ni­que pour sau­ver des vies, avait au­pa­ra­vant envoyé des ca­nons et des ca­nons, des vaisseaux de gu­er­re et des vaisseaux de gu­er­re ; des mil­li­ons et des mil­li­ons de dol­lars-​or sur Cuba pour semer la mort et la déva­s­ta­ti­on.

Hier et au­jourd’hui, très loin dans le sud de l’Afri­que, où il y a quel­ques années en­core, un petit peup­le tran­quil­le y vi­vait de son tra­vail et en paix, nous avons vu com­ment les Ang­lais y ont tout ravagé. Ces mêmes Ang­lais qui sau­vent la mère et l’en­fant en Mar­ti­ni­que, nous les avons vus piétiner bru­ta­le­ment des corps hu­mains et même ceux d’en­fants avec leurs bot­tes de sol­dats, se vau­trant dans des mares de sang et se­mant la mort et la déva­s­ta­ti­on.

Ah, et les Rus­ses, le Tsar de tou­tes les Rus­sies, ai­dant et pleu­rant – une vi­eil­le con­nais­sance ! Nous vous avons vus sur les rem­parts de Pra­gue, où le sang po­lo­nais en­core chaud cou­lait à flots fais­ant virer le ciel au rouge de ses va­peurs. Mais c’était aut­re­fois. Non ! Main­ten­ant, il y a seu­le­ment quel­ques se­mai­nes, nous avons vu les Rus­ses bi­en­veil­lants sur les rou­tes pous­siéreu­ses, dans des vil­la­ges rus­ses ruinés, con­fron­ter une foule de lo­que­teux en révolte et tirer sur des mou­jiks ha­l­etants, nous avons vu le sang rouge des pays­ans se mélan­ger à la pous­sière du che­min. Ils doiv­ent mour­ir, ils doiv­ent tom­ber parce que leurs corps sont tor­dus par la faim, parce qu’ils récla­ment du pain et en­core du pain !

Et nous vous avons vus, vous aussi, oh Répu­bli­que, en lar­mes ! C’était le 23 mai 1871, quand le soleil glo­rieux du prin­temps bril­lait sur Paris, des mil­liers d’êtres hu­mains pâles dans des vête­ments de tra­vail étai­ent enchaînés en­sem­ble dans les rues, dans les cours de pri­son, corps cont­re corps et tête cont­re tête ; les mitrailleu­ses fai­sai­ent crépiter par les meur­trières leurs mu­seaux san­gui­n­ai­res. Aucun volcan n’avait éclaté, aucun jet de lave n’avait été versé. Vos ca­nons, Répu­bli­que, ont tiré sur la foule com­pac­te, pous­s­ant des cris de dou­leur – plus de 20.​000 ca­dav­res ont re­cou­vert les trot­toirs de Paris !

Et vous tous – Français et Ang­lais, Rus­ses et Al­le­man­ds, Ita­li­ens et Améri­cains – nous vous avons vus tous en­sem­ble pour une première fois dans une en­tente fra­ter­nel­le, unie dans une gran­de ligue des na­ti­ons, ai­dant et vous entrai­dant les uns les au­tres : c’était en Chine. Là, vous aviez oublié tou­tes les que­rel­les entre vous, là aussi vous aviez fait la paix des peu­ples – pour le meurt­re et l’in­cen­die. Ah ! Com­bi­en d’in­di­vi­dus sont tombées sous vos bal­les, comme un champ de blé mûr haché par la grêle ! Ah ! Com­bi­en de femmes jetées à l’eau, pleu­rant leurs morts dans leurs bras fro­ids et fu­yant les tor­tu­res mêlées à vos em­bras­sa­des ar­den­tes !
Et main­ten­ant, ils se tour­nent tous vers la Mar­ti­ni­que d’un même mou­ve­ment et le cœur sur la main, ces meur­triers bi­en­veil­lants ai­dent, sau­vent, sèchent les lar­mes et mau­dis­sent les ra­va­ges du volcan. Mont Pelé, géant au grand cœur, tu peux en rire ; tu peux les mépri­ser, ces car­ni­vo­res pleu­rants, ces bêtes en ha­b­its de Sa­ma­ri­tains. Mais un jour vi­en­dra où un autre volcan fera en­t­endre sa voix de ton­n­er­re, un volcan qui gronde­ra et bouil­lon­ne­ra et, que vous le vou­liez ou non, ba­lay­e­ra tout ce monde dégou­li­n­ant de sang de la sur­face de la terre. Et c’est seu­le­ment sur ses rui­nes que les na­ti­ons se réun­iront en une véri­ta­ble hu­ma­nité qui n’aura plus qu’un seul en­nemi mor­tel : la na­tu­re aveug­le.

Leip­zi­ger Volks­zei­tung, 15 mai 1902.
Trad. Bul­le­tin com­mu­nis­te (2005).

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