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L’espèce fabulatrice, Nancy Huston

8 mars 2010, 19:25, par Robert Paris

« Science et vie » de juin 2008, on peut lire que les fabulations sont une forme de faux souvenirs qui n’apparaissent que dans des situations pathologiques. Elles sont fréquemment observées chez des patients amnésiques mais peuvent l’être également chez les schizophrènes ou les malades d’Alzheimer par exemple. S’ils fabulent, c’est que ces patients ont perdu un des processus fondamentaux qui accompagne normalement la récupération des souvenirs. Selon Martin Conway, quand nous reconstruisons un souvenir, nous suivons deux impératifs : la cohérence de soi, mais aussi le principe de réalité. Ces deux principes agissent de manière contradictoire mais aussi combinée. Ils produisent une mémoire qui n’est pas une simple conservation mais une construction permanente et dynamique. Sous son action, le passé perçu par notre mémoire change sans cesse, est reconstruit en fonction du présent et du futur. Il permet de concevoir un futur. Ce dernier nous est indispensable car nous sommes un être qui a besoin de se projeter dans l’avenir. La « cohérence de soi », c’est celle des multiples récits possibles inventés par notre imaginaire. Dès qu’un fait nouveau se produit, l’automatisme de notre cerveau, en particulier le cingula, produit immédiatement un « pourquoi ». Ces divers « pourquoi » peuvent être cohérents sans correspondre à la réalité vécue. C’est là que se niche le « principe de réalité » qui écarte les versions trop étranges. La contradiction entre logique interne et informations externes produit donc une dialectique dynamique. Ce n’est pas un simple dialogue mais une contradiction permanente dans laquelle l’essentiel des thèses produites par notre cerveau sont détruites et rejetées, ou au moins sont inhibées ou encore cachées et abandonnées momentanément. Lorsque nous ne sommes plus capables de mener ce combat permanent, nous sommes livrés aux versions internes et à leur logique fermée. Pascale Piolino explique que « les patients fabulateurs n’ont plus ce principe de réalité et acceptent tout ce qui leur vient de leur esprit. » De là vient, aussi, le caractère obsessionnel de la maladie des paranoïaques. Ces malades sont parfaitement logiques de leur point de vue. Tous les événements de leur vie ont une logique : on leur en veut. La réalité ne peut plus mener son combat dialectique. En effet, la contradiction n’est pas destructrice mais dialectique. Elle sélectionne parmi les multiples produits approximatifs et imaginaires du cingula ceux qui se conforment à l’observation. En somme, la contradiction entre « principe de réalité » et « cohérence de soi » n’est pas pathologique. C’est son absence qui l’est. La fabulation provient du fait que l’influence externe est inhibée par la crainte. Les fabulations sont des versions inventées en interne sur des soi disant faits externes. Par contre, dans le fonctionnement normal, la cohérence interne, la conservation interne, n’est pas un objectif sensé fonctionner seul mais de manière contradictoire avec les informations liées à l’environnement.

D’autre part, ces études nous apprennent que l’imaginaire, le mensonger éventuellement, n’est pas remise en cause de l’individu mais, au contraire, il vient rassurer, conforter l’individu. Il est aussi nécessaire que la réalité. Son absence serait tout aussi pathologique. L’imaginaire, la construction et même l’invention du passé, est indispensable à la construction de l’identité individuelle qui est très loin de ne se fonder que sur des faits réels. Nos souvenirs sont systématiquement (par automatisme cérébral) infectés par des interprétations et des introductions de faux souvenirs ou de fausses explications qui ont un rôle, celui de donner une cohérence d’ensemble. La continuité n’a rien de réelle. Elle est un produit imaginaire. Elle rempli les trous. Non seulement ceux de la mémoire des faits réels mais aussi les trous de la compréhension des événements. Nous bâtissons une logique continue du passé, là où nous ne percevons que des bribes dont les liens ne nous apparaissent pas. « Notre mémoire autobiographique – nos souvenirs, infidèles au réel, imprégnés de fiction – est tout aussi essentielle à notre « moi de demain ». C’est ce qu’a démontré l’utilisation de l’imagerie cérébrale complétant la psychologie cognitive. L’imagerie cérébrale le montre sans appel : la mémoire est le laboratoire où s’invente notre futur. Cela va à l’encontre de l’image de réservoir figé que nous en avions. C’est le même système neuro-cognitif qui sous-tendrait le voyage dans le temps, vers le passé et vers le futur, comme l’a montré l’équipe de Lilianne Manning. L’imagerie cérébrale montre que ce sont les mêmes zones qui sont activées par des exercices d’évocation du passé et par des exercices d’imagination portée vers des actions futures. Ces expériences montrent que « sans notre répertoire de souvenirs construits et reconstruits nous ne pouvons pas nous projeter dans l’avenir.

Pour nous le passé n’est pas seulement du passé, quelque chose sur lequel on ne peut plus revenir, qu’on ne peut plus modifier, qui est figé et condamné à se perdre progressivement. C’est une construction tournée vers l’avenir. Il n’y pas de succession linéaire du passé vers le futur en passant par le présent mais une interpénétration contradictoire du passé et de l’avenir sans laquelle le présent n’aurait plus de sens. Le souvenir permet de réactualiser un événement du passé que nous faisons semblant de revivre pour nous en approprier les apports. Mais il ne s’agit pas d’une simple évocation gratuite. C’est un besoin nécessité par les questions présentes et à venir que pose notre cerveau. Le caractère dynamique du fonctionnement cérébral, fondé sur le virtuel, sans cesse en construction, sans cesse en contradiction est donc général. Le passé n’agit pas comme un substrat inerte, inchangé et inchangeable. Nous pouvons agir sur notre passé afin de donner un sens au présent et de préparer l’avenir, et nous ne cessons pas de le faire. Nos pertes de mémoire liées à l’âge peuvent parfaitement n’avoir rien de purement physiologique. Elles peuvent découler du fait que l’individu ne se projette plus dans l’avenir, n’a plus de projets. Du coup, il cesse partiellement de faire appel à ses souvenirs en vue d’actions futures. La mémoire qui n’est plus reconstruite perd de plus d’éléments. On conçoit ainsi qu’elle ne ressemble en rien à une simple conservation.

En cas d’amnésie sévère, ce n’est pas seulement le passé qui est affecté : c’est le présent et le futur. L’individu malade ne dispose plus des références indispensables Non seulement il peut ne plus reconnaître des individus, des situations mais il peut ne plus reconnaître des comportements simples et devenir indifférent à son entourage. Ce n’est pas seulement une connaissance du passé qui lui fait défaut. C’est la possibilité d’actionner le mécanisme par lequel la mémoire construit des fictions à partir d’évocations du passé afin de réaliser des projets. Et sans cette possibilité de modifier le passé pas de possibilité de construire un avenir. Les anciens ne perdent pas le passé, ils le conservent et, en le conservant, ils se ferment la possibilité de se projeter vers le futur. C’est ce qu’a démontré notamment l’équipe de Lilianne Manning de neuropsychologie de Strasbourg, la psychologue canadienne Endel Tulving, le professeur Martin Conway de Leeds (Angleterre), Eleanore Maguire de Londres, Aikaterini Potopoulou de Londres, Pascale Piolino de Paris, le professeur Daniel Schacter de Harvard, les neuropsychologues américains Randy Buckner et Daniel Caroll, le professeur Martial Van Der Linden de Genève et le professeur Arnaud D’Argembeau de Liège.

Citons les :
« La possibilité d’utiliser des événements du passé pour se projeter dans l’avenir est un fonction cruciale du cerveau. » dit Lilianne Manning.
« Tout le monde ne fabrique pas des faux souvenirs. Cela dépend notamment des capacités d’imagerie mentale de chacun. Les individus chez qui elles sont importantes ont plus de mal à faire la part des choses entre ce qu’ils ont imaginé et ce qu’ils ont vécu. » affirme Martial Van Der Linden.
« Nous extrayons des éléments d’expériences vécues et les recombinons pour simuler, imaginer notre futur. » explique Arnaud d’Argembeau.

On sait dorénavant que le réaménagement à chaque moment de notre passé, de l’ensemble de nos connaissances et de nos expériences mémorisées (c’est-à-dire qui ont été réévoquées dans un passé pas trop ancien) est un élément déterminant de notre personnalité. Une personne qui déprécie sa propre valeur du fait d’une dépression va se souvenir de tous les faits du passé qui confirment sa mauvaise appréciation d’elle-même. Pascale Piolino explique que « Nous complétons nos souvenirs vagues en nous appuyant sur des choses que nous savons de nous-mêmes, le but étant que le tout soit cohérent. »

Des spécialistes ont pu utiliser l’imagerie cérébrale dans les expériences de psychologie cognitive pour mettre en évidence des circuits concernés dans ce type de fonctionnement. Ils ont montré que le même type de circuit est concerné par l’évocation du passé que par celle du futur : un circuit passant par le cortex préfrontal antéro-médian et l’hippocampe.

J’ai cité également Rita Carter.

Rita Carter raconte, dans « Atlas du cerveau », ces histoires du cerveau que permettent nos connaissances actuelles en neurosciences : « L’immense majorité des fonctions mentales sont totalement ou partiellement latéralisées. L’origine de cette latéralisation est encore mal comprise, mais il semble qu’une fois arrivée dans le cerveau, l’information emprunte de multiples routes parallèles, et reçoit un traitement légèrement différent selon le chemin suivi (…) Chaque hémisphère choisit les tâches conformes à son style de fonctionnement, holistique ou analytique. Cette opposition de style s’expliquerait en partie par une curieuse différence physique des hémisphères. Ceux-ci sont un mélange de substance grise et de substance blanche. La substance grise correspond aux corps centraux des cellules cérébrales (…) La substance blanche (…) est composée de denses faisceaux d’axones – les prolongements émis par les corps cellulaires et transmettant l’influx nerveux. (…) Bien qu’infime, cette différence entre hémisphère droit et gauche est importante car elle signifie que les axones du cerveau droit sont plus longs et relie donc des neurones qui, en moyenne, sont plus dispersés. (…) Cela suggère que le cerveau gauche est mieux équipé que le cerveau gauche pour activer simultanément plusieurs modules cérébraux,(…) ce qui expliquerait l’inclination de cet hémisphère à produire des concepts généraux. (…) Le cerveau droit, doté d’une trame neuronale plus dense, est en revanche mieux équipé pour effectuer des tâches complexes, minutieuses, dépendant de la coopération étroite et constante de cellules pareillement spécialisées. (…) Les décisions conscientes, si elles semblent l’œuvre d’un seul partenaire dominant, reposent en fait sur les informations recueillies par les deux hémisphères. Mais ce dialogue connaît parfois des accrocs. L’hémisphère dominant peut ignorer l’information transmise par son partenaire et prendre une décision unilatérale. Cela peut se traduire par un trouble émotionnel difficile à justifier. Inversement, l’hémisphère non dominant peut passer outre au contrôle exécutif de son partenaire (…) Si quelques millièmes de secondes suffisent au corps calleux pour transmettre une énorme quantité d’informations entre les deux hémisphères, il arrive parfois qu’une information particulièrement importante pour un hémisphère s’attarde dans l’hémisphère émetteur et ne soit que faiblement enregistré par l’hémisphère récepteur. »

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