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Qu’est-ce que l’Etat ?

18 août 2010, 17:16, par Robert

Léon Trotsky contre l’étatisme dans "les fautes fondamentales du syndicalisme" :

"A l’exception d’un seul pays, le pouvoir étatique dans le monde entier se trouve aux mains de la bourgeoisie. C’est en cela, ce n’est qu’en cela que consiste le danger étatique du point de vue du prolétariat. La tâche historique de celui‑ci est d’arracher des mains de la bourgeoisie l’instrument d’oppression le plus puissant. Les communistes ne nient pas les difficultés, les dangers qui sont liés à la dictature du prolétariat. Mais est‑ce que cela peut diminuer d’un iota la nécessité de s’emparer du pouvoir ? Si le prolétariat tout entier était entraîné par un élan irrésistible à la conquête du pouvoir, ou s’il l’avait déjà conquis, on pourrait, à la rigueur, comprendre tels ou tels avertissements des syndicalistes. Dans son testament, Lénine, on le sait, mettait en garde contre les abus du pouvoir révolutionnaire. La lutte contre les déformations de la dictature du prolétariat, l’opposition la mène depuis qu’elle existe et sans avoir eu besoin de faire des emprunts aux arsenaux des anarchistes.

Mais dans les pays bourgeois le malheur consiste en ce que l’écrasante majorité du prolétariat ne comprend pas comme il faudrait les dangers de l’Etat bourgeois. Par la manière qu’ils ont de traiter la question, les syndicalistes, involontairement bien sûr, concourent à cette attitude de conciliation passive des ouvriers à l’égard de l’Etat du capital. Quand les syndicalistes serinent aux ouvriers opprimés par le pouvoir bourgeois leurs avertissements quant aux dangers d’un Etat du prolétariat, ils jouent un rôle purement réactionnaire. La bourgeoisie répétera volontiers à l’adresse des ouvriers : « Ne touchez pas à l’Etat : c’est un engin plein de dangers pour vous. » Le communiste, lui, dira aux ouvriers : « Les difficultés et les dangers qui se dressent devant le prolétariat au lendemain de la conquête du pouvoir, nous apprendrons à les vaincre sur la base de l’expérience. Mais, à l’heure actuelle, les dangers les plus menaçants résident en ce que notre ennemi de classe tient dans ses mains les rênes du pouvoir et le dirige contre nous. »

Dans la société contemporaine, il n’y a que deux classes qui soient capables de tenir le pouvoir dans leurs mains : la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat révolutionnaire : depuis longtemps la petite bourgeoisie a perdu la possibilité économique de diriger les destins de la société moderne. Parfois, dans des accès de désespoir, elle se dresse pour la conquête du pouvoir, même les armes à la main, comme cela s’est passé en Italie en Pologne et dans d’autres pays [7]. Mais les insurrections fascistes n’aboutissent qu’à ce résultat : le nouveau pouvoir devient l’instrument du capital financier sous une forme encore plus dépouillée et brutale. Voilà pourquoi les idéologues les plus représentatifs de la petite bourgeoisie ont peur du pouvoir étatique comme tel. La petite bourgeoisie craint le pouvoir quand il est entre les mains de la grande bourgeoisie parce que celle‑ci l’oppresse et la ruine. Elle le craint aussi quand il est entre les mains du prolétariat, car il sape toutes les conditions de son existence coutumière. Enfin, elle craint le pouvoir quand il tombe dans ses propres mains parce que, de ses mains impuissantes, il passera fatalement aux mains du capital financier ou du prolétariat. Les anarchistes ne voient pas les problèmes révolutionnaires du pouvoir étatique, son rôle historique, ils ne voient que les « dangers de l’étatisme ». Les anarchistes antiétatistes sont les représentants les plus fidèles et, pour cette raison, les plus décourageants de la petite bourgeoisie dans son impasse historique.

Oui, les « dangers de l’étatisme » existent aussi sous le régime de la dictature du prolétariat, mais la substance de ces dangers consiste précisément en ce que le pouvoir risque justement de revenir aux mains de la bourgeoisie. Le danger étatique le plus connu et le plus apparent, c’est le bureaucratisme. Mais quel en est le caractère ? Si la bureaucratie ouvrière éclairée pouvait amener la société au socialisme, c’est‑à‑dire jusqu’à la liquidation de l’Etat, nous nous réconcilierions avec une telle bureaucratie. Mais elle a un caractère tout à fait opposé : en se séparant du prolétariat, en s’élevant au­-dessus de lui, la bureaucratie tombe sous l’influence des classes petites‑bourgeoises et peut, par cela même, faciliter le retour du pouvoir aux mains de la bourgeoisie. En d’autres termes, les « dangers étatiques » ne sont en dernière analyse autre chose pour le prolétariat que le danger de rendre le pouvoir à la bourgeoisie.

La question de la source de ce danger bureaucratique est non moins importante. Il serait radicalement faux de croire, de supposer que le bureaucratisme surgisse exclusivement du fait de la conquête du pouvoir par le prolétariat. Non, il n’en est pas ainsi. On peut voir dans les Etats capitalistes les formes les plus monstrueuses du bureaucratisme, précisément dans les syndicats. Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’Amérique, l’Angleterre et l’Allemagne. Amsterdam, c’est l’organisation internationale la plus puissante de la bureaucratie syndicale. C’est grâce à elle que se tient maintenant debout l’édifice tout entier du capitalisme, surtout en Europe et particulièrement en Angleterre. S’il n’y avait pas la bureaucratie des trade‑unions, la police, l’armée, les tribunaux, les lords, la monarchie n’apparaîtraient que comme des jouets pitoyables et ridicules devant les masses prolétariennes. C’est par elle que la bourgeoisie existe, non seulement dans la métropole, mais aux Indes, en Egypte et dans les autres colonies. Il faudrait être complètement aveugle pour dire aux ouvriers anglais : « Prenez garde à la conquête du pouvoir et rappelez‑vous toujours que vos syndicats sont l’antidote du danger bureaucratique. » Le marxiste leur dira au contraire : « La bureaucratie trade‑unioniste est l’instrument le plus formidable de votre oppression par l’Etat bourgeois. Il faut arracher le pouvoir des mains de la bourgeoisie et, pour cela, il faut renverser son principal agent : la bureaucratie trade-unioniste. » Entre parenthèses, c’est pour cette raison notamment que l’alliance de Staline avec les briseurs de grève fut à ce point criminelle.

Par l’exemple de l’Angleterre, on voit très clairement combien il est absurde d’opposer comme s’il s’agissait de deux principes différents l’organisation syndicale et l’organisation étatique. En Angleterre plus qu’ailleurs l’Etat repose sur le dos de la classe ouvrière, qui compose l’écrasante majorité de la population du pays. Le mécanisme est tel que la bureaucratie s’appuie directement sur les ouvriers, et l’Etat indirectement, par l’intermédiaire de la bureaucratie trade‑unioniste.

Jusqu’à maintenant nous n’avons pas mentionné le Labour Party qui, en Angleterre, dans ce pays classique des syndicats, est la simple transposition de la même bureaucratie trade‑unioniste. Les mêmes chefs guident les syndicats, trahissent la grève générale, mènent la campagne électorale et siègent, après, dans les ministères. Le Labour Party, les trade‑unions, ce n’est pas deux principes, c’est la division technique du travail. Ensemble, ils constituent l’instrument fondamental de la domination de la bourgeoisie anglaise. On ne peut renverser cette dernière sans renverser la bureaucratie du Labour. Et on ne peut aboutir à ce résultat par l’opposition du syndicat en tant que tel à l’Etat en tant que tel, mais seulement par l’opposition agissante du parti communiste à la bureaucratie du Labour, dans tous les domaines de la vie sociale : dans les trade‑unions, dans les grèves, dans la campagne électorale, au Parlement et au pouvoir. La tâche principale d’un vrai parti du prolétariat consiste à se mettre à la tête des masses ouvrières, syndiquées ou non, pour arracher le pouvoir à la bourgeoisie et frapper à mort les « dangers de l’étatisme. »

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