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Qu’est-ce que l’Etat ?

15 octobre 2009, 09:43, par Robert Paris

« Libre fondement de l’Etat ».
Tout d’abord, d’après ce qu’on a vu au chapitre Il, le Parti ouvrier allemand cherche à réaliser l’« Etat libre ».

L’Etat libre, qu’est-ce à dire ?

Faire l’Etat libre, ce n’est nullement le but des travailleurs qui se sont dégagés de la mentalité bornée de sujets soumis. Dans l’Empire allemand, I’« Etat » est presque aussi « libre » qu’en Russie. La liberté consiste à transformer l’Etat, organisme qui est mis au-dessus de la société, en un organisme entièrement subordonné à elle, et même de nos jours les formes de l’Etat sont plus ou moins libres ou non libres selon que la « liberté de l’Etat » s’y trouve plus ou moins limitée. Le Parti ouvrier allemand - du moins s’il fait sien ce programme montre que les idées socialistes ne sont pas même chez lui à fleur de peau ; au lieu de traiter la société présente (et cela vaut pour toute société future) comme le fondement de l’Etat présent (ou futur pour la société future), on traite au contraire l’Etat comme une réalité indépendante, possédant ses propres fondements intellectuels, moraux et libres.

Et maintenant, pour combler la mesure, quel horrible abus le programme ne fait-il pas des expressions « Etat actuel », « société actuelle » et quel malentendu, plus horrible encore, ne crée-t-il pas au sujet de l’Etat auquel s’adressent ses revendications !

La « société actuelle », c’est la société capitaliste qui existe dans tous les pays civilisés, plus ou moins expurgés d’éléments moyenâgeux, plus ou moins modifiée par l’évolution historique particulière à chaque pays, plus ou moins développée. L’ « Etat actuel », au contraire, change avec la frontière. Il est dans l’Empire prusso-allemand autre qu’en Suisse, en Angleterre autre qu’aux Etats-Unis. L’ « Etat actuel » est donc une fiction.

Cependant, les divers Etats des divers pays civilisés, nonobstant la multiple diversité de leurs formes, ont tous ceci de commun qu’ils reposent sur le terrain de la société bourgeoise moderne, plus ou moins développée au point de vue capitaliste. C’est ce qui fait que certains caractères essentiels leur sont communs. En ce sens, on peut parler d’« Etat actuel » pris comme expression générique. Par contraste avec l’avenir où la société bourgeoise, qui lui sert à présent de racine, aura cessé d’exister.

Dès lors, la question se pose : quelle transformation subira l’Etat dans une société communiste ? Autrement dit quelles fonctions sociales s’y maintiendront analogues aux fonctions actuelles de l’Etat ? Seule la science peut répondre à cette question ; et ce n’est pas en accouplant de mille manières le mot Peuple avec le mot Etat qu’on fera avancer le problème d’un saut de puce.

Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat [1].

Le programme n’a pas à s’occuper, pour l’instant, ni de cette dernière, ni de l’Etat futur dans la société communiste.

Ses revendications politiques ne contiennent rien de plus que la vieille litanie démocratique connue de tout le monde : suffrage universel, législation directe, droit du peuple, milice populaire, etc. Elles sont simplement l’écho du Parti populaire bourgeois [2], de la Ligue de la paix et de la liberté. Rien de plus que des revendications déjà réalisées, pour autant qu’elles ne sont pas des notions entachées d’exagération fantastique. Seulement, l’Etat qui les a réalisées, ce n’est nullement à l’intérieur des frontières de l’Empire allemand qu’il existe, mais en Suisse, aux Etats-Unis, etc. Cette espèce d’ « Etat de l’avenir », c’est un Etat bien actuel, encore qu’il existe hors du « cadre » de l’Empire allemand.

Mais on a oublié une chose. Puisque le Parti ouvrier allemand déclare expressément se mouvoir au sein de l’« Etat national actuel », donc de son propre Etat, l’empire prusso-allemand, - sinon ses revendications seraient en majeure partie absurdes, car on ne réclame que ce qu’on n’a pas, -le Parti n’aurait pas dû oublier le point capital, à savoir toutes ces belles petites choses impliquent la reconnaissance de ce qu’on appelle la souveraineté du peuple, et ne sont donc à leur place que dans une république démocratique.

Puisqu’on n’ose pas - et on fait bien de s’abstenir, car la situation commande la prudence, - réclamer la République démocratique, comme le faisaient, sous Louis-Philippe et Louis-Napoléon, les ouvriers français dans leurs programmes, il ne fallait pas non plus recourir à cette supercherie aussi peu « honnête » que respectable qui consiste à réclamer des choses qui n’ont de sens que dans une République démocratique, à un Etat qui n’est qu’un despotisme militaire, à armature bureaucratique et à blindage policier, avec un enjolivement de formes parlementaires, avec des mélanges d’éléments féodaux et d’influences bourgeoises et, par-dessus le marché, à assurer bien haut cet Etat, que l’on croit pouvoir lui imposer pareilles choses « par des moyens légaux ».

La démocratie vulgaire elle-même, qui, dans la République démocratique, voit l’avènement du millénaire et qui ne soupçonne nullement que c’est précisément sous cette dernière forme étatique de la société bourgeoise que se livrera la suprême bataille entre les classes, la démocratie elle-même est encore à cent coudées au-dessus d’un démocratisme de cette sorte, confiné dans les limites de ce qui est autorisé par la police et prohibé par la logique.

Que par « Etat » l’on entende, en fait, la machine gouvernementale, ou bien l’Etat en tant que constituant par suite de la division du travail un organisme propre, séparé de la société c’est déjà indiqué par ces mots : « Le Parti ouvrier allemand réclame comme base économique de l’Etat un impôt unique et progressif sur le revenu, etc. ». Les impôts sont la base économique de la machinerie gouvernementale, et de rien d’autre. Dans l’Etat de l’avenir, tel qu’il existe en Suisse, cette revendication est passablement satisfaite. L’impôt sur le revenu suppose des sources de revenu différentes de classes sociales différentes, donc la société capitaliste. Par conséquent, il n’y a rien de surprenant si les financial reformers de Liverpool, - des bourgeois ayant à leur tête le frère de Gladstone [3], - formulent la même revendication que le programme.

Karl Marx dans "La critique du programme de Gotha"

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