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Quelle était la raison du génocide rwandais ? Pour les classes dirigeantes rwandaises ? Et pour l’impérialisme français ?

11 avril 2014, 12:14

On dispose aussi désormais d’innombrables témoignages d’anciens militaires ou miliciens rwandais qui détaillent comment les Français prenaient en charge en particulier leur formation idéologique, insistant sur la dimension d’ennemi intérieur Tutsi, tous les Tutsi devant être considérés comme des alliés potentiels du FPR... C’est le même raisonnement qui conduira à considérer que les Tutsi réfugiés dans les collines de Bisesero étaient forcément une « cinquième colonne » du FPR, puisqu’en plus ils se défendaient, qui plus est avec succès dans un premier temps.

Qui manipulait qui ? Vraiment passionnante, dans ce numéro de La Nuit rwandaise, l’interview de Jean-François Dupaquier, qui raconte l’extraordinaire opération de désinformation à laquelle se livrait Richard Mugenzi, au sein des services de renseignement rwandais, sous la direction du colonel Anatole Nsengiyumva – enquête qui est l’objet de son livre, L’agenda du génocide. Ainsi, Mugenzi avait été formé, par des Français, à produire un flux continu de faux compte-rendus d’écoutes, « désinformant », en travaillant méthodiquement, tous les jours, en moyenne sept fois par jour dit-il, à trafiquer de prétendues « interceptions » des communications du FPR pour leur faire dire ce que le parti génocidaire voulait faire croire qu’elles disaient. Comme le souligne Dupaquier, ce travail d’intoxication servait d’abord et avant tout à tromper... les militaires français – ce dont atteste le fait que ces prétendues « interceptions » de messages originellement en anglais ou en swahili étaient directement rendues en français...

Les services français travaillaient ainsi à intoxiquer l’armée française... Mais pas seulement, bien sûr : ces « documents » prétendant attester de la méchanceté du FPR servaient aussi à sa diabolisation auprès des rwandais et des observateurs de manière générale. Qui manipulait qui ? Dupaquier n’a pas tort de relever le talent machiavélique du colonel Nsengiyumva, donnant ses instructions au jour le jour à Richard Mugenzi. Or le colonel Nsengiyumva était le principal correspondant des français à l’état-major, en plus d’être le bras droit du colonel Bagosora, lui-même animateur principal du parti génocidaire et militaire le plus proche des Français, le premier rwandais à avoir fait l’École de Guerre en France, et compère du lieutenant-colonel Maurin qui dirigeait les opérations.

Ainsi, Nsengiyumva intoxiquait tout le monde, y compris les Français, mais il le faisait pour le compte des Français, et selon une méthode, une recette, enseignée par les Français et, en l’occurrence, plausiblement le colonel Robardey, qui était précisément chargé de la mise au point des méthodes des services de renseignements rwandais.

Qui manipulait qui ? Était-ce l’Église qui, en amont, manipulait aussi bien le parti raciste rwandais que l’armée française, son gouvernement et sa présidence ? Ou bien l’Église – dont il n’est pas abusif de dire qu’elle aura suscité ex nihilo le « nationalisme » hutu –, avait-elle prêté son concours au projet de guerre révolutionnaire pour les « zones densément peuplées du Ruanda-Urundi » concocté par le colonel Marlière bien avant que Perraudin ne commence ses prêches ?

Était-ce le parti raciste rwandais – avec à sa tête ce qu’on appelait l’Akazu, en l’occurrence l’entourage de la femme du président – qui manipulait Paris ou Paris qui tirait les ficelles à Kigali ? Dans l’interview qu’il accorde à La Nuit rwandaise, Jean-François Dupaquier évoque aussi le fait, déjà relevé par d’autres observateurs, qu’il aurait été possible d’arrêter le processus génocidaire à tout moment, et le fait que celui-ci avait été nettement facilité par l’appui inconditionnel et systématique que Paris apportait au parti raciste, contre les démocrates, aussi bien au sein de l’armée que de l’État rwandais.

On parle là d’instrumentalisation, mais qui payait ? Sait-on que l’opération génocide aura été entièrement sous subvention du contribuable français, puisque l’État d’Habyarimana était endetté au-delà de tout, et ne pouvait subsister que par l’effacement de ses dettes par la coopération française ? Un analyste financier, Martin Marschner, a déjà pu dénoncer à répétition le fait qu’un milliard aurait été débloqué par le Budget français, à l’époque sous la responsabilité de Nicolas Sarkozy, ministre du Budget, pour financer cette opération très spéciale – une accusation qui n’aura fait l’objet d’aucun démenti à ce jour.

Richard Mugenzi, sous les instructions du colonel Nsengiyumva, balançait en moyenne sept « télégrammes » par jour, désinformant sur les communications internes du FPR – comme sur les communications d’autres acteurs, si on comprend bien –, dans le sens exclusif d’une radicalisation de l’affrontement. Ainsi, on voit les services rwandais très en pointe dans l’entreprise de manipulation. Mais que faisait pendant ce temps la DRM, cette direction du renseignement militaire – tout nouveau service à l’époque – créée postérieurement à la guerre du golfe, en 1992, et dont les premiers terrains d’action seront le Rwanda et la Bosnie ? On sait que son patron, le général Jean Heinrich, considérait son service comme le mieux renseigné sur le Rwanda, mieux que tout autre service occidental, ainsi qu’il pouvait s’en glorifier devant la Mission d’information parlementaire. On sait aussi que la DRM incarnait en Bosnie la ligne pro-serbe de l’état-major français, et au Rwanda les pro-hutu, ce service se distinguant par ses œillères idéologiques et la violence de ses analyses, partageant le point de vue des tueurs, en Bosnie comme au Rwanda. Peut-on dire que Heinrich se laissait manipuler par Nsengiyumva ? Ça ne semble pas raisonnable.

Et qui manipulait qui, de Mitterrand ou d’Habyarimana ? On sait ce qu’il advint d’Habyarimana, et on a toutes les raisons de penser que c’est François Mitterrand qui aura pris personnellement la responsabilité de son élimination [1]. Mitterrand était-il alors manipulé par Bagosora, qu’on appellera un temps « le cerveau du génocide » ?

On insiste beaucoup pour suggérer qu’à aucun moment, bien sûr, Mitterrand n’aurait pu concevoir une chose telle qu’un génocide, et que celui-ci lui aurait en quelque sorte échappé des mains, les massacres, prévisibles, prenant une ampleur inattendue. Or, le fait est là, que ce génocide était tout sauf imprévisible – surtout pour les services de renseignement les mieux informés... –, et la surprise à laquelle prétendent les acteurs principaux du dossier ne pouvait être que feinte. Cela faisait trente-cinq ans que ce génocide était au programme, et la preuve avait été faite plus d’une fois que ce n’était pas une intention en l’air.

En ce début 1994, la chose n’était pas moins claire. Pour ce vingtième anniversaire, Jean-Hervé Bradol, à l’époque responsable de MSF au Rwanda, se remémore ces pages douloureuses, et rappelle comment en février-mars 94, à Kigali, se multipliaient les journées « ville morte » où les miliciens Interahamwe installaient leurs barrages meurtriers, interdisant de fait aux Tutsi de circuler. « Il y avait déjà des pogroms de Tutsi et on savait que ça allait s’amplifier. A chaque journée ville morte, il y avait des blessés et des morts par dizaines », raconte-t-il dans une interview au Monde.

On peut regretter que le même journal se soit insuffisamment intéressé à ce précieux témoin à l’époque, préférant laisser la place aux reportages lénifiants de Jean Hélène, ou aux redoutables analyses de Jacques Isnard, qui l’un comme l’autre véhiculaient le pipeau des massacres interethniques qui polluera l’information pendant des semaines ...

Extraits de Michel Sitbon

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