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Citation de Plékhanov

22 novembre 2016, 12:46, par Robert Paris

« Chez nous, et d’ailleurs pas seulement chez nous, dit Mr Tikhomirov, s’est profondément enracinée l’idée que nous vivons dans une « période de destruction » qui, croit-on finira par un terrible bouleversement, avec des torrents de sang, dans les détonations de dynamite, et ainsi de suite. Après quoi – suppose-t-on – va s’ouvrir une « période de construction ». Cette conception sociale est totalement erronée et n’est, comme on l’a déjà fait remarquer, que le reflet politique des vieilles idées de Cuvier et de celles de l’école des brusques catastrophes géologiques. Mais, dans la réalité, la destruction et la construction vont de pair, elles sont même inconcevables l’une sans l’autre. Qu’un phénomène aille vers sa destruction, cela tient, à vrai dire, au fait qu’en lui-même, à sa place, quelque chose de nouveau se constitue, et, inversement, la formation d’un nouvel ordre de choses n’est rien d’autre que la destruction de l’ancien. » (extrait de « Pourquoi j’ai cessé d’être révolutionnaire » de Tikhomirov)

Ces paroles ne donnent pas une conception très nette ; en tout cas, on peut en dégager deux thèses :

1°) « Chez nous, et d’ailleurs pas seulement chez nous », les révolutionnaires n’ont aucune idée de l’évolution, de la graduelle « transformation du type des phénomènes », selon l’expression employée ailleurs par Mr Tikhomirov ;

2°) S’ils avaient une idée de l’évolution, de la graduelle « transformation des phénomènes », ils ne s’imagineraient pas que « nous vivons dans une période de destruction ».

Voyons d’abord comment sont les choses sous ce rapport « ailleurs que chez nous », c’est-à-dire en Occident.

Comme on le sait, il existe actuellement en Occident un mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière, laquelle aspire à son émancipation économique. Or, la question se pose : les représentants théoriques de ce mouvement, c’est-à-dire les « socialistes », ont-ils réussi à accorder leurs tendances révolutionnaires avec une théorie tant soit peu satisfaisante du développement social ?

A cette question, quiconque a une idée, si faible soit-elle, du socialisme contemporain répondra sans hésitation par l’affirmative. Tous les socialistes sérieux d’Europe et d’Amérique s’en tiennent à la doctrine de Marx ; mais qui donc ignore que cette doctrine est avant tout la doctrine de l’évolution des sociétés humaines ? Marx était un défenseur ardent de l’ « activité révolutionnaire ». Il sympathisait profondément avec tout mouvement révolutionnaire dirigé contre l’ordre social et politique existant. On peut, si l’on veut, ne pas partager des sympathies aussi « destructives ». Mais, en tout cas, le seul fait qu’elles aient existé n’autorise pas à en conclure que l’imagination de Marx était exclusivement « fixée sur les bouleversements par la violence », qu’il oubliait l’évolution sociale, le développement lent et progressif. Non seulement Marx n’oubliait pas l’évolution, mais il a découvert un grand nombre de ses lois les plus importantes. Dans son exprit, l’histoire de l’humanité s’est déroulée pour la première fois en un tableau harmonieux, non fantastique. Il a été le premier à montrer que l’évolution économique mène aux révolutions politiques. Grâce à lui, le mouvement révolutionnaire contemporain possède un but clairement fixé et une base théorique strictement formulée. Mais s’il en est ainsi, pourquoi donc Mr Tikhomirov s’imagine-t-il pouvoir, par quelques phrases décousues sur la « construction » sociale, démontrer l’inconsistance des tendances révolutionnaires existant « chez nous et d’ailleurs pas seulement chez nous » ? Ne serait-ce pas parce qu’il ne s’est pas donné la peine de comprendre la doctrine des socialistes ?

Mr Tikhomirov éprouve maintenant de la répugnance pour les « catastrophes soudaines » et les « bouleversements par la violence ». C’est son affaire : il n’est ni le premier, ni le dernier. Mais il a tort de penser que les « catastrophes soudaines » ne sont possibles ni dans la nature, ni dans les sociétés humaines. D’abord, la « soudaineté » de semblables catastrophes est une idée relative. Ce qui est soudain pour l’un, ne l’est pas pour l’autre : les éclipses du soleil se produisent soudainement pour l’ignorant, mais ne sont nullement soudaines pour un astronome. Il en est exactement de même des révolutions. Ces « catastrophes » politiques se produisent « soudainement » pour les ignorants et la multitude des philistins suffisants, mais elles ne sont nullement soudaines pour un homme qui se rend compte des phénomènes qui se passent dans le milieu social environnant. Ensuite, si Mr Tikhomirov essayait de tourner ses regards vers la nature et l’histoire, en se mettant au point de vue de la théorie qu’il fait sienne maintenant, il s’exposerait à toute une série de surprises renversantes. Il a bien fixé dans sa mémoire que la nature ne fait pas de bonds, et que, si l’on quitte le monde des mirages révolutionnaires pour descendre sur le terrain de la réalité, « on ne peut parler, scientifiquement, que de la lente transformation d’un type de phénomène donné ». Mais, cependant, la nature fait des bonds, sans se soucier de toutes les philippiques contre la « soudaineté ». Mr Tikhomirov sait très bien que les « vieilles idées de Cuvier » sont erronées, et que les « brusques catastrophes géologiques » ne sont rien de plus que le produit d’une imagination savante. Il mène une existence sans souci, mettons, dans le Midi de la France, sans entrevoir ni alarmes, ni dangers. Mais voilà tout à coup un tremblement de terre, pareil à celui qui s’est produit il y a deux ans. Le sol oscille, les maisons s’écroulent, les habitants s’enfuient terrifiés, en un mot, c’est une véritable « catastrophe », dénotant une incroyable insouciance chez la mère Nature. Instruit de cette amère expérience, Mr Tikhomirov vérifie attentivement ses idées géologiques et arrive à cette conclusion que la lente « transformation d’un type de phénomènes » (en l’occurrence l’état de l’écorce terrestre) n’exclut pas la possibilité de « bouleversements » pouvant bien paraître, d’un certain point de vue, « soudains » et produits par « la violence ».

De ce que la science a réfuté les doctrines géologiques de Cuvier, il ne s’ensuit pas encore qu’elle ait démontré l’impossibilité en général des « catastrophes » ou « bouleversements » géologiques. Elle ne pouvait pas démontrer cela, sous peine d’être en contradiction avec ces phénomènes généralement connus que sont les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, etc. La tâche de la science consistait à expliquer ces phénomènes comme le produit de l’action cumulée de ces forces de la nature, dont nous pouvons, à chaque instant, observer l’influence lentement progressive. Autrement dit, la géologie devait expliquer les révolutions que traverse l’écorce terrestre par l’évolution de cette même écorce. Une tâche semblable dut être envisagée par la sociologie qui, en ma personne de Hegel et de Marx, en vint à bout avec le même succès que la géologie.

Mr Tikhomirov fait chauffer de l’eau, et l’eau restant de l’eau tant qu’elle chauffe de 0° à 80° Réuamur, il ne s’inquiète d’aucune « soudaineté ». Mais voilà que la température s’est élevée jusqu’à la limite fatale, et tout à coup – ô terreur ! – la « catastrophe soudaine » est là : l’eau se transforme en vapeur, comme si son imagination avait été « fixée sur les bouleversements par la violence ».

Mr Tikhomirov laisse refroidir l’eau, et voilà que la même étrange histoire se répète. Peu à peu, la température de l’eau se modifie, sans que l’eau cesse d’être de l’eau. Mais voilà que le refroidissement atteint 0° et l’eau se transforme en glace, sans nullement songer au fait que les « bouleversements soudains » représentent une conception erronée.

Mr Tikhomirov observe l’évolution d’un des insectes qui subissent des métamorphoses. Le procès d’évolution de la chrysalide Le procès d’évolution de la chrysalide s’effectue lentement, et, jusqu’à nouvel ordre, la chrysalide reste chrysalide. Notre penseur se frotte les mains de plaisir. « Ici, tout va bien se dit-il, ni l’organisme social, ni l’organisme animal n’éprouvent de ces bouleversements soudains que j’avais été obligé de remarquer dans le monde inorganique. En s’élevant à la création d’êtres vivants, la nature devient posée ». Mais bientôt sa joie fait place au chagrin. Un beau jour, la chrysalide accomplit un « bouleversement par la violence » et fait son entrée dans le monde sous la forme d’un papillon. Ainsi donc, force est à Mr Tikhomirov de se convaincre que même la nature organique n’est pas assurée contre les « soudainetés ».

Il en sera exactement de même, pour peu que Mr Tikhomirov « tourne son attention » sur sa propre « évolution ». Il est certain qu’il y trouvera également un semblable point de revirement ou de « bouleversement ». Il se rappellera quelle fut précisément cette goutte qui fit déborder la coupe de ses impressions et le transforma, de défenseur plus ou moins hésitant de la « révolution », en adversaire plus ou moins sincère de cette dernière.

Mr Tikhomirov et moi, nous nous exerçons à faire des additions arithmétiques. Nous prenons le chiffre « cinq » et, en gens sérieux, nous lui ajoutons « graduellement » chaque fois une unité : six, sept, huit. Jusqu’à neuf, tout va bien. Mais aussitôt que nous voulons augmenter ce chiffre d’une unité, un malheur nous arrive :brusquement et sans raison plausible, nos unités se transforment en une « dizaine ». La même affliction vient nous éprouver, quand nous passons des dizaines à la centaine.

(...)

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