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Débat sur les singes et l’homme

jeudi 25 mars 2010

Pascal Picq. Pour les spécialistes de l’évolution de l’homme, dont je suis, l’étude de grands singes constitue en effet un apport considérable. Pendant longtemps on s’est contenté dans notre discipline de dire " l’homme descend du singe ", sans jamais se préoccuper de la manière dont ces primates se comportaient ni de ce qu’ils pouvaient nous apprendre. Certes, dire que l’homme descend du singe constitue déjà un progrès, puisque c’est admettre que notre espèce a des origines et qu’elle a changé. C’est l’idée de Lamarck, qui, le premier, substitue à la relation de proximité entre les espèces une relation généalogique. Mais, dans l’esprit de ce naturaliste, l’évolution exprime une vision hiérarchisée, une échelle des êtres. Conception qui a perduré dans ces schémas obsolètes de l’hominisation, où l’on présente encore le singe comme se redressant progressivement pour arriver à l’homme debout. Si cette vision est complètement remise en cause aujourd’hui, on le doit notamment aux recherches sur les grands singes, que confirment d’ailleurs les données de l’anthropologie moléculaire : les chimpanzés sont plus proches de l’homme qu’ils ne le sont de tous les autres singes et animaux. Or il faut bien reconnaître qu’on n’a commencé à étudier le mode de vie et le comportement naturel de ces primates que depuis peu - à partir des travaux entrepris dans les années soixante, notamment par Jane Goodall, Dian Fossey et toute une série de chercheurs anglo-saxons, puis américains.

Francis Kaplan. Quand, dans les années soixante-dix, ont été publiées les premières études montrant qu’on pouvait apprendre aux singes un véritable langage par gestes - la langue des signes -, je dois dire que ma curiosité a été très piquée. J’avais lu par exemple ce récit ahurissant où l’on voit une guenon expliquer qu’elle " veut sortir ", à qui on répond " il fait froid " et qui rétorque " donne moi un pull-over ". C’était difficile à entendre, mais après tout, pourquoi ne pas aller voir du côté de ces expériences ? Rechercher avec le moins possible d’a priori sur l’homme et l’animal ce qu’il en est du langage, de la nature et de l’artefact, et des rapports du langage et de la pensée humaine.

Le singe est une vieille figure de la culture philosophique et scientifique…

Francis Kaplan. On connaît l’anecdote du cardinal de Berny, qui, voyant un singe au Jardin des plantes, lui dit : " Parle, et je te baptise. " Cette idée que le singe n’est peut-être pas tellement différent de l’homme, qu’il pourrait parler, que les animaux seraient capables d’amour, comme disait Schopenhauer, n’est pas dominante mais elle existe.

Pascal Picq. Il y a des variantes. Ainsi, à l’époque des Lumières, lorsqu’il s’agit pour la science et la philosophie de définir le genre humain, on s’interroge sur ces grands singes qui arrivent en Europe. On pense qu’il y a des hommes à queue comme il y a des singes à queue, on représente tous les grands singes debout avec des outils. Diderot se demande, en formulant un mythe extraordinaire, si on peut faire se reproduire des hommes avec des femelles singes. Cent ans plus tard, quand se développent les théories de l’évolution, le mouvement s’inverse et les conceptions transformistes vont en quelque sorte tuer les singes. Dès qu’on commence à comprendre que l’homme descend du singe se propage la honte des origines. Le discours sur le progrès scientifique n’a que faire du singe. Dans les zoos on enferme des Kanak, des Lapons à côté des grands singes, autres figures du tréfonds des origines dont l’homme est issu.

Francis Kaplan. Dès qu’une théorie raciste se développe, en tout cas le singe est systématiquement introduit au bas de l’échelle dans un schéma discriminatoire des races et de valorisation de l’homme blanc.

Qu’a-t-on récemment appris sur l’évolution des singes et des hommes ? Vous dites qu’il faut définitivement renoncer à l’idée d’un chaînon manquant entre ces espèces. Pourquoi ?

Pascal Picq. Le concept de chaînon manquant a été conçu il y a un peu plus d’un siècle dans le contexte de cette vision hiérarchique que je viens d’évoquer. Entre un ancêtre qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à un chimpanzé et l’homme, on imaginait une étape inconnue, mais qu’il fallait absolument franchir pour donner l’homme. Celui-ci se libérait tout d’un coup du monde simiesque. Dans les scénarios de l’évolution, tout ce qu’on définit comme le propre de l’homme, l’outil, le langage, la bipédie, le partage de la nourriture, la conscience, était censé être acquis en bloc au moment de ce passage cristallisé en une espèce, le chaînon manquant. Inutile de dire qu’on ne l’a jamais retrouvé, puisqu’il n’a pas pu exister. La notion de dernier ancêtre commun est en revanche une idée simple mais difficile à accepter, car elle implique que les espèces sont toutes aussi évoluées les unes que les autres : les hommes d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier et les chimpanzés d’aujourd’hui non plus. Tous ont changé. Il a donc existé une espèce ancestrale, dotée de certaines caractéristiques et à partir de laquelle les grands singes et l’homme ont subi une certaine évolution.

Mais si, d’après vous, nombre de notions utilisées pour définir le propre de l’homme - anatomie, biologie, aptitudes cognitives, symboliques - ne lui sont pas exclusives, faut-il encore parler d’un propre de l’homme ?

Pascal Picq. Darwin savait déjà en 1871 que les chimpanzés utilisent des outils. Pourtant, pendant un siècle, la préhistoire s’est développée sous la vision inspirée et progressiste selon laquelle " l’homme, c’est l’outil ". Il faudra attendre un siècle et les travaux de Christophe Boesch en Côte d’Ivoire pour qu’on admette le concept de culture simiesque, ceux de Goodall pour admettre l’existence de relations d’individu à individu, de mère à enfant, ou d’histoires de vie chez le singe.

Francis Kaplan. Cela fait tout de même quelques décennies que ces choses-là sont connues. Plus fondamentalement, la question essentielle reste pour moi de savoir s’il y a une différence qualitative entre les deux espèces et de quelle nature. Aujourd’hui, on attribue de plus en plus de caractéristiques psychologiques, de facultés de comportement à l’animal, bien au-delà de la seule intelligence décelée dès les années vingt. Certains parlent même - mais n’est-ce pas tomber dans l’anthropomorphisme ? - de " réflexion " animale. En réalité, je n’ai rien trouvé dans tout ce que rapportent les éthologues qui soit de nature à pointer chez le singe quelque chose de l’ordre du récit. Je remarque aussi que seul l’enfant pose devant un objet la question systématique " comment ça s’appelle ". Je dirais donc qu’on trouve chez l’animal un langage réel, avec une fonction bien définie d’avertissement ou de contact social, mais pas le langage représentatif qui existe chez l’enfant, même quand il ne s’agit pas de communiquer avec autrui.

Pascal Picq. Pendant des décennies, au nom de la césure homme-animal, on a fait preuve d’une arrogance insupportable, on s’est interdit d’aller étudier ces réalités. La question pour moi n’est pas de déstructurer l’homme, mais de repenser à la lumière des espèces qui sont les plus proches de nous ce qu’est véritablement la culture humaine.

L’homme ne doit-il pas être défini tant dans ses capacités productives matérielles que d’investigation symbolique du monde ? Les individus humains baignent dans une culture extérieure à leur biologie, qui a sa propre histoire, ses moyens de conservation et de transmission sociaux…

Francis Kaplan. Vous faites allusion à ce qu’on peut appeler une évolution culturelle qui, chez le singe, existe aussi, mais de manière limitée. Notez que ce phénomène est relativement récent. À l’échelle historique, des centaines de générations d’hommes préhistoriques se sont certainement succédé sans que chaque individu n’ait jamais conscience qu’il y avait un quelconque progrès, qu’il transmettait davantage à ses descendants qu’il n’avait reçu de ses ascendants. C’est aussi ce que nous dit l’histoire de la fabrication d’outils : l’évolution culturelle a d’abord été excessivement lente. De ce seul fait, on ne peut exclure qu’on se trouve chez le grand singe aujourd’hui à un stade comparable à celui que connaissait l’homme dans cette période préhistorique.

Comment expliquer que l’histoire s’accélère, que l’homme se met par exemple à dessiner, à représenter ?

Pascal Picq. Il est indéniable que les outils se perfectionnent, mais on baigne aujourd’hui dans une vision du progrès humain qui ne permet pas de prendre toute la dimension du facteur temps. Cro Magnon et la grotte Chauvet, c’est 33 000 ans en arrière. Le genre Homo - celui de l’homme véritable qui apparaît, selon moi, avec Homo ergaster -, c’est environ deux millions d’années. Homo marque une modification décisive du rapport de l’espèce avec son environnement. Jusque-là, jusqu’à l’australopithèque, les hominidés utilisent intelligemment leur environnement, comme sont capables de le faire les chimpanzés, se servant d’outils pour briser des noix, déterrer des tubercules, gagnant en taille, en capacités de se déplacer, en aptitudes cognitives, qui les rendent capables d’aller chercher les nourritures les plus prisées, ce qui leur permet de résister à la concurrence avec les singes. Avec Homo, il y a non seulement utilisation de l’environnement, mais transformation de cet environnement à partir de chaînes opératoires très complexes. Homo est le premier à sortir du monde des arbres, vers 1,5 million d’années, à accaparer le feu. Il invente le biface symétrique, puis il sort d’Afrique, se montrant ainsi capable d’adaptation, autre caractéristique fondamentale d’un genre. Pendant un million d’années, l’évolution culturelle ne va pas plus vite que l’évolution biologique. Les choses changent à nouveau il y a environ 200 000 ans chez certaines populations d’Homo sapiens, coexistant alors avec l’homme de Neandertal - elles vont se montrer capables de développer la communication symbolique et le langage.

Francis Kaplan. Pour moi, l’accélération culturelle est due à l’introduction progressive du langage. Cette progression est difficile à comprendre, puisque, le langage étant artificiel, symbolique, il est acquis et cela ne peut se faire que très lentement. En supposant qu’on invente un mot dans un but pratique, et en admettant qu’un mot s’impose dans un groupe en quatre générations, on aurait quelque mille mots transmissibles au bout de 100 000 ans, ce qui correspond au passage de la préhistoire. L’autre problème tient au caractère acquis, intersubjectif du langage, impliquant que les membres du groupe se reconnaissent dans les mêmes mots. Comment cela se construit-il ? On voit mal les hommes se réunir pour décider ensemble du sens des mots, il faut en quelque sorte que le mot s’impose de lui-même. Il y a encore beaucoup d’obscurité dans ce phénomène.

Pascal Picq. Le problème des origines du langage est un des plus vexants d’un point de vue scientifique. On est réduit à des approches indirectes. On sait que l’émetteur doit pouvoir disposer d’un larynx. On pense que, pour des raisons physiologiques, la descente du larynx dans le pharynx qui permet de moduler les sons est apparue avec Homo ergaster, mais on ne peut pas le prouver. On sait reconstituer la présence d’aires corticales d’élaboration cérébrale en procédant au moulage d’os de crânes fossiles. Ces aires existent chez ergaster, chez Homo habilis, et on commence à les mettre en évidence chez les chimpanzés. À partir de quel moment le langage a-t-il pu prendre la forme que nous lui connaissons - un langage inférentiel, qui ne se limite pas à exprimer une action mais développe des représentations du monde ? Il y a ici deux hypothèses extrêmes. Soit une mise en place progressive, comme il vient d’être dit, sachant qu’il n’y a pas de gène du langage représentatif, mais qu’il existe une aptitude génétique à apprendre à parler. Soit une apparition de type ponctué, d’immixtion massive, qui n’émergerait qu’avec certaines populations d’Homo sapiens en corrélation avec la révolution symbolique qui se répand partout dans le monde, il y a environ 40 000 ans. Pour le moment, on en est réduit aux hypothèses.

Le langage humain permet aussi de se situer dans le temps…

Pascal Picq. Il permet de se représenter notamment le futur, des engagements, des devoirs. Même s’ils parviennent à s’exprimer, les chimpanzés ne sont pas capables de narrer un événement, de mettre leurs interlocuteurs en demeure de réagir par rapport à lui. On n’a jamais vu un chimpanzé se mettre devant une assemblée et tenir un discours. Y parvenir suppose un long apprentissage de signes arbitraires, d’un vocabulaire, d’une syntaxe, d’une grammaire…

Francis Kaplan. Cela explique aussi pourquoi il n’y a pas trace de discussion dans la communication des grands singes. Discuter, ce n’est pas seulement dire des choses différentes à propos du même objet, c’est accepter l’idée qu’on peut avoir tort, au moins en principe, c’est-à-dire se placer d’un point de vue universel, sortir de soi. L’idée qu’une conduite peut être universalisable est aussi ce qui rend possible la morale.

Pascal Picq. Les chimpanzés connaissent des interdits, font l’apprentissage que certaines choses sont réprimées par le groupe parce qu’elles vont à l’encontre de son harmonie. Mais on ne peut qualifier ces interdits, notamment celui de l’inceste, d’obligation morale. Il faudrait pour cela qu’il y ait notion de devoir.

Francis Kaplan. Si l’on définit la morale comme le seul respect des règles, on peut même avancer que rien ne distingue un comportement apparemment moral d’un animal du comportement apparemment moral d’un être humain. Kant se demandait si la morale ne se limite pas le plus souvent au respect apparent des règles collectives : peut-être que personne ne se conduit moralement, que tout le monde fait semblant parce qu’il y est contraint ? Dans son principe, pourtant, l’homme se représente la conduite morale comme étant celle qui vaut non par des règles imposées de l’extérieur, mais par la règle qu’on se donne à soi-même et qu’on estime universelle.

Le risque de voir disparaître les grands singes de la planète n’implique-t-il pas des devoirs nouveaux à leur égard ?

Pascal Picq. Nous sommes devant une situation d’urgence qui me conduit, en effet, à penser qu’il faut prendre la question des grands singes sous l’angle des droits de l’homme, de la reconnaissance de droits spécifiques pour ces cousins de l’homme. De par l’évolution, l’homme est devenu libre, nous disent les philosophes, cela signifie aussi qu’il est responsable.

Messages

  • Une simple différence de deux molécules sur un gène par ailleurs identique à l’homme et au chimpanzé serait à l’origine de la faculté de parler des humains, selon une étude parue mercredi dans la revue Nature. Ces molécules, les acides aminés, sont à la base de la formation des protéines.

    La protéine du gène étudié (FOXP2), qui commande un groupe d’autres gènes liés au langage, compte plusieurs centaines d’acides aminés, dont seulement deux sont dissemblables chez l’homme et le chimpanzé.

    "Nous avons mis en évidence des gènes dont les actions diffèrent en fonction de la mutation de ces deux acides aminés, y compris certains gènes dont le fonctionnement est essentiel au système nerveux central", affirment les chercheurs.

    Tests sur des tissus cérébraux

    Des études antérieures sur l’évolution avaient déjà suggéré une variation de ce gène entre l’homme et le chimpanzé à cause de ces deux acides aminés, et l’impact possible de cette différence sur la faculté de parler. "Notre étude fait la démonstration expérimentale de cette différence", a précisé à l’AFP Daniel Geschwind, de l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), co-auteur de l’étude.

    Les chercheurs ont utilisé à cet effet des tissus cérébraux humains et de chimpanzés ainsi que des cellules de culture pour comparer les effets des variations, chez l’homme et le singe, du gène FOXP2 sur le groupe de gènes responsables du langage.

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