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La révolution bolivienne

samedi 2 janvier 2010

Bolivie : Une nouvelle recrue
pour la collaboration de classe

par S. Ryan

4 août 1953

Le 4 août 1953

"Sans théorie révolutionnaire il n’y a aucune pratique révolutionnaire." – Lénine

1. Que savons-nous à propos de la Bolivie ?

Il y a maintenant seize mois que la révolution bolivienne a commencé. Il y a maintenant seize mois que cette petite nation, de trois millions et demi de personnes, a apporté à la Quatrième internationale l’opportunité de prouver que le Marxisme – Trotskysme – peut conquérir les masses et ainsi les mener à la victoire.

Au vu du fait qu’un parti trotskyste de masse, le POR, est impliqué dans une situation révolutionnaire, nous devrions nous attendre à avoir maintenant une masse de renseignements sur la Bolivie, des renseignements qui enrichiraient incommensurablement, approfondiraient et concrétiseraient notre théorie Marxiste.

Comment le POR a-t-il affronté la tâche de gagner les masses du MNR ? des bonimenteurs de la trempe de Lechin ?

Comment le POR s’est-il occupé des différentes questions concrètes qui surviennent dans les différents stades de la lutte ?

Qui contrôle la COB ? Quelle est la force de Lechin ? du POR ? des staliniens ? Comment leur force a-t-elle varié au cours des seize mois passés ?

Et la courbe des grèves ? Comment la force du POR varié en liaison avec elles ? Les grèves politiques ont-elles augmenté d’intensité ? Sinon, pourquoi ? Quel a été le rôle du POR ? de Lechin ?

Des polémiques sont-elles survenues dans le POR ? Ou alors le POR, dans une situation révolutionnaire, a-t-il été complètement monolithique ?

Telles sont quelques-unes des nombreuses questions à propos desquelles nous devrions maintenant avoir tout un trésor d’informations.

Mais il ne nous a été donné pratiquement aucun renseignement sur la situation en Bolivie – une révolution dans laquelle les Trotskystes jouent un rôle important.

Il n’est pas vrai, pourtant, que nous ne savons rien du tout de ce qui arrive en Bolivie. Car des compte-rendus détaillés sur les activités du POR ont circulé depuis le mois dernier. Selon ces compte-rendus reçus de sources non-Trotskystes, le POR accepte des postes dans l’appareil gouvernemental ; Guillermo Lora, l’ancien Secrétaire du parti, a été nommé au Bureau de Stabilisation ; le Camarade Moller, actuel Secrétaire du POR, est le directeur de la Caisse d’épargne Ouvrière, qui est contrôlée par Juan Lechin, un membre du Cabinet ; Allayo Mercado, un autre leader du POR, est un membre de la Commission Agraire. Face à ces compte-rendus le silence du Comité Politique du SWP et du Secrétariat international devrait profondément inquiéter tous les camarades.

Qui ne dit mot, consent. Et ceux qui restent silencieux au vu d’une politique qui désarme politiquement les ouvriers et les paysans devant leur ennemi de classe partageront les responsabilités de ses résultats inévitables.

Les échos sur le coalitionnisme et la collaboration de classe du POR ne surviennent pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. C’est la direction indiquée par la ligne politique prise par le POR, avec l’encouragement des principaux camarades de l’Internationale, depuis la révolution du 9 avril 1952.

En mai 1952, notre journal a publié une interview du camarade Lora. J’ai écrit une lettre au CP., qui est parue dans le Bulletin Intérieur de juin 1952, qui exprimait un désaccord profond avec la ligne politique de Lora. Je déclarai alors que je pensais que c’était une ligne conciliationniste et de collaboration de classe, et non pas la ligne du marxisme révolutionnaire. Je demandai s’il s’agissait de la ligne du POR. Le CP. a répondu qu’il y avait "évidemment une différence d’opinion entre vous et le Camarade Lora," et que lui, CP., n’était pas en position de participer à la discussion.

Maintenant nous avons la position officielle du POR, sous la forme d’un article non signé dans la revue ("Un An de Révolution Bolivienne" [Fourth International, janvier-février 1953]). Cet article, développant la ligne de Lora, est, sans l’ombre d’un doute, prépare, non pas à mener la révolution prolétarienne, mais à soutenir l’état bourgeois. A la lecture de l’article, j’ai immédiatement préparé une critique, destinée au Bulletin Intérieur. Informé que le POR se rapproche réellement de son entrée dans le gouvernement, je me suis retenu d’envoyer mon article, attendant une dénégation, une explication, ou une critique, du CP. ou du SI. Pourtant, jusqu’à maintenant, aucun commentaire n’a été émis, et ce fait est en lui-même une violente mise en accusation, non seulement de la politique du POR, mais aussi de la ligne du SI. et du CP.

2. Une révolution "classique" – Une politique non-classique

Depuis la Deuxième guerre Mondiale, l’Internationale a eu l’habitude de trouver des situations "exceptionnelles" dans lesquelles, "exceptionnellement", les lois "classiques" et les traditions du léninisme ne s’appliquent pas. En Europe de l’Est la dénégation du caractère de guerre révolutionnaire de la guerre soviéto-allemande a mené l’Internationale à découvrir l’établissement d’états ouvriers sans révolution prolétarienne. En Chine l’Internationale découvre un état de transition, ni bourgeois, ni ouvrier, baptisé "double-pouvoir" et "gouvernement ouvrier-paysan." En outre, l’Internationale voit le parti stalinien chinois se réformer en un parti duquel elle attend qu’il mène à "l’instauration du pouvoir ouvrier". Le rôle du Trotskysme s’est rétréci de la lutte pour le pouvoir à celle pour "pousser" le PC et les masses. Pour ces situations "exceptionnelles" l’Internationale a adopté les concepts et les méthodes du réformisme. Mais ce cours réformiste, une fois engagé, ne peut être contenu, il n’est pas du tout difficile de voir chaque situation comme "exceptionnelle".

Mais l’article ("Un An de Révolution bolivienne") note que nous n’avons ici aucune situation exceptionnelle. Il voit une ressemblance extrême entre le cours de la révolution bolivienne et celui de la révolution russe. On pourrait alors penser qu’il y aurait beaucoup à apprendre à étudier la stratégie et la tactique – et avant tout, les conceptions – des Bolcheviks pendant la période entre février et octobre.

La ligne politique du POR, pourtant, n’est pas celle de Lénine, mais celle de ses opposants conciliateurs, Kamenev et Zinoviev. ces derniers, en fait, ne sont pas allé aussi loin que le POR, ils n’ont pas accepté de postes dans le gouvernement bourgeois.

"Si cette politique (de Kamenev et Zinoviev) avait prédominé," dit Trotsky, "le développement de la révolution serait passé par dessus la tête de notre parti et, à la fin, l’insurrection des masses ouvrières paysannes serait survenue sans la direction du parti, autrement dit, nous aurions eu la répétition des journées de juillet sur une échelle colossale, c’est-à-dire, cette fois non comme un épisode circonstanciel, mais comme une vraie catastrophe. Il est tout à fait évident que la conséquence immédiate d’une telle catastrophe aurait été la destruction physique de notre parti. Cela nous fournit un étalon pour mesurer combien profondes étaient nos divergences d’opinion."

Le même étalon devrait nous indiquer les très sérieux dommages qui seront subis par notre mouvement comme résultats d’une politique fausse. Permettez-moi de citer les trois paragraphes centraux de l’article de la revue :

"le POR a commencé en en accordant à juste titre un soutien critique au gouvernement MNR. Ainsi, il a cessé d’avancer le slogan "A bas le gouvernement" ; il a apporté au gouvernement un soutien critique contre les attaques de l’impérialisme et de la réaction et il a soutenu toutes les mesures progressives. Mais, dans le même temps il a évité la moindre expression de confiance envers le gouvernement. Au contraire, il a impulsé autant qu’il pouvait l’activité révolutionnaire et l’organisation indépendante des masses.

"le POR limite son soutien et approfondit ses critiques dans la mesure où le gouvernement prouve son incapacité à réaliser le programme démocratique-national de la révolution, dans la mesure où il hésite, capitule, joue indirectement le jeu de l’impérialisme et de la réaction, se prépare à trahir et, pour cette raison, tente de harceler et ridiculiser les révolutionnaires.

"le POR a utilisé cette attitude politique souple qui exige à chaque moment de soigneusement réfléchir sur quel point insister, qui n’est ni confuse ni sectaire et dans l’application de cette politique le POR manifesta une maturité politique remarquable. Le POR a adopté une politique de critique constructive envers la base prolétarienne et plébéienne du MNR, dans le but d’y faciliter une différentiation progressive."

Chaque phrase de ces trois paragraphes contredit au moins une fois la théorie et de la pratique du marxisme révolutionnaire, la politique exposée est tout-à-fait à l’opposé de celle menée par Lénine. C’est devenu la mode ici à Los Angeles de faire remarquer que Lénine est mort, mais nous pouvons facilement savoir avec quels qualificatifs vigoureux et bien choisis il aurait répondu à quelqu’un qui aurait trouvé "justifiable" un quelconque soutien d’un gouvernement bourgeois .

"Pourquoi n’avez-vous pas fait arrêter Rodzianko et Cie." (le gouvernement provisoire) ? a-t-il amèrement lancé aux leaders bolcheviks à son arrivée à Petrograd. Le jour suivant il écrivait : "aucun soutien au gouvernement provisoire." Dans la manifestation de masse, fin avril, les bolcheviks ont avancé le slogan : "A bas le gouvernement."

Lénine a fait retirer ce slogan : "A bas le gouvernement." Mais cela n’avait rien de commun, comme Trotsky l’a montré dans les "Leçons d’octobre," avec la position de Kamenev comme quoi ce mot d’ordre était en lui-même une erreur aventuriste.

"Lénine, à l’issue de cette reconnaissance," dit Trotsky, "a retiré le slogan du renversement immédiat du gouvernement provisoire. Mais il ne l’a pas retiré pour n’importe quelle durée – pour des semaines ou des mois – mais strictement en relation avec la rapidité de la croissance de la révolte des masses contre les conciliateurs. Ses opposants, au contraire, ont considéré le mot d’ordre en lui-même comme une bévue. (Ils préféraient le soutien critique au gouvernement provisoire – SR.) Dans le recul provisoire de Lénine il n’y avait pas la moindre allusion à un changement de ligne politique. Il n’était pas dû au fait que la révolution démocratique n’était pas accomplie. Il était basé exclusivement sur l’idée que les masses n’étaient pas à ce moment-là capables de renverser le gouvernement provisoire et que, donc, il fallait faire tout ce qu’il était possible de faire pour permettre à la classe ouvrière de renverser le gouvernement provisoire au plus tôt."

"La souplesse" de Lénine dans la tactique n’a rien en commun avec l’"attitude flexible" du POR envers le gouvernement MNR. Lénine n’était pas du tout flexible, mais très rigide dans son attitude envers le gouvernement provisoire. Toutes les tactiques souples de Lénine étaient partie intégrante d’une ligne immuable : le renversement du gouvernement provisoire.

Lénine ne plaçait aucune confiance dans le gouvernement provisoire, ni dans les partis qui le composaient, sa confiance était placée uniquement dans le parti bolchevik. Cette formule est un truisme, presque une tautologie. La revue, pourtant, se sent obligée de répliquer que le POR "a évitée (!!) toute expression de confiance dans ce gouvernement." Qu’est-ce que cela, si ce n’est le langage purement formel de la diplomatie ? Et comme tout langage diplomatique, ce passage sert plus à cacher qu’à clarifier la pensée qu’il y a derrière.

Que signifie cette phrase ? Que le POR n’a jamais dit : "nous avons confiance dans le gouvernement" ? Mais il y a beaucoup de façons d’exprimer le fond de la confiance, d’abord dans l’action, tout en en "censurant" la forme. Avant tout, dans la révolution du 9 avril 1952 le POR, plutôt que de s’efforcer de parvenir lui-même au pouvoir, au nom de la classe ouvrière, a proposé que le MNR prenne le pouvoir, c’est-à-dire que le POR a proposé de maintenir la bourgeoisie au pouvoir.

Si l’on a pas confiance dans la classe ouvrière et son parti, dans le fait qu’ils peuvent prendre et exercer le pouvoir, on place ainsi sa confiance, qu’on le veuille ou non, dans le gouvernement bourgeois. Lénine l’avait compris. Quand, en réponse à son souhait que le gouvernement bourgeois soit renversé, le mencheviks posèrent la question rhétorique, pour eux : "et qui parmi nous formera un gouvernement et gouvernera la nation ?" ; Lénine a lancé à haute voix – "Nous le ferons !" Et on lui répondit par un rire de dérision, car les bolcheviks n’étaient rien qu’une petite minorité dans le Soviet et dans le pays.

L’article de la revue lui-même révèle le contraste aveuglant entre l’attitude du POR et celle de Lénine.

"Jusqu’à présent la progression de la révolution bolivienne suit pas à pas la ligne générale classique de développement de la révolution prolétarienne à notre époque. Elle présente plus de ressemblance, bien qu’en miniature, avec le cours de la révolution russe, qu’avec la révolution chinoise, par exemple. Elle a commencé en portant au pouvoir le parti de la petite bourgeoisie radicale (comme ce fut le cas avec la révolution russe dans une période particulière avant octobre) avec le soutien des masses révolutionnaires... et du parti, toujours révolutionnaire, du prolétariat, le POR."

Cela n’est pas, "éviter toute expression de confiance dans le gouvernement MNR" ! En outre, il est évidemment faux de prétendre que les bolcheviks ont apporté quelque appui que ce soit à un quelconque "parti radical de la petite bourgeoisie" qui gouvernait la Russie "dans une période particulière avant octobre."

3. Coup d’éponge sur le passif des dirigeants syndicaux [*]

La classe ouvrière pouvait-elle prendre le pouvoir en avril 1952 ? Le paragraphe précité présume qu’une révolution prolétarienne n’était pas possible. Mais c’est une vue désespérément formaliste de la question. La classe ouvrière était armée et avait vaincu l’armée et la police. Rien ne l’empêchait de prendre le pouvoir sauf ses propres illusions et sa propre direction capitularde. Exactement comme en Russie ! La force de la classe ouvrière est démontrée par le fait qu’elle a été capable d’obliger le MNR à admettre deux de ses leaders dans le gouvernement.

On ne dit rien de tout cela dans l’article de la revue. L’auteur parle d’une différentiation future avec le MNR, d’une aile révolutionnaire future émergeant du MNR, mais il ne dit rien du tout du fait que cette différentiation a déjà plus d’un an, que ce que les masses soutenaient en avril 1952, ce n’était pas le MNR mais son aile gauche prolétarienne (pratiquant la collaboration de classe). Qu’étaient et que sont, les relations entre le POR et cette aile gauche déjà existante ? Cette question n’est pas même discutée. L’article "évite" de mentionner "l’expression de la confiance" dont le POR a temoigné envers les dirigeants syndicaux partisans de la collaboration de classe (et envers le gouvernement) quand il a soutenu leur entrée dans le gouvernement. Et à ce jour le POR n’a pas avancé la demande que les leaders ouvriers rompent avec le gouvernement bourgeois et prennent le pouvoir.

La question décisive de la révolution n’est pas même mentionnée ! La lutte du POR pour le pouvoir se représente concrètement dans sa lutte contre l’aile gauche du MNR pour conquérir la direction des ouvriers et des paysans. Avant que les marxistes puissent prendre le pouvoir ils doivent vaincre les conciliateurs idéologiquement et politiquement. C’est inéluctablement une partie intégrante et de la lutte de classe, les conciliateurs personnifient l’influence de la classe ennemie dans la classe ouvrière.

Comment les bolcheviks ont-ils vaincu les conciliateurs russes ? Le mencheviks et les socialiste-révolutionnaires avaient aussi le soutien d’une majorité des ouvriers et des paysans. Ils sont aussi entrés dans le gouvernement bourgeois. Les bolcheviks ont de manière impitoyable attaqué les conciliateurs pour leur trahison de classe. Ils se sont opposés avec intransigence à la collaboration des mencheviks et de SR au sein du gouvernement bourgeois. Quand les bolcheviks étaient une petite minorité ils ont avec insistance demandé que les mencheviks et les SR rompent toute relation avec les politiciens bourgeois et prennent le pouvoir, pas dans un avenir incertain, mais sur le champ, immédiatement. Même si les mencheviks et les SR avaient pris le pouvoir au printemps 1917, ils n’auraient pas gagné la confiance des bolcheviks, ni obtenu une coalition gouvernementale avec eux, les bolcheviks avaient seulement promis de les renverser pacifiquement, si tant est que cela fut possible.

Comment le POR va-t-il démasquer et vaincre les conciliateurs boliviens ? Loin d’attaquer leur trahison de classe, le POR a demandé qu’ils soient inclus dans le gouvernement MNR. Loin de les appeler à rompre avec le MNR et à prendre le pouvoir (établir un gouvernement "ouvrier-paysan") le POR relègue le gouvernement des ouvriers et paysans "au but final de la lutte." le POR parle de la "collaboration avec une aile révolutionnaire émergeant du MNR dans un futur gouvernement d’ouvrier-paysan." Il a ainsi résolu le problème – verbalement. Si la future aile gauche est révolutionnaire, tout ce que nous devons faire est de fusionner avec elle et former un parti révolutionnaire plus grand encore. Mais se colleter avec l’aile gauche réformiste du présent ? Cela le POR ne le fait pas.

L’hypothèse selon laquelle un gouvernement du POR était normalement inévitable, est une tentative pour blanchir les leaders ouvriers fourbes et perfides en attribuant la responsabilité de leur trahison de classe au "retard" des masses.

4. Soutien critique et collaboration de classe

La question du soutien critique est devenue une chose difficile à discuter dans notre parti ; son sens a été obscurci depuis que l’Internationale a décidé d’apporter un soutien critique au gouvernement Mao en Chine et au gouvernement MNR en Bolivie. Le soutien critique est-il le soutien politique ? Est-ce la défense matérielle contre la contre-révolution armée ? Le soutien critique d’un gouvernement est-il simplement le soutien de ses mesures progressives ? Toutes ces définitions sont incluses dans un bref passage très trouble de l’article de la revue.

Dans la guerre civile espagnole les trotskystes étaient tout à fait clairs dans la distinction entre l’aide matérielle et le soutien critique. Nous avons accordée une aide matérielle au gouvernement loyaliste bourgeois ; mais nous ne lui avons pas donné le moindre soupçon de soutien critique. Shachtman a été durement réprimandé par Trotsky pour l’avoir proposé. Notre attitude envers les partis ouvriers, y compris le POUM, le plus à gauche d’entre eux, était la même ; nous avons refusé de leur apporter un soutien critique.

Lénine a également défini une limite précise entre la défense et le soutien. Au moment où Kornilov essayait de renverser Kerensky il écrivait :

"Nous ne devons pas, même maintenant, soutenir le gouvernement Kerensky. Ce serait sans principe. Vous pourriez demander ’Ne devons-nous pas lutter contre Kornilov ?’ Oui, évidemment. Mais ce sont deux choses entièrement différentes. Une frontière les sépare, que certains bolcheviks ne respectent pas, tombant ainsi dans le conciliationisme, et se laissant d’être emporter par le flot des événements."

La défense de Kerensky par Lénine était une partie intégrante de sa lutte pour renverser Kerensky.

Dans la conception du POR, comme l’article de la revue que nous discutons en donne l’exemple, le mot "défense" s’appliquant à un gouvernement bourgeois ne peut être trouvé nulle part . Le mot "soutien" est utilisé sans distinction pour désigner aussi bien "soutien politique" que "défense matérielle". En plus d’être un appauvrissement de notre héritage théorique, cette confusion donne aide et conforte tous les conciliateurs.

"le POR limite son soutien et aiguise sa critique dans la mesure où le gouvernement se montre incapable de réaliser le programme national-démocratique de la révolution, dans la mesure où il hésite, capitule, joue indirectement le jeu de l’impérialisme et de la réaction, se prépare à trahir et essaie pour cette raison de harceler et ridiculiser les révolutionnaires."

Qu’est-ce d’autre qu’un soutien politique – c’est-à-dire le soutien de la politique du gouvernement MNR, dans la mesure où il réalise vraiment le programme national-démocratique de la révolution ? Comme ce "dans la mesure où" nous rappelle celui de Staline et de Kamenev, qui, avant le retour de Lénine à Petrograd, proclamaient qu’ils étaient prêts à soutenir le Gouvernement Provisoire "dans la mesure où" il consolide les conquêtes de la révolution."

Qu’est-ce qui ne va pas dans ces deux exemples de "dans la mesure où" ? Juste le fait que corréler "le soutien" et la "critique" signifie que ce soutien est politique ; comment pouvez-vous corréler une défense physique avec une critique politique ?

Si le POR voulait dire que nous "limitons" notre défense matérielle de l’allié perfide en fonction de leur politique ou de leur attitude envers nous, il ne pourrait en résulter que l’isolement sectaire et la passivité au moment même où la défense matérielle est nécessaire. C’est encore un exemple du fait bien connu que l’opportunisme et le sectarisme revêtent le même vêtement théorique. Rappelons-nous que la tentative de Kornilov contre Kerensky advint en août, précisément pendant la répression de Kerensky contre les bolcheviks. Trotsky était en prison, Lénine en fuite. Kerensky s’était certainement "prouvé incapable de réaliser le programme national-démocratique de la révolution", il est certain qu’il "harcelait et ridiculisait les révolutionnaires". Plus encore, Kerensky conspirait vraiment avec Kornilov pour détruire les Soviets. N’était-ce pas le meilleur moment pour que Lénine "limite son soutien" ? Pourtant s’il avait pris une telle "revanche" sur Kerensky, la révolution aurait subi un échec cuisant.

Avant le récent Plénum de notre Comité National, il y a eu une discussion dans le groupe de Los Angeles dans laquelle la question du soutien critique au gouvernement de Mao Tse-tung venait en première ligne. Le "soutien critique," a dit Myra Tanner, n’est pas le "soutien politique". Le "soutien critique", a dit Murry Weiss, lui aussi soutenant la position du CEI, est le "soutien politique". Et il a stigmatisé la tendance Vern comme sectaires désespérés parce qu’ils sont opposés à donner un soutien critique à un parti ouvrier ayant dirigé une révolution. Avec le camarade Vern j’ai écrit une réponse à cette position, qui a été remise mais à ce jour non publiée dans le Bulletin Intérieur ("Lettre Ouverte au Comité national"). [Cette Lettre Ouverte a été publiée dans la même édition du Bulletin Intérieur du SWP que le présent document.]

Mais l’argument de Murry Weiss ne s’applique pas à la Bolivie ; et ça a été montré plusieurs fois dans le cours de la discussion. Quand nous avons demandé "Et la Bolivie ?" la seule réponse était un silence gêné. Et ce silence n’a pas été rompu par Murry Weiss et tous les camarades soutenant la position du CEI tout au long de la discussion jusqu’à ce jour !

La question de savoir si le soutien critique est un soutien politique n’a pu être posée que parce que la position trotskyste traditionnelle sur le soutien critique a été reniée. La question ne pouvait pas être posée dans le passé parce que les trotskystes n’avaient jamais auparavant apporté un soutien critique à aucun parti ou aucun gouvernement. Nous n’avons jamais hésité, pourtant, à apporter un soutien critique à toutes les actions progressives de n’importe quel parti, n’importe quel gouvernement. Apporter un soutien critique à la suggestion du président Truman d’une augmentation du salaire minimum, par exemple, n’a pas impliqué un soutien critique au parti Démocrate et n’a pas soulevé la question de savoir si en effet nous apportions un soutien politique au gouvernement.

5. Le troisième camp gouverne-t-il la Bolivie ?

Est-ce que le gouvernement bolivien est un gouvernement bourgeois ? Sert-il une des deux classes principale de la société moderne ? Sur cette question aussi le POR a abandonnée la position traditionnelle et de principielle du marxisme. Et en faisant cette "exception" il se sent conforté par les autres "exceptions" trouvées par l’Internationale dans le "statut intermédiaire" de l’Europe de l’Est en 1945-48 et dans le gouvernement "ouvrier-paysan" que le CEI voit en Chine.

"Le MNR," dit le POR, "est un parti de masse, la majorité de sa direction étant petite-bourgeoise, mais avec aux franges quelques représentants authentiques de la bourgeoisie industrielle naissante, parmi lesquels, par exemple, très probablement, Paz Estenssoro lui-même." Et le gouvernement est, naturellement, caractérisé comme un gouvernement "petit-bourgeois" "avec, aux franges, des agents authentiques des féodaux-capitalistes naissants et de l’impérialisme." Les agents de l’impérialisme et de la classe capitaliste sont sur les franges du parti et du gouvernement ! Une telle assertion ridicule n’est possible que dans une atmosphère empoisonnée par le néo-réformisme. Les politiciens bourgeois sont sur les franges du MNR exactement la même mesure que Henry Ford est sur la frange de la Ford Motor Cie.

Comment les leaders du POR prennent-ils en compte le fait que ces agents de la bourgeoisie et de l’impérialisme contrôlent le gouvernement, et incluent dans leurs rangs cet éminent occupant "de la frange", qu’est le président de la Bolivie ? Chaque révolution réussie ou non depuis 1917 nous enseigne que la petite bourgeoisie (et cela s’applique doublement à la petite bourgeoisie urbaine) ne peut pas avoir un parti en propre ; ne peut pas établir son propre gouvernement. C’est la pierre angulaire de la "Révolution Permanente".

Comparez l’approche superficielle du POR avec celle de Trotsky :

"La révolution," dit-il dans les "Leçons d’octobre," "a causés des glissements politiques survenant dans deux directions, les réactionnaires devinrent des Cadets et les Cadets devinrent des Républicains contre leur propre volonté – un glissement vers la gauche mais purement formel – , les Socialistes-Révolutionnaires et les Mencheviks sont devenus les partis bourgeois dirigeants – un glissement vers la droite. C’est par ces moyens que la société bourgeoise cherche à se créer une nouvelle armature : le pouvoir d’état la stabilité et l’ordre."

Nous ne devrions pas oublier que l’équivalent des mencheviks et des SR n’est pas le MNR, mais son aile gauche ouvrière. Trotsky ne manque pas de caractériser ces bolcheviks qui ont choisi le soutien critique au gouvernement :

"Mais, dans le même temps où, les mencheviks passaient d’une position socialiste mais formelle à une autre, vulgairement démocratique, la droite des bolcheviks se glissait vers une position socialiste formelle, c’est-à-dire, la position menchevique de la veille."

6. Le MNR est notre ennemi par excellence !

Pourquoi est-il si important de comprendre que le gouvernement MNR est un gouvernement bourgeois (et pas petit-bourgeois) ? Parce que les trotskystes doivent être absolument clair sur le point que le gouvernement est leur ennemi par excellence. Et les trotskystes doivent être les ennemis par excellence du MNR et de son gouvernement. Ce n’est pas la conception du POR.

"A un stade plus avancé de la révolution," dit l’article de la revue," il (le gouvernement Paz Estenssoro ) tombera à l’occasion d’une poussée de la droite cherchant à imposer une dictature militaire, ou de la gauche pour établir un vrai gouvernement ouvrier-paysan, la dictature du prolétariat allié aux paysans pauvres et à la petite bourgeoisie urbaine."

Que fera le MNR ? Attendra-t-il d’être renversé ?

Non, le MNR liera les mains de la classe ouvrière, l’embrouillera dans le légalisme bourgeois et la paperasserie, utilisant ses lieutenants-ouvriers de ce but. Il persécutera les militants révolutionnaires, désarmera d’abord politiquement les ouvriers (de nouveau, en utilisant ses lieutenants-ouvriers), puis physiquement.

Et les forces "de droite cherchant à imposer une dictature militaire," qui sont elles ? Avec quoi imposeront-elles cette dictature militaire ? Ne sont-ce pas précisément les officiers, l’état-major, de ce gouvernement "petit-bourgeois" ? Les démocrates petits-bourgeois, comme Kerensky, comme Azana, comme Paz Estenssoro, ne conspirent-ils pas toujours et échafaudent des combinaisons avec leurs propres généraux ? Kornilov était le chef d’état-major de Kerensky. Franco était le gouverneut militaire d’Azana pour l’Afrique du Nord. Et n’oublions pas le plus à gauche de tous les démocrates, chéri par le Comintern stalinisé, Tchang Kai-chek, qui était son propre Kornilov. Le fait que le futur prétendant au rôle de dictateur militaire de la Bolivie est en ce moment en train de se préparer et d’accumuler des forces sous la protection de Paz Estenssoro est attesté par la récente tentative de coup d’état par l’armée et la police.

Le gouvernement MNR est l’ennemi par excellence de la classe ouvrière. Son renversement est une nécessité urgente.

7. Planification consciente ou optimisme fataliste ?

Une des caractéristiques les plus frappantes de la ligne du POR est son optimisme fataliste. Un exemple :

"La petite bourgeoisie urbaine," dit l’article de la revue, "est divisée entre une majorité très pauvre , hautement radicalisée à cause de ses conditions instables et toujours disponible (souligné par moi-S.R.) comme alliée du prolétariat révolutionnaire..."

Mais la petite bourgeoisie ruinée n’est pas toujours disponible comme alliée du prolétariat révolutionnaire. Une des leçons importantes de l’octobre russe, de la révolution allemande avortée de 1923 et de la montée vers le pouvoir d’Hitler, c’est exactement cela : les petits-bourgeois radicalisés, ainsi que la classe ouvrière d’ailleurs, ne peuvent pas être considérés comme autant de lingots d’or déposés dans un coffre, toujours disponibles pour le Parti dès qu’ils ont été convaincus de la nécessité d’un changement révolutionnaire. Déçus par les marxistes, critiques, soupçonneux, ils se sont tournés d’abord vers les réformistes socialistes. Si les marxistes s’avèrent timides, hésitants dans la réalisation de leur tâche : renverser le gouvernement bourgeois, le soutien des masses s’assèche vite complètement. La petite bourgeoisie radicalisée devient alors une proie facile pour un démagogue fasciste, et la petite-bourgeoisie est alors "disponible" non pour la révolution, mais pour la contre-révolution.

C’est pourquoi l’insurrection est un élément fondamental de la révolution. C’est pourquoi le moment de l’insurrection est le moment décisif dans la vie du parti révolutionnaire. C’est pourquoi Lénine était si pressant pour que le Comité Central Bolchevik traite l’insurrection comme un art.

"La pression persistante, infatigable et incessante que Lénine exerça au Comité Central pendant les mois de septembre et d’octobre venait de sa peur constante que nous laissions passer le moment propice." C’est Trotsky qui parle, dans les "Leçons d’octobre." "Que veut-il dire par laisser passer le moment propice ?... la relation des forces subit des changements selon l’humeur des masses prolétariennes, dans la mesure où leurs illusions sont détruites et où leur expérience politique a grandi, dans la mesure où la confiance des classes et des groupes intermédiaires dans le gouvernement est détruite, et finalement, dans la mesure où ce dernier perd sa confiance en lui. Pendant la révolution tous ces processus surviennent avec la vitesse de la foudre. Tout l’art de la tactique consiste à saisir le moment où la combinaison de ces circonstances est la plus favorable pour nous... Ni la désintégration du pouvoir de l’état, ni la concentration de la confiance et des attentes impatientes et exigeantes des masses envers les bolcheviks ne pouvaient durer sur une longue période. La crise devait être dénouée d’une manière ou d’une autre. C’est maintenant ou jamais ! dit Lénine."

Il n’y a rien de ce sentiment d’urgence dans la ligne du POR, telle qu’exprimée dans l’article de la revue. "Le but final de la lutte" est exprimé comme suit :

"la formation d’un vrai gouvernement ouvrier-paysan". Ce gouvernement ne surviendra pas mécaniquement, mais dialectiquement, en se basant sur les organismes de double pouvoir créés par le mouvement de masse lui-même... " "Le gouvernement ouvrier-paysan apparaîtra demain comme l’émanation naturelle de tous ces organismes sur lesquels il s’appuira."

Toutes les expressions utilisées – "la formation", "survenir dialectiquement," "apparaîtra" – peuvent décrire un processus évolutif. La question décisive, pourtant, n’est pas comment l’état ouvrier apparaîtra, surviendra, ou sera formé, mais comment il prendra le pouvoir, deviendra le dirigeant de la nation. Ce qui manque est l’accomplissement de la révolution, l’insurrection consciemment organisée.

Une réponse possible à ma critique (si réponse il y a) peut être que je suis trop critique envers le POR ; que les leaders du POR savent ce qui doit être fait dans une révolution ; qu’ils ne veulent simplement pas dévoiler tous leurs plans.

Malheureusement, un tel raisonnement, si attirant qu’il puisse paraître, demande un acte de foi rivalisant avec celui du croyant en l’Immaculée Conception. Car ce n’est pas les intentions subjectives des leaders du POR qui sont en cause (je reconnais qu’elles sont les meilleures), mais les résultats objectifs de leurs conceptions néo-réformistes.

C’est une chose très difficile pour un parti de tracer un lien entre la paix et la guerre, entre le soutien critique et l’insurrection révolutionnaire. Même si le POR avait une ligne d’opposition irréconciliable vis-à-vis du gouvernement dès le tout début, le passage de la préparation à l’insurrection réelle provoquerait une crise dans la direction, comme les Bolcheviks l’ont connue en octobre, quand une partie du Comité Central, menée par Kamenev et Zinoviev, s’est placée en opposition publique à l’insurrection.

"Chaque parti," dit Trotsky, "même le parti le plus révolutionnaire, produit inévitablement son propre conservatisme d’organisation, autrement il manquerait de la stabilité nécessaire... Nous avons déjà cité les mots de Lénine comme quoi même les partis les plus révolutionnaires, au moment où un changement soudain se produit dans la situation et quand conséquemment de nouvelles tâches surgissent, , continuent à suivre la ligne politique d’hier et deviennent ainsi, ou risquent de devenir, un frein au développement de la révolution. Tant le conservatisme que l’initiative révolutionnaire trouvent leur expression la plus concentrée dans les organes dirigeants du parti."

Dans sa victoire sur l’opposition de Zinoviev et de Kamenev, Lénine a eu un avantage : la ligne, publiquement assumée, du parti était de son côté. Six mois auparavant, en avril, Lénine avait réarmé le parti, il avait claireement défait ceux qui voulaient apporter un soutien critique au Gouvernement provisoire. Depuis le parti avait ouvertement mené une agitation pour le préparant le renversement de ce gouvernement.

8. La graine et le fruit

Qui aura un avantage dans le POR – les partisans du conservatisme, ou les partisans de l’initiative révolutionnaire ? Nous avons déjà la réponse à la question. Le POR est à droite des bolcheviks de droite qui, comme Trotsky l’a dit, ont adopté une position socialiste formelle.

Le POR occupe, sur toutes les questions importantes, les positions occupées par le menchevisme dans la révolution russe et par le stalinisme dans la deuxième révolution chinoise de 1925-27.

Le POR, par ses conceptions réformistes, son attitude conciliationniste et ses méthodes de collaboration de classe, se base et s’appuie sur la position néo-réformiste adoptée par l’Internationale depuis la deuxième guerre Mondiale. Car telle est la théorie adoptée par l’Internationale dans ses d’explications des transformations en Europe de l’Est. Cette théorie, qui depuis son adoption n’a aucunement été défendue dans notre presse, publique ou interne, tient pour fait acquis que le réformisme "marchait" en Europe de l’Est, que la nature de classe de l’état a été changée sans révolution prolétarienne, par des manipulations au sommet, que l’état est depuis trois ans dans un "statut intermédiaire." Cette révision du marxisme a ses racines, comme tout le révisionnisme depuis 1917, dans la question russe, et dans l’incapacité ou la réticence à voir la guerre soviéto-allemande comme une guerre de classe – c’est-à-dire comme la révolution et la contre-révolution.

La ligne politique de l’Internationale vis-à-vis de la Chine fait descendre son néo-reformisme au pied du royaume de la théorie (ou de "la terminologie"), vers celui de l’activité politique. L’idée d’un état de transition, un état qui n’est ni bourgeois, ni ouvrier, est explicitée ; par le "soutien critique" au gouvernement Mao. Le rôle dirigeant du stalinisme est affirmé, pendant que la nécessité cruciale de la conscience marxiste, personnifiée dans le parti trotskyste, est passée par-dessus bord. La conscience révolutionnaire est remplacée par la "pression des masses."

Le POR n’a rien présenté de nouveau. Il applique en Bolivie la ligne révisioniste de l’Internationale – et de plus, avec le soutien et les encouragements de l’Internationale.

J’ai pas de doute qu’une majorité des camarades est troublée par le cours poursuivi en Bolivie, qu’ils n’approuvent pas la ligne du POR. Mais un silence gêné n’est pas suffisant. Ceux qui ne restent silencieux que pour une fausse harmonie ne peuvent pas échapper à la responsabilité des conséquences d’une ligne politique fausse.

Note

[*] Dans le texte anglais : "labor lieutenants". (n.d.t.)

La révolution bolivienne et la lutte contre le révisionnisme,

par S. Ryan, Los Angeles

octobre 1954

"Pour Pablo la mission historique de la Quatrième Internationale a perdu tout son sens. Elle est, dans les faits, remplacée par le "processus révolutionnaire objectif", sous l’égide du Kremlin, lui-même allié avec les masses. C’est pourquoi il est impitoyablement braqué vers la liquidation des forces trotskystes, sous prétexte de les intégrer dans le "mouvement réellement existant des masses".

"Le salut de la Quatrième Internationale exige de toute urgence l’expulsion immédiate de la direction liquidatrice. Une discussion démocratique devra alors être ouverte dans le mouvement trotskyste mondial sur tous les problèmes laissé en suspens , embrouillés, ou falsifiés par la direction pabliste depuis trois ans. Dans ce cadre, il sera indispensable pour la santé de l’Internationale que l’auto-critique la plus acérée soit menée sur toutes les phases et les causes du développement de la gangrène pabliste.

"... ces idées et cette tactique liquidatrice ont été par la suite étendues aux partis réformistes et à toutes les organisations de masse sous direction petite-bourgeoise (le MNR bolivien, le mouvement péroniste en Argentine, Ibaniste au Chili, etc.)" (Bulletin du Comité International n° 1)

Cet article est destiné à être une contribution à la discussion sur le "développement de la gangrène pabliste." En même temps il est aussi destiné à être une contribution à la lutte contre le pablisme. À mon avis une telle discussion, longtemps retardée, est un élément indispensable de la lutte et ne doit pas être repoussée davantage. Une des plus importantes victoires de pablisme est précisément le fait que les problèmes théoriques et pratiques importants ont été "laissés en suspens, embrouillés, ou falsifiés". La "l’autocritique la plus exigeante," qui est effectivement nécessaire, montrera que la plus grande aide qu’a reçue Pablo dans sa trahison du marxisme est venue du silence et du consentement du "trotskyistes orthodoxes". Un des crimes du révisionnisme ces deux dernières années a été la trahison de la révolution bolivienne.

Que la révolution bolivienne ait effectivement été trahie, il est simple pour tout le monde de le voir. En novembre dernier le parti trotskyste bolivien, le POR, lançait un journal hebdomadaire, Lucha Obrera. Pour un parti ouvrier, dans un petit pays arriéré, avec un haut taux d’analphabétisme, c’était une réalisation gigantesque, une indication d’un appui important des masses. En décembre Lucha Obrera a été interdite par le gouvernement, avec pratiquement pas de réaction. Et il n’y a pas eu depuis une réaction assez importante pour être rapportée ici dans notre journal. Ce fait est très significatif.

Le marxisme est une science. C’est-à-dire, ses généralisations ne sont pas des impératifs divins, mais un concentré d’événements du passé. Et le signe distinctif de toute science n’est pas simplement qu’elle produit des généralisations vraies (ou, plus exactement, approchant la vérité), mais qu’elle produit des généralisations qui peuvent être testées du point de vue de leur réalité matérielle. Ne pas examiner, à la lumière de la théorie marxiste, n’importe quel événement important, c’est transformer le marxisme en dogme, avec les vérités données une fois pour toutes. Et dès que le marxisme est transformé en dogme, il est aussi inutile que superflu pour la solution de problèmes pratiques.

Quels événements, parmi tant d’autres, exigent l’attention des marxistes ? Si le marxisme doit être considéré non pas comme un exercice de pensée mais comme un guide pour l’action, la réponse saute aux yeux. La révolution est l’épreuve suprême de la théorie. La révolution arrache toute prétention, met à nu le réel caractère de classe de tous les partis, tous les programmes. Aucun révisionnisme ne peut se faire passer pour du marxisme en temps de révolution. Aucun marxiste ne peut ignorer une révolution. Il est donc naturel de s’attendre à ce que l’on accorde une extrême attention à la révolution bolivienne, et pour plus d’une raison. Non seulement c’est un test pour la théorie et la pratique, surtout en raison du fait qu’un parti trotskyste y joue un rôle important ; mais encore elle survient dans l’enceinte même du bastion de la réaction mondiale.

Mais la révolution bolivienne a maintenant plus de deux ans et il n’y a eu aucune discussion sur cet événement important. Seulement deux articles de discussion ont été publiés, tous les deux par le présent auteur. Et, bien que ces deux articles soient violemment critiques, ils n’ont obtenu aucune réponse. Même les nouvelles mêmes de la Bolivie sont très parcimonieuses. Pablo, qui plaide pour une Internationale centralisée, n’a pas même décemment géré une simple boîte aux lettres !

Quelle réponse percutante Pablo aurait pu opposer aux accusations de révisionnisme ! "Des révisionistes peuvent-ils mener une politique révolutionnaire dans le cours même d’une révolution ?" Mais Pablo n’a pas voulu faire cette réponse et c’est un signe évident de son révisionnisme. Les révisionistes préfèrent agir plutôt que d’expliquer, plus longtemps ils peuvent garder silence, plus longtemps ils peuvent induire les révolutionnaires en erreur. Et on a laissé Pablo en paix pour faire son travail de trahison.

Que le pablisme soit l’inspirateur de la ligne du POR est facile à prouver. La caractérisation par le POR du MNR et du gouvernement MNR comme "petit-bourgeois", son pronostic sur la possibilité d’une réforme du gouvernement, son refus entêté d’émettre une queconque critique de la ligne perfide et antirévolutionnaire des leaders ouvriers et de son silence complet sur le stalinisme - tout cela ne vient pas de l’arsenal du marxisme, mais du révisionnisme.

Révolution sur rendez-vous

À sa dixième conférence nationale, tenue en juin 1953, le POR a adopté une résolution politique qui, bien que remplie d’expressions trotskystes admirables, contient quelques paragraphes qui sont suffisants pour transformer le document entier en un monument de révisionnisme. Cette résolution (Etapa Actual de la Revolución Y Tareas del POR ["Le stade actuel de la révolution et des tâches du POR"]) a été publiée dans la publication mexicaine, "Que Hacer ?" mais n’a pas été traduite en anglais.

"Le gouvernement petit-bourgeois," dit la résolution (VII:7), "... acquiert un caractère transitoire et bonapartiste... En se soumettant à la puissante pression du prolétariat aussi bien que de l’impérialisme, il hésite constamment entre les deux extrêmes. De cette situation il découle les deux possibilités pour l’évolution du présent gouvernement. Si les masses, avec une nouvelle impulsion, ouvrent la voie d’un échec politique de la droite devant la gauche, la possibilité est ouverte que le gouvernement se transforme en un précurseur du gouvernement ouvrier-paysan (se abre la possibilidad de que el gobierno se transforme en etapa previa del gobierno obrera-campesino). Ce processus serait accompagné par une série entière de mesures à caractère révolutionnaire, comme une vague de nationalisations, la réforme agraire, etc. Si la droite avec l’aide de l’impérialisme interdit la scène gouvernementale à ses adversaires, elle aura consolidé un gouvernement petit-bourgeois au service de la "rosca" [*] et du capital financier."

Deux paragraphes plus loin nous lisons :

"L’aile droite est définitivement compromise avec les propriétaires terriens et la réaction impérialiste et donc nous ne pouvons pas simplement ignorer la possibilité d’une future rupture avec la gauche. La prédominance complète de cette fraction changerait profondément le caractère du MNR et permettrait son rapprochement avec le POR. Il n’y a que dans telles conditions qu’on pourrait nous parler d’un gouvernement de coalition POR et du MNR qui serait une forme de réalisation de la formule "gouvernement ouvrier-paysan", qui constituerait à son tour une transition vers la dictature du prolétariat."

Un régime bonapartiste ne peut avoir l’air d’être entre les classes que pour les gens qui ont oublié la nature de classe de l’état. Tous les gouvernements ont toujours été, pour les marxistes, les instruments de la classe dirigeante, impossibles à réformer, du point de vue de leur nature de classe, par n’importe quelle pression. Le bonapartisme est simplement une forme que prend le régime bourgeois ou prolétarien dans certaines conditions. Le POR n’est pas le premier à oublier qu’il ne peut y avoir ni régime moitié-moitié, ni réforme d’un régime. Il y a eu troisième congrès mondial, avec son "statut intermédiaire" des pays du "glacis" et le CEI avec sa caractérisation du régime de Mao en Chine comme ni bourgeois, ni ouvrier, mais intermédiaire, un gouvernement "ouvrier-paysan".

Un régime bonapartiste est un régime dictatorial, dirigé par un arbitre. Les marxistes n’ont jamais préféré cette forme de pouvoir, ils Favorisent toujours l’intervention des masses dans la vie politique. Ainsi, les bolcheviks ont avancé une assemblée constituante élue sur la base du suffrage universel, pour remplacer le pouvoir bonapartiste de Kerensky. La demande d’élections démocratiques est une clé de voûte du programme trotskyste pour la révolution dans les pays arriérés. Ce slogan est certainement pas "putschiste", il peut être avancé par - et c’est la meilleure à avancer - un parti révolutionnaire qui n’est pas encore en position de prendre le pouvoir. Et cette demande est certainement assez compatible avec la défense du gouvernement contre les tentatives contre-révolutionnaires.

Pourtant nulle part dans toute la résolution du POR la demande d’élections n’est avancée ! Et cela en dépit du fait que l’on a élu le présent gouvernement il y a cinq ans et qu’un coup d’état militaire et une révolution s’est produit depuis. Il n’y a aucune mention, de l’existence même d’une assemblée élue ou du désir d’en élire une nouvelle. Il n’y a aucune mention de la question d’élections par le peuple. Le POR est évidemment satisfait du présent gouvernement bonapartiste, est convaincu de sa capacité à être transformé, peu à peu, en gouvernement ouvrier.

A la lumière du refus par le POR de demander des élections générales, que signifie le slogan qu’il avance : "Contrôle complet de l’État par l’aile gauche du MNR" ? Comment s’attend-il à l’apparition de ce contrôle ? Naturellement, par un rendez-vous du bonaparte, Paz Estenssoro. Il ne s’agit pas d’une simple déduction. C’est vraiment que le POR a proposé.

En août 1953, une crise ministérielle a éclaté, une division entre les ailes droites et gauches du gouvernement sur la question de la division des propriétés foncières. Dans une situation comme çelle-ci, avec la montée du mouvement de paysan , il est évident qu’un parti trotskyiste devrait avancer : la démission du gouvernement, y compris le président, des élections à l’échelle nationale du président et d’une assemblée, la présentation de candidats indépendants par l’aile gauche du MNR, y compris un candidat à la présidence, dans cette éventualité le POR aurait apporté un soutien critique à la campagne de la gauche du MNR et aurait avancé le slogan : La gauche au pouvoir !

Le POR n’a pas demandé d’élections générales, il n’a pas demandé que les masses soient invitées à régler le conflit au sein du gouvernement. Il a proposé que "le pouvoir" soit donné à la gauche, au gré du président Paz Estenssoro.

Dans le n° 43 (23 août 1953) de Lucha Obrera, nous lisons cet appel touchant au Bonaparte du gouvernement bonapartiste :

"Aux révolutionnaires, la conduite du Président semble équivoque et nous croyons qu’elle indique l’intention de sauver pour la droite quelques positions sapées par la pression montante des masses. Bien sûr un chef d’Etat a ses responsabilités, mais il les a devant le peuple. En réalité ce sont les travailleurs qui seuls ont le droit de juger des actes du gouvernement, d’autant plus que c’est la classe ouvrière qui, par ses sacrifices l’a placé au pouvoir. Si de ces masses, qui sont l’unique soutien du président, de leur instinct de classe et de leur méfiance vis-à-vis de la droite, vient la demande que des hommes issus de leurs rangs soient admis au gouvernement, en remplacement des éléments liés à la réaction, alors n’existera aucune raison de leur nier ce droit. Et si Paz Estenssoro assume ses responsabilités devant l’histoire, s’il est motivé essentiellement par le désir de respecter la volonté du peuple et de réaliser les aspirations des travailleurs, il mettrea en place un cabinet composé exclusivement d’hommes de la gauche de son parti. "

Un tel cabinet "ouvrier" serait-ce une rupture dans le caractère du gouvernement ? Pas le moins du monde. Il n’y aurait pas plus de rupture qu’avec les cabinets "ouvriers" du gouvernement loyaliste espagnol, ou qu’avec le cabinet "ouvrier" de Kerensky. Cela signifierait aussi peu de choses qu’un cabinet nommé par Eisenhower ou Truman et composé non pas "de neuf millionnaires et un plombier", mais "de dix plombiers". Un "ouvrier" nommé par Paz Estenssoro ne serait pas responsable devant un corps législatif issu du suffrage universel, comme en Angleterre ou France, mais devant un dirigeant suprême responsable devant personne d’autre que sa classe sociale. Un tel gouvernement ne serait pas le résultat d’une rupture des leaders ouvriers avec la classe capitaliste. Au contraire, il en ferait les représentants officiels de cette classe.

Qu’est-ce qu’un parti petit-bourgeois ?

Il est maintenant possible de voir ce que le POR veut dire en caractérisant le MNR comme un parti "petit-bourgeois" et le gouvernement MNR comme un gouvernement "petit-bourgeois". Toute la littérature du POR est très conséquente là-dessus, le MNR et son gouvernement ne sont jamais appelés autrement que "petit-bourgeois". Loin d’être simplement une question terminologique (petit-bourgeois veut dire bourgeois, ça m’a été dit - oralement, évidemment - par un défenseur de la ligne du POR), c’est une formulation qui dissimule le rejet de trotskysme dans le domaine théorique et la trahison de la révolution en pratique.

Si la politique est de l’économie concentrée, alors les partis politiques sont l’expression d’intérêts économiques. Mais le fait dominant dans la société contemporaine est la lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie. Les partis politiques, donc, sont et ne peuvent pas s’empêcher d’être, des expressions des instruments de la lutte de classe. Ils servent les intérêts de la bourgeoisie ou du prolétariat. C’est ce qui leur donne leur caractère de classe. Non pas leur composition sociale, ou la composition de leur direction, mais laquelle de ces deux classes fondamentales ils servent. C’est vrai dans les pays arriérés aussi bien que dans les pays avancés.

Il y a des partis que les marxistes appellent petit-bourgeois - les partis social-démocrates et travaillistes -. Nous utilisons ce terme par convention, pas parce que ces partis servent les intérêts de la petite-bourgeoisie - la petite bourgeoisie n’a aucun intérêt de classe indépendant - mais parce que ces partis se placent dans un certain sens entre les classes. Ils se disent pour le socialisme et la classe ouvrière mais ils agissent pour le capitalisme et la bourgeoisie. Les partis petit-bourgeois sont majoritairement prolétariens par leur composition et bourgeois par leur caractère politique. Pour le prouver il suffit de se demander si la nature de classe d’un gouvernement n’a jamais été changée par l’entrée au cabinet d’un parti petit-bourgeois. La victoire du parti travailliste britannique, par exemple, n’a pas modifié en petit-bourgeois le caractère bourgeois du gouvernement .

Le MNR n’est pas un parti petit-bourgeois en ce sens. Ce n’est pas un parti ouvrier, il ne prétend pas représenter la classe ouvrière ou défendre le socialisme. Son programme est typique d’un parti nationaliste bourgeois dans un pays arriéré. Il prétend parler pour tout le peuple, il est pour la paix et la prospérité. La conception du POR c’est que, comme le capital autochtone est très faible et très réactionnaire (lié à l’impérialisme) et comme le MNR essaie d’accomplir la révolution nationale-bourgeoise, mais n’est pas un parti ouvrier, il représente donc la petite bourgeoisie et est un parti petit-bourgeois.

Pour trouver un précédent à une telle conception d’un parti petit-bourgeois - un parti qui représente la petite bourgeoisie et qui lutte contre la bourgeoisie pour la révolution bourgeoise - nous devons retourner aux écrits de bolcheviks d’avant-octobre. C’est la conception présentée par Lénine en 1903 comme un pronostic pour la révolution russe. La Dictature Démocratique du Prolétariat et de la Paysannerie, selon Lénine, aurait été dirigée par un parti paysan et soutenue, peut-être sous la forme d’un gouvernement de coalition, par le parti du prolétariat.

Pour être juste avec Lénine, on doit ajouter qu’il ne concevait pas un tel gouvernement comme un gouvernement intermédiaire ou "petit-bourgeois", mais comme un gouvernement qui resterait dans les limites du capitalisme, tout en balayant les vestiges du système féodal, en construisant le capitalisme et renforçant ainsi la classe capitaliste. Cela devait être un gouvernement de transition, non pas une transition vers le socialisme, mais de transition du système féodal vers la république démocratique bourgeoise. Les Thèses d’Avril de Lénine et ensuite la révolution d’octobre marquent le refus définitif de la conception d’un parti petit-bourgeois, un parti qui ne serait ni prolétarien, ni bourgeois. Par la suite, tous les marxistes ont accepté la théorie de la Révolution Permanente, présentée par Trotsky en 1903. Selon cette théorie, le gouvernement qui réalise la révolution bourgeoise ne peut pas rester dans les limites de capitalisme ; il doit commencer la transformation socialiste. Mais ce gouvernement ne peut pas être le gouvernement d’un parti "petit-bourgeois"ou paysan, cela doit être un gouvernement créé par le parti du prolétariat.

Staline a trahi la deuxième révolution chinoise en utilisant comme prétexte de sa politique menchevique une conception vulgaire de la Dictature Démocratique de Lénine. Il n’est pas sans signification que Mike Bartell, un des principaux pablistes américains, a défendu la ligne du POR (oralement, évidemment) en maintenant que la théorie de Lénine (la Dictature Démocratique) n’avait pas été complètement infirmée. Et non plus que Murry Weiss, défendant la position des pablistes sur le caractère intermédiaire du gouvernement Mao s’appuie (verbalement aussi, évidemment) sur ce qu’il prétend être la conviction de Lénine, en 1903, sur la possibilité d’un gouvernement petit-bourgeois, transitoire. Le POR, tout en prétendant soutenir la théorie de la Révolution Permanente, croit qu’un parti "petit-bourgeois" peut être réformé et que son gouvernement devient un gouvernement ouvrier-paysan, "un stade transitoire vers la dictature du Prolétariat."

"La ligne zigzagante entre l’impérialisme et le prolétariat qui caractérise la conduite du gouvernement," dit le POR dans sa résolution, "ne lui permet pas de planifier ses actions et le fait tomber dans un empirisme sans forme, taillé pour offrir des réponses isolées et improvisées aux problèmes qui se présentent. Ainsi l’observateur découvre que la politique gouvernementale est caractérisée par un manque de consistance et la pensée des leaders par une absence totale de cohérence de doctrine unifiée."

C’est, évidemment, une caractéristique de toute pensée petite-bourgeoise et bourgeoise. Est-ce, alors, la caractéristique principale des activités d’un gouvernement "petit-bourgeois" ? Non. Les activités des politiciens petit-bourgeois, toutes inconsistantes qu’elles puissent leur apparaître (ainsi qu’à d’autres), ont une consistance que des observateurs scientifiques peuvent découvrir. Elles sont aussi complètement gouvernées par des lois que le sont les actions et réactions des corps physiques ou des éléments chimiques, qui n’ont, eux, aucune pensée du tout. Les marxistes peuvent voir la consistance des actions apparemment inconsistantes des politiciens petits-bourgeois. Les marxistes peuvent voir que, quoiqu’ils pensent d’eux-mêmes, ils servent vraiment les intérêts de la bourgeoisie.

La réelle question du pouvoir

La conception que le MNR et son gouvernement sont petit-bourgeois est une trahison de la révolution bolivienne. Elle implique que le MNR et son gouvernement ne sont pas essentiellement des ennemis de la classe ouvrière, qu’ils peuvent être réformés. Ne pas avertir la classe ouvrière que ce gouvernement l’attaquera quand il le pourra c’est laisser les ouvriers politiquement désarmés, cibles faciles quand l’ennemi est prêt à frapper.

Comment pouvons-nous connaître le caractère du MNR ? Avant tout, nous pouvons étudier son passé, surtout quand il a tenu le pouvoir public. Le MNR de Paz Estenssoro est le MNR de Villaroel. Estenssoro était le vice-président de Villaroel. Villaroel a réprimé la classe ouvrière, les étudiants protestants exécutés. Il a été accroché d’un poteau d’éclairage dans une insurrection menée partiellement par les Staliniens. Le MNR a été si exposé qu’un ennemi de la classe ouvrière qu’au cours des élections 1949 Juan Lechin, la tête de la Fédération des Mineurs, a refusé sa nomination sur le vice-président et a plutôt fait un bloc électoral avec le POR. Cette élection a montré que le MNR, bien que cela ait reçu une majorité des votes, a été déjà discrédité avec l’avant-garde du prolétariat. Le Trotskyists et la Fédération des Mineurs chacun a élu quatre députés. Alors la came une dictature militaire de trois ans, qui a naturellement renforcé des illusions démocratiques parmi les masses.

Pourtant pendant la révolution d’avril 1952 est survenu un incident qui a indiqué que le MNR n’avait pas la confiance de la classe ouvrière. Le MNR a fait appel aux ouvriers pour le soutenir dans l’insurrection. Les ouvriers du textile ont présenté comme condition de leur soutien que deux leaders du syndicat soient acceptés dans le nouveau gouvernement. La demande a été acceptée et les ouvriers ont soutenu l’insurrection. Guillermo Lora, qui a donné ces détails dans une interview qui a été publiée dans le journal en mai 1952, n’a pas dit si le POR a soutenu cette demande ; mais le fait que le POR n’a jamais critiqué la présence des leaders ouvriers dans le cabinet indique qu’il l’a fait.

Au cours de l’insurrection l’armée et la police ont été désarmées. Les ouvriers, menés par Lechin et le POR, disposaient de dix mille fusils et mitrailleuses, toutes les armes du pays. Qu’a fait le gouvernement ? Il a réorganisé l’armée et la police et les a réarmées avec de nouvelles armes plus modernes. Puis il a commencé lentement et prudemment à prendre des mesures pour le désarmement du proletariat. Et cela permet de mesurer son caractère bourgeois.

L’état est une force armée au service de la classe dirigeante. Permettre au gouvernement de reconstruire les corps spécialisés d’hommes armés cela signifie mettre le destin de la révolution dans les mains de la bourgeoisie, son ennemi mortel. Il n’y a qu’en gardant son destin dans ses propres mains, en empêchant la reconstruction des corps spéciaux d’hommes armés, en défendant l’état du peuple en armes, que la classe ouvrière peut se sauvegarder elle-même ainsi que sa révolution. Le POR devrait avoir averti que ceux-là même qui reconstruisent la police et l’armée préparent la guerre civile contre les ouvriers et les paysans.

Ce n’est pas la même chose que de proposer le renversement du gouvernement MNR. Mais ce serait exposer son caractère bourgeois : si le MNR était vraiment pour les ouvriers et les paysans, s’il se préparait à soutenir la révolution, il n’avait aucun besoin de corps spéciaux d’hommes armés, il pouvait s’appuyer sur le peuple en armes. Sa "trahison" (ce n’est pas vraiment une trahison, puisqu’il a seulement agi conformément à son caractère de classe réel) date du moment où il commence à rétablir l’armée et la police - c’est-à-dire à partir du moment il assume le pouvoir. La trahison de Lechin et des dirigeants ouvriers date de leur refus de s’opposer à la reconstruction de l’état bourgeois.

Le POR n’a pas exposé la nature bourgeoise du gouvernement, il n’a pas critiqué la trahison des leaders ouvriers. Il a complètement ignoré la question de la reconstruction des forces armées de l’ennemi de classe. Dans la résolution politique sus-mentionnée de la Dixième Conférence Nationale il n’y a pas un mot sur cette question, pas un avertissement contre la reconstruction de l’armée et de la police contre-révolutionnaires, littéralement pas un mot sur la question militaire comme question réelle de pouvoir. Le POR croit évidemment que la question du pouvoir est décidée non par la force armée, mais par des changements et les manoeuvres dans les cercles supérieurs du gouvernement.

Le programme de transition trotskyste est complètement ignoré. ce programme a été préparé précisément pour une situation révolutionnaire, comme il en existe une en Bolivie. D’après ce programme, le POR aurait du demander que la défense du pays et de l’ordre intérieur soient confiés non pas à des corps spéciaux d’hommes armés, mais à la milice d’ouvrière, demander que celle-ci soit dotée par le gouvernement des armes les plus modernes, y compris des armes lourdes, et entraînée sous le contrôle des organisations ouvrières et paysannes, et que les officiers soient choisis par les ouvriers et les paysans. Il n’y a aucune allusion à ces demandes dans la résolution politique, ni dans aucun des numéros de 1953 de Lucha Obrera.

Lucha Obrera ne peut pas, pourtant, complètement ignorer la question militaire, et ce qu’il dit est un ajout accablant à son refus de défendre le programme de transition. En août 1953, le gouvernement a été jusqu’à remettre sur pied une académie militaire, pour former une caste d’officier destinée à son armée contre-révolutionnaire. Le n° 43 de Lucha Obrera (le même numéro que celui qui a publié le touchant appel au président) a protesté dans un article titré : "l’académie militaire, un danger pour la Révolution."

"La droite réactionnaire," dit l’article, "veut désespérément créer une force armée sur laquelle elle pourrait s’appuyer contre les progrès des syndicats. C’est la mission allouée à l’académie militaire - si elle rouvre - qui sera pour les militaristes petits-bourgeois une antre de la contre-révolution. La seule force qui peut détruire la conspiration contre-révolutionnaire est constituée par les masses en armes.

"Sans doute," continue l’article, "la Révolution achèvera la construction d’une armée régulière, mais cela se produira quand les ouvriers et les paysans organiseront leur propre gouvernement, sans la moindre possibilité d’un subterfuge permettant l’infiltration de contre-révolutionnaires. Le sentiment de classe des travailleurs ne devrait permettre l’organisation d’aucune force militaire tant que tout le pouvoir n’est pas dans leurs mains. Seul un gouvernement ouvrier-paysan peut organiser une vraie force militaire prolétarienne et révolutionnaire. Dans le même temps, c’est un devoir révolutionnaire incontournable que de renforcer les milices syndicales dans chaque usine, chaque mine et de les préparer pour n’importe quelles répressions qui utiliseraient l’académie militaire comme leur instrument. "

Voici une renonciation ouverte au programme de transition, à la politique militaire prolétarienne. C’est une politique complètement irréaliste et impraticable, qui ne peut absolument pas être réalisée par le Parti et est incapable de convaincre qui que ce soit. Nous ne devons pas autoriser le gouvernement à organiser une quelconque force militaire pendant que tout le pouvoir n’est pas entre nos mains ? Qui est-ce qui, alors, défendra le pays si l’impérialisme yankee réussit à provoquer une attaque militaire par un de ses satellites ? Une armée efficace est absolument nécessaire. Les milices syndicales ne sont pas suffisantes. Personne ne peut être convaincu, et encore moins les militants révolutionnaires, qu’il pourrait n’y avoir aucune armée "en attendant". C’est pourquoi le gouvernement est capable de remporter une telle victoire politique facile et de construire son armée (une armée contre-révolutionnaire) sans la moindre opposition. Parce que l’alternative concrète à une armée contre-révolutionnaire n’est pas "aucune armée", comme le plaide le POR, mais une armée révolutionnaire.

Et il n’y a aucune raison au monde selon laquelle cette alternative devrait attendre "jusqu’à ce que tout le pouvoir soit dans nos mains." Si une pression suffisante des masses peut s’exercer pour forcer le gouvernement à construire une telle armée révolutionnaire (en armant et en entraînant les ouvriers sous le contrôle des syndicats) alors le pouvoir sera entre nos mains. Si, comme il est infiniment plus probable, le gouvernement s’oppose à de telles pressions, son caractère contre-révolutionnaire sera exposé et la nécessité de son renversement apparaître beaucoup plus clairement. C’est à ça que doit servir le programme de transition.

Le POR, au lieu de poser l’alternative réaliste du programme de transition, va attendre "jusqu’à ce que tout le pouvoir soit dans nos mains," sur rendez-vous avec ce même président responsable de la reconstruction de l’armée contre-révolutionnaire. C’est la politique de regarder tranquillement pendant qu’on aiguise la hache et d’attendre ensuite qu’elle tombe.

Innocents comme l’agneau qui vient de naître ?

Qui, alors, est responsable de la trahison de la révolution ? Qui est responsable du fait que les ouvriers et les paysans sont replongés dans l’apathie ? Le MNR réalise simplement sa tâche qui lui est assignée - sauver le capitalisme en Bolivie. Les leaders ouvriers ont collaboré complètement au sauvetage du capitalisme. Ils sont entrés dans le gouvernement dès le début et y sont restés depuis. Ils ont donné un consentement muet à la reconstruction des forces armées contre-révolutionnaires et à la l’interdiction du POR. Ils ont permis l’affaiblissement des milices ouvrières, comme cela est apparu pendant l’insurrection fasciste du 9 novembre 1953. La Phalange, un relativement petit groupe mené par les officiers de l’armée de Paz Estenssoro, a été capable de saisir Cochabamba, la deuxième ville de Bolivie et le centre du mouvement paysan et de la tenir pendant six heures avant que les milices puissent mobiliser une force suffisante pour les chasser. Le POR n’a jamais critiqué les leaders ouvriers pour être entrés ou pour rester au gouvernement. Il ne les a jamais critiqués pour leur silence sur la renforcement de la contre-révolution. Il ne les critique pas même pour leur silence sur l’interdiction de Lucha Obrera.

Guillermo Lora, écrivant dans le numéro de mars de "Que Hacer ?", se plaint du fait que le MNR trahisse les aspirations des masses. La trahison, selon Lora, consiste pour le gouvernement à freiner la réforme agraire, annuler les nationalisations, faire peser le fardeau de la crise économique sur le dos des ouvriers et des paysans, bureaucratiser la centrale syndicale, la COB. Il est remarquable que Lora ne mentionne pas même l’interdiction de Lucha Obrera ! C’est, apparemment, aussi peu important pour lui que ne l’est la répression des trotskystes chinois pour Pablo et Germain.

Lora est conséquent dans son accusation du MNR pour trahison, puisqu’il en attendait mieux. Mais qui et quoi a rendu possible cette trahison ? Sans le soutien des leaders ouvriers, Paz Estenssoro n’aurait pas remporté de succès dans son rôle contre-révolutionnaire. En passant, Lora ne dit pas que, à ce jour, les leaders ouvriers restent au gouvernement.

Lora, évidemment, prétend être supérieur à l’ouvrier moyen en perspicacité.

"Pour la masse des militants (du MNR)," écrit-il, "et pour beaucoup d’autres, l’année 1954 sera l’année de la trahison. Nous parlons de la trahison par la direction petite-bourgeoise des aspirations des masses. Pour nous ce sera l’année de la vérification de nos conclusions théoriques sur la capacité d’un parti petit-bourgeois à réaliser des tâches révolutionnaires et anti-impérialistes."

Le pronostic selon lequel le MNR réprimerait la classe ouvrière et son parti n’a pas été fait par le POR, parce que le POR n’a jamais considéré le MNR comme un ennemi de classe. La "prédiction" du POR qui, selon Lora, a été vérifiée, fut complètement inutile dans sa préparation ou celle de son milieu à une lutte contre le MNR. Une telle lutte, en fait, a été caractérisée, par Lora dans son interview, comme de l’"hystérie".

"On ne peut pas exclure la possibilité," a dit Lora dans son interview, "que la droite du gouvernement, face à l’exacerbation de la lutte contre lui, s’alliera elle-même avec l’impérialisme pour écraser le prétendu danger "communiste"."

Dans une lettre commentant l’interview de Lora (Bulletin Intérieur, juin 1952) j’ai écrit ce qui suit :

"Une chose apparaît clairement : le camarade Lora ne considère pas ce gouvernement comme ennemi de la classe ouvrière et du POR... Cette formulation est erronnée, très erronnée ! C’est une erreur qui, si elle représente vraiment la position du POR, peut avoir des conséquences tragiques pour l’existence même, physique, des cadres du parti trotskyiste bolivien. Voilà l’avertissement que les chefs du POR doivent donner à la classe ouvrière et avant tout à leurs propres supporters : Nous devons nous attendre avec une certitude absolue (et pas simplement "ne pas exclure" la "possibilité") à ce que le gouvernement (pas simplement son aile droite) s’allie lui-même avec l’impérialisme et essaie d’écraser le mouvement des masses et avant tout son avant-garde, le POR."

Et dans la même lettre :

"Je crois qu’il est irréfutable que le présent gouvernement bolivien est un gouvernement bourgeois (j’étais loin de penser que quelqu’un le contesterait !), dont la tâche et le but sont de défendre par tous les moyens à sa disposition les intérêts de la bourgeoisie et de l’impérialisme. S’il le peut, il exploitera et désarmera la classe ouvrière, dispersera son avant-garde révolutionnaire et reconstruira la dictature de la bourgeoisie, qui a été ébranlée, mais non pas détruite par la première phase de la révolution. Ce gouvernement est donc l’ennemi par excellence des ouvriers et des paysans et surtout du parti marxiste."

Et encore :

"Mais Lechin est d’une amitié perfide et peu sûre. Lechin capitulera encore et à nouveau. Il aidera à désarmer les ouvriers. Il aidera à détruire le POR, peu importe comment celui-ci peut essayer de l’apaiser. Et la trahison de Lechin sera facilitée si le POR continue à le soutenir."

Comme on le voit, pas besoin d’être un génie pour faire des prédictions correctes et utiles. Armés de la doctrine et la méthode marxiste, les gens tout à fait ordinaires peuvent voir la direction des événements et s’y préparer avec une politique révolutionnaire. Mais sans la méthode marxiste, il n’y a aucune possibilité du tout de prévoir et réaliser une politique capable de remporter des succès. Le marxisme n’est pas la garantie de la victoire, mais le révisionnisme est la garantie de l’échec.

Le maoïsme gagne une recrue

Son esprit de conciliation avec les staliniens a amené le POR a la capitulation devant les leaders syndicaux réformistes. Dans cet exercice le POR va plus loin que Pablo. A ce propos je ne peux pas faire mieux que reproduire des extraits d’une lettre que j’ai adressée à Murry Weiss le 2 janvier 1954 (lettre restée, évidemment, sans réponse) :

"J’étais content de vous voir prendre connaissance du "rôle contre-révolutionnaire des staliniens en Bolivie" dans le journal du 21 décembre. Pourtant je trouve votre référence superficielle complètement insuffisante, car non appuyée par le moindre fait. ...Avez-vous connaissance de tels faits, Murry ? Pour ma part ça m’intéresserait beaucoup de les voir... Je me demande d’où vous avez reçu vos témoignages sur le rôle contre-révolutionnaire des staliniens boliviens. Certainement pas des trotskystes boliviens. Comme vous le savez sans doute, ils ne critiquent jamais les staliniens boliviens, jamais dans des écrits publics.

"Examinez Lucha Obrera, le journal du POR. Dans toutes ses numéros de 1953 vous ne trouverez qu’une seule référence aux staliniens. C’est l’annonce d’une scission dans PIR stalinien et de la formation du "Parti Communiste des Ouvriers et Paysans". À part cela il n’y a nulle autre référence aux staliniens. Ce fait, aussi incroyable et aussi révoltant, est sans doute connu à vous. Comment l’expliquez-vous ? Quelqu’un a-t-il demandé au POR une explication ?

"Même quand Lucha Obrera mentionne l’assassinat de Trotsky, elle n’en dit pas la raison ni qui était responsable. (C’est dans le n° 43, que j’ai déjà cité deux fois). L’article mentionne l’assassinat et relève des contributions de Trotsky - il a conduit la révolution russe, a construit l’Armée Rouge, a élaboré la théorie de la Révolution Permanente et a fondé la Quatrième Internationale. Mais il réussit à omettre toute référence au thème dominant des dix-sept dernières années de sa vie - la lutte contre le stalinisme.

"Lucha Obrera a consacré deux articles à la chute de Mossadegh - et il a pas parlé plus qu’en chuchotant de l’existence d’un parti Stalinien en Iran, et encore moins a-t-il dénoncé sa trahison. "La chute de Mossadegh", dit Lucha Obrera, "est indubitablement un triomphe pour l’impérialisme britannique, mais c’est aussi le produit d’une politique hésitante, qui a essayé de limiter la révolution Iranienne, tournant le dos aux aspirations des masses. Et Lucha Obrera ne veut pas dire la "politique hésitante" du Parti Tudeh, ce qui serait toujours insuffisant (il ne parle pas, même par sous-entendus de l’existence d’un tel parti), il veut dire la "politique hésitante" de Mossadegh.

" La remarque pabliste sur "l’insuffisance" de la politique stalinienne en août, sur l’"échec des staliniens à développer une orientation révolutionnaire" est fausse et trompeuse. Il est une question d’une trahison calculée." C’est ce que vous écrivez dans le journal. N’est pas alors un échec du POR de ne pas aller même jusqu’où va Pablo, de ne pas qualifier la politique des staliniens iraniens et avant tout boliviens au moins de "fausse et trompeuse" ?"

Pour être exact, je dois faire une réserve à ce qui précède. Les numéros 38 et 39 de Lucha Obrera manquent à ma collection : je ne peux pas donc dire que j’ai examiné toutes les parutions de 1953. Egalement, j’ai trouvé une autre référence aux staliniens boliviens - une réponse à leurs calomnies contre le POR - dans le n° 35 de mars 1953. Sur le stalinisme international, il y a un article traduit de notre journal ici, sur l’affaire des docteurs juifs, dans le n° 34 de février 1953 et un petit article sur la grève de Berlin dans le n° 40 (juillet 1953), qui, assez bizarrement, a annoncé qu’une des demandes des grévistes était le retrait de l’Armée Rouge. Ces réserves ne changent rien au tableau d’une politique de conciliationiste envers le stalinisme.

Dans le n° 36 d’avril 1953, il y a le panégyrique suivant de Mao Tse-tung :

"Le premier mars le gouvernement central chinois a adopté une loi électorale qui est complètement démocratique et permet l’écrasement de la réaction par les forces révolutionnaires. Pleine démocratie pour l’exploité et liquidation de toute garantie pour les réactionnaires, tel est l’esprit de la loi.

"La nouvelle loi établit que tous les chinois (hommes et femmes) de plus de 18 ans "à l’exception des anciens propriétaires terriens des contre-révolutionnaires qui n’ont pas été convertis au travail productif", ont le droit de voter. Y compris les analphabètes qui voteront par signe, en levant la main. Le Parti communiste chinois et toutes les autres "organisations démocratiques" peuvent présenter leurs listes, communes ou séparées. L’électeur garde le droit de voter pour des candidats inscrits sur aucune liste.

"Les élections seront à la représentation proportionnelle. Un délégué pour chaque 800.000 habitant des zones de non-ouvrières. Les prolétaires éliront un délégué pour 100.000. Mao Tse-tung explique que la loi électorale reflète le rôle dominant de la classe ouvrière.

"Comme on l’a vu, la loi électorale est complètement démocratique pour les paysans et les ouvriers (les forces fondamentales de la révolution). Elle établit concrètement que le droit de voter ne peut pas être exercé par les contre-révolutionnaires et les vieux propriétaires terriens qui n’ont pas été convertis à la production. Dans la Chine de Mao il n’y a aucune démocratie pour la réaction."

Cet article est paru à-peu-près dans le même temps où, ici, le journal a publié l’appel du Comité exécutif international contre les persécutions des trotskystes chinois. Durant le reste de l’année, jusqu’à son interdiction, Lucha Obrera n’a pas eu un mot à dire sur le sujet. Elle n’a pas même signalé la nouvelle à ses lecteurs. Et, effectivement, pourquoi s’en soucierait-elle ? Si la révolution est si bien dirigée par Mao Tse-tung, les trotskyistes ne sont pas vraiment "les exilés de la révolution" ? Un résultat des événements révolutionnaires d’après-guerre, est que le maoïsme a trouvé place dans la Quatrième Internationale.

Ce n’est pas une question académique pour le POR, car elle contient toute la question de la révolution coloniale. Le maoïsme c’est la collaboration de classe, l’idée de la possibilité d’une "Démocratie du peuple", qui est un état ni bourgeois ni ouvrier, mais un gouvernement de transition. Le POR croit en cette possibilité, il croit que le gouvernement Mao est un tel gouvernement intermédiaire. Le POR a beaucoup de belles choses à dire sur la théorie de Révolution Permanente. Sa théorie réelle, pourtant, est une caricature de trotskysme. La théorie de la Révolution Permanente énonce que les tâches démocratiques-bourgeoises de la révolution coloniale ne peuvent être réalisées que par un état ouvrier, le POR croit que ces tâches socialistes peut être entreprises par un gouvernement non-ouvrier.

Le POR n’est pas seul à croire cela, évidemment. Il trouve inspiration et soutien dans le pablisme, qui est un des surnoms du maoïsme.

Le maoïsme pourrait-il diriger une révolution en Bolivie, comme il l’a fait en Chine ? Si ce n’est pas absolument exclu, c’est extrêmement improbable, beaucoup plus improbable que ça ne l’était en Chine. "La révolution avance sous le fouet de la contre-révolution," a dit Marx de la révolution française de 1848 ; et cette observation empirique s’est révélée être une loi générale. Face à un ennemi de classe puissant, la révolution ne peut réussir que menée par une direction résolue, pleinement consciente, c’est-à-dire par le parti marxiste. Trempée par les coups de la contre-révolution, cette direction se développera, se durcira théoriquement et politiquement et gagnera la confiance de la classe ouvrière.

En la Chine la classe dirigeante autochtone était très faible et très corrompue, privée d’un soutien efficace de l’impérialisme, elle a pu être renversée par une faible révolution, retenue et sabotée par une direction bureaucratique et de collaboration de classe. Wall Street n’osera pas permettre une telle facile victoire dans n’importe quelle partie de son empire latino-américain et elle aura beaucoup plus de pouvoir, tant politique qu’économique, pour la prévenir, qu’elle en a eu en Chine.

Une condition supplémentaire est nécessaire au succès du maoïsme, c’est l’absence d’un parti marxiste révolutionnaire de masse. Car le maoïsme n’est pas révolutionnaire jusqu’au bout, tout en conduisant la révolution dans laquelle il a été entraïné par la faiblesse de l’ennemi de classe, il déforme la révolution, il exproprie politiquement la classe ouvrière.

La victoire de maoïsme aboutit à un état ouvriers déformé. L’expropriation politique de la classe ouvrière ne peut survenir d’une autre façon que par la répression de son avant-garde armée de sa conscience de classe et du parti marxiste. Mao a laissé la voie libre à Chiang Kai-shek pour accomplir cette tâche, c’est le sens de ce que le CEI appelle avec délicatesse "le manque de coordination" entre la montée ouvrière de 1945-47 et le mouvement paysan, que le Parti communiste freinait, c’est le sens de la persécution des trotskystes, qui ne sont pas, comme les pablistes osent sans vergogne le dire dans des plaisanteries déplacées, "les exilés de la révolution," mais plutôt les exilés (s’ils ont de la chance) de la contre-révolution - la contre-révolution stalinienne que Mao représente lui aussi. Entre le maoïsme et le parti marxiste il ne peut y avoir aucune coexistence pacifique.

Le maoïsme est incompatible avec le marxisme. C’est pour pourquoi le pablisme, en Bolivie comme partout, n’est autre que la trahison du marxisme et la liquidation du parti.

Le maoïsme dans l’Internationale

Il a été objecté (verbalement, évidemment) que j’ai critiqué non pas Pablo, mais Lora et le POR et que Lora est maintenant "sur notre côté". Si Lora était effectivement sur du côté du marxisme, cela n’infirmerait pas la conclusion selon laquelle lui et le POR fut l’instrument à travers lequel Pablo a trahi la révolution bolivienne. Lora peut, évidemment, répudier la ligne réformiste qu’il a suivie. Ce serait une grande aide pour le réarmement de la révolution bolivienne et ne pourrait qu’être bien accueilli. Mais si Lora est accepté comme "trotskyste orthodoxe" sur la base qu’il serait pour la révolution en USSR pendant qu’il est pour le réformisme en Bolivie, alors l’orthodoxie des "trotskystes orthodoxes" est à mettre en doute et ils partageraient avec Pablo la responsabilité de la trahison bolivienne.

La lutte contre le révisionnisme pabliste ne peut pas être limitée aux slogans : "aucune capitulation envers le stalinisme" et "droit à l’existence du parti". Durant les deux dernières le POR a été organisationnellement indépendant tout en capitulant politiquement face gouvernement bourgeois. Pourquoi ? Parce que le révisionnisme du POR concerne une question plus fondamentale : la nature de classe de l’état. Et le révisionnisme pabliste est dans son ensemble est basé également, essentiellement, sur le refus de la position marxiste sur la nature de classe de l’état.

Avant le 3e Congrès mondial le camarade Canon reconnaissait le danger. En 1949 il a, avec la majorité du comité national, rejeté la position avancée par Cochran et Hansen selon laquelle les états bourgeois d’Europe de l’Est s’étaient transformés eux-mêmes en états ouvriers, sans révolution.

"Si, une seule fois, vous commencez à jouer avec l’idée selon laquelle la nature de classe de l’état peut être changée par des manipulations dans les couches supérieures", a dit le camarade Canon, "vous ouvrez la porte à toutes sortes de révision fondamentale de la théorie... Cela ne peut être fait que par une révolution suivie par un changement fondamental dans les relations de propriété."

Cette prédiction a été complètement réalisée, encore que le prophète préfère ne pas revendiquer l’honneur de sa prédiction. Il préfère lutter contre certaines des manifestations du révisionnisme qu’il a prédit et ignorer les fondations sur lesquelles il se construit.

Quand le "troisième congrès mondial" a adopté la même position que le camarade Canon avait attaquée si violemment, tous les supporters de cette position se retrouvèrent, ensemble avec lui, dans une approbation unanime. Ils ont accepté le "statut intermédiaire" des "états du glacis" de 1945 à 1945, ils ont accepté les critères d’économiques de Pablo et Cochran pour la nature de classe de l’état, ils ont accepté l’idée d’une transformation sociale fondamentale et d’un changement de nature de classe de l’état sans révolution. Ils ne furent pas très contents de cette position : pas un article n’est jamais paru défendant ou expliquant cela.

Ils ont accepté aussi, plus tard, la position de Pablo selon laquelle il y avait en Chine ni un état ouvrier ni un état bourgeois, mais un état de transition, intermédiaire, un gouvernement "ouvrier-paysan". Ni les uns ni les autres n’ont jamais défendu cette position - par écrit - et l’ont défendu oralement seulement quand ils y étaient forcés, quand ils ont été face aux critiques de la tendance Vern à Los Angeles. Murry Weiss et Myra Tanner ont alors montré que cette position ne pouvait être défendue qu’avec le révisionnisme le plus criant et le plus ouvert - un tel révisionnisme qu’ils n’oseraient pas coucher sur le papier. Ils ont aussi accepté la trahison par Pablo de la révolution bolivienne, en refusant également de défendre cette position par écrit et en ne consentant à une discussion orale - à Los Angeles - qu’après beaucoup d’hésitation et plusieurs contre-ordres.

Pendant les quatre dernières années la ligne politique du mouvement international a été entre les mains de Pablo, suivi docilement par les "trotskystes orthodoxes". Ils étaient, comme Murry Weiss l’a dit, "dans les bras de Pablo". "Le droit du parti à l’existence " et "aucune conciliation avec le stalinisme" n’était nulle part à l’ordre du jour quand Pablo et Germain ont présenté leur position maoïste sur la Chine. Ils ont voté pour une résolution qui déclarait : "En se plaçant lui-même, sur les questions de doctrine, sur le plan du marxisme-léninisme, en affirmant que son but historique est la création d’une société communiste sans classe, en instruisant ses cadres dans cet esprit, aussi bien que dans l’esprit de dévotion envers l’USSR, le PC chinois présente largement les mêmes caractéristiques que les autres partis staliniens de masse des pays coloniaux et semi-coloniaux." (Est-ce pour cela que le POR refuse de critiquer les staliniens ?)

Ils ont accepté la ligne de "soutien critique" du gouvernement Mao, même quand Germain a montré que cette solidarité signifiait vraiment être avec le gouvernement Mao contre le trotskystes. Avec une brutalité digne de Staline, mais sans précédent dans le mouvement trotskyste, Germain a déclaré que le refus d’apporter un soutien critique à Mao, présenté au CEI par le Camarade Jacques, était "contre-révolutionnaire". Pas un membre de l’Internationale, ou de n’importe quel parti du mouvement, n’a élevé la voix contre cet acte de brutalité stalinienne. Appeler la position de Jacques "contre-révolutionnaire" est une indication que la divergence sur la nécessité ou non d’apporter un soutien critique à Mao n’était un aucun cas une dispute terminologique, ; elle signifiait une solidarité avec la police secrète contre toute pensée indépendante, contre tous les trotskystes. Les camarades qui, choqués, ont poussés les hauts cris sur une défection beaucoup plus insignifiante, celle de Grace Carlson, ont pris ça avec calme. Non seulement il n’y a eu aucune protestation, mais cette position stalinienne a été pleinement défendue par Max Geldman, un des principaux supporters de la majorité, dans une discussion. "Vous n’avez aucune confiance," a dit Geldman, "vous vous méfiez du CEI". C’était en avril 1953.

Oui, Vern et Ryan et les camarades soutenant leur position, ne se sont pas fiés au CEI, mené par Pablo et Germain, ils étaient plus que méfiants sur leur ligne révisioniste. Et ils avaient une connaissance beaucoup moins concrète du sujet que celle que Geldman et le reste du Comité national était en position d’avoir. Nous ne savions pas ce que Peng savait. Mais le marxisme est un meilleur guide dans les événements que l’empirisme ou la foi. Murry Weiss avait foi en Pablo. "Comment savez-vous," a-t-il demandé au cours d’une discussion avec Dennis Vern en mai 1953, "que le Parti communiste chinois ne peut pas devenir un parti marxiste ?"

"Je suis disposé," a répondu le Camarade Vern, "à risquer la validité entière de ma position sur ceci : quand la pression de la guerre de Corée se calmera, le gouvernement, plutôt que, comme vous et Germain le dites, d’aller vers un pouvoir ouvrier, deviendra encore plus bureaucratisé, il intensifiera sa répression contre les trotskystes".

Pourquoi sont-ils silencieux ?

Maintenant les camarades sont indignés de la moquerie des pablistes comme quoi les trotskystes chinois sont "les réfugiés de la révolution". Mais l’indignation n’est pas du tout une réponse à une position politique. Les pablistes sont confiants, ils croient que le maoïsme est ou peut devenir complètement révolutionnaire. Que disent ses adversaires ? Rien. Officiellement ils gardent toujours la position pabliste. Tous les essais pour soulever la question ont rencontré avec le silence de plomb. Le camarade Stein a fait une tentative pour s’approcher du sujet dans un document intérieur du Caucus de la Majorité, mais il a subi une rebuffade et reste en paix depuis.

La résolution du Comité national critiquant la ligne de Pablo sur le stalinisme, ("Contre le révisionnisme pabliste", Fourth International, Sept.-octobre 1953) garde la position de Pablo sur la Chine.

Pourquoi sont-ils restés silencieux ? Pourquoi restent-ils toujours silencieux, comme l’admet le Comité international, sur les "problèmes laissés pendant trois ans en suspens, embrouillés ou falsifiés par la direction pabliste ?" Est-ce parce que, comme on nous l’a mièvrement dit, ils n’ont pas voulu "traiter avec dignité" la tendance Vern, en répondant à ses critiques ? Mais les questions sur lesquelles ils gardent un tel silence entêté sont des questions de vie ou de mort pour le mouvement ! Est-ce que le très petit groupe de Vern est si puissant qu’il puisse bloquer les cerveaux et les machines à écrire de la direction du parti sur de telles questions essentielles ?

Non. Les "trotskystes orthodoxes" a une raison beaucoup plus importante pour s’être défaussés sur Pablo. Pendant que Pablo s’est posé et a répondu aux problèmes importants quand ils sont survenus - d’une manière révisionniste et empirique - ses adversaires ont été incapables de donner la moindre réponse à ces problèmes. Tant Pablo que ses adversaires constatent qu’ils ne peuvent pas faire que la réalité se conforme à leur doctrine, Comme l’énonce l’aphorisme utilisé tant par Harry Frankel que par Max Geldman, "la théorie est grise mais la vie est verte". Pablo tourne le dos à la doctrine et plante son regard, d’une manière empirique et impressionniste, dans "la nouvelle réalité mondiale". Ses adversaires tournent le dos aux événements et réaffirment leur doctrine comme un dogme révélé.

Le stalinisme ne peut pas être réformé - dit le camarade Canon dans ses déclarations publiques. Mais alors le PC chinois, qui était certainement stalinien, a-t-il été réformé ou non ? Aucune réponse.

La bureaucratie soviétique doit être renversée par la révolution. Mais qu’en est-il de la bureaucratie chinoise, un refus de lui donner un soutien critique est-il toujours contre-révolutionnaire ? Aucune réponse.

La nature de classe de l’état, dit le camarade Canon, ne peut pas être changée sans révolution. Qu’en est-il des changements qui sont survenus en Europe de l’Est ? Quand et comment ces états ont-ils été transformés de bourgeois en ouvriers ? Sur cette question, après avoir voté pour la position de Pablo, ils ne l’ont ni défendue (par écrit s’entend) ni attaquée.

Et ils n’ont répondu à aucune question sur la révolution bolivienne.

Alors il ne serait pas possible de faire face à la réalité d’après-guerre et de maintenir en même temps, de défendre la doctrine marxiste ? Si, c’est possible. Tant l’empirisme de Pablo que l’abstentionnisme de Canon ont leur base commune dans le rejet d’appliquer le marxisme au problème de la nature de l’état, et cela a son origine dans la question russe. La conviction selon laquelle la bureaucratie soviétique serait complètement contre-révolutionnaire, qui est l’origine des erreurs des deux côtés, signifie le refus de la conception trotskyste de la nature de l’état soviétique.

Quand une organisation de la classe ouvrière, bureaucratisée peu importe comment, continue la lutte contre la classe capitaliste, peu importe les insuffisances, c’est une lutte de classe. Si l’état soviétique est un état ouvrier, sa lutte contre le nazisme allemand était une lutte de classe. Une guerre de classe est une lutte de classe portée au niveau du pouvoir d’état - c’est-à-dire une guerre entre révolution et contre-révolution. Cette idée, acceptée irrésolument et avec équivoques en ce qui concerne la IIIe guerre mondiale, a été rejetée en ce qui concerne la deuxième. Pourtant c’est la seule position qui peut s’ajuster sur tous les événements d’après-guerre, sur l’entière "nouvelle réalité", en conformité avec la théorie marxiste. Après la victoire sur les allemands l’Armée Rouge est restée comme seule puissance active - le seul pouvoir d’état - en Europe de l’Est. C’était la révolution, le transfert du pouvoir d’une classe à une autre. Sans ce transfert de pouvoir, les transformations économiques et sociales ultérieures auraient été impossibles.

Cette révolution est ignorée par l’Internationale. La bureaucratie stalinienne était complètement contre-révolutionnaire, a-t-il été réaffirmé, et ne pouvait donc pas réaliser une révolution. Les états du glacis ne pouvaient pas être des états ouvriers, telle fut la conclusion de l’Internationale. Ils doivent toujours être des états bourgeois - des états bourgeois dégénérés - engagés sur la route de l’assimilation structurelle dans l’Union soviétique. Mais le IIIe Congrès Mondial ne pouvait pas ignorer les transformations économiques et sociales fondamentales qui étaient survenues, il devait s’agir d’états d’ouvriers. Comment étaient-ils nés ? Les états bourgeois sur la route de l’assimilation structurelle se sont révélés être des états d’un "statut intermédiaire", les états de transition, trahison de la théorie marxiste de l’état. Les "trotskystes orthodoxes" ont donné leur assentiment à cette trahison théorique parce qu’ils n’avaient aucune autre porte de sortie. Et ils s’en tiennent toujours à leur erreur originelle, cause de leur renonciation devant Pablo.

La bureaucratie soviétique est-elle contre-révolutionnaire complètement et à fond ? Les "vieux trotskystes" ne peuvent recevoir aucun soutien de Trotsky sur ce point. Ils peuvent seulement trouver une citation qui pourra sembler être faite tout exprès pour avoir l’air de soutenir leur point de vue. Et cette sentence fait partie d’un passage dans lequel Trotsky explique à Shachtman que l’état soviétique est contre-révolutionnaire, mais est quand-même toujours un état ouvrier. Les camarades ont de bonnes raisons à eux pour qualifier la tendance Vern de "talmudiste" et "scolastique". En reconnaissant que la bureaucratie fait vraiment un travail progressif, le Camarade Weiss maintient que les politiciens bourgeois peuvent aussi faire des choses progressives sans que change leur caractère complètement réactionnaire.

Cela montre une indifférence complète aux distinctions de classe. En construisant des routes, la recherche scientifique peut être progressive dans le sens général d’un progrès dans la lutte pour contrôler la nature, mais pour les marxistes les termes progressifs et réactionnaires ont un sens politique seulement par rapport à la lutte de classe. Un capitaliste qui consent à une concession en réponse à une lutte n’est pas plus progressif que celui qui résiste, La résistance du capitaliste peut même être plus progressive dans ses effets, puisqu’il force les ouvriers à s’organiser et à lutter avec plus de détermination. Pendant qu’un capitaliste qui fait les concessions les plus libérales ne fait rien de progressif, le dirigeant syndical qui organise le piquet de grève à une activité progressiste. Et l’activité de la bureaucratie soviétique qui organisait la lutte contre la contre-révolution hitlérienne était profondément progressive. Si la bureaucratie avait abandonné le combat (et beaucoup de bureaucrates l’ont fait) l’Union soviétique aurait été conquise. On nous objectera que l’absence d’une alternative, d’une direction marxiste, était entièrement dûe à la répression féroce de la bureaucratie - et c’est bien vrai. Mais cela montre simplement le rôle double de la bureaucratie, à la fois progressive que réactionnaire.

Si l’état soviétique est vraiment un état ouvrier, donc comment l’administrateur de l’état, ayant à faire face non seulement à une classe ouvrière rebelle, mais aussi à une bourgeoisie violemment contre-révolutionnaire, pourrait être complètement et à fond contre-révolutionnaire ? Cette position ne peut pas être maintenue, les supporters du Comité international ne peuvent pas continuer à nier les changements fondamentaux en Europe de l’Est. Ils insistent sur le fait que les changements ont été réalisés par une action "bureaucratico-militaire" et que les staliniens chinois ne sont plus des staliniens. mais personne n’a encore montré comment tout cela prouve la nature complètement réactionnaire de la bureaucratie soviétique.

Le choix ne peut pas être éludé : il faut renoncer à la théorie selon laquelle la bureaucratie soviétique est complètement contre-révolutionnaire, ou renoncer de plus en plus complètement et ouvertement à la position marxiste sur l’état. Le choix devra être fait. Le silence devra être rompu. Jusqu’à ce que ça soit le cas, la lutte contre pablisme ne pourra pas être menée jusqu’à sa conclusion.

Avant tout, le silence sur la révolution bolivienne doit être rompu. La trahison de Pablo doit être exposée et combattue. Si le silence de Pablo sur la Bolivie est un signe de son abandon du marxisme comme science, que dirons-nous du silence de ses adversaires ? Rester silencieux c’est protéger les traîtres et sa part de la trahison.

Nous avons besoin de la solidarité internationale

Non seulement il n’y a eu aucune discussion sur la révolution bolivienne, comme si nous n’avions rien à en apprendre et aucune aide politique à donner, mais aussi la révolution bolivienne a été presque complètement absente de l’activité de propagande du Parti.

Quand la révolution a commencé, il y a deux ans, le journal a répondu vite et a publié une bonne quantité de matériaux dans les premières semaines. George Breitman a écrit plusieurs bons articles, ce qui montre qu’il sait ce qu’une politique révolutionnaire devrait être. Il a même appelé le gouvernement MNR, gouvernement bourgeois, et a écrit que "plus bref serait le séjour de Lechin au gouvernement, mieux ce serait".

Mais après quelques premières semaines le journal n’a publié que des références occasionnelles à la révolution bolivienne. Breitman a apparemment perdu l’intérêt jusqu’à, tétanisé par l’interdiction de Lucha Obrera, il a écrit un bref article dans lequel il a de nouveau appelé le gouvernement MNR "gouvernement capitaliste". Même quand Labor Action [le journal de Shachtman] a accusé les leaders POR d’avoir accepté des postes dans des commissions gouvernementales, aucune réponse n’est venue. Même une lettre du Secrétaire du POR démentant ces charges s’est vu refuser la publication. (Sur ce point, j’admets une circonstance atténuante : le démenti du POR avait l’air d’être "diplomatique". Le secrétaire du POR a nié être dans le gouvernement, mais n’a rien dit sur les commissions. Une lettre ouverte à Labor Action, promise par le Secrétaire du POR, n’est jamais parue.)

Après ces premières semaines, le journal a singé la ligne du POR, appelant le gouvernement MNR "petit bourgeois", présentant la présence des leaders syndicaux dans le cabinet comme une preuve de son caractère progressif et, plus tard, accusant le MNR de trahir la révolution. La dernière fois, à la date où j’écris, qu’il a été fait mention de la Bolivie, c’était le 28 décembre [1953]. Il s’agissait d’un éditorial sur l’interdiction de Lucha Obrera. L’éditorial dénonçait les "lâches dirigeants syndicaux" pour leur silence sur la Bolivie ! Le journal a quand-même remporté une victoire. Après deux éditoriaux demandant la reconnaissance du gouvernement MNR, sans la moindre manifestation de masse, réunion publique, ou pétition, le Département d’État a été convaincu. Les deux éditoriaux suivants, protestant contre l’interdiction de Lucha Obrera n’ont pas eu le même effet.

Le Parti n’a fait rien pour faire connaître, défendre, ou expliquer la révolution bolivienne au public. En deux ans il y a eu juste une (1) réunion publique sur la Bolivie, pas une réunion par branche, mais une seule réunion pour tout le parti ! Elle a été tenue à New York et Bert Cochran était orateur. La révolution bolivienne est quelquefois mentionnée dans des discours solennels de jour férié, mais d’habitude pas du tout. Dans tout le parti il n’y a eu qu’une discussion de branche sur la révolution bolivienne , à Los Angeles, et six mois après que cela ait été demandé. "Vous faites une fixation sur la Bolivie," m’a-t-on dit, "nous nous occupons de la révolution américaine." C’est ce qu’a dit l’organisateur de la branche de Los Angeles, avec son imprtante population latino-américaine !

Cette négligence honteuse du devoir élémentaire de solidarité internationale est en contradiction flagrante avec les directives du Congrès de Fondation de la Quatrième Internationale :

"De la même façon que les sections latino-américaines de la Quatrième Internationale doivent faire connaître dans leur presse et par leur agitation les luttes et les mouvements ouvriers et révolutionnaires américains contre l’ennemi commun, la section des Etats-Unis doit consacrer plus de temps et d’énergie dans son agitation et son travail de propagande à mettre le prolétariat des Etats-Unis au courant des luttes des pays latino-américains et de leurs mouvements ouvriers. Chaque acte de l’impérialisme américain doit être dénoncé dans la presse et aux réunions et, quand elle en a l’occasion, la section dans les Etats-Unis doit chercher à organiser des mouvements de masse de protestation contre des activités spécifiques de l’impérialisme yankee.

"De plus, la section des Etats-Unis, en utilisant la langue espagnole et la littérature de la Quatrième Internationale, doit chercher à organiser, même à une échelle modeste pour commencer, des forces combattantes révolutionnaires parmi les millions, doublement exploités, d’ouvriers philippins , mexicains, antillais, d’Amérique du Sud ou Centrale résidant maintenant aux Etats-Unis, non seulement dans le but de lier au mouvement ouvrier des Etats-Unis, mais aussi pour renforcer les liens avec les mouvements ouvriers et révolutionnaires des pays dont ces ouvriers sont originaires. Ce travail sera mené sous la direction du Secrétariat américain de la Quatrième Internationale qui publiera la littérature nécessaire et organisera le travail en conséquence."

En raison des lois réactionnaires, l’affiliation internationale est interdite. Mais aucune loi capitaliste ne peut empêcher les vrais trotskystes orthodoxes d’agir comme internationalistes. La révolution bolivienne devrait avoir la même importance pour nous qu’une grève à Minneapolis ou à Détroit.

Note

[*] Rosca : littéralement "spirale" et par extension "société secrète", ici désigne le groupe des propriétaires miniers.. (n.d.t.)

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