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La crise mondiale et le mouvement ouvrier, Mattick

dimanche 1er février 2009, par Robert Paris

Le développement du capitalisme est inséparable des crises : cette loi s’est confirmée empiriquement de temps à autres. Malgré le retour de ces crises, l’économie bourgeoise n’en a, jusqu’à ce jour, proposé aucune théorie qui corresponde à la réalité. C’est que son point de départ théorique était lui-même erroné. Elle partait de l’idée faussement évidente, que la production était subordonnée à la consommation, et que par suite l’offre et la demande s’ajusteraient sur le marché. Bien que l’on reconnût que ce mécanisme d’ajustement pouvait être interrompu par des surproductions partielles, on était cependant convaincu que le mécanisme du marché résoudrait, spontanément, ces discordances. La théorie du marché, comme théorie de l’équilibre où l’offre détermine la demande et réciproquement, est restée en place jusqu’aujourd’hui, bien que sous une formulation renouvelée. Dans la théorie néo-classique de l’utilité marginale, reposant sur des fondements psychologiques, il ne s’agit que d’un nouvel énoncé de la vieille théorie de l’offre et de la demande, qui était restée intacte jusqu’en 1936.

Bien entendu il ne peut être question de nier la réalité des crises actuelles. Mais pour en rendre compte, on a supposé qu’elles étaient apportées de l’extérieur dans le système, et que cependant elles pouvaient toujours être surmontées, par l’intervention des mécanismes d’équilibre automatiques. L’existence des crises n’étant pas quelque chose d’immanent au système, il n’était donc pas nécessaire de la soumettre à l’investigation théorique. Inutile d’insister sur ce point. Je soulignerai simplement que la théorie néo-classique de l’équilibre, en particulier sous sa forme mathématisée, a été considérée comme marquant l’accession de l’économie-politique à la science, et que c’est dans cette optique qu’elle a été dépouillée de son caractère historique. Elle se développait en tout cas à un niveau d’abstraction qui lui donnait un caractère purement idéologique et lui ôtait toute possibilité d’application pratique. Sa fonction idéologique s’est effacée, par, la force des choses, lorsqu’éclata la grande crise de 29 qui a sapé la confiance dans le mécanisme d’équilibre du marché.

La première grande crise de la théorie économique capitaliste a donc été la conséquence d’une crise réelle, durable et profonde. Si celle-ci n’avait pas éclaté, la théorie de l’équilibre aurait probablement conservé son habit néo-classique. Mais le contraste était par trop grand entre la théorie et la réalité, de sorte qu’il fallait adapter l’ancienne théorie à la situation nouvelle. Cette adaptation, qui est entrée dans l’histoire des idées sous le nom de « révolution keynésienne », ne fait que reprendre l’ancienne théorie du marché, avec cette différence que l’on cesse de supposer l’action efficace d’un mécanisme d’équilibre opérant spontanément, et qu’on envisage à la place un équilibre établi consciemment, dans le but d’apporter une issue à la crise.

La théorie de Keynes est tout aussi statique que la théorie néo-classique, et repose comme celle-ci sur un mécanisme d’équilibre imaginaire. Mais elle pose que les modifications que connaît l’univers capitaliste entravent de plus en plus le maintien d’un équilibre économique à travers le marché. Partant de cette idée ancienne que la consommation détermine la production, et pour peu qu’elle retarde sur celle-ci, il en résulterait que les investissements deviennent de moins en moins rentables et par conséquent disparaissent. La saturation relative de la consommation, s’exprimant par une insuffisante demande, entraînerait une diminution des investissements et par suite, une augmentation du chômage. Pour rééquilibrer consommation et production, offre et demande, il faudrait élever la consommation par la « consommation publique », et multiplier les investissements par des « investissements publics » que l’État serait chargé de réaliser. La politique monétaire et fiscale de l’État serait pour cela l’instrument adéquat, capable d’agir de façon positive non seulement sur l’économie dans son ensemble, mais sur la rentabilité du capital privé.

Cette théorie traduisait une nécessité politique, une réaction aux conséquences sociales de la crise. Mais on la considérait également comme un recours susceptible de faciliter le passage à une conjoncture nouvelle. Tout en se présentant comme une théorie générale, elle ne faisait en réalité que se rapporter à la situation spécifique de la Grande Crise, pour conjurer d’abord tout risque d’événement révolutionnaire. Les propositions d’interventions étatiques dans l’économie étaient surtout censées écarter les dangers d’un chômage massif, mais aussi inciter à de nouveaux investissements privés, de façon à ce que les interventions de l’État continuent à servir le capital. Il s’agissait là de ce qu’on appelle l’effet multiplicateur des nouveaux investissements, c’est-à-dire de l’hypothèse que les investissements engagés dans une branche de la production en induisent d’autres dans une autre branche. Un tel processus, comparable à celui de la vitesse de rotation de l’argent dans la circulation, compenserait la non-rentabilité des dépenses publiques par l’élévation de la rentabilité de l’économie privée.

Il est parfaitement exact, bien entendu, que de nouveaux investissements lorsqu’ils ne sont pas compensés au même moment par d’autres retraits d’investissements, ont pour effet de stimuler la vie économique et de diminuer le chômage, qu’ils soient le fait de l’État ou du capital privé. L’augmentation des dépenses d’État, proposée par Keynes, même si leur financement repose sur le déficit budgétaire, ont donc cet effet stimulant, comme l’ont confirmé les succès qu’ont rencontré sur cette voie le programme de création d’emplois du régime hitlérien ou le New Deal américain. De tels succès ne se situaient cependant que dans le cadre de la théorie abstraite et erronée de l’équilibre ; ils n’avaient rien à voir avec les exigences de la production capitaliste. Pour celle-ci, il ne s’agit pas d’assurer l’équilibre de l’offre et de la demande, de la production et de la consommation, mais de produire des profits et d’assurer la valorisation du capital existant et son accumulation. Un capital donné sous forme d’argent doit, pour satisfaire aux conditions de la production capitaliste, se transformer en une quantité supérieure de capital à travers le cycle de la reproduction. Dans le capitalisme, toute production qui ne fournit aucune plus-value est de la production sans accumulation et contredit au mouvement du capital.

Une production qui n’est pas faite en vue de la création de plus-value se heurte, dans le capitalisme, à certaines limites. Depuis toujours l’État prend en charge une partie de la production sociale, celle qui assure les équipements publics indispensables au système (l’infrastructure). Il a, de plus, monopolisé dans nombre de pays une partie de la production globale et se place ainsi parmi les entrepreneurs producteurs de plus-value. Toute une partie de la production sociale est par conséquent assumée par l’État, à un degré variable. Mais en général c’est le capital privé qui assure la majeure partie de la production sociale et en détermine les caractères et le développement. L’importance croissante de la production reste déterminée par l’accumulation de capital global, c’est-à-dire de capital privé ; elle n’a rien à voir avec la lutte contre les crises au moyen de l’augmentation des dépenses publiques, il s’agit au contraire d’un phénomène secondaire qui accompagne en tout temps le développement capitaliste. Les politiques d’équilibre économique de l’État ne représentent rien de plus que des interventions supplémentaires dans l’économie, qui dépassent les dépenses habituellement nécessaires ; c’est une production induite par l’État pour relever la production sociale globale.
Dans les remèdes keynésiens contre les crises, il ne s’agit aucunement de restreindre le capital privé au profit du secteur d’État, mais bien plutôt de multiplier la demande globale dans le cadre de la production de capital. Comme la demande, dans une telle théorie, dépend de la consommation, et que celle-ci est insuffisante pour assurer le plein emploi, il faut l’élargir en accroissant la « consommation publique », qui n’est pas suscitée par le marché. Pour ne pas affaiblir davantage la demande présente sur le marché et déjà insuffisante, et pour ne pas entrer en concurrence avec le capital privé, l’État doit limiter la production induite à la « consommation publique », c’est-à-dire aux travaux publics, à la production d’armements, à la recherche spatiale et autres domaines semblables.

Le capital, pour se comporter en tant que tel, doit s’accumuler, c’est-à-dire ajouter une partie de la plus-value produite à la quantité de capital déjà là. De ce point de vue, toute augmentation de la consommation, qu’elle soit publique ou privée, diminue la quantité de plus-value disponible pour l’accumulation. Ce qui est consommé ne peut plus être accumulé, c’est-à-dire transformé en instruments de production et en force de travail permettant d’accroître le profit et le capital. De toutes façons la politique de Keynes correspondait à une situation passagère, celle où une simple augmentation de la production engendre un climat économique qui incite le capital privé à investir lui aussi. Ce supplément de production privée pour le marché devrait donc entraîner une expansion où la production induite par l’État et ne produisant aucun profit serait compensée par l’augmentation de la masse de profit dans la production privée. Les déficits de la production induite par l’État seraient alors annulés par les nouveaux profits.

Mais si les choses ne se passent pas ainsi, alors la production suscitée par l’État représente une augmentation de la dette publique, une accumulation de créances privées sur l’État. Si l’État augmente les impôts de façon à pouvoir couvrir les dépenses publiques destinées à stimuler la demande, d’une part il diminue du même coup les possibilités d’accumulation déjà réduites du capital privé, et d’autre part il déplace simplement la demande du secteur privé vers le secteur public, sans modifier en quoi que ce soit le volume de la demande globale. Pour augmenter celle-ci, il faut recourir au financement par le déficit budgétaire, à l’extension du crédit d’État. Mais comme la production se trouve réduite par la diminution ou même par l’arrêt complet de l’accumulation, non seulement les capacités productives restent inemployées, mais de même le capital-argent puisqu’il ne peut plus être investi de façon rentable et ne permet pas le passage de la forme argent à la forme capital. Ce capital inerte sous forme argent, l’État peut l’emprunter au capital privé, de façon à faire monter ses dépenses au-dessus de ce que lui permettent les moyens qu’il retire de l’impôt. Ces emprunts d’État constituent le financement par déficit budgétaire des dépenses publiques. Bien qu’il permette d’augmenter la production, il n’augmente pas la production de profit. Si c’était le cas, les possesseurs de capital investiraient eux-mêmes leur argent inemployé. Si l’on a recours à la production mise en œuvre par l’État, c’est bien pour augmenter la production sans considération de rentabilité.
Bien que les investissements d’État aient pour effet d’élargir la production globale, la masse de plus-value acquise par le capital privé reste inférieure à l’augmentation de la production, de sorte que la production globale a à sa disposition une masse de profit relativement diminuée, et qui est destinée à diminuer davantage encore au fur et à mesure que s’élargit la production induite par l’État et non productrice de profits. Si l’État emprunte l’argent inemployé du capital privé, il faut qu’il lui verse un intérêt. Étant donné que la production induite par l’État ne fournit aucun profit, elle ne peut couvrir aucun intérêt, puisque celui-ci correspond à une partie du profit. Cet intérêt doit donc être couvert par des impôts ou par d’autres emprunts d’État. Ainsi, non seulement la production ne crée pas de profits, mais le remboursement des dettes de l’État qui ont permis cette production supplémentaire doit être couvert par le secteur privé. Mais comme les dettes d’État peuvent être toujours à nouveau consolidées, en pratique ce sont les intérêts seuls qui grèvent les emprunts d’État, de sorte que l’augmentation de la production représente une augmentation de la dette publique qui ne rencontre pas d’entraves tant que la production globale augmente plus rapidement que la charge d’intérêts qu’elle engendre.

Cependant, ce dont il s’agit dans l’augmentation de la dette publique, c’est d’une destruction de capital, car elle ne peut donner lieu à aucune production capitaliste, c’est-à-dire génératrice de profits. Un exemple : pendant la Seconde Guerre mondiale, la dette publique des États-Unis a atteint environ les 300 mil-liards de dollars, qui, toutefois, n’existaient que sur les papiers des titres d’emprunts. L’équivalent de cette somme fut utilisé dans la guerre, « consommé » en quelque sorte, et donc disparut. Une plus-value, recueillie à une époque précédante, et qui restait inemployée en tant que capital, s’était transformée en dépenses militaires et s’était ainsi évanouie. Derrière la dette publique, il n’y a rien d’autre que la possibilité qu’a toujours l’État d’augmenter les impôts et de lancer de nouveaux emprunts. Bien que l’équivalent de la dette de l’État, c’est-à-dire les dépenses militaires, appartiennent au passé, l’État doit encore en payer les intérêts et en même temps chercher à se libérer de sa dette, ce qui n’est possible que si le capital privé amasse des profits nouveaux et en quantité croissante.

Mais comme la tendance à la baisse du taux de profit est inséparable du développement du capital, il est forcément de plus en plus difficile de faire face à l’endettement de l’État entraîné par les dépenses publiques sur déficit budgétaire.

C’est la raison pour laquelle l’endettement de l’État n’est jamais ajourné mais tout simplement annulé — comme en Allemagne en 1923 par exemple — par une inflation galopante. Le gonflement démesuré de la dette publique constitue déjà une sorte d’expropriation du capital privé, et l’on peut en un sens lire l’expropriation rampante du capital sur le taux d’endettement de l’État, qui fait obstacle à la poursuite de l’accumulation. Mais cela ne vaut que lorsque le capital se trouve effectivement dans une situation de crise permanente, qui s’accompagne d’une augmentation continue des dépenses publiques. Si l’on évoque ici cette possibilité, c’est simplement pour indiquer que quand on lutte contre la crise au moyen des dépenses publiques, on se heurte à des limites bien déterminées, qui ne peuvent être franchies sans mettre en danger le capital lui-même. Si s’installait une crise durable, on se rendrait compte, à travers son cours, que l’intervention de l’État, tout en stimulant l’économie dans l’immédiat, n’y parvient cependant qu’au prix de la destruction à long terme du capital privé.
Pour prévenir certains malentendus, il faut encore noter que cela n’est exact que du point de vue du capital global. Pour le capital particulier qui réussit à accroître sa production grâce aux dépenses publiques, cette production induite supplémentaire est hautement profitable. Mais la plus-value ou le profit, qui se dirige vers ces capitaux particuliers, n’est pas réalisée par la production globale régie par le marché, elle provient de la plus-value produite dans des périodes antérieures, d’une plus-value déjà là, non d’une nouvelle. En d’autres termes, ces capitaux « réalisent » leur profit à partir du capital-argent inemployé que l’État leur attribue par ses investissements. Le gain réalisé par tel ou tel capital favorisé signifie une perte pour le capital global, une utilisation du capital argent accumulé. C’est ce capital-argent inemployé qui remet en mouvement les moyens de production et les forces de travail immobilisées, et son volume fixe les limites de cette croissance de la production. Dès que l’élargissement de crédit au moyen du capital inemployé est épuisé, une nouvelle augmentation des dépenses publiques n’est plus possible que par une inflation ouverte, par la création d’argent et sa dévaluation. Si le financement par déficit budgétaire au moyen d’emprunts d’État est déjà un processus inflationniste, ce processus reste limité et contrôlable, tandis que la pure et simple inflation des billets de banque ne rencontre aucune limite objective.

Il est inévitable que la croissance continue d’un secteur de l’économie non producteur de profit mette en question à terme le mode de production capitaliste lui-même. C’est pourquoi le maintien d’un niveau de production et d’emploi souhaité ne peut être qu’une possibilité transitoire, un remède qui sera tôt ou tard écarté par une nouvelle conjoncture du capital privé. L’État étant, naturellement, l’État du capital privé, la politique anti-crise qu’il met en œuvre en finançant des dépenses publiques sur déficit budgétaire trouve un terme lorsque sa propre extension la transforme d’élément momentané de stabilisation économique, en son contraire, en un facteur d’aggravation de la crise. Dès lors, c’est l’ancienne loi des crises qui s’impose de nouveau.
Pour en venir à présent aux problèmes économiques d’aujourd’hui, il faut constater tout d’abord que les grandes crises de notre siècle, à la différence de celles du 19e siècle, n’ont pas été surmontées grâce à des mesures « purement économiques ». Au siècle dernier on s’en remettait plus ou moins aux retombées de la crise et de la récession sans chercher à les atténuer ou à les surmonter par des interventions délibérées. La première grande crise du 20e siècle éclata au moment de la Première Guerre mondiale. Ce qui ne veut pas dire que celle-ci fut une conséquence de la crise, mais simplement que la situation de crise lui pré-existait, et que si elle n’a pas été reconnue comme telle, c’est parce que la guerre impérialiste lui avait donné un autre visage. La crise de 1929, née en Amérique, frappa le monde entier, et ce d’autant plus que les nations européennes n’avaient pu se dégager de la crise précédente. La situation de crise déclenchée par la Première Guerre mondiale se prolongea en une crise de l’après-guerre, bien que cette période connût des fluctuations dans la récession. Mais on ne parvint pas à retrouver une progression de l’accumulation. La relative stagnation de l’économie européenne ne pouvait qu’entraver à son tour la prospérité que le capital américain avait connue après la guerre. L’économie américaine avait connu tout d’abord un élan puissant, insuffisant toutefois pour entraîner l’économie mondiale. Lorsque la prospérité américaine s’effondra, la crise se généralisa et provoqua une crise mondiale.

C’est alors que Keynes élabora les modifications de la théorie néo-classique (qui avaient déjà trouvé des anticipations pratiques en divers pays où le gouvernement intervenait dans le fonctionnement économique). Mais ces interventions n’avaient pas rencontré un succès notable, et c’est pourquoi l’apport de Keynes à la théorie classique du marché mit du temps à s’imposer. Il est d’ailleurs exact que la politique d’armement d’Hitler lancée par le déficit budgétaire et par d’autres moyens parvint à enrayer le chômage. Mais les facteurs mêmes qui entraînaient ce résultat aggravaient en même temps la crise pour ne laisser finalement le choix qu’entre une décomposition plus poussée de l’économie — malgré l’intervention de l’État — et une solution impérialiste violente, c’est-à-dire la guerre. Le capital allemand joua la guerre, pour faire payer aux autres pays le sauvetage de sa propre économie. Aux États-Unis, grâce au New-Deal, qui sans rien devoir aux idées de Keynes, en respectait néanmoins les principes, le chômage tomba de 15 millions à 8 millions de personnes. Mais vers 1937, il semblait que l’on eût épuisé tous les moyens de lutte contre la crise. Il fallut l’effort d’armement en vue de la Seconde Guerre mondiale, mis en œuvre après la guerre civile espagnole, pour que le chômage pût être encore réduit. La guerre seule permit d’atteindre le plein emploi, non seulement en Amérique mais dans tous les pays belligérants. Le programme de Keynes trouvait sa réalisation dans la production de guerre, c’est-à-dire dans des conditions qui excluaient l’accumulation. Par exemple, aux États-Unis, le taux d’accumulation tomba en-dessous de 1%, de sorte que le capital parvenait tout juste à se reproduire. A peu près la moitié de la production totale fut utilisée à des fins militaires, et ce qui est détruit dans la guerre ne peut servir à l’accumulation. Le plein emploi s’accompagnait ainsi d’une accumulation capitaliste réduite à zéro ; en d’autres termes, d’une production qui n’était plus capitaliste dans son principe.

Après la Seconde Guerre mondiale, le capital international connut une reprise assez inattendue, et qui ne cadrait pas bien avec la théorie de Keynes. Celle-ci se référait à une situation de stagnation économique à laquelle on pouvait remédier par l’augmentation de la demande publique. Néanmoins, les théoriciens d’inspiration keynésienne virent dans la reprise générale de l’économie la confirmation de leurs idées. Ils se paraient ainsi d’habits qui n’étaient pas les leurs. En réalité, cette reprise, comme les précédentes, résultait de la crise qui l’avait précédée. La stagnation du capital européen dans l’entre deux guerres et l’énorme destruction de capital, sous forme valeur comme sous forme physique, réalisée par la guerre, entraînèrent une modification générale de la structure du capital qui permit d’élever les profits par rapport à un capital diminué, et ce de façon suffisante pour assurer une reprise de l’accumulation. Le secret de la haute conjoncture d’après guerre, c’est la destruction de capital par la guerre et par la crise. Ce ne sont pas les méthodes keynésiennes d’orientation de l’activité économique, mais le mécanisme de crise de l’accumulation du capital qui expliquait cette reprise.

Celle-ci, considérée d’un point de vue marxiste, n’avait en soi rien de surprenant. Le taux moyen de profit, et par conséquent le taux d’accumulation du capital, dépendent à tout moment de la situation du capital global, ou, en termes marxiens, ils dépendent de la composition organique du capital. La destruction de capital, associée à une élévation de la productivité du travail, peut engendrer un taux de profit qui permette de passer de la récession à une nouvelle phase de prospérité. C’est ainsi que se réalise l’accumulation du capital malgré la crise et grâce à elle, tant que le profit correspond aux exigences de l’accumulation. La réorganisation d’ensemble du capital conduisit à une reprise. On avait pu penser que l’adaptation du profit à l’accumulation était objectivement exclue ; mais une reprise effective confirme que ce n’est pas le cas.

C’est le mécanisme des crises du capital, et non pas la manipulation keynésienne de l’économie, qui explique la durée de la conjoncture favorable dans les années d’après-guerre. D’ailleurs cette reprise ne fut pas exempte de contre coups, car elle affecta de façons bien diverses les différents pays.

C’est ainsi qu’en de nombreux pays, et tout spécialement aux USA, l’État intervint constamment dans l’activité économique, par le biais de la politique monétaire et fiscale, pour remédier aux récessions survenant au cours même de la période de reprise. La poursuite de la politique impérialiste continua à exclure toute réduction des dépenses d’État improductives à des fins militaires, et elle imposa le maintien et l’extension du secteur non rentable de la production globale. Cependant, l’expansion du capital était assez importante pour provoquer une reprise générale, dans laquelle la part de production induite par l’État diminua proportionnellement, tout en demeurant un élément significatif de la production globale. Le maintien dans de telles conditions de ce qui a été considéré comme une situation de prospérité capitaliste, fit naître l’illusion que l’on était enfin parvenu à mettre fin aux mouvements cycliques du capital, grâce aux méthodes de Keynes. L’âge des crises parut à jamais révolu, car on croyait pouvoir, par l’intervention centrale dans le fonctionnement économique, établir entre l’offre et la demande un équilibre associé au plein emploi. L’apparente possibilité de régulation de l’économie de marché par l’État, et le développement sans crise qu’elle permettait, ne manqua pas d’impressionner aussi le camp anti-capitaliste, au point qu’on voulut associer les idées du marxisme à celle de Keynes, et qu’on en vient ainsi à parler d’une nouvelle période de développement capitaliste que la loi des crises de Marx n’était plus en mesure d’expliquer. Que l’on pense à des gens comme Marcuse, Baran et Sweezy, et l’on mesurera l’influence que les nouvelles illusions capitalistes ont pu exercer sur ceux qui se donnaient comme leurs critiques.

Dans le passage accompli par Keynes de ce qu’on appelle la micro-économie à la macro-économie, c’est-à-dire la prise en compte de problèmes sociaux précédemment négligés, il y avait encore quelque chose de statique, puisqu’on ne s’occupait pas du développement du capital ; mais l’élaboration de la théorie de Keynes a entraîné bien des tentatives pour lui donner un caractère dynamique, ou, si l’on veut, pour se pencher sur les lois du développement et du mouvement du capital. Si c’était là un progrès pour l’économie politique bourgeoise, celui-ci ne consistait en somme qu’à en revenir aux classiques de l’économie politique, et principalement à la théorie marxiste du développement capitaliste — bien qu’on n’en dît pas un mot.

On reconnaissait maintenant les difficultés inhérentes au développement capitaliste et par conséquent la tendance à perturber sans cesse l’équilibre antérieurement atteint. Mais c’était pour en conclure que les contradictions immanentes au système pouvaient être supprimées grâce à une intervention durable et planifiée de l’État. Dans le langage de l’apologétique capitaliste, telle que l’emploie Samuelson, le développement du capital, conçu comme « croissance », tendait certes à l’instabilité, mais celle-ci pouvait être éliminée par l’orientation de l’économie, de la même façon qu’une bicyclette tombe par terre si on la laisse aller toute seule, mais reste en équilibre lorsqu’elle est guidée par le cycliste. Cette conception optimiste devint presque le patrimoine de la théorie économique bourgeoise.

Que s’était-il passé en réalité ? Disons-le encore une fois : la guerre avait à tel point détruit l’économie européenne et japonaise, que la résurrection ne pouvait être envisagée que comme un processus très lent.

En même temps que les forces productives, le capital avait également développé les forces destructives, qui avaient bien plus gravement atteint les pays engagés dans la guerre que ce n’avait été le cas durant la Première Guerre mondiale. Outre les considérations politiques suscitées par un adversaire nouveau, l’impérialisme soviétique, il y avait aussi des raisons proprement économiques pour inciter le capital américain à accélérer la reconstruction du capital occidental par des prêts et par le plan Marshall. De la sorte, on rendait service, non seulement aux bénéficiaires de l’aide économique américaine, mais aussi directement à l’économie américaine elle-même, car l’importation de capital par les autres pays se traduisait nécessairement par l’exportation de marchandises américaines. Ainsi, la vie économique se ranimait de part et d’autre, dans les pays importateurs de capitaux et dans ceux qui exportaient leurs marchandises. La destruction des valeurs capitalistes en Europe et au Japon, l’annulation des dettes par les dévaluations, les applications de technologies nouvelles et de nouvelles méthodes de production, associées à un taux d’exploitation élevé du fait de la pénurie entraînée par la guerre, tout cela permit des taux de profits et un taux d’accumulation s’élevant presque à 25% de la production globale. C’est ce taux d’accumulation exceptionnel, lié à des circonstances particulières, qui entra dans l’histoire sous le nom de « miracle économique », et qui améliora progressivement la compétitivité de l’Europe et du Japon sur le marché mondial.

En revanche, l’économie américaine était caractérisée par un taux d’accumulation très bas, qui demeura en-dessous de sa moyenne historique pendant toute la période d’après-guerre, et ne dépassa jamais les 3 ou 3,5%. C’est justement parce que le capital américain était atteint par la suraccumulation, empêchant les profits de correspondre aux besoins de valorisation du capital, que l’exportation de capitaux américains offrait la possibilité de prendre part à l’essor que connurent les pays en reconstruction. A quoi il faut ajouter les nouveaux engagements impérialistes à l’échelle planétaire, l’intervention dans les développements politiques en Asie, la guerre de Corée et d’Indochine. L’exportation de capital, ainsi que les dépenses liées aux expéditions impérialistes qui exigeaient chaque année de 20 à 25 milliards de dollars, excluaient une diminution du budget de l’État et imposaient le financement de la politique étrangère impérialiste par des moyens inflationnistes, du fait du taux de profit relativement bas. L’adoption du dollar comme étalon international et unité de réserve permit au capital américain, en accélérant la création de monnaie, non seulement de pénétrer profondément dans l’économie européenne, mais aussi de stimuler en même temps la production américaine grâce à la production induite par l’État. Sans atteindre le plein emploi, le taux élevé de l’emploi engendra cette illusion d’un développement capitaliste exempt de crises, dont nous parlions plus haut.

Sans cette production induite par l’État, le nombre de chômeurs eût été beau-coup plus élevé que ce ne fut le cas, car le taux d’accumulation ne permettait pas d’atteindre le plein emploi. Mais, même pendant les dernières années de la guerre d’Indochine, la capacité de production américaine n’était utilisée qu’à 86% et le chômage oscillait entre 4,5 et 5% de la population active. Ainsi l’époque d’après-guerre apparaissait bien différemment aux États-Unis et en Europe ou au Japon, et la reprise générale de cette période recelait déjà le germe de la destruction, qui se manifestait de façon anticipée dans la diversité des conditions d’accumulation propres à chaque pays capitaliste. Mais comme l’Amérique assurait à peu près la moitié de la production mondiale, la stagnation relative du capital américain était l’indice d’une rentabilité insuffisante par rapport aux exigences de profit du capital mondial, bien que celle-ci pût être masquée pendant longtemps par l’adoption de manipulations monétaires et de politiques de crédit, capables de gonfler les profits. La prospérité s’accompagnait d’une « inflation rampante ».

Étant donné que l’intervention de l’État dans l’économie repose, en ce qui concerne l’extension de la production, sur la capacité de l’État à offrir du répondant, elle a une efficacité analogue à la création de crédit dans le secteur privé. Dans la théorie de Marx, mais également dans les théories bourgeoises, un développement exceptionnel du crédit a toujours annoncé une crise prochaine, étant le signe d’une concurrence plus acharnée autour d’une marge de profit en diminution manifeste, ce qui conduit à une concentration et à une centralisation plus poussées du capital. Les trusts capitalistes s’efforcent tous de prélever une part plus importante du profit social global, en élargissant leur production et en baissant leurs prix grâce au crédit — ce qui ne fait qu’aggraver la suraccumulation du capital qui se manifestait déjà dans la pénurie de profits. Néanmoins, le premier effet de l’extension du crédit, dans la mesure où elle multiplie effectivement la production, est de retarder l’éclatement de la crise. L’activité économique est plus intense qu’elle ne l’aurait été sans cette extension. Mais la multiplication de la production ne signifie pas obligatoirement celle du profit global. Pour peu que le rapport entre le taux d’exploitation et la structure du capital global reste le même, en repoussant momentanément la crise, on ne fait que mettre en place une crise encore plus profonde, aussitôt que la prospérité déclenchée grâce au crédit se révèle illusoire. Une extension trop rapide du crédit, qui trouve tôt ou tard sa limite dans le taux d’intérêt déterminé par le taux de profit, a toujours été l’expression des contradictions inhérentes au système capitaliste, et l’économie bourgeoise ne manquait pas de la regarder aussi avec le plus grand scepticisme.

Mais ce qui nous importe ici, c’est que l’extension du crédit a toujours eu un effet inflationniste. Si les prix montent, c’est pour que l’investissement accru en capital reste justifié lorsque le taux de profit stagne ou reste à la traîne, de façon donc à gagner dans la sphère de la circulation ce qu’on ne peut obtenir en proportion suffisante dans la production. Comme les prix ne montent pas tous de la même façon, et qu’en particulier le prix de la force de travail a du mal à suivre l’augmentation générale des prix, il en résulte une modification du rapport salaire/profit, à l’avantage du profit capitaliste. Il en résulte en outre un déplace-ment général de la structure des revenus, au détriment des couches sociales dont les revenus ne suivent pas l’augmentation des prix. Le capital s’efforce de garantir ses profits aux frais de la société, et principalement des travailleurs sans pour autant maintenir ou retrouver sa capacité d’accumulation. En tout cas le crédit n’a pas été capable jusqu’à présent de supprimer le cycle des crises capitalistes ; c’est la crise elle-même qui élimine le crédit comme moyen de relancer la production.

Etant donné que la production induite par l’État au moyen du crédit n’engendre, du point de vue de la société, ni profit ni intérêt, elle ne rencontre des limites objectives que dans la masse de capital présent mais inemployé, que l’État emprunte au capital privé. Cette fraction du capital privé, qui ressurgit sous la forme de la dette publique, finance aussi les intérêts qui grèvent les emprunts d’État. Si ces limites objectives de l’endettement de l’État sont atteintes, le maintien de la production induite par ses soins dépend alors de la capacité de l’État à créer de la monnaie ; en d’autres termes, il dépend du financement de cette production par la planche à billets ou bien par l’inflation pure et simple au moyen de la dévaluation. Mais le financement par la dette publique est déjà lui-même un processus inflationniste, bien que plus lent, car le profit social ne s’accroît pas au même rythme que la production dans son ensemble, et cet écart grandissant entre le profit et la production entraîne inévitablement la hausse des prix. En fait, le financement par les emprunts d’État s’accompagne d’une accélération de la création de monnaie de façon d’une part à encourager l’investissement privé, en abaissant le taux d’intérêt, et d’autre part à diminuer la charge d’intérêts de l’État.

Personne n’a contesté que les méthodes proposées par Keynes pour lutter contre les crises avaient un caractère inflationniste ; lui-même et ses adeptes y ont vu contraire, le secret de la stabilité capitaliste. On admettait de toutes façons que les procédés inflationnistes conduisaient à un nouvel équilibre économique et mettaient ainsi fin à la phase inflationniste. Plein emploi accompagné de stabilité des prix, tel était l’objectif ; les méthodes inflationnistes pouvaient être mises en œuvre ou abandonnées selon les besoins du moment. Tant que le chômage persisterait, l’inflation serait le seul moyen de l’atténuer ou de l’éliminer. Une fois atteint le plein emploi, on pourrait stopper l’inflation en utilisant des moyens déflationnistes et en compensant les déficits antérieurs par les nouveaux bénéfices. En tous les cas, on croyait fermement qu’il était possible de conduire l’écono-mie vers une politique monétaire et fiscale avisée, selon les vœux du gouvernement. Si la suppression du chômage et des problèmes sociaux qu’il entraîne s’accompagnait d’une inflation rampante, c’était là un prix tout à fait mineur aux yeux des économistes. Mieux valait le plein emploi avec une tendance à l’inflation, que de se résigner au chômage croissant par crainte de celle-ci. En outre, on s’aperçut qu’aujourd’hui comme par le passé, toute conjoncture favorable comportait des aspects inflationnistes. Le plein emploi était constamment associé à la hausse des prix, comme l’avait historiquement établi l’économiste anglais Phillips ; la baisse des prix résultait toujours d’un taux élevé de chômage. Ainsi, dans l’inflation actuelle, on voyait encore le jeu d’une sorte de loi naturelle associant le plein emploi et l’inflation. De la sorte, non seulement l’inflation se trouvait expliquée par le plein emploi, mais était imputée aux travailleurs, puisque c’était eux qui étaient rendus responsables de l’augmentation des prix, du fait des meilleurs salaires qu’ils obtenaient en période de plein emploi.

Un jour pourtant, il fallut constater non seulement que le plein emploi était inséparable de l’inflation, mais que celle-ci augmentait même en période de chômage croissant. La récession économique, au lieu de ralentir l’inflation, ne faisait que l’accélérer. Un fait qui s’accordait mal avec les théories économiques les plus répandues. L’arsenal anti-crise de Keynes se révéla illusoire, et face à la crise qui s’annonçait, on se trouva aussi démuni que devant les précédentes. Cela ne faisait pourtant que confirmer une fois de plus ce qu’on avait pu perdre de vue pendant la longue période de haute conjoncture qu’avaient connue certains pays occidentaux : savoir, qu’il est impossible de régulariser le système capitaliste, et que dans la mesure où il connaît une sorte de régulation, c’est celle du retour des crises. Au 20e siècle comme au siècle précédent, le procès d’accumulation du capital fait passer d’une période d’expansion à une situation de crise, qui est elle-même la condition d’une nouvelle accumulation, et ceci tant qu’il reste une possibilité objective de restaurer la rentabilité perdue.

Il est bien entendu exact que l’intervention de l’Etat peut influencer le cours de l’activité économique, et qu’une fois entré dans une situation de crise, on peut en atténuer les effets en élargissant la production par ce moyen — sans toutefois infléchir moindrement la tendance à la suraccumulation qui résulte de l’impératif de valorisation du capital. Si la crise de suraccumulation se confirme, on constate alors que les tentatives pour l’atténuer grâce à l’orientation économique de l’Etat ne font que l’aggraver. Dans de telles conditions, la crise se traduit de la façon la plus classique, par la chute de la production, par le chômage massif, par la destruction de capital et de la force de travail, et par l’intensification de la concurrence entre les capitaux. La crise générale du capital, née du rapport entre les classes sociales, et qui résulte en définitive de la production du capital, ne peut se résoudre par les méthodes prétendument nouvelles d’orientation de l’économie capitaliste, mais seulement, si tant est que cela soit possible, par des moyens destructifs, ceux qui déjà, dans le passé, ont permis de sortir de la crise et de susciter une reprise. Si la bourgeoisie s’est figuré avoir trouvé le moyen d’un développement capitaliste exempt de crises, la crise qui s’annonce atteste encore une fois que l’économie bourgeoise est incapable de comprendre son propre système, et encore moins de le diriger. Ce qui commence à se passer, c’est la vérification empirique de la théorie de l’accumulation de Marx, en tant que théorie de la crise capitaliste.

La crise mondiale et le mouvement ouvrier, Mattick 1975

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