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Les 14 juillet d’hier, d’aujourd’hui et de demain
lundi 14 juillet 2025, par ,
Avec le 14 juillet, la société française capitaliste prétend fêter l’instauration de la République tout en affirmant de plus en plus que la Révolution française qui l’a mise en place n’était qu’un bain de sang gratuit et horrifiant, démontrant que toute révolution n’est qu’un massacre et détournant les masses de cette perspective de changement réelle…
C’est ainsi que les classes exploiteuses, complètement dépassées par le cours impétueux de l’Histoire, essaient de se persuader qu’elles vont détourner la lave du volcan social et politique qui gronde déjà et qui ne peux que les engloutir.
Non, ce n’est pas seulement des révolutions bourgeoises et prolétariennes que les classes possédantes n’ont pas tiré les leçons et ne veulent absolument pas les tirer. C’est même du cours économique du capitalisme. Celui-ci n’est plus que l’ombre lui-même. Au lieu de construire les pyramides du capitalisme, l’industrie productive, il creuse sa tombe, avec ses dettes, ses hypothèques, ses spéculations, ses titres nécrophiles, ses cryptomonaies, ses bulles, son faux capital, son vrai endettement et, au bout, sa marche au fascisme et à la guerre mondiale.
Même la République, même la démocratie, construite autrefois par les révolutions, de l’Angleterre aux Etats-Unis et à la France, à l’Europe, n’est plus qu’une caricature de présidentielle monarchique pré-fasciste.
Même la prospérité, fondée sur le dynamisme du capitalisme, a perdu sa base.
Cracher sur la révolution qui lui a donné naissance, c’est bien la seule chose que le monde capitaliste soit encore capable de faire.
En guise d’évocation de la Révolution française, l’irruption des masses populaires dans l’arène des classes possédantes en reversant le pouvoir d’Etat et l’armée, on a droit à un hommage général aux armées et aux guerres de la France, à un soutien réaffirmé au nationalisme militariste de l’un des plus guerriers de tous les impérialismes occidentaux !!!
Le défilé du 14 juillet est devenu celui d’une prétendue unité entre les travailleurs de France et leurs exploiteurs qui sont en même temps ceux qui écrasent les peuples avec leurs armées impérialistes. Et elles n’écrasent pas que les peuples « étrangers » !
Mais le peuple de France, comme de celui de toutes les nations impérialistes ferait bien se souvenir que, quand il a fait la révolution, le peuple a eu d’abord contre lui les armées de toutes les nations impérialistes à commencer par la sienne !
La révolution du peuple travailleur s’organisant en soviets pour exercer son propre pouvoir aura comme premier adversaire l’armée de son propre pays et il devra, sous peine de mort, dissoudre cette armée, démoraliser ses troupes, détâcher les petits soldats de la hiérarchie militaire, amener la base de l’armée à se soulever et à s’organiser elle-même en soviets liés aux soviets de travailleurs.
Les épisodes de "14 juillet" des révoltés ne se cantonnent pas à la France et à 1789. L’Angleterre, les Eats-Unis et même la Suisse les avaient devancés. Chez eux aussi, la bourgeoisie capitaliste aimerait bien effacer ce passé révolutionnaire pour éviter qu’il se reproduise !
La violence révolutionnaire n’est que la réponse des exploités et des opprimés. Leurs exploiteurs et oprresseurs aimeriaent bien désarmer le peuple travailleur et l’empêcher de rendre coup pour coup...
Oui, fêtons le 14 juillet à venir des peuples travailleurs dont la vague des "printemps" a été le signe avant-coureur !
Voici comment la bourgeoisie dépeint aujourd’hui la Révolution qui lui a pourtant donné le pouvoir :
https://www.lefigaro.fr/histoire/la-revolution-francaise-comme-un-fleuve-de-sang-20190429
https://www.revuepolitique.fr/la-violence-politique-de-la-revolution-francaise/
https://shs.cairn.info/revue-inflexions-2016-1-page-73?lang=fr
https://canabae.enseigne.ac-lyon.fr/spip/IMG/pdf/Violences_revolutionnaires.pdf
https://books.openedition.org/pur/17393?lang=fr
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
La victoire du capitalisme en France fut douloureuse et difficile. Son retard ne fit qu’accentuer la force avec laquelle l’économie bourgeoise brisa ses entraves. Des mesures héroïques étaient nécessaires, bien au-delà des capacités des libéraux français. Le libéralisme français ne pouvait qu’initier les événements ; il fallait un radicalisme extrême, allié à des éléments d’anarchisme et de communisme, pour remporter la victoire. Néanmoins, bien que radicale, la Révolution française en a porté les fruits aux mains des libéraux. En bref, pour parvenir à la révolution politique, le capitalisme français a ouvert la voie à la révolution sociale. Ce sont les barbares de l’intérieur, les sans-culottes et les radicaux jacobins, qui ont porté la révolution jusqu’aux murs de Moscou et porté un coup irréparable à l’ Ancien Régime . La Révolution française est allée aussi loin qu’une révolution bourgeoise pouvait aller tout en conservant son caractère capitaliste. Au cours de cette révolution, les radicaux les plus extrémistes d’Angleterre et d’Amérique ont pâli.
Par la Révolution française, le capitalisme mondial étendait son attaque de la périphérie vers le centre, de la « petite île étroite » qu’est l’Angleterre et des lointaines colonies américaines jusqu’au cœur même de l’ordre ancien. (*1) Il en était capable, car les mains des marchands et des fabricants étaient désormais renforcées par l’introduction du machinisme, c’est-à-dire par la révolution industrielle. Face à ce nouveau développement, l’étranglement des forces productives mondiales par l’ancien ordre féodal était devenu intolérable.
Depuis longtemps, le capitalisme français cherchait à s’émanciper. Supérieur même à l’Angleterre au XIVe siècle (*2), le capitalisme français avait soutenu une monarchie absolue afin de mettre fin au système féodal. Cependant, l’ordre féodal était inébranlable. Par la captivité babylonienne, la France força le pape à devenir français et, à Avignon, trois quarts de siècle plus tard, une fois le pape rentré à Rome et le schisme terminé, elle le contraignit à respecter constamment l’intégrité de la monarchie absolue française (*3). Cela ne servit qu’à consolider l’Église catholique et la classe aristocratique qui y adhérait. La France échappa ainsi à la Réforme.
Plus tard, aux XVIe et XVIIe siècles, le capitalisme français, envieux de la victoire des capitalistes réformateurs ailleurs, tenta à nouveau, par l’intermédiaire des huguenots, de se faire entendre. Pour défendre leurs intérêts, les huguenots déclarèrent que l’État était le résultat d’un contrat social (non pas, toutefois, entre un homme et un autre, mais entre des sujets et leurs dirigeants), et que le roi ne devait pas violer ce contrat, consacré par la volonté de Dieu. Le roi ne devait pas violer la tradition, en particulier la tradition française ancienne selon laquelle le chef politique devait être guidé par le Parlement. Afin de se préserver, les huguenots soutinrent un roi protestant contre un catholique ; ils s’emparèrent d’importantes parties de la France et les conservèrent pendant près d’un siècle. Ils forcèrent les ordres féodaux à faire des concessions leur accordant la tolérance. Mais leurs efforts finirent par échouer.
Les huguenots français succombèrent au moment même où les capitalistes anglais prospéraient grâce aux guerres civiles, et en partie grâce à la réussite des Anglais. Le capitalisme français était étouffé par la réussite des Anglais à chasser le commerce français des mers. De l’autre côté, il était écrasé par le poids de la réaction européenne. Ainsi, la situation entre la France et l’Angleterre en 1688 renversa la situation entre l’Angleterre et la Hollande en 1648. Les rebelles anglais furent alors aidés par les Hollandais, qui leur fournirent même plus tard un roi, Guillaume d’Orange. En France, cependant, les huguenots ne purent que souffrir des attaques anglaises contre les intérêts français. Et avec la défaite des huguenots, le capitalisme français fut encore plus en recul. Des dizaines de milliers d’entre eux furent chassés de France vers l’Angleterre et les colonies anglaises, où ils continuèrent à enrichir les Anglais et à préparer le jour où ils réduiraient encore davantage les Français. L’exode des huguenots hors de France eut, dans une large mesure, le même effet sur ce pays que l’exil des Juifs et des Maures en Espagne. Les forces progressistes furent réduites en miettes. L’imposante industrie de l’État féodal décadent et parasitaire s’alourdit et se stabilise.
Mais si le capitalisme mondial ne parvenait pas à se débarrasser des dirigeants français de l’intérieur, il pouvait, et commençait effectivement, à desserrer leur emprise de l’extérieur. La victoire des capitalistes anglais avait considérablement libéré les forces productives anglaises. Toutes les colonies françaises importantes – le Canada, l’Inde, les Antilles – étaient prises par les Anglais. L’État français était rapidement en faillite. Partout en France, l’Angleterre parvenait à s’acheter des partisans qui harcelaient sans cesse la monarchie française par des guerres incessantes. Ces guerres étaient d’autant plus inévitables que la seule solution pour les anciens ordres fonciers était de s’assurer davantage de terres. À cet égard également, la supériorité de l’argent et du capital marchand sur la propriété foncière se manifestait.
Français À la fin du XVIIIe siècle, la situation avait évolué vers une situation intolérable dans des régions entières d’Europe et particulièrement en France, la tête du continent européen. » (*4) Un siècle plus tôt, le capitalisme français avait été considérablement renforcé par le changement du paiement des rentes, du paiement en nature au paiement en argent. Ce changement dans le paiement des rentes, accompli sous Louis XIV au XVIIe siècle, accéléra considérablement la rupture des anciennes relations sociales à la campagne. La paysannerie pauvre fut poussée entre les mains de l’usurier. Les anciens communs du village furent démantelés.
Simultanément, l’effondrement et la faillite de l’ancien ordre ont fait que la pression est devenue plus forte que jamais sur la petite noblesse, qui a commencé à harceler la paysannerie avec la plus grande méchanceté.
Durant les guerres civiles anglaises, les grands aristocrates vivaient à la campagne et avaient adopté une attitude patriarcale envers « leurs » paysans. Cela contribua à neutraliser la masse de la paysannerie la plus pauvre d’Angleterre. En revanche, en France, à l’exception de la Vendée , presque tous les domaines étaient gérés par des propriétaires absentéistes résidant à Paris et à la cour.
À cette époque, des agriculteurs et des paysans capitalistes apparurent en France, produisant pour un vaste marché. Cet événement eut une importance considérable, car la croissance du capitalisme agraire signifiait que désormais, ce n’était plus le seigneur féodal, mais le capitaliste urbain, qui pouvait diriger et représenter le paysan. À l’avant-garde de la paysannerie dans son ensemble se trouvait le groupe le plus prospère des agriculteurs capitalistes. C’est ce groupe, et non les gentilshommes bourgeois des campagnes, qui mena les masses agraires pendant la Révolution française. Parallèlement, la faillite de la classe dirigeante contraignit l’État à alourdir considérablement la charge fiscale pesant sur les producteurs de richesses. Dans la confusion la plus totale, l’aristocratie fut contrainte de faire appel aux chefs de file des économistes et des banquiers capitalistes pour l’aider à se sortir de ses difficultés. Ainsi, les capitalistes dirigeants devinrent les sauveurs de la société et les chefs intellectuels de l’époque : les libéraux français.
À ce tournant historique, la Révolution américaine éclata. Les libéraux français se rallièrent rapidement aux Américains, mobilisant la France de tout leur poids. Le résultat fut décisif, non seulement pour les Anglais, mais aussi pour les Français. Si l’Angleterre perdait ses colonies, Louis XVI perdrait la tête. L’intervention dans les affaires américaines coûta cher au roi de France et rapprocha l’effondrement financier et la faillite générale de l’État. Parallèlement, le capitalisme français put se sentir encouragé par l’affaiblissement relatif des Anglais à prendre le contrôle de l’État des mains paralysées de l’ancien régime, non seulement pour mener des réformes internes, mais aussi pour jeter les bases de la reconquête de l’hégémonie mondiale perdue par l’ Ancien Régime . La victoire des fédéralistes conservateurs aux États-Unis, avec l’adoption de la Constitution et la formation d’un gouvernement national, contrarie les projets d’alliance des libéraux et des démocrates français avec l’Amérique. Sous Napoléon, le capitalisme français allait faire ses efforts les plus héroïques pour accéder à la puissance mondiale, mais, à ce moment-là, allié non plus au peuple mais aux despotes de l’Europe, il était voué à l’échec.
2
Les réformateurs libéraux français se composaient de deux sections principales. L’une était composée de lettrés et de scientifiques. Ceux-ci n’attaquaient pas la monarchie elle-même, mais ses alliés, en particulier l’Église, cette dernière non pas comme une incarnation de la religion, mais comme une institution intolérante.
Les principaux porte-parole de ce groupe avaient été en Angleterre, ou pouvaient lire et parler anglais. (*5) Locke était leur principal philosophe. En substituant le « déisme » et le « scepticisme » aux dogmes de l’Église, en discréditant la morale dominante, en louant l’empirisme scientifique (*6) des Anglais, en appelant à une liberté intellectuelle complète, ces éléments préparèrent dans une certaine mesure la voie aux événements qui allaient suivre. Cependant, ces libéraux n’avaient aucune influence sur les masses qu’ils méprisaient. (*7) Comme Voltaire l’a exposé, il « préférerait être gouverné par un lion que par cent rats ».
La plupart de ces idéalistes protestaient contre la sombre doctrine de l’Église selon laquelle la misère était inévitable. Ils affirmaient qu’il était possible d’être heureux sur cette terre – que dis-je, le bonheur était le but de l’homme. Mais pour la plupart d’entre eux, le bonheur signifiait simplement la liberté au sein de la classe sociale à laquelle on appartenait. L’égalité sociale était une pure utopie. Cependant, au sein de ce groupe, une gauche se formait, concevant le bonheur comme se trouvant dans la vertu. La vertu passait par la justice sociale, et la justice sociale signifiait la liberté pour tous ; celle-ci présupposait à son tour l’égalité et reposait sur la fraternité humaine. Les Français tiraient clairement les leçons des Révolutions américaine et anglaise, où des croyances similaires avaient prévalu. (*8)
C’est ici, sur la question de la démocratie, que les lettrés libéraux de gauche commencèrent à rompre avec la droite, comme les encyclopédistes. « Les encyclopédistes n’attaquaient aucune des institutions politiques établies de leur temps. Ils s’opposaient à l’absolutisme, à l’obscurantisme et au formalisme ; ils ne s’approchaient jamais suffisamment de la réalité pour établir un lien entre les faux préjugés qu’ils haïssaient et les institutions politiques fondamentales de la société qu’ils connaissaient. » (*9)
De l’autre côté, l’aile gauche croyait que ce n’était pas le roi qui était souverain, mais la nation. La souveraineté résidait dans le peuple, dans la société tout entière. Les œuvres de Rousseau (*10), le plus célèbre chef de file de cette opinion, devinrent la bible des futurs révolutionnaires intellectuels, tant girondins que jacobins.
Rousseau soutenait que le véritable législateur était le peuple tout entier, et que seule une telle législation pouvait exprimer la volonté générale de manière à être respectée de droit plutôt que de société. La souveraineté du peuple, son pouvoir de légiférer, était inaliénable, absolu, indispensable et indestructible. (*11) Celui qui usurpait le pouvoir souverain était un despote qui ne pouvait gouverner que par la force et qui ne pouvait légitimement empêcher les révolutions pour rétablir de bonnes relations sociales.
Les idées de Rousseau furent interprétées par nombre de ses lecteurs comme extrêmement révolutionnaires. Rousseau lui-même en était tout le contraire. Lorsqu’il écrivait : « L’homme naît libre ; et partout où il est enchaîné », sa phrase suivante stipulait : « On se croit maître des autres, et pourtant on reste plus esclave qu’eux. » (*12) En bref, les maîtres étaient plus esclaves que leurs sujets et personne n’y échappait. De plus, la tâche de Rousseau n’était pas d’expliquer ce passage de la liberté à l’esclavage, ni de protester contre cet esclavage ni de montrer comment y mettre fin, mais simplement de découvrir ce qui le rendait légitime. Si le passage à l’esclavage universel ne pouvait être légitimé, alors la révolution était inévitable. La révolution était précisément ce que Rousseau voulait nier. Pour Rousseau, « l’ordre social est un droit sacré. » (*13)
Rousseau a constaté que l’esclavage de l’humanité était inévitablement lié à la nature même de tout ordre social et était légitimé par un contrat social que l’homme isolé et brutal, dans l’état de nature, avait conclu afin d’obtenir les bienfaits de la vie en société. En cimentant ce contrat social, l’homme isolé a renoncé à sa liberté naturelle, mais a obtenu la liberté civile et la moralité.
Chez les Français, l’idée que l’homme est par nature un animal social et qu’il ne devient véritablement homme qu’en intégrant la société était toujours présente. Chez Locke, au contraire, l’homme était moral et jouissait de droits inaliénables avant même d’intégrer la société. Rousseau contestait également ici les idées de Hobbes, qui pensait que l’homme était originellement immoral et avait besoin du gouvernement pour le corriger. Pour Rousseau, l’homme primitif n’était ni bon ni mauvais, mais simplement une brute sans morale. Ce n’est qu’en perdant sa liberté naturelle en intégrant la société qu’il a acquis une liberté morale et est devenu véritablement maître de lui-même.
Ainsi, les principes moraux découlaient directement de l’ordre social, tout comme le flux des droits protégés par l’État. L’homme naturel n’avait aucun droit ; c’est la société qui le conférait, quels qu’ils soient, et transformait la possession en propriété. Mais si la propriété ne venait que des bonnes grâces de l’ordre social, elle pouvait aussi être retirée par cet ordre social chaque fois que nécessaire. L’État était donc le maître de tous les biens ; la communauté, loin de les spolier, ne faisait que leur assurer une possession légitime et transformer l’usurpation en droit véritable et la jouissance en propriété.
Lorsqu’un individu adhère à l’ordre social, il place sa personne et tout son pouvoir sous la direction suprême de la volonté générale. La volonté générale a toujours raison, même si elle doit contraindre les récalcitrants à obéir. « Cela ne signifie rien d’autre que de le forcer à être libre ; car c’est la condition qui, en donnant chaque citoyen à sa patrie, le garantit contre toute dépendance personnelle. » (*15)
L’affirmation de Rousseau selon laquelle la nation était souveraine, que tous devaient obéir à la volonté générale, ne signifiait pas qu’il était nécessairement favorable à la démocratie. Au contraire, écrivait-il, « S’il y avait un peuple de dieux, son gouvernement serait démocratique. Un gouvernement aussi parfait n’est pas fait pour l’homme. » Car « Il est contraire à l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit nombre soit gouverné. » Rousseau lui-même, suivant Montesquieu, était favorable à une monarchie pour la France, et il pouvait le faire, malgré sa théorie de la souveraineté populaire, au motif qu’« il n’est pas bon que celui qui fait les lois les exécute… » (*16). Puisque, par présomption, le peuple faisait les lois, il fallait quelqu’un pour les appliquer. Dans un État grand et puissant, cela ne pouvait se faire que par une monarchie, et par une monarchie absolue qui plus est.
Pour Rousseau, « ni le sort ni le vote n’ont de place dans un gouvernement monarchique. » (*17) Un parlement n’était pas non plus meilleur. Puisque la souveraineté ne pouvait être aliénée et n’était pas divisible, les députés au parlement ne pouvaient pas être les représentants mais simplement les intendants de la volonté générale. La représentation parlementaire, idéalisée par Locke comme l’essence de la démocratie et redoutée par Hobbes pour la même raison, était ridiculisée par Rousseau comme n’ayant rien à voir avec la véritable démocratie. Des gens comme Cromwell n’étaient que des égoïstes ou des hypocrites. (*18) Ainsi, si la volonté générale devait s’exprimer par le biais d’une monarchie absolue, Rousseau la favorisait. Il ne pouvait y avoir de révolution contre la volonté générale et donc pas de révolution contre son agent, la monarchie absolue, appliquant ses lois.
En aucun cas, il ne faut comprendre la théorie de la volonté générale comme signifiant nécessairement la règle de la majorité. La volonté générale ne coïncidait même pas avec la somme des volontés individuelles. La « volonté générale » désignait la volonté représentant le bien commun, un peu comme l’« esprit public ». Les Français, contrairement aux Américains, avaient des traditions sociales établies de longue date, difficiles à briser par le nouvel ordre capitaliste. Le « bien commun » ne signifiait pas nécessairement le bien de la majorité des individus de la société, car la société ne devait pas être considérée comme une agrégation d’individus. Cette idée devait être développée ultérieurement par les Anglais, et surtout par les Américains. Elle ne pouvait pas être la théorie des libéraux français avant la Révolution.
Français L’objectif de la volonté générale était le bien de tous. « Si nous demandons en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui devrait être la fin de tout système de législation, nous le trouverons réduit à deux objets principaux, la liberté et l’égalité… » « … par égalité, nous devons entendre, non pas que les degrés de pouvoir et de richesse doivent être absolument identiques pour tous ; mais que le pouvoir ne sera jamais assez grand pour permettre la violence, et sera toujours exercé en vertu du rang et de la loi ; et que, en matière de richesses, aucun citoyen ne sera jamais assez riche pour en acheter un autre, et aucun assez pauvre pour être forcé de se vendre… » (*19) Ainsi, l’État ne devait admettre ni les riches ni les mendiants. Trente ans plus tard, ce devait devenir l’idéal de nombreux Jacobins.
Rousseau, comme Locke et les Américains, était parti du principe d’un contrat social. Pour le libéral anglais, cela impliquait le droit de rompre le contrat chaque fois que la majorité le décidait ; pour l’Américain, cela signifiait le droit de chaque individu à décider lui-même de participer ou non ; pour les deux, la société existait pour assurer la liberté et l’égalité individuelles. Pour le Français, tout droit de décision individuelle avait été abandonné depuis longtemps ; même la majorité ne pouvait rompre le contrat social. En cela, Rousseau rejoignait Hobbes : l’humanité était liée à jamais, non pas à l’État comme le voulait Hobbes, mais à la société.
Les conditions particulières de l’Amérique ont poussé les libéraux à nier l’existence des classes. C’était en soi une bonne théorie de classe pour les capitalistes. Ce déni de l’existence des classes a permis à la bourgeoisie américaine de démontrer aux classes populaires que tout homme pouvait devenir capitaliste, et ainsi de diriger toute sa haine uniquement contre les vestiges féodaux qui régnaient sur la supériorité de classe. En France, au contraire, il était nécessaire de ne pas nier l’existence des classes, mais de souligner leur égalité, d’exiger une écoute universelle et de souligner la supériorité de la nation sur toutes les classes. Bien que Rousseau lui-même ait pu exprimer les aspirations de la paysannerie française, ses idées ont finalement aidé la bourgeoisie, vers laquelle, soit dit en passant, le paysan devait se tourner pour trouver un leadership. Pour les capitalistes français, être traités sur un pied d’égalité en tant que classe signifiait leur victoire, dans la mesure où ils avaient toutes les forces de l’histoire de leur côté. Cela s’est clairement manifesté au cours de la Révolution française elle-même.
Quoi qu’il en soit, que ce soit en France, en Amérique ou ailleurs, une classe qui lutte pour le pouvoir doit lutter non seulement au nom de sa propre classe, mais au nom de la nation tout entière, au nom de l’humanité tout entière. Ce n’est qu’en étant assurée de lutter pour le progrès de l’humanité tout entière qu’elle peut gagner ces alliés et établir le moral qui lui permettra de vaincre. Il ne fait aucun doute qu’à cette époque, la classe capitaliste était la seule à pouvoir réellement représenter les intérêts de la nation. La Nation souveraine ne pouvait signifier que la classe capitaliste était souveraine.
L’analyse de l’homme primitif par Rousseau l’avait également conduit à la conclusion que « Tous les hommes naissent égaux » – mais pas au sens psychologique du terme de l’Anglais Locke, qui affirmait que tous naissaient avec un esprit vierge, modelés par leur environnement. En France et en Amérique, cela signifiait que tous étaient venus au monde dans des conditions égales, confrontés à des forces naturelles égales. C’était certainement vrai aussi bien pour la masse des agrariens français que pour les immigrants américains. Mais alors que la théorie française impliquait que cela avait été le cas dans un passé lointain, avant que l’humanité ne forme un pacte pour établir un ordre social, mais que cela avait changé au cours de cet ordre social, en Amérique, il s’agissait d’une question du présent réel. Les Français, comme les Anglais, reconnaissaient l’ordre social ; en Amérique, l’ordre social devait être créé. Alors que les Français soulignaient qu’un environnement similaire apportait des droits similaires à toutes les classes, pour les Américains, un environnement similaire signifiait des chances égales d’avancement pour tous les individus.
Dans le dernier chapitre de son Contrat social , Rousseau appelait à l’instauration d’une religion d’État, une profession de foi civile dont le souverain fixerait les articles non pas comme dogmes religieux, mais comme sentiments sociaux. L’État serait aussi l’Église, et le Prince, le Pontife. Les dogmes de cette religion civile seraient très simples : la reconnaissance de l’existence de la Divinité, le bonheur des justes et le châtiment des méchants, et la sainteté du contrat social et de ses lois. Il ne devait y avoir aucune intolérance. C’est ce type de religion que Robespierre allait plus tard tenter de perpétuer.
On voit donc qu’il est difficile de qualifier Rousseau de révolutionnaire. En effet, même dans son essai, réputé le plus révolutionnaire, son « Discours sur l’inégalité », Rousseau appelait les peuples à respecter les liens sacrés de leurs communautés respectives, à obéir scrupuleusement aux lois et à tous ceux qui les élaboraient ou les administraient, etc. (*20)
En quoi pouvaient donc consister les implications révolutionnaires, pour que tous les instigateurs à venir y croient avec tant de ferveur ? Premièrement, Rousseau démontrait la corruption de la société de l’époque et qualifiait constamment d’inique l’ Ancien Régime féodal , revenant toujours aux Républiques grecque et romaine pour modèles. Deuxièmement, il y avait l’argument de Rousseau selon lequel aucun droit n’était sacré ou divin, mais provenait de la société, qui pouvait les reprendre à son gré. Troisièmement, il y avait sa théorie selon laquelle la véritable inégalité naît non pas de la nature, mais de l’ordre social. Le fondement même de l’ordre social et du droit résidait dans l’inégalité de possession, qu’ils perpétuaient à leur tour. Quatrièmement, il y avait sa doctrine fondamentale de la souveraineté du peuple à laquelle était subordonné même le prince ou le roi, la monarchie étant tolérée non de droit divin, mais comme une commodité adaptée à certaines conditions matérielles prévalant dans les grandes nations. Dans tous les cas, le gouvernement n’était qu’un corps intermédiaire établi entre les sujets et les souverains pour exécuter les lois et maintenir la liberté.
Enfin, il y avait les aspects philosophiques des écrits de Rousseau. Repoussant l’intellectualisme aride des « Philosophes », Rousseau rejetait le rationalisme au nom de l’idée que c’est la compassion, le seul bien-être de son prochain, qui fait avancer le monde. Cette attitude imprégna profondément tous ses écrits et lui valut l’affection de tous les radicaux de la Révolution française qui allaient le suivre. Rousseau combattait non seulement les encyclopédistes pédants, mais aussi les économistes physiocrates bourgeois et serviles qui, au nom de la « science », ne symbolisaient que le gaspillage et le luxe du riche parasite. (*21)
De tous les grands écrivains français de l’époque, Rousseau était le seul à comprendre que le principal problème était d’adapter l’ordre social aux besoins de la paysannerie. Il a maintes fois ridiculisé la société artificielle de l’ Ancien Régime et appelé à un retour à la vie simple et rustique de la campagne. (*22) L’appel au « retour à la nature » de Rousseau n’impliquait en aucun cas un retour à l’état présocial de la nature, mais seulement un retour à la vie qui était naturelle au paysan. « Souvenez-vous que les murs des villes sont construits avec les ruines des maisons de la campagne. Pour chaque palais que je vois s’élever dans la capitale, mon œil de l’esprit voit un pays tout entier désolé. » (*23) Toute sa théorie morale et politique était de nature à séduire énormément la paysannerie.
L’idéalisation de la vie paysanne par Rousseau allait de pair avec les revendications du paysan à être laissé tranquille, à être libre de vendre ses produits et d’acheter et de vendre ses terres. Pourtant, de telles pratiques ne bouleverseraient-elles pas les fondements mêmes de l’ordre ancien ? Nous avons vu que ce n’est que lorsque le capitalisme aura pénétré les campagnes, affectant chaque paysan et chaque paysan avec les capitalistes urbains, qu’il deviendra suffisamment puissant pour défier l’ Ancien Régime européen. Le capitalisme français pourrait bien reprendre les termes de Rousseau, non pas pour ériger le paysan en maître, mais pour l’enchaîner au char de guerre de la classe capitaliste montante qui réclamait la fin de toute interférence avec les « lois naturelles » de l’économie politique.
La deuxième branche principale des libéraux français était composée des économistes physiocrates. Pour eux, la loi naturelle signifiait la loi de l’économie et, par conséquent, selon eux, la fin du gouvernement n’était pas le bonheur, mais la science, ou la vérité. C’est dans la vérité que réside le bonheur. Pour eux, la société était fondée sur le bien-être. Le guide du bien-être n’était pas la morale, trop variable et relative, mais la nature, l’application des lois sociales naturelles.
Les porte-parole de ces idées savaient pertinemment que le capitalisme français était loin derrière celui de l’Angleterre et qu’il était nécessaire de le rattraper. Il fallait développer la science, améliorer les arts, diffuser le savoir, afin de produire davantage de biens pour répondre aux besoins de l’humanité. C’était, d’une certaine manière, le point de vue opposé, mais complémentaire, de celui des lettrés de gauche qui, s’intéressant au monde paysan, avaient insisté sur la nécessité d’une vie simple et rustique et d’une économie parcimonieuse. Tandis que les hommes de lettres prônaient l’abstinence, les physiocrates préconisaient l’augmentation de la production.
Les physiocrates français furent les premiers à comprendre que pour que leur économie capitaliste surpasse celle de l’Angleterre, il était nécessaire de s’affranchir complètement de toute réglementation étatique restrictive. Les guerres civiles anglaises avaient débuté sur la question de l’impôt ; les Américains avaient soulevé la question du libre-échange, mais sous couvert de lutte contre l’impôt. Il revendiquait aux Français d’étendre cette lutte et, suivis en partie par les Américains, de lancer le slogan « laissez-faire, laissez faire ». Liberté du commerce, liberté de l’industrie, libre-échange en France, fin de toutes les restrictions féodales qui entravaient la production, abolition des péages intérieurs, abolition de la corvée, abolition du travail forcé et statutaire, meilleure reconnaissance du tiers état, telles étaient les revendications des physiocrates. (*24)
Pour justifier leurs prétentions, les physiocrates soulignaient que toute la valeur provenait de l’agriculture et que le reste de la France était soutenu par le travail des agriculteurs. Là encore, le physiocrate s’en prenait au paysan (*25) et, comme à cette époque le prolétariat n’était pas encore une classe à part entière, c’était le capitaliste, seule section articulée de l’industrie, qui prétendait parler au nom de tous les travailleurs.
3
La Révolution française se déploya dans les proportions d’un Niagara impressionnant. Mille Shakespeare n’auraient pu inventer les apogées qui s’accumulèrent tandis que ce grand drame se jouait sur la scène de l’histoire. Pour la première fois, c’est la nation tout entière, le peuple, qui parle. C’est ce qui distingue les Français des Révolutions américaine et anglaise. C’est ce qui inspire la peur à un Edmund Burke (*26) ou à un Thomas Jefferson. C’est ce qui pousse Thomas Paine vers la guillotine (*27). C’est la guerre des paysans. La masse laborieuse lève maintenant sa puissante main pour frapper. Et, plus encore, c’est la masse laborieuse à la tête de laquelle se dresse la ville, et la ville suprême du tout-Paris.
Nous avons vu que lors des révolutions précédentes, la classe révoltée elle-même avait ses racines à la campagne, à travers le gentilhomme bourgeois de campagne. C’est le gentilhomme de campagne qui mobilisait le paysan et l’apprenti. Mais en France, le gentilhomme de campagne n’avait aucune force. Ce n’était pas lui, mais le paysan aisé et moyen (le « koulak », comme l’appellent les Russes) qui représentait les classes urbaines. Or, le koulak n’était ni un gentilhomme raffiné, ni un bourgeois des villes. Le capitaliste s’exprimait directement depuis la ville, et le koulak et le paysan des campagnes devaient suivre son exemple brutal du mieux qu’ils pouvaient.
Pendant toute la durée de la Révolution, la nation ne put échapper au programme de la bourgeoisie. Tous les libéraux, de droite comme de gauche, tous les lettrés et les économistes, les hommes politiques et les juristes, croyaient au droit de propriété privée. C’était l’idée de Voltaire, de Rousseau, de Danton, de Robespierre, de Marat et d’Hébert, qui tous jouaient diverses variations sur le même air. (*28) « La Gironde et la Montagne étaient toutes deux des partis bourgeois, et la Convention ne comptait peut-être aucun membre du prolétariat. » (*29) Si nous voyons les modérés céder la place aux Girondins, et les Girondins anéantis par les Jacobins, puis les Jacobins détruits par l’Empereur, ce n’est pas à cause d’une querelle sur l’abolition de la propriété privée du sol et des moyens de production, mais d’une querelle sur qui devait obtenir cette propriété. À mesure que la guillotine révolutionnaire progressait, les royalistes pouvaient se convertir aux républicains, les républicains aux démocrates, les démocrates aux anarchistes, mais aucun ne pouvait échapper au cadre du capitalisme. La Révolution, bien que menée parfois sans, voire contre, la bourgeoisie, resta bourgeoise jusqu’au bout.
Sans exception, tous les « philosophes » étaient monarchistes. Certains d’entre eux ne prônaient même pas une monarchie constitutionnelle. Ils souhaitaient simplement une monarchie réformée, plus attentive aux prières des capitalistes. (*30) Les physiocrates, conseillers du roi, ne cherchaient pas à renverser l’ordre social. Ils aspiraient uniquement à un despotisme scientifique plutôt qu’à une ligne non scientifique et chaotique. Ce ne sont pas ces éléments qui ont provoqué la Révolution.
Depuis 1614, aucun Parlement n’avait été convoqué en France. Il était désormais nécessaire de le faire. Les Trois États furent convoqués. Les capitalistes, battus deux fois contre un, décidèrent de fusionner tous les États en un seul État général (*31) où ils pourraient obtenir la majorité des délégués. Les modérés ou les libéraux étaient au pouvoir. Le Tiers État, soutenu par la pression des masses, organisa l’Assemblée nationale. Alors que le roi hésitait entre la reconnaissance ou la non-reconnaissance des capitalistes, les masses parisiennes passèrent à l’action et prirent d’assaut le symbole de l’aristocratie, la Bastille.
Des barricades furent érigées dans les rues. Jusqu’alors, les libéraux avaient simplement réclamé des réunions régulières des États et une Constitution pour la monarchie. Ils réclamaient des juges électifs et une plus grande considération pour les intérêts capitalistes. Effrayée, la bourgeoisie se présenta alors à la noblesse pour l’abolition des droits féodaux. Cependant, ce ne furent pas les droits essentiels qui furent ainsi abandonnés ; seuls les services féodaux particuliers, pénibles pour la paysannerie, furent cédés. Quant aux autres, ils devaient être achetés à la noblesse trente fois leur valeur annuelle. Néanmoins, les paysans étaient toujours avides de terres ; les masses urbaines mouraient toujours de faim. Tandis que les riches se rassemblaient dans leurs salons et les modérés dans leurs cafés, les plus pauvres affluèrent dans les clubs jacobins et les masses envahirent les rues. La bourgeoisie se retrouva de plus en plus prisonnière des masses révolutionnaires, et la Déclaration des droits de l’homme fut adoptée.
Cette Déclaration de 1789 stipulait que le but de toute association politique était de garantir les droits naturels de l’homme : liberté, propriété, sécurité et résistance à l’oppression. La liberté était définie comme le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, la loi fixant les limites de « tout » et de « nuire ». La souveraineté résidait dans la nation. La liberté d’expression et de presse devait exister, mais si toutes les religions devaient être tolérées, la religion catholique devait demeurer religion d’État. Une séparation des pouvoirs devait être instaurée. Il convient de noter que les droits de réunion et d’association publiques n’étaient pas mentionnés. En revanche, le droit de propriété était déclaré inviolable et sacré, et l’expropriation ne pouvait avoir lieu qu’en cas de besoin urgent de la nation et lorsque le propriétaire était dûment indemnisé. Lorsque la Déclaration stipulait que les hommes naissent et vivent libres et égaux devant les lois, elle stipulait également que des distinctions sociales pouvaient être établies, mais « uniquement pour des raisons d’utilité commune ». Les classes sociales étaient clairement reconnues dans ce document libéral, et ce n’est qu’en 1791 que l’Église et l’État furent formellement séparés.
Les paysans commencèrent à s’emparer des grands domaines ; en ville, les masses pillèrent pour se nourrir, les nobles s’enfuirent, et le roi se retrouva seul face aux libéraux qui se rallièrent à lui pour empêcher la Révolution de s’étendre. Malgré leur Déclaration des droits de l’homme, les libéraux adoptèrent une loi divisant les citoyens en deux catégories : les « actifs » et les « passifs ». Les « actifs » étaient les propriétaires moyens et aisés, les « passifs », les pauvres.
Seuls les « actifs » pouvaient prendre part au gouvernement. La masse populaire était privée de ses droits civiques. Les électeurs de l’Assemblée nationale devaient être propriétaires fonciers ; ils devaient se réunir une fois, puis se dissoudre.
Cette décision arriva juste à temps, car les masses avaient déjà marché sur Versailles et avaient amené le roi et l’Assemblée nationale à Paris, où l’Assemblée ne pouvait se réunir que sous étroite surveillance. Cette seconde action des masses força les libéraux à se déplacer plus à gauche. Ils décidèrent donc de confisquer les biens de l’Église, faisant ainsi du clergé les ennemis les plus acharnés de la Révolution.(*32) Ils modifièrent les lois sur l’héritage afin de démocratiser la propriété. Ils abolirent tous les titres ; ils réorganisèrent l’armée afin de la mettre au service des capitalistes. Ils posèrent les bases d’une base d’imposition plus équitable et supprimèrent les exonérations antérieures. Ils accordèrent une certaine autonomie locale aux villes et aux communes de province. Ils confisquèrent les biens de la noblesse émigrée . Ils élaborèrent une nouvelle et retentissante Déclaration des droits de l’homme. En bref, la bourgeoisie s’efforça d’accorder aux masses les privilèges de la noblesse et du clergé, afin d’arrêter la Révolution et de la réserver aux libéraux. Cependant, tout cela n’était que sur le papier ; en réalité, l’Assemblée ne réalisa que très peu de ce programme ambitieux. (*33)
De 1789 à 1791, ce sont les libéraux modérés et fortunés qui détiennent le pouvoir, et la noblesse contre-attaque. Après tout, toute la puissance européenne est derrière la noblesse dépossédée. Le roi a tenté de fuir le pays (*34) pour aller à la rencontre des nobles émigrés et envahir la France.
La royauté était ainsi condamnée. Jusque-là, même les Jacobins avaient été favorables à un roi. Danton lui-même n’avait-il pas prêté serment de soutenir une monarchie constitutionnelle ? Et le prétendant au trône, le duc d’Orléans, membre du Club des Jacobins, n’intriguait-il pas activement ses membres ?
Mais il devint de plus en plus difficile de mater le peuple, qui se retourna désormais non seulement contre le roi, mais aussi contre les « patriotes », la bourgeoisie. À peine une monarchie constitutionnelle fut-elle établie que l’ancien ordre envahit la France, et celle-ci fut contrainte de déclarer la guerre à l’Autriche. Ni la Manche ni l’océan Atlantique ne lui barraient la route. Comble du malheur, les capitalistes anglais se rangeaient désormais derrière l’ Ancien Régime pour tenter d’écraser la classe capitaliste française montante.
C’est alors devenu la guerre. « Mais dans l’esprit des révolutionnaires français, c’était un nouveau genre de guerre. C’était une guerre pour rendre le monde sûr pour la démocratie et le nationalisme. C’était une guerre, non pas entre dynastes ou entre peuples, mais entre despotes et des nationalités. C’était une guerre, non pas pour le gain matériel, mais pour le bien-être de l’humanité. » Accompagnant la déclaration officielle des hostilités se trouvait cette remarquable proclamation : « L’Assemblée nationale proclame que la nation française, fidèle aux principes consacrés par sa constitution, « de n’entreprendre aucune guerre en vue de conquête ni d’employer jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple », ne prend les armes que pour le maintien de sa propre liberté et de son indépendance ; … que la nation française ne confond jamais ses frères avec ses véritables ennemis ; … qu’elle adopte d’avance tous les étrangers qui, abjurant la cause de ses ennemis, se rangeront sous ses bannières et consacreront leurs efforts à la défense de la liberté, et qu’elle favorisera par tous les moyens en son pouvoir leur établissement en France… » (*35)
Guerre ! Les Allemands étaient aux portes de Paris. Cela modifia entièrement le rapport de forces et exacerba tous les mouvements ; face à cette crise nationale, la nation entière fut contrainte à l’autodéfense. (*36) Les libéraux et leur Assemblée nationale furent désormais écartés. Les masses marchèrent sur les Tuileries et emprisonnèrent le roi. Les massacres de septembre 1792 eurent lieu pour débarrasser Paris des éléments contre-révolutionnaires. (*37) Les élections devinrent libres pour tous. L’Assemblée législative bicamérale céda la place à la Convention monocamérale. Ce fut au tour des anciens libéraux modérés de fuir le pays. Dans la nouvelle Convention, les nouveaux libéraux, les Girondins, plus à gauche que les anciens, prirent la tête. Ceux qui avaient occupé l’extrême gauche de l’ancienne Assemblée étaient bien plus à droite dans la nouvelle Convention. L’aile gauche restait occupée par les Montagnards, anciens libéraux devenus radicaux, qui savaient que le seul salut de la France résidait dans la confiance dans les masses, et qui entendaient sauver la Révolution à tout prix.
Bientôt, les Girondins, ou libéraux de gauche, commencèrent à perdre le contrôle de la situation. Le roi avait été exécuté. La République avait été proclamée en 1793. Cette idée de république n’était pas nouvelle. Certes, régénérer l’humanité en hissant le drapeau républicain sur les capitales européennes ne faisait pas partie du programme philosophique du XVIIIe siècle en France, mais dès les premiers jours de l’essor du capitalisme, cette idée avait été popularisée. Les humanistes et les publicistes de la Renaissance avaient attiré l’attention sur les réalisations des républiques grecque et romaine de l’Antiquité, et « On trouve dans le Léviathan de Hobbes une complainte célèbre selon laquelle les troubles civils en Angleterre au XVIIe siècle étaient dus à l’étude des classiques grecs et latins. » (*38)
Les cités-États italiennes, la Suisse et le Commonwealth anglais avaient déjà donné l’exemple des républiques. Selon Montesquieu, ces précédents démontraient simplement que pour une république, il fallait un territoire restreint (*39), l’absence de luxe et de grandes fortunes, ainsi qu’une abondante vertu publique. La victoire de la Révolution américaine a finalement anéanti cette sagesse politique et démontré la faisabilité d’une république, même dans des pays étendus.
Mais ce qui distinguait nettement l’expérience française de toutes les précédentes était le fait que toutes les autres républiques avaient été oligarchiques et dictatoriales, et certainement non démocratiques. Il est vrai que les révolutionnaires français ont souvent couvert leurs innovations de références aux traditions grecques et romaines. Néanmoins, ce n’était là qu’un exemple de plus de la règle selon laquelle les innovations sociales sont souvent introduites sous couvert de vieilles coutumes renouvelées. En fait, contrairement à tous les exemples précédents, la République française était destinée à entrer dans l’histoire comme la plus grande tentative de démocratie « pure » dont le capitalisme soit capable.
La fuite du roi traître força les masses à comprendre que la France pouvait exister sans royauté et conduisit à l’instauration de la République. Et avec la République vint la guerre avec l’Angleterre, car rien n’exaspérait davantage les libéraux whigs d’Angleterre que la destitution puis l’exécution du roi et l’instauration d’une république démocratique. Le libéral Pitt l’exprima très clairement dans son discours de 1793 : « En deux ou trois ans, ils avaient assisté en France à une révolution fondée sur des principes incompatibles avec tout gouvernement régulier, hostiles à la monarchie héréditaire, à la noblesse et à tous les ordres privilégiés. » (*40) Pitt connaissait bien la différence entre les révolutions américaine et française.
En France, une nouvelle constitution et une autre Déclaration des droits furent élaborées pour tenter d’introduire véritablement la démocratie dans la nation. Les libéraux disparurent, la démocratie fit son apparition. « Cette célèbre Constitution de 93, longtemps considérée comme le fer de lance du sans-culotisme, est probablement le projet de démocratie pure le plus complet jamais conçu. Non seulement elle reconnaissait formellement le peuple comme seule source principale du pouvoir, mais elle lui en déléguait directement l’exercice. Chaque mesure devait être soumise aux assemblées primaires des « sections », au nombre de quarante-quatre mille dans toute la France. Les magistrats devaient être réélus aux intervalles les plus courts possibles à la majorité simple. Le corps législatif central devait être renouvelé chaque année, composé de délégués des assemblées primaires, dotés de mandats impératifs. » (*41) C’est ainsi que les Clubs triomphèrent des Salons et des Cafés. Les Jacobins accomplirent ce que les Niveleurs n’avaient pas pu faire. Cependant, avant que cette Constitution jacobine radicale puisse être mise en vigueur, toute la population fut contrainte de prendre les armes.
La Montagne des Jacobins s’attaqua vigoureusement à de nombreux problèmes que les Libéraux de gauche avaient refusé de résoudre. Les droits féodaux furent enfin abolis et les paysans furent incités à s’emparer des terres des grands domaines. Il convient toutefois de noter que la décision de la précédente Assemblée libérale de céder les terres communales villageoises saisies par l’aristocratie, non pas aux habitants du village, mais à des particuliers, fut maintenue. (*42) Le prix du pain et des produits de première nécessité avait atteint des sommets. Les Jacobins radicaux fixèrent un prix maximum à ces produits. De plus, afin de financer la guerre et de réprimer la contre-révolution qui se préparait aux quatre coins de la France, les Jacobins décidèrent de confisquer une partie des biens des riches. Un emprunt forcé d’un milliard de francs fut consenti.
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La Révolution avait commencé sous le slogan : Liberté, Égalité et Fraternité. Les riches libéraux avaient mis l’accent sur la Liberté. Le petit propriétaire désespéré, devenu radical, mettait l’accent sur l’Égalité. « … le propriétaire ne doit pas être riche et tous doivent être propriétaires. C’est le trait distinctif de la théorie jacobine. » (*43) Sous la pression de la guerre civile et nationale, le jacobin fut contraint de reconnaître que le droit de la société était supérieur au droit de l’individu, et le libéral qui croyait que la propriété était un droit individuel fut bientôt informé par le jacobin qu’il s’agissait d’un pouvoir social et que l’État pouvait être le protecteur du plus grand nombre aux dépens de quelques-uns.
Les anciens libéraux de l’école encyclopédiste croyaient que toute propriété appartenait à l’État, mais que le roi était l’État. La seule condition était que l’État soit raisonnable. Les physiocrates avaient déclaré que la propriété était un droit individuel inhérent. Ceux plus à gauche, comme Rousseau, Morelly et Mably, avaient déclaré que la propriété appartenait à l’État, mais que l’État était la nation. Morelly et Mably ont construit des utopies communistes. Après 1791, l’idée de la propriété comme intérêt social plutôt que comme droit individuel s’est imposée. Alors que les paysans souhaitaient que l’État s’empare et rationalise la terre, ils posaient comme condition que l’État ne détienne pas la terre, mais la redistribue à la paysannerie.
Les Jacobins étaient à l’origine un groupe parlementaire de l’Assemblée nationale, les clubs ayant été organisés pour surveiller et contrôler les administrations locales. Au début, la quasi-totalité de leurs membres était composée de bourgeois, dont beaucoup étaient francs-maçons (*44), et ce n’est qu’avec l’avancée de la Révolution que les cotisations ont été réduites et que les plus pauvres ont été admis. Cet organisme, qui ne comptait que 2 à 4 % de la population urbaine (8 à 10 % dans les villages) et, au plus fort de la Terreur, ne comptait pas plus de cinq cent mille membres environ, dont seulement 10 à 15 % étaient des « actifs », a fait pour la petite bourgeoisie révolutionnaire pendant la Révolution française ce que le Parti communiste a fait pour le prolétariat pendant la Révolution russe de 1917. Il a servi d’état-major et de force motrice au capitalisme révolutionnaire, tant contre l’aristocratie que contre les masses pauvres.
Contrairement à l’idée reçue, les Jacobins, loin d’être des bêtes débauchées, étaient plutôt puritains dans leurs mœurs. Ils considéraient l’ivrognerie, le jeu et la prostitution comme des péchés (la plupart des prostituées étaient notoirement royalistes). Ils devinrent des fanatiques de la « religion de l’humanité ». Leur objectif était proclamé : une société vertueuse et travailleuse, sans luxe ni vices, où l’individu se conformait aux normes de décence de la classe moyenne.
Il est donc clair que les Jacobins n’étaient pas de la trempe de Spartacus ou de Karl Marx. Lorsqu’ils étaient au pouvoir, tous les fonctionnaires étaient membres des Clubs et y présentaient leurs arguments en premier. Les Jacobins se séparèrent de plus en plus du peuple. Dans de nombreux Clubs, les ouvriers ne furent admis que pendant une brève période, au plus fort de la Terreur, et seulement sous la pression. (*45)
Les chefs des Jacobins petits-bourgeois étaient Danton, Marat et Robespierre. L’aile droite était soutenue par Danton. Il prônait une terreur plus modérée et plus brève ; il ne poursuivait pas les ennemis de la Révolution avec la même implacabilité. Ses vues sur le travail étaient extrêmement limitées : il se contenta de proposer l’abolition des longs apprentissages et de préconiser un salaire suffisant pour permettre, après trois ans, de se lancer dans les affaires. (*46)
Marat fut assassiné au cours de la Révolution par la contre-révolutionnaire Charlotte Corday. Au début, Marat était libéral ; il était contre la République et se méfiait du peuple. Il s’orienta ensuite progressivement vers la gauche. C’est lui qui consolida véritablement le contrôle du Club des Jacobins, qui établit le Tribunal révolutionnaire, qui prôna la dictature drastique qui consolida la révolution sous le couvert des Comités de salut public et de bienfaisance publique. Il fut le véritable chien de garde de la révolution. Marat s’habillait délibérément à l’image des classes populaires, mais son attrait s’adressait à la classe moyenne. « On pourrait dire », déclara Jaurès, « qu’il n’appela le prolétariat à la rescousse que par désespoir de voir le plan normal de la Révolution perturbé par la stupidité de la bourgeoisie modérée. » (*47) Marat fut le grand révolutionnaire pratique. Il était pour l’armement du peuple, pour le désarmement de la cour, pour la décapitation des chefs de la contre-révolution, pour la Terreur dans sa forme la plus dure.
Entre Marat et Danton se trouvait Robespierre, qui était le chef suprême, car il savait le mieux comment suivre les événements qu’il était devenu le symbole. Comme les autres Montaignards, il souhaitait d’abord instaurer la République, puis envisager des réformes sociales. Si Danton était suffisamment conservateur pour se marier catholique, Robespierre était suffisamment radical pour proclamer le déisme comme religion officielle.
Tandis que la petite bourgeoisie, sous la direction des Jacobins, écartait les libéraux de gauche, ce fut au tour des couches les plus basses des masses laborieuses, artisans et plébéiens mobilisés dans la rue, de présenter leurs propres revendications. À la Convention, ils opposèrent la Commune. (*48) Ils souhaitaient la confiscation de tous les biens dépassant le strict nécessaire à chaque individu. Ils préconisaient les mesures les plus sévères contre la contre-révolution, ou contre toute tendance conciliante avec la contre-révolution. C’étaient les Enragés menés par Hébert, Chaumette, Roux et d’autres.
À leur droite se trouvait Hébert. Il souhaitait que la Commune domine la Convention, dont les Girondins avaient été expulsés, mais n’insistait pas sur la question de la nourriture, de la terre et du travail. En revanche, Roux, Chaumette et d’autres ne respectaient pas la propriété privée, mais ne pouvaient pas s’associer au communiste Babœuf, car ils aspiraient à une démocratie et non à une dictature ouvrière. Chez eux, il y avait donc une tendance marquée à l’anarchisme. Hébert et les autres étaient également athées et souhaitaient que l’État déclare la guerre à toute religion.
Il convient également de noter qu’au fil de la révolution, l’Église s’est scindée en une Église constitutionnelle et une Église ancienne. Sous la Convention, toutes les églises ont été attaquées, même les protestantes, et le dimanche a été supprimé lorsque le nouveau calendrier a été établi sous la pression de la gauche. Le 24 novembre 1753, la Commune de Paris décrète : « 1) que toutes les églises et tous les temples, quelle que soit la religion ou la secte, ayant existé à Paris, seront immédiatement fermés ; 2) que tous les prêtres et ministres de quelque religion que ce soit seront tenus personnellement et individuellement responsables de tous troubles causés par des opinions religieuses ; 3) que quiconque exigera l’ouverture d’une église ou d’un temple sera arrêté comme suspect ; 4) que les comités révolutionnaires seront invités à surveiller étroitement tous les prêtres ; 5) qu’il sera demandé à la Convention de promulguer un décret excluant les prêtres de l’exercice des fonctions publiques de toute nature et de tout emploi dans les manufactures nationales. » (*49)
C’est avec ce programme égalitaire qu’Hébert, secrétaire de la Commune de Paris, s’opposa à la Convention. Un communisme, certes fragmentaire et partiel, s’était déjà développé au cours de la Révolution. L’idée dominante du mouvement communiste dans les campagnes en 1793 était l’égalité devant la terre, la propriété de la terre à toute la nation et la garantie de moyens d’existence à chacun. Dans les villes, comme à Lyon, les ouvriers réclamaient déjà un salaire décent, la nationalisation des mines et la reprise des usines désaffectées. Face à la situation désespérée qui les attendait, même les Jacobins durent socialiser les échanges de produits et mettre fin à toute liberté commerciale.
Sous la pression des événements, la Commune fixa les salaires et les prix. La bourse fut fermée et la spéculation cessa. Des assignats furent émis comme monnaie. L’enseignement gratuit fut instauré. La Commune accorda également une ration de pain gratuite à chaque famille.
Pour réaliser les objectifs de la Commune, il aurait fallu que les masses populaires progressent vers l’abolition de la propriété privée et la socialisation des moyens de production. Mais un tel programme était impensable à l’époque, pour un grand nombre de personnes, car les moyens de production ne se prêtaient pas à la socialisation et il n’existait pas de véritable prolétariat. Ces idées n’ont donc pas émergé ; la propriété privée devait perdurer, et l’empiétement de la « population » n’était que temporaire. (*50)
Ce fut alors au tour des radicaux jacobins petits-bourgeois de bloquer la révolution. Toute défense de la loi agraire, du communisme agraire, devint passible de la peine de mort. Les syndicats furent interdits et les grévistes guillotinés. Les clubs jacobins engagèrent une lutte acharnée contre les sections de la Commune.
Les commissaires et l’armée spéciale de la Commune furent d’abord attaqués. Robespierre fit exécuter d’abord Hébert et Clootz, membres de la Commune, puis Danton, s’imposant ainsi comme un dictateur absolu. Il instaura des exécutions massives. « Ce serait une erreur de croire que ce sont surtout les classes aisées qui souffrirent. Au contraire, sur 2 750 victimes de Robespierre, seulement 650 appartenaient aux classes supérieures ou moyennes. Les charrettes… étaient en grande partie occupées par des ouvriers. » (*51)
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La destruction des forces de la Commune de Paris par Robespierre a, à son tour, privé les Jacobins révolutionnaires de leur base. Les Jacobins étaient arrivés au pouvoir précisément parce qu’ils s’étaient si fermement attachés aux masses. Alors qu’ils s’attaquaient aux couches les plus pauvres des travailleurs, les Jacobins se sont retrouvés isolés de leurs anciens partisans, tandis que leurs ennemis réactionnaires les encerclaient de toutes parts et portaient coup sur coup à la Révolution.
Le premier coup fut l’exécution de Robespierre lui-même. Se croyant fermement ancré au cœur de la Terreur, qu’il avait transformée en un système insensé, il avait tellement perdu le contact avec la réalité qu’il s’imaginait encore être l’idole des masses, qui le détestaient désormais. Les réactionnaires, pourtant plus avisés, le précipitèrent vers la mort, le 27 juillet 1794 (Thermidor).
Robespierre, en effet, avait perdu son utilité historique pour la France. La France républicaine avait su vaincre ses ennemis continentaux, repousser les Anglais et s’unir à la Belgique. La raison même de la Terreur, qui saignait tant – révolutionnaire qui plus est – avait désormais disparu. À l’instar de Danton, dont l’opportunisme avait été utile tant que ses tentatives pour empêcher la guerre avec l’Angleterre en négociant avec Fox avaient une chance de réussir, et dont la politique de temporisation était vouée à l’échec dès la défaite de Fox face à Pitt et la déclaration de guerre, Robespierre, maintenant que la France avait besoin non pas de la Terreur mais de la consolidation de toutes les classes derrière la nouvelle bourgeoisie victorieuse, ne représentait plus que l’échafaudage de l’histoire qu’il fallait démolir.
Avec Robespierre, la Révolution française avait atteint son apogée dans les circonstances. Nous avons vu que « la Révolution était résolument et systématiquement individualiste. La théorie socialiste n’avait joué aucun rôle dans sa préparation, et les théories socialistes n’ont joué aucun rôle dans son projet de reconstruction. Tous les hommes d’État de la Révolution ont jugé nécessaire de souligner leur adhésion à l’article de la Déclaration des droits qui proclame que la propriété est un droit inviolable et sacré, et lorsqu’en 1796 un mouvement socialiste se manifesta à Paris, il fut promptement et impitoyablement réprimé. » (*52)
La Révolution française n’a jamais été, fondamentalement, une révolution des sans-propriétaires, mais une révolution pour la libération des forces productives de la propriété. Les paysans français souhaitaient avant tout la fin des obstacles séculaires au libre développement de leurs terres. À cet égard, la Révolution française contrastait fortement avec les guerres civiles anglaises. En France, il existait un nombre important et en constante augmentation de paysans propriétaires libres. L’histoire agraire de l’Angleterre, au contraire, pourrait se résumer par l’expression « élimination de la yeomanry ».
Le paysan français était désormais satisfait. Il souhaitait avant tout la sécurité dans ses nouvelles possessions et la stabilité du gouvernement, ainsi que la fin de la guerre civile. Tant que Paris représenterait la guerre paysanne et la défense des terres conquises contre les invasions étrangères, les paysans suivraient l’exemple de Paris ; ils n’iraient pas plus loin. Et lorsque Paris chercha à orienter la révolution vers le communisme, les paysans étaient prêts à mener une lutte acharnée contre Paris jusqu’au bout.
Ce qui manquait à la dictature de Robespierre, c’était son incapacité à instaurer l’ordre et la stabilité nécessaires aux propriétaires nouvellement enrichis par la Révolution. Le régime politique de Robespierre ne pouvait gérer Paris ; il ne pouvait pas non plus assurer de bonnes relations entre Paris et la campagne ; il ne reconnaissait pas suffisamment la nouvelle classe de spéculateurs, de financiers et d’agioteurs de toutes sortes, apparue au cours de la Révolution et des guerres étrangères.
C’est cette classe de nouveaux riches qui allait jouer un rôle décisif dans la période suivante. Contrairement à la bourgeoisie guindée de Louis XVI, ces parvenus savaient jouer avec les phrases révolutionnaires, devenir d’excellents démagogues et accéder aux plus hautes fonctions de la Révolution et du Parti jacobin. Le socialiste Jaurès, dans son étude de la Révolution française, dépeint la Convention comme une assemblée profondément bourgeoise, composée en grande partie de professionnels consumés par l’envie de la noblesse, mais animés d’une passion prosaïque pour les rentes et les dividendes. Ce sont ces hommes qui conspirèrent pour guillotiner Robespierre et qui formèrent le Directoire après lui.
Après Thermidor, « Il fut alors décidé que le Directoire serait élu, non par des assemblées primaires, mais par la Législature de France. Ce corps… devait être composé de deux Conseils, renouvelables par tiers chaque année… ». Le suffrage universel fut abandonné au profit d’un système à la fois limité et indirect ; les grandes villes furent divisées en districts administrables ; les clubs et les assemblées armées… formellement interdits. Le projet général était que le pouvoir soit transféré de la démocratie à la bourgeoisie éclairée. » (*53)
Tandis que les Thermidoreaux chassaient les Jacobins petits-bourgeois du Parlement, la droite, représentant des éléments de l’ Ancien Régime , commença à rassembler ses forces pour un nouveau coup d’État contre le Parlement. Effrayé, le Directoire fit appel à Napoléon, qui avait déjà montré les dents à Toulon contre les Anglais, pour défendre le Parlement et le Directoire (Vendémiaire 1795). Ainsi, quelques coups de mitraille, surtout pour effrayer, dispersèrent la populace royaliste. Le Parlement était sauvé, mais il devait désormais sa vie, non aux masses, mais à Napoléon.
Entre-temps, la guerre contre l’ Ancien Régime européen s’était transformée en une affaire extrêmement sérieuse avec l’entrée en guerre de l’Angleterre. Les Anglais avaient déclaré la guerre dès l’entrée en Belgique des Français et avaient aidé les démocrates des Pays-Bas à chasser l’ancien ordre. Le libéralisme anglais ne devait s’essouffler qu’après plus de vingt ans de guerre, faisant des Pays-Bas une fois de plus la proie de l’impérialisme anglais. Ainsi, le libéralisme anglais s’avéra être le principal soutien du féodalisme continental et devint le principal défenseur du tsar.
La France trouva relativement facile de gérer seule l’ Ancien Régime , mais l’Angleterre fut une autre affaire. Pour faire face au nouveau danger, le capitalisme révolutionnaire français tenta d’abord, par l’intermédiaire de l’homme de droite Carnot, d’inciter les anciens éléments royalistes à se ranger derrière lui et à reconnaître ainsi les fruits de la Révolution. Carnot parvint ainsi à faire adopter des lois assouplissant le traitement jusque-là réservé aux prêtres et aux émigrés .
Au milieu de cette réaction qui s’intensifiait, eut lieu le seul soulèvement communiste, celui mené par Babœuf en 1796, qui fut réprimé. Auparavant, une effroyable Terreur blanche avait sévi. À Lyon, par exemple, trois cents Jacobins avaient été enfermés dans un hangar entouré d’un cordon. Le hangar fut alors incendié, et les Jacobins furent consumés.
Babœuf préfigurait nombre des principes fondamentaux du communisme. Il fut le premier à fonder ses doctrines sur le seul prolétariat, à prêcher la lutte des classes, l’échec des réformes, la nécessité de la dictature des travailleurs et à reconnaître que seule une révolution sociale, fondée sur l’art de l’insurrection, pouvait résoudre les problèmes des masses. Loin de croire que la révolution était une chose du futur, il la considérait comme très proche, soigneusement préparée, et se montra très habile en propagande. (*54)
Au même moment, l’aile gauche du Directoire, sous la direction de Barras, envoya Napoléon à la rencontre des Autrichiens en Italie. Au terme d’une série de marches et d’engagements brillants, Napoléon força l’Autriche à signer la paix de Campo-Formio (1797), qui obligea enfin les Habsbourg à reconnaître la Révolution française ainsi que son annexion des anciens Pays-Bas autrichiens (Belgique).
Grâce à cette victoire, le capital financier parvenu put faire appel à Napoléon pour écraser l’aile droite alors en charge du Parlement. Avec l’aide de Napoléon (18 fructidor 1797), le Directoire de Barras devint indépendant du Parlement, mais entièrement dépendant de Napoléon. Le 18 brumaire 1799, Napoléon détruisit le pouvoir du Directoire pour devenir le Premier Consul. « La pierre angulaire de l’administration centrale était le Premier Consul, assisté du Conseil d’État, organisme auquel était confiée l’initiative législative et la juridiction suprême d’appel en matière administrative… Un petit corps d’une centaine de Tribuns autorisés à débattre mais non à voter, une Assemblée législative autorisée à voter mais non à débattre, un Sénat nommé par le chef de l’État et chargé de sauvegarder les principes de la Constitution et de nommer les Tribuns et les législateurs à partir de listes qui lui étaient soumises, après que la volonté populaire eut été passée au crible par une succession complexe de tamis – tels étaient les compliments creux adressés au principe démocratique. » Peu à peu, des parties du déguisement, devenues gênantes, furent modifiées ou supprimées. » (*55)
Pourtant, malgré ce système de gouvernement, ou peut-être plutôt à cause de lui, Napoléon ne manquait pas du soutien enthousiaste du libéralisme français. Pour ces libéraux, il était clair que « les besoins de la France étaient tels que seuls les plus hauts pouvoirs de l’administration technique étaient en mesure d’y répondre. Dix années d’anarchie avaient détruit les routes, désorganisé les hôpitaux, interrompu l’éducation et désorganisé toutes les institutions caritatives du pays. Quarante-cinq départements étaient signalés comme étant en état de guerre civile chronique. Des bandes de brigands, fortes de deux, trois, huit cents hommes, ratissaient le pays, pillaient les diligences, s’introduisaient dans les prisons, fouettaient ou massacraient les collecteurs d’impôts. La majeure partie du clergé était en rébellion ouverte contre l’État. Personne n’obéissait à la loi. Les conscrits refusaient de servir ; les colonnes mobiles chargées de surveiller les régions troublées devaient se débrouiller seules et vivre de rapines. » Le crédit commercial avait disparu, car la monnaie s’était dépréciée, l’État s’était déclaré en faillite partielle et les croiseurs anglais avaient depuis longtemps interrompu le commerce extérieur… Le gouvernement était aux mains de… révolutionnaires de seconde zone dont les noms n’avaient aucun prestige et dont la personnalité ne supportait pas un examen approfondi.
Le bonapartisme marquait la victoire du libéralisme-radicalisme sous la seule forme que la France pouvait créer à l’époque. Les Jacobins, armés d’un balai de fer, avaient balayé l’ Ancien Régime en France et, avec eux, les libéraux capitalistes et leurs représentants de la vieille école, dont la vie était liée à l’Ancien Régime, à ses lois, à ses rapports de propriété, à ses coutumes, à son idéologie, que ces écoles voulaient réformer mais dont elles ne pouvaient se défaire. À l’époque, une rupture aussi violente était vitale pour le bien-être de la France. La Révolution industrielle et la férocité de la contre-attaque féodale l’exigeaient impérativement.
Pour utiliser le balai de fer, les Jacobins avaient très tôt eu recours à une dictature fractionnaire. Marat, en effet, avait très tôt perçu la nécessité d’une telle dictature et avait proposé Danton. Mais Danton avait collaboré avec la Maison d’Orléans, et c’est Robespierre qui forma la tête de la dictature jacobine. Nous avons déjà expliqué pourquoi la dictature jacobine ne pouvait assurer la victoire du nouveau capitalisme. Il était devenu nécessaire de retirer les principales forces de la Révolution des mains de la ville et de les confier à la campagne, pour qu’elle ne soit dominée qu’indirectement par les principaux éléments bourgeois de la finance et de l’industrie.
Cela fut accompli en donnant le pouvoir à l’armée, composée en grande partie de paysans issus de la Révolution, dirigée par Napoléon. Les nouveaux riches étaient trop faibles pour se gouverner eux-mêmes. L’ Ancien Régime était trop faible pour défier le nouvel ordre. Le prolétariat et les masses urbaines avaient été écrasés. La révolution bourgeoise allait enfin être léguée à la bourgeoisie radicale elle-même, dont les intérêts étaient entièrement confiés à cet excellent représentant, Napoléon.
Napoléon comprenait bien qu’il était l’enfant de la Révolution. Il en comprenait aussi clairement les lois. Plus tard, en exil, il révéla sa compréhension par des déclarations telles que : « Mon grand principe était de me prémunir contre la réaction et d’enterrer le passé dans l’oubli. » (*57) « Règle générale ; pas de révolution sociale sans terreur… Comment, en effet, comprendre qu’on puisse dire à ceux qui possèdent la fortune et les situations publiques : « Partez, et laissez-nous vos fortunes et vos situations ! » sans les avoir d’abord intimidés et rendus toute défense impossible ! » (*58) « Mon but était de détruire tout le système féodal, tel qu’organisé par Charlemagne. Dans cette optique, j’ai créé une noblesse parmi le peuple, afin d’engloutir les restes de la noblesse féodale. Les fondements de mes idées sur l’aptitude étaient les capacités et la valeur personnelle ; … J’ai recherché le véritable mérite dans tous les rangs de la grande masse du peuple français et j’ai eu le souci d’organiser un véritable et général système d’égalité. » (*59)
La bourgeoisie radicale sous Napoléon s’efforça de garantir aux paysans les acquis de la révolution. Napoléon lui-même veilla à ne s’imposer que par la méthode démocratique du plébiscite. « J’ai toujours été d’avis que la souveraineté résidait dans le peuple. En fait, le gouvernement impérial était une sorte de république. » (*60) Ainsi, les confiscations de terres furent confirmées ; un nouveau Code civil fut établi ; une réorganisation complète de la vie politique fut élaborée.
Parallèlement, Napoléon s’efforça de rallier à sa cause une partie de l’ancienne classe dirigeante et de la réconcilier avec le nouveau régime du Capital. Un concordat fut conclu avec le Pape ; les églises catholiques furent rouvertes ; mais le catholicisme n’était pas religion d’État. L’État décida de reconnaître sur un pied d’égalité protestants, juifs et catholiques, et, partant du principe que le peuple devait avoir une religion et que celle-ci devait être contrôlée par l’État, il entreprit de soutenir financièrement non seulement les prêtres, mais aussi les ministres, les rabbins et les mollahs. Ainsi, Napoléon pouvait se vanter : « Mon système consistait à n’avoir aucune religion prédominante, mais à garantir une parfaite liberté de conscience et de pensée, à rendre tous les hommes égaux… J’ai tout rendu indépendant de la religion. » (*61)
Simultanément, Napoléon accorda l’amnistie aux émigrés et incita cent cinquante mille d’entre eux à retourner servir la France bourgeoise. Il rétablit le calendrier traditionnel. Il créa un nouvel ordre titulaire – la Légion d’honneur – et s’efforça de rassembler sous son drapeau les meilleurs talents, anciens et nouveaux. Il s’ensuivit naturellement que, sous le premier Consulat, la valeur des titres du gouvernement français tripla presque (*62), au grand avantage des spéculateurs et des agioteurs.
L’unification militaire de toutes les forces était devenue un impératif catégorique pour la France. N’oublions jamais que Napoléon dut combattre non seulement l’ordre social délabré du féodalisme, mais aussi le système économique supérieur du capitalisme anglais, dont le monopole industriel serait totalement ruiné si le nouveau système français réussissait. C’est pour cette raison que le libéralisme anglais se lança si désespérément contre le radicalisme bourgeois français. Pendant les guerres napoléoniennes, la révolution industrielle en Angleterre progressa à un rythme effréné, surmontant la résistance française. (*63)
De l’autre côté, Napoléon luttait pour la diffusion de la culture capitaliste. C’est sous son règne que l’industrie manufacturière, notamment chimique, s’est considérablement développée, que la France a connu de grands progrès et que des talents de toutes sortes se sont développés. Un système de poids et mesures hautement perfectionné a été mis en place et répandu dans toute l’Europe. Ponts, routes, canaux, boulevards et une multitude d’ouvrages publics, etc., ont été construits. Comme l’affirmait Napoléon, « J’ai misé toute la gloire de mon règne sur la transformation de mon empire. » (*64) Les brevets, qui avaient jalousement empêché le continent de bénéficier des avancées techniques de l’Angleterre, ont été volés à l’Angleterre et utilisés partout.
Napoléon mit ainsi un terme au « roman de la Révolution » et tenta d’en assurer les conquêtes. Il se vantait de ne pas appartenir à la race des « idéologues », mais d’avoir substitué une ère de « travail » à une ère de « paroles ».
La nécessité d’unir toutes les forces dans la lutte contre l’Angleterre avait poussé le gouvernement napoléonien à adopter une théorie paternelle de l’État qui signifiait la fin de certaines mesures de
Le laissez-faire qui avait été proposé. Déjà, avant même Napoléon, la Révolution française avait dû se pencher sur la question du contrôle total des prix et des salaires. Les Girondins avaient défendu le libre-échange, les Jacobins le protectionnisme en politique étrangère, et la Commune de Paris elle-même avait pesé lourdement sur la question. On peut donc dire que le système commercial de Napoléon Ier trouve ses racines dans la législation restrictionniste de la Convention nationale. (*65)
La bourgeoisie radicale de Napoléon était prête à tout pour se maintenir. L’État entreprit de former les mœurs du peuple, de monopoliser l’éducation et de dominer la presse. Une censure massive fut instaurée. Le gouvernement n’hésita pas à exproprier des biens pour des raisons d’utilité publique. L’industrie nationale fut protégée de la concurrence. L’approvisionnement alimentaire était soumis à une réglementation sévère ; les bouchers et les boulangers parisiens furent contraints de s’affilier à des corporations d’État, bénéficiant d’un monopole officiel de l’approvisionnement selon des conditions fixées par le gouvernement.
Dans sa lutte contre l’ordre ancien, le radicalisme napoléonien français incita les peuples d’Europe à renverser leurs despotes. Napoléon forma toutes sortes de républiques : batave, helvétique, cisalpine, légurienne, romaine, parthénopéenne, italienne. Après Marengo, une nouvelle carte de l’Europe fut créée. L’ordre ancien fut renversé, pour ne plus jamais retrouver sa force. En Italie, l’idée d’une unité italienne sous une République fut semée et prit racine. En Prusse, les serfs furent libérés et la question agraire fut quelque peu réglée en faveur des masses. Napoléon fut salué par le peuple, même à Vienne, centre d’influence des Habsbourg.
Partout, le Bourbonisme s’écrasa. Une lignée de dirigeants dégénérés fut anéantie en Espagne, en Italie et ailleurs. La Pologne fut arrachée aux tsars ; le Saint-Empire romain germanique fut réduit en miettes ; la Prusse fut révolutionnée ; l’unification allemande fut amorcée. L’ordre ancien ne se releva jamais de ces coups, et même pendant la Restauration, de 1820 à 1848, les nombreux soulèvements en Europe eurent tous pour objectif un gouvernement constitutionnel et un retour au Code Napoléon . Une nouvelle donne avait été donnée à l’Europe.
Le passage de Premier Consul à Empereur par Napoléon en 1804 marqua la libération complète de la Révolution française des vestiges de la petite-bourgeoisie démocratique. La bourgeoisie s’appropria alors les titres de l’aristocratie. Une nouvelle noblesse fut créée non seulement pour honorer pleinement les vainqueurs, mais aussi pour montrer à l’ancien régime européen que le nouveau régime était stable, que la domination de ses intérêts patrimoniaux était assurée et que, pour que l’ancienne aristocratie puisse subsister – et l’exécution du duc d’Enghien par Napoléon constituait une menace pour tous ceux qui osaient conspirer contre le nouvel ordre – elle devait faire la paix avec le capital révolutionnaire. Et après Austerlitz, Iéna et Friedland, rares furent les anciennes familles qui ne formèrent pas volontiers des alliances avec les nouveaux ducs. En 1810, Napoléon épousa Marie-Louise d’Autriche pour parachever la victoire du nouvel ordre.
En tant qu’empereur, Napoléon était désormais contraint de réprimer, et non plus seulement de développer, les forces productives. Dans sa lutte contre l’Angleterre, il tenta de couper court au commerce mondial et d’étouffer le développement de peuples entiers. Pour poursuivre ses guerres, il dut imposer une paix écrasante aux Prussiens ; il dut vider l’Europe de ses richesses ; il dut écraser les aspirations des peuples réclamant leur émancipation. Ce furent les peuples d’Espagne, de Prusse, de Saint-Domingue, qui détruisirent l’élite de son armée. (*66) Ce n’est pas l’Angleterre unie aux despotes, mais l’Angleterre unie aux peuples d’Europe qui triompha finalement… même si les despotes reprirent leur trône pour l’instant.
Le retour de Louis XVIII, en 1815, ne rétablit en rien l’ordre ancien en France. Une constitution fut élaborée sur le modèle anglais. Le roi fut contraint de garantir la liberté de la presse, la tolérance religieuse, la liberté des sujets et les titres fonciers de la Révolution. Louis XVIII conserva les codes, l’Université, la Légion d’honneur, la Banque, les préfets et la noblesse impériale de Napoléon. Lorsque le Bourbon Charles X tenta de les supprimer, il fut déposé, et le libéralisme français couronna ses efforts lors de la Révolution de 1830 avec Louis-Philippe.
RÉSUMÉ
La victoire du libéralisme, bien qu’obtenue par une petite minorité de la population, n’est pourtant pas un simple tumulte de palais, mais un véritable soulèvement révolutionnaire. Notre analyse se limite donc à étudier comment une classe peut mener une véritable révolution et prendre le pouvoir tout en restant minoritaire. Quelles sont les forces qui se mobilisent pour produire un tel résultat ?
L’ancienne classe dirigeante est réduite à une clique manifestement parasitaire, entravant manifestement le progrès. De ce fait, elle ne peut compter sur le soutien des masses et se retrouve isolée. Là où la majorité de la population se tient à l’écart, comme en Angleterre et en Amérique, la lutte se réduit à opposer uniquement deux minorités de la nation, les éléments modernes gagnant toujours plus de soutien.
De nouveaux rapports de production et de distribution des richesses naissent des mœurs et des idéaux nouveaux, et finalement des idées nouvelles. S’appuyant sur ces mœurs plus modernes, la bourgeoisie imprègne le corps de ses adversaires de l’éther de ses codes éthiques et prépare la lutte pour le pouvoir politique par une attaque tous azimuts, de flanc comme de derrière, sur les questions de moralité. Fournissant à la bourgeoisie les armes matérielles pour critiquer et châtier l’ordre ancien, l’histoire fournit également aux capitalistes l’arme de la critique pour démoraliser leurs ennemis. Les bourgeois fortunés doivent se faufiler pour surgir ; mais avant l’attaque, il y a la parole désarmante.
À mesure que le gouvernement s’isole du peuple, son pouvoir se réduit encore davantage, car il a permis aux nouvelles classes de rejoindre ses rangs et de partager une partie de l’autorité. Lorsque ces groupes bourgeois abandonnent le gouvernement ou restent neutres, l’appareil d’État se retrouve plongé dans le chaos dans de nombreux départements, notamment celui du Trésor. Les ordres anciens et parasites, qui comptaient sur la loyauté et la compétence des financiers et des capitalistes, sont plongés dans une confusion totale lorsque leurs serviteurs bourgeois cherchent à s’emparer du pouvoir. Cette confusion engendre une nouvelle action centrifuge, dispersant les groupes dirigeants en fragments – clergé, petite noblesse, aristocratie, propriétaires fonciers, royauté, etc. – qui peuvent alors être écrasés séparément.
La résistance de l’aristocratie est affaiblie par la bourgeoisie de plusieurs manières. En Angleterre, les éléments fortunés se sont infiltrés dans les classes foncières, les corrompant et les soudoyant. Le groupe intermédiaire important était ici celui des gentilshommes ruraux qui affrontèrent l’aristocratie sur son propre terrain et la vainquirent, tout en représentant le nouvel ordre. En Angleterre, le combat pouvait être rapidement compromis, et le peuple ne manquait aucune occasion de se mobiliser en masse pour son propre compte.
Lors de la Révolution américaine, les anciens maîtres perdirent le contrôle en raison de différents facteurs : d’abord, l’immense distance et le coût de la lutte ; ensuite, la préoccupation de ces dirigeants pour les conflits européens qui mobilisaient leur attention, les puissantes nations européennes se hâtant d’aider les rebelles américains. Les colonies américaines, devenues trop puissantes par rapport à la mère patrie, se séparèrent pour former leur nation indépendante.
En France, la situation était encore différente. La bourgeoisie y était relativement trop faible pour attaquer frontalement le gouvernement et prendre le pouvoir. Le peuple, exaspéré par les anachronismes d’un gouvernement en faillite qui avait réussi à susciter la haine la plus profonde des masses, fut contraint d’agir. En Angleterre et en Amérique, le peuple était neutre ou n’était pas directement impliqué ; en France, il demeurait la seule force compétente. La Révolution française fut donc la première grande révolution populaire de l’histoire.
Plusieurs facteurs doivent être soulignés ici comme étant de la plus haute importance. Tout d’abord, ce sont les masses populaires qui ont agi, menées par les Jacobins petits-bourgeois. Cela confère à l’histoire de France un caractère extrêmement instable, car ce que le peuple a fait une fois, il croit pouvoir le refaire. Les pauvres acquièrent un immense prestige ; rien ne peut tarir le flot créatif d’initiative et d’ambition qui circule parmi les masses.
La minorité bourgeoise ne l’emporte que parce que les travailleurs ne sont prêts à accepter aucun autre système de propriété que le système capitaliste ; autrement dit, tandis que les riches anglais et américains ont accédé au pouvoir par fracas, les Français ont gagné par défaut, par l’incapacité du peuple à modifier l’ordre social à son profit. Néanmoins, ce n’est pas la vieille bourgeoisie qui accède au pouvoir après que la population s’est cognée la tête contre les murs du système et est tombée épuisée, mais une nouvelle bourgeoisie qui s’adresse aux masses et œuvre selon leurs slogans.
Une fois au pouvoir, cette petite fraction de la population, la bourgeoisie, hérite du problème complexe d’inciter les anciennes forces dirigeantes à abandonner leur lutte et d’empêcher de nouveaux éléments de contester leur pouvoir par la base. En Angleterre, la bourgeoisie a fait d’importantes concessions à l’aristocratie, lui permettant de conserver des postes importants et de renforcer les rangs de la noblesse avec de nouveaux membres issus des classes aisées. En Amérique, ce problème n’a pas existé, l’aristocratie ayant fui le pays. En France, la bourgeoisie a tenté par tous les moyens de s’allier aux anciennes forces, par l’intermédiaire de Napoléon et de Louis-Philippe, mais chaque fois leur alliance a été rompue par l’action du peuple. Ce n’est qu’en 1871 que la bourgeoisie française, dans son ensemble, a véritablement pris le pouvoir en son nom propre, et même alors, c’est la Commune prolétarienne de Paris qui a mis en déroute les royalistes.
Dans tous les cas, la bourgeoisie est contrainte de résoudre le problème : comment une minorité capitaliste peut-elle conserver le pouvoir et empêcher le peuple de la chasser ? Fondamentalement, les nouvelles cliques peuvent préserver leur pouvoir principalement parce que la nation prospère généralement sous leur régime. Lorsque les contradictions du capitalisme obligent enfin le petit propriétaire à s’exprimer en son nom propre, il est indéniable qu’il le fait. Aux États-Unis, en effet, il a pris le contrôle total du gouvernement ; mais sans résultats notables, la classe moyenne se contentant de laisser les riches tranquilles, partageant elle aussi les richesses. Ce n’est que plus tard que l’importance du règne de la petite bourgeoisie a éclaté lors de la puissante guerre de Sécession. En Angleterre et en France, la petite bourgeoisie a obtenu une représentation parlementaire, mais n’a jamais obtenu le pouvoir de déposséder les couches supérieures. Dans chaque cas, grands et petits propriétaires ont pu former des alliances stables.
En France comme aux États-Unis, la philosophie dominante tend à être le radicalisme plutôt que le libéralisme. En France, cela s’explique par le fait que le pouvoir de la bourgeoisie est en réalité l’œuvre du peuple, dirigé par les éléments désespérés de la petite bourgeoisie. Aux États-Unis, la phraséologie radicale est un élément nécessaire de l’appareil par lequel une fraction insignifiante et faible de la société peut duper et séduire le peuple, le radicalisme étant l’expression appropriée des classes moyennes qui dominent la politique. Avec l’éviction de toutes les couches sociales représentant l’ancien ordre féodal, en Amérique, les conservateurs bourgeois se transforment naturellement en libéraux, tandis que la petite bourgeoisie adopte des phrasés radicaux extrêmes. Il n’y a rien de plus conservateur aux États-Unis que le libéralisme, car, avec la destitution des aristocrates, aucune classe ne se situe au-dessus des libéraux. À mesure que chaque classe progresse matériellement, elle revendique plus haut ses droits politiques. [Pendant la Révolution américaine, seuls les prolétaires sont restés silencieux, car ils n’existaient guère que comme esclaves muets et serviteurs sous contrat.]
La bourgeoisie, après avoir bien démasqué les anciens dirigeants comme une petite clique inapte au pouvoir, doit maintenant démontrer pourquoi elle, autre point social, devrait conserver ce pouvoir. Comme l’a déclaré Disraeli : « La Chambre des communes n’est pas plus la Chambre du peuple que la Chambre des lords ; et les Communes d’Angleterre, comme les pairs d’Angleterre, ne sont ni plus ni moins qu’une classe privilégiée, privilégiée dans les deux cas pour le bien commun, inégale sans doute en nombre, mais toutes deux, comparées à la nation entière, ne formant, en termes numériques, qu’une fraction insignifiante de la masse. » (*67)
En cherchant à résoudre précisément ce problème de justification du règne de la nouvelle minorité, le libéralisme devient un mouvement qui vise à faire apparaître la minorité comme s’il s’agissait du peuple tout entier et établit des règles par lesquelles seule la bourgeoisie peut conquérir.
Voici les ruses politiques du libéralisme : privilégier le Parlement plutôt que le peuple ; reconnaître les élections mais restreindre le droit de vote ; élaborer une constitution mais bloquer la volonté de la majorité ; parler de démocratie mais pratiquer l’oligarchie ; en général, substituer un système de fraude et de coercition à un autre. Une fois au pouvoir, les libéraux prônent la paix, la tolérance, le fair-play, la règle d’or, la voie médiane, la vision des deux camps, le respect des règles que nous avons établies, etc.
Mais les capitalistes ont libéré des forces qu’ils ne peuvent contrôler. Ils ne peuvent arrêter que momentanément la révolution qui se déroule sans cesse. Ainsi, le règne de la bourgeoisie est un héritage de troubles, de changements et de révolutions constants, qui ne peut cesser tant que la classe la plus basse, la classe ouvrière, n’est pas enfin en mesure de prendre le pouvoir et de pérenniser la révolution en la menant à son terme.
Notes de bas de page
1. La population de l’Angleterre, du Pays de Galles et de l’Écosse à l’époque de Cromwell était d’environ cinq millions et demi, celle des colonies américaines en 1776 de moins de trois millions ; en 1789, en France, il y en avait vingt-cinq millions
2. La conquête des villes flamandes, centres de tissage (1328), non seulement bouleversa l’équilibre entre l’Angleterre et la France en faveur de la France, mais menaça aussi de perturber gravement l’économie anglaise. La guerre de Cent Ans s’ensuivit. La victoire temporaire des Anglais jeta le désordre en France et provoqua la première révolte paysanne, la Jacquerie (1358). La perte définitive de la France par les Anglais entraîna la guerre des Deux-Roses, la décimation de toute la vieille noblesse d’Angleterre et des révoltes répétées de la paysannerie anglaise (1381, 1450, 1500). Tout cela ne fit qu’accélérer la rupture de l’ordre féodal et l’avènement des monarchies absolues.
3. C’était la période de la Renaissance. À cette époque, la rupture avec l’Église catholique était intenable ; le capital commercial et financier cherchait à gagner son soutien. La France, pays le plus puissant et le plus développé, fut la première à tenter l’expérience et y réussit un temps. C’est ce qui aviva considérablement la guerre de Cent Ans et conduisit directement au protestantisme anglais, tout comme plus tard la soumission du pape à d’autres puissances nationalistes conduisit à la Réforme allemande et au scepticisme machiavélique. Le pape et l’Église étaient vendus aux enchères au plus offrant.
4. La tension s’est exprimée dans les révoltes aux Pays-Bas autrichiens et en Pologne, ainsi que dans les réformes inaugurées par les despotes « éclairés » de Russie, de Prusse et d’autres pays.
5. Helvétius, La Fayette, Voltaire, Roland, Mirabeau, Brissot, Rousseau, tous avaient vécu en Angleterre et parlaient anglais. Tous connaissaient les œuvres de Locke et de Newton. (Voir C. D. Hazen : Révolution française, I, 93-94.) Montesquieu considérait l’Angleterre comme le pays le plus libre du monde. Il prônait une monarchie constitutionnelle avec séparation des pouvoirs entre le législatif et l’exécutif. La liberté civile devait être accordée progressivement, à mesure que les hommes s’y sentiraient mieux. Montesquieu prônait une réforme du droit pénal et s’opposait au droit d’aînesse ; il était favorable au démembrement des grands domaines, à un impôt progressif, à des lois somptuaires et à une plus grande émancipation des femmes.
6. Voltaire, Montesquieu et Rousseau étaient tous déistes. Voltaire, cependant, souhaitait non pas la séparation de l’Église catholique et de l’État, mais plutôt une Église contrôlée (comme l’Église anglicane). Rousseau, lui aussi, était favorable à une religion d’État. Nombre d’encyclopédistes étaient également déistes. (Comme le furent plus tard au XIXe siècle Proudhon, Fourier, Saint-Simon et Louis Blanc.)
7. Lafayette en est un bon exemple. « Lafayette ne croyait pas que les masses pouvaient être condamnées à une amende pour obtenir la citoyenneté et, comme ses contemporains, il croyait que seule la classe bourgeoise devait participer aux élections et au gouvernement. » (J.S. Penman : Lafayette and Three Revolutions , p. 119.)
8. « Déjà en 1778, Turgot… écrit que l’Amérique est l’espoir du genre humain et peut devenir son modèle… » « En 1783, le duc de La Rochefoucauld traduisit de ses propres mains les treize constitutions des États américains, les publiant anonymement ; tandis que Mercier, en 1791, affirme clairement : « L’émancipation de l’Amérique nous a donné les pensées et bientôt la voix d’hommes libres ; elle nous a fait entrevoir la possibilité de la résistance et la nécessité d’une constitution. » Il nous dit que les troupes envoyées outre-Atlantique étaient revenues comme électrifiées. » (EF Henderson : Symbol and Satire in the French Revolution, p. 4-5.)
9. J. Peixotto : La Révolution française et le socialisme français moderne, p. 47.
10. Les principales œuvres de Rousseau ont été écrites entre 1750 et 1762.
11. Voir JJ Rousseau : Contrat social, livre 11 (Everyman’s Edition, traduit par GDH Cole.) 12. J. Rousseau : Contrat social et discours, livre I, ch. I, p. 5.
13. Le même, p. 6.
14. Le même, Livre I, Ch. IX, p. 21.
15. Le même, livre I, chapitre VII, p. 18
16. Le même, Livre III, Ch. IV, pp. 58-59.
17. Le même, livre IV, ch. III, p. 96.
18. Le même, livre IV, chapitre VIII, p. 119
19. Le même, Livre II, Ch- XI, p. 45.
20. Voir Rousseau : « Discours sur l’origine de l’inégalité », ouvrage cité (Everyman’s Edition), p. 246.
21. Voir Rousseau : « Discours sur les arts et les sciences », ouvrage cité. Voir également l’introduction de l’éditeur Vaughan dans Écrits politiques de Rousseau, 2 vol. (édition de 1915).
22. Voir Rousseau : Émile ou l’Éducation (édition pour tous).
23. Rousseau : Contrat social, livre III, chap. XIII, p. 81.
24. Voir Gide et Rist : Histoire des doctrines économiques, pour les vues des physiocrates.
25. Le physiocrate n’hésitait pas à tirer les conclusions de sa théorie selon lesquelles, puisque seul l’agriculteur produisait de la valeur, lui seul devait être taxé !
26. Les libéraux anglais, William Pitt et Edmund Burke, s’opposèrent violemment à la Révolution française. De même qu’ils combattirent la Révolution américaine, ils combattirent la Révolution française avec encore plus de violence.
27. Il est rapporté que Paine ne fut sauvé de la guillotine que par une erreur du geôlier. Paine était girondin et s’opposait à l’exécution du roi. Son livre , L’Âge de Raison , était dirigé contre l’athéisme des radicaux français.
28. Comme ce fut le cas pour les Locke, les Cromwell et les Lilburne, les Franklin, les Jefferson et les Paine, et tous les autres principaux dirigeants d’Angleterre et des États-Unis.
« Ni dans les cahiers ni dans les brochures qui résultèrent de la convocation des États généraux, il n’y a aucune doctrine socialiste importante ou générale. » (H.J. Laski. La tradition socialiste dans la Révolution française, p. 7.)
29. G. Elton : L’idée révolutionnaire en France, 1789-1871, p. 61.
30. Turgot, Necker et Mirabeau étaient de ce type. Mirabeau devint un agent rémunéré du roi.
31. Le libéral Necker s’y opposa.
32. C’est la tragédie du clergé : il a été le premier à être sacrifié par la bourgeoisie, comme il l’a été par l’aristocratie.
33. « Il ne faut pas oublier que pour plus des deux tiers des lois fondamentales faites entre 1789 et 1793, aucune tentative n’a même été faite pour les mettre en œuvre. » (P. Kropotkine : La Grande Révolution française, 1789-1793, p. 216.)
34. Le roi fut protégé des masses par le libéral Lafayette, qui massacra la foule rassemblée au Champs-de-Mars . Plus tard, Lafayette se rangea traîtreusement du côté des envahisseurs étrangers.
35. CJH Hayes : L’évolution historique du nationalisme moderne, pp. 39-40.
36. On estime que près d’un million et demi d’hommes ont servi dans les armées de la Révolution française.
37. À propos des massacres de septembre, Napoléon Ier a fait cette remarque intéressante : « Leur énergie eut un effet électrique, par la crainte qu’elle inspirait aux uns et l’exemple qu’elle donna aux autres : cent mille volontaires rejoignirent l’armée et la révolution fut sauvée. » ( The Opinions and Reflections of Napoleon I, édité par LC Breed, p. 447.)
38. HAL Fisher : La tradition républicaine en Europe, p. 58.
39. Voir Baron de Mantesquieu : L’Esprit des lois, I, Livre VIII, 130 (édition Bohn, 1878) ; aussi I, Livre V, 44 et suiv.
40. Cité dans FW Hirst : The Political Economy of War, pp. 51-52.
41. E. Belfort Bax : L’histoire de la Révolution française, p. 69.
42. Kropotkine donne ceci comme l’une des raisons de la contre-révolution vendéenne.
43. HJ Laski : Les traditions socialistes dans la Révolution française, p. 20.
44. RF Gould affirme que les loges françaises prospérèrent considérablement en 1788 et 1789, alors que la tempête révolutionnaire se préparait, bien qu’il affirme également que de nombreux membres furent guillotinés. Voir son Histoire de la franc-maçonnerie dans le monde, III, 49-50 (édition de 1936).
Voir aussi Haywood et Craig (A History of Freemasonry), qui attribuent la rupture survenue entre le Grand Orient français et la Grande Loge britannique au fait que le premier n’insistait plus sur la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme comme condition préalable à l’adhésion, et adoptait à la place le principe de « liberté absolue de conscience et de solidarité humaine » dans sa constitution (p. 295).
E. Cahill (Franc-maçonnerie et mouvement antichrétien) soutient que les deux principes fondamentaux de la franc-maçonnerie sont, premièrement, l’indifférence en matière de religion, et, deuxièmement, une tendance au cosmopolitisme ou à l’internationalisme (pp. 6-7), et déclare : « La franc-maçonnerie est l’ennemi central de l’Église catholique » (p. viii).
Parmi les membres de cet ordre secret bourgeois figurent Marat, Danton, Robespierre et d’autres révolutionnaires français de premier plan.
45. Voir C. Brinton : Les Jacobins.
46. « … Danton n’était pas républicain… Jamais, même en 1790, il n’avait imaginé que la France puisse être une république. Jusqu’à un certain point, il était démocrate, mais il y avait aussi en lui un certain conservatisme social ; ses habitudes étaient celles de la classe moyenne… » « … un Louis-Philippe aurait certainement été la meilleure des républiques aux yeux de Danton ; et au pire, il se serait contenté de Louis XVI, protégé des influences contre-révolutionnaires et tenu sous tutelle par l’Assemblée. » (L. Madelin : Danton, p. 77-78.)
47. Cité par LR Gottschalk : Jean Paul Marat, p. 51.
48. La Commune était le peuple organisé en « Sections » de la ville. Du 10 août 1792 jusqu’à la Convention, le 21 septembre, la Commune de Danton détenait le pouvoir. De cette date jusqu’au 2 juin 1793, c’est la Convention, sous la direction des comités dictatoriaux, qui assura le pouvoir. De juin 1793 à décembre, la Commune d’Hébert domina la scène, avant de céder la place au Comité de salut public de Robespierre jusqu’au 27 juillet 1794 (Thermidor). (Comparer avec E. Belfort Bax : The Story of the French Revolution, p. 71.)
49. Donné dans CJH Hayes , The Historical Evolution of Modern Nationalism, p. 74.
50. Voir G. Pickhanov : La Révolution bourgeoise, brochure.
51. E. Belfort Bax, ouvrage cité, p. 86.
52. HAL Fisher : Bonapartisme, p. 17.
53. HAL Fisher : La tradition républicaine en Europe , p. 132.
54. La tradition de Baboeuf se perpétue au XIXe siècle, notamment chez les Français.
55. HAL Fisher , Bonapartisme, pp. 30-31.
56. Le même, pp. 25-26.
57. Opinions et réflexions de Napoléon, édité par LC Breed, p. 464.
58. Le même, p. 448.
59. Le même, p. 467.
60. Le même, p. 496.
61. Opinions et réflexions de Napoléon, p. 273.
62. Voir FP Stearns : Napoléon et Machiavel, pp. 16-17.
63. Selon Gaskell, Artisans and Machinery, p. 37, cité par J.H. Rose : Napoleonic Studies, p. 195, l’amélioration des machines et la baisse des coûts furent si importantes qu’un rouleau de tissu qui coûtait 39 shillings et 9 pence en 1795 ne coûtait plus que 15 shillings en 1810. La baisse du prix du fil de coton n° 100 fut encore plus importante, passant de 38 shillings en 1786 et 19 shillings en 1795 à 6 shillings et 9 pence en 1807, puis à 2 shillings et 11 pence en 1832. (Voir Gaskell, idem, p. 344.)
64. Le Corse : Journal de la vie de Napoléon dans ses propres mots, pp. 281-282. (R.M. Johnston, éditeur.)
65. Voir FL Nussbaum : La politique commerciale dans la Révolution française.
66. Napoléon envoya une armée de trente mille soldats d’élite (quatre fois plus nombreuse que l’armée de Cornwallis à Yorktown) pour vaincre les Noirs à Saint-Domingue. Napoléon souhaitait créer un vaste domaine en Amérique centrale et se constituer une puissante armée noire. Les Jacobins, contrairement à la politique des Girondins libéraux, avaient libéré les esclaves ; Napoléon avait rétabli l’esclavage et avait même prôné la polygamie comme voie de sortie vers le Nouveau Monde. Tous ces rêves furent anéantis par la victoire des Noirs sous Toussaint Louverture. Les oiseaux de proie dévorèrent les os de l’armée française. (Voir E.L. Andrews : Napoleon and America, p. 27, 29.)
67. Disraeli le Jeune : Défense de la Constitution anglaise, p. 67.
LES GUERRES CIVILES ANGLAISES
Paradoxalement, tout au long de l’histoire, les libéraux ont initié des révolutions et les ont combattues. Ils se sont opposés à la démocratie, tout en la revendiquant. Ils ont combattu les républiques, bien que des républiques aient été fondées en leur nom. Ils ont soutenu des dictateurs, bien que ceux-ci aient ensuite écrasé les libéraux. Le libéralisme est donc une activité politique complexe aux couleurs du caméléon ; on ne peut l’appréhender en dehors d’une situation historique concrète.
Le libéralisme n’est pas un esprit éternel, fruit d’une conception immaculée, comme certains libéraux voudraient nous le faire croire ; c’est un mouvement de chair et de sang, doté d’une histoire bien définie dans le temps et l’espace. Son foyer traditionnel a été les pays développés où le capitalisme a définitivement renversé la domination de l’économie féodale et rapidement étendu ses marchés. Le libéralisme, à ses débuts, était l’expression de la classe capitaliste, déjà triomphante dans la sphère économique, tentant de conquérir le terrain politique. Les bastions du mouvement étaient – et demeurent aujourd’hui – l’Angleterre, la France et les États-Unis.
Le libéralisme, coïncidant avec l’essor et la domination du capitalisme, a mis plusieurs siècles à mûrir et a traversé plusieurs étapes. Avec l’apparition du capital marchand comme puissant moteur aux XIVe et XVe siècles, la Renaissance est arrivée ; avec le développement du commerce et l’essor des manufactures (usines artisanales) aux XVIe et XVIIe siècles, la Réforme a suivi. L’industrie moderne a marqué le début de la Révolution populaire. La Renaissance et la Réforme ont marqué le début du mouvement connu dans le monde politique sous le nom de libéral, bien que ces développements antérieurs se soient principalement limités aux domaines culturel et éthique de la vie sociale.
La Renaissance n’aurait pas pu naître dans les structures rudimentaires et stables des chevaliers féodaux. Pour que les arts prospèrent, les villes étaient nécessaires ; pour que les villes se créent, il fallait avant tout le commerce et l’argent. En Méditerranée, après les croisades religieuses du XIIe siècle, le commerce connut un essor considérable.
C’est là que les hommes d’argent firent leurs débuts. Retranchés derrière les cités-États qu’ils contrôlaient, ils purent développer une culture qui leur était propre. Voyageant aux quatre coins du monde, brûlant de curiosité et s’enrichissant de connaissances toujours plus nombreuses, ils purent dépasser l’ignorance d’une vie provinciale mesquine et envisager le merveilleux panorama kaléidoscopique du monde tel qu’ils le connaissaient alors. De telles expériences devaient conférer aux génies de cette époque une polyvalence, une catholicité et une profondeur qui ont, à juste titre, donné le nom de « Renaissance » à toute cette période.
L’art et la science suivirent les hommes d’argent du capital marchand. L’essor et l’hégémonie des cités italiennes dans le commerce méditerranéen engendrèrent une formidable fermentation sociale. De plus en plus d’intellectuels se détournèrent de la terre pour la mer, et de la campagne pour la ville. Ils commencèrent à raviver les traditions de la Rome antique et de la Grèce, à souligner la gloire des cités méditerranéennes de l’Antiquité, et même à faire allusion, de manière menaçante, aux républiques d’autrefois. Ainsi, les marchands entamèrent leur lutte pour le pouvoir en faisant appel au passé, en démontrant qu’avant même l’avènement du féodalisme, les marchands et les cités-États avaient introduit l’art, la science et la culture dans le monde.
C’était l’époque de Michel-Ange, de Léonard de Vinci et de bien d’autres qui se distinguèrent, non seulement comme artistes dans un domaine donné, peinture, sculpture ou architecture, mais aussi comme artisans et scientifiques, capables de passer librement d’une branche du savoir à l’autre. C’était aussi l’époque du développement de la littérature, celle de Bocace et de Dante. Plus tard, la science connut un essor considérable dans toutes ses branches, des mathématiques à la géologie. Les noms de Galilée, Keppler et Copernic sont encore aujourd’hui des noms qui suscitent l’évocation. Les langues modernes commencèrent à se développer. Les historiens firent leur apparition. Un véritable essor fut marqué par la science politique avec des hommes comme Machiavel. La coterie féodale fut abandonnée à ses disputes théologiques, et si l’élément marchand ne parvenait pas encore à renverser les intérêts fonciers ancrés dans le passé, il pouvait les contourner, les saper et les occulter.
Dans toutes leurs actions, les artistes de la Renaissance se rapprochaient étroitement des riches. Ils brisèrent l’architecture austère des châteaux féodaux et construisirent des demeures lumineuses et aérées, dignes non pas des chevaliers rustres et combatifs d’autrefois, mais des princes marchands dont les principales occupations se déroulaient dans de somptueuses salles de banquet et des boudoirs. Le style rococo de la fin de la Renaissance s’imposa comme parfaitement adapté au luxe nouvellement acquis. L’art de la peinture connut un développement considérable, le portrait en particulier, car cet art est mieux apprécié par ceux qui apprécient davantage les séances à l’intérieur que les promenades à cheval. Naturellement, dans ces circonstances, les femmes commencèrent à s’affirmer ; elles devinrent un objet d’art autant que le sujet des artistes. L’ère du salon était proche.
Alors que la Méditerranée commençait à perdre de son importance avec l’ouverture de l’Atlantique, et que l’Espagne, le Portugal, les Pays-Bas, puis la France et l’Angleterre se voyaient offrir de glorieuses opportunités, la Renaissance suivit dans l’ordre exact. La brève période d’hégémonie hispano-portugaise fut marquée par les avancées scientifiques du prince Henri de Portugal, les écrits des juristes-théologiens espagnols, et plus tard les peintures de Vélasquez. Cependant, les fluctuations de l’histoire laissèrent bientôt ces pays en déshérence, progressivement transformés en déserts culturels.
L’essor du commerce avec les Pays-Bas marqua le début de la Renaissance flamande, puis hollandaise. Au XVIIe siècle, au moins la moitié de la population néerlandaise était composée de marchands, d’artisans ou de marins. C’est au cours de ce siècle que les Néerlandais atteignirent leur apogée en termes de statut relatif et de puissance politique.
Cependant, à cette époque, non seulement le commerce se développait, mais aussi l’industrie manufacturière ; la culture esthétique était ainsi contrainte de partager la place avec la science pratique, tant naturelle que sociale. L’art, ce coq qui chante, se trouvait de plus en plus supplanté par la prosaïque poule caquetante de la science, qui pondait régulièrement ses œufs d’or. En Hollande, il y avait non seulement un Rembrandt et un Franz Hals, mais aussi un Spinoza et un Descartes, qui tous deux choisirent délibérément de faire des Pays-Bas leur patrie d’adoption. Tandis que la Hollande osait mener une insurrection qui aboutit d’abord à une république non démocratique, puis à une monarchie constitutionnelle, pratiquement la première du genre où la bourgeoisie exerçait un contrôle absolu, le Hollandais Grotius établissait une justification théorique de ces développements pour tenter de jeter les bases d’un droit international.
Avec l’essor des usines aux XVIe et XVIIe siècles et la diffusion de nouvelles méthodes de production, les capitalistes qui avaient bâti leur richesse grâce à la circulation des marchandises se trouvèrent désormais soutenus par des hommes qui avaient transformé l’argent en capital, c’est-à-dire des hommes qui produisaient réellement des marchandises pour un marché mondial dans un système industriel basé sur des artisans qualifiés, maniant des outils spécialisés et travaillant contre rémunération. Il était temps pour ces capitalistes et capitalistes de transformer la culture, l’art, la littérature et la science en coutumes et en mœurs. Cependant, pour changer l’éthique d’un pays, il fallait tenir compte des institutions religieuses de l’époque, en particulier de l’Église catholique, qui avait figé l’éthique des anciennes classes dirigeantes en préceptes moraux éternels, consacrés par Dieu.
Il ne faut pas supposer que l’Église catholique ait été imperméable à l’influence de l’argent.
et des biens personnels, par opposition aux terres et aux biens immobiliers. Bien au contraire. Nous pouvons affirmer avec certitude que le pape résidait en Italie, ou plutôt que l’évêque romain atteignit et conserva son statut élevé de pape, précisément parce que l’Italie avait été, et continuait d’être, le pays commercial le plus développé. S’il est vrai que l’Église catholique possédait un vaste patrimoine foncier, et fonda même sa conduite à plusieurs reprises sur cet intérêt, il n’en demeure pas moins vrai que le pape, en tant que pape, tirait sa puissance financière non de ses domaines fonciers, mais de l’énorme afflux d’or et de richesses personnelles qui affluaient sur lui de toute l’Europe. Ses émissaires, en collectant les dîmes qui lui étaient dues, ne collectaient ni terres ni nature, mais des richesses pouvant servir de monnaie, à savoir des métaux précieux et des bijoux de toutes sortes. Le pape était l’homme d’affaires le plus riche de toute l’Europe.
C’est précisément pour cette raison que l’Église catholique a pu devenir catholique. La propriété foncière conduit à la provincialité, à la singularité. L’argent, en revanche, peut circuler dans toutes les directions et est considéré comme un équivalent universel ; c’est véritablement un objet catholique. Faut-il s’étonner que ce soient les Juifs, hommes d’argent et commerçants par excellence, qui aient pu transcender l’ancienne mythologie particulariste et parvenir à la croyance en un seul Dieu ? A-t-il jamais existé un monothéisme qui ne soit pas lié aux routes et aux pérégrinations commerciales ?
Cette double base matérielle de l’Église catholique, terre et argent, donna lieu à de graves conflits, tant dans les relations entre l’Église et la Couronne qu’au sein même de l’Église. Les positions stratégiques étaient détenues par les évêques, et les luttes qui en résultaient tournaient autour de la question : qui devait les contrôler, le roi ou le pape ? Au Moyen Âge, lorsque l’argent jouait un rôle très secondaire par rapport à la terre, les évêques ne se sentaient nullement inférieurs ; c’étaient eux qui contrôlaient les terres de chaque pays. Comme les biens immobiliers ne pouvaient être transférés à Rome, les évêques étaient bien plus étroitement liés à l’aristocratie locale, dont ils étaient le plus souvent issus, qu’au pape. Bien que censés être élus par le clergé du diocèse, les évêques devinrent bientôt entièrement subordonnés aux dirigeants temporels dont ils étaient en réalité les mandataires.
D’un autre côté, le roi était souvent heureux de collaborer étroitement avec les évêques. Ils pouvaient cautionner ses usurpations ; ils étaient de bien meilleurs agents du gouvernement que les autres nobles ; ils étaient bien plus instruits et cultivés et, surtout, ils n’avaient pas le droit de se marier et ne pouvaient donc pas constituer de patrimoine familial susceptible de menacer le pouvoir de la Couronne. Ainsi, dans sa lutte contre le pouvoir des chevaliers et seigneurs féodaux, le roi jugea dans son intérêt de favoriser les évêques, déjà éloignés de toute ambition d’héritage et de domination politique.
Cependant, l’essor du commerce et le transfert de la propriété, de l’immobilier à la propriété mobilière, donnèrent au pape l’occasion matérielle de briser l’emprise de la Couronne sur les évêques. Le principal instrument à cette fin fut les croisades, grâce auxquelles l’Église catholique romaine accroît considérablement sa richesse et sa position, non seulement grâce au regain d’importance de la Méditerranée, mais aussi grâce à l’affaiblissement du féodalisme entraîné par les croisades. Durant cette période, le pape s’affranchit du contrôle de l’empereur du Saint-Empire romain germanique et déclara que seuls les cardinaux, et non le souverain temporel, pouvaient l’élire. C’est également à cette époque qu’il brisa l’emprise de la Couronne sur les évêques et les rendit responsables devant l’Église seule, Rome s’arrogeant le pouvoir de les déplacer d’un pays à l’autre, selon les besoins. Désormais, les dirigeants du Vatican se concentrèrent sur la construction d’une machine hautement efficace et centralisée, immensément supérieure à tous ses rivaux, une machine qui atteignit son apogée avec les organisations vraiment remarquables des jésuites, des franciscains, des dominicains et des jansénistes.
Soutenue par les hommes d’affaires de l’époque, l’Église catholique étendit rapidement son influence pour protéger et favoriser le commerce. Cela pouvait se faire principalement grâce aux tribunaux ecclésiastiques et au droit canon qui, avec l’essor de l’Église, devint le principal instrument de l’État pour gérer les affaires et les biens personnels. Les tribunaux ecclésiastiques traitaient toutes les affaires impliquant des ecclésiastiques, des personnes liées à l’Église ou nécessitant la protection de l’Église, comme celles concernant les moines, les étudiants, les croisés, les veuves, les orphelins, les personnes démunies, etc. Ils jugeaient également les affaires impliquant les rites ou les interdits de l’Église, comme le mariage, les testaments, les contrats sous serment, l’usure, le blasphème, la sorcellerie, l’hérésie, etc. C’était le lieu où l’on pouvait venir pour régler ses affaires personnelles, et les marchands affluaient naturellement pour obtenir justice et régler leurs différends. L’histoire de la science juridique moderne commence avec la renaissance de l’étude du droit romain au XIIe siècle.
La somme d’argent qui commença bientôt à circuler entre les mains de l’Église peut être déduite du fait que, lors du Grand Jubilé de 1300, les dons d’argent furent si importants à Rome qu’il fallut deux assistants, travaillant jour et nuit avec des râteaux, pour écarter les offrandes d’argent déposées devant l’autel. Ainsi fut solidement consolidée l’alliance entre l’Église et le Commerce.
Il est certain que l’Église catholique s’est rapidement totalement commercialisée. Les dirigeants commerciaux et financiers sont devenus papes, et l’Église est devenue le grand mécène de la Renaissance avec toutes ses implications libérales. Cela n’explique-t-il pas le fait qu’une grande partie de l’art de l’époque soit religieuse par ses sujets ? Tant que le commerce et l’argent ont continué à ouvrir les marchés mondiaux et à développer l’Europe occidentale, l’internationalisme catholique n’a pu être combattu avec succès, et tant que l’argent est resté confiné à la seule sphère de la circulation et n’était pas encore devenu un capital-argent au sens large du terme, l’Église catholique a pu conserver sa suprématie dans son domaine. Cependant, plus tard, avec l’essor de la production marchande, des propriétaires d’usines et des salariés, une économie politique s’est développée, vouée à adopter des orientations nationales et à contrecarrer la politique ultramontaine de l’Église catholique.
Ayant exploité l’Église catholique au maximum, les capitalistes naissants étaient désormais prêts à transférer leur allégeance du pape au roi, dans un effort pour construire une monarchie absolue capable d’unifier la nation derrière les classes productrices de marchandises du pays.(*1) Le changement du mode de production des richesses, le passage de l’autosuffisance féodale à la production marchande capitaliste, signifiait un changement non seulement dans la relation de l’homme aux objets naturels, mais surtout dans la relation d’homme à homme dans la production des nécessités de la vie. Ceci, à son tour, exigeait un changement de conduite, d’attitude, de morale, de coutumes, d’éthique. Face à ces changements, l’Église catholique, se trouvant dépassée, commença à lutter de toutes ses forces. La Réforme et la Contre-Réforme en furent le résultat.
C’est donc avec les textes religieux de la Réforme que le libéralisme politique prend véritablement son essor. Au fil de la lutte, les combats moraux et religieux deviennent bientôt politiques. La jurisprudence s’émancipe de la théologie. Avec l’évolution du capitalisme et l’avènement de la Révolution, le libéralisme émerge comme un mouvement politique indépendant et mature. En tant que mouvement politique spécifique, on peut donc dire que le libéralisme date généralement du XVIIIe siècle (XVIIe siècle chez les Anglais et les Hollandais) et atteint sa maturité au XIXe siècle.
Libéralisme et Révolution – qui pourrait croire aujourd’hui qu’ils étaient autrefois jumeaux ? Pourtant, cette période, marquée par l’essor du libéralisme, fut marquée par la « Grande Rébellion » de 1640-1660 et la « Glorieuse Révolution » de 1688 en Angleterre. Elle vit la Révolution américaine de 1776 et la Grande Révolution française de 1789, ainsi que la série de révolutions européennes qui culminèrent en 1848. C’est au cours de ces événements que le libéralisme trouva sa meilleure expression, s’affirma pleinement.
2
Naturellement, l’Angleterre fut le premier grand pays où la classe marchande capitaliste et les autres intérêts capitalistes, profitant de sa situation géographique favorable, des événements européens et de leur propre développement social avancé, purent imposer leur volonté par la révolution et, progressivement, par une série de compromis, prendre le contrôle de l’État. L’Angleterre bénéficiait de la difficulté d’être envahie par des forces réactionnaires extérieures, grâce à la puissance de sa marine défendant la Manche tumultueuse et aux dissensions et guerres intestines qui affaiblissaient ses rivaux. Une étude des guerres civiles anglaises du XVIIe siècle nous permettra de retracer l’évolution du libéralisme depuis ses débuts.
Si la lutte entre les anciennes classes dirigeantes et les nouvelles, revendiquant leur place dans la vie politique anglaise, a pu être réglée en Angleterre, c’est parce que ces intérêts, tant ruraux que urbains, fusionnaient depuis un certain temps. D’un côté, il ne subsistait, au début du XVIIe siècle, que des vestiges de l’ancienne noblesse féodale. Les domaines ruraux étaient gérés selon des principes commerciaux, et une aristocratie récemment anoblie, financièrement proche des intérêts capitalistes urbains, s’était constituée. De l’autre, les marchands et les riches, retranchés dans les villes, s’étaient fortement renforcés, avaient pénétré les campagnes et formé leur propre petite noblesse rurale. Ainsi, si, au fond, le conflit anglais était une lutte entre une nouvelle classe capitaliste et l’ancienne classe des propriétaires fonciers, les nouveaux éléments étaient pourtant implantés à la campagne comme à la ville, et face à eux se dressait une classe de propriétaires fonciers modernisée, profondément imprégnée par le capitalisme.
Un indice important pour comprendre les rapports de force sociaux de l’époque, un indice généralement négligé et pourtant riche d’enseignements, est fourni par la position de la marine marchande anglaise. Après la découverte de l’Amérique, l’histoire du monde s’était définitivement déplacée de la terre à la mer, et les anciens seigneurs et chevaliers se retrouvèrent abandonnés à leur sort. Les féodaux avaient peut-être fière allure à cheval, mais ils n’étaient pas à leur avantage sur un navire.
Les capitalistes naissants, contrôlant entièrement la marine marchande, n’ont pas tardé à exploiter les immenses possibilités qui s’offraient à eux. La grandeur de l’Angleterre reposait sur sa marine marchande, pilier de sa marine. Grâce à elle, elle pouvait atteindre une puissance économique et une suprématie mondiale sans précédent. Combien de temps encore les hommes à l’origine de cette marine marchande pourraient-ils être privés du pouvoir politique du pays ? Cette question fut précipitée lorsque le roi imposa de lourdes taxes sur le tonnage et les expéditions.
Les Anglais avaient déjà l’exemple inspirant des Hollandais. La Hollande, en prenant le contrôle d’une part importante du commerce mondial, du commerce baltique, du commerce des épices vers l’Est, etc., et en développant ses usines et ses villes, avait réussi à s’affranchir de l’emprise féodale de l’Espagne, la battant à plusieurs reprises en haute mer. Cette liberté, à son tour, libéra tellement la puissance des Hollandais qu’ils devinrent maîtres de la mer, et les marchands et la classe capitaliste des Pays-Bas prospérèrent considérablement.(*2)
Conformément à ce développement commercial et financier, adapté aux besoins modernes de l’époque et porté par la grande place bancaire d’Amsterdam, la Hollande instaura une monarchie limitée et donna l’exemple, non seulement en politique mais aussi dans la culture générale, aux libéraux anglais. La tolérance religieuse, même à l’égard des Juifs, s’établit définitivement. Grotius élabora une grande théorie du droit naturel et des droits naturels de l’homme. Les disciples de Descartes se développèrent alors une école matérialiste scientifique, tandis que Spinoza, dans son ouvrage « Éthique et politique », nous offre un point de vue extraordinairement proche de celui des Anglais.(*3) La broderie de ces motifs hollandais par les Anglais témoigne du lien extrêmement étroit qui existait entre les deux pays, lien symbolisé par l’arrivée de Guillaume d’Orange pour administrer le système constitutionnel anglais en 1688.
Les anciens dirigeants anglais représentaient des classes économiques qui n’étaient plus utiles à la société, des classes qui imposaient des règles et des réglementations telles qu’elles étouffaient le progrès économique. L’affaiblissement de la puissance économique avait conduit au déclin social et au parasitisme politique. Une seule classe était capable de renverser l’incube de la monarchie absolue et de briser les entraves qui entravaient l’industrie et le commerce. À une époque où le prolétariat naissait et où la ville devait prendre le contrôle, cette classe ne pouvait être que celle qui contrôlait les nouvelles forces de plus en plus dominantes du commerce et de l’industrie, à savoir les capitalistes.
Les guerres civiles anglaises, bien que provoquées par la lourde taxation imposée par le roi à la bourgeoisie sans son consentement, furent menées au nom de textes religieux, comme si les questions religieuses, et non économiques, étaient les enjeux fondamentaux. Au XVIIe siècle, c’était le seul moyen par lequel la classe capitaliste, encore immature, pouvait exprimer ses intérêts. C’était d’ailleurs l’approche traditionnelle. Une classe en lutte pour le pouvoir passe généralement à l’offensive sous des slogans et des théories défensives traditionnelles. Contre les classes aristocratiques foncières soutenant le pape et l’Église catholique, les hommes d’affaires de toute l’Europe soutenaient Calvin, Luther ou tout autre mouvement protestant contre le pape. Calvin s’était plaint que le pape faisait du christianisme un commerce ; lui, à son tour, voulait que le commerce soit chrétien. Le calvinisme s’empara de toutes les vertus de la classe capitaliste et les transforma en la lumière éternelle du Seigneur.
Une fois le monde réglé à leur convenance, les classes moyennes se persuadèrent qu’elles étaient les ennemies convaincues de la violence et les ferventes du principe d’ordre. Tant qu’elles n’avaient pas encore remporté de victoires, elles furent partout le fer de lance de la révolution. Il n’est pas totalement illusoire de dire que, sur une scène plus restreinte, mais avec des armes non moins redoutables, Calvin fit pour la bourgeoisie du XVIe siècle ce que Marx fit pour le prolétariat du XIXe, ou que la doctrine de la prédestination satisfit le même désir d’assurance que les forces de l’univers sont du côté des élus, que la théorie du matérialisme historique allait apaiser à une autre époque.
En Angleterre, l’approche protestante religieuse fut d’autant plus facilitée ; la querelle de la classe dirigeante anglaise avec le pape, un siècle plus tôt, avait déjà pris la forme violente d’une rupture avec le catholicisme et de l’organisation d’une Église épiscopale protestante anglaise. En religion, comme en économie, l’aristocratie avait déjà adopté certaines des formules des marchands, et la voie était ouverte à la classe capitaliste pour déclarer que son combat pour le calvinisme, le puritanisme ou le séparatisme, selon le cas, n’était que le prolongement logique de ce qui était déjà devenu le mode d’action accepté.
La rupture d’Henri VIII avec l’Église catholique, survenue au XVIe siècle, après que le pape eut partagé le Nouveau Monde entre l’Espagne et le Portugal, eut plusieurs conséquences pour l’Angleterre. Elle eut pour effet direct : premièrement, de mettre fin à l’ingérence du pape dans les affaires nationales et internationales ; deuxièmement, de transférer le clergé, autrefois agent d’une puissance étrangère, à celui de la monarchie absolue anglaise ; troisièmement, de confisquer les terres de l’Église ; quatrièmement, d’accélérer le processus d’augmentation des loyers, de saisie des biens communs et d’expulsion des locataires ; cinquièmement, d’engager la lutte contre les puissances catholiques pour les colonies mondiales, en contradiction avec la bulle du pape.
Cette rupture avec l’Église consolida l’économie nationale, réduisit encore davantage le pouvoir de la noblesse et favorisa les classes commerçantes et financières. Si cette rupture fut si violente, comparée à la lutte entre le roi de France et l’Église catholique, elle s’expliquait en partie par la puissance et la maturité accrues du capitalisme national anglais, et en partie par la forte opposition que rencontrait l’Angleterre de la part des puissances papales.
En France, deux siècles plus tôt, la montée du nationalisme français ne pouvait que faire des compromis, et non rompre avec l’Église catholique. Lors de leur victoire temporaire sur le pape lors de la captivité babylonienne (1305-1377) à Avignon, les Français avaient convaincu le pape de privilégier leurs propres intérêts nationaux, notamment ceux de leur rival, l’Angleterre. En 1376, un rapport fut déposé au Parlement anglais indiquant que les impôts levés par le pape en Angleterre étaient cinq fois supérieurs à ceux perçus par le roi. Il n’est donc pas étonnant que les Anglais aient commencé à se rebeller et à produire des hérétiques tels que Wyclif. Ainsi se dessina la lignée du protestantisme anglais, de Wyclif à Henri VIII, puis à Cromwell.
Dans la lutte contre le catholicisme – et c’est la menace d’un retour à l’Église catholique par les Stuarts qui aviva le conflit – la classe moyenne parvint à consolider une alliance solide avec une grande partie des nouveaux propriétaires terriens, car ces derniers craignaient de devoir abandonner les terres et les biens ecclésiastiques volés en cas de retour du catholicisme. On estime qu’un dixième du territoire anglais aurait alors changé de mains. De plus, la saisie des Communes et d’autres terres par les grands propriétaires avait chassé la paysannerie et fourni le prolétariat nécessaire aux capitalistes. Ceci explique l’alliance qui unissait la classe moyenne anglaise à la majeure partie des grands propriétaires terriens, et c’est cette alliance qui distingue essentiellement la Révolution anglaise de la Révolution française, où une grande partie de la grande propriété foncière fut détruite par le morcellement des terres.
Bien qu’il y eût encore une nombreuse paysannerie libre en Angleterre à cette époque, il n’en demeure pas moins vrai que, si, sous le régime féodal, les propriétaires terriens avaient tenté de lier leurs serfs à la terre, ils les chassèrent de leurs terres au XVIIe siècle. C’est ainsi que la Révolution puritaine resta une lutte étroite entre le roi et la classe moyenne, tandis que la masse des paysans pauvres se contentait d’assister, sans rien apporter à aucun camp. Le faible nombre d’hommes composant les armées en campagne atteste amplement que les paysans ne participèrent guère aux guerres civiles anglaises : à Marston Moor, le roi disposait de dix-huit mille hommes, le Parlement de vingt-six mille ; à Naseby, le roi n’en comptait que neuf mille. Les deux camps durent recourir à la conscription et à la réquisition. En 1645, au plus fort de la guerre, le Parlement ne comptait que soixante à soixante-dix mille hommes dans toutes ses armées.(*5)
Pendant des siècles, aucune classe n’a été assez forte pour défier l’État féodal. La classe dirigeante avait donc imposé non seulement ses codes juridiques, mais aussi ses normes morales. Morale et loi s’étaient fusionnées ; politique publique et moralité sociale semblaient identiques. Et puisque, dans un État stagnant, c’est la morale et non la politique qui prédomine, il était tout à fait normal que l’Église dirige et que l’État agisse comme son agent de police. Avec l’émergence de nouvelles classes puissantes au XVIe siècle pour défier l’ordre ancien, la morale céda le pas à la politique ; les tribunaux furent retirés à l’Église, qui ne devint que le département ecclésiastique de l’État.(*6) Les premiers protestants ne contestèrent pas cet état de fait ; en fait, leur première plainte fut que l’État ne contrôlait pas suffisamment l’Église.
Il convient de rappeler que ce sont les classes commerçantes et financières qui, issues du féodalisme, ont soutenu le roi dans sa lutte contre les barons brigands féodaux et ecclésiastiques et, à leurs propres fins, ont favorisé l’avènement de la monarchie absolue. Naturellement, ces éléments ont hésité à attaquer l’autorité monarchique en tant que telle au départ. En général, il est plus facile et plus sûr de s’attaquer à la moralité de la classe dirigeante qu’à son pouvoir d’État. Par conséquent, les classes en quête de pouvoir d’État préparent le coup d’État en attaquant de front la morale et les mœurs de la classe dirigeante.
Au début, alors que les capitalistes entamaient leur lutte pour le profit, le libre-échange et le libre marché, et que ce conflit les poussait à lutter pour un gouvernement bon marché et bienveillant, leur programme, celui du libéralisme du XVIIe siècle, s’attaqua à celui de l’ordre ancien. Contre la religion catholique, le libéralisme érigea la religion protestante, plus urbaine.(*7) Il ne combattait pas la religion, mais intensifiait la ferveur religieuse.
Le libéralisme du XVIIe siècle ne séparait pas l’Église de l’État. Au contraire, les premiers protestants cherchaient à guider l’État en substituant leur Église à celle de l’aristocratie. Le pasteur devenait ainsi leur chef politique. L’État théocratique puritain établi en Nouvelle-Angleterre en est l’exemple le plus frappant. L’Église-État y était poussée à son extrême extrême ; tous les aspects de la vie étaient censés être régis par la loi divine.
Contre la doctrine du droit divin des rois, le libéralisme religieux a opposé la doctrine calviniste de la prédestination afin de prouver au capitaliste que les mêmes lois éternelles de Dieu que l’aristocratie revendiquait étaient en réalité de son côté. Alors que le capitaliste déclarait que la Loi était antérieure au Roi et supérieure à lui, et réclamait la primauté de la Loi contre celle des Rois, qui la violent(*8), l’aristocrate insistait sur le fait que la Loi du Royaume s’exprimait par l’intermédiaire du Roi. Dans les deux cas, la loi de la société dépendait de la loi divine.
Français Contre le luxe de l’Église catholique s’opposait l’ascétisme du protestant ; contre la licence de l’aristocratie, l’économie, la discipline et la modération, la sobriété et la diligence des entrepreneurs. Tous deux prônaient le règne de la propriété, mais tandis que l’aristocratie, « l’élite de naissance et de talents », voulait que la minorité des propriétaires terriens honorés par la volonté de Dieu gouverne, l’homme d’affaires voulait que « l’élite de caractère » dirige, et ces qualités qui constituaient le caractère étaient précisément les vertus divines qu’il possédait lui-même en abondance. Si le catholique concevait le pape princier comme incarnant le monopole de la piété, l’homme d’affaires protestant prenait Dieu du sein du prêtre et le mettait dans son propre sein. En religion, comme ailleurs, la concurrence remplaçait le monopole.
L’Église libérale s’est battue sur tous les fronts contre l’ancien ordre, dont le clergé catholique n’était qu’une partie. L’Église catholique avait interdit, sous prétexte d’usure, le prêt d’argent à intérêt ; celui-ci était désormais autorisé. L’ancienne Église avait prôné la charité envers les mendiants ; la mendicité était désormais considérée comme un crime.
Le protestantisme n’avait cependant apporté aucun bien aux masses pauvres d’Angleterre. Avec l’essor du capitalisme, leur niveau de vie s’est dégradé. Au Moyen Âge, « … heureusement pour le peuple anglais… son habitude, même dans les conditions difficiles de son existence et malgré son mode de vie malsain, était de toujours subsister grâce à des provisions abondantes et naturellement de haute qualité. Ils mangeaient du pain de froment, buvaient de la bière d’orge et disposaient de viande bon marché, quoique peut-être grossière, en abondance. Le mouton et le bœuf étaient à la portée d’un nombre bien plus important de personnes qu’aujourd’hui. »(*9) « Je trouve que le XVe siècle et le premier quart du XVIe siècle ont été l’âge d’or du travailleur anglais, si l’on interprète les salaires qu’il gagnait par le coût des nécessités de la vie. À aucune époque, les salaires, relativement parlant, n’ont été aussi élevés, et la nourriture n’a jamais été aussi bon marché.(*10) » Les salaires étaient d’environ six pence par jour, alors que le coût hebdomadaire moyen de la nourriture n’était que de six pence. La journée de travail durait huit heures. Les ouvriers étaient souvent payés pour les dimanches et jours fériés, et subvenaient à leurs besoins.(*11)
C’est sous Henri VIII que le changement radical s’est produit. La monnaie a été dévaluée, les salaires ont chuté, les guildes qui protégeaient les artisans ont été détruites.
Ce processus se poursuivit sous la reine Élisabeth. Entre le milieu du règne d’Élisabeth et le déclenchement de la guerre parlementaire, les prix doublèrent.(*12) Le paupérisme s’accrut considérablement. Les salaires furent fixés à un niveau extrêmement bas. En 1593, « Le travail d’une année entière ne fournirait pas à l’ouvrier la quantité qu’en 1495 il gagnait avec quinze semaines de travail. »(*13)
La demande de main-d’œuvre était très forte, car les marchés s’étendaient et les machines n’étaient pas encore introduites. Les capitalistes déclarèrent, avec Luther, que les pèlerinages, les fêtes des saints et les monastères étaient des prétextes à l’oisiveté et devaient être supprimés ; les vagabonds devaient être bannis ou contraints au travail. D’innombrables auteurs proposèrent des projets d’hospices réformés, qui seraient à la fois des lieux de punition et de formation. Si, sous les traditions féodales, l’individu faisait appel à l’autorité et aux forces sociales, il ne pouvait désormais compter que sur sa volonté et son travail individuels. L’homme, l’individu lui-même, devint le centre de l’univers.
3
À mesure que les guerres civiles anglaises du XVIIe siècle progressaient, de nouvelles forces commencèrent à entrer en scène et à donner une nouvelle couleur au mouvement libéral. La Grande Rébellion commença à dépasser ses objectifs initiaux, tout comme la Révolution française un siècle plus tard. Après la première guerre civile (1642-1646), les libéraux, qui en Angleterre étaient les presbytériens, prirent le contrôle du gouvernement par le biais du Long Parlement. Ces libéraux regroupaient les éléments aisés mécontents de leur manque de pouvoir politique. Ils cherchaient à rendre le roi responsable devant eux, mais ne souhaitaient en aucun cas un pouvoir supérieur à celui que leur conférait une monarchie constitutionnelle où ils avaient voix au chapitre.(*14) Cependant, ce ne furent pas ces éléments aisés qui avaient mené la guerre. Les petits et moyens propriétaires avaient fait les frais des combats, et déjà les masses commençaient à s’agiter. Ils tentèrent de pousser la Révolution toujours plus à gauche, et ce furent eux qui transformèrent le libéralisme en radicalisme.
Les radicaux s’étaient séparés des presbytériens et, comme tous les mouvements de l’époque prenaient une tournure religieuse, avaient organisé les indépendants. Pendant la guerre de Sécession, ces indépendants formèrent le Parti des Niveleurs. Ces derniers, à leur tour, se divisèrent en diverses sectes, selon la position sociale de leurs membres. À droite, représentant la partie supérieure de ces couches moyennes, les « gentilshommes de la campagne », se trouvaient les puritains(*15) (correspondant, par leurs convictions religieuses, à l’Église congrégationaliste des États-Unis, bien qu’en Angleterre, certains conservassent leurs presbytres). Cette partie supérieure parvint à rallier une grande partie de la noblesse et du clergé, ainsi que des couches populaires d’artisans et de paysans, et c’est ce groupe qui dominait. Les chefs militaires et politiques des puritains étaient Cromwell et Ireton ; l’élément puritain formait la caste des officiers subalternes de l’Armée de Rébellion (les officiers supérieurs étaient principalement presbytériens). Cependant, peu de ces officiers faisaient partie des Niveleurs, qui, en tant que yeomen et apprentis de la ville, constituaient la majeure partie des soldats de l’armée.
Parmi les puritains, une lutte éclata entre les soldats ordinaires et ceux qu’ils considéraient comme les « gentilshommes » indépendants, et les soldats formèrent leur propre conseil auquel furent élus deux membres de chaque compagnie.
Les opinions de Cromwell sur les Niveleurs et son parti pris de classe sont bien illustrées par ce qui suit : « C’est une certaine satisfaction si une république doit périr, qu’elle périsse par les hommes et non par les mains de personnes qui diffèrent peu des bêtes ! Si elle doit nécessairement souffrir, elle souffrira plutôt des hommes riches que des hommes pauvres qui, comme le dit Salomon, « lorsqu’ils oppriment, ne laissent derrière eux qu’une pluie battante. » (*16)
À la gauche des puritains, composée d’éléments encore plus pauvres, se trouvaient des groupes tels que les anabaptistes(*17) et les quakers(*18). Cette aile gauche des indépendants, différente des puritains, était qualifiée de « séparatiste » car elle prônait la séparation de l’Église et de l’État. Alors que les puritains fusionnaient la morale et le droit et souhaitaient moraliser l’État, l’aile gauche séparatiste prônait la tolérance mutuelle, même si l’extrême gauche était hostile à l’État en tant que tel.
Les Quakers pourraient être décrits, d’une certaine manière, comme des anarchistes religieux aux idées social-démocrates. Vivant et s’habillant simplement et conformément aux règles, les Quakers considéraient tous les chrétiens, même les femmes, comme des prêtres. Ils refusaient de se dévoiler devant qui que ce soit. Ils prônaient la séparation de l’Église et de l’État et s’opposaient à tout clergé rémunéré ainsi qu’au paiement de la dîme. Répudiant la guerre, prônant la réforme pénale et pénitentiaire, la diffusion la plus large possible de l’éducation et de la science, et s’opposant à l’esclavage, les Quakers jouèrent un rôle majeur dans le mouvement réformateur du XVIIIe siècle. Leur religion était sans rituel et ils furent les fondateurs de la philanthropie bourgeoise.
John Bellers, chef reconnu des Quakers, considérait que le travail était l’étalon de valeur permettant de mesurer tous les biens de première nécessité. Il écrivait : « S’il n’y avait pas d’ouvriers, il n’y aurait pas de Lords. Et si les ouvriers ne produisaient pas plus de nourriture et d’industries que ce qui leur permettait de subsister, chaque gentilhomme serait ouvrier, et les hommes oisifs mourraient de faim. » (*19) Cependant, à l’époque des guerres civiles, ce n’est pas Bellers, dont l’influence viendra plus tard, qui fut le père spirituel des Quakers, mais Jerrard Winstanley. (*20)
Winstanley était le chef de l’extrême gauche, connue sous le nom de « Vrais Niveleurs » ou « Creuseurs ». On les appelait « Creuseurs » parce qu’ils osaient creuser sur les terres communales, les reprenant aux propriétaires et les restituant au peuple tout entier. Dans une émouvante « Déclaration des pauvres opprimés d’Angleterre : adressée à tous ceux qui se disent ou sont appelés seigneurs de manoir », les « Creuseurs » affirmaient hardiment : « … la Terre n’a pas été créée exprès pour que vous en soyez les seigneurs, et nous pour être vos esclaves… ». C’est pourquoi nous sommes résolus à ne plus nous laisser tromper, ni à ne plus être soumis à votre crainte servile, car la Terre a été créée pour nous autant que pour vous. » (*21)
Dans son ouvrage principal(*22), Winstanley prône un système de société où la terre serait cultivée en commun, où l’achat et la vente, causes de guerre, seraient abolis, où l’argent ne circulerait pas, où il existerait des entrepôts communs où chacun apporterait ses biens et où chacun aurait le devoir de travailler. Il y affirme avec conviction : « Nul ne peut être riche, mais il doit l’être, soit par son propre travail, soit par celui d’autres hommes qui l’aident. Si un homme n’a pas d’aide de son voisin, il ne pourra jamais amasser des biens de plusieurs centaines ou de milliers de dollars par an. Si d’autres hommes l’aident à travailler, alors ces richesses sont ses voisins, autant que les siennes ; car elles sont le fruit du travail d’autrui autant que du sien. »(*23)
Sous le régime proposé par Winstanley, il n’y aurait ni avocats ni ecclésiastiques. Le mariage serait fondé sur l’amour. L’administration de l’État serait élue chaque année, tous ayant le droit de vote, à l’exception de ceux qui aidaient le roi et des capitalistes qui achetaient ou vendaient les produits de la terre.(*24) Des hommes pauvres, éprouvés par la lutte, seraient choisis pour diriger le Commonwealth.
Même les plus militants des Niveleurs, comme John Lilburne, se sont éloignés du programme extrême des Diggers ; Lilburne, en effet, a expressément démenti toute sympathie pour leurs vues.(*25)
Le 16 avril parut un nouveau manifeste, dans lequel lui [Lilburne] et ses camarades protestaient contre l’application du terme « Niveleurs » à eux-mêmes, surtout si l’on entendait par là un désir d’« égalisation des conditions de vie des hommes » et la suppression du droit et du titre de propriété de chacun sur ce qui lui appartient. (*26) Pourtant, parmi la masse des pauvres qui composaient le Parti des Niveleurs, seuls les Diggers représentaient exclusivement les intérêts des travailleurs. Nombre d’entre eux étaient déistes, certains athées ; plus tard, beaucoup se sont identifiés aux Quakers. (*27)
Alors que la première guerre civile prenait fin avec la victoire du Long Parlement et des presbytériens sur le roi, ces libéraux constatèrent que l’armée commençait à prendre au sérieux les théories de la démocratie. (*28) Les niveleurs de l’armée insistaient sur le fait que, puisque le Parlement lui-même ne représentait qu’une minorité, il devait céder au peuple. Le Parlement avait conservé les lois sur la chasse et les dîmes, ainsi que les privilèges des grandes compagnies commerciales, et, effrayé, il commença à faire des ouvertures au roi et tenta de dissoudre l’armée. Sur ce, l’armée fit irruption au Parlement, élimina les libéraux et ne laissa que les indépendants dans un Parlement croupion. (*29) Cela conduisit à la seconde guerre civile (1648-1649), au cours de laquelle les forces du roi, bien que désormais aidées par les presbytériens libéraux, furent définitivement écrasées. (*30)
Dès le début, la bourgeoisie craignait que la guerre civile ne bouleverse trop profondément la structure de la propriété. Au début, l’armée du Parlement était dirigée par plusieurs grands seigneurs, mais après la défaite du roi à Marston Moor, ces officiers craignaient mortellement, non pas d’être vaincus, mais de trop battre le roi. Ils sabotèrent donc la suite de la guerre et Cromwell fut contraint de porter plainte contre le comte de Manchester. (*31) Alors que les anciens officiers renonçaient à leurs fonctions, l’Armée Modèle de Cromwell prit la tête. À son tour, Cromwell tenta de restreindre la composition de l’armée. Le capitaine Cromwell déclara à son cousin Hampden : « Ils ne s’entendraient jamais avec une bande de pauvres cabarets et d’apprentis de la ville qui combattaient des hommes d’honneur. Pour faire face à des hommes d’honneur, il leur faut des hommes de religion. » (*32) Néanmoins, malgré tous les efforts de Cromwell, ses hommes commencèrent à échapper à tout contrôle et à créer leurs propres Soviets de soldats et leur propre double pouvoir au Parlement.
Les propriétaires aisés et moyens avaient vaincu l’aristocratie ; les propriétaires moyens et pauvres avaient vaincu les riches libéraux. C’était maintenant au tour des propriétaires moyens de subir la pression des classes pauvres, composées de fermiers, d’apprentis et d’artisans. Sous leur pression plébéienne, Charles Ier fut exécuté et le Commonwealth fut proclamé.
Les Niveleurs, en tant que parti démocrate, défendaient le suffrage universel, les droits du soldat face à ceux de l’officier, l’égalité des circonscriptions électorales, des parlements bisannuels, une République et une restriction rigoureuse des droits du Parlement face à ceux du peuple. À ces propositions s’ajoutaient des revendications pour un impôt direct proportionnel à la fortune, ainsi que des mesures visant à garantir l’emploi et un soutien décent aux pauvres, aux personnes âgées et aux malades. Cependant, même ce groupe démocrate n’irait pas jusqu’à exiger le vote des salariés ou des indigents. (*33)
L’attitude des principaux gentlemen puritains envers les intérêts des travailleurs était très claire. « Les esprits enthousiastes qui se pressaient à la Chambre des communes, les yeomen qui chevauchaient avec Hampden, les hommes qui combattirent et gagnèrent à Marston Moor et à Naseby, ne pensaient pas plus au paysan et à l’ouvrier, ne se souciaient pas plus de leur amélioration, que les patriotes irlandais de 1782 ne se souciaient des kernes et des cottiers dont ils vivaient. Car, au cœur de cette bataille de géants, les Anglais pauvres, qui vivaient de salaires, s’enfonçaient de plus en plus bas, et prenaient rapidement leur place, contrastant avec l’opulence engendrée par le commerce et la multiplication de l’activité manufacturière, comme les bûcherons et les tireurs d’ouvrages misérables d’une Angleterre prospère et progressiste. » (*34)
Lorsque l’agitation des Leveller s’exacerba en 1647, les dirigeants de la Model Army énoncèrent la loi en termes clairs. Cromwell… qualifia la proposition de suffrage universel d’anarchie et fit voter le renvoi des officiers et des agitateurs de leurs régiments. (*35) Et « Ireton développa sa théorie de la Constitution anglaise, à savoir qu’elle visait à garantir la propriété. À cette fin, elle avait limité le suffrage à ceux qui avaient un intérêt fixe dans le royaume. Une fois étendu ce droit à tous les hommes au motif que, par nature, ils y avaient droit, comme nécessaire à leurs libertés, toute propriété avait disparu ; car on pouvait argumenter sur le même terrain que, par nature, tout homme avait droit à toute propriété dont il avait besoin pour subvenir à ses besoins. » (*36) Lorsque certains des pauvres soldats s’avancèrent et demandèrent quels étaient leurs droits puisqu’ils ne possédaient pas de propriété, Ireton répondit effrontément le droit de vivre sous le régime de la propriété.
Tout comme le Parlement avait tenté de restreindre le pouvoir du Roi, les Niveleurs tentèrent de définir ses pouvoirs. Au début de leur lutte contre les privilèges de la Couronne, en 1640, les dirigeants du Parlement s’étaient bien gardés de nier que la source du droit résidait dans le Roi, mais avaient simplement affirmé que ses pouvoirs législatifs étaient limités par la loi fondamentale du pays. C’était cette loi fondamentale, en effet, qui protégeait les prérogatives législatives de la Couronne. Plus tard, en 1642, le Parlement commença à affirmer qu’il était le seul interprète de la véritable nature du droit du pays. « Le pouvoir d’interpréter la constitution du royaume fut le pont qui permit au Long Parlement de passer de la doctrine de la suprématie du droit à celle de la suprématie du Parlement. » (*37) Finalement, le Parlement décida d’affirmer qu’il était, et lui seul, habilité à faire la loi, car, déclara-t-on, il était le conseil suprême du Roi, dont le Roi était tenu de suivre les conseils. Le Parlement devint ainsi une sorte de cour suprême sans appel et assuma les fonctions de tribunal, de conseil et de législature.
Mais « si tout acte royal de la part du Roi pouvait être supposé être le résultat d’un conseil, et s’il lui était interdit d’accepter d’autres conseils que celui du Parlement, il devenait un simple automate pour enregistrer ses décrets. » (*38) Le Parlement avait commencé la lutte avec la prétention que le Roi devait écouter les représentants du peuple, il a fini par refuser au Roi toute voix et par revendiquer un pouvoir absolu non seulement sur le Roi mais aussi sur le peuple.
Ce fut alors au tour des Niveleurs de souligner le ridicule de la part du Parlement de prétendre représenter la nation dans son ensemble alors que tant de citoyens étaient privés de leurs droits. Si le peuple pouvait parfois révoquer le pouvoir qu’il avait accordé à un roi, il pouvait également révoquer celui qu’il avait accordé à ses représentants, et que la véritable source du droit ne résidait pas dans le Parlement, mais dans le peuple.
Les « gentlemen » indépendants, qui, sous la pression des événements, s’étaient alliés aux soldats contre le Parlement libéral, en vinrent bientôt aux mains avec leur aile gauche. Les dirigeants démocrates furent fusillés ou emprisonnés. Le mouvement insurrectionnel au sein de l’armée fut réprimé avec fermeté. Le Parlement croupion, désormais réduit à une poignée de membres et totalement inutile, fut dissous (*39), le Protectorat instauré et la Révolution terminée (*40).
Les théories constitutionnelles des Niveleurs n’ont cependant pas disparu. Autour du principe fondamental de la limitation du pouvoir gouvernemental par la loi suprême, les Niveleurs ont développé un ensemble de doctrines constitutionnelles et politiques qui suggèrent les principales théories du droit constitutionnel américain. La souveraineté du peuple, le droit inaliénable de l’individu, la force obligatoire de la loi suprême, l’application du droit politique par l’action judiciaire : toutes ces doctrines sont américaines.
Sous Cromwell, le gouvernement se limita à des propositions libérales limitées. Toutes les concessions furent faites aux classes aisées. Seul un petit nombre de dirigeants royalistes perdirent la totalité de leurs biens, les autres devant simplement payer des amendes allant d’un dixième à un tiers de la valeur de leurs biens. Les titres de propriété ne furent pas abolis, et l’Église et l’État ne furent pas séparés, bien qu’une certaine tolérance fût permise, même envers les Juifs. (*42) Des réformes libérales furent mises en œuvre dans les tribunaux, en droit civil et pénal, et en fiscalité. Le mariage civil fut instauré (*43) à cette époque, l’allègement des peines de prison pour dettes fut instauré et des mesures de protection pour les aliénés furent instaurées.
Cromwell posa les bases de la politique impérialiste de l’Angleterre. Sous son règne, la première guerre commerciale fut déclenchée contre la Hollande, le nationalisme fut encouragé, la marine fut profondément réorganisée et la réaction fut vaincue. Le Royaume-Uni fut sauvé, l’Écosse et l’Irlande soumises.
Face à ces événements, les libéraux s’empressèrent de mettre fin à leur opposition à la dictature de Cromwell. Ils l’exhortèrent même à prendre la couronne, car à leurs yeux, république et démocratie étaient tout aussi insupportables. Plus tard, à la mort de Cromwell, ce groupe libéral put mener la « Glorieuse Révolution Whig » et introduire la lignée de Guillaume d’Orange en Angleterre sur la base d’une monarchie constitutionnelle et de la suprématie du Parlement, sous le contrôle des grands capitalistes. (*44)
4
Les couches supérieures de la classe moyenne étaient sorties triomphantes de la révolution politique du XVIIe siècle. Mais la pression avait été rude, et elles avaient été contraintes de proposer des théoriciens capables de dissocier la politique de la religion et de tenter d’exprimer leur position en termes scientifiques. De telles politiques devinrent d’autant plus nécessaires que les libéraux tentaient d’élaborer une Pétition des droits pour eux-mêmes et des constitutions pour les colonies américaines. Sensibles aux progrès généraux de la science, les whigs libéraux furent contraints de devenir des pionniers de la science politique et de l’élaboration de constitutions. C’est de la classe moyenne supérieure que naquirent les premiers théoriciens modernes du libéralisme ; Locke (*45) et Hume, respectivement précurseur et fondateur de l’école utilitariste, dominèrent la scène en Angleterre et en Amérique pendant plus d’un siècle.
Les riches capitalistes qui arrivaient au pouvoir en Angleterre comprenaient clairement qu’ils n’étaient parvenus à cette position que grâce à des compromis. Avec leur esprit libéral, ils s’étaient opposés à la fois à l’Ancien Régime et à la Révolution. L’évolution des guerres civiles avait révélé la faible proportion de la population qu’ils constituaient. Ils s’empressèrent alors de faire la paix avec tous les éléments possibles, qu’ils soient royalistes ou démocrates. Les troubles de la Rébellion et de la Restauration, ainsi que les luttes de pouvoir des différents groupes, leur avaient montré la nécessité d’un nouveau programme et d’un nouvel ensemble de principes.
Nous avons vu que les Libéraux comme les Radicaux, dans leur lutte contre la Monarchie Absolue, avaient réclamé un gouvernement par la loi et non par un seul homme. La loi devait être la loi divine, telle qu’elle transparaissait dans les coutumes et lois traditionnelles du pays, loi que Charles Ier, prétendait-on, avait violée. Mais la violence de la Révolution avait, semble-t-il, suscité de nombreuses conceptions de Dieu et une grande diversité de points de vue. Si les Libéraux voulaient établir un gouvernement stable, il était vital pour eux de transiger avec le plus grand nombre possible de sectes et de les tolérer toutes, à l’exception des irréconciliables partisans de la révolution ou de la contre-révolution active. Pour ce faire, il leur fallait abandonner complètement ce qui leur semblait être des lois divines inadéquates et s’efforcer de trouver une base plus durable et plus stable à leur théorie.
Pour les Anglais, les lois de la nature étaient encore plus propices que les lois divines. La nature avait été bénéfique pour les Anglais. Elle les avait placés au cœur même du commerce mondial. Elle avait créé un canal houleux entre eux et leurs rivaux ; elle leur avait fourni de nombreux groupes d’excellents artisans ; elle était le réservoir des matériaux de leur production, grâce auxquels ils avaient bâti l’économie la plus solide du monde. L’Angleterre produisait depuis longtemps la laine la plus fine. Désormais, les tisserands flamands, chassés en Angleterre par les guerres de Hollande, étaient disponibles. Au XVIIe siècle, les minéraux étaient également exploités. Il s’ensuivit naturellement que l’Angleterre devait être le berceau de la physique, des mathématiques, de l’invention et des sciences (Bacon, Newton). Puisque les lois de la nature étaient bienveillantes, elles furent progressivement idéalisées comme éternelles, synthétisées en loi naturelle ; et de cette loi naturelle naquirent les « droits naturels de l’homme ».
Des siècles avant John Locke, diverses théories du droit naturel avaient été avancées. Dans leur lutte contre les pouvoirs temporels, les papes et les théoriciens de l’Église catholique avaient souvent tenté de démontrer que la Loi de Dieu ne signifiait pas nécessairement la Loi du Roi. De fait, les Jésuites avaient établi une théorie systématique du tyrannicide, applicable partout où le Roi répudiait la Loi de Dieu. Sous saint Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle, fut élaborée la théorie de l’Église selon laquelle la Loi de Dieu s’exprime à travers le droit naturel, un ensemble de principes moraux éternels, consacrés par Dieu et l’Église, et à découvrir par la raison ; ou, comme le dit saint Thomas d’Aquin : le droit naturel était le reflet de la « raison de la sagesse divine gouvernant l’univers tout entier ». (*46)
Nous avons déjà vu que la croissance du pouvoir de l’Église catholique coïncida avec l’effondrement du féodalisme et l’émergence de la Renaissance. En instaurant son système de droit naturel au-dessus des règles et préceptes des États, l’Église reflétait en réalité une nouvelle morale et une nouvelle culture naissantes grâce aux hommes d’argent. Parallèlement, elle renforçait sa propre autorité et celle du droit canon.
Nous avons également constaté qu’au XVIe siècle, avec l’essor du système industriel et l’intensification des luttes de classes au sein de chaque pays, l’Église devint subordonnée à l’État national, même dans les pays catholiques. Et lorsque l’Espagne commença à gouverner l’Italie et à nommer les papes, les intellectuels de l’Église, incapables de dominer l’État, ne purent que tenter de le contrôler. C’est ce que la grande organisation jésuite entreprit ; pendant des siècles, elle réussit avec brio à consolider les intérêts du roi catholique et de l’Église.
C’est également à cette époque que le droit romain fut adopté dans toute l’Europe. Lorsque la Rome antique devint un grand État, les anciennes règles des Douze Tables, qui avaient guidé les dirigeants des anciens clans ou gens, ne convenaient plus aux nouvelles conditions. Ces anciennes règles furent modifiées par les jurisconsultes, notamment en ce qui concernait les membres d’autres groupes que les membres des tribus romaines. Un corpus de droit appelé ius gentium fut compilé, englobant également des principes censés être de validité universelle, soutenus par la moralité et la décence de toutes les communautés. Les normes du ius gentium devinrent homologues à celles du droit naturel. Le droit naturel fut ainsi considéré comme le droit applicable à toute l’humanité, indépendamment des lois civiles, et qui devait s’appliquer à toutes les races et nations dans leur conduite entre elles.
Le ius gentium avait été codifié sous l’empereur romain chrétien Justinien. S’appuyant sur ce code et se conformant aux nouveaux développements politiques européens du XVIe siècle, une école de juristes-théologiens s’est développée, naturellement principalement en Espagne, et a fait du ius gentium un corpus de droit naturel capable de restreindre les États et de limiter leurs activités, tant à l’égard d’autres États (le contrôle de l’Espagne sur le Vatican ?) qu’à l’égard de la relation de l’État à ses sujets. Parallèlement, l’activité individuelle pouvait également être limitée par ces principes de droit naturel.
Avec la montée de la révolte protestante, et surtout avec la rupture des Hollandais avec l’Espagne et l’Église catholique, la jurisprudence et le droit furent définitivement séparés de la théologie, et le système de droit naturel fut conçu comme fondé, non pas sur le droit canonique ou ecclésiastique, ni même sur le droit romain exclusivement, mais uniquement sur la raison éternelle. Cependant, avec Grotius, la pieuse croyance fut également avancée selon laquelle la volonté de Dieu est de ne vouloir que la raison, et en Angleterre, le même point de vue fut exprimé plus tard par Blackstone. (*47) Ainsi, selon ces penseurs, le droit civil – les préceptes et commandements de l’État – est limité par certains principes moraux éternels et supérieurs au droit de l’État. Par cette fiction du droit naturel, la nouvelle classe économique imposait sa propre moralité et tentait de conformer le droit aux nouvelles normes nécessaires à la classe montante. Chez Grotius, comme plus tard chez Blackstone, ce droit naturel abstrait se traduit par les « droits naturels » des humains que le droit est tenu de défendre. (*48)
Ainsi, en Angleterre, au début, la loi naturelle n’était pas conçue comme s’opposant à la loi divine. En effet, elle faisait partie intégrante de la loi divine, telle qu’elle fonctionnait. Cependant, par ce procédé, la théorie se concentra sur la loi naturelle et éluda la loi surnaturelle de Dieu. Nous avons vu que le protestantisme avait fait descendre Dieu du ciel et l’avait centré sur l’homme. La religion était devenue terrestre, et les philosophes devinrent de plus en plus matérialistes. Bientôt, la loi de l’Église put être ignorée. (*49)
La Loi naturelle se substitua non seulement à la Loi divine, mais aussi aux lois humaines. Le droit de l’État devait se conformer à la Loi naturelle telle qu’elle était alors conçue. L’homme faisait partie de la nature. (*50) Il possédait des droits naturels en tant que partie intégrante de la Loi naturelle. En cela, les Anglais se distinguaient des théologiens espagnols et de l’Église qui les avaient précédés, car ils tendaient à fonder la Loi naturelle sur le même fondement que toute loi scientifique. En même temps, cependant, les Anglais identifiaient autant que possible cette Loi naturelle aux droits historiques des Anglais et aux anciennes coutumes du pays. De même que la science découvrait les lois de la physique, des mathématiques, de l’astronomie, etc., la raison humaine pouvait découvrir les Droits naturels et éternels de l’Homme. Une fois découverts, ceux-ci ne pouvaient être modifiés ni par la société ni par les lois de l’État, car cela constituerait une violation de la Loi naturelle et ne pourrait entraîner que révolution et destruction.
Au cours des siècles précédents, lors de l’élaboration d’un système idéal de droit naturel supérieur au droit positif de l’État, il n’y avait en aucun cas eu de tentative de renverser l’autorité temporelle de l’État sur ses sujets. En effet, les doctrines de Thomas d’Aquin servaient de soutien à l’autorité plutôt que de moyen de l’ébranler, car l’idée que le droit positif devait se conformer au droit naturel pouvait toujours servir à prouver que, quel que soit le droit civil, il était véritablement conforme aux principes éternels et immuables de Dieu et de la Nature. Telle était essentiellement la position suffisante de Blackstone. La grande importance des théoriciens libéraux anglais résidait cependant dans le fait qu’ils utilisaient les principes du droit naturel pour « briser l’autorité et les règles de l’État telles qu’elles existaient alors ». Avec Locke, comme plus tard avec Thomas Paine et Rousseau, les théories du droit naturel prennent une tournure révolutionnaire.
Voilà donc la thèse des libéraux de 1688 et du XVIIIe siècle. Elle était le résultat inévitable de leur position politique. Les libéraux combattaient les religions positives des classes supérieures et inférieures avec une métaphysique agnostique et sceptique. Contre les lois dogmatiques, éternelles et immuables, de telle ou telle Église qui proclamait comme souveraines soit l’ancienne aristocratie, soit la nouvelle démocratie, les libéraux érigèrent alors les lois éternelles et immuables de la nature, par lesquelles eux seuls pouvaient gouverner. Dieu devint de plus en plus impersonnel et finit par disparaître complètement.
Au XVIIe siècle, ni l’un ni l’autre des combattants ne parvenaient à adopter une perspective historique et évolutionniste. Les intérêts matériels et les positions des classes en conflit étaient contraints de prendre des formes « éternelles » et « inaliénables ». Avec une science encore peu développée et une masse d’agriculteurs illettrés, c’était la méthode la plus efficace, et en fait la seule, dont disposaient les libéraux ; ils devaient trouver pour leur domination une base « solide » et « éternelle » aussi fiable que celle qu’avaient possédée les anciennes classes dirigeantes.
Entre les royalistes et les radicaux, la position des libéraux, bénéficiaires de la révolution libérale de compromis de 1688, les contraignit à un programme totalement éclectique et conciliant, empruntant tantôt à tel groupe, tantôt à tel autre, pour justifier les choses telles qu’elles étaient. Athéisme et Église catholique, royauté et démocratie, propriétaires terriens et plébéiens, toutes les factions devaient être combattues, toutes apaisées. Et tandis que les libéraux cherchaient à équilibrer les unes avec les autres, il leur semblait qu’eux seuls étaient tolérants, justes et impartiaux, capables de voir les deux côtés de chaque sujet. Leur position, fondée sur le bon sens et le juste milieu, devint pour eux la méthode idéale pour atteindre le plus grand progrès constant.
Voici une différence entre les libéraux et les radicaux : l’un parle de « tolérance », l’autre d’« intolérance ». Mais comme Thomas Paine l’a vivement remarqué à ce sujet : « La tolérance n’est pas le contraire de l’intolérance, mais en est la contrefaçon. Tous deux sont des despotismes. L’un s’arroge le droit de refuser la liberté de conscience, et l’autre de l’accorder. » (*51) Cet accent mis sur la tolérance s’accompagne de l’accent mis sur la force de la raison et de la persuasion. Pourtant, l’intellect ne peut être qu’un guide et non une force. Il ne peut se substituer aux sensations viscérales, aux émotions et aux passions humaines qui seules peuvent pousser les gens à changer le monde. La philosophie sociale de la raison ne pouvait être adoptée que par ceux qui étaient particulièrement favorisés, qui pouvaient refuser d’agir avec trop de vigueur, qui, en bref, représentaient une petite clique capable de s’imposer par l’intrigue, mais jamais par la lutte, au pouvoir. Tels étaient, en substance, les libéraux.
Sur les questions de religion et de philosophie, le libéralisme éclectique s’est révélé un véritable esquiveur habile à éluder les problèmes ; il a subtilisé des éléments fragmentaires aux programmes tantôt d’un camp, tantôt de l’autre. (*52) Dieu existait. Mais on ne pouvait le connaître que par la raison intuitive, non par la logique. La religion était fondée sur la foi. Or, foi et religion doivent toutes deux respecter les lois de la nature, qui sont raisonnables. Le christianisme lui-même avait raison, mais seulement parce qu’il était raisonnable. Quant aux miracles et aux actes de la providence, tout était possible, pourvu qu’ils soient raisonnables. Cependant, la connaissance ne venait-elle pas de Dieu, et l’homme n’était-il pas doté à la naissance de capacités différentes, dont les nobles étaient les plus nombreux ? Non, l’homme était entièrement conditionné par son environnement. Il est venu au monde avec un esprit vide ; (*53) tous y sont entrés de manière égale ; toute connaissance (opinion) découlait d’une expérience sensationnelle.
D’autre part, la matière ou substance, indépendante de la pensée, existait aussi réellement, (*54) bien qu’elle aussi, comme Dieu, ne pût jamais être connue. (*55) Tout ce que nous pouvions connaître, c’étaient les qualités, les caractéristiques, les actions de la matière ou de la substance. Les vues de la science n’étaient que des opinions changeantes. De plus, la matière, existant et agissant indépendamment de l’homme, affectait l’homme. La volonté de l’homme n’était donc pas libre, mais déterminée par l’environnement. (*56) L’homme faisait-il donc partie de la matière ; la matière pouvait-elle penser ? Oui, la matière pouvait penser. Mais la matière ne pouvait se substituer à Dieu ; elle était simplement la manière dont Dieu agissait.
Voilà pour la philosophie. Qu’en est-il de la politique ? La classe capitaliste montante, dans sa lutte contre les féodaux bien établis, fut contrainte d’invoquer un autre terrain que celui des distinctions de classe pour justifier son pouvoir. Au statut du féodalisme, la bourgeoisie opposait le « Contrat », terme qu’elle connaissait mieux que quiconque et grâce auquel elle avait accumulé richesse et pouvoir. À la question : « Quelle était l’origine et la justification du pouvoir d’État ? », ces nouveaux hommes d’affaires répondaient que l’État était né, non comme expression de la volonté immuable de Dieu, mais comme le contrat volontaire par lequel les hommes espéraient obtenir la liberté. Même une partie de l’aristocratie anglaise, devenue profondément bourgeoise, avait commencé à justifier son existence sur la base du Contrat social. Leur nouveau théoricien était Hobbes (*57), qui affirmait que l’homme à l’état de nature avait précédé l’homme à l’état social. Pour Hobbes, l’homme était né mauvais. L’état de nature était marqué par la lutte de tous pour des intérêts matériels. Pour échapper à cette condition intolérable, les hommes s’étaient unis pour former une société dotée d’une hiérarchie définie, dirigée par un monarque. Ainsi, l’homme naturel atteignit la liberté grâce au pouvoir de l’État. Liberté signifiait pouvoir. La monarchie absolue était intangible ; cela reviendrait à rompre le caractère sacré du contrat originel. De plus, la monarchie absolue signifiait une société ordonnée, seule capable d’apporter la liberté à tous.
Que certaines sections de l’aristocratie aient pu utiliser le « Contrat » comme argument de défense montre à quel point les opinions capitalistes avaient pénétré les plus hautes couches de la société anglaise. À mesure que les nobles devaient se soumettre à la classe capitaliste, leur théorie devait évoluer d’une défense du Statut à une défense du Contrat, du recours à la force à la persuasion et à la raison, de la foi dans le droit divin à une métaphysique matérialiste. Les aristocrates défendaient autrefois le statut rigide de leur caste par le droit divin. Maintenant, ils étaient prêts à admettre qu’ils n’avaient pas gouverné depuis la nuit des temps, qu’il existait un système de société « naturelle » antérieur au leur. Cependant, les aristocrates ne l’ont admis que pour affirmer que leur règne avait fait progresser les forces matérielles de la société et, par l’ordre et le pouvoir, avait fait surgir la liberté du chaos. C’est la défaite que subissait l’aristocratie qui rendait si sombres les vues de Hobbes. Assurément, l’homme était mauvais pour l’ Ancien Régime . Mais, d’ailleurs, les forces matérielles de la nature étaient tout aussi favorables aux capitalistes.
Progressivement, les libéraux ont élargi et embelli la théorie du contrat social pour l’adapter à leurs propres intérêts. Leur programme admettait également que les classes n’avaient pas toujours régné et qu’il existait un état de nature primitif. Pour eux, cependant, l’homme dans l’état de nature n’était pas mauvais, mais bon. L’État politique n’était pas nécessaire à la moralisation de l’homme. (*58) La loi naturelle lui avait conféré certains droits naturels. Ces droits naturels figuraient dans la Pétition des droits de 1688. Ils étaient fondés sur la nécessité pour chaque homme de vivre, de jouir de la liberté et de posséder des biens. Afin de mieux garantir ces droits, les hommes avaient conclu un accord volontaire pour former une société. Cet accord n’était pas éternel. Le passé ne pouvait lier à jamais le présent et l’avenir. Lorsque la majorité souhaitait modifier l’accord, lorsqu’elle se sentait privée de ses droits naturels inaliénables, elle avait le droit de se révolter et de renverser l’État. (*59) La souveraineté résidait dans la communauté dans son ensemble. Le libéralisme est ainsi devenu une théorie de justification de la révolution, du moins de la révolution libérale de 1688.
En politique, comme en religion, le libéralisme adoptait une approche individualiste qui devint plus tard la principale. La liberté individuelle était l’objectif de chaque individu en société. Néanmoins, puisque la liberté ne doit pas signifier la liberté d’interférer avec son prochain, qui devait décider où commençait la liberté de l’un et où finissait celle de l’autre ? L’État devait être le juge, l’État au-dessus des classes. Ainsi, le libéralisme justifiait l’État, du moins l’État libéral de 1688, et affirmait à la populace que la Révolution devait y mettre fin.
En politique, les libéraux prônaient une monarchie, mais une monarchie constitutionnelle, la Couronne dépendant d’un Parlement où ils dominaient toutes les fonctions, y compris la responsabilité ministérielle, le contrôle financier et l’armée. Si les libéraux s’opposaient à certains « bourgs pourris » afin de s’assurer quelques sièges supplémentaires au Parlement, ils étaient également opposés à un élargissement du droit de vote. Afin de contrer la Couronne, ils étaient favorables à la division des pouvoirs gouvernementaux entre les pouvoirs législatif et exécutif.
Dans le domaine économique, les libéraux ont clairement démontré que ce sont les riches groupes commerciaux qui ont remporté la bataille du pouvoir. Ici aussi, nous nous tournons vers Locke. Selon lui, la propriété reposait sur le travail et naissait lorsque, dans le communisme primitif, un individu consacrait son travail à un objet. (*60) Bien sûr, pour Locke, les propriétaires des moyens de production, tels que les entrepreneurs d’usine, faisaient également partie des travailleurs. Chaque individu, et en particulier les riches capitalistes anglais, avait le plein droit d’utiliser sa propriété à son avantage. Locke s’est également battu pour que les riches reçoivent de l’État des pièces d’or complètes en remboursement des pièces légères prêtées. (*61) Locke était un mercantiliste. Pour lui, la richesse signifiait l’or, et il appartenait à sa classe. Il s’opposa à la baisse du taux d’intérêt par la loi. En politique étrangère, il promouva cette politique coloniale mercantiliste impitoyable qui contribua au déclenchement de la Révolution américaine. (*62)
Dans son attitude envers les travailleurs, Locke était extrêmement sévère. Il prônait le travail obligatoire pour les enfants des fileurs de lin irlandais, qui devaient être envoyés dans des « écoles » pour travailler. Son projet de réforme des lois sur les pauvres consistait à supprimer les boutiques de brandy et à contraindre les indigents valides à travailler. Les mendiants devaient être envoyés sur des navires gouvernementaux pendant trois ans sous une discipline stricte, sous peine de trois ans de prison. Les autres indigents devaient être confiés à des fabricants selon un plan similaire à celui préconisé pour les enfants des fileurs de lin irlandais. (*63) Tel était le libéralisme anglais aux XVIIe et XVIIIe siècles.
notes de bas de page
1. C’est ce soutien royal aux entreprises qui pousse les historiens à qualifier ces monarques absolus de « bienveillants », sans aucun doute.
2. C’est dans le cadre de cette lutte pour la puissance maritime que Grotius écrivit son ouvrage sur la Liberté des mers et, lorsque la Hollande envahit les pêcheries sous contrôle anglais, imposa la réplique acerbe de l’Anglais Selden dans son livre, Mare Clausum , ou La Mer fermée. Plus tard, la bataille pour la liberté des mers fut reprise par les Américains.
3. Grotius a écrit son œuvre principale, Les Droits de la guerre et de la paix , en 1625 ; les œuvres de Spinoza ont été publiées en 1670 et 1677.
4. RH Tawney : La religion et l’essor du capitalisme, pp. 111-112
5. Voir CH Firth : Cromwell’s Army, p 22.
6. Le grand philosophe de ce changement était Machiavel.
7. « Comme le christianisme primitif et le socialisme moderne, le calvinisme était en grande partie un mouvement urbain ; comme eux, à ses débuts, il fut propagé de pays en pays, en partie par des commerçants et des ouvriers émigrés ; et son bastion se trouvait précisément dans les groupes sociaux pour lesquels le système traditionnel d’éthique sociale, qui traitait les intérêts économiques comme un aspect mineur des affaires humaines, devait paraître hors de propos ou artificiel. Comme on pouvait s’y attendre de la part des représentants d’une foi dont le siège était à Genève, et plus tard de ses adeptes les plus influents dans les grands centres d’affaires, comme Anvers et son arrière-pays industriel, Londres et Amsterdam, ses dirigeants adressèrent leur enseignement, non pas exclusivement, certes, mais néanmoins principalement, aux classes engagées dans le commerce et l’industrie, qui formaient les éléments les plus modernes et les plus progressistes de l’époque. » (R.H. Tawney : Religion and the rise of Capitalism, p. 104.)
8. Coke l’a bien exprimé au roi Jacques en 1612 : « Le roi ne doit être soumis à aucun homme, si ce n’est à Dieu et à la Loi. » Mais Coke n’a pas manqué d’ajouter que si le roi commettait une faute, il en était responsable non pas devant les tribunaux, mais seulement devant Dieu. (Voir R. Pound : The Spirit of the Common Law, p. 61, qui, cependant, néglige soigneusement le deuxième point des remarques de Coke concernant le manque de pouvoir des tribunaux. Voir Bracton’s Note Book, édité par F. W. Maitland, 1, 29-33.)
9. JET Rogers : Work and Wages, p.81 (édition abrégée de Six Centuries of work and Wages, édition Swann Sonnenschein de 1891).
10. Le même, p. 27
11. Le même, p.28 et suivantes.
12. Le même, p.45.
13. Le même, p 58.
14. Les libéraux ne voulaient pas d’impôts, sauf par l’intermédiaire du Parlement, pas d’arrestations arbitraires ni de procès autoritaires, pas de cantonnement des soldats.
15. Naturellement, les puritains se tournèrent vers la Hollande et l’Amérique pour trouver leur inspiration. Il faut noter qu’en Amérique, les puritains et les indépendants de gauche, incarnés par les Pèlerins et Roger Williams, étaient mutuellement hostiles. Les seconds étaient favorables aux fermiers, les premiers aux locataires et aux ouvriers agricoles qui s’installaient dans leurs colonies. Le démocrate Hooker dut quitter le Massachusetts puritain pour le Connecticut, où il fut décidé que les électeurs n’étaient pas tenus d’être membres d’une église.
16. Cromwell, cité dans E. Bernstein : Cromwell et le communisme, p. 164.
« Personne ne pouvait être plus hostile que Cromwell aux doctrines de ces hommes, que l’on commence maintenant à appeler les Niveleurs. » (SR Gardner : The History of the Great Civil War, 1642-1649, 111, 216.)
17. Au siècle précédent, les anabaptistes avaient été responsables des guerres paysannes en Allemagne. Ils avaient donc une tradition communiste.
18. Les Quakers venaient tout juste de naître à cette époque.
19. J. Bellers : Un essai pour employer les pauvres au profit (imprimé en 1723), p.1.
20. « Il est presque impossible de lire les premiers pamphlets théoriques de Winstanley sans être frappé par la similitude de pensée et de doctrine avec celles que défendent encore aujourd’hui la Société des Amis, ou Quakers, dont le nom d’origine parmi eux, rappelons-le, était les Enfants de la Lumière. » (LH Berens : The Digger Movement in the Days of the Commonwealth, p. 49.)
21. Le même, pp.90-91.
22. La loi de la liberté dans une plate-forme ou la vraie magistrature rétablie (1652).
23. Le même, p. 12.
24. Winstanley fut ainsi un précurseur de la théorie de Lénine sur la dictature démocratique des ouvriers et des paysans.
25. GP Gooch : Idées démocratiques anglaises au XVIIe siècle, pp. 178-179.
26. SR Gardner : Histoire du Commonwealth et du Protectorat, 1649-1660, 1, 47.
27. Ce qui suit peut clarifier quelque peu cette situation compliquée :
Catégorie politique – Libéraux
Point de vue religieux – Presbytérien
Catégorie politique : Radicaux
Vision religieuse � Indépendant (« Gentlemen » Puritains) ; leader : Cromwell
Catégorie politique : Radicaux-Niveleurs (chef : Lilburne)
Point de vue religieux : Indépendants (puritains) – Séparatistes (quakers) ; leader : Bellers (anabaptistes, etc.)
Catégorie politique - « Vrais » niveleurs ou creuseurs (socialistes-révolutionnaires) (leader : Winstanley)
Point de vue religieux : théiste, déiste ou athée (certains quakers et anabaptistes)
28. Voir « L’Accord du Peuple tel que présenté au Conseil de l’Armée, le 28 octobre 1647 » dans
SR. Gardner : Histoire de la Grande Guerre Civile, 1642-1649, 111, 607-609, Annexe.
29. Dans cette attaque contre le Long Parlement, « Cromwell a rejoint l’armée parce qu’il souhaitait empêcher le déclenchement de l’anarchie ou de la guerre civile. » (CH Firth - Oliver Cromwell, p. 164.)
30. Les presbytériens libéraux détenaient la Cité de Londres ; contrairement à Paris en 1793, le Londres libéral était contre les radicaux.
31. T. Carlyle : Lettres et discours d’Oliver Cromwell, I, 195 (édition de 1897).
32. Le même, p.128.
33. Sous l’influence des Niveleurs, Harrington écrivit son Utopie , Le Commonwealth d’Océanie .
34. JET Rogers : ouvrage cité, p.97.
35. TC Pease : Le mouvement des niveleurs , p.224.
36. Le même, p.219.
37. Le même, p.7.
38. Le même, p.20.
39. En 1640, il y avait 490 membres du Parlement ; en 1649, il n’y en avait plus que 90.
« La politique de Cromwell avait consisté à établir un Parlement méprisable. Il y parvint, et le Parlement qu’il avait créé devint la risée de la nation. Le jour arriva où le Parlement, reconnaissant son indignité, céda son autorité à Cromwell. » ( Notes de Napoléon sur l’histoire anglaise, p. 111, publié en 1905.)
40. Les capitalistes anglais réussirent à stopper la Révolution bien plus facilement que les Français un siècle plus tard. Cette fin brutale de la Révolution fit apparaître tous les personnages principaux comme contrariés et confinés. On peut ainsi distinguer Oliver Cromwell à la fois dans Robespierre et Bonaparte ; John Lilburne dans Marat et Hébert. Il faut cependant se méfier de telles comparaisons, sujettes à des interprétations erronées.
41. Travail de TC Pease cité, p. 363.
42. Les catholiques et les juifs étaient plus tolérants que les unitariens. Cependant, lors des révolutions américaine et française, les principaux libéraux étaient alors soit unitariens, soit déistes.
43. Les différents groupes religieux avaient des politiques différentes concernant le mariage. Les catholiques interdisaient le divorce ; les anglicans, le divorce pour adultère seulement ; les puritains prônaient le mariage civil, et le divorce pour abandon de mari et mauvais traitements. Au Massachusetts (puritain), la peine capitale était autrefois infligée aux adultères. Plus tard, elle fut remplacée par le marquage au fer rouge. À Plymouth, les séparatistes étaient plus modérés. Quant aux quakers, ils toléraient le divorce pour toutes les raisons invoquées dans la Bible.
44. Il n’est pas étonnant qu’en 1899, une statue du régicide Cromwell ait été érigée à Westminster avec le consentement de la Couronne.
45. Locke est né en 1632 et fut contraint de fuir en Hollande en 1683 après la Restauration (1660-1688). Il retourna en Angleterre en 1689. Ses principales œuvres furent écrites entre 1689 et 1700.
46. Voir R. Pound : Law and Morals, p. 8.
« Il est donc évident que la loi naturelle n’est rien d’autre que la participation de la créature raisonnable à la loi éternelle. » (Saint Thomas d’Aquin : Somme théologique, deuxième partie, première question XCI, article 2, p. 12, traduction de 1915 des Pères dominicains.)
47. Voir, par exemple, Wm. Blackstone : Commentaries of the Laws of England, I, 39 (édition Harper de 1858).
48. S’appuyant sur l’autorité de l’Empire et de l’Église en tant qu’organisme international, Grotius en appela à l’humanité comme détentrice du véritable droit des gens. (Voir H. Grotius : The Rights of War and Peace, p. 9, édition de 1901.)
49. Selon Bacon, les disputes théologiques ne faisaient qu’entraver le progrès de la science.
50. Selon John Locke, le sens moral de l’homme venait de Dieu et faisait partie de la Loi divine. Il lui a été donné par le raisonnement intuitif. Ainsi, la morale de Locke : faire le bien (prendre du plaisir) ; éviter le mal (la douleur) ; reposait sur la théologie et différait des fondements moraux de Hume et de Bentham, qui lui succédèrent.
51. T. Paine : Droits de l’homme. (Écrits, édition de 1896 de MD Conway, II, 325.)
52. Les arguments libéraux présentés ici sont ceux tirés des œuvres de John Locke.
53. Voir J. Locke : An Essay Concerning Human Understanding, Livre I (édition AC Fraser).
54. Le même, Livre II, ch. II, par. 2, p.145.
55. Le même, Livre II, ch. XXVIII, par. 30, p. 415.
56. C’est ici que les Anglais Hume et Locke diffèrent d’Emmanuel Kant.
57. Son œuvre principale fut Le Léviathan (1651).
58. Ce point de vue semble également partagé par l’Anglais Guillaume d’Ockam, qui écrivit ses œuvres plus de deux siècles avant Locke. Selon lui, le développement moral de l’homme est passé par trois étapes :
(1) L’étape précédant la Chute, lorsque toutes choses étaient communes et que tous les hommes étaient libres et égaux ;
(2) l’étape après la Chute où les lois de la Raison étaient nécessaires ;
(3) le stade de la méchanceté, où l’État est apparu et, avec lui, la servitude économique et politique. (Voir M. Beer : Social Struggles in the Middle Ages, p. 113.)
59. J. Locke : Du gouvernement civil, deux traités, livre II, ch. VIII, par. 95, p. 164 (édition Everyman) ; également, ch. XVI, par. 196, p. 217.
C’était également l’avis de Blackstone (voir Wm. Blackstone : ouvrage cité, pp. 41-42).
60. Le même, Livre II, ch. V.
61. Voir Karl Marx : Contribution à la critique de l’économie politique, pp. 93-94.
62. Locke était commissaire du Board of Trade. Il fut également l’un des premiers propriétaires de la Banque d’Angleterre, créée par une loi du Parlement en 1694.
63. Voir Fowler : Locke , pp. 96-98
LA RÉVOLUTION AMÉRICAINE
Les mêmes éléments de la bourgeoisie radicale qui, en Angleterre, avaient été menés par Cromwell, vaincus lors de la Restauration et plus tard, en 1688, contraints de céder le pouvoir aux libéraux whigs, réussirent, dans les colonies américaines, à atteindre leurs objectifs et à conserver le pouvoir jusqu’au bout. La Révolution américaine est donc la Seconde Guerre civile anglaise. De même que Cromwell était prêt à s’allier temporairement aux radicaux, allant même jusqu’à exécuter le roi, de même, en Amérique, ceux du même type étaient prêts à s’engager violemment dans la guerre civile, menant même à l’indépendance. Les avocats parlaient ; les gentilshommes de la campagne comme Washington se battaient.
Dès les premiers temps de la colonisation, ce sont les capitalistes qui ont pénétré le Nouveau Monde. Les colonies s’étaient établies sous l’égide de sociétés commerciales telles que les Compagnies de Londres et de Virginie, etc. Ces sociétés capitalistes avaient obtenu de vastes pouvoirs en vertu de leurs chartes ; elles pouvaient battre monnaie, réglementer le commerce, disposer de leurs biens, collecter les impôts, gérer leur trésorerie et assurer leur défense. Chacune d’elles disposait d’une constitution et d’un territoire. Elles constituaient en quelque sorte des États dans les États.
Ce développement anglais avait été bien différent de celui des Français ou des Espagnols. Dans le cas français, la colonisation avait été effectuée non par des compagnies à charte gérées par des financiers, mais par le gouvernement central français lui-même. Le niveau le plus élevé que les Français pouvaient atteindre dans le Nouveau Monde était celui de la chasse et du piégeage. Les colons français, submergés par les éléments primitifs, se marièrent largement avec les habitants indiens et adoptèrent leurs occupations. La colonisation espagnole fut marquée par l’exportation hors d’Espagne, non pas de travailleurs, mais de gentilshommes conquistadors qui s’attaquèrent aux sociétés indiennes des Caraïbes et d’Amérique du Sud, réduisirent en esclavage la population et exploitèrent ces pays sans pitié ni limite. Ainsi, le développement capitaliste était interdit aux Espagnols.
La victoire des riches en Angleterre avait cependant créé une situation entièrement différente. Partout, et pas seulement en Amérique du Nord, le rôle principal de l’exploration et de la colonisation avait été confié aux nouvelles classes. Une Compagnie anglaise du Levant, une Compagnie de Moscovie, une Compagnie des Indes orientales, et d’autres, avaient été constituées ; elles témoignaient amplement des nouvelles tendances de l’époque. Toutes ces compagnies disposaient de pouvoirs considérables, et c’est dans leur administration que les capitalistes acquièrent l’expérience qui leur permettra plus tard de prendre si facilement le contrôle du gouvernement anglais.
Quant aux colons eux-mêmes : « Les colons n’étaient pas des Anglais conservateurs, satisfaits et prospères ; ils étaient en règle générale des aventuriers mécontents et agités, des pauvres, des vagabonds et même des criminels, ou bien ils étaient ceux dont les vues sur le gouvernement et la religion ne s’accordaient pas avec les pratiques qui prévalaient en Angleterre. » (*1)
La déportation vers les colonies (en particulier vers le Maryland et la Virginie) de véritables criminels, principalement apolitiques, était si courante qu’elle suscita de vives protestations des deux côtés de l’Atlantique. Francis Bacon déclarait que « c’est une honte et un malheur de prendre pour partenaires la lie du peuple et les méchants condamnés » (Essai sur les plantations) ; et l’Assemblée de Virginie interdit en 1617 l’importation de condamnés (interdiction toutefois annulée par le roi). Quel que soit le nombre total de criminels ainsi déportés dans les colonies réticentes, on sait qu’entre 1717 et 1775, plus de 10 000 condamnés furent envoyés d’une seule prison anglaise (Old Bailey). (Voir le récit de Buder, American Historical Review, II, 12 et suiv.) (*2)
On peut donc conclure qu’en réalité, par le processus de colonisation, les classes moyennes d’Angleterre – la petite noblesse terrienne, les marchands et les yeomen, avec leur psychologie et leurs valeurs sociales – se sont reproduites dans un nouvel environnement. Il existe cependant une différence très significative : lors de leur installation dans les colonies américaines, toutes ces classes ont progressé (et reculé) dans l’échelle des droits de propriété et du statut social. Ici, à l’exception des agents et des familles des forces directes de la Couronne, les gentilshommes puritains et la haute bourgeoisie constituaient la couche supérieure. Winthrop, Endicott et Easton du Massachusetts, William Penn et Lord Baltimore, ainsi que bien d’autres personnalités de la vie américaine, appartenaient à cette petite noblesse terrienne, comme l’avaient été Cromwell, Hampden et Pym.
Le territoire vierge et libre de l’Amérique et les opportunités exceptionnelles qui l’accompagnaient, conjugués à l’impossibilité d’un contrôle strict de la métropole, milit contre la cristallisation de classes rigides. Tocqueville considérait le sol américain comme absolument opposé à l’aristocratie territoriale, et même le général britannique Carlson écrivit dans son pays qu’il ne croyait pas que la dignité du trône britannique puisse être préservée dans les forêts américaines. Voici une des raisons pour lesquelles la masse des plébéiens était tout à fait disposée à fonder ses revendications d’égalité sur la loi de la nature et à traiter ces lois comme s’il s’agissait des lois de la forêt. La nature était un substitut appréciable à la société. Dans la nature sauvage, au moins, l’inhumanité de l’homme envers l’homme pouvait être évitée.
Libérés de la résistance des classes qui pesaient si lourdement sur eux dans leur pays, les gentilshommes ruraux des colonies s’élevèrent rapidement au sommet et tentèrent de dominer toutes les autres classes. Dans certaines communautés de Nouvelle-Angleterre, par exemple, des lois furent promulguées très tôt pénalisant quiconque exhibait des ornements ou autres ornements superflus dans sa tenue. Étaient toutefois exemptés de cette règle tous les magistrats, leurs familles et les officiers militaires, ou « ceux dont la qualité et le statut étaient supérieurs à la moyenne, bien que maintenant déchus ». (*3)
Cependant, les puritains et les gentilshommes ruraux ne furent pas les seuls à obtenir des positions sociales supérieures à celles qu’ils occupaient auparavant en Angleterre ; toutes les classes connurent le même développement et progressèrent d’un cran. Le yeoman anglais devint fermier en Amérique ; l’apprenti compagnon et maître. Bref, apparemment, toute la roue de l’évolution sociale tournait à l’envers ; au lieu que le paysan soit chassé de la terre pour devenir prolétaire, ici, dans d’innombrables cas, le prolétaire européen put devenir fermier et retourner à la terre. À l’exception importante des esclaves et des domestiques (*4), les classes sociales n’existaient apparemment plus en tant que telles, et les différences entre les individus devinrent des questions de degré et non de nature. Les conflits de classes se transformèrent en compétition individuelle.
Dans tout ce développement, les vastes espaces, les sols vierges et les forêts denses furent les facteurs décisifs. Les classes supérieures le comprirent instinctivement et mirent tout en œuvre pour bloquer la colonisation occidentale. Elles firent venir des esclaves noirs. Elles importèrent des serviteurs sous contrat. Elles montèrent même parfois les Indiens contre les pionniers. Elles firent tout ce qui était en leur pouvoir pour augmenter le prix des terres (*5) et, faute de succès, elles tentèrent de s’accaparer le marché foncier.
L’Amérique devint ainsi un paradis pour les requins de l’immobilier. Une véritable manie de la spéculation foncière s’empara des classes aisées. Une société obtint deux millions et demi d’acres, une autre un demi-million. Plus tard, le Congrès attribua cinq millions d’acres à l’Ohio Land Company, dans laquelle George Washington lui-même détenait des intérêts. L’apogée fut atteinte au XIXe siècle avec les subventions fabuleuses accordées aux chemins de fer. Inutile de préciser que la spéculation était monnaie courante dans toutes les législatures, et que les escroqueries foncières étaient monnaie courante.
Mais tout cela en vain ! La frontière s’est rapidement déplacée vers l’ouest, de la ligne de chute des rivières de l’est jusqu’aux Appalaches. Et lorsque la Grande-Bretagne a décrété qu’il ne fallait plus s’étendre à l’ouest des sources appalachiennes des rivières, la loi a été violée, et le pionnier de l’Ouest est devenu le plus fervent partisan du mouvement indépendantiste. Derrière tout cela se dressaient les forêts de pins et les ressources naturelles de tout un continent, invitant sans cesse à l’exploitation et déterminant tout le mode de vie américain. L’esclave pouvait considérer la nature comme son refuge, le serviteur sous contrat comme son échappatoire, le ruiné comme son « New Deal », l’aventurier et l’ambitieux comme son arc-en-ciel. « Go West » était, pour les jeunes comme pour les moins jeunes, la voie vers une prospérité perpétuelle.
La domination prolongée des facteurs frontaliers sur la vie américaine a confirmé l’illusion d’une absence de classes sociales dans la vie coloniale et les débuts de l’Amérique. En effet, les distinctions de classes étaient difficiles à maintenir en Occident. Les classes sociales sont liées à la propriété, et celle-ci était rare à la frontière. Il n’y avait aucune séparation entre les moyens et outils de production et le producteur direct. En Occident, le terme « travail » en est venu à englober l’agriculteur, l’artisan et tous ceux qui possédaient et contrôlaient les instruments de leur production. À cet égard, l’Occident n’a fait que perpétuer la situation précapitaliste qui avait marqué l’Amérique dès ses origines. À ses débuts, l’Amérique était loin d’être une terre capitaliste ; l’exploitation de l’homme par l’homme y était extrêmement limitée. Pratiquement tous les immigrants étaient partis de zéro ; toute richesse qu’ils avaient acquise l’avait été à la sueur de leur front.
Ici aussi, il faut rendre un grand hommage à Mère Nature. Ce n’est pas parce que l’Américain a travaillé plus dur que l’Européen qu’il a réussi là où ce dernier a échoué. En effet, le travail américain était notoirement gaspilleur comparé à celui des pays plus développés. C’est parce qu’en Amérique, travail et possession des produits du travail étaient indissociables, parce que le travail pouvait jouir de ses fruits sans une armée de parasites, parce que le sol vierge ne nécessitait que très peu de dépenses supplémentaires, outre le travail, pour être si fertile que l’Amérique était capable non seulement de concurrencer l’Europe et de vendre moins cher que celle-ci, mais aussi d’offrir à ses producteurs un niveau de vie confortable. L’expression : « La nature est la mère, le travail le père de toute valeur » pouvait bien être appréciée dans ce nouveau monde du travail.
Le fait que la quasi-totalité des colons étaient pauvres a conduit, aux États-Unis, à une sorte d’idéalisation du pauvre et de l’homme ordinaire. En Angleterre, on oublierait volontiers son peuple ; ce n’est pas le cas de ce côté-ci de l’Atlantique. Pourtant, il ne faut pas confondre pauvres et prolétaires. La masse des émigrants formant la « classe mère » de base, une classe si nombreuse qu’elle croyait qu’aucune autre classe n’existait, et donc aucune classe du tout, n’était composée ni de prolétaires ni de bourgeois, mais d’éléments de la classe moyenne petite-bourgeoise, en quête de prospérité et d’abondance. Dans l’hémisphère occidental, l’idée de classe s’est dissoute dans sa matrice de masse ; autrement dit, il y avait des masses, mais pas de classes !
L’absence de grands capitaux et l’absence de classes sociales clairement définies en Occident ont donné à de nombreux historiens l’idée que la démocratie y a prospéré dès ses origines. Or, ce n’est pas tout à fait vrai. L’Occident ne nous a pas seulement donné la démocratie ; il nous a aussi transmis un mépris salutaire pour tout gouvernement.
Il ne faut jamais oublier que la démocratie est essentiellement un type d’État où le peuple est censé contrôler les affaires politiques, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants. Ses caractéristiques fondamentales incluent non seulement le droit de vote et d’éligibilité, mais aussi une multitude de libertés civiles, parmi lesquelles les libertés d’expression, de presse et de réunion sont les plus importantes. Or, en se déplaçant vers l’Ouest, la tendance des pionniers et des pionniers était de s’éloigner de toute loi gouvernementale et étatique, aussi modérée soit-elle. Il ne s’agissait pas de « libéraliser le droit » ; à la frontière, la loi était totalement absente. Toute action nécessaire était menée par un groupe composé directement des personnes concernées. Il n’y avait ni tribunaux, ni police, ni prisons, ni forces armées de l’État, ni collecteurs d’impôts. La meilleure description de l’état originel de la frontière ne se résume pas à une démocratie primitive, mais à un libertarisme primitif.
Le fait que chaque individu à la frontière était libre d’agir presque exactement comme il l’entendait, et que la parole, la presse, les rassemblements et autres activités étaient totalement libres, a donné l’impression qu’il s’agissait de droits civiques, ce qui a été suivi, à son tour, de la présomption que là où il y a des droits civiques, il doit y avoir une démocratie. La réponse à cela est qu’il ne peut y avoir de droits civiques sans la sanction de l’État. À la frontière, il n’y avait pas d’État du tout. Le droit positif était devenu un code moral fondé sur la loi du sauvage. Démocratie signifie littéralement le pouvoir du peuple ; le pionnier ne tolérait aucune règle.
Bien sûr, il y avait entraide et entraide, mais on ne peut certainement pas qualifier la démocratie d’état de société où chacun fuit l’État et prône sa disparition. Enfin, la démocratie ne signifie pas seulement un ensemble de droits civiques ; elle doit inclure le droit du peuple de voter et de choisir ses propres dirigeants. À la frontière, il n’y avait ni scrutin ni dirigeant.
Plus tard, lorsque les trappeurs, les hommes des bois et les colons squatteurs cédèrent la place aux colons, un État à part entière apparut, même si celui-ci ne faisait guère office que de gendarme et ne touchait que légèrement aux agriculteurs. Malgré ce passage de la vie rurale à la vie agraire, le shérif et le magistrat restèrent longtemps les seuls fonctionnaires de l’État présents dans de vastes régions du pays, à l’exception des fonctionnaires du gouvernement venus percevoir les paiements dus aux entreprises privées ou à l’État pour les terres.
L’État qui se forma dans ces communautés occidentales fut perçu sous un angle totalement différent de celui qui prévalait dans les communautés européennes. En Occident, l’État, tel Topsy, « s’est simplement développé ». Il n’y eut pas, comme en Angleterre, de lutte de classes pour le contrôle de l’État, un État que tous respectaient et craignaient. En Occident, au début, la masse des petits paysans put se protéger sans le vote, et lorsque la démocratie du vote s’installa, elle ne s’accompagna pas d’une révolution démocratique.
Dans les pays démocratiques européens, où les classes populaires ont dû prendre des mesures drastiques avant que les classes dirigeantes ne cèdent leur autorité ou consentent à partager le pouvoir, les masses ont appris à vénérer et à respecter l’État qui a subi une influence si dure. En Occident, en revanche, cet État négligeable n’inspirait pas crainte, mais mépris.
Personne, avide de richesse, ne voulait s’embarrasser de politique, alors que tant d’or se trouvait dans ces collines et ces forêts. La politique était réservée aux faibles, aux incompétents, aux malhonnêtes. Ainsi, le shérif était loin d’être l’homme le plus respecté de la communauté, en général. Dans le Sud, il était éclipsé par le planteur, dont il était l’agent servile. Dans l’Ouest, il était probablement un échec populaire qui a récupéré sa position financière perdue en empochant tous les droits et les revenus de l’État.
Les agriculteurs occidentaux n’avaient pas à se soucier de la politique et de l’État, car ils pouvaient vivre confortablement sans cela. Plus tard, les agriculteurs occidentaux allaient payer le prix fort pour l’indifférence de leurs ancêtres à l’égard de la politique. Puis, dans ses luttes contre le libéralisme des intérêts commerciaux, l’Occident allait être contraint au populisme radical.
À l’époque coloniale, l’Occident parvenait à survivre non pas en conquérant, mais en échappant au pouvoir de l’État. Cette attitude d’évasion politique et de fuite a marqué l’Américain et l’a conduit à une forme de pacifisme d’un côté et à la criminalité de l’autre. Et avec la fuite est venue la vitesse physique. On l’observait particulièrement en mer, où le trafic d’alcool et l’évasion judiciaire étaient des sources de profits considérables. Un auteur affirme que la grande vitesse des navires, tels que les Yankee Clippers, rendus célèbres plus tard, était précisément due à cette nécessité de pouvoir fuir. (*7) L’Américain n’était cependant pas lâche ; fuir n’était qu’une des exigences de ce mode de subsistance. De même que les colons dans leur ensemble fuyaient les contradictions et les luttes de l’Europe, les hommes les plus alertes et les plus énergiques de la côte Est, bloqués par les différenciations de classe croissantes dans les colonies, poursuivirent rapidement leur fuite vers l’Ouest, hors de portée du contrôle de l’État, privant ainsi les masses orientales de certains de leurs meilleurs éléments.
Concernant la démocratie dans les communautés les plus établies de la côte atlantique, depuis les débuts de la colonisation, la qualification foncière était la seule exigence universelle primordiale, la considération dominante pendant près de deux siècles. En Nouvelle-Angleterre, lorsque seuls les membres des compagnies pouvaient voter, le droit d’adhérer à la compagnie était strictement limité. Après la disparition des compagnies et la transformation des colonies en institutions purement politiques, des limitations tout aussi strictes du droit de vote furent appliquées. Ainsi, dans les États originels qui élaborèrent des constitutions au début de la guerre d’Indépendance, la démocratie était très faible. Les constitutions adoptées à la hâte reprenaient les restrictions de droit de vote déjà en vigueur dans les colonies et, après l’indépendance, ces restrictions furent maintenues. Une qualification foncière était en vigueur dans chacun des treize États originels, et dans cinq d’entre eux, la propriété devait être immobilière.
L’essor du capitalisme américain et de sa bourgeoisie commerciale et industrielle entraîna la disparition du droit de propriété foncière. Ces modifications n’abandonnèrent cependant pas le principe selon lequel seuls les propriétaires fonciers étaient éligibles au vote, mais substituèrent simplement une forme de propriété à une autre, la propriété fiscale ou personnelle à la propriété immobilière. Ces restrictions persistèrent jusqu’au milieu du XIXe siècle, ne disparaissant pour l’essentiel qu’avec l’avènement de la guerre de Sécession (bien que maintenues par le Delaware jusqu’en 1897).
Pour comprendre pleinement le poids des restrictions en vigueur à l’époque coloniale, il est nécessaire de retracer la répartition des richesses du pays à cette époque. Immédiatement avant la Révolution américaine, sur une population de près de deux millions et trois quarts d’habitants, quelques milliers seulement possédaient la quasi-totalité des terres des grands domaines et des vastes plantations. Parallèlement, environ la moitié de la population était composée de petits agriculteurs et d’artisans, dont la plupart parvenaient à peine à vivre d’une existence précaire, bien qu’il y ait une minorité aisée considérable. Il est probable qu’environ la moitié de la population américaine appartenait soit à la catégorie des serviteurs blancs sous contrat, soit à celle des esclaves noirs. (*8) Dans le Sud, le nombre de Noirs dépassait généralement celui de la population blanche. En Pennsylvanie, les Noirs représentaient 20 % de la population totale, à New York 16 %. Ces personnes constituaient la masse des travailleurs et ne possédaient rien, pas même leur force de travail. Leurs chances d’atteindre dans leurs anciennes communautés la position d’homme libre et de propriétaire foncier nécessaire pour leur permettre de prendre part au gouvernement étaient minces.
Parmi la classe ouvrière libre, rares étaient ceux qui pouvaient participer au gouvernement ou voter de toute leur vie. À cette époque, les salaires des travailleurs libres étaient en moyenne inférieurs à 2 dollars par semaine, les ouvriers agricoles gagnaient environ trente cents par jour, tandis que les charpentiers gagnaient parfois jusqu’à cinquante-deux cents par jour. Aucun crime n’emprisonnait autant de personnes que l’endettement. Les enfants dont les parents étaient incapables de subvenir à leurs besoins étaient astreints au travail forcé pendant des années, rendant pratiquement insurmontable le mur de restrictions dressé sur leur chemin vers la démocratie.
Le droit de vote, une fois acquis, ne s’accompagnait cependant pas du droit d’exercer une fonction publique. Des milliers d’hommes en âge de voter étaient légalement exclus de toute fonction publique, de la magistrature, de la fonction de juge ou de législateur, ou encore du poste de gouverneur. De nombreux États exigeaient que les titulaires de fonctions publiques soient riches. Dans un État, le gouverneur devait posséder 500 acres de terre. Dans un autre, il devait posséder un patrimoine de 25 000 dollars, et dans un autre encore, de 50 000 dollars. Pour siéger dans l’une ou l’autre branche de la législature de certains États, les conditions étaient similaires. Dans le Maryland, le Delaware et le New Jersey, les candidats aux élections législatives devaient posséder 15 000 dollars de biens immobiliers ou mobiliers. Au sud de la Pennsylvanie, l’exigence foncière était générale. Pour devenir sénateur en Caroline du Nord, il fallait posséder 300 acres, tandis qu’en Caroline du Sud, les représentants devaient posséder au moins 500 acres et dix Noirs.
Nous avons traité de la démocratie à l’Ouest et à l’Est ; qu’en est-il du Sud ? À l’époque coloniale, dans le Sud, l’« État », pour les masses, était la plantation (*9), c’est-à-dire que chaque propriétaire de plantation disposait de sa propre police ; les seules autres forces disponibles étaient la troupe du shérif, composée des propriétaires de plantation et de leurs agents, et la milice. L’État intervenait très rarement dans les affaires des propriétaires de plantation. Il laissait ces propriétaires d’esclaves en toute liberté, pratiquement jusqu’à la guerre de Sécession, de faire exactement ce qu’ils voulaient, non seulement avec leurs esclaves, mais aussi, plus généralement, avec la « pauvre racaille blanche ».
Dans le Sud, il n’y avait pas de place pour des éléments intermédiaires entre les riches propriétaires de plantations et les « pauvres blancs ». Le mode de production du Sud imposa l’extension rapide du système des grandes plantations et l’expulsion de tous les yeomans et des agriculteurs moyens. Ces derniers intégrèrent les rangs des esclavagistes ou furent chassés. Des personnalités comme Jefferson, John Marshall et Patrick Henry étaient tous des pionniers de ce type, progressivement enrichis par le développement du Sud et qui prirent position aux côtés des riches de leurs communautés. La capitulation de ces hommes devant l’esclavagisme au pouvoir illustre la faiblesse de la classe dont ils étaient issus. En fin de compte, Jefferson, Henry et leurs semblables servirent de leurres pour attirer les agriculteurs indépendants de l’Ouest dans les mains de l’aristocratie sudiste.
On peut donc dire que, dans le Sud, l’importance de l’État politique n’existait que dans le domaine de la politique étrangère, c’est-à-dire dans la détermination des relations de la classe esclavagiste en tant que telle avec les autres États, territoires et pays. Dans le Sud, à l’intérieur, il n’y avait pas d’État démocratique, car il n’y avait pas de démocratie et parce qu’il y avait très peu d’État. Chez les planteurs individuels, comme chez les pionniers individuels, chaque homme était un roi. Il s’agissait d’un point de contact direct entre le Sud et l’Ouest, un point sur lequel la squirarchie sudiste capitalisa pour pénétrer la frontière occidentale et gagner cette dernière à la cause du Sud agraire contre le Nord commerçant.
Laissant de côté les esclaves et les serviteurs sous contrat, on peut dire que la grande masse d’immigrants qui a afflué sur les côtes américaines au XVIIIe siècle était composée d’éléments déterminés à améliorer leurs conditions sociales au moment de leur départ d’Europe et à voler de leurs propres ailes. Ces éléments formaient la grande classe ouvrière – celle des agriculteurs et des artisans non capitalistes qui combinaient la propriété des moyens de production avec le plein contrôle de leur travail. Ce que ces gens désiraient avant tout, c’était la paix et la tranquillité, afin qu’une application assidue à leur travail leur apporte l’abondance. Il n’était donc pas rare que nombre d’entre eux se convertissent aux Quakers, ni que nombre d’entre eux refusent de prendre part à la Révolution américaine. La Pennsylvanie était l’État le plus loyal à la Couronne britannique. Refusant toute activité militariste, les Américains remplaçaient le faste de la conquête par la dignité du travail.
Pour être digne, le travail devait être indépendant. Avec un continent entier qui l’attendait, quel immigrant serait prêt à se soumettre volontairement à travailler pour quelqu’un d’autre ? Tout homme libre travaillait pour lui-même ; travailler pour autrui était considéré comme indigne d’un homme. Ainsi, le pionnier et le squatteur, par exemple, considéraient le Noir, travaillant dans l’intérêt et pour le bien-être de son maître, comme un travail réservé à un animal. L’esclave était donc une bête et non un humain, puisque tout véritable humain ne travaille que pour lui-même. De plus, puisque chaque être humain naît libre et égal, comme l’étaient les Indiens, et que le destin du Noir était de ne pas naître ainsi, cela prouvait que le Noir était bel et bien de souche sous-humaine. De ce fait, surtout dans le Sud, une profonde antipathie se développa entre le pionnier indépendant et le Noir servile, sentiment soigneusement entretenu par la caste esclavagiste.
Quant aux « pauvres blancs », leur misérable indépendance était précisément préservée grâce à l’esclavage. Si l’esclavage avait été aboli, leurs jours de chasse et de pêche auraient été révolus. Ces rustres avaient donc un intérêt personnel profond à traquer les esclaves, dont ils étaient les limiers, et à les lyncher.
Dans de telles circonstances, le concept même de prolétariat, c’est-à-dire un corps permanent de salariés, sans propriété, n’ayant que leur force de travail à vendre à ceux qui contrôlent les moyens de production, semblait une idée étrangère, anti-américaine. C’était une pratique que les colons avaient fuie dans l’Ancien Monde ; ils luttaient avec acharnement contre sa résurrection dans le Nouveau.
Mais si toutes les classes avaient progressé et régressé lors de leur installation dans les colonies américaines, si les couches moyennes en Angleterre étaient devenues les couches supérieures en Amérique, et que les ouvriers étaient désormais entrepreneurs et agriculteurs, qui resterait pour effectuer le travail du prolétariat ? Où le fermier moyen trouverait-il ses ouvriers ? Comment gérerait-il les plantations ? Qui s’occuperait des usines ? Si chacun travaillait pour son propre compte, comment le capital s’accumulerait-il ?
L’Amérique libre se trouvait face à un dilemme. Personne ne pouvait assumer le rôle du prolétariat. L’Amérique disposant d’un sol vierge accessible à tous, il était extrêmement difficile de recruter et de conserver du personnel salarié. Pour s’assurer un prolétariat, il fallait l’enchaîner. Le fait même que l’Amérique soit « la terre de la liberté » la contraignit à devenir le foyer classique de l’esclavage. Le prolétariat était représenté, en premier lieu, par l’esclave noir.
Au début, les bons chrétiens de Virginie estimèrent qu’ils ne devaient pas asservir leurs semblables baptisés, et les premiers Noirs amenés par les Hollandais furent donc réduits à l’esclavage. (*10) Très vite, ces scrupules furent balayés. Le traitement réservé aux esclaves est bien décrit par un écrivain de l’époque, Benezet, écrivant au XVIIIe siècle : « … en Jamaïque, si six Noirs nouvellement importés sur dix survivent à l’élevage, cela est considéré comme un achat rentable ; et dans la plupart des autres plantations, si les Noirs vivent huit ou neuf ans, leur travail est considéré comme une compensation suffisante pour leur coût. » (*11)
Les conditions de ce vaste commerce d’esclaves pratiqué par les bons libéraux de l’époque sont décrites par le même auteur dans un autre passage : « … nous pouvons, avec un certain degré de certitude, conclure qu’au moins cent mille Noirs sont achetés et amenés à bord de nos navires chaque année depuis les côtes d’Afrique… » Ceci est confirmé par l’Histoire du commerce et du commerce d’Anderson, imprimée en 1764, où il est dit à la page 68 de l’appendice : « L’Angleterre fournit à ses colonies américaines des esclaves noirs, dont le nombre s’élève à plus de cent mille chaque année. » Lorsque les navires sont remplis d’esclaves, ils partent pour nos plantations en Amérique, et peuvent faire deux ou trois mois de voyage, période pendant laquelle, à cause de la saleté et de la puanteur qui les entourent, des maladies éclatent fréquemment, qui en emportent un grand nombre, un cinquième, un quart, voire parfois un tiers. On peut donc présumer qu’en calculant modérément le nombre d’esclaves, Achetés par nos marchands africains chaque année, près de trente mille meurent pendant le voyage et pendant la saison des récoltes. Ajoutez à cela le nombre prodigieux de victimes des incursions et des guerres intestines… Il est tout aussi choquant de lire les récits de Sir Hans Sloan et d’autres, ainsi que les traitements inhumains et cruels infligés aux Noirs qui survivent à la saison des récoltes dans les îles, souvent pour des transgressions auxquelles le châtiment qu’ils reçoivent est sans commune mesure. « Et les horribles exécutions qui y sont fréquemment pratiquées dès la découverte des complots ourdis par les Noirs pour recouvrer leur liberté ; certains sont brisés vifs sur une roue, d’autres brûlés vifs, ou plutôt rôtis vifs ; d’autres encore sont affamés, un pain suspendu devant leur bouche. » (*12)
Le fait qu’en Amérique le prolétariat ait été représenté à l’origine par l’esclave a influencé toute la vie du peuple américain. La classe ouvrière étant constituée d’une caste d’esclaves, nul autre qu’un esclave ne se reconnaissait comme appartenant à une classe dotée d’un statut social fixe. L’attaque brutale contre les Noirs n’était pas du tout considérée comme une attaque contre le travail. Ce n’est qu’au XIXe siècle, avec l’émancipation de l’esclave, que le Noir se révèle sous son véritable jour historique. On constate alors que le Noir représente bien le prolétaire typique et représente le simple travail non qualifié. On commence alors à reconnaître qu’en Amérique, la classe ouvrière en tant que telle est d’abord principalement noire ; que le Noir est au cœur du problème du travail, et que le travail est au cœur du problème noir. Il devient de plus en plus évident que le lynchage du Noir, si ostensiblement pratiqué aux États-Unis, n’est qu’un moyen parmi d’autres de maintenir le travail à sa place. Le caractère révolutionnaire sauvage inhérent à la lutte des travailleurs américains pour l’émancipation peut être attribué en partie aux rébellions des esclaves noirs.(*13)
2
Au XVIIIe siècle, le développement capitaliste des colonies américaines commença à se heurter à la résistance du gouvernement whig d’Angleterre. L’attitude de ces libéraux whigs se reflète dans le type de constitution accordée à la Caroline, rédigée par John Locke lui-même. Selon cette constitution, les terres devaient être détenues à l’origine par un groupe de propriétaires, le plus âgé étant le Palatin (à la manière d’un prince indépendant). Les propriétaires devaient se réserver un cinquième des terres comme propriété personnelle, une autre grande partie devait être divisée en baronnies et manoirs, détenus par une aristocratie et cultivés par des serfs, le reste étant des propriétés franches. Politiquement, la Caroline devait éviter une démocratie nombreuse et devenir une oligarchie (avec toutefois une assemblée populaire). Tel était le type de société que les libéraux anglais avaient imaginé pour l’Amérique !
Les relations entre l’Angleterre et l’Amérique n’auraient pas pu s’envenimer avant 1763 ; elles le firent ensuite rapidement. D’une part, avec la fin de la guerre de Sept Ans en 1763, le gouvernement britannique avait obtenu le contrôle total du continent nord-américain. Ne craignant plus les Français et n’ayant plus à les combattre, le roi et le Parlement n’avaient plus à se soucier autant des colons américains. Ils n’avaient pas non plus besoin d’une milice autochtone. Les Indiens pouvaient désormais devenir une force, non pas du roi de France contre les Britanniques, mais du roi britannique contre les colonies. Avec le début de la révolution industrielle, il était temps d’élaborer un véritable plan permettant d’exploiter au mieux l’Amérique au profit des hommes d’affaires libéraux au pouvoir en Grande-Bretagne.
D’autre part, les colons américains comprenaient également l’évolution des relations entre la métropole et les colonies après la fin de la guerre de 1763. Durant la guerre, les colonies américaines avaient développé et testé leurs forces armées ; elles étaient convaincues de pouvoir faire face à tous les arrivants sur leur nouveau territoire. En battant les Français, elles avaient prouvé à maintes reprises leur supériorité, même sur les troupes d’élite britanniques. Désormais, la France n’était plus à craindre. Une voie était ouverte à une expansion complète vers l’Ouest, que seule la Couronne britannique bloquait. En effet, dans toute lutte contre la Couronne et le Parlement britanniques, les colons étaient tenus de recevoir l’aide de leur ancien ennemi, la France.
Le gouvernement libéral britannique accentua progressivement sa pression sur les groupes coloniaux économiques dominants. Les dettes des planteurs du Sud envers les entreprises britanniques devinrent plus difficiles à rembourser, l’expansion vers l’Ouest fut interdite, certains types de produits manufacturés furent proscrits, le transport maritime fut fortement limité par une multitude de règles onéreuses, les impôts furent augmentés ; même les forêts devinrent des réserves royales, avec interdiction d’abattre certains arbres réservés à la Royal Navy de Sa Majesté. Au sein des colonies, les agents du gouvernement britannique commencèrent à prendre un contrôle de plus en plus quasi total. La question devenait de plus en plus claire : qui allait gouverner les colonies, les classes économiquement dominantes ou la bourgeoisie britannique ?
Essentiellement, la Révolution américaine n’était pas la lutte d’un peuple opprimé contre un roi tyrannique, comme on l’a si souvent supposé et diffusé (*14), mais la lutte des riches marchands, négociants, expéditeurs, planteurs et fabricants naissants américains pour repousser les obstacles mis sur leur chemin par un gouvernement capitaliste dirigé par un Parlement libéral (Whig).
Que la lutte des Américains ne fût pas dirigée contre le Roi, mais contre le Parlement, fut reconnu par tous les chefs de la Révolution. Dans leurs débats et polémiques contre les Britanniques, ils soulignèrent à maintes reprises que le Parlement n’avait aucun droit de les taxer, car ils ne relevaient pas de sa juridiction, mais directement du Roi. Ils élaborèrent une théorie de l’Empire britannique, qui fut plus tard acceptée par le Parlement et instaurée dans un système de gouvernement du Dominion et d’autonomie locale. Ayant refusé de reconnaître l’autorité du Parlement sur eux, les colons, dans la Déclaration d’indépendance, ne mentionnèrent jamais nommément le Parlement, soulignant plutôt la tyrannie du Roi, dont l’autorité, bien que limitée par les droits des Anglais et la loi naturelle selon Dieu (*15), était toujours reconnue. De fait, à plusieurs reprises en 1778, le roi Georges voulut mettre fin à la guerre, mais son ministère whig l’en empêcha.
Dans leur lutte contre la Couronne britannique au Parlement, les groupes dirigeants américains pouvaient compter sur le soutien de l’importante nouvelle immigration qui affluait régulièrement dans les colonies. Nombre de ces immigrants n’avaient aucune tradition de soumission à la Couronne (huguenots français, Hollandais, Suédois, Allemands), ou étaient hostiles à la Grande-Bretagne (Irlandais). La puissance américaine gagnait rapidement de jour en jour. Au sein des colonies, l’expulsion des loyalistes d’Amérique et la confiscation de leurs terres allaient inévitablement attirer de nombreux éléments du côté de la Révolution, des éléments qui n’avaient rien à perdre et beaucoup à gagner d’une nouvelle répartition des richesses inévitable dans toute révolution. Les révolutionnaires américains pouvaient assurément compter entièrement sur l’Occident pour les accompagner jusqu’au bout. De fait, ce sont les éléments possédants les plus proches de l’Occident, représentés par Patrick Henry, Jefferson et d’autres, qui plaidèrent avec le plus d’urgence et de force en faveur de la rupture. Pour rester dans le droit chemin, même les libéraux devaient parler comme des radicaux.
En Angleterre, la lutte de la bourgeoisie pour le pouvoir avait abouti à la Grande Rébellion, généralement reconnue comme une guerre civile. Aux États-Unis, la Rébellion n’a pas été conçue comme telle. Au lieu d’une théorie des luttes de classes ouvertes, nous avons adopté le concept de guerre nationale pour la liberté. Ainsi s’est formée la tradition selon laquelle la révolution n’a rien à voir avec les luttes de classes. Au contraire, la Révolution américaine a été analysée comme une lutte contre le statut et la rigidité des classes imposés à la vie américaine. Ainsi, les Britanniques en sont venus à symboliser la domination de classe et ont été perçus comme s’efforçant diaboliquement d’introduire les coutumes et les formations de classe européennes dans l’atmosphère pure de l’Amérique. Le destin de l’Amérique était ainsi envisagé comme une lutte incessante, non pas de classe contre classe, mais de l’absence de classes du nouveau monde, contre la plénitude des classes de l’ancien monde. Selon cette théorie, la Révolution américaine n’était pas un exemple d’insurrection de classe contre un ennemi intérieur, mais une rébellion nationale contre les forces de classe obscures d’Europe.
Il est un fait, cependant, que non seulement la Révolution américaine elle-même fut un exemple classique de l’aboutissement de la lutte des classes pour le pouvoir, mais qu’elle incita les classes populaires américaines – esclaves, serviteurs sous contrat, plébéiens, agriculteurs – à identifier leurs intérêts à ceux de la Révolution et à déclencher leurs propres luttes de classes pour satisfaire leurs besoins particuliers. C’est précisément cette évolution que les couches dirigeantes américaines redoutaient le plus et qu’elles s’efforcèrent de réprimer. George Washington aurait préféré perdre la guerre plutôt que de laisser les classes populaires triompher. Au cours de la Révolution, les soi-disant « patriotes » et les révolutionnaires fortunés, à de rares exceptions près, prirent la fuite et abandonnèrent la cause ; le peuple en fit les frais, et, finalement, ce furent les Français qui sauvèrent la situation.
Les riches colons ont joué un rôle honteux dans la Révolution américaine. New York et Philadelphie étaient loyalistes jusqu’à la moelle. Les libéraux, qui n’avaient pas hésité à vendre des armes aux Français contre leurs propres frères lors de la guerre de Sept Ans, n’hésitèrent pas à vendre beaucoup de matériel de guerre à l’armée britannique en 1776. Ils participèrent peu aux combats ; ils refusèrent même de contribuer au financement de la guerre. Les dépenses militaires chutèrent régulièrement, passant de vingt-quatre millions de dollars en 1777-1778 à dix millions en 1779, à trois millions en 1780 et à moins de deux millions en 1781. Sans les généreux prêts français, l’armée nationale aurait tout perdu. Au lieu de s’imposer pour financer sa guerre, la bourgeoisie fit de son mieux pour en transférer entièrement le fardeau sur les masses. Elle émit du papier-monnaie qui perdit rapidement toute valeur ; elle refusa de trouver les moyens de payer les soldats. Les libéraux refusèrent même d’assurer les fonctions gouvernementales les plus essentielles. Dans les jours les plus sombres de la guerre, « le Congrès devint bientôt insignifiant en nombre, seulement dix ou douze membres y assistaient (dix ou douze membres sur les près de 350 qui avaient été élus !), et ceux-ci vaquaient à leurs occupations ou se reposaient selon leur caprice. » (*16)
La crainte des riches Américains de perdre le contrôle de la situation et de voir les masses dominer l’armée, comme à l’époque de Cromwell, empêcha les « patriotes » de l’époque de constituer une armée puissante ou d’entraîner les masses dans la Révolution. Il est certain que la masse du peuple ne participa pas à la guerre d’Indépendance ; les armées américaines furent de tout temps très réduites, environ trente mille hommes, et elles furent traitées de manière abominable.
« Des milliers de Continentaux étaient souvent pratiquement nus ; Chastellux en trouva plusieurs centaines dans un camp d’infirmes, non pas parce qu’ils étaient malades, mais parce qu’ils n’étaient même pas couverts de haillons. » (*17) Durant le rude hiver de 1777, des dizaines de soldats moururent de faim. Le 1er février 1778, sur les dix-sept mille hommes que comptait l’armée, seuls cinq mille étaient en activité, plus de quatre mille étaient inaptes à cause de leur nudité, et plusieurs milliers étaient frappés d’incapacité par des maladies de toutes sortes.
Conformément à cette politique générale visant à empêcher la participation des masses, George Washington refusa d’abord d’accepter les Noirs libérés dans l’armée ; ce n’est que lorsque les Britanniques menacèrent de libérer les esclaves noirs des rebelles et commencèrent à fomenter des insurrections noires que les Noirs furent acceptés dans l’armée. « Un relevé officiel des Noirs sous le commandement de Washington en 1778 montre une moyenne de 54 Noirs par bataillon. » (*18) Bientôt, l’armée continentale comptait plus de quatre mille Noirs. (*19) Avec la bénédiction d’Alexander Hamilton, qui pensait que l’esclavage préparait les hommes à l’armée, car plus les soldats sont proches des machines, mieux c’est, et avec l’approbation du général Greene, qui trouvait les Noirs d’excellents soldats, des efforts furent faits pour inciter les Noirs à s’enrôler pour des raisons de liberté. La même chose fut faite avec les serviteurs sous contrat qui étaient également libérés de leurs liens s’ils acceptaient de s’enrôler. C’est ainsi que la bourgeoisie s’est dérobée à la guerre.
Washington prit les mesures les plus sévères pour empêcher les officiers de fréquenter les simples soldats et alla même jusqu’à renvoyer, en disgrâce, un officier commissionné pour avoir couché et mangé avec des simples soldats. (*20) Quelle différence avec l’armée de Cromwell, qui avait élu ses propres délégués et géré ses propres affaires ! Pas étonnant que tant de soldats désertent à la première occasion !
Ces considérations conduisent à la conclusion générale que la Révolution américaine n’était en aucun cas une révolution populaire. Elle l’était bien moins que la guerre civile anglaise, plus d’un siècle auparavant. Nous avons constaté que, durant les guerres civiles anglaises, les propriétaires pauvres et la masse plébéienne avaient formé leur propre parti, celui des Niveleurs et des Bêcheurs, et avaient présenté leurs revendications en leur nom propre. Rien de tout cela ne s’est produit lors de la Révolution américaine. Comment expliquer cette différence considérable entre les deux révolutions ? Pourquoi le peuple n’a-t-il pas réussi à faire valoir ses revendications au sein de ses propres partis ? La réponse à cette question est simple.
À l’exception des esclaves noirs, totalement inarticulés, des engagés et autres domestiques blancs, qui espéraient une amélioration ultérieure de leur situation, la masse des gens ordinaires était mieux lotie que dans leur ancien pays. Leurs principales revendications étaient de pouvoir vivre leur vie, cultiver leurs propres terres et travailler avec leurs propres outils. Ils n’étaient pas désespérément affamés au point d’être prêts à risquer leur vie dans une guerre civile. On était venu en Amérique pour échapper aux luttes sociales, et non pour en engager de nouvelles. Les pionniers, bien sûr, soutenaient avec enthousiasme la cause de la Révolution, mais ils n’avaient aucune revendication particulière à formuler, car, malgré les réglementations britanniques, ils avaient hardiment progressé vers l’ouest et s’étaient emparés de ce qu’ils convoitaient.
Naturellement, partout où, dans une localité donnée, il était possible d’utiliser la Révolution comme prétexte pour déposséder les riches et les loyalistes, cela se faisait avec détermination. On peut même dire que le terrorisme des guérilleros eut des conséquences bien plus graves que celui de l’armée continentale régulière. Les Minute Men étaient composés de tels éléments, tout comme la milice d’État. À la fin de la Révolution, cent mille loyalistes avaient été chassés du pays et leurs biens, estimés à quarante millions de dollars, confisqués. Mais le simple fermier et pionnier refusait de s’engager dans l’armée ou de combattre, surtout lorsqu’il prenait conscience des conditions auxquelles les soldats devaient faire face face aux Britanniques. Mieux valait rester chez soi et s’occuper des labours.
La situation peut se résumer ainsi : l’essentiel de l’armée révolutionnaire était composé d’éléments pauvres, agraires et plébéiens ; la majeure partie des officiers appartenaient aux classes aisées et riches. (*21) Dans les relations sociales générales, le tableau était différent. Seule une minorité des riches était du côté de la Révolution, la majeure partie restant royaliste. Ainsi, en ce qui concerne les couches sociales supérieures, soit elles combattaient la Révolution, soit, si elles adhéraient à sa cause, elles se tenaient, pour la plupart, loin à l’arrière-plan. Cependant, il est indéniable que la petite minorité issue des rangs des riches qui joua un rôle actif, soit comme initiateurs ou contrôleurs par l’intermédiaire des Comités de Correspondance et du Congrès Continental, soit comme officiers dans l’armée, dominait totalement la scène.
La Révolution américaine est un exemple où la bourgeoisie elle-même a initié et mené sa propre révolution et en a gardé le contrôle jusqu’au bout. Pour ce faire, cependant, elle devait veiller à ce que le peuple lui-même ne s’implique pas trop dans la lutte ; on se retrouve ainsi dans une situation paradoxale où les officiers de l’armée édictent des règles destinées à empêcher la masse populaire d’y adhérer et de faire sienne la cause révolutionnaire. Les classes populaires auraient pu être gagnées avec enthousiasme à la Révolution. En réalité, le pays est devenu à peu près également divisé quant à la légitimité de la lutte ; en règle générale, les classes supérieures de l’Est se rangeaient du côté du roi, tandis que les couches les plus pauvres de la population, surtout à l’Ouest, se rangeaient du côté de la Révolution.
Ces couches pauvres, cependant, ne furent jamais impliquées dans la lutte. Non pas qu’elles fussent neutres, mais plutôt contraintes à la passivité par l’activité ésotérique des dirigeants bourgeois de la Révolution. Parallèlement, le peuple était trop préoccupé par l’accumulation des richesses disponibles et disponibles pour prendre l’initiative de former ses propres armées populaires, avec ses propres revendications et ses propres officiers. À cela s’ajoute le fait que la masse des esclaves et des serviteurs sous contrat ne pouvait prendre les armes sans l’autorisation de leurs maîtres ou le soutien des fractions indépendantes de la population.
Les agriculteurs et les pionniers avaient si peu d’intérêt pour l’État qu’ils le cédèrent volontiers aux radicaux, dont la Déclaration d’indépendance, affirmant que tous les hommes étaient créés égaux et dotés de droits inaliénables que nul ne pouvait leur retirer, les attirait vivement. Pourquoi se soucieraient-ils du vote ? Ils pouvaient obtenir des terres et du pain sans lui. Plus tard, lorsque l’agriculteur se tourna vers la politique, lors des révoltes de Shays et de la révolte du Whisky, ce fut parce que l’État, désormais développé en Nouvelle-Angleterre et ailleurs, ne le laissait plus tranquille et était déterminé à lui faire payer la guerre.
Pendant la Révolution, les cliques oligarchiques au pouvoir se contentèrent de laisser des radicaux comme Thomas Paine s’avancer pour alimenter la chair à canon. Paine tenait en effet des propos mielleux, car il était non seulement radical, mais il croyait aussi en d’importantes réformes sociales. Sous la pression de la Révolution américaine et face aux événements de la Révolution française qui se déroulaient sous ses yeux, Paine ira jusqu’à prôner, avant sa mort, la démocratie politique, l’égalité des droits pour les femmes, l’abolition de l’esclavage des Noirs, l’arbitrage international, des conceptions rationnelles du mariage et du divorce, la clémence envers les animaux, les pensions de retraite, les allocations de maternité, les subventions aux enfants des plus pauvres, les usines municipales pour lutter contre le chômage, les syndicats, l’éducation obligatoire, l’entretien des veuves, l’impôt progressif sur le revenu, l’abolition des gouvernements coûteux et inutiles, la réduction des armements par accord international, et d’autres idées similaires. Même un George Washington aurait pu employer un tel homme ; il a utilisé les écrits révolutionnaires de Paine comme matériel de déclamation pour les soldats de Valley Forge, afin de détourner leur esprit de la trahison des mêmes cliques dirigeantes que Washington représentait.
Parallèlement, les dirigeants libéraux de la Révolution détestaient profondément les masses et craignaient les villes. Cela devait apparaître clairement lors de la rédaction de la Constitution. Madison put alors écrire à Jefferson : « Protéger le bien public et les droits privés contre le danger des sans-propriété ou des prolétaires, tout en préservant l’esprit et la forme du gouvernement populaire, tel était alors le principal objectif des enquêtes de la Convention. » (*22) D’autres se donnèrent beaucoup de mal pour tenter de prouver qu’une République n’est pas nécessairement une Démocratie. John Adams, sans égal en matière de phraséologie pendant la Révolution, déclara plus tard : « La démocratie n’a jamais été et ne sera jamais aussi durable que l’aristocratie ou la monarchie ; mais tant qu’elle dure, elle est plus sanglante que l’une ou l’autre. »
« Il n’y a jamais eu de démocratie qui ne se soit pas suicidée. » (*23) Chas. et Mary Beard résument la question en affirmant que le terme « démocrate », dans l’opinion des « pères fondateurs », était aussi malodorant que le terme « bolchevique » l’aurait été dans les cercles polis de Washington à l’époque du président Harding. (*24)
Pour combattre ces masses, une Société secrète de Cincinnati fut créée immédiatement après la fin de la guerre d’Indépendance, dont l’adhésion était réservée aux seuls officiers ayant combattu sous les ordres de Washington. (*25) Ne voulant prendre aucun risque, le « Père de la Patrie » lui-même en devint le président. La Société était un ordre héréditaire et il ne fait aucun doute que son poids penchait dans la plupart des cas du côté des riches conservateurs.
La motivation économique immédiate de la création de la Société de Cincinnati était d’assurer aux officiers la demi-solde à vie promise par le Congrès continental de 1780. Bien que les soldats pauvres fussent privés de leurs arriérés de solde, la caste privilégiée des officiers n’hésita pas à tenter d’obtenir du Congrès qu’il les soutienne. La Société fut donc, à ses débuts, principalement un groupe de pression organisé visant à assurer aux officiers une aisance financière à vie.
Cependant, cela n’aurait pas suffi à justifier l’existence d’une appartenance héréditaire. Les officiers de l’armée continentale, formant la minorité la plus disciplinée et la plus compétente, se considéraient comme les premiers bénéficiaires des privilèges particuliers que l’aristocratie anglaise s’était arrogés en Amérique. Naturellement, cette clique d’officiers se prêtait à l’idée de construire une monarchie et une aristocratie américaines.
Ils furent secondés dans cette démarche par les aristocrates français ayant combattu pendant la Révolution américaine et qui se virent accorder une place d’honneur particulière au sein de la Société. C’est d’ailleurs l’un d’eux qui rédigea la médaille et le sceau finalement adoptés. Le drapeau de la Société ne portait aucune trace de rouge, mais était composé de rayures blanches et bleues, la fleur de lys dorée de la noblesse française remplaçant les étoiles du drapeau américain. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Louis XVI et la Cour de France firent grand bruit autour de la Société de Cincinnati, la noblesse française versant d’importantes sommes d’argent à l’organisation. Naturellement, lorsque les têtes de ces aristocrates commencèrent à rouler sous la guillotine pendant la Révolution française, la Société de Cincinnati devint l’adversaire le plus acharné de la démocratie radicale française, et la France, de son côté, décréta la mort de tous ses membres.
Les classes aisées de la société américaine allèrent trop loin en croyant pouvoir établir une nouvelle aristocratie héréditaire aux États-Unis, ou que l’armée, en tant que groupe, pouvait jouer un rôle décisif dans les affaires américaines. La Société devint aussitôt la cible de vives attaques de la part des libéraux, non seulement aux États-Unis, mais aussi en France. Franklin considérait cette Société comme la menace la plus sérieuse pour l’esprit républicain et démocratique du Nouveau Monde. (*26) Mirabeau, dans son pamphlet français (*27), souligna que le Rhode Island révoquait tous les privilèges de tous ses citoyens membres de la Société et les déclarait incapables d’exercer toute fonction. Plusieurs législatures adoptèrent des lois privant de leurs droits les adhérents, le Massachusetts étant particulièrement solennel dans sa condamnation. Les libéraux américains voyaient dans la Société une force motrice pour l’organisation d’une armée permanente, et, comme ces gens étaient principalement des hommes d’affaires et des agriculteurs qui ne voulaient pas être accablés par les fardeaux d’un établissement militaire, qui étaient fatigués de la guerre et qui, surtout, ne désiraient pas devenir subordonnés à un groupe de parvenus militaires, ils furent prompts à dénoncer et à condamner les Cincinnati.
Cette attitude, chez beaucoup, allait changer au cours des cinq années suivantes. La Société, bien sûr, prônait un gouvernement national fort et, face à la multiplication des troubles dans les États et à l’intensification de la peur bourgeoise des masses, la Société de Cincinnati devint un pilier de la « loi et de l’ordre ». Les statuts de la Société stipulaient notamment que l’un des principaux objectifs de l’organisation était de préserver l’intégrité de l’union. Un autre objectif était d’honorer l’empire américain, et un troisième objectif était d’établir une correspondance mutuelle permettant d’exprimer les décisions des membres sur l’état politique et social du pays. La nature de ces décisions est bien illustrée par la résolution de la Société du Massachusetts, adoptée en octobre 1786, concernant la rébellion populaire menée par Shay. « En cette période alarmante, où tous les droits publics et privés sont bafoués, où notre constitution, fruit du travail et du sang, est ébranlée dans ses fondements, il est du devoir de chaque individu et de chaque classe de citoyens de prendre leur défense. »
« En tant que citoyens et créanciers publics, cette Société s’intéresse à la préservation de la Constitution ; et tant que la vie et les bienfaits qui en découlent, tant que la foi publique et le crédit privé demeurent l’objet sacré du gouvernement, conformément à son institution originelle, cette Société s’engage à la soutenir par tous les moyens et par tous les efforts en son pouvoir. » (*28)
Et si la « foi publique », illustrée par le paiement des pensions, et le « crédit privé » en matière de paiement des dettes n’étaient plus des objets « sacrés » du gouvernement, une révolte armée allait-elle s’ensuivre ?
L’importance de la Société de Cincinnati a été largement sous-estimée. On oublie généralement que la Convention constitutionnelle convoquée à Philadelphie en mai 1787 avait été expressément convoquée pour coïncider avec la Convention de la Société de Cincinnati. Est-il alors faux de supposer que les membres de la Société participaient à une conspiration secrète à l’origine des actes illégaux de la Convention ? Aucun de ceux qui ont refusé d’assister au conclave de Philadelphie ou qui se sont absentés n’était membre de la Société de Cincinnati. On oublie également qu’un bon tiers des cinquante-cinq délégués à la Convention fédérale étaient membres de la Société, et que cette proportion constituait l’épine dorsale du caucus fédéraliste. Plus tard, la Société de Cincinnati devait fournir, sous Washington, le secrétaire d’État, le secrétaire au Trésor et trois secrétaires à la Guerre, ainsi que, sous Adams, le président de la Cour suprême.
3
La fin de la Révolution marqua le début de la guerre civile. Une puissante révolte, connue sous le nom de rébellion de Shays, éclata en Nouvelle-Angleterre, dont l’objectif était de faire avancer la révolution vers une issue plus démocratique. Pendant la Révolution américaine, en Géorgie également, il y avait eu deux exécutifs et deux législatures, l’un représentant les riches, l’autre les pauvres. En Caroline du Sud et en Virginie, un âpre conflit du même ordre éclata.
La rébellion de Shays représentait bien le mouvement des niveleurs américains. Les agriculteurs rebelles défendaient la démocratie, la terre gratuite et une plus grande égalité. Ils résistaient au fardeau de la guerre qui leur était imposé. La dette du Massachusetts, qui s’élevait à environ cent mille livres avant la Révolution, s’élevait à près de trois millions de livres, dont environ deux cent cinquante mille étaient dues aux soldats. (*29) Non seulement les soldats avaient été payés en monnaie sans valeur (remboursée intégralement par la suite lorsqu’elle était passée aux mains de spéculateurs sans scrupules), mais beaucoup avaient perdu leurs fermes et leurs moyens de subsistance. En revanche, tout avait été mis en œuvre pour que les riches puissent monopoliser les fruits de la victoire.
Cependant, les classes aisées étaient à la hauteur de l’urgence. De même qu’elles savaient se soustraire à la guerre, elles savaient aussi s’infiltrer au pouvoir. Sous couvert de se réunir pour discuter de transactions commerciales et réviser les Articles de la Confédération, les dirigeants décidèrent de créer un nouveau gouvernement national puissant afin de préserver leur hégémonie de classe. La convention constitutionnelle se tint en secret. Elle était illégale. Elle équivalait presque à un coup d’État, mais les délégués en sortirent avec un projet de Constitution à ratifier en urgence. (*30)
Les délégués avaient été soigneusement sélectionnés par les législatures des États, elles-mêmes composées de riches propriétaires fonciers élus par une faible proportion de la population. Rufus King, délégué du Massachusetts, écrivit : « Si le Massachusetts envoie des députés, pour l’amour de Dieu, faites attention à qui ils sont. » (*31) Du Sud venaient des propriétaires d’esclaves, des planteurs et des avocats ; le Nord envoyait des marchands, des banquiers, des armateurs, des propriétaires fonciers et leurs avocats. Le Rhode Island n’envoya aucun délégué, et sur les soixante-cinq envoyés par les douze autres États, dix ne se présentèrent même pas et seize refusèrent ou ne signèrent pas le document qui fut adopté.
Cette Constitution préparée en secret regorge de toutes sortes de dispositions antidémocratiques. Craignant que la « populace » ne contrôle certains États, un gouvernement national fort fut mis en place, indépendant de tous les États. L’appareil gouvernemental était divisé en trois divisions interdépendantes : l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Pourtant, chacune concentrait un haut degré de pouvoir. Le Président devint un exécutif puissant, doté de pouvoirs supérieurs à ceux du roi d’Angleterre de l’époque, ou de tout autre fonctionnaire européen élu depuis. Le Président pouvait opposer son veto aux lois et nommer (concurremment avec le Sénat) les fonctionnaires administratifs et les juges des cours fédérales inférieures et suprêmes. Son élection était aussi éloignée que possible du vote populaire. Il était choisi par un Collège des grands électeurs dont le mode d’élection était laissé au choix des législatures des États. Si les votes des grands électeurs ne donnaient pas de majorité claire, la Chambre des représentants était habilitée à élire le Président. « Mais pour choisir le Président, le vote sera pris par les États, les représentants de chacun. » « L’État ayant une voix. » (*32) En 1824, Jackson et en 1876, Tilden – le « choix du peuple » pour le poste de président – furent privés de leur fonction lorsque l’élection fut confiée au Congrès ; le « peuple » comptait pour peu.
Le pouvoir législatif fut subdivisé en une législature bicamérale, seule la Chambre des représentants étant élue directement par le peuple. La Constitution elle-même prévoyait que seule la minorité de la population possédant les qualifications foncières requises pour voter aux assemblées législatives des États pouvait élire des représentants. Ainsi, les restrictions au vote alors en vigueur dans les États furent intégrées au droit constitutionnel du pays. Pour contrôler la réactivité du Congrès aux souhaits des masses, le Sénat fut créé. Les sénateurs, comme le Président, devaient être des hommes d’âge mûr et ne devaient pas être élus par le peuple, mais choisis par les assemblées législatives des États. Les grands propriétaires fonciers, élus par les petits propriétaires, s’assuraient ainsi doublement de pouvoir contrôler le Sénat. Il fallut un siècle et quart et un amendement constitutionnel pour accorder au peuple le droit d’élire des sénateurs. Si le peuple souhaitait destituer ses représentants, il pourrait devoir attendre six ans pour le faire.
En vertu de la Constitution, les magistrats sont nommés à vie par un seul homme, le Président, et, comme lui, ils ne sont pas directement responsables devant le peuple. Ils ne peuvent être révoqués que par une procédure de destitution, que seul le Sénat est habilité à lancer. Leurs salaires ne peuvent pas non plus être réduits pendant leur mandat. Ils deviennent ainsi totalement indépendants de la volonté du peuple. De tous les vestiges de la monarchie, cette inamovibilité à vie accordée aux magistrats était la plus flagrante et la plus offensante, contraire au principe démocratique de responsabilité envers le peuple. Bientôt, une attaque contre l’indépendance du pouvoir judiciaire fut lancée. Des procédures de destitution furent engagées et, pendant un temps, la « violation des juges » se généralisa. Mais cette protestation resta lettre morte.
Les Pères fondateurs prévoyaient également que la Constitution, une fois acceptée, ne pourrait être amendée qu’avec la plus grande difficulté. Il fallait les deux tiers des membres des deux chambres du Congrès, ou les législatures ou conventions des trois quarts des États, pour qu’un amendement entre en vigueur. La Constitution était si antidémocratique qu’elle ne mentionnait même pas les libertés civiles, et Alexander Hamilton s’est opposé à l’inclusion du droit à un procès avec jury. (*33)
Français L’opposition à la Constitution a conduit à de tels conflits que, pour que la Constitution soit adoptée, il a été convenu d’adopter des amendements visant à garantir les libertés civiles du peuple. En Virginie, où la bataille décisive a été livrée, malgré le fait qu’environ un quart du total des délégués étaient des officiers qui avaient combattu sous Washington et qui étaient tous membres de la Société secrète de Cincinnati, et malgré le fait que les constitutionnalistes avaient soigneusement préparé et obtenu la sélection de leurs hommes dans dix districts constituants où l’électorat était farouchement opposé à la Constitution, la Constitution n’aurait pas été approuvée même dans ces conditions si les partisans n’avaient pas accepté d’adopter vingt amendements, y compris des points tels que : aucune armée ou troupes régulières ne devrait être levée ou maintenue en temps de paix sans un vote des deux tiers des deux chambres du Congrès présentes ; les prérogatives de la Cour suprême devaient être réduites de manière à la rendre presque impuissante, etc. Cependant, une fois la Virginie ratifiée, ces promesses ne furent jamais tenues, et à peine dix amendements furent finalement adoptés déclarant (1) que le gouvernement fédéral ne pouvait pas empêcher la liberté d’expression, de presse et de réunion ; (2) le droit de pétition ; (3) le droit de détenir et de porter des armes ; (4) le droit à un procès rapide avec jury sur mise en accusation par un grand jury ; (5) et l’interdiction des cautions ou des amendes excessives et des peines cruelles. Bientôt, cependant, ces amendements furent sévèrement modifiés par décision judiciaire, par action exécutive ou par législation.
Bien que le préambule de la Constitution commence par « Nous, le peuple… », pas plus de cinq pour cent de la population n’a voté sur la question, seulement cent mille voix ayant été exprimées pour la Constitution et soixante mille contre, ou avec l’approbation de seulement deux treizièmes des hommes blancs adultes de la population. La grande majorité des pauvres, les petits agriculteurs, les pionniers et les artisans, et même une grande majorité de ceux qui avaient le droit de vote, étaient opposés à l’adoption et à la ratification de la Constitution, tandis que les millions d’esclaves noirs et de serviteurs sous contrat n’étaient pas du tout en mesure d’exprimer leur opinion. La très nette démarcation de classe entre pour et contre la Constitution s’est cristallisée dans le surnom donné à ses partisans de « Washingtoniens » et à ses opposants de « Shayites ».
Les fédéralistes craignaient tellement que le peuple finisse par l’emporter qu’ils lancèrent aussitôt une campagne sans précédent pour son adoption précipitée. Ils n’hésitèrent pas à s’allier à d’anciens loyalistes et antirévolutionnaires. Tous les riches étaient favorables à la Constitution et leurs importantes ressources financières furent investies dans la lutte pour la création de journaux et l’acquisition de l’opinion publique. Ils convoquèrent précipitamment plusieurs conventions d’État avant que le grand public ne soit informé des conclusions des séances secrètes de la Convention de Philadelphie. Cette hâte fébrile fut bien démontrée par le fait que seulement vingt pour cent des hommes ayant le droit de vote purent voter. L’approbation de cinq États fut adoptée à la hâte en un mois.
Les riches n’étaient pas non plus à l’abri de recourir à la force pour parvenir à leurs fins. En Pennsylvanie, pour éviter une approbation trop rapide et informer le public de la situation, les anticonstitutionnalistes étaient restés à l’écart de la Convention. Pour obtenir le quorum, les fédéralistes ont fait irruption au domicile des anticonstitutionnalistes et les ont traînés à la Chambre des représentants, où ils ont été retenus de force. Les affaires ont été traitées à la hâte et la Constitution a été ratifiée par 43 voix contre 23. Ailleurs, l’opposition s’est renforcée au fil du temps, le vote dans les trois plus grands États étant très serré : le Massachusetts 187 contre 168, la Virginie 89 contre 79, New York 30 contre 27.
La Constitution des États-Unis s’est révélée un excellent mécanisme grâce auquel les quelques milliers de grands propriétaires d’esclaves ont pu, pendant de nombreuses années, dominer totalement la politique du pays tout entier. Cette esclavagisme contrôlait les centaines de milliers de petits propriétaires d’esclaves et gouvernait les douze millions d’habitants du Sud au moment de la guerre de Sécession. Bénéficiant d’une représentation au Congrès disproportionnée par rapport à leur nombre – la Constitution garantissait des représentants supplémentaires aux trois cinquièmes de tous les esclaves noirs – et étant proches du siège du gouvernement, Jefferson y veilla – les propriétaires d’esclaves du Sud purent occuper le rôle principal au sein du gouvernement fédéral. Grâce à ce contrôle, ils provoquèrent la chute de toutes les classes moyennes de l’ouest des États du Sud. Grâce au Compromis du Missouri, ils conservèrent au Sénat une voix égale à celle du Nord et de l’Ouest réunis. Ces quelques milliers de Sudistes obstruèrent tous les pores de l’appareil gouvernemental et prédominèrent dans les trois branches du gouvernement : exécutif-administratif, législatif et judiciaire. La plupart des présidents étaient leurs hommes de main et, par leurs nominations, ils occupaient la majorité des postes ministériels et de la Cour suprême, dont les principaux juges étaient les leurs. Leur majorité aux postes importants de l’armée leur permit de préparer l’inévitable insurrection et de transférer secrètement beaucoup d’armes et de munitions au Sud. Sur cette base, ils dominèrent non seulement le Sud, mais la nation tout entière. trente-deux millions d’âmes jusqu’à la guerre civile.
C’est ainsi que les riches s’unirent pour mettre fin à la « période critique de l’histoire américaine » et bâtir un nouvel État afin d’écraser les pauvres et de briser toute opposition et toute interférence avec leurs objectifs. Le fait que la Constitution et le gouvernement des États-Unis aient été établis non par la Révolution, mais par la Contre-Révolution, se manifestait par le type de gouvernement mis en place sous Washington et Adams. Sous leur direction, de vastes concessions de terres furent distribuées à des escrocs de l’immobilier, les soldats révolutionnaires furent escroqués de manière inadmissible au profit de spéculateurs, une lourde taxe fut imposée sur le whisky (seul moyen permettant d’expédier facilement les céréales par-dessus les montagnes vers l’Est), affectant la grande masse des agriculteurs. Lorsque ceux-ci se révoltèrent, des mesures sévères furent prises pour les réprimer. Une loi sur les étrangers fut votée, stipulant que le président pouvait expulser du pays tout étranger soupçonné de machinations contre le gouvernement, etc., et, dans certains cas, emprisonner l’accusé aussi longtemps qu’il le souhaitait. Une loi sur la sédition fut également adoptée à la hâte à l’époque, prévoyant des sanctions pour quiconque publiait des écrits malveillants contre les fonctionnaires du gouvernement ou dans l’intention d’attiser contre eux la haine du peuple américain. Ainsi, le peuple fut informé du vainqueur de la guerre, et les agrariens de l’Ouest, pourtant très actifs, furent brutalement ramenés à la raison et amenés à comprendre qu’ils avaient intérêt à prêter attention à l’État, car celui-ci allait les prendre en compte.
Les cliques fortunées purent conserver le contrôle essentiellement parce qu’il y avait encore trop de richesses et d’opportunités à saisir pour qu’un véritable mouvement révolutionnaire social puisse perdurer. Les révoltes de Shay et de Whiskey s’essoufflèrent rapidement. On pouvait s’enrichir sans se soucier de savoir qui détenait le pouvoir d’État. (*34) Si l’État fédéral gagna, ce ne fut pas grâce à sa force, mais parce que la masse décisive du peuple abandonna la bataille.
Washington termina son mandat et quitta le pouvoir sous les injures du peuple. Les fédéralistes, cependant, ne quittèrent pas le pouvoir sans s’être assurés au préalable que la situation américaine serait irrévocablement façonnée en leur faveur. En politique étrangère, ils s’assurèrent que les États-Unis n’apporteraient aucune aide à la Révolution française. La sanglante insurrection des Noirs en Haïti en 1791 leur fit froid dans le dos. Les fédéralistes s’empressèrent d’envoyer les plus fervents opposants à la Révolution française comme émissaires américains en France, et découvrirent que la Révolution américaine devait combattre le peuple français et non s’allier à lui.
Au lieu de soutenir les radicaux français, Washington s’efforça de conclure précipitamment un traité avec l’Angleterre. Ainsi, dans le grand conflit européen qui faisait alors rage entre la Révolution française et la Contre-Révolution anglaise, l’Amérique fut contrainte de soutenir les réactionnaires. Le traité Jay fut le pacte le plus humiliant jamais conclu par l’Amérique, l’Angleterre obtenant des concessions précieuses, tandis que les Américains n’en obtinrent pratiquement aucune. (*35)
Cependant, la principale contribution des fédéralistes à la perpétuation du pouvoir fut l’instauration du principe de suprématie judiciaire, le pouvoir des tribunaux d’annuler les lois du Congrès ou du Président et de devenir les seuls gardiens de la Constitution. Afin d’asseoir solidement ce principe, les fédéralistes, avant de quitter le pouvoir, inondèrent les tribunaux de leurs membres et créèrent de nombreux nouveaux postes de juges. Ils évincèrent sournoisement John Marshall du poste de juge en chef, bien que Marshall fût alors secrétaire d’État, et durent recourir à la mesure draconienne consistant à obtenir la démission du juge en chef en exercice.
Jusqu’alors, il n’était pas du tout évident que les tribunaux disposaient d’un tel pouvoir. En Angleterre, il avait déjà été décidé qu’ils ne pouvaient annuler la législation. Il est vrai que l’histoire des colonies était quelque peu différente. Dès les premiers temps, le Conseil privé, tribunal de la Couronne, avait annulé la législation et d’autres mesures coloniales. Cela ne pouvait toutefois constituer un précédent, car le Conseil privé était subordonné au roi et au Parlement et ne faisait qu’exécuter leurs volontés. De même, les tribunaux coloniaux avaient parfois déclaré que la législation violait telle ou telle disposition d’une charte ou d’une constitution. Pourtant, là encore, les tribunaux coloniaux se contentaient d’interpréter le sens du Parlement et du Roi en Conseil. Enfin, dans certains cas, les juges avaient également reçu des pouvoirs législatifs. Mais cela avait été expressément prévu par une loi. (*36)
Ainsi, lorsque John Marshall devint juge en chef, la question fut vivement débattue. La Convention n’avait pas osé insérer dans la Constitution une disposition conférant un tel pouvoir à la Cour suprême. Madison et d’autres membres de la Convention constitutionnelle étaient favorables à la création d’un Conseil de révision composé du Président et des juges de la Cour suprême, chargé de statuer sur la constitutionnalité des lois du Congrès et de contraindre le Congrès à réexaminer les lois rejetées par une majorité des deux tiers si elles devaient devenir loi. Cela aurait privé le Président seul de son droit de veto et aurait également privé les tribunaux du pouvoir d’annulation judiciaire. La proposition fut rejetée.
Dans certains États, les tribunaux eux-mêmes niaient avoir le pouvoir d’annuler les lois du pouvoir législatif. Ainsi, au début, la Cour suprême a dû agir avec beaucoup de lenteur et de prudence. Elle a commencé par décider qu’elle pouvait déclarer nulle et non avenue l’action de n’importe quel État de l’Union lorsqu’elle était contraire à la Constitution des États-Unis. Ce n’est que plus tard que Marshall a annulé les lois du Congrès. Il est de fait que ni Jefferson, ni Jackson, ni Lincoln n’ont reconnu ce pouvoir ; ce n’est qu’après la fin de la guerre de Sécession que la bourgeoisie a développé le pouvoir judiciaire à son ampleur actuelle. (*37)
Puisqu’il n’existe aucun pays au monde où les juges disposent d’un pouvoir aussi important qu’aux États-Unis, il serait judicieux d’étudier de plus près les forces qui, dans la vie américaine, ont conduit à une telle situation. La clé du problème réside dans le fait que la République américaine a été établie sans révolution démocratique. Nous avons déjà noté qu’il n’y avait eu ni luttes insurrectionnelles décisives des masses opprimées, ni combats de rue, ni barricades. Les luttes individuelles ont remplacé les conflits de classes. Ces éléments individuels pouvaient se mordre et s’égratigner mutuellement pour déterminer la part de chacun, mais le règlement de telles querelles ne nécessitait pas l’intervention de l’armée. Une simple intervention policière et judiciaire suffisait.
Dans d’autres pays, comme l’Angleterre et la France, constamment perturbés par des guerres internes et externes, les gouvernements étaient devenus fortement centralisés, dotés d’un pouvoir exécutif puissant, seul capable de défendre les intérêts de la classe dirigeante existante avec précision et célérité. Dans ces pays, les tribunaux étaient clairement des instruments subordonnés, et non des contrôleurs, de l’État. Aux États-Unis, en revanche, entourés d’un désert sans limites, la société n’avait guère besoin d’une centralisation exécutive à la tête d’une importante force militaire.
En Amérique, le problème consistait principalement à rétablir l’ordre dans ce chaos sauvage. Chaque colon devait délimiter son territoire. Cela constituait une affaire pour l’avocat et le tribunal foncier. Dès qu’il s’agissait de protéger la propriété privée, il devenait nécessaire de faire appel au magistrat et au shérif. Et dans de nombreuses régions du pays, ces deux seuls fonctionnaires du gouvernement étaient connus. En Angleterre et dans d’autres pays, la principale mission des tribunaux, surtout au début, était de maintenir l’ordre. Il n’en était pas tout à fait ainsi en Amérique. Personne ne savait, bien souvent, si des meurtres étaient commis à la campagne ; c’est le droit des contrats et le droit immobilier qui ont attiré tant d’avocats de ce côté-ci de l’Atlantique.
Il faut également se rappeler que l’agriculteur moyen ne savait ni lire ni écrire et, même s’il le pouvait, il ne pouvait pas suivre les subtilités de la common law anglaise. Comme le dit de Toqueville : « L’avocat français est simplement un homme qui connaît parfaitement les lois de son pays ; mais l’avocat anglais ou américain ressemble aux hiérophantes d’Égypte, car, comme eux, il est le seul interprète d’une science occulte. » (*38)
Ce n’est donc pas un hasard si les avocats, et non les soldats ou les ministres, ont joué un rôle si important dans la vie sociale américaine. Plus tard, lorsque la politique britannique a évolué vers la science de l’élaboration des constitutions pour les colonies, ce sont les avocats qui ont dû préparer les dossiers à plaider devant le Conseil privé et d’autres organismes britanniques. Ainsi, devant les tribunaux britanniques, étaient débattus non seulement les droits et devoirs individuels, mais aussi les libertés politiques. Lorsque la Révolution américaine a éclaté, ce n’était pas sous un déluge de textes religieux, mais sous l’effet de traités politiques et de mémoires juridiques. La politique s’était alors complètement émancipée de la théologie.
Pour définir la politique nationale en statuant sur les droits de propriété d’un plaignant ou d’un défendeur, rien ne saurait mieux illustrer l’absence de classes et l’individualisme de la vie américaine. Ce ne sont pas les relations politiques qui semblaient primer, mais les relations privées. De cette manière, la Cour a ridiculisé les autres instruments de l’État et, dans l’affaire opposant l’homme d’affaires John Doe à l’État, elle a traité John Doe comme s’il était un État à part entière et une puissance égale à celle de l’autre partie. L’individualisme de John Doe érigé en pouvoir d’État, les intérêts publics dérogés à la valeur des revendications privées, telle est la méthode procédurale classique désormais profondément ancrée dans la vie américaine. Dans le langage des libéraux américains, la Cour est devenue idéalisée comme s’interposant entre le peuple et le despotisme gouvernemental.
4
La victoire des révolutionnaires en 1783 a fermement établi le libéralisme, ainsi que son association habituelle avec les thèses radicales, comme la tradition fondamentale du pays. Désormais, tout groupe, même le plus conservateur, qui souhaitait prendre le pouvoir devait s’exprimer à la lumière de la Déclaration d’Indépendance, au nom du libéralisme, voire du radicalisme. Il y a donc une grande différence entre le libéralisme conciliant des Britanniques et le libéralisme radical des Américains. En Amérique, les conservateurs doivent toujours se présenter comme des réformistes libéraux ; en Angleterre, au contraire, les réformistes libéraux s’efforcent toujours de prouver qu’ils sont conservateurs et respectables. Cette différence est apparue clairement au moment même de la Révolution, car durant tout le XVIIIe siècle, les Whigs étaient pratiquement indiscernables des Tories. (L’écrasante majorité de ces derniers avait alors renoncé à leurs prétentions jacobites et jésuites.) Pendant la Révolution, cependant, une scission s’est produite parmi les Whigs, certains s’opposant aux politiques de la majorité.
Naturellement, en menant la guerre contre la mère patrie, le libéralisme américain devait adopter une approche différente de celle de la version anglaise qu’il s’efforçait de détruire. Il devait être plus à gauche et apparaître plus radical. Les colons européens en Amérique n’avaient pas à recommencer l’histoire depuis le début ; ils pouvaient s’approprier les écrits des libéraux européens et les améliorer. C’est ce qu’ils firent notamment avec les œuvres de John Locke, qui avait établi le droit des citoyens à renverser tout gouvernement qui s’appropriait des biens sans consentement et n’agissait pas selon la raison. Prendre les libéraux anglais au mot – voilà une ironie assumée. John Locke, l’homme politique, fut contraint de combattre John Locke, l’économiste mercantiliste.
Les libéraux américains se sont attachés au culte des lois de la nature bien plus fortement que les conciliateurs anglais n’avaient osé le faire. On peut dire qu’ils ont déifié la nature comme ils ont dénaturé Dieu. (*39) Selon Locke, l’humanité n’avait pas prospéré lorsque, dans un lointain passé, elle vivait dans un « état de nature ». L’humanité avait besoin d’une vie sociale sans laquelle l’existence serait difficilement supportable. Les Américains différaient catégoriquement de Locke sur ce point. Pour eux, la nature était quelque chose de proche, mais de très réel et de proche. L’Américain n’avait-il pas grandement prospéré dans cet « état de nature » ? Un tel état n’était-il pas meilleur que la société européenne artificielle que les libéraux anglais allaient imposer ?
Pour les Anglais, le droit naturel en était venu à désigner les lois scientifiques de la morale. Pour les Américains, le droit naturel signifiait les sciences naturelles et, grands naturalistes, ils interprétaient les droits naturels comme les règles de conduite devant guider les hommes dans leurs relations mutuelles pour maîtriser les étendues sauvages de la forêt et de la mer. Devenu lui-même primitif, le colon américanisé ne pouvait qu’idéaliser l’homme primitif comme étant « libre comme nature ».
L’Américain n’avait guère d’utilité pour la société ni pour l’État. Les lois de la géographie et de la botanique se substituaient largement aux lois et aux luttes sociales, et la relation de l’homme à la nature devint bien plus primordiale à ses yeux que la relation d’homme à homme. L’immensité du paysage américain influença profondément sa constitution. (*40) Pour conquérir et contrôler ces vastes espaces, vitesse et rythme soutenus étaient nécessaires. Ainsi se développa tout un mode de vie bien plus adaptable au radicalisme qu’au libéralisme posé. Si les Britanniques, avec Locke, étaient passés de la révélation à la raison, les Américains passèrent du raisonnement aux réflexes moteurs. Ce n’est pas la raison, mais l’énergie qui avait dévasté les forêts. Même le libéralisme devait faire preuve d’un certain dynamisme.
Chaque fois que les libéraux anglais parlaient de droits naturels, ces droits n’étaient que des devoirs du gouvernement, car ils réclamaient les droits des sujets reconnus depuis longtemps par la Magna Carta, tels que l’interdiction des châtiments cruels, l’interdiction des impôts sans loi, l’interdiction de l’armée sans le consentement du Parlement, le procès par jury, des élections libres et fréquentes, le droit de pétition, etc. À l’inverse, les libéraux américains ne reconnaissaient aucun devoir. Les droits anglais étaient ancrés dans la tradition ; les droits américains, pour combattre la variante anglaise, devaient rompre avec la tradition et revenir directement à l’individu et à la nature. Le Congrès continental avait souligné, en 1774, que les Américains possédaient les droits qui leur appartenaient en vertu des lois immuables de la nature et des principes de la Constitution anglaise. En 1776, dans la Déclaration d’indépendance, ce dernier point des droits des Anglais fut abandonné, et les hommes furent reconnus comme possédant des droits inhérents et inaliénables à la vie, à la liberté et à la propriété, découlant directement de la nature. (*41)
Une fois les dés jetés pour l’indépendance, il était impossible aux Américains d’affirmer que leurs « droits d’Anglais » étaient bafoués. Cela aurait transformé le conflit en une simple querelle de famille. Il n’aurait eu aucun attrait pour le monde extérieur, en particulier pour la France, dont on attendait tant et dont on avait tant besoin. Pour obtenir l’aide de la France, les colons devaient lui faire comprendre qu’ils combattaient pour l’indépendance et non pour la réconciliation. Sinon, la Révolution aurait été perdue d’avance. C’est cette circonstance, plus que toute autre, qui a contribué à la conviction que la Révolution américaine n’était pas une guerre civile. Dans une guerre civile, les révolutionnaires tentent de conquérir le pouvoir d’État d’un pays ; dans la Révolution américaine, leur objectif était de rompre avec l’ancien pouvoir d’État. Ainsi, Disraeli pouvait affirmer que les Américains se battaient, non pour la liberté, mais pour l’indépendance. (*42)
En Amérique, la loi naturelle signifiait les lois du présent. La tradition n’avait pas une grande importance ; à certains égards, elle était même odieuse. Avec l’afflux d’immigrants venus d’autres pays que l’Angleterre, les coutumes devenaient confuses et floues. De plus, l’Amérique émergeait comme nation. La théorie abstraite et les règles rigides de l’Europe ne pouvaient rivaliser avec la pratique empirique des agriculteurs et des propriétaires américains prospères. (*43)
Le refus des Américains de se soumettre à la tradition s’incarne non seulement dans des actions telles que l’abolition du droit d’aînesse et de la prérogative, mais aussi dans des dispositions directes de la Constitution où, sans regarder ni en avant ni en arrière, mais en mettant l’accent uniquement sur l’individu présent devant elle, il est prévu qu’aucun titre de noblesse ne sera accordé, aucune loi ex post facto ne sera adoptée, et « aucun coupable de trahison ne pourra corrompre le sang ou entraîner la confiscation, sauf du vivant de la personne atteinte. » (*44)
Quant à l’atrophie du développement d’idées telles que le devoir légal et l’obligation sociale, une telle situation était le produit inévitable de la vie américaine. L’écart entre riches et pauvres n’était pas aussi profond qu’en Angleterre. Ni les classes sociales ni la pression gouvernementale n’existaient dans ce nouveau pays, si ce n’est dans la mesure où elles étaient incarnées par les exigences des puissances européennes. Le pays était vaste et avait toujours été non seulement éloigné de la gestion anglaise, mais aussi mal contrôlé de l’intérieur. Ainsi, en apparence, le programme des libéraux américains ressemblait davantage à celui des niveleurs anglais qu’à celui des libéraux anglais. Sans classes féodales à craindre, sans grande pression de classe venue d’en bas menaçant de substituer un autre système, le libéral américain pouvait adopter son libéralisme « libéral » et faire quelques pas vers le radicalisme.(*45)
Ici, avec un continent entier pour arrière-cour et avec la plus grande liberté de mouvement et de locomotion, il était tout naturel que la liberté soit l’aspect privilégié plutôt qu’un meilleur gouvernement, et que la liberté d’action, la liberté de contrôle, la représentation directe et l’action soient si hautement prisées.
Tandis que le libéral anglais souhaitait contrôler l’État, l’Américain réclamait sa libération. À la monarchie anglaise, les Américains opposaient la République. À l’État centralisé, ils opposaient des groupes sociaux décentralisés. Au lieu de réclamer le cantonnement légal des troupes, ils tentèrent de supprimer l’armée permanente. D’ailleurs, le gouvernement devint pour un temps un simple gendarme, peu puissant d’ailleurs. Jefferson estimait que le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins. Le gouvernement n’a pour but que d’empêcher les hommes de se nuire mutuellement et de les protéger des interférences mutuelles. (*46)
Les Anglais avaient admis le droit à la révolution ; les Américains non seulement l’ont inscrit directement dans la Déclaration d’indépendance, mais, avec Jefferson, ont appelé à une révolution tous les vingt ans. (*47) Mais si la révolution devait être permanente en Amérique, c’est uniquement parce que l’action y était perpétuelle. Une telle philosophie de la révolution tous les vingt ans était parfaitement pertinente dans un pays évoluant si rapidement qu’une seule génération pouvait voir défiler sous ses yeux toute l’évolution de l’espèce humaine, depuis la chasse et la pêche jusqu’à la machinofacture, où les enfants, rentrant chez eux après vingt ans, ne pouvaient plus reconnaître leur lieu de naissance.
La Révolution américaine a brisé l’échine de l’école mercantiliste d’économistes. Une nouvelle école, les Physiocrates, émergeait en France et allait s’étendre aux États-Unis, exprimant les nouveaux événements et intérêts. Benjamin Franklin, l’un de leurs chefs de file, fut l’un des premiers à fonder l’économie politique sur des bases scientifiques. Les Physiocrates, à la différence des Mercantilistes, affirmaient que toute richesse provenait de la production et non de la circulation, mais que la seule véritable productivité était celle de l’agriculture. Que toute richesse provienne de l’agriculture était naturellement la conclusion à laquelle étaient parvenus les premiers capitalistes des pays agraires. Les Physiocrates prônaient le libre-échange international. Sur ce point, Franklin rejoignait Adam Smith, chef de file de l’École classique anglaise d’économistes. Mais si Smith considérait le libre-échange comme une question de justice, Franklin le préconisait par opportunisme. Franklin ainsi non seulement anticipait une bonne partie de l’économie politique moderne (*48), mais fut également parmi les premiers à ancrer les principes fondamentaux de l’école politique utilitariste, alors en voie de fondation en Angleterre. La Révolution industrielle était proche.
notes de bas de page
1. TV Smith : La philosophie américaine de l’égalité, p. 10, citant EB Andrews : La période coloniale
2. Le même, p. 10, note de bas de page.
3. Voir Weeden, Histoire économique et sociale de la Nouvelle-Angleterre, 1620-1789, I, 288-289.
4. Le terme « serviteur » était utilisé pour désigner toute personne qui rendait service, l’ouvrier comme le domestique.
5. La hausse des prix fonciers commença à se faire sentir au XVIIIe siècle. En 1732, les Penn augmentèrent le prix de leurs terres de 10 livres sterling pour 100 acres et 2 shillings de redevance à 15 livres et demi-penny par acre ; et en 1738, Lord Baltimore augmenta le sien de 2 livres sterling pour 100 acres à 5 livres sterling. (EC Kirkland. History of American Economic Life, p. 35.)
Lorsque de vastes étendues de terres de l’Ouest furent saisies (par exemple, par l’Ohio Land Company), aucune petite parcelle ne fut vendue, mais seulement des lots de 640 acres à 1 dollar l’acre, puis à 2 dollars l’acre. Les pauvres furent ainsi tenus à l’écart.
6. Par exemple, « En 1839, il a été signalé dans le Mississippi que 90 % des amendes perçues par les shérifs et les greffiers n’étaient pas comptabilisées. » (WE DuBois : Gift of the Black Folk, p. 228.)
7. EC Kirkland, ouvrage cité, p. 241.
8. Les catégories adoptées en Virginie à l’époque étaient les suivantes :
1. serviteurs blancs sous contrat
2. domestiques blancs sans contrat
a. ceux qui sont venus volontairement
b. ceux qui sont venus involontairement
(1) ceux qui ont été emportés
(2) ceux envoyés pour le bien de leur pays
(3) probablement aussi les « garçons de service »
3. Serviteurs noirs chrétiens
4. Serviteurs indiens
5. Les serviteurs mulâtres (dont la servitude était la sanction pour avoir une mère blanche et un père indien, noir ou mulâtre, ou, après 1723, pour être descendus par la lignée maternelle d’une telle combinaison d’ancêtres)
6. Esclaves indiens
7. Esclaves noirs
(Affaires judiciaires concernant l’esclavage américain et les Noirs, édité par HT Catterall, I, 53-54. 9. Les demeures privées des riches planteurs impressionnaient souvent les observateurs comme si les bâtiments avaient un caractère d’État
10. Catterall, ouvrage cité, pp. 56-61.
11. Citation donnée dans A. Benezet : A Caution and Warning to Great Britain and Her Colonies, p.10 (La meilleure édition semble être la deuxième américaine, publiée par D. Hall & W. Sellers, Philadelphie, 1767.)
12. Le même, pp. 41-43.
13. Des preuves intéressantes de révoltes noires peuvent être trouvées dans John R. Commons and Associates : Documentary History of American Industrial Society, II, 75-125.
14. Même Lénine (Oulianov), leader de la Révolution d’octobre 1917 en Russie, s’est laissé prendre par cette propagande américaine. Voir sa « Lettre aux travailleurs américains », où il reprend ces plaisanteries populaires.
15. Voir C. Becker : La Déclaration d’Indépendance, en particulier pp. 131-132.
16. AJ Beveridge : Vie de John Marshall, I, 124.
17. Beveridge : ouvrage cité, I, 86.
18. RH Belcher : La première guerre civile américaine, II, 10.
19. WEB Du Bois : Don du peuple noir, p. 94, citant WB Hartgrove- Journal of Negro History, I, 125-129.
20. Beveridge, ouvrage cité, I, 120.
21. Selon le général Greene, les soldats de base se comportaient bien mieux que leurs officiers. (Voir CK Bolton : The Private Soldier Under Washington, p. 134-135.)
22. Voir J. Madison : « Lettre du 24 octobre 1787 », Works , I, 351-353.
« Divide pour impera, l’axiome réprouvé de la tyrannie est, sous certaines conditions, la seule politique par laquelle une république peut être administrée selon des principes justes. » (Le même, I, 353.)
23. J. Adams : Œuvres , VI, 483-484.
Pour les points de vue des autres délégués à la Convention constitutionnelle, voir J. Madison : The Debates in the Federal Convention of 1787, p. 32 (Gerry) ; p. 34 (Randolph) ; p. 115-118 (Hamilton). Voir également les pages 167-168 pour une autre illustration des points de vue de Madison.
24. C. et Mary Beard : L’essor de la civilisation américaine, I, 372.
25. Il convient de garder à l’esprit que nombre d’officiers avaient reçu leurs titres et leurs commandements non pas grâce à leur expérience militaire, mais grâce à leur richesse et à leur capacité à recruter. Le népotisme était monnaie courante. (Voir CK Bolton : ouvrage cité, p. 129.)
26. Cette attitude n’empêcha cependant pas Franklin d’accepter une adhésion honorifique à l’organisation en 1789.
27. « Considérations sur l’Ordre de Cincinnatus ». Cette brochure est en réalité une copie de l’attaque d’A. Burke contre la Société.
28. Le Boston Magazine, 1786, p. 368.
29. Voir GR Minot : L’histoire des insurrections dans le Massachusetts, pp. 5-6.
30. Pour une bonne analyse, voir CA Beard : Economic Interpretation of the Constitution of the United States.
31. R. King : Vie et correspondance, I, 201 ; également donné dans JT Austen : La vie d’Elbridge Gerry, I, 4.
32. Constitution des États-Unis, article II, section 1.
33. Voir The Federalist, n° 83.
34. Ce n’est que longtemps après la Déclaration d’Indépendance que Jefferson adhéra à la dangereuse doctrine du suffrage masculin. Quant au libéral Franklin, il s’opposa d’abord au suffrage universel. « Quant à ceux qui ne possèdent pas de propriété foncière dans un comté, leur permettre de voter pour les législateurs est une irrégularité. » ( Franklin : Bigelow Edition, III, 496.) Franklin ne s’opposa pas au système anglais des Rotten Boroughs. Ce n’est que pendant, ou plutôt après, la Révolution que Franklin déclara que le droit de vote était le droit commun des hommes libres. ( Franklin , Smythe Edition, IX, 342.) Mais il exclut spécifiquement « les mineurs, les domestiques (c’est-à-dire les ouvriers) et autres personnes susceptibles d’être influencées indûment. » (Franklin, Bigelow Edition, VIII, 411.) À la Convention constitutionnelle, cependant, Franklin faisait partie de l’aile la plus démocrate, contrairement à Hamilton .
35. AJ Beveridge : Vie de John Marshall, II, 114.
36. Dans l’ordonnance du Nord-Ouest de 1787, les juges avaient ce pouvoir avec le gouverneur.
37. Voir CG Haines : La doctrine américaine de la suprématie judiciaire.
38. A. de Tocqueville : De la démocratie en Amérique, I, 282. (Colonial Press Ed, 1899-1900.)
39. Pour cette expression, voir C. Becker : Déclaration d’indépendance, p. 51.
40. Aujourd’hui encore, les Américains s’intéressent bien plus aux paysages (chutes du Niagara, parc de Yellowstone, etc.) qu’aux monuments historiques. Et l’on serait complètement perdu dans de nombreuses grandes villes américaines, comme Chicago, si l’on ne se rappelait pas toujours, tel un voyageur errant dans la nature, où se trouvent les directions nord, est, sud et ouest. En Europe, en revanche, les avenues portent le nom d’événements sociaux et de personnages historiques.
41. Voir G. Jellinek : Déclaration des droits de l’homme, pp. 27-28, également p. 48.
42. Disraeli, Le Jeune : Défense de la Constitution anglaise, p. 59 (édition 1935).
43. Selon MJ Bonn, les traits distinctifs de l’Amérique sont ses méthodes, caractérisées par un mépris total des traditions établies, des changements soudains de cap, une indifférence totale aux conséquences lointaines et un éclectisme « cocktail ». (Voir Préface : L’Expérience américaine, par MJ Bonn.)
« Je crois qu’aucun pays du monde civilisé ne prête autant d’attention à la philosophie qu’aux États-Unis… Échapper à l’esclavage des systèmes et des habitudes, des maximes familiales, des opinions de classe et, dans une certaine mesure, des préjugés nationaux ; n’accepter la tradition que comme moyen d’information, et les faits existants que comme une leçon servant à faire autrement et à faire mieux ; chercher la raison des choses par soi-même, et en soi seul ; tendre aux résultats sans être lié aux moyens, et viser le fond par la forme ; telles sont les principales caractéristiques de ce que j’appellerai la méthode philosophique des Américains. » (De Tocqueville, ouvrage cité, II, 3.)
44. Article II, Section 3.
45. Par ailleurs, les libéraux américains ont beaucoup appris par la suite des radicaux français. Jefferson, Franklin et Paine ont passé des années en France. Sous Jefferson, les libéraux se sont prononcés en faveur de la suppression du droit d’aînesse et de la rétribution, ainsi que d’une réforme du droit pénal. Il convient toutefois de noter que Jefferson a organisé, non pas un parti démocrate, mais un parti républicain.
46. Voir « Premier discours inaugural de Jefferson », 4 mars 1801, Écrits, VIII, 4 (édition Ford). Voir aussi « Premier message de Jefferson au Congrès », 8 décembre 1801, VIII, 123.
47. Si Jefferson était pour la Révolution, il était en faveur d’une révolution de la campagne contre la ville. S’il s’exprima favorablement à la rébellion de Shays, ce fut après sa défaite et aussi parce qu’il s’agissait d’une lutte contre les capitalistes du Nord. S’il se présenta comme démocrate, c’est parce que le planteur sudiste concluait son alliance avec l’Ouest contre le Nord et l’Est.
Voir « Lettre à William S. Smith », 13 novembre 1787 , Écrits, IV, 467. Également, « Lettre à James Madison », 20 décembre 1787, IV, 479-480.
48. Franklin fut parmi les premiers à comprendre que le travail est la source de la valeur, à comprendre l’utilité de l’argent comme moyen d’échange et à croire que tout commerce est une tromperie. (Voir LG Carey : Franklin’s Economic Views , p. 41-43 ; voir Karl Marx : Capital, I, 59, note de bas de page, édition Kerr.)
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Messages
1. Les 14 juillet d’hier, d’aujourd’hui et de demain, 16 juillet, 07:24, par Florent
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Dans son discours de 14 juillet Macron annonce que les dépenses de préparation à la guerre seront considérées comme des dépenses de sécurité et que le travail pour l’armement pourra ainsi se dérouler sans arrêt même pendant les week-ends et jours fériés !
En réalité, la première arme qu’utilise Macron est... la propagande ! Et le propagandiste numéro est la hiérarchie de l’armée...
https://www.leparisien.fr/politique/le-chef-detat-major-avertit-les-francais-il-ne-sagit-pas-de-faire-peur-mais-de-faire-prendre-conscience-11-07-2025-O6B5V3OGLBDFRNXSFSNYFSKBQU.php
https://www.cnews.fr/france/2025-07-14/14-juillet-lindonesie-est-un-partenaire-strategique-pour-la-france-explique-le
https://www.tf1info.fr/societe/14-juillet-le-general-pierre-schill-l-homme-charge-de-transformer-l-armee-de-terre-francaise-2382647.html