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La contre-révolution stalinienne en Espagne

vendredi 4 octobre 2024, par Robert Paris

La contre-révolution stalinienne en Espagne

28 mai 1931

La révolution espagnole et les dangers qui la menacent

La direction de l’Internationale communiste en face des événements d’Espagne

La révolution espagnole monte [1]. Dans le processus de la lutte, ses forces internes grandissent aussi. Mais, en même temps, s’accroissent les dangers. Nous ne parlons pas de ces dangers dont les foyers sont constitués par les classes dominantes et leur domesticité politique républicains et socialistes. Ce sont là des ennemis déclarés et la conduite à suivre à leur égard s’impose de toute évidence. Mais il existe aussi des dangers internes.

Les ouvriers espagnols se tournent avec confiance vers l’Union soviétique née de la révolution d’Octobre. Cet état d’esprit constitue un capital précieux pour le communisme. La défense de l’Union soviétique est le devoir de tout ouvrier révolutionnaire. Mais il ne faut pas permettre que l’on abuse de la fidélité des ouvriers à la révolution d’Octobre pour leur imposer une politique qui va à l’encontre de toutes les leçons et enseignements légués par Octobre.

Il faut parler clairement. Il faut parler de façon à se faire entendre de l’avant-garde du prolétariat espagnol et international un danger immédiat menace la révolution prolétarienne en Espagne, qui vient de la direction actuelle de l’Internationale Communiste. Toute révolution peut être anéantie, même la plus prometteuse : cela a été démontré par l’expérience de la révolution allemande de 1923 et, d’une façon encore plus éclatante, par celle de la révolution chinoise de 1925-1927. Dans ces deux cas, la débâcle eut pour cause immédiate une direction erronée. Aujourd’hui, c’est le tour de l’Espagne. Les dirigeants de l’Internationale communiste n’ont tiré aucun enseignement de leurs erreurs. Pis encore, pour les dissimuler, ils sont obligés de les justifier et de les aggraver. Dans la mesure où cela dépend d’eux, ils préparent à la révolution espagnole le sort de la révolution chinoise.

Durant deux années, on a trompé les ouvriers avancés avec cette malheureuse théorie de la "troisième période", qui a affaibli et démoralisé l’Internationale communiste. La direction a enfin battu en retraite. Mais quand ? Précisément au moment où la crise mondiale marquait un changement radical de la situation et faisait apparaître les premières possibilités d’une offensive révolutionnaire. Pendant ce temps, l’Internationale communiste ne s’apercevait même pas de ce qui se passait en Espagne. Manouilsky déclara - et Manouilsky remplit aujourd’hui les fonctions de dirigeant de l’Internationale communiste - que les événements d’Espagne ne méritaient aucune attention

Dans l’étude sur la révolution espagnole que nous avions écrite avant les événements d’avril, nous avons estimé que la bourgeoisie, tout en se parant des diverses nuances du républicanisme, ferait tous ses efforts, jusqu’au dernier moment, polir préserver son alliance avec la monarchie. "A vrai dire, écrivions-nous, on ne saurait exclure l’idée d’un concours de circonstances dans lesquelles les classes possédantes se verraient obligées de sacrifier la monarchie pour se sauver elles-mêmes (exemple l’Allemagne)". Ces lignes ont donné aux staliniens l’occasion - après coup, bien entendu - de parler de pronostic faux [2]. Des gens qui n’ont eux-mêmes jamais rien prévu exigent des autres non pas des pronostics marxistes, mais des prédictions théosophiques concernant le jour où se produiront les événements et la tournure qu’ils prendront : ainsi, des malades ignorants et superstitieux exigent-ils de la médecine des miracles. Un pronostic marxiste a pour objet d’aider à orienter l’opinion sur la direction générale des faits et à voir clair dans leurs développements "inattendus". Que la bourgeoisie espagnole se soit décidée à se séparer de la monarchie, cela s’explique par deux raisons également importantes. Le débordement impétueux de la colère des masses a contraint la bourgeoisie à essayer de faire d’Alphonse, que le peuple avait en horreur, un bouc émissaire. Mais cette manœuvre, qui comportait des risques sérieux, n’a pu réussir à la bourgeoisie espagnole que grâce à la confiance que les masses avaient dans les républicains et les socialistes et parce que, dans ce changement de régime, on n’avait pas à compter avec un danger communiste. La variante historique qui s’est réalisée en Espagne est, par conséquent, le résultat de la force de la poussée populaire d’une part, et de la faiblesse de l’Internationale communiste d’autre part. C’est par la constatation de ces faits qu’il faut commencer. Une règle générale de la tactique est de ne pas surestimer ses propres forces si l’on veut se renforcer. Mais c’est une règle qui ne compte pas pour la bureaucratie des épigones. Si, à la veille des événements, Manouilsky prédisait que rien de sérieux ne se produirait, au lendemain du coup d’Etat, l’irremplaçable Péri, le fournisseur de fausses informations sur les pays latins, commença à envoyer sans interruption des dépêches affirmant que le prolétariat espagnol soutenait presque exclusivement le parti communiste et que les paysans espagnols créaient des soviets [3].

La Pravda publiait ces fadaises en y ajoutant d’autres stupidités, prétendant que les "trotskistes" se traînaient à la remorque du gouvernement de Zamora, alors que Zamora mettait et met toujours en prison les communistes de gauche [4]... Enfin, le 14 mai, la Pravda publiait un éditorial-programme "L’Espagne en feu", où l’on retrouve, condensées dans des propos qui s’appliquent à la révolution espagnole, toutes les aberrations et les bévues des épigones.

https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1931/05/lt19310528.htm

Les staliniens

En 1926, le programme politique du stalinisme semblait rien moins qu’ultra-gauchiste, comme le dénonçaient Azaña, Prieto, Caballero ; ou encore fasciste et social-fasciste selon les anarchistes en 1931. Mais la base politique restait la même. Les staliniens ne voulaient pas plus d’une révolution prolétarienne en Espagne en 1936 qu’en 1931.

Walter Duranty, apologiste officieux du Kremlin, décrivait ainsi son attitude, en 1931 :

"Dans 1’éditorial qui ouvre la Pravda d’aujourd’hui, on trouve le premier commentaire soviétique sur les événements d’Espagne, mais l’organe du Parti communiste russe ne semble guère enthousiaste sur les perspectives de la lutte révolutionnaire qui suivra la chute d’Alphonse XIII, qu’il prévoit clairement.
" Le ton pessimiste inattendu de la Pravda s’explique peut-être par la crainte soviétique que les événements d’Espagne troublent la paix européenne pendant la période critique actuelle du plan quinquennal. A juste titre ou non, on croit là-bas que la paix en Europe tient littéralement à un fil, que l’accumulation d’armements et de haines nationales est bien plus grande qu’avant la guerre et rend la situation aussi dangereuse qu’au printemps 1914, et que des feux d’artifice espagnols pourraient aisément provoquer une conflagration générale."

(New York Times, 17 mai 1931.)

"Assez paradoxalement, il apparaît que Moscou n’est guère enchanté de la situation – il faut plutôt dire en fait que si la révolution espagnole " tourne à gauche comme on s’y attend aujourd’hui, Moscou sera plus embarrassé que ravie [... ] Car, en premier lieu, l’Union soviétique a grand peur, et peut-être à tort, d’un danger de guerre, et " voit avec angoisse " tout événement qui pourrait renverser le statu quo européen, où que ce soit. Deuxièmement, la politique du Kremlin aujourd’hui repose plus sur la construction du socialisme en Russie que sur la révolution mondiale."

(New York Times, 18 mai 1931.)

En 1931, le Kremlin avait atteint son but par une politique de non-collaboration avec les autres partis ouvriers. Les communistes s’étaient coupés du mouvement de masse par les scissions syndicales, l’absence de front unique d’organisations, les attaques contre les autres meetings ouvriers, etc. En 1931, le Kremlin avait pour seul but le maintien du statu quo en Europe. Toutefois en 1936, lors du septième Congrès, le Komintern changea de perspective. Le cours nouveau consistait à maintenir le statu quo aussi longtemps que possible, non seulement cette fois en empêchant les révolutions, mais en collaborant activement avec la bourgeoisie des " pays démocratiques ". Cette collaboration était destinée, au cas où la guerre éclaterait, à assurer à la Russie l’alliance de la France et de l’Angleterre. Pour prix de l’alliance avec l’impérialisme anglo-français, la Russie offrait la subordination du prolétariat à la bourgeoisie. Le " socialisme dans un seul pays " révélait sa véritable signification :" le socialisme nulle part ailleurs ".

Lénine et les bolcheviks avaient été assez réalistes pour permettre à l’Etat soviétique d’utiliser les conflits entre les divers pays capitalistes, jusqu’à jouer l’un contre l’autre dans le cours de la guerre. Mais la doctrine selon laquelle, quelles que soient les alliances militaires soviétiques, le prolétariat de tous les pays avait le devoir de s’opposer à. sa.. propre bourgeoisie pendant la guerre, de la renverser et de la remplacer par un gouvernement révolutionnaire des travailleurs, seul allié réel possible de l’Union soviétique, était cependant bien pars fondamentale pour leur politique révolutionnaire.

Le septième Congrès du Komintern répudia ce principe de base du marxisme. Le Parti communiste français proclamait d’ores et déjà qu’il était prêt à soutenir sa bourgeoisie dans la future guerre. En dépit de cela, l’hostilité de l’Angleterre avait largement invalidé le pacte franco-soviétique. Sous Blum lui-même, ce pacte n’avait pas encore conduit à des conférences entre les deux états-majors. La guerre civile espagnole fournissait au Kremlin une occasion de prouver une fois pour toutes aux impérialismes français et anglais que non seulement il n’avait pas l’intention d’encourager la révolution, mais qu’il était prêt à prendre la direction de l’écrasement d’une révolution déjà commencée.

Apparemment, les correspondants staliniens étrangers à Barcelone ne se rendirent pas tous compte, dans les premiers jours de la guerre civile, que le Komintern s’était effectivement donné pour tâche de défaire cette révolution presque achevée. Le 22 juillet, l’article principal du Daily Worker de Londres disait ceci : " En Espagne, socialistes et communistes ont combattu au coude à coude dans la lutte armée pour défendre les libertés démocratiques, afin de pouvoir aller vers une république soviétique espagnole. " Et le même jour, le correspondant de ce journal à Barcelone, Frank Pitcairn, câblait :

"La milice rouge écrase les fascistes. Triomphe à Barcelone. Les forces ouvrières unies ont déjà pris l’avantage. Les rues sont parcourues de voitures pleines d’ouvriers armés qui font respecter l’ordre et la discipline. Les préparatifs pour l’organisation d’une milice ouvrière permanente avancent"

Toutefois, les staliniens espagnols se joignirent à Prieto et Azaña pour appeler les travailleurs à ne pas toucher à la propriété. Les staliniens furent les premiers à soumettre leur presse à la censure. Ils furent les premiers à demander la liquidation des milices ouvrières, à remettre leurs miliciens entre les mains des officiers d’Azaña. La guerre civile ne durait pas depuis deux mois quand ils entamèrent une campagne criminelle contre le P.O.U.M. et la Jeunesse anarchiste, chose que le gouvernement n’osera pas faire avant près d’un an. Les staliniens n’exigeaient pas seulement la subordination à la bourgeoisie pour le temps de la guerre civile, mais aussi pour après :

"Il est absolument faux, déclarait Jesus Hernandez, éditeur de Mundo Obrero, que le mouvement actuel des travailleurs ait pour but l’établissement d’une dictature du prolétariat lorsque la guerre sera finie. On ne peut pas dire que nous participons à la guerre pour une raison sociale. Nous, communistes, sommes les premiers à nier une telle supposition. Nous sommes exclusivement motivés par le désir de défendre la république démocratique."

Au début d’août, l’Humanité, journal du Parti communiste français, publia la déclaration suivante :

"Le Comité central du Parti communiste espagnol nous demande d’informer l’opinion publique, en réponse aux nouvelles fantastiques et tendancieuses publiées par certains journaux, de ce que le peuple espagnol ne lutte pas pour l’établissement de la dictature du prolétariat, mais n’a qu’un seul but : la défense de l’ordre républicain, dans le respect de la propriété."

Au fil des mois, les staliniens adoptèrent une position plus ferme encore à l’égard de tout ce que l’on veut sauf le système capitaliste. José Diaz, " dirigeant bien-aimé " du parti espagnol, déclare le 5 mars 1937, lors d’une session plénière du Comité central :

"Si, au début, les diverses tentatives prématurées de "socialisation" et de "collectivisation ", résultats d’une mauvaise compréhension du caractère de la lutte actuelle, pouvaient se justifier par le fait que les gros propriétaires fonciers et capitalistes avaient déserté leurs terres et leurs usines, alors qu’il fallait à tout prix que la production continue, aujourd’hui au contraire elles ne se justifient plus du tout. A l’heure actuelle, alors qu’il existe un gouvernement de Front populaire dans lequel toutes les forces engagées dans la lutte contre le fascisme sont représentées, de telles choses ne sont pas seulement inopportunes, mais absolument intolérables."

(Communist International, mai 1937.)

Reconnaissant que le danger d’une révolution prolétarienne venait en premier lieu de Catalogne, les staliniens concentrèrent d’énormes forces à Barcelone. Ne disposant là d’aucune organisation propre, pour ainsi dire, ils recrutèrent à leur service les dirigeants travaillistes conservateurs et les politiciens petits-bourgeois, en fusionnant le Parti communiste de Catalogne avec la section catalane du Parti socialiste, l’Union socialiste (organisation nationaliste limitée à la Catalogne), et Catala Prolétari, une scission de l’Esquerra bourgeoise. Le produit de cette fusion, le Parti socialiste unifié de Catalogne (P.S.U.C.), s’affilia au Komintern. Il avait à peine mille membres au début de la guerre civile, mais il possédait des fonds illimités et l’aide des hordes de fonctionnaires du Komintern. Il absorba la section catalane moribonde de l’U.G.T., et quand la Generalidad décréta la syndicalisation forcée de tous les employés. il recruta les ouvriers et employés les plus arriérés qui préféraient cette institution respectable à la radicale C.N.T. Mais la base de masse des staliniens en Catalogne était une fédération de commerçants, petits hommes d’affaires et industriels, les Federaciones de Gremios y Entiadades de Pequeños Comerciantes y Industriales (G.E.P.C.I.), qui fut déclarée syndicat et affiliée à I’U.G.T. catalane en juillet. La dite section catalane opérait tout à fait indépendamment de l’exécutif national de l’U.G.T. contrôlé par Caballero. Désormais, défenseur principal et le plus ardent de la bourgeoisie, le P.S.U.C. recruta massivement dans l’Esquerra catalane.

Dans le reste de l’Espagne, les staliniens suivirent une voie semblable. Dès le début, le syndicat agricole de la C.N.T. et la Fédération des paysans et salariés agricoles de l’U.G.T. qui soutenaient la collectivisation des terres – accusèrent les staliniens d’organiser des " syndicats " autonomes de paysans plus riches, opposés à la collectivisation. Le parti stalinien s’accrut plus vite que toute autre organisation, car ses portes étaient grandes ouvertes. Des éléments bourgeois douteux accourraient en foule se mettre sous sa protection. Dès le 19 et le 20 août 1936, le journal de Caballero, Claridad, accusa l’Alliance des écrivains antifascistes, stalinienne, de cacher des réactionnaires [1].

Lorsque les premiers avions et canons soviétiques finirent par arriver, dans la troisième semaine d’octobre, après trois mois de boycott, le Parti communiste, jusqu’ici sur la défensive, incapable de contrer l’âpre critique du P.O.U.M. sur le refus de Staline d’envoyer des armes, reçut une terrible impulsion. Dès lors, ses propositions furent inextricablement liées à la menace que Staline n’envoie plus d’avions ni d’armes. L’ambassadeur Rosenberg à Madrid et à Valence, le consul général Antonov Ovséenko à Barcelone firent des discours politiques qui indiquaient pleinement leurs préférences. Lorsque, Ovséenko, pendant la célébration à Barcelone, en novembre, de l’anniversaire de la révolution russe (une parade à laquelle participaient, tous les partis bourgeois !) termina son discours par : " Longue vie au peuple catalan et à son héros, le président Companys ", les travailleurs n’eurent plus de doute au sujet de la classe que le Kremlin soutenait [2].

Nous n’avons fait qu’esquisser la politique stalinienne, juste assez pour la situer dans ce tableau d’ensemble. Nous la verrons devenir plus ouvertement, plus brutalement, contre-révolutionnaire l’année suivante.

https://www.marxists.org/francais/morrow/espagne/morrow_5.htm

La "contre-révolution" stalinienne

Historien de la bataille de Madrid, l’Américain Colodny décrit en ces termes ce qu’il appelle le « tournant du siège », après le mois de décembre 1936 :

« Sous la conduite des généraux de l’armée rouge, la guerre, à Madrid, se transforme, de guerre de comités révolutionnaires en guerre conduite par les techniciens de l’état-major général. De l’exaltation des premières semaines, la cité passe à la monotonie du siège, compliquée par le froid, la faim, et le spectacle familier de la mort venue des airs, et de la désolation. L’instant héroïque était passé dans la légende et dans l’histoire : avec l’ennemi accroché contre les fortifications, le danger mortel qui avait temporairement fondu toutes les énergies en une volonté unique de résister, semblait avoir disparu ».

C’est qu’il s’est en réalité produit un tournant politique : à la révolution a succédé le lent grignotage de la réaction démocratique qui doit maintenant céder la place à la contre- révolution stalinienne dans toute sa crudité. L’illusion lyrique qui avait inspiré pendant les mois d’été les militants de la CNT-FAI qui croyaient créer de leurs mains une autre société se transforme en son contraire, fait place au cynisme et au désespoir. Garcia Oliver est devenu « el excelentísimo señor maestro de Justicia », et nombre de ses camarades sont devenus officiers, chefs de police, gouverneurs, au nom des sacrifices nécessaires et de leur détermination à « renoncer à tout, sauf à la victoire » comme le disait Durruti, tombé devant Madrid sous une balle tirée, sans doute, par un de ses miliciens qui n’admettait pas que son chef l’empêchât de déserter comme il le voulait ! Le désarroi des anarchistes les conduit à des gestes de violence absurde comme l’expédition punitive de la tristement célèbre Colonne de fer, quittant le front de Teruel pour aller saccager à Valence le tribunal et les boîtes de nuit, comme les violences auxquelles se sont livrées à Tarrancon sur les membres du cortège officiel en route pour Valence quelques centaines de miliciens de la CNT. Violence aveugle, sans objectif autre que celui d’une protestation devant l’impasse qui est la leur, la réaction des anarchistes vaincus par leurs propres contradictions et sous le poids de leurs propres préjugés ne fait que renforcer l’autorité et le prestige de ceux qui, inlassablement, dénoncent les « incontrôlables » et leurs « excès », ces nouveaux champions de l’ordre que sont les communistes staliniens, forts de la peur qu’ont inspirée ces anarchistes, révolutionnaires du verbe incapables d’aller jusqu’au bout et de donner à la révolution les moyens et la volonté de vaincre.

Dès le mois de Juillet, la direction du Parti communiste espagnol a reçu de Moscou d’appréciables renforts venus de Moscou : à l’Argentin Codovilla, connu sous le nom de Medina, l’éminence grise de la JSU, et au vétéran bulgare Minev dit Stepanov, s’ajoutent d’autres têtes, hommes de confiance de l’appareil stalinien international, le Hongrois Geroe, qu’on appelle Pedro à Barcelone, l’Italien Vidali, un des chefs du 5e régiment sous le nom de Carlos Contreras, et, bientôt, l’Italien Palmiro Togliatti qu’à Moscou on appelle Ercoli et, ici, Alfredo tout court. Bien que la majorité des militants du parti se soient laissés prendre par l’élan révolutionnaire à l’époque des combats de rue, les dirigeants ont fermement tenu la barre et conservé la ligne. Il faut, d’abord, gagner la guerre, « vaincre Franco d’abord », et pour cela, renforcer le « bloc national et populaire », l’autorité du « gouvernement de Front populaire » contre ceux qu’ils appellent « les ennemis du peuple » et qu’ils définissent ainsi : « les fascistes, les trotskistes et les incontrôlables » . Forts du prestige révolutionnaire de l’Union soviétique auréolée de l’Octobre victorieux de 1917, disposant de fonds importants, et bientôt de l’oreille du seul gouvernement susceptible d’apporter à l’Espace en lutte une aide matérielle, ils sont les seuls à pouvoir engager de front la lutte contre les révolutionnaires qu’ils appellent « trotskistes ou incontrôlables » quand ils ne les assimilent pas aux fascistes, les seuls à s’opposer aux comités, aux collectivisations, aux saisies, à la justice de classe expéditive, les seuls, en un mot, à dire tout haut ce que pense la petite-bourgeoisie républicaine terrorisée par les initiatives des masses et qui commence tout juste à se remettre de la grande peur qu’ont provoquée chez elle les anarchistes.

Car l’Espagne est devenue maintenant une carte importante dons la politique extérieure de Staline, conscient du danger que représentent pour lui la volonté d’expansion et l’antibolchevisme affiché du gouvernement hitlérien. L’Espagne est pour lui, en même temps qu’un champ d’expériences nécessaires, un laboratoire pour la prochaine guerre, la terrain sur lequel il entend démontrer aux « démocraties occidentales » qu’il est un allié solide, un défenseur du statu quo, le rempart contre la subversion politique qu’ils craignent plus encore que les nazis ou les fascistes. Staline ne dissimule pas ses objectifs politiques en Espagne, dont le principal est la destruction des organisations révolutionnaires, au premier rang desquelles le POUM qui a vigoureusement dénoncé les « procès de Moscou » et proclame qu’il se bat sous le drapeau de Lénine. Le 28 novembre, le consul général d’URRS à Barcelone, le vieux révolutionnaire Antonov-Ovseenko, n’hésite pas à remettre à la presse une note qui dénonce dans La Batalla « la presse vendue au fascisme international » [2]. C’est sous sa pression, combinée à celle des staliniens catalans du PSUC et de l’UGT que le POUM est écarté du gouvernement de la Généralité avec le consentement de la CNT ; après quoi la Pravda commente, en ce langage particulièrement menaçant puisqu’il suit de très près l’exécution des vieux bolcheviks qui ont figuré au premier procès de Moscou : « En Catalogne, l’élimination des trotskiste et des anarcho-syndicalistes a déjà commencé : elle sera conduite avec la même énergie qu’en URSS » [3]. En décembre, d’ailleurs, dans le cours d’une lettre transmise par l’ambassadeur Marcel Rosenberg, Staline donne à Largo Caballero quelques « conseils d’ami » : tenir compte des paysans, et se les attacher « par quelques décrets ayant trait à la question agraire et aux impôts », gagner au moins la neutralité de la petite bourgeoisie en la protégeant contre les expropriations et en lui assurant le liberté du commerce, attirer dans le gouvernement des républicains bourgeois « pour empêcher les ennemis de l’Espagne de la considérer comme une république communiste, ce qui constitue le plus grand danger pour 1’Espagne », enfin, déclarer solennellement qu’il ne « tolérera pas qu’il soit porté atteinte à la propriété et aux intérêts légitimes des étrangers établis en Espagne et des citoyens des pays qui ne soutiennent pas les rebelles ».

C’est cette politique résolument modérée et parfaitement contre-révolutionnaire dans les circonstances données qui assure en Espagne le développement de l’audience des organisations staliniennes : c’est sous son contrôle, par exemple, que s’organise en Catalogne le GEPCI., organisation de défense des commerçants, artisans et petits industriels, et, au Levant, la fédération paysanne, rassemblant les petits propriétaires ennemis de la collectivisation. Magistrats, hauts fonctionnaires, officiers, policiers, trouvent en lui, en même temps qu’une efficace protection, l’instrument de la politique qu’ils souhaitent. A ceux que préoccupe seulement la lutte militaire immédiate contre le fascisme - et ils sont nombreux - l’appui de Moscou et ses livraisons, le rôle joué par les conseillers militaires russes, l’apport des Brigades Internationales, les capacités d’organisation des cadres communistes, paraissent garantir l’efficacité nécessaire à la victoire. Ce n’est pas par hasard que le 5e régiment sera l’un des principaux thèmes de propagande et leviers d’action du Parti communiste : en deux mois, il passe de 8 000 à 30 000 hommes, possède des instructeurs, des armes modernes, recrute systématiquement officiers et sous-officiers de carrière, se fait un modèle de discipline, un véritable instrument militaire, en même temps que l’objet d’une orchestration systématique. De la même façon, les communistes sont les premiers et pratiquement les seuls à saisir les possibilités qu’offre le corps des commissaires de l’armée dont le commissaire général Alvarez del Vayo leur ouvre largement les portes. Intouchables à cause de l’aide russe, les staliniens espagnols, « défenseurs conséquents du programme antifasciste de restauration de l’État, organisateurs de l’armée, deviennent ainsi les éléments les plus dynamiques de la coalition gouvernementale », et c’est à eux que sont confiés les postes-clés de la police et du maintien de l’ordre.

https://www.marxists.org/francais/broue/works/1971/07/pbroue_revoesp_12.htm

Préface à "Le Stalinisme en Espagne", de Katia Landau

Ce n’est pas la première fois que nous vient d’Espagne le récit d’atrocités, de tortures perpétrées sur des prisonniers dans les geôles, d’assassinats réalisés par les policiers ordinaires ou par des mercenaires spécialisés visant à la suppression systématique des militants ouvriers. Au cours de l’âpre lutte acharnée que les ouvriers syndicalistes révolutionnaires et anarchistes livrèrent sans répit contre la monarchie semi-féodale et à la dictature, la répression se développa à maintes reprises d’une manière si sauvage, les violences commises sur les prisonniers étaient si féroces, les tortures si sadiques, que leur révélation soulevait la colère du prolétariat dans tous les pays, indignait cette portion de l’opinion libérale et démocratique qui refusait de se faire par son silence complice des bourreaux, et provoquait la formation d’un mouvement de solidarité si puissant en faveur des infortunés victimes que les tortionnaires cléricaux et monarchistes se trouvaient contraints de cesser leur abominable besogne.

Mais c’est la première fois qu’une même répression, le recours semblable à des méthodes raffinées de torture des prisonniers, l’assassinat en Espagne, sous couvert de la défense de la démocratie, de la lutte contre le fascisme de militants ouvriers par des "tueurs" professionnels s’accomplissent dans l’indifférence ou le silence complice, parfois l’approbation ouverte de représentant de ces groupements et organisations qui jadis dénonçaient les crimes des gouvernants et de leurs agents d’exécution.

Les faits rapportés dans cette brochure sont déjà connus, pour l’essentiel sinon dans leur odieux détail, de tous ceux qui ont voulu savoir ce qui se passait réellement en Espagne. Ils ne sont pas contestés et ne peuvent pas l’être. Mais il faudrait les taire. Parler serait servir Franco en jetant le trouble dans les rangs antifascistes. Il faut d’abord battre Franco. Mais après la victoire, il y aura, entre antifascistes victorieux, des règlements de comptes, et la Révolution reprendra sa marche en avant. Aveuglement volontaire ou trahison de ceux qui se sont laissés corrompre par le pouvoir et n’ont plus confiance dans la classe ouvrière. Comment s’imaginer en effet qu’une répression aussi clairement dirigée et poursuivie avec une implacable persévérance puisse n’être qu’un fait secondaire, isolé, restant en marge de la bataille générale ? Il est évident au contraire qu’elle fait partie intégrante de la politique délibérée du gouvernement républicain, qu’elle est, de cette politique, le commentaire le plus clair. Explication la plus précise. Le simple rappel des événements qui se sont déroulés depuis mai 1936 suffit à le montrer.

Les ouvriers anarchistes, socialistes, poumistes, et eux seuls presque sans armes, ont sauvé Madrid et Barcelone, et avec les deux capitales c’est le pays tout entier qui serait sauvé si le gouvernement n’était effrayé par le caractère socialiste que prend aussitôt la défense de la République. Les ouvriers ne se sont pas jetés sur les mitrailleuses par amour des chefs républicains - qu’ils ont déjà vus à l’œuvre de 1931 à 1933 - mais parce que la foi révolutionnaire les anime. Il est tout de suite évident que la lutte n’est plus cette fois entre les démocrates impuissants d’Azaña et les généraux rebelles mais entre le socialisme et le fascisme. Les grands exploiteurs, industriels et féodaux agrariens qui ne se font pas d’illusions ont tous passé chez Franco. Et Mussolini aussi le comprend. Il envoie immédiatement du renfort, contribue à assurer le libre passage entre le Maroc et l’Espagne franquiste, ce qui permet à Franco de constituer cette troupe de choc, légionnaires et tirailleurs marocains, sans laquelle il aurait été contraint de capituler rapidement.

Mais il y a les "grandes démocraties" ? En France, le gouvernement qui est de Front populaire adopte la politique dite de "non-intervention", d’accord avec le gouvernement britannique.

Et l’autre "démocratie", la stalinienne ? Mussolini a envoyé des avions sans perdre un instant. Staline, lui, ne donnera d’abord au prolétariat espagnol, un mois plus tard, au milieu d’août, que le "réconfort moral" du premier "procès de Moscou". En cette fin de juillet 1936, il est tout à fait occupé à le monter - avec Iagoda, le "traître" de 1938. Et jusqu’à fin septembre, c’est tout ce qu’il enverra aux ouvriers espagnols, pauvrement armés et équipés devant un adversaire qui progresse dangereusement. A cette date, il ne donne pas mais vend des armes au gouvernement républicain. Et il ne le fait pas sans poser des conditions : avec les armes, il faut prendre sa politique. Celle-ci consiste essentiellement dans la liquidation la plus rapide possible de la Révolution socialiste. Pour Staline, en effet, il ne s’agit pas d’une lutte décisive entre le socialisme et le fascisme. Il faut cacher, en attendant de la détruire complètement, tout ce qui indique la révolution socialiste, ne plus parler que de défense de la démocratie, surtout transporter le conflit sur le terrain de l’antihitlérisme, donc alarmer la France et l’Angleterre ; exciter le pire chauvinisme pour amener les gouvernements de ces deux pays à intervenir, transformer la grande bataille ouvrière en bagarre entre impérialismes rivaux. S’il y a en Espagne des gêneurs, des hommes qui se mettent en travers de cette liquidation, il faudra les supprimer, précisément selon la méthode qu’on vient d’inaugurer à Moscou avec ce premier procès des vieux bolchéviks. A cet effet, un personnel spécial arrive avec les tanks et les avions : il est placé sous la direction d’Antonov-Ovséenko - un "traître" cependant selon les dernières nouvelles - nommé consul général à Barcelone, là justement où les "gêneurs" sont les plus nombreux, disposent d’une force ouvrière imposante et d’un prestige qu’ils ont acquis par leur attitude au cours des journées héroïques du début du soulèvement. Antonov donne ses instructions, met en mouvement ses agents : un Etat dans l’Etat se constitue dans toute l’Espagne républicaine et singulièrement à Barcelone et en Catalogne, avec sa police, ses prisons, ses bourreaux, agissant en maître absolu en marge de la police et des autorités régulières. Ce sont eux qu’on voit à l’œuvre dans les témoignages ici rapportés, torturant des hommes et des femmes, après avoir fait enlever et disparaître Bernieri, Barbieri, Andrés Nin, Kurt Landau, Marc Rhein-Abramovitch, Erwin Wolf, Freund Moulin et combien d’autres moins connus, anarchistes, poumistes, socialistes, membres de la IV° Internationale, accourus de partout pour lutter aux côtés des ouvriers espagnols, révolutionnaires éprouvés, antifascistes plus sûrs que M. Azaña.

Est-ce que ces crimes ont empêché l’avance régulière de Franco ? Ne voit-on pas, au contraire, qu’il y a un parallélisme certain entre leur accomplissement et les succès répétés de l’ennemi, installé aujourd’hui en Catalogne même, ce que chacun, aux premiers mois de la Révolution eût considéré comme une hypothèse absurde. Certes il y a eu des trahisons, mais jamais du côté où les staliniens prétendent en trouver, et toujours parmi leurs alliés et leurs troupes ; des généraux républicains ont passé chez Franco, des ministres staliniens ont fui devant l’ennemi au moment le plus critique... La cinquième colonne n’est pas un mythe mais les traîtres et les espions qui la composent sont toujours en liberté et peuvent agir impunément : la police républicaine ne les découvre jamais - quand elle ne les protège pas - et la police stalinienne ne cherche que les révolutionnaires.

Staline a vendu des armes à l’Espagne républicaine. Mais il a en même temps apporté la démoralisation parmi les ouvriers et paysans d’Espagne. Beaucoup étaient d’abord reconnaissants à l’U.R.S.S. de l’aide fournie, mais ils ne pouvaient comprendre que la fourniture d’armes comporte comme condition première l’abandon de la révolution socialiste déjà réalisée dans les faits. Démoralisation et passivité se sont étendues au prolétariat de tous les pays. C’est ainsi que la Fédération française des cheminots, dont la direction est stalinienne, se borne à regarder passer les trains de munitions que ses adhérents acheminent chez Franco, satisfaite, semble-t-il, de noter ironiquement : "C’est beau la non-intervention !" La bourgeoisie, même démocratique, est dans son rôle quand elle intervient contre une révolution socialiste. C’est ce qu’elle a fait contre la Russie soviétique, contre la Hongrie soviétique, contre la révolution allemande. Il n’y a rien là qui devrait nous surprendre. Mais quand des représentants de grandes organisations ouvrières se bornent à des dénonciations platoniques de la non-intervention sans faire appel à l’action directe des ouvriers, demandent au gouvernement de se préoccuper de l’"intérêt français", on voit clairement qui, finalement, aide Franco. Cela, qui est une trahison véritable c’est le fruit empoisonné de la politique stalinienne, politique de défaite doublée à présent, partout, de l’assassinat des militants demeurés révolutionnaires. Les pages qui suivent en apportent de nouvelles preuves. Qui veut contribuer à la victoire de l’antifascisme doit parler.

https://www.marxists.org/francais/rosmer/works/1938/00/rosmer_19380000.htm

L’aide russe et les Brigades Internationales

Pour les Russes comme pour les Italiens et les Allemands, l’Espagne a été un champ d’expérience. L’épreuve, ici, a été surtout matérielle. Ils ont pu obtenir de précieux renseignements sur la valeur de leurs armes par rapport à celles des puissances fascistes, des Ratos russes par rapport aux Messerschmitt par exemple. Ils ont tiré de sérieuses leçons de l’expérience de la guerre : utilisation massive de l’artillerie, nécessité de manœuvres en profondeur adaptées aux nouvelles techniques du combat, utilisation des partisans contre une armée organisée. Bon nombre de cadres militaires russes ont fait en Espagne un stage plein d’enseignements.

Il est nécessaire en contrepartie de souligner d’emblée que, sans l’apport du matériel russe, la résistance républicaine n’aurait pu se prolonger au-delà de l’année 36.
La Russie de Staline et la guerre d’Espagne

Cette aide indispensable n’a cependant jamais été suffisante. Les troupes républicaines n’ont cessé de manquer de matériel d’aviation, d’armes antiaériennes, et même d’armes légères, durant toute la durée du conflit. Partant de cette constatation, il est impossible de présenter comme un effort de solidarité sans réserve un secours qui a été longtemps suffisant pour permettre de poursuivre la lutte, mais qui, s’il avait été plus généreux, aurait sans doute permis de faire pencher définitivement la balance en faveur de la République espagnole. Cette constatation a même conduit des hommes politiques et notamment d’anciens communistes espagnols à prêter aux dirigeants russes un machiavélisme extraordinaire, supposant finalement à la politique de Staline une simplicité et une continuité [1] qui sont constamment démenties par les faits au cours de cette période.

En réalité, sans envisager d’autres problèmes que ceux posés par le conflit espagnol, il est possible de relever trois attitudes successives dans la politique de l’U.R.S.S. au cours de cette période :

d’abord, une position de neutralité de fait, accompagnée d’ostensibles témoignages de sympathie et de solidarité,
à partir d’octobre 1986, un effort considérable d’aide militaire qui correspond à une prise de position vigoureuse en faveur de la République au Comité de non-intervention,
enfin, à partir de l’été 38, un ralentissement progressif de l’aide militaire qui aboutit à l’abandon total de la République.

La neutralité initiale

Pendant les premiers mois du conflit, l’U.R.S.S. refuse d’intervenir en faveur de la révolution espagnole. Le gouvernement de Staline n’a en effet aucune raison d’encourager ni d’aider les organisations révolutionnaires, C.N.T.-F.A.I. ou P.O.U.M., dont le rôle est à ce moment essentiel et qui n’ont pas pour son régime politique une particulière sympathie. En outre, il n’existe pas encore de relations diplomatiques entre l’U.R.S.S. et l’Espagne ; il est question de les établir, mais cinq ans de république n’ont pas suffi pour aboutir à un résultat aussi mince. Enfin, l’Espagne n’est, aux yeux de Staline, qu’un élément très secondaire dans une situation internationale inquiétante. La Russie ne veut être en flèche dans aucun conflit. Elle craint l’isolement, vit encore sur le souvenir des années d’après-guerre qui ont dressé contre le « bolchevisme » toutes les puissances européennes, les États-Unis, le Japon, sur l’échec de la révolution en Hongrie et en Allemagne. Avec Staline, renonçant à l’extension de la Révolution mondiale, elle s’efforce de bâtir le « socialisme dans un seul pays », et, en même temps, de se protéger par un système d’alliances extérieures. L’avènement d’Hitler est une menace directe. La conclusion du pacte franco-soviétique (pacte Laval-Staline) en 1934 est une riposte, un premier pas vers la sécurité. Cette alliance reste pourtant fragile et ne peut être considérée comme efficace qu’à la condition d’être étendue à la Grande-Bretagne, qui ne semble guère y être disposée. L’attitude hésitante du gouvernement Léon Blum et finalement sa prise de position en faveur d’une prudente neutralité ne sont certainement pas faites pour encourager Staline à se jeter, en Espagne, dans une aventure hasardeuse. Aussi, lorsqu’est lancée la campagne de non-intervention, l’U.R.S.S. s’y associe-t-elle sans hésitation. Le 31 août est publié à Moscou, comme en Occident, le décret interdisant « l’exportation, la réexportation, et le transit en Espagne de toutes les sortes d’armes, de munitions, de matériel de guerre, d’avions et de navires de guerre ». En fait, ce décret ne sera respecté que pendant un mois au maximum. Au milieu d’octobre, le matériel russe, chargé sur des bateaux russes ou étrangers, commence déjà à arriver en Espagne.
Le tournant de l’automne 36

Il y a donc eu un premier tournant, dû à des facteurs divers, mais qui, en définitive, ont tous tendu à une modification dans le même sens de la politique russe. C’est d’abord l’émotion générale suscitée dans le monde, et plus particulièrement dans les milieux de gauche des pays occidentaux, par le pronunciamiento franquiste et la réaction populaire. Il semble impossible que le « pays du socialisme » se tienne à l’écart du mouvement général d’aide à l’Espagne, sous peine de perdre nombre de ses partisans de l’extérieur. On répètera avec insistance que les dirigeants des partis communistes occidentaux, Maurice Thorez notamment, se sont fait l’écho des inquiétudes des militants devant la défaite imminente du Front populaire espagnol, lequel, après l’échec des forces de gauche en Italie et en Allemagne, avait suscité chez eux de grandes espérances.

Mais surtout, malgré la modération dont a fait preuve le gouvernement de Moscou, le conflit espagnol a pris une trop grande extension pour qu’il puisse continuer à se tenir à l’écart. L’intervention des nazis et surtout des fascistes italiens est trop évidente : la victoire du général Franco apparaîtrait aux yeux de tous comme leur victoire, et par suite, comme un échec de la politique de l’U.R.S.S. Aussi bien l’intervention russe cherche-t-elle à cette époque à apparaître, aux yeux des gouvernements de Londres et de Paris, comme une action en faveur du statu quo européen, au service de la démocratie et de la paix [2].

Il convient aussi, peut-être, d’indiquer une raison de politique intérieure : l’épopée espagnole détourne l’attention d’une partie de l’opinion militante en U.R.S.S. des purges qui sont en train de frapper les adversaires de Staline [3] ; en outre, sous le couvert de l’aide à la République espagnole, il est possible de demander aux travailleurs russes un effort supplémentaire de production qui ne manquera pas de contribuer à la réalisation des objectifs fixés par le plan quinquennal de 1933.

Quoi qu’il en soit, la décision d’intervenir en Espagne a été annoncée début septembre, selon Krivitsky, lors d’une conférence de hauts fonctionnaires réunie à la Loubianka et à laquelle assiste Orlov, qui sera un des représentants officieux, mais tout-puissants, de la police de Staline en Espagne. Comme cette décision est contraire aux principes affirmés par l’U.R.S.S. et les autres puissances du Comité de non-intervention, elle doit rester la plus discrète possible ; des sociétés privées sont créées, dès le début de ce mois, qui se chargeront des achats et du transport des armes, à partir de la Russie, par Odessa, vers l’Espagne.

https://www.marxists.org/francais/broue/works/1961/00/PBET_Esp_2_03.htm

Nous arrivons là au cœur de la solution de l’énigme : comment et pourquoi le parti communiste espagnol, insignifiant tant par son nombre que par ses dirigeants, a-t-il été capable de concentrer entre ses mains tous les leviers du pouvoir, en dépit de la préseoce d’organisations socialistes et anarchistes incomparablement plus puissantes ? L’explication courante suivant laquelle les staliniens ont tout simplement troqué le pouvoir en échange des armes soviétiques reste superficielle. Pour prix de ses armes, Moscou a reçu de l’or espagnol. Cela suffisait, selon les lois du marché capitaliste. Comment Staline a-t-il réussi à obtenir également le pouvoir dans ce marché ? À cela, on répond d’ordinaire : en accroissant son autorité aux yeux des masses par des fournitures militaires, le gouvernement soviétique a pu exiger, comme conditon de son aide, des mesures décisives contre les révolutionnaires et écarter ainsi de sa route de dangereux adversaires. C’est indiscutable, mais c’est seulemeot un aspect de la question, et le moins importaot. En dépit de l’« autorité » acquise grâce aux fournitures soviétiques, le parti communste espagool est demeuré une petite minorité, et il a rencootré, de la part des ouvriers, une haioe toujours plus grande. Il ne suffisait pas d’autre part que Moscou posât des conditions, eocore fallait-il que Valence les acceptât. C’est là le fond du problème. ar non seulemeot Compaoys et Negrin, mais aussi Caballero, quand il était président du Conseil, tous sont allés, de plus ou moins bon gré, au-devant des exigences de Moscou. Pourquoi ? Parce que ces messieurs eux-mêmes voulaient maintenir la révolution dans le cadre bourgeois.

Ni les socialistes, ni même les anarchistes ne se sont sérieusement opposés au programme stalinien. Ils avaient eux-mêmes peur de la rupture avec la bourgeoisie. Ils étaieot mortellement efrayés devant chaque offensive révolutionnaire des ouvriers. Grâce à ses armes et à son ultmatum contre- révolutionnaire, Staline a été pour tous ces groupes le sauveur. Il leur assurait en effet ce qu’ils espéraient, la victoire militaire sur Franco, et, en même temps, les affranchissait de toute responsabilité pour le cours de la révolution. Ils se sont dooc empressés de mettre au rencart leurs masques socialistes et anarchistes, avec l’espoir de les utliser de nouveau quaod Moscou aurait rétabli pour eux la démocratie bourgeoise. Pour comble de commodité, ces messieurs pouvaient justfier leur trahison envers le prolétariat par la nécessité de l’entente militaire avec Staline. De son côté, ce dernier justfait sa politique contre-révolutionnaire par la nécessité de l’entente avec la bourgeoisie républicaine.

https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1937/12/lecons.pdf

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