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La réponse de Marx à Proudhon
vendredi 2 août 2024, par
La réponse de Marx à Proudhon
Lettre de K. Marx à J.-B. Schweitzer
Londres, le 24 janvier 1865.
Monsieur,
(...) J’ai reçu hier la lettre dans laquelle vous me demandez un jugement détaillé sur Proudhon. Le temps me manque pour répondre à votre désir. Et puis je n’ai sous la main aucun de ses écrits. Cependant pour vous montrer ma bonne volonté, je vous envoie, à la hâte, ces quelques notes. Vous pourrez les compléter, ajouter ou retrancher, bref en faire ce que bon vous semblera.
Je ne me souviens plus des premiers essais de Proudhon. Son travail d’écolier sur la Langue universelle témoigne du sans-gêne avec lequel il s’attaquait à des problèmes pour la solution desquels les connaissances les plus élémentaires lui faisaient défaut.
Sa première œuvre : « Qu’est-ce que la propriété ? » est sans conteste la meilleure. Elle fait époque, si ce n’est par la nouveauté du contenu, du moins par la manière neuve et hardie de dire des choses connues. Les socialistes français, dont il connaissait les écrits, avaient naturellement non seulement critiqué de divers points de vue la propriété [96], mais encore l’avaient utopiquement supprimée. Dans son livre, Proudhon est à Saint-Simon et à Fourier à peu près ce que Feuerbach est à Hegel. Comparé à Hegel, Feuerbach est bien pauvre. Pourtant, après Hegel il fit époque, parce qu’il mettait l’accent sur des points désagréables pour la conscience chrétienne et importants pour le progrès de la critique philosophique, mais laissés par Hegel dans un clair-obscur [97] mystique.
Le style de cet écrit de Proudhon est encore, si je puis dire, fortement musclé, et c’est le style qui, à mon avis, en fait le grand mérite. On voit que, lors même qu’il se borne à reproduire de l’ancien, Proudhon découvre que ce qu’il dit est neuf pour lui et qu’il le sert pour tel.
L’audace provoquante avec laquelle il porte la main sur le “ sanctuaire ” économique, les paradoxes spirituels avec lesquels il se moque du plat sens commun bourgeois, sa critique corrosive, son amère ironie, avec çà et là un sentiment de révolte profond et vrai contre les infamies de l’ordre des choses établies, son sérieux révolutionnaire, voilà ce qui explique l’effet “ électrique ”, l’effet de choc que produisit Qu’est-ce que la propriété ? dès sa parution. Dans une histoire rigoureusement scientifique de l’économie politique, cet écrit mériterait à peine une mention. Mais ces écrits à sensation jouent leur rôle dans les sciences tout aussi bien que dans la littérature. Prenez, par exemple, l’ « Essai sur la population » de Malthus. La première édition est tout bonnement un pamphlet sensationnel [98] et, par-dessus le marché un plagiat d’un bout à l’autre. Et pourtant quel choc cette pasquinade du genre humain n’a-t-elle pas provoqué !
Si j’avais sous les yeux le livre de Proudhon, il me serait facile par quelques exemples de montrer sa première manière. Dans les chapitres que lui-même considérait les plus importants, il imite la méthode de Kant traitant des antinomies - Kant était à ce moment le seul philosophe allemand qu’il connût en traduction ; il donne l’impression que pour lui comme pour Kant, les antinomies ne se résolvent qu’ “ au-delà ” de l’entendement humain, c’est-à-dire que son entendement à lui est incapable de les résoudre.
Mais en dépit de ses allures d’iconoclaste, déjà dans « Qu’est ce que la propriété ? », on trouve cette contradiction que Proudhon, d’un côté, fait le procès à la société du point de vue et avec les yeux d’un petit paysan (plus tard d’un petit-bourgeois [99] ) français, et de l’autre côté, lui applique l’étalon que lui ont transmis les socialistes.
D’ailleurs, le titre même du livre en indiquait l’insuffisance. La question était trop mal posée pour qu’on pût y répondre correctement. Les “ rapports de propriété ” antiques avaient été remplacés par la propriété féodale, celle-ci par la propriété bourgeoise. Ainsi l’histoire elle-même avait soumis à sa critique les rapports de propriété passés. Ce qu’il s’agissait pour Proudhon de traiter c’était la propriété bourgeoise actuelle. A la question de savoir ce qu’était cette propriété, on ne pouvait répondre que par une analyse critique de l’économie politique, embrassant l’ensemble de ces rapports de propriété, non pas dans leur expression juridique de rapports de volonté, mais dans la forme réelle, c’est-à-dire de rapports de production. Comme Proudhon intègre l’ensemble de ces rapports économiques à la notion juridique de la propriété, il ne pouvait aller au-delà de la réponse donnée par Brissot, dès avant 1789, dans un écrit du même genre, dans les mêmes termes : “ La propriété c’est le vol [100]. ”
La conclusion que l’on en tire, dans le meilleur des cas, c’est que les notions juridiques du bourgeois sur le vol s’appliquent tout aussi bien à ses profits honnêtes. D’un autre côté, comme le vol, en tant que violation de la propriété, présuppose la propriété, Proudhon s’est embrouillé dans toutes sortes de divagations confuses sur la vraie propriété bourgeoise.
Pendant mon séjour à Paris, en 1844, j’entrai en relations personnelles avec Proudhon. Je rappelle cette circonstance parce que jusqu’à un certain point je suis responsable de sa “ sophistication ”, mot qu’emploient les anglais pour désigner la falsification d’une marchandise. Dans de longues discussions, souvent prolongées toute la nuit, je l’infectais, à son grand préjudice, d’hégélianisme qu’il ne pouvait pas étudier à fond, ne sachant pas l’allemand. Ce que j’avais commencé, M. Karl Grün, après mon expulsion de France, le continua. Et encore ce professeur de philosophie allemande avait sur moi cet avantage de ne rien entendre à ce qu’il enseignait.
Peu de temps avant la publication de son second ouvrage important : Philosophie de la misère, etc., Proudhon me l’annonça dans une lettre très détaillée, où entre autres choses se trouvent ces paroles - “ J’attends votre férule critique [101]. ” Mais bientôt celle-ci tomba sur lui (dans ma Misère de la philosophie, etc., Paris, 1847), d’une façon qui brisa à tout jamais notre amitié.
De ce qui précède, vous pouvez voir que sa Philosophie de la misère ou système des contradictions économiques devait, enfin, donner la réponse à la question : Qu’est-ce que la propriété ? En effet, Proudhon n’avait commencé ses études économiques qu’après la publication de ce premier livre ; il avait découvert que, pour résoudre la question posée par lui, il fallait répondre non par des invectives, mais par une analyse de l’économie politique moderne. En même temps, il essaya d’exposer le système des catégories économiques au moyen de la dialectique. La contradiction hégélienne devait remplacer l’insoluble antinomie de Kant, comme moyen de développement.
Pour la critique de ses deux gros volumes, je dois vous renvoyer à ma réplique. J’ai montré, entre autres, comme il a peu pénétré les secrets de la dialectique scientifique, combien, d’autre part, il partage les illusions de la philosophie “ spéculative ” : au lieu de considérer les catégories économiques comme des expressions théoriques de rapports de production historiques correspondant à un degré déterminé du développement de la production matérielle, son imagination les transforme en idées éternelles, préexistantes à toute réalité, et de cette manière, par un détour, il se retrouve à son point de départ, le point de vue de l’économie bourgeoise [102].
Puis je montre combien défectueuse et rudimentaire est sa connaissance de l’économie politique, dont il entreprenait cependant la critique, et comment avec les utopistes il se met à la recherche d’une prétendue “ science ”, d’où on ferait surgir une formule toute prête et a priori pour la “ solution de la question sociale ”, au lieu de puiser la science dans la connaissance critique du mouvement historique, mouvement qui lui-même produit les conditions matérielles de l’émancipation. Ce que je démontre surtout, c’est que Proudhon n’a que des idées imparfaites, confuses et fausses sur la base de toute économie politique, la valeur d’échange, circonstance qui l’amène à voir les fondements d’une nouvelle science dans une interprétation utopique de la théorie de la valeur de Ricardo. Enfin, je résume mon jugement sur son point de vue général en ces mots :
« Chaque rapport économique a un bon et un mauvais côté : c’est le seul point dans lequel M. Proudhon ne se dément pas. Le bon côté, il le voit exposé par les économistes ; le mauvais côté, il le voit dénoncé par les socialistes. Il emprunte aux économistes la nécessité des rapports éternels, il emprunte aux socialistes l’illusion de ne voir dans la misère que la misère (au lieu d’y voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne). Il est d’accord avec les uns et les autres en voulant s’en référer à l’autorité de la science. La science, pour lui, se réduit aux minces proportions d’une formule scientifique ; il est l’homme à la recherche des formules. C’est ainsi que M. Proudhon se flatte d’avoir donné la critique et de l’économie politique et du communisme : il est au-dessous de l’une et de l’autre. Au-dessous des économistes, puisque comme philosophe, qui a sous la main une formule magique, il a cru pouvoir se dispenser d’entrer dans des détails purement économiques ; au-dessous des socialistes, puisqu’il n’a ni assez de courage, ni assez de lumières pour s’élever, ne serait-ce que spéculativement au-dessus de l’horizon bourgeois.
... Il veut planer en homme de science au-dessus des bourgeois, et des prolétaires ; il n’est que le petit bourgeois, ballotté constamment entre le Capital et le Travail, entre l’économie politique et le communisme. »
Quelque dur que paraisse ce jugement, je suis obligé de le maintenir encore aujourd’hui, mot pour mot. Mais il importe de ne pas oublier qu’au moment où je déclarai et prouvai théoriquement que le livre de Proudhon n’était que le code du socialisme des petits-bourgeois [103], ce même Proudhon fut anathématisé comme ultra et archi-révolutionnaire à la fois par des économistes et des socialistes. C’est pourquoi plus tard je n’ai jamais mêlé ma voix a ceux qui jetaient les hauts cris sur sa “ trahison ” de la révolution. Ce n’était pas sa faute si, mal compris à l’origine par d’autres comme par lui-même, il n’a pas répondu à des espérances que rien ne justifiait.
« Philosophie de la misère », mise en regard de « Qu’est-ce que la propriété ? » fait ressortir très défavorablement tous les défauts de la manière d’exposer de Proudhon. Le style est souvent ce que les Français appellent ampoulé [104]. Un galimatias prétentieux et spéculatif, qui se donne pour de la philosophie allemande, se rencontre partout où la perspicacité gauloise fait défaut. Ce qu’il vous corne aux oreilles, sur un ton de saltimbanque et de fanfaron suffisant, c’est un ennuyeux radotage sur la “ science ” dont il fait par ailleurs illégitimement étalage. A la place de la chaleur vraie et naturelle qui éclaire son premier livre, ici en maint endroit Proudhon déclame systématiquement, et s’échauffe à froid. Ajoutez à cela le gauche et désagréable pédantisme de l’autodidacte qui fait l’érudit, de l’ex-ouvrier qui a perdu sa fierté de se savoir penseur indépendant et original, et qui maintenant, en parvenu de la science, croit devoir se pavaner et se vanter de ce qu’il n’est pas et de ce qu’il n’a pas. Puis il y a ses sentiments de petit-bourgeois qui le poussent à attaquer d’une manière inconvenante et brutale, mais qui n’est ni pénétrante, ni profonde, ni même juste, un homme tel que Cabet, respectable à cause de son attitude pratique envers le prolétariat français, tandis qu’il fait l’aimable avec un Dunoyer (conseiller d’État, il est vrai), qui n’a d’autre importance que d’avoir prêché avec un sérieux comique, tout au long (le trois gros volumes insupportablement ennuyeux, un rigorisme ainsi caractérisé par Helvétius : “ On veut que les malheureux soient satisfaits [105] ”.
De fait, la révolution de février survint fort mal à propos pour Proudhon qui, tout juste quelques semaines auparavant, venait de prouver de façon irréfutable que l’ “ ère des révolutions ” était passée à jamais. Cependant son attitude à l’Assemblée nationale ne mérite que des éloges, bien qu’elle prouve son peu d’intelligence de la situation. Après l’insurrection de juin cette attitude était un acte de grand courage. Elle eut de plus cette conséquence heureuse que M. Thiers, dans sa réponse aux propositions de Proudhon, publiée par la suite en brochure, dévoila à toute l’Europe sur quel piédestal, au niveau des enfants qui fréquentent le catéchisme, se dressait ce pilier intellectuel de la bourgeoisie française. Opposé à Thiers, Proudhon prit en effet les proportions d’un colosse antédiluvien. Les derniers “ exploits ” économiques de Proudhon furent sa découverte du “ Crédit gratuit ” et de la “ Banque du peuple ” qui devait le réaliser. Dans mon ouvrage « Zür Kritik der politischen Oekonomie » (« Contribution à la critique de l’économie politique ») Berlin 1859 (pp. 59-64) [106], on trouve la preuve que la base théorique de ces idées proudhoniennes résulte d’une complète ignorance des premiers éléments de l’économie politique bourgeoise : le rapport entre la marchandise et l’argent ; tandis que leur superstructure pratique n’était que la reproduction de projets bien antérieurs et bien mieux élaborés.
Il n’est pas douteux, il est même tout à fait évident que le système de crédit qui a servi par exemple en Angleterre, au commencement du XVIII° et plus récemment du XIX° siècle, à transférer les richesses d’une classe à une autre pourrait servir aussi, dans certaines conditions politiques et économiques, à accélérer l’émancipation de la classe ouvrière. Mais considérer le capital portant intérêts comme la forme principale du capital, mais vouloir faire une application particulière du crédit, de l’abolition prétendue de l’intérêt, la base de la transformation sociale - voilà une fantaisie tout ce qu’il y a de plus philistin. Aussi la trouve-t-on déjà élucubrée con amore chez les porte-parole économiques de la petite bourgeoisie anglaise du XVII° siècle. La polémique de Proudhon contre Bastiat au sujet du capital portant intérêts (1850) est de beaucoup au-dessous de « Philosophie de la misère ». Il réussit à se faire battre même par Bastiat et pousse de hauts cris, d’une manière burlesque, toutes les fois que son adversaire lui porte un coup.
Il y a quelques années, Proudhon écrivit une dissertation sur les impôts, sur un sujet mis au concours, à ce que je crois, par le gouvernement du canton de Vaud. Ici s’évanouit la dernière lueur de génie : il ne reste que le petit-bourgeois tout pur [107].
Les écrits politiques et philosophiques de Proudhon ont tous le même caractère double et contradictoire que nous avons trouvé dans ses travaux économiques. De plus, ils n’ont qu’une importance locale limitée à la France. Toutefois, ses attaques contre la religion et l’Église avaient un grand mérite en France à une époque où les socialistes français se targuaient de leurs sentiments religieux comme d’une supériorité sur le voltairianisme du XVIII° siècle et sur l’athéisme allemand du XIX° siècle. Si Pierre le Grand abattit la barbarie russe par la barbarie, Proudhon fit de son mieux pour terrasser la phrase française par la phrase.
Ce que l’on ne peut plus considérer comme de mauvais écrits seulement, mais tout bonnement comme des vilenies - correspondant toutefois parfaitement au point de vue petit-bourgeois - c’est le livre sur le coup d’État, où il coquette avec L. Bonaparte, s’efforçant en réalité de le rendre acceptable aux ouvriers français, et son dernier ouvrage contre la Pologne, où, en l’honneur du tsar, il fait montre d’un cynisme de crétin.
On a souvent comparé Proudhon à Jean-Jacques Rousseau. Rien ne saurait être plus faux. Il ressemble plutôt à Nicolas Linguet, dont la « Théorie des lois civiles » est d’ailleurs une oeuvre de génie.
La nature de Proudhon le portait à la dialectique. Mais n’ayant jamais compris la dialectique vraiment scientifique, il ne parvint qu’au sophisme. En fait, c’était lié à son point de vue petit-bourgeois. Le petit-bourgeois, tout comme notre historien Raumer, se compose de “ d’un côté ” et de “ de l’autre côté ”. Même tiraillement opposé dans ses intérêts matériels et par conséquent ses vues religieuses, scientifiques et artistiques, sa morale, enfin son être tout entier. Il est la contradiction faite homme.
S’il est, de plus, comme Proudhon, un homme d’esprit, il saura bientôt jongler avec ses propres contradictions et les élaborer selon les circonstances en paradoxes frappants, tapageurs, parfois scandaleux, parfois brillants. Charlatanisme scientifique et accommodements politiques sont inséparables d’un pareil point de vue. Il ne reste plus qu’un seul mobile, la vanité de l’individu, et, comme pour tous les vaniteux, il ne s’agit plus que de l’effet du moment, du succès du jour. De la sorte, s’éteint nécessairement le simple tact moral qui préserva un Rousseau, par exemple, de toute compromission, même apparente, avec les pouvoirs existants.
Peut-être la postérité dira, pour caractériser la toute récente phase de l’histoire française, que Louis Bonaparte en fut le Napoléon et Proudhon le Rousseau-Voltaire.
Vous m’avez confié le rôle de juge... Si peu de temps après la mort de l’homme : à vous maintenant d’en prendre la responsabilité.
Votre tout dévoué,
Karl MARX.
Notes
[95] Extrait du Social-Demokrat, nos 16, 17 et 18. 1. 3 et 5 février 1865 (N.R.)
[96] En français dans le texte.
[97] En français dans le texte.
[98] Ces deux mots en anglais dans le texte, “ sensational pamphlet ”.
[99] En français dans le texte.
[100] Brissot de Warville : Recherche sur le droit de propriété et sur le vol, etc., Berlin, 1782.
[101] En français dans le texte.
[102] “ En disant que les rapports actuels, - les rapports de la production bourgeoise. - sont naturels, les économistes font entendre que ce sont des rapports dans lesquels se crée la richesse et se développent les forces productives aux lois naturelles indépendantes de l’influence du temps. Ce sont des lois éternelles qui doivent toujours régir la société. Ainsi, il y a eu de l’histoire mais il n’y en a plus. ” Misère de la philosophie.
[103] En français dans le texte.
[104] En français dans le texte.
[105] En français dans le texte.
[106] K. Marx : Contribution à la critique de l’économie politique, Éditions sociales, Paris 1957, pp. 39 à 49.
[107] En français dans le texte.
Karl Marx - Les grèves et les coalitions des ouvriers
Tout mouvement de hausse dans les salaires ne peut avoir d’autre effet que celui d’une hausse sur le blé, le vin, etc., c’est-à-dire l’effet d’une disette. Car qu’est-ce que le salaire ? C’est le prix de revient du blé, etc. ; c’est le prix intégral de toute chose. Allons plus loin encore : le salaire est la proportionnalité des éléments qui composent la richesse et qui sont consommés reproductivement chaque jour par la masse des travailleurs. Or, doubler les salaires, c’est attribuer à chacun des producteurs une part plus grande que son produit, ce qui est contradictoire ; et si la hausse ne porte que sur un petit nombre d’industries, c’est provoquer une perturbation générale dans les échanges, en un mot, une disette... Il est impossible, je le déclare, que les grèves suivies d’augmentation de salaires n’aboutissent pas à un renchérissement général : cela est aussi certain que deux et deux font quatre [89].
Nous nions toutes ces assertions, excepté que deux et deux font quatre.
D’abord il n’y a pas de renchérissement général. Si le prix de toute chose double en même temps que le salaire, il n’y a pas de changement dans les prix, il n’y a de changement que dans les termes.
Ensuite, une hausse générale des salaires ne peut jamais produire un renchérissement plus ou moins général des marchandises. Effectivement, si toutes les industries employaient le même nombre d’ouvriers en rapport avec le capital fixe ou avec les instruments dont elles se servent, une hausse générale des salaires produirait une baisse générale des profits et le prix courant des marchandises ne subirait aucune altération.
Mais comme le rapport du travail manuel au capital fixe n’est pas le même dans les différentes industries, toutes les industries qui emploient relativement une plus grande masse de capital fixe et moins d’ouvriers, seront forcées tôt ou tard de baisser le prix de leurs marchandises. Dans le cas contraire où le prix de leurs marchandises ne baisse pas, leur profit s’élèvera au-dessus du taux commun des profits. Les machines ne sont pas des salariés. Donc la hausse générale des salaires atteindra moins les industries qui emploient comparativement aux autres plus de machines que d’ouvriers. Mais la concurrence tendant toujours à niveler les profits, ceux qui s’élèvent au-dessus du taux ordinaire, ne sauraient être que passagers. Ainsi, à part quelques oscillations, une hausse générale des salaires amènera au lieu d’un renchérissement général, comme le dit M. Proudhon, une baisse partielle, c’est-à-dire une baisse dans le prix courant des marchandises qui se fabriquent principalement à l’aide des machines.
La hausse et la baisse du profit et des salaires n’expriment que la proportion dans laquelle les capitalistes et les travailleurs participent au produit d’une journée de travail, sans influer dans la plupart des cas sur le prix du produit. Mais que
les grèves suivies d’augmentation de salaires aboutissent à un renchérissement général, à une disette même,
ce sont là de ces idées qui ne peuvent éclore que dans le cerveau d’un poète incompris,
En Angleterre, les grèves ont régulièrement donné lieu à l’invention et à l’application de quelques machines nouvelles. Les machines étaient, on peut le dire, l’arme qu’employaient les capitalistes pour abattre le travail spécial en révolte. Le self-acting mule, la plus grande invention de l’industrie moderne, mit hors de combat les fileurs révoltés. Quand les coalitions et les grèves n’auraient d’autre effet que de faire réagir contre elles les efforts du génie mécanique, toujours exerceraient-elles une influence immense sur le développement de l’industrie.
Je trouve, continue M. Proudhon, dans un article publié par M. Léon Faucher... septembre 1845, que depuis quelque temps les ouvriers anglais ont perdu l’habitude des coalitions, ce qui est assurément un progrès, dont on ne peut que les féliciter : mais que cette amélioration dans le moral des ouvriers vient surtout de leur instruction économique. Ce n’est point des manufacturiers, s’écriait au meeting de Bolton, un ouvrier fileur, que les salaires dépendent. Dans les époques de dépression les maîtres ne sont pour ainsi dire que le fouet dont s’arme la nécessité, et qu’ils le veuillent ou non, il faut qu’ils frappent. Le principe régulateur est le rapport de l’offre avec la demande ; et les maîtres n’ont pas ce pouvoir... A la bonne heure, s’écrie M. Proudhon, voilà des ouvriers bien dressés, des ouvriers modèles, etc., etc. Cette misère manquait à l’Angleterre : elle ne passera pas le détroit [90] .
De toutes les villes de l’Angleterre, Bolton est celle où le radicalisme est le plus développé. Les ouvriers de Bolton sont connus pour être on ne peut plus révolutionnaires. Lors de la grande agitation qui eut lieu en Angleterre pour l’abolition des lois céréales, les fabricants anglais ne crurent pouvoir faire face aux propriétaires fonciers qu’en mettant en avant les ouvriers. Mais comme les intérêts des ouvriers n’étaient pas moins opposés à ceux des fabricants, que les intérêts des fabricants ne l’étaient à ceux des propriétaires fonciers, il était naturel que les fabricants dussent avoir le dessous dans les meetings des ouvriers. Que firent les fabricants ? Pour sauver les apparences, ils organisèrent des meetings composés, en grande partie des contremaîtres, du petit nombre d’ouvriers qui leur étaient dévoués et des amis du commerce proprement dits. Quand ensuite les véritables ouvriers essayèrent, comme à Bolton et à Manchester, d’y prendre part pour protester contre ces démonstrations factices, on leur défendit l’entrée, en disant que c’était un ticket-meeting. On entend par ce mot des meetings où l’on n’admet que des personnes munies de cartes d’entrée. Cependant les affiches, placardées sur les murs, avaient annoncé des meetings publics. Toutes les fois qu’il y avait de ces meetings, les journaux des fabricants rendaient un compte pompeux et détaillé des discours qu’on y avait prononcés. Il va sans dire que c’étaient les contremaîtres qui prononçaient ces discours. Les feuilles de Londres les reproduisaient littéralement. M. Proudhon a le malheur de prendre les contremaîtres pour des ouvriers ordinaires et leur enjoint l’ordre de ne pas passer le détroit.
Si en 1844 et en 1845 les grèves frappaient moins les regards qu’auparavant, c’est que 1844 et 1845 étaient les deux premières années de prospérité qu’il y eût pour l’industrie anglaise depuis 1837. Néanmoins, aucune des trades-unions n’avait été dissoute.
Entendons maintenant les contremaîtres de Bolton. Selon eux les fabricants ne sont pas les maîtres du salaire, parce qu’ils ne sont pas les maîtres du prix du produit, et ils ne sont pas les maîtres du produit parce qu’ils ne sont pas les maîtres du marché de l’univers. Par cette raison ils donnaient à entendre qu’il ne fallait pas faire des coalitions pour arracher aux maîtres une augmentation de salaires. M. Proudhon, au contraire, leur interdit les coalitions de crainte qu’une coalition ne soit suivie d’une hausse de salaires, qui entraînerait une disette générale. Nous n’avons pas besoin de dire que sur un seul point il y a entente cordiale entre les contremaîtres et M. Proudhon : c’est qu’une hausse de salaires équivaut à une hausse dans le prix des produits.
Mais la crainte d’une disette. est-ce là la véritable cause de la rancune de M. Proudhon ? Non. Il en veut tout bonnement aux contremaîtres de Bolton, parce qu’ils déterminent la valeur par l’offre et la demande et qu’ils ne se soucient guère de la valeur constituée, de la valeur passée à l’état de constitution, de la constitution de la valeur, y compris l’échangeabilité permanente et toutes les autres proportionnalités de rapports et rapports de proportionnalité, flanqués de la Providence.
La grève des ouvriers est illégale, et ce n’est pas seulement le Code pénal qui dit cela, c’est le système économique, c’est la nécessité de l’ordre établi... Que chaque ouvrier individuellement ait la libre disposition de sa personne et de ses bras, cela peut se tolérer : mais que les ouvriers entreprennent par des coalitions de faire violence au monopole, c’est ce que la société ne peut permettre [91] .
M. Proudhon prétend faire passer un article du Code pénal pour un résultat nécessaire et général des rapports de la production bourgeoise.
En Angleterre, les coalitions sont autorisées par un acte de Parlement et c’est le système économique qui a forcé le Parlement à donner cette autorisation de par la loi. En 1825, lorsque sous le ministre Huskisson le Parlement dut modifier la législature, pour la mettre de plus en plus d’accord avec un état de choses résultant de la libre concurrence, il lui fallut nécessairement abolir toutes les lois qui interdisaient les coalitions des ouvriers. Plus l’industrie moderne et la concurrence se développent, plus il y a des éléments [92] qui provoquent et secondent les coalitions, et aussitôt que les coalitions sont devenues un fait économique, prenant de jour en jour plus de consistance, elles ne peuvent pas tarder à devenir un fait légal.
Ainsi l’article du Code pénal prouve tout au plus que l’industrie moderne et la concurrence n’étaient pas encore bien développées sous l’Assemblée constituante et sous l’Empire.
Les économistes et les socialistes [93] sont d’accord sur un seul point : c’est de condamner les coalitions. Seulement ils motivent différemment leur acte de condamnation.
Les économistes disent aux ouvriers : ne vous coalisez pas. En vous coalisant, vous entravez la marche régulière de l’industrie, vous empêchez les fabricants de satisfaire aux commandes, vous troublez le commerce et vous précipitez l’envahissement des machines qui, en rendant votre travail en partie inutile, vous forcent d’accepter un salaire encore abaissé. D’ailleurs, vous avez beau faire, votre salaire sera toujours déterminé par le rapport des bras demandés avec les bras offerts et c’est un effort aussi ridicule que dangereux, que de vous mettre en révolte contre les lois éternelles de l’économie politique.
Les socialistes disent aux ouvriers : ne vous coalisez pas, car, au bout du compte, qu’est-ce que vous y gagneriez ? Une hausse de salaires ? Les économistes vous prouveront jusqu’à l’évidence, que les quelques sous que vous pourriez y gagner, en cas de réussite, pour quelques moments, seront suivis d’une baisse pour toujours. D’habiles calculateurs vous prouveront qu’il vous faudrait des années pour vous rattraper. seulement sur l’augmentation des salaires, des frais qu’il vous a fallu faire pour organiser et entretenir les coalitions.
Et nous, nous vous dirons, en notre qualité de socialistes, qu’à part cette question d’argent, vous ne serez pas moins les ouvriers, et les maîtres seront toujours les maîtres, après comme avant. Ainsi pas de coalitions, pas de politique, car faire des coalitions, n’est-ce pas faire de la politique ?
Les économistes veulent que les ouvriers restent dans la société telle qu’elle est formée et telle qu’ils l’ont consignée et scellée dans leurs manuels.
Les socialistes veulent que les ouvriers laissent là la société ancienne, pour pouvoir mieux entrer dans la société nouvelle qu’ils leur ont préparée avec tant de prévoyance.
Malgré les uns et les autres, malgré les manuels et les utopies, les coalitions n’ont pas cessé un instant de marcher et de grandir avec le développement et l’agrandissement de l’industrie moderne. C’est à tel point maintenant, que le degré où est arrivé la coalition dans un pays, marque nettement le degré qu’il occupe dans la hiérarchie du marché de l’univers. L’Angleterre, où l’industrie a atteint le plus haut degré de développement, a les coalitions les plus vastes et les mieux organisées.
En Angleterre, on ne s’en est pas tenu à des coalitions partielles, qui n’avaient pas d’autre but qu’une grève passagère, et qui disparaissaient avec elle. On a formé des coalitions permanentes, des trades-unions qui servent de rempart aux ouvriers dans leurs luttes avec les entrepreneurs. Et à l’heure qu’il est, toutes ces trades-unions locales trouvent un point d’union dans la National Association of United Trades, dont le comité central est à Londres, et qui compte déjà 80 000 membres. La formation de ces grèves, coalitions, trades-unions marcha simultanément avec les luttes politiques des ouvriers qui constituent maintenant un grand parti politique sous le nom de Chartistes.
C’est sous la forme des coalitions qu’ont toujours lieu les premiers essais des travailleurs pour s’associer entre eux.
La grande industrie agglomère dans un endroit une foule de gens inconnus les uns aux autres. La concurrence les divise d’intérêts. Mais le maintien du salaire, cet intérêt commun qu’ils ont contre leur maître, les réunit dans une même pensée de résistance - coalition. Ainsi la coalition a toujours un double but, celui de faire cesser entre eux la concurrence, pour pouvoir faire une concurrence générale au capitaliste. Si le premier but de résistance n’a été que le maintien des salaires, à mesure que les capitalistes à leur tour se réunissent dans une pensée de répression, les coalitions, d’abord isolées, se forment en groupes, et en face du capital toujours réuni, le maintien de l’association devient plus nécessaire pour eux que celui du salaire. Cela est tellement vrai, que les économistes anglais sont tout étonnés de voir les ouvriers sacrifier une bonne partie du salaire en faveur des associations qui, aux yeux de ces économistes, ne sont établies qu’en faveur du salaire. Dans cette lutte - véritable guerre civile - se réunissent et se développent tous les éléments nécessaires à une bataille à venir. Une fois arrivée à ce point-là, l’association prend un caractère politique.
Les conditions économiques avaient d’abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte, dont nous n’avons signalé que quelques phases, cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu’elle défend deviennent des intérêts de classe. Mais la lutte de classe à classe est une lutte politique.
Dans la bourgeoisie, nous avons deux phases à distinguer celle pendant laquelle elle se constitua en classe sous le régime de la féodalité et de la monarchie absolue, et celle où, déjà constituée en classe, elle renversa la féodalité et la monarchie, pour faire de la société une société bourgeoise. La première de ces phases fut la plus longue et nécessita les plus grands efforts. Elle aussi avait commencé par des coalitions partielles contre les seigneurs féodaux.
On a fait bien des recherches pour retracer les différentes phases historiques que la bourgeoisie a parcourues, depuis la commune jusqu’à sa constitution comme classe.
Mais quand il s’agit de se rendre un compte exact des grèves, des coalitions et des autres formes dans lesquelles les prolétaires effectuent devant nos yeux leur organisation comme classe, les uns sont saisis d’une crainte réelle, les autres affichent un dédain transcendantal.
Une classe opprimée est la condition vitale de toute société fondée sur l’antagonisme des classes. L’affranchissement de la classe opprimée implique donc nécessairement la création d’une société nouvelle. Pour que la classe opprimée puisse s’affranchir, il faut que les pouvoirs productifs déjà acquis et les rapports sociaux existants ne puissent plus exister les uns à côté des autres. De tous les instruments de production, le plus grand pouvoir productif, c’est la classe révolutionnaire elle-même. L’organisation des éléments révolutionnaires comme classe suppose l’existence de toutes les forces productives qui pouvaient s’engendrer dans le sein de la société ancienne.
Est-ce à dire qu’après la chute de l’ancienne société il y aura une nouvelle domination de classe, se résumant dans un nouveau pouvoir politique ? Non.
La condition d’affranchissement de la classe laborieuse c’est l’abolition de toute classe, de même que la condition d’affranchissement du tiers état, de l’ordre bourgeois, fut l’abolition de tous les états [94] et de tous les ordres.
La classe laborieuse substituera, dans le cours de son développement, à l’ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément le résumé officiel de l’antagonisme dans la société civile.
En attendant, l’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est une lutte de classe à classe, lutte qui, portée à sa plus haute expression, est une révolution totale. D’ailleurs, faut-il s’étonner qu’une société, fondée sur l’opposition des classes, aboutisse à la contradiction brutale, à un choc de corps à corps comme dernier dénouement ?
Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique. Il n’y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps.
Ce n’est que dans un ordre de choses où il n’y aura plus de classes et d’antagonisme de classes, que les évolutions sociales cesseront d’être des révolutions politiques. Jusque-là, à la veille de chaque remaniement général de la société, le dernier mot de la science sociale sera toujours :
Le combat ou la mort la lutte sanguinaire ou le néant. C’est ainsi que la question est invinciblement posée. (George Sand.)
Notes
[89] Proudhon : Ouvrage cité tome I, pp. 110 et 111.
[90] Proudhon : Ouvrage cité. tome I, pp. 281 et 262.
[91] Proudhon : Ouvrage cité, Tome I. pp. 237 et 235.
[92] Pour “ ... plus il y a d’éléments ”.
[93] C’est-à-dire les socialistes de l’époque, les fouriéristes en France, les partisane d’Owen en Allemagne. (Note d’Engels pour l’édition de 1885.)
[94] États, au sens historique tels qu’ils existant à l’époque féodale, c’est-à-dire des états possédant des privilèges précis et limités. La révolution bourgeoise abolit ces états et leurs privilèges. La société bourgeoise ne connaît plus que des classes. C’était donc une contradiction historique que de désigner le prolétariat noua le nom de “ quatrième état ”. (Note d’Engels pour l’édition de 1885.)
« Philosophie de la misère », de Pierre-Joseph Proudhon
« Chapitre I
« DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE.
« (…) Qu’est-ce, par exemple, que le profit ? c’est ce qui reste à l’entrepreneur après qu’il a payé tous ses frais. Or les frais se composent de journées de travail et de valeurs consommées, ou en définitive de salaires. Quel est donc le salaire d’un ouvrier ? le moins qu’on puisse lui donner, c’est-à-dire on ne sait pas. Quel doit être le prix de la marchandise portée au marché par l’entrepreneur ? le plus grand qu’il pourra obtenir, c’est-à-dire encore, on ne sait pas. Il est même défendu, en économie politique, de supposer que la marchandise et la journée de travail puissent être taxées, bien que l’on convienne qu’elles peuvent être évaluées ; et cela par la raison, disent les économistes, que l’évaluation est une opération essentiellement arbitraire, qui ne peut aboutir jamais à une sûre et certaine conclusion. Comment donc trouver le rapport de deux inconnues qui, d’après l’économie politique, ne peuvent en aucun cas être dégagées ? Ainsi l’économie politique pose des problèmes insolubles ; et pourtant nous verrons bientôt qu’il est inévitable qu’elle les pose, et que notre siècle les résolve. Voilà pourquoi j’ai dit que l’Académie des sciences morales, en mettant au concours le rapport des profits et des salaires, avait parlé sans conscience, avait parlé prophétiquement.
Mais, dira-t-on, n’est-il pas vrai que si le travail est fort demandé et les ouvriers rares, le salaire pourra s’élever pendant que d’un autre côté le profit baissera ? que si, par le flot des concurrences, la production surabonde, il y aura encombrement et vente à perte, par conséquent absence de profit pour l’entrepreneur, et menace de fériation pour l’ouvrier ? qu’alors celui-ci offrira son travail au rabais ? que si une machine est inventée, d’abord elle éteindra les feux de ses rivales ; puis, le monopole établi, l’ouvrier mis dans la dépendance de l’entrepreneur, le profit et le salaire iront en sens inverse l’un de l’autre ? Toutes ces causes, et d’autres encore, ne peuvent-elles être étudiées, appréciées, compensées, etc., etc., etc.
Oh ! des monographies, des histoires : nous en sommes saturés depuis Ad. Smith et J.-B. Say ; et l’on ne fait plus guère que des variations sur leurs textes. Mais ce n’est pas ainsi que la question doit être entendue, bien que l’Académie ne lui ait pas donné d’autre sens. Le rapport du profit et du salaire doit être pris dans un sens absolu, et non au point de vue inconcluant des accidents du commerce et de la division des intérêts, deux choses qui doivent ultérieurement recevoir leur interprétation. Je m’explique.
Considérant le producteur et le consommateur comme un seul individu, dont la rétribution est naturellement égale à son produit ; puis, distinguant dans ce produit deux parts, l’une qui rembourse le producteur de ses avances, l’autre qui figure son profit, d’après l’axiome que tout travail doit laisser un excédant : nous avons à déterminer le rapport de l’une de ces deux parts avec l’autre. Cela fait, il sera aisé d’en déduire les rapports de fortune de ces deux classes d’hommes, les entrepreneurs et les salariés, comme aussi de rendre raison de toutes les oscillations commerciales. Ce sera une série de corollaires à joindre à la démonstration.
Or, pour qu’un tel rapport existe et devienne appréciable, il faut de toute nécessité qu’une loi, interne ou externe, préside à la constitution du salaire et du prix de vente ; et comme, dans l’état actuel des choses, le salaire et le prix varient et oscillent sans cesse, on demande quels sont les faits généraux, les causes, qui font varier et osciller la valeur, et dans quelles limites s’accomplit cette oscillation.
Mais cette question même est contraire aux principes : car qui dit oscillation, suppose nécessairement une direction moyenne, vers laquelle le centre de gravité de la valeur la ramène sans cesse ; et quand l’Académie demande qu’on détermine les oscillations du profit et du salaire, elle demande par là même qu’on détermine la valeur. Or, c’est justement ce que repoussent messieurs de l’Académie : ils ne veulent point entendre que si la valeur est variable, elle est par cela même déterminable ; que la variabilité est indice et condition de déterminabilité. Ils prétendent que la valeur, variant toujours, ne peut jamais être déterminée. C’est comme si l’on soutenait qu’étant donné le nombre des oscillations par seconde d’un pendule, l’amplitude des oscillations, la latitude et l’élévation du lieu où se fait l’expérience, la longueur du pendule ne peut être déterminée, parce que ce pendule est en mouvement. Tel est le premier article de foi de l’économie politique.
Quant au socialisme, il ne paraît pas davantage avoir compris la question ni s’en soucier. Parmi la multitude de ses organes, les uns écartent purement et simplement le problème, en substituant à la répartition le rationnement, c’est-à-dire en bannissant de l’organisme social le nombre et la mesure ; les autres se tirent d’embarras en appliquant au salaire le suffrage universel. Il va sans dire que ces pauvretés trouvent des dupes par mille et centaines de mille.
La condamnation de l’économie politique a été formulée par Malthus dans ce passage fameux :
« Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille n’a pas le moyen de le nourrir, ou si la société n’a pas besoin de son travail, cet homme, dis-je, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture ; il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller, et ne tardera pas à mettre elle-même cet ordre à exécution. »
Voici donc quelle est la conclusion nécessaire, fatale, de l’économie politique, conclusion que je démontrerai avec une évidence jusqu’à présent inconnue dans cet ordre de recherches : La mort à qui ne possède pas.
Afin de mieux saisir la pensée de Malthus, traduisons-la en propositions philosophiques, en la dépouillant de son vernis oratoire :
« La liberté individuelle, et la propriété qui en est l’expression, sont données dans l’économie politique ; l’égalité et la solidarité ne le sont pas.
» Sous ce régime, chacun chez soi, chacun pour soi : le travail, comme toute marchandise, est sujet à la hausse et à la baisse : de là les risques du prolétariat.
» Quiconque n’a ni revenu ni salaire, n’a pas droit de rien exiger des autres : son malheur retombe sur lui seul ; au jeu de la fortune, la chance a tourné contre lui. »
Au point de vue de l’économie politique, ces propositions sont irréfragables ; et Malthus, qui les a formulées avec une si alarmante précision, est à l’abri de tout reproche. Au point de vue des conditions de la science sociale, ces mêmes propositions sont radicalement fausses, et même contradictoires.
L’erreur de Malthus, ou pour mieux dire de l’économie politique, ne consiste point à dire qu’un homme qui n’a pas de quoi manger doit périr, ni à prétendre que sous le régime d’appropriation individuelle, celui qui n’a ni travail ni revenu n’a plus qu’à sortir de la vie par le suicide, s’il ne préfère s’en voir chassé par la famine : telle est, d’une part, la loi de notre existence ; telle est, de l’autre, la conséquence de la propriété ; et M. Rossi s’est donné beaucoup trop de peine pour justifier sur ce point le bon sens de Malthus. Je soupçonne, il est vrai, M. Rossi, faisant si longuement et avec tant d’amour l’apologie de Malthus, d’avoir voulu recommander l’économie politique de la même manière que son compatriote Machiavel, dans le livre du Prince, recommandait à l’admiration du monde le despotisme. En nous faisant voir la misère comme la condition sine quâ non de l’arbitraire industriel et commercial, M. Rossi semble nous crier : voilà votre droit, votre justice, votre économie politique ; voilà la propriété.
Mais la naïveté gauloise n’entend rien à ces finesses ; et mieux eût valu dire à la France, dans sa langue immaculée : L’erreur de Malthus, le vice radical de l’économie politique, consiste, en thèse générale, à affirmer comme état définitif une condition transitoire, savoir la distinction de la société en patriciat et prolétariat ; — spécialement, à dire que dans une société organisée, et par conséquent solidaire, il se peut que les uns possèdent, travaillent et consomment, tandis que les autres n’auraient ni possession, ni travail, ni pain. Enfin Malthus, ou l’économie politique, s’égare dans ses conclusions, lorsqu’il voit dans la faculté de reproduction indéfinie dont jouit l’espèce humaine, ni plus ni moins que toutes les espèces animales et végétales, une menace permanente de disette ; tandis qu’il fallait seulement en déduire la nécessité, et par conséquent l’existence d’une loi d’équilibre entre la population et la production.
En deux mots, la théorie de Malthus, et c’est là le grand mérite de cet écrivain, mérite dont aucun de ses confrères n’a songé à lui tenir compte, est une réduction à l’absurde de toute l’économie politique.
Quant au socialisme, il a été jugé dès longtemps par Platon et Thomas Morus en un seul mot, utopie, c’est-à-dire non-lieu, chimère.
Toutefois, il faut le dire pour l’honneur de l’esprit humain, et afin que justice soit rendue à tous : ni la science économique et législative ne pouvait être dans ses commencements autre que ce que nous l’avons vue ; ni la société ne peut s’arrêter à cette première position.
Toute science doit d’abord circonscrire son domaine, produire et rassembler ses matériaux : avant le système, les faits ; avant le siècle de l’art, le siècle de l’érudition. Soumise comme toute autre à la loi du temps et aux conditions de l’expérience, la science économique, avant de chercher comment les choses doivent se passer dans la société, avait à nous dire comment elles se passent ; et toutes ces routines, que les auteurs qualifient si pompeusement dans leurs livres de lois, de principes et de théories, malgré leur incohérence et leur contrariété, devaient être recueillies avec une diligence scrupuleuse, et décrites avec une impartialité sévère. Pour accomplir cette tâche, il fallait plus de génie peut-être, surtout plus de dévouement, que n’en exigera le progrès ultérieur de la science.
Si donc l’économie sociale est encore aujourd’hui plutôt une aspiration vers l’avenir qu’une connaissance de la réalité, il faut reconnaître aussi que les éléments de cette étude sont tous dans l’économie politique ; et je crois exprimer le sentiment général en disant que cette opinion est devenue celle de l’immense majorité des esprits. Le présent trouve peu de défenseurs, il est vrai ; mais le dégoût de l’utopie n’est pas moins universel : et tout le monde comprend que la vérité est dans une formule qui concilierait ces deux termes : conservation et mouvement.
Aussi, grâces en soient rendues aux A. Smith, aux J.-B. Say, aux Ricardo et aux Malthus, ainsi qu’à leurs téméraires contradicteurs, les mystères de la fortune, atria Ditis, sont mis à découvert ; la prépondérance du capital, l’oppression du travailleur, les machinations du monopole, éclairées sur tous les points, reculent devant les regards de l’opinion. Sur les faits observés et décrits par les économistes, on raisonne et l’on conjecture : des droits abusifs, des coutumes iniques, respectés aussi longtemps que dura l’obscurité qui les faisait vivre, à peine traînés au grand jour, expirent sous la réprobation générale ; on soupçonne que le gouvernement de la société doit être appris, non plus dans une idéologie creuse, à la façon du Contrat social, mais, ainsi que l’avait entrevu Montesquieu, dans le rapport des choses ; et déjà une gauche à tendances éminemment sociales, formée de savants, de magistrats, de jurisconsultes, de professeurs, de capitalistes même et de chefs industriels, tous nés représentants et défenseurs du privilège, et d’un million d’adeptes, se pose dans la nation au-dessus et en dehors des opinions parlementaires, et cherche, dans l’analyse des faits économiques, à surprendre les secrets de la vie des sociétés.
Représentons-nous donc l’économie politique comme une immense plaine, jonchée de matériaux préparés pour un édifice. Les ouvriers attendent le signal, pleins d’ardeur, et brûlant de se mettre à l’œuvre : mais l’architecte a disparu sans laisser de plan. Les économistes ont gardé mémoire d’une foule de choses : malheureusement ils n’ont pas l’ombre d’un devis. Ils savent l’origine et l’historique de chaque pièce ; ce qu’elle a coûté de façon ; quel bois fournit les meilleures solives, et quelle argile les meilleures briques ; ce qu’on a dépensé en outils et charrois ; combien gagnaient les charpentiers, et combien les tailleurs de pierre : ils ne connaissent la destination et la place de rien. Les économistes ne peuvent se dissimuler qu’ils aient sous les yeux les fragments jetés pêle-mêle d’un chef-d’œuvre, disjecti membra poetæ ; mais il leur a été impossible jusqu’à présent de retrouver le dessin général, et toutes les fois qu’ils ont essayé quelques rapprochements, ils n’ont rencontré que des incohérences. Désespérés à la fin de combinaisons sans résultat, ils ont fini par ériger en dogme l’inconvenance architectonique de la science, ou, comme ils disent, les inconvénients de ses principes ; en un mot, ils ont nié la science[1].
Ainsi la division du travail, sans laquelle la production serait à peu près nulle, est sujette à mille inconvénients, dont le pire est la démoralisation de l’ouvrier ; les machines produisent, avec le bon marché, l’encombrement et le chômage ; la concurrence aboutit à l’oppression ; l’impôt, lien matériel de la société, n’est le plus souvent qu’un fléau redouté à l’égal de l’incendie et de la grêle ; le crédit a pour corrélatif obligé la banqueroute ; la propriété est une fourmilière d’abus ; le commerce dégénère en jeu de hasard, où même il est quelquefois permis de tricher : bref, le désordre se trouvant partout en égale proportion avec l’ordre, sans qu’on sache comment celui-ci parviendra à éliminer celui-là, taxis ataxian diôkein, les économistes ont pris le parti de conclure que tout est pour le mieux, et regardent toute proposition d’amendement comme hostile à l’économie politique.
L’édifice social a donc été délaissé ; la foule a fait irruption sur le chantier : colonnes, chapiteaux et socles, le bois, la pierre et le métal, ont été distribués par lots et tirés au sort, et de tous ces matériaux rassemblés pour un temple magnifique, la propriété, ignorante et barbare, a construit des huttes. Il s’agit donc, non-seulement de retrouver le plan de l’édifice, mais de déloger les occupants, lesquels soutiennent que leur cité est superbe, et, au seul mot de restauration, se rangent en bataille sur leurs portes. Pareille confusion ne se vit autrefois à Babel : heureusement nous parlons français, et nous sommes plus hardis que les compagnons de Nemrod.
Quittons l’allégorie : la méthode historique et descriptive, employée avec succès tant qu’il n’a fallu opérer que des reconnaissances, est désormais sans utilité : après des milliers de monographies et de tables, nous ne sommes pas plus avancés qu’au temps de Xénophon et d’Hésiode. Les Phéniciens, les Grecs, les Italiens, travaillèrent autrefois comme nous faisons aujourd’hui : ils plaçaient leur argent, salariaient leurs ouvriers, étendaient leurs domaines, faisaient leurs expéditions et recouvrements, tenaient leurs livres, spéculaient, agiotaient, se ruinaient, selon toutes les règles de l’art économique, s’entendant non moins bien que nous à s’arroger des monopoles, et à rançonner le consommateur et l’ouvrier. De tout cela, les relations surabondent ; et quand nous repasserions éternellement nos statistiques et nos chiffres, nous n’aurions toujours devant les yeux que le chaos, le chaos immobile et uniforme.
On croit, il est vrai, qu’à partir des temps mythologiques jusqu’à la présente année 57 de notre grande révolution, le bien-être général s’est accru : le christianisme a longtemps passé pour la principale cause de cette amélioration, dont les économistes réclament actuellement tout l’honneur pour leurs principes. Car après tout, disent-ils, quelle a été l’influence du christianisme sur la société ? Profondément utopiste à sa naissance, il n’a pu se soutenir et s’étendre qu’en adoptant peu à peu toutes les catégories économiques, le travail, le capital, le fermage, l’usure, le trafic, la propriété, en un mot, en consacrant la loi romaine, expression la plus haute de l’économie politique.
Le christianisme, étranger, quant à sa partie théologique, aux théories sur la production et la consommation, a été pour la civilisation européenne ce qu’étaient naguère pour les ouvriers ambulants les sociétés de compagnonnage et la franc-maçonnerie, une espèce de contrat d’assurance et de secours mutuel ; sous ce rapport, il ne doit rien à l’économie politique, et le bien qu’il a fait ne peut être invoqué par elle en témoignage de certitude. Les effets de charité et de dévouement sont hors du domaine de l’économie, laquelle doit procurer le bonheur des sociétés par l’organisation du travail et par la justice. Pour le surplus, je suis prêt à reconnaître les effets heureux du mécanisme propriétaire ; mais j’observe que ces effets sont entièrement couverts par les misères qu’il est de la nature de ce mécanisme de produire : en sorte que, comme l’avouait naguère devant le parlement anglais un illustre ministre, et comme nous le démontrerons bientôt, dans la société actuelle, le progrès de la misère est parallèle et adéquat au progrès de la richesse, ce qui annulle complètement les mérites de l’économie politique.
Ainsi, l’économie politique ne se justifie ni par ses maximes ni par ses œuvres ; et, quant au socialisme, toute sa valeur se réduit à l’avoir constaté. Force nous est donc de reprendre l’examen de l’économie politique, puisqu’elle seule contient, du moins en partie, les matériaux de la science sociale ; et de vérifier si ses théories ne cacheraient pas quelque erreur dont le redressement concilierait le fait et le droit, révélerait la loi organique de l’humanité, et donnerait la conception positive de l’ordre. (…)
1- « Le principe qui préside à la vie des nations, ce n’est pas la science pure : ce sont les données complexes qui ressortent de l’état des lumières, des besoins et des intérêts. » Ainsi s’exprimait, en décembre 1844, un des esprits les plus lucides qui soient en France, M. Léon Faucher. Qu’on explique, si l’on peut, comment un homme de cette trempe a été amené, par ses convictions économiques, à déclarer que les données complexes de la société sont opposées à la science pure.
CHAPITRE II.
DE LA VALEUR.
§ I. — Opposition de la valeur d’utilité et de la valeur d’échange.
La valeur est la pierre angulaire de l’édifice économique. Le divin artiste qui nous a commis à la continuation de son œuvre ne s’en est expliqué à personne : mais, sur quelques indices, on le conjecture. La valeur, en effet, présente deux faces : l’une, que les économistes appellent valeur d’usage, ou valeur en soi ; l’autre, valeur en échange, ou d’opinion. Les effets que produit la valeur sous ce double aspect, et qui sont fort irréguliers tant qu’elle n’est point assise, ou, pour nous exprimer plus philosophiquement, tant qu’elle n’est pas constituée, changent totalement par cette constitution.
Or, en quoi consiste la corrélation de valeur utile k valeur en échange ; que faut-il entendre par valeur constituée, et par quelle péripétie s’opère cette constitution : c’est l’objet et la fin de l’économie politique. Je supplie le lecteur de donner toute son attention à ce qui va suivre : ce chapitre étant le seul de l’ouvrage qui exige de sa part un peu de bonne volonté. De mon côté, je m’efforcerai d’être de plus en plus simple et clair.
Tout ce qui peut m’être de quelque service a pour moi de la valeur, et je suis d’autant plus riche que la chose utile est plus abondante : à cela point de difficulté. Le lait et la chair, les fruits et les graines, la laine, le sucre, le coton, le vin, les métaux, le marbre, la terre enfin, l’eau, l’air, le feu et le soleil, sont, relativement à moi, valeurs d’usage, valeurs par nature et destination. Si toutes les choses qui servent à mon existence étaient aussi abondantes que certaines d’entre elles, par exemple la lumière ; en d’autres termes, si la quantité de chaque espèce de valeurs était inépuisable, mon bien-être serait à jamais assuré : je n’aurais que faire de travailler, je ne penserais même pas. Dans cet état, il y aurait toujours utilité dans les choses, mais il ne serait plus vrai de dire qu’elles valent ; car la valeur, ainsi que nous le verrons bientôt, indique un rapport essentiellement social ; et c’est même uniquement par l’échange, en faisant une espèce de retour de la société sur la nature, que nous avons acquis la notion d’utilité. Tout le développement de la civilisation tient donc à la nécessité où se trouve la race humaine de provoquer incessamment la création de nouvelles valeurs, de même que les maux de la société ont leur cause première dans la lutte perpétuelle que nous soutenons contre notre propre inertie. Otez à l’homme ce besoin qui sollicite sa pensée et la façonne à la vie contemplative, et le contremaître de la création n’est plus que le premier des quadrupèdes.
Mais comment la valeur d’utilité devient-elle valeur en échange ? Car il faut remarquer que les deux sortes de valeurs, bien que contemporaines dans la pensée (puisque la première ne s’aperçoit qu’à l’occasion de la seconde), soutiennent néanmoins un rapport de succession : la valeur échangeable est donnée par une sorte de reflet de la valeur utile, comme les théologiens enseignent que dans la trinité, le père, se contemplant de toute éternité, engendre le fils. Cette génération de l’idée de valeur n’a pas été notée par les économistes avec assez de soin : il importe de nous y arrêter.
Puis donc que parmi les objets dont j’ai besoin, un très grand nombre ne se trouve dans la nature qu’en une quantité médiocre, ou même ne se trouve pas du tout, je suis forcé d’aider à la production de ce qui me manque ; et comme je ne puis mettre la main à tant de choses, je proposerai à d’autres hommes, mes collaborateurs dans des fonctions diverses, de me céder une partie de leurs produits en échange du mien. J’aurai donc par devers moi, de mon produit particulier, toujours plus que je ne consomme ; de même que mes pairs auront par devers eux, de leurs produits respectifs, plus qu’ils n’usent. Cette convention tacite s’accomplit par le commerce. À cette occasion, nous ferons observer que la succession logique des deux espèces de valeur apparaît bien mieux encore dans l’histoire que dans la théorie, les hommes ayant passé des milliers d’années à se disputer les bien naturels (c’est ce qu’on appelle la communauté primitive), avant que leur industrie eût donné lieu à aucun échange.
Or, la capacité qu’ont tous les produits, soit naturels, soit industriels, de servir à la subsistance de l’homme, se nomme particulièrement valeur d’utilité ; la capacité qu’ils ont de se donner l’un pour l’autre, valeur en échange. Au fond, c’est la même chose, puisque le second cas ne fait qu’ajouter au premier l’idée d’une substitution, et tout cela peut paraître d’une subtilité oiseuse : dans la pratique, les conséquences sont surprenantes, et tour à tour heureuses ou funestes. Ainsi, la distinction établie dans la valeur est donnée par les faits et n’a rien d’arbitraire : c’est à l’homme, en subissant cette loi, de la faire tourner au profit de son bien-être et de sa liberté. Le travail, selon la belle expression d’um auteur, M. Walras, est une guerre déclarée à la parcimonie de la nature ; c’est par lui que s’engendrent à la fois la richesse et la société. Non-seulement le travail produit incomparablement plus de biens que ne nous en donne la nature ; — ainsi, l’on a remarqué que les seuls cordonniers de France produisaient dix fois plus que les mines réunies du Pérou, du Brésil et du Mexique ; — mais le travail, par les transformations qu’il fait subir aux valeurs naturelles, étendant et multipliant à l’infini ses droits, il arrive peu à peu que toute richesse, à force de passer par la filière industrielle, revient tout entière à celui qui la crée, et qu’il ne reste rien ou presque rien pour le détenteur de la matière première.
Telle est donc la marche du développement économique : au premier moment, appropriation de la terre et des valeurs naturelles ; puis association et distribution par le travail jusqu’à complête égalité. Les abîmes sont semés sur notre route, le glaive est suspendu sur nos têtes ; mais, pour conjurer tous les périls, nous avons la raison ; et la raison, c’est la toute-puissance.
Il résulte du rapport de valeur utile à valeur échangeable que si, par accident ou malveillance, l’échange était interdit à l’un des producteurs, ou si l’utilité de son produit venait à cesser tout à coup, avec ses magasins remplis il ne posséderait rien. Plus il aurait fait de sacrifices et déployé de vaillance à produire, plus profonde serait sa misère. — Si l’utilité du produit, au lieu de disparaître tout à fait, était seulement diminuée, chose qui peut arriver de cent façons : le travailleur, au lieu d’être frappé de déchéance et ruiné par une catastrophe subite, ne serait qu’appauvri ; obligé de livrer une quantité forte de sa valeur pour une quantité faible de valeurs étrangères, sa subsistance se trouverait réduite dans une proportion égale au déficit de sa vente, ce qui le conduirait par degrés de l’aisance à l’exténuation. Si enfin l’utilité du produit venait à croître, ou bien si la production en était rendue moins coûteuse, la balance de l’échange tournerait à l’avantage du producteur, dont le bien-être pourrait ainsi s’élever de la médiocrité laborieuse à l’oisive opulence. Ce phénomène de dépréciation et d’enrichissement se manifeste sous mille formes et par mille combinaisons : c’est en cela que consiste le jeu passionnel et intrigué du commerce et de l’industrie ; c’est cette loterie pleine d’embûches que les économistes croient devoir durer éternellement, et dont l’Académie des sciences morales et politiques demande, sans le savoir, la suppression, lorsque, sous les noms de profit et de salaire, elle demande que l’on concilie la valeur utile et la valeur en échange, c’est-à-dire qu’on trouve le moyen de rendre toutes les valeurs utiles également échangeables, et vice versa toutes les valeurs échangeables également utiles.
Les économistes ont très-bien fait ressortir le double caractère de la valeur : mais ce qu’ils n’ont pas rendu avec la même netteté, c’est sa nature contradictoire. Ici commence notre critique.
L’utilité est la condition nécessaire de l’échange ; mais ôtez l’échange, et l’utilité devient nulle : ces deux termes sont indissolublement liés. Où est-ce donc qu’apparaît la contradiction ?
Puisque tous tant que nous sommes nous ne subsistons que par le travail et l’échange, et que nous sommes d’autant plus riches que nous produisons et échangeons davantage, la conséquence, pour chacun, est de produire le plus possible de valeur utile, afin d’augmenter d’autant ses échanges, et partant ses jouissances. Eh bien, le premier effet, l’effet inévitable de la multiplication des valeurs est de les avilir : plus une marchandise abonde, plus elle perd à l’échange et se déprécie commercialement. N’est-il pas vrai qu’il y a contradiction entre la nécessité du travail et ses résultats ?
Je conjure le lecteur, avant de courir au devant de l’explication, d’arrêter son attention sur le fait.
Un paysan qui a récolté vingt sacs de blé, qu’il se propose de manger avec sa famille, se juge deux fois plus riche que s’il n’en avait récolté que dix ; — pareillement une ménagère qui a filé cinquante aunes de toile se croit deux fois plus riche aussi que si elle n’en avait filé que vingt-cinq. Relativement au ménage, ils ont raison tous deux ; mais au point de vue de leurs relations extérieures, ils peuvent se tromper du tout au tout. Si la récolte du blé est double dans tout le pays, vingt sacs se vendront moins que dix ne se seraient vendus si elle avait été de moitié ; comme aussi, dans un cas semblable, cinquante aunes de toile vaudront moins que vingt-cinq. En sorte que la valeur décroît comme la production de l’utilité augmente, et qu’un producteur peut arriver à l’indigence en s’enrichissant toujours. Et cela paraît sans remède, puisque le seul moyen de salut serait que les produits industriels devinssent tous, comme l’air et la lumière, en quantité infinie, ce qui est absurde. Dieu de ma raison ! se serait dit Jean-Jacques : ce ne sont pas les économistes qui déraisonnent ; c’est l’économie politique elle-même qui est infidèle à ses définitions : Mentita est iniquitas sibi.
Dans les exemples qui précèdent, la valeur utile dépasse la valeur échangeable : dans d’autres cas, elle est moindre. Alors le même phénomène se produit, mais en sens inverse : la balance est favorable au producteur, et c’est le consommateur qui est frappé. C’est ce qui arrive notamment dans les disettes, où la hausse des subsistances a toujours quelque chose de factice. Il y a aussi des professions dont tout l’art consiste à donner à une utilité médiocre, et dont on se passerait fort bien, une valeur d’opinion exagérée : tels sont en général les arts de luxe. L’homme, par sa passion esthétique, est avide de futilités dont la possession satisfait hautement sa vanité, son goût inné du luxe, et son amour plus noble et plus respectable du beau : c’est là-dessus que spéculent les pourvoyeurs de ces sortes d’objets. Imposer la fantaisie et l’élégance n’est une chose ni moins odieuse ni moins absurde que de mettre des taxes sur la circulation : mais cet impôt est perçu par quelques entrepreneurs en vogue, que l’engouement général protège, et dont tout le mérite est bien souvent de fausser le goût et de faire naître l’inconstance. Dès lors personne ne se plaint ; et tous les anathèmes de l’opinion sont réservés aux monopoleurs qui, à force de génie, parviennent à élever de quelques centimes le prix de la toile et du pain…
C’est peu d’avoir signalé, dans la valeur utile et dans la valeur échangeable, cet étonnant contraste, où les économistes sont accoutumés à ne voir rien que de très-simple : il faut montrer que cette prétendue simplicité cache un mystère profond, que notre devoir est de pénétrer.
Je somme donc tout économiste sérieux de me dire, autrement qu’en traduisant ou répétant la question, par quelle cause la valeur décroît, à mesure que la production augmente ; et réciproquement qu’est-ce qui fait grandir cette même valeur, à mesure que le produit diminue. En termes techniques, la valeur utile et la valeur échangeable, nécessaires l’une à l’autre, sont en raison inverse l’une de l’autre : je demande donc pourquoi la rareté, non l’utilité, est synonyme de cherté. Car, remarquons-le bien, la hausse et la baisse des marchandises sont indépendantes de la quantité de travail dépensée dans la production ; et le plus ou le moins de frais qu’elles coûtent ne sert de rien pour expliquer les variations de la mercuriale. La valeur est capricieuse comme la liberté : elle ne considère ni l’utilité ni le travail ; loin de là, il semble que, dans le cours ordinaire des choses, et à part certaines perturbations exceptionnelles, les objets les plus utiles soient toujours ceux qui doivent se livrer à plus bas prix ; en d’autres termes, qu’il est juste que les hommes qui travaillent avec le plus d’agrément soient le mieux rétribués, et ceux qui versent dans leur peine le sang et l’eau, le plus mal. Tellement qu’en suivant le principe jusqu’aux dernières conséquences, on arriverait à conclure le plus logiquement du monde, que les choses dont l’usage est nécessaire et la quantité infinie, doivent être pour rien ; et celles dont l’utilité est nulle et la rareté extrême, d’un prix inestimable. Mais, et pour comble d’embarras, la pratique n’admet point ces extrêmes : d’un côté, aucun produit humain ne saurait jamais atteindre l’infini en grandeur ; de l’autre, les choses les plus rares ont besoin d’être, à un degré quelconque, utiles, sans quoi elles ne seraient susceptibles d’aucune valeur. La valeur utile et la valeur échangeable restent donc fatalement enchaînées l’une à l’autre, bien que par leur nature elles tendent continuellement à s’exclure.
Je ne fatiguerai pas le lecteur de la réfutation des logomachies qu’on pourrait présenter pour éclaircir ce sujet : il n’y a pas, sur la contradiction inhérente à la notion de valeur, de cause assignable, ni d’explication possible. Le fait dont je parle est un de ceux qu’on nomme primitifs, c’est-à-dire qui peuvent servir à en expliquer d’autres, mais qui en eux-mêmes, comme les corps appelés simples, sont insolubles. Tel est le dualisme de l’esprit et de la matière. L’esprit et la matière sont deux termes qui, pris séparément, indiquent chacun une vue spéciale de l’esprit, mais sans répondre à aucune réalité. De même, étant donné le besoin pour l’homme d’une grande variété de produits avec l’obligation d’y pourvoir par son travail, l’opposition de valeur utile à valeur échangeable en résulte nécessairement ; et de cette opposition, une contradiction sur le seuil même de l’économie politique. Aucune intelligence, aucune volonté divine et humaine ne saurait l’empêcher.
Ainsi, au lieu de chercher une explication chimérique, contentons-nous de bien constater la nécessité de la contradiction.
Quelle que soit l’abondance des valeurs créées et la proportion dans laquelle elles s’échangent, pour que nous échangions nos produits, il faut, si vous êtes demandeur, que mon produit vous convienne, et si vous êtes offrant, que j’agrée le vôtre. Car nul n’a droit d’imposer à autrui sa propre marchandise : le seul juge de l’utilité, ou, ce qui revient au même, du besoin, est l’acheteur. Donc, dans le premier cas, vous êtes arbitre de la convenance ; dans le second, c’est moi. Ôtez la liberté réciproque, et l’échange n’est plus l’exercice de la solidarité industrielle : c’est une spoliation. Le communisme, pour le dire en passant, ne triomphera jamais de cette difficulté.
Mais, avec la liberté, la production reste nécessairement indéterminée, soit en quantité, soit en qualité ; si bien qu’au point de vue du progrès économique, comme à celui de la convenance des consommateurs, l’estimation demeure éternellement arbitraire, et toujours le prix des marchandises flottera. Supposons pour un moment que tous les producteurs vendent à prix fixe : il y en aura qui, produisant à meilleur marché ou produisant mieux, gagneront beaucoup, pendant que les autres ne gagneront rien. De toute manière l’équilibre est rompu. — Veut-on, afin de parer à la stagnation du commerce, limiter la production au juste nécessaire ? C’est violer la liberté : car, en m’ôtant la faculté de choisir, vous me condamnez à payer un maximum ; vous détruisez la concurrence, seule garantie du bon marché, et provoquez à la contrebande. Ainsi, pour empêcher l’arbitraire commercial, vous vous jetterez dans l’arbitraire administratif ; pour créer l’égalité, vous détruirez la liberté : ce qui est la négation de l’égalité même. — Grouperez-vous les producteurs en un atelier unique, je suppose que vous possédiez ce secret ? Cela ne suffit point encore : il vous faudra grouper aussi les consommateurs en un ménage commun : mais alors vous désertez la question. Il ne s’agit pas d’abolir l’idée de valeur, ce qui est aussi impossible que d’abolir le travail, mais de la déterminer ; il ne s’agit pas de tuer la liberté individuelle, mais de la socialiser. Or, il est prouvé que c’est le libre arbitre de l’homme qui donne lieu à l’opposition entre la valeur utile et la valeur en échange : comment résoudre cette opposition, tant que subsistera le libre arbitre ? Et comment sacrifier celui-ci, à moins de sacrifier l’homme ?…
Donc, par cela seul qu’en ma qualité d’acheteur libre je suis juge de mon besoin, juge de la convenance de l’objet, juge du prix que je veux y mettre ; et que d’autre part, en votre qualité de producteur libre, vous êtes maître des moyens d’exécution, et qu’en conséquence vous avez la faculté de réduire vos frais, l’arbitraire s’introduit forcément dans la valeur, et la fait osciller entre l’utilité et l’opinion.
Mais cette oscillation, parfaitement signalée par les économistes, n’est rien que l’effet d’une contradiction qui, se traduisant sur une vaste échelle, engendre les phénomènes les plus inattendus. Trois années de fertilité, dans certaines provinces de la Russie, sont une calamité publique ; comme, dans nos vignobles, trois années d’abondance sont une calamité pour le vigneron. Les économistes, je le sais bien, attribuent cette détresse au manque de débouchés ; aussi est-ce une grande question parmi eux que les débouchés. Malheureusement il en est de la théorie des débouchés comme de celle de l’émigration qu’on a voulu opposer à Malthus ; c’est une pétition de principe. Les états les mieux pourvus de débouchés sont sujets à la surproduction comme les pays les plus isolés : où est-ce que la baisse et la hausse sont plus connues qu’à la bourse de Paris et de Londres ?
De l’oscillation de la valeur et des effets irréguliers qui en découlent, les socialistes et les économistes, chacun de leur côté, ont déduit des conséquences opposées, mais également fausses : les premiers en ont pris texte pour calomnier l’économie politique, et l’exclure de la science sociale ; les autres, pour rejeter toute possibilité de conciliation entre les termes, et affirmer comme loi absolue du commerce l’incommensurabilité des valeurs, partant l’inégalité des fortunes.
Je dis que des deux parts l’erreur est égale.
1o L’idée contradictoire de valeur, si bien mise en lumière par la distinction inévitable de valeur utile et valeur en échange, ne vient pas d’une fausse aperception de l’esprit, ni d’une terminologie vicieuse, ni d’aucune aberration de la pratique : elle est intime à la nature des choses, et s’impose à la raison comme forme générale de la pensée, c’est-à-dire comme catégorie. Or, comme le concept de valeur est le point de départ de l’économie politique, il s’ensuit que tous les éléments de la science, j’emploie le mot science par anticipation, sont contradictoires en eux-mêmes et opposés entre eux, si bien que sur chaque question l’économiste se trouve incessamment placé entre une affirmation et une négation également irréfutables. L’antinomie enfin, pour me servir du mot consacré par la philosophie moderne, est le caractère essentiel de l’économie politique, c’est-à-dire tout à la fois son arrêt de mort et sa justification.
Antinomie, littéralement contre-loi, veut dire opposition dans le principe ou antagonisme dans le rapport, comme la contradiction ou antilogie indique opposition ou contrariété dans le discours. L’antinomie, je demande pardon d’entrer dans ces détails de scolastique, mais peu familiers encore à la plupart des économistes, l’antinomie est la conception d’une loi à double face, l’une positive, l’autre négative : telle est, par exemple, la loi appelée attraction, qui fait tourner les planètes autour du soleil, et que les géomètres ont décomposée en force centripète et force centrifuge. Tel est encore le problème de la divisibilité de la matière à l’infini, que Kant a démontré pouvoir être nié et affirmé tour à tour par des arguments également plausibles et irréfutables.
L’antinomie ne fait qu’exprimer un fait, et s’impose impérieusement à l’esprit : la contradiction proprement dite est une absurdité. Cette distinction entre l’antinomie (contra-lex) et la contradiction (contra-dictio) montre en quel sens on a pu dire que, dans un certain ordre d’idées et de faits, l’argument de contradiction n’a plus la même valeur qu’en mathématiques.
En mathématiques, il est de règle qu’une proposition étant démontrée fausse, la proposition inverse est vraie, et réciproquement. Tel est même le grand moyen de démonstration mathématique. En économie sociale, il n’en ira plus de même : ainsi nous verrons, par exemple, que la propriété étant démontrée fausse par ses conséquences, la formule contraire, la communauté, n’est pas du tout vraie pour cela, mais qu’elle est niable en même temps et au même titre que la propriété. S’ensuit-il, comme on l’a dit avec une emphase assez ridicule, que toute vérité, toute idée procède d’une contradiction, c’est-à-dire d’un quelque chose qui s’affirme et se nie au même moment et au même point de vue, et qu’il faille rejeter bien loin la vieille logique, qui fait de la contradiction le signe par excellence de l’erreur ? Ce bavardage est digne de sophistes qui, sans foi ni bonne foi, travaillent à éterniser le scepticisme, afin de maintenir leur impertinente inutilité. Comme l’antinomie, aussitôt qu’elle est méconnue, conduit infailliblement à la contradiction, on les a prises l’une pour l’autre, surtout en français, où l’on aime à désigner chaque chose par ses effets. Mais ni la contradiction, ni l’antinomie que l’analyse découvre au fond de toute idée simple, n’est le principe du vrai. La contradiction est toujours synonyme de nullité ; quant à l’antinomie, que l’on appelle quelquefois du même nom, elle est, en effet, l’avant-coureur de la vérité, à qui elle fournit pour ainsi dire la matière ; mais elle n’est point la vérité, et, considérée en elle-même, elle est la cause efficiente du désordre, la forme propre du mensonge et du mal.
L’antinomie se compose de deux termes, nécessaires l’un à l’autre, mais toujours opposés, et tendant réciproquement à se détruire. J’ose à peine ajouter, mais il faut franchir ce pas, que le premier de ces termes a reçu le nom de thèse, position, et le second celui d’anti-thèse, contre-position. Ce mécanisme est maintenant si connu, qu’on le verra bientôt, j’espère, figurer au programme des écoles primaires. Nous verrons tout à l’heure comment de la combinaison de ces deux zéros jaillit l’unité, ou l’idée, laquelle fait disparaître l’antinomie.
Ainsi, dans la valeur, rien d’utile qui ne se puisse échanger, rien d’échangeable s’il n’est utile : la valeur d’usage et la valeur en échange sont inséparables. Mais tandis que, par le progrès de l’industrie, la demande varie et se multiplie à l’infini ; que la fabrication tend en conséquence à exhausser l’utilité naturelle des choses, et finalement à convertir toute valeur utile en valeur d’échange ; — d’un autre côté, la production, augmentant incessamment la puissance de ses moyens et réduisant toujours ses frais, tend à ramener la vénalité des choses à l’utilité primitive : en sorte que la valeur d’usage et la valeur d’échange sont en lutte perpétuelle.
Les effets de cette lutte sont connus : les guerres de commerce et de débouchés, les encombrements, les stagnations, les prohibitions, les massacres de la concurrence, le monopole, la dépréciation des salaires, les lois de maximum, l’inégalité écrasante des fortunes, la misère, découlent de l’antinomie de la valeur. On me dispensera d’en donner ici la démonstration, qui d’ailleurs ressortira naturellement des chapitres suivants.
Les socialistes, tout en demandant avec juste raison la fin de cet antagonisme, ont eu le tort d’en méconnaître la source, et de n’y voir qu’une méprise du sens commun, que l’on pouvait réparer par décret d’autorité publique. De là cette explosion de sensiblerie lamentable, qui a rendu le socialisme si fade aux esprits positifs, et qui, propageant les plus absurdes illusions, fait tous les jours encore tant de dupes. Ce que je reproche au socialisme, n’est pas d’être venu sans motif ; c’est de rester si longtemps et si obstinément bête.
2o Mais les économistes ont eu le tort non moins grave de repousser à priori, et cela justement en vertu de la donnée contradictoire, ou pour mieux dire antinomique de la valeur, toute idée et tout espoir de réforme, sans vouloir jamais comprendre que par cela même que la société était parvenue à son plus haut période d’antagonisme, il y avait imminence de conciliation et d’harmonie. C’est pourtant ce qu’un examen attentif de l’économie politique aurait fait toucher au doigt à ses adeptes, s’ils avaient tenu plus de compte des matières de la métaphysique moderne. Il est en effet démontré, par tout ce que la raison humaine sait de plus positif, que là où se manifeste une antinomie, il y a promesse de résolution des termes, et par conséquent annonce d’une transformation. Or, la notion de valeur, telle qu’elle a été exposée entre autres par M. J. B. Say, tombe précisément dans ce cas. Mais les économistes, demeurés pour la plupart, et par une inconcevable fatalité, étrangers au mouvement philosophique, n’avaient garde de supposer que le caractère essentiellement contradictoire, ou, comme ils disaient, variable de la valeur, fût en même temps le signe authentique de sa constitutionnalité, je veux dire de sa nature éminemment harmonique et déterminable. Quelque déshonneur qui en résulte pour les diverses écoles économistes, il est certain que l’opposition qu’elles ont faite au socialisme procède uniquement de cette fausse conception de leurs propres principes ; une preuve, entre mille, suffira.
L’Académie des sciences (non pas celle des sciences morales, l’autre), sortant un jour de ses attributions, fit lecture d’un mémoire dans lequel on proposait de calculer des tables de valeur pour toutes les marchandises, d’après les moyennes de produit par homme et par journée de travail dans chaque genre d’industrie. Le Journal des Économistes (août 1845) prit aussitôt texte de cette communication, usurpatrice à ses yeux, pour protester contre le projet de tarif qui en était l’objet, et rétablir ce qu’il appelait les vrais principes.
« Il n’y a pas, disait-il dans ses conclusions, de mesure de la valeur, d’étalon de la valeur ; c’est la science économique qui dit cela, comme la science mathématique nous dit qu’il n’y a pas de mouvement perpétuel et de quadrature du cercle, et que cette quadrature et ce mouvement ne se trouveront jamais. Or, s’il n’y a pas d’étalon de la valeur, si la mesure de la valeur n’est pas même une illusion métaphysique, quelle est donc en définitive la règle qui préside aux échanges ? C’est, nous l’avons dit, l’offre et la demande d’une manière générale, voilà le dernier mot de la science. »
Or, comment le Journal des Économistes prouvait-il qu’il n’y a pas de mesure de valeur ? Je me sers du terme consacré : je montrerai tout à l’heure que cette expression, mesure de la valeur, a quelque chose de louche, et ne rend pas exactement ce que l’on veut, ce que l’on doit dire.
Ce journal répétait, en l’accompagnant d’exemples, l’exposition que nous avons faite plus haut de la variabilité de la valeur, mais sans atteindre comme nous à la contradiction. Or, si l’estimable rédacteur, l’un des économistes les plus distingués de l’école de Say, avait eu des habitudes dialectiques plus sévères ; s’il eût été de longue main exercé, non-seulement à observer les faits, mais à en chercher l’explication dans les idées qui les produisent, je ne doute pas qu’il ne se fût exprimé avec plus de réserve, et qu’au lieu de voir dans la variabilité de la valeur le dernier mot de la science, il n’eût reconnu de lui-même qu’elle en était le premier. En réfléchissant que la variabilité dans la valeur procède non des choses, mais de l’esprit, il se serait dit que comme la liberté de l’homme a sa loi, la valeur doit avoir la sienne ; conséquemment, que l’hypothèse d’une mesure de la valeur, puisque ainsi l’on s’exprime, n’a rien d’irrationnel, tout au contraire, que c’est la négation de cette mesure qui est illogique, insoutenable.
Et de fait, en quoi l’idée de mesurer, et par conséquent de fixer la valeur, répugne-t-elle à la science ? Tous les hommes croient à cette fixation ; tous la veulent, la cherchent, la supposent : chaque proposition de vente ou d’achat n’est en fin de compte qu’une comparaison entre deux valeurs, c’est-à-dire une détermination, plus ou moins juste, si l’on veut, mais effective. L’opinion du genre humain sur la différence qui existe entre la valeur réelle et le prix de commerce, est, on peut le dire, unanime. C’est ce qui fait que tant de marchandises se vendent à prix fixe ; il en est même qui, jusque dans leurs variations, sont toujours fixées : tel est le pain. On ne niera pas que si deux industriels peuvent s’expédier réciproquement en compte-courant, et à prix fait, des quantités de leurs produits respectifs, dix, cent, mille industriels ne puissent en faire autant. Or, ce serait précisément avoir résolu le problème de la mesure de la valeur. Le prix de chaque chose serait débattu, j’en conviens, parce que le débat est encore pour nous la seule manière de fixer le prix ; mais enfin comme toute lumière jaillit du choc, le débat, bien qu’il soit une preuve d’incertitude, a pour but, abstraction faite du plus ou moins de bonne foi qui s’y mêle, de découvrir le rapport des valeurs entre elles, c’est-à-dire leur mensuration, leur loi.
Ricardo, dans sa théorie de la rente, a donné un magnifique exemple de la commensurabilité des valeurs. Il a fait voir que les terres arables sont entre elles comme, à frais égaux, sont leurs rendements ; et la pratique universelle est en cela d’accord avec la théorie. Or, qui nous dit que cette manière, positive et sûre, d’évaluer les terres, et en général tous les capitaux engagés, ne peut pas s’étendre aussi aux produits ?
On dit : L’économie politique ne se gouverne point par des à priori ; elle ne prononce que sur des faits. Or, ce sont les faits, c’est l’expérience qui nous apprend qu’il n’est ni peut exister de mesure de la valeur, et qui prouve que si une pareille idée a dû se présenter naturellement, sa réalisation est tout à fait chimérique. L’offre et la demande, telle est la seule règle des échanges.
Je ne répéterai pas que l’expérience prouve précisément le contraire ; que tout, dans le mouvement économique des sociétés, indique une tendance à la constitution et à la fixation de la valeur ; que c’est là le point culminant de l’économie politique, laquelle, par cette constitution, se trouve transformée, et le signe suprême de l’ordre dans la société : cet aperçu général, réitéré sans preuve, deviendrait insipide. Je me renferme pour le moment dans les termes de la discussion, et je dis que l offre et la demande, que l’on prétend être la seule règle des valeurs, ne sont autre chose que deux formes cérémonielles servant à mettre en présence la valeur d’utilité et la valeur en échange, et à provoquer leur conciliation. Ce sont les deux pôles électriques, dont la mise en rapport doit produire le phénomène d’affinité économique, appelé échange. Comme les pôles de la pile, l’offre et la demande sont diamétralement opposées, et tendent sans cesse à s’annuler l’une l’autre ; c’est par leur antagonisme que le prix des choses ou s’exagère ou s’anéantit : on veut donc savoir s’il n’est pas possible, en toute occasion, d’équilibrer ou faire transiger ces deux puissances, de manière à ce que le prix des choses soit toujours l’expression de la valeur vraie, l’expression de la justice. Dire après cela que l’offre et la demande sont la règle des échanges, c’est dire que l’offre et la demande sont la règle de l’offre et de la demande ; ce n’est point expliquer la pratique, c’est la déclarer absurde, et je nie que la pratique soit absurde.
Tout à l’heure j’ai cité Ricardo comme ayant donné, pour un cas spécial, une règle positive de comparaison des valeurs : les économistes font mieux encore ; chaque année ils recueillent, des tableaux de la statistique, la moyenne de toutes les mercuriales. Or, quel est le sens d’une moyenne ? Chacun conçoit que dans une opération particulière, prise au hasard sur un million, rien ne peut indiquer si c’est l’offre, valeur utile, qui l’a emporté, ou si c’est la valeur échangeable, c’est-à-dire la demande. Mais comme toute exagération dans le prix des marchandises est tôt ou tard suivie d’une baisse proportionnelle ; comme, en d’autres termes, dans la société les profits de l’agio sont égaux aux pertes, on peut regarder avec juste raison la moyenne, des prix, pendant une période complète, comme indiquant la valeur réelle et légitime des produits. Cette moyenne, il est vrai, arrive trop tard : mais qui sait si l’on ne pourrait pas, à l’avance, la découvrir ? Est-il un économiste qui ose dire que non ?
Bon gré, mal gré, il faut donc chercher la mesure de la valeur : c’est la logique qui le commande, et ses conclusions sont égales contre les économistes et contre les socialistes. L’opinion qui nie l’existence de cette mesure est irrationnelle, déraisonnable. Dites tant qu’il vous plaira, d’un côté, que l’économie politique est une science de faits, et que les faits sont contraires à l’hypothèse d’une détermination de la valeur ; — de l’autre, que cette question scabreuse n’a plus lieu dans une association universelle, qui absorberait tout antagonisme : je répliquerai toujours, à droite et à gauche :
1° Que comme il ne se produit pas de fait qui n’ait sa cause, de même il n’en existe pas qui n’ait sa loi ; et que si la loi de l’échange n’est pas trouvée, la faute en est, non pas aux faits, mais aux savants ;
2" Qu’aussi longtemps que l’homme travaillera pour subsister, et travaillera librement, la justice sera la condition de la fraternité et la base de l’association : or, sans une détermination de la valeur, la justice est boiteuse, est impossible.
§ II. — Constitution de la valeur : définition de la richesse.
Nous connaissons la valeur sous ses deux aspects contraires : nous ne la connaissons pas dans son tout. Si nous pouvions acquérir cette nouvelle idée, nous aurions la valeur absolue ; et une tarification des valeurs, telle que la demandait le mémoire lu à l’Académie des sciences, serait possible. Figurons-nous donc la richesse comme une masse tenue par une force chimique ou état permanent de composition, et dans laquelle des éléments nouveaux entrant sans cesse, se combinent en proportions différentes, mais d’après une loi certaine : la valeur est le rapport proportionnel (la mesure) selon lequel chacun de ces éléments fait partie du tout.
Il suit de là deux choses : l’une, que les économistes se sont complètement abusés lorsqu’ils ont cherché la mesure générale de la valeur dans le blé, dans l’argent, dans la rente, etc. ; comme aussi lorsqu’après avoir démontré que cet étalon de mesure n’était ni ici ni là, ils ont conclu qu’il n’y avait raison ni mesure à la valeur ; — l’autre, que la proportion des valeurs peut varier continuellement, sans cesser pour cela d’être assujétie à une loi, dont la détermination est précisément la solution demandée.
Ce concept de la valeur satisfait, comme on le verra, à toutes les conditions : car il embrasse à la fois et la valeur utile, dans ce qu’elle a de positif et de fixe, et la valeur en échange, dans ce qu’elle a de variable ; en second lieu fait cesser la contrariété qui semblait un obstacle insurmontable à toute détermination ; de plus, nous montrerons que la valeur ainsi entendue diffère entièrement de ce que serait une simple juxta-position des deux idées de valeur utile et valeur échangeable, et qu’elle est douée de propriétés nouvelles.
La proportionnalité des produits n’est point une révélation que nous prétendions faire au monde : ni une nouveauté que nous apportions dans la science, pas plus que la division du travail n’était chose inouïe, lorsqu’Adam Smith en expliqua les merveilles. La proportionnalité des produits est, comme il nous serait facile de le prouver par des citations sans nombre, une idée vulgaire qui traîne partout dans les ouvrages d’économie politique, mais à laquelle personne jusqu’à ce jour n’a songé à restituer le rang qui lui est dû : et c’est ce que nous entreprenons aujourd’hui de faire. Nous tenions, du reste, à faire cette déclaration, afin de rassurer le lecteur sur nos prétentions à l’originalité, et de nous réconcilier les esprits que leur timidité rend peu favorables aux idées nouvelles.
Les économistes semblent n’avoir jamais entendu, par la mesure de la valeur, qu’un étalon, une sorte d’unité primordiale, existant par elle-même, et qui s’appliquerait à toutes les marchandises, comme le mètre s’applique à toutes les grandeurs. Aussi a-t-il semblé à plusieurs que tel était en effet le rôle de l’argent. Mais la théorie des monnaies a prouvé de reste que, loin d’être la mesure des valeurs, l’argent n’en est que l’arithmétique, et une arithmétique de convention. L’argent est à la valeur ce que le thermomètre est à la chaleur : le thermomètre, avec son échelle arbitrairement graduée, indique bien quand il y a déperdition ou accumulation de calorique : mais quelles sont les lois d’équilibre de la chaleur, quelle en est la proportion dans les divers corps, quelle quantité est nécessaire pour produire une ascension de 10, 15 ou 20 degrés dans le thermomètre, voilà ce que le thermomètre ne dit pas ; il n’est pas même sûr que les degrés de l’échelle, tous égaux entre eux, correspondent à des additions égales de calorique.
L’idée que l’on s’était faite jusqu’ici de la mesure de la valeur est donc inexacte ; ce que nous cherchons n’est pas l’étalon de la valeur, comme on l’a dit tant de fois, et ce qui n’a pas de sens ; mais la loi suivant laquelle les produits se proportionnent dans la richesse sociale ; car c’est de la connaissance de cette loi que dépendent, dans ce qu’elles ont de normal et de légitime, la hausse et la baisse des marchandises. En un mot, comme par la mesure des corps célestes on entend le rapport résultant de la comparaison de ces corps entre eux, de même, par la mesure des valeurs, il faut entendre le rapport qui résulte de leur comparaison ; or, je dis que ce rapport a sa loi, et cette comparaison son principe.
Je suppose donc une force qui combine, dans des proportions certaines, les éléments de la richesse, et qui en fait un tout homogène : si les éléments constituants ne sont pas dans la proportion voulue, la combinaison ne s’en opérera pas moins ; mais, au lieu d’absorber toute la matière, elle en rejettera une partie comme inutile. Le mouvement intérieur par lequel se produit la combinaison, et que détermine l’affinité des diverses substances, ce mouvement dans la société est l’échange, non plus seulement l’échange considéré dans sa forme élémentaire et d’homme à homme, mais l’échange en tant que fusion de toutes les valeurs produites par les industries privées en une seule et même richesse sociale. Enfin, la proportion selon laquelle chaque élément entre dans le composé, cette proportion est ce que nous appelons valeur ; l’excédant qui reste après la combinaison est non-valeur, tant que, par l’accession d’une certaine quantité d’autres éléments, il ne se combine, ne s’échange pas.
Nous expliquerons plus bas le rôle de l’argent.
Tout ceci posé, on conçoit qu’à un moment donné la proportion des valeurs formant la richesse d’un pays puisse, à force de statistiques et d’inventaires, être déterminée ou du moins approximée empiriquement, à peu près comme les chimistes ont découvert par l’expérience, aidée de l’analyse, la proportion d’hydrogène et d’oxygène nécessaire à la formation de l’eau. Cette méthode, appliquée à la détermination des valeurs, n’a rien qui répugne ; ce n’est, après tout, qu’une affaire de comptabilité. Mais un pareil travail, quelque intéressant qu’il fût, nous apprendrait fort peu de chose. D’une part, en effet, nous savons que la proportion varie sans cesse ; de l’autre, il est clair qu’un relevé de la fortune publique ne donnant la proportion des valeurs que pour le lieu et l’heure où la table serait faite, nous ne pourrions en induire la loi de proportionnalité de la richesse. Ce n’est pas un seul travail de ce genre qu’il faudrait pour cela ; ce serait, en admettant que le procédé fût digne de confiance, des milliers et des millions de travaux semblables.
Or, il en est ici de la science économique tout autrement que de la chimie. Les chimistes, à qui l’expérience a découvert de si belles proportions, ne savent rien du comment ni du pourquoi de ces proportions, pas plus que de la force qui les détermine. L’économie sociale, au contraire, à qui nulle recherche à posteriori ne pourrait faire connaître directement la loi de proportionnalité des valeurs, peut la saisir dans la force même qui la produit, et qu’il est temps de faire connaître.
Cette force, qu’A. Smith a célébrée avec tant d’éloquence et que ses successeurs ont méconnue, lui donnant pour égal le privilège, cette force est le travail. Le travail diffère de producteur à producteur en quantité et qualité ; il en est de lui à cet égard comme de tous les grands principes de la nature et des lois les plus générales, simples dans leur action et leur formule, mais modifiés à l’infini par la multitude des causes particulières, et se manifestant sous une variété innombrable de formes. C’est le travail, le travail seul, qui produit tous les éléments de la richesse, et qui les combine jusque dans leurs dernières molécules selon une loi de proportionnalité variable, mais certaine. C’est le travail enfin qui, comme principe de vie, agite, mens agitat, la matière, molem, de la richesse, et qui la proportionne.
La société, ou l’homme collectif, produit une infinité d’objets dont la jouissance constitue son bien-être. Ce bien-être se développe non-seulement en raison de la quantité des produits, mais aussi en raison de leur variété (qualité) et proportion. De cette donnée fondamentale il suit que la société doit toujours, à chaque instant de sa vie, chercher dans ses produits une proportion telle, que la plus forte somme de bien-être s’y rencontre, eu égard à la puissance et aux moyens de production. Abondance, variété et proportion dans les produits, sont les trois termes qui constituent la richesse : la richesse, objet de l’économie sociale, est soumise aux mêmes conditions d’existence que le beau, objet de l’art ; la vertu, objet de la morale ; le vrai, objet de la métaphysique.
Mais comment s’établit cette proportion merveilleuse et si nécessaire, que sans elle une partie du labeur humain est perdue, c’est-à-dire inutile, inharmonique, invraie, par conséquent synonyme d’indigence, de néant ?
Prométhée, selon la fable, est le symbole de l’activité humaine. Prométhée dérobe le feu du ciel, et invente les premiers arts ; Prométhée prévoit l’avenir et veut s’égaler à Jupiter ; Prométhée est Dieu. Appelons donc la société Prométhée.
Prométhée donne au travail, en moyenne, dix heures par jour, sept au repos, autant au plaisir. Pour tirer de ses exercices le fruit le plus utile, Prométhée tient note de la peine et du temps que chaque objet de sa consommation lui coûte. Rien que l’expérience ne peut l’en instruire, et cette expérience sera de toute sa vie. Tout en travaillant et produisant, Prométhée éprouve donc une infinité de mécomptes. Mais, en dernier résultat, plus il travaille, plus son bien-être se raffine et son luxe s’idéalise ; plus il étend ses conquêtes sur la nature, plus il fortifie en lui-même le principe de vie et d’intelligence dont l’exercice seul le rend heureux. C’est au point que, la première éducation du Travailleur une fois faite, et l’ordre mis dans ses occupations, travailler pour lui n’est plus peiner, c’est vivre, c’est jouir. Mais l’attrait du travail n’en détruit pas la règle, puisqu’au contraire il en est le fruit ; et ceux qui, sous prétexte que le travail doit être attrayant, concluent à la négation de la justice et à la communauté, ressemblent aux enfants qui, après avoir cueilli des fleurs au jardin, établissent leur parterre sur l’escalier.
Dans la société la justice n’est donc pas autre chose que la proportionnalité des valeurs ; elle a pour garantie et sanction la responsabilité du producteur.
Prométhée sait que tel produit coûte une heure de travail, tel autre un jour, une semaine, un an ; il sait en même temps que tous ces produits, par l’accroissement de leurs frais, forment la progression de sa richesse. Il commencera donc par assurer son existence, en se pourvoyant des choses les moins coûteuses, et par conséquent les plus nécessaires ; puis, à mesure qu’il aura pris ses sûretés, il avisera aux objets de luxe, procédant toujours, s’il est sage, selon la gradation naturelle du prix que chaque chose lui coûte. Quelquefois Prométhée se trompera dans son calcul, ou bien, emporté par la passion, il sacrifiera un bien immédiat pour une jouissance prématurée ; et, après avoir sué le sang et l’eau, il s’affamera. Ainsi, la loi porte en elle-même sa sanction : elle ne peut être violée, sans que l’infracteur soit aussitôt puni.
Say a donc eu raison de dire : « Le bonheur de cette classe (celle des consommateurs), composée de toutes les autres, constitue le bien-être général, l’état de prospérité d’un pays. » Seulement, il aurait dû ajouter que le bonheur de la classe des producteurs, qui se compose aussi de toutes les autres, constitue également le bien-être général, l’état de prospérité d’un pays. — De même quand il dit : « La fortune de chaque consommateur est perpétuellement en rivalité avec tout ce qu’il achète, » il aurait dû ajouter encore : « La fortune de chaque producteur est attaquée sans cesse par tout ce qu’il vend. » Sans cette réciprocité nettement exprimée, la plupart des phénomènes économiques deviennent inintelligibles ; et je ferai voir en son lieu comment, par suite de cette grave omission, la plupart des économistes faisant des livres ont déraisonné sur la balance du commerce.
J’ai dit tout à l’heure que la société produit d’abord les choses les moins coûteuses, et par conséquent les plus nécessaires… Or, est-il vrai que dans le produit, la nécessité ait pour corrélatif le bon marché, et vice versâ ; en sorte que ces deux mots, nécessité et bon marché, de même que les suivants, cherté et superflu, soient synonymes ?
Si chaque produit du travail, pris isolément, pouvait suffire à l’existence de l’homme, la synonymie en question ne serait pas douteuse ; tous les produits ayant les même propriétés, ceux-là nous seraient les plus avantageux à produire, par conséquent les plus nécessaires, qui coûteraient le moins. Mais ce n’est point avec cette précision théorique que se formule le parallélisme entre l’utilité et le prix des produits : soit prévoyance de la nature, soit par toute autre cause, l’équilibre entre le besoin et la faculté productrice est plus qu’une théorie, c’est un fait, dont la pratique de tous les jours, aussi bien que le progrès de la société, dépose.
Transportons-nous au lendemain de la naissance de l’homme, au jour de départ de la civilisation : n’est-il pas vrai que les industries à l’origine les plus simples, celles qui exigèrent le moins de préparations et de frais, furent les suivantes : cueillette, pâture, chasse et pêche, à la suite desquelles et longtemps après l’agriculture est venue ? Depuis lors, ces quatre industries primordiales ont été perfectionnées et de plus appropriées : double circonstance qui n’altère pas l’essence des faits, mais qui lui donne au contraire plus de relief. En effet, la propriété s’est toujours attachée de préférence aux objets de l’utilité la plus immédiate, aux valeurs faites, si j’ose ainsi dire ; en sorte que l’on pourrait marquer l’échelle des valeurs par le progrès de l’appropriation.
Dans son ouvrage sur la Liberté du travail, M. Dunoyer s’est positivement rattaché à ce principe, en distinguant quatre grandes catégories industrielles, qu’il range selon l’ordre de leur développement, c’est-à-dire de la moindre à la plus grande dépense de travail. Ce sont : industrie extractive, comprenant toutes les fonctions demi-barbares citées plus haut ; — industrie commerciale, industrie manufacturière, industrie agricole. Et c’est avec une raison profonde que le savant auteur a placé en dernier lieu l’agriculture. Car, malgré sa haute antiquité, il est positif que cette industrie n’a pas marché du même pas que les autres ; or, la succession des choses dans l’humanité ne doit point être déterminée d’après l’origine, mais d’après l’entier développement. Il se peut que l’industrie agricole soit née avant les autres, ou que toutes soient contemporaines ; mais celle-là sera jugée la dernière en date, qui se sera perfectionnée postérieurement.
Ainsi la nature même des choses, autant que ses propres besoins, indiquaient au travailleur l’ordre dans lequel il devait attaquer la production des valeurs qui composent son bien-être : notre loi de proportionnalité est donc tout à la fois physique et logique, objective et subjective ; elle a le plus haut degré de certitude. Suivons-en l’application.
De tous les produits du travail, aucun peut-être n’a coûté de plus longs, de plus patients efforts, que le calendrier. Cependant il n’en est aucun dont la jouissance puisse aujourd’hui s’acquérir à meilleur marché, et conséquemment, d’après nos propres définitions, soit devenue plus nécessaire. Comment donc expliquerons-nous ce changement ? Comment le calendrier, si peu utile aux premières hordes, à qui il suffisait de l’alternance de la nuit et du jour, comme de l’hiver et de l’été, est-il devenu à la longue si indispensable, si peu dispendieux, si parfait ; car, par un merveilleux accord, dans l’économie sociale toutes ces épithètes se traduisent ? Comment, en un mot, rendre raison de la variabilité de valeur du calendrier, d’après notre loi de proportion ?
Pour que le travail nécessaire à la production du calendrier fût exécuté, fût possible, il fallait que l’homme trouvât moyen de gagner du temps sur ses premières occupations, et sur celles qui en furent la conséquence immédiate. En d’autres termes, il fallait que ces industries devinssent plus productives, ou moins coûteuses, qu’elles n’étaient au commencement : ce qui revient à dire qu’il fallait d’abord résoudre le problème de la production du calendrier sur les industries extractives elles-mêmes.
Je suppose donc que tout à coup, par une heureuse combinaison d’efforts, par la division du travail, l’emploi de quelque machine, la direction mieux entendue des agents naturels, en un mot par son industrie, Prométhée trouve moyen de produire en un jour, d’un certain objet, autant qu’autrefois il produisait en dix : que s’ensuivra-t-il ? le produit changera de place sur le tableau des éléments de la richesse ; sa puissance d’affinité pour d’autres produits, si j’ose ainsi dire, s’étant accrue, sa valeur relative se trouvera diminuée d’autant, et au lieu d’être cotée comme 100, elle ne le sera plus que comme 10. Mais cette valeur n’en sera pas moins, et toujours, rigoureusement déterminée ; et ce sera encore le travail qui seul fixera le chiffre de son importance. Ainsi la valeur varie, et la loi des valeurs est immuable : bien plus, si la valeur est susceptible de variation, c’est parce qu’elle est soumise à une loi dont le principe est essentiellement mobile, savoir le travail mesuré par le temps.
Le même raisonnement s’applique à la production du calendrier, comme de toutes les valeurs possibles. Je n’ai pas besoin d’ajouter comment la civilisation, c’est-à-dire le fait social de l’accroissement des richesses, multipliant nos affaires, rendant nos instants de plus en plus précieux, nous forçant à tenir registre perpétuel et détaillé de toute notre vie, le calendrier est devenu pour tous une des choses les plus nécessaires. Un sait d’ailleurs que cette découverte admirable a suscité, comme son complément naturel, l’une de nos industries les plus précieuses, l’horlogerie.
Ici se place tout naturellement une objection, la seule qu’on puisse élever contre la théorie de la proportionnalité des valeurs.
Say, et les économistes qui l’ont suivi, ont observé que le travail étant lui-même sujet à évaluation, une marchandise comme une autre, enfin, il y avait cercle vicieux à le prendre pour principe et cause efficiente de la valeur. Donc, conclut-on, il faut s’en référer à la rareté et à l’opinion.
Ces économistes, qu’ils me permettent de le dire, ont fait preuve en cela d’une prodigieuse inattention. Le travail est dit valoir, non pas en tant que marchandise lui-même, mais en vue des valeurs qu’on suppose renfermées puissanciellement en lui. La valeur du travail est une expression figurée, une anticipation de la cause sur l’effet. C’est une fiction, au même titre que la productivité du capital. Le travail produit, le capital vaut : et quand, par une sorte d’ellipse, on dit la valeur du travail, on fait un enjambement qui n’a rien de contraire aux règles du langage, mais que des théoriciens doivent s’abstenir de prendre pour une réalité. Le travail, comme la liberté, l’amour, l’ambition, le génie, est chose vague et indéterminée de sa nature, mais qui se définit qualitativement par son objet, c’est-à-dire qui devient une réalité par le produit. Lors donc que l’on dit : le travail de cet homme vaut cinq francs par jour, c’est comme si l’on disait : le produit du travail quotidien de cet homme vaut cinq francs.
Or, l’effet du travail est d’éliminer incessamment la rareté et l’opinion, comme éléments constitutifs de la valeur, et, par une conséquence nécessaire, de transformer les utilités naturelles ou vagues (appropriées ou non) en utilités mesurables ou sociales : d’où il résulte que le travail est tout à la fois une guerre déclarée à la parcimonie de la nature, et une conspiration permanente contre la propriété.
D’après cette analyse, la valeur, considérée dans la société que forment naturellement entre eux, par la division du travail et par l’échange, les producteurs, est le rapport de proportionnalité des produits qui composent la richesse ; et ce qu’on appelle spécialement la valeur d’un produit est une formule qui indique, en caractères monétaires, la proportion de ce produit dans la richesse générale. — L’utilité fonde la valeur ; le travail en fixe le rapport ; le prix est l’expression qui, sauf les aberrations que nous aurons à étudier, traduit ce rapport.
Tel est le centre autour duquel oscillent la valeur utile et la valeur échangeable, le point où elles viennent s’abîmer et disparaître ; telle est la loi absolue, immuable, qui domine les perturbations économiques, les caprices de l’industrie et du commerce, et qui gouverne le progrès. Tout effort de l’humanité pensante et travailleuse, toute spéculation individuelle et sociale, comme partie intégrante de la richesse collective, obéissent à cette loi. La destinée de l’économie politique était, en posant successivement tous ses termes contradictoires, de la faire reconnaître ; l’objet de l’économie sociale, que je demande pour un moment la permission de distinguer de l’économie politique, bien qu’au fond elles ne doivent pas différer l’une de l’autre, sera de la promulguer et de la réaliser partout.
La théorie de la mesure ou de la proportionnalité des valeurs est, qu’on y prenne garde, la théorie même de l’égalité. De même, en effet, que dans la société, où l’on a vu que l’identité entre le producteur et le consommateur est complète, le revenu payé à un oisif est comme une valeur jetée aux flammes de l’Etna ; de même, le travailleur à qui l’on alloue un salaire excessif est comme un moissonneur à qui l’on donnerait un pain pour cueillir un épi : et tout ce que les économistes ont qualifié de consommation improductive n’est au fond qu’une infraction à la loi de proportionnalité.
Nous verrons par la suite comment, de ces données simples, le génie social déduit peu à peu le système encore obscur de l’organisation du travail, de la réparation des salaires, de la tarification des produits et de la solidarité universelle. Car l’ordre dans la société s’établit sur les calculs d’une justice inexorable, nullement sur les sentiments paradisiaques de fraternité, de dévouement et d’amour que tant d’honorables socialistes s’efforcent aujourd’hui d’exciter dans le peuple. C’est en vain qu’à l’exemple de Jésus-Christ ils prêchent la nécessité et donnent l’exemple du sacrifice ; l’égoïsme est plus fort, et la loi de sévérité, la fatalité économique, est seule capable de le dompter. L’enthousiasme humanitaire peut produire des secousses favorables au progrès de la civilisation ; mais ces crises du sentiment, de même que les oscillations de la valeur, n’auront jamais pour résultat que d’établir plus fortement, plus absolument la justice. La nature, ou la Divinité, s’est méfiée de nos cœurs ; elle n’a point cru à l’amour de l’homme pour son semblable ; et tout ce que la science nous découvre des vues de la Providence sur la marche des sociétés, je le dis à la honte de la conscience humaine, mais il faut que notre hypocrisie le sache, atteste de la part de Dieu une profonde misanthropie. Dieu nous aide, non par bonté, mais parce que l’ordre est son essence ; Dieu procure le bien du monde, non qu’il l’en juge digne, mais parce que la religion de sa suprême intelligence l’y oblige ; et tandis que le vulgaire lui donne le doux nom de père, il est impossible à l’historien, à l’économiste philosophe, de croire qu’il nous aime ni nous estime.
Imitons cette sublime indifférence, cette ataraxie stoïque de Dieu ; et puisque le précepte de charité a toujours échoué dans la production du bien social, cherchons dans la raison pure les conditions de la concorde et de la vertu.
La valeur, conçue comme proportionnalité des produits, autrement dire la valeur constituée, suppose nécessairement, et dans un degré égal, utilité et vénalité, indivisiblement et harmoniquement unies. Elle suppose utilité, car, sans cette condition, le produit aurait été dépourvu de cette affinité qui le rend échangeable, et par conséquent fait de lui un élément de la richesse ; — elle suppose vénalité, puisque si le produit n’était pas à toute heure et pour un prix déterminé acceptable à l’échange, il ne serait plus qu’une non-valeur, il ne serait rien.
Mais, dans la valeur constituée, toutes ces propriétés acquièrent une signification plus large, plus régulière et plus vraie qu’auparavant. Ainsi, l’utilité n’est plus cette capacité pour ainsi dire inerte qu’ont les choses de servir à nos jouissances et à nos explorations ; la vénalité n’est pas davantage cette exagération d’une fantaisie aveugle ou d’une opinion sans principe ; enfin, la variabilité a cessé de se traduire en un débat plein de mauvaise foi entre l’offre et la demande : tout cela a disparu pour faire place à une idée positive, normale, et, sous toutes les modifications possibles, déterminable. Par la constitution des valeurs, chaque produit, s’il est permis d’établir une pareille analogie, est comme la nourriture qui, découverte par l’instinct d’alimentation, puis préparée par l’organe digestif, entre dans la circulation générale, où elle se convertit, suivant des proportions certaines, en chairs, en os, en liquides, etc., et donne au corps la vie, la force et la beauté.
Or, que se passe-t-il dans l’idée de valeur, lorsque, des notions antagonistes de valeur utile et valeur en échange, nous nous élevons à celle de valeur constituée ou valeur absolue ? Il y a, si j’ose ainsi dire, un emboîtement, une pénétration réciproque dans laquelle les deux concepts élémentaires, se saisissant chacun comme les atomes crochus d’Épicure, s’absorbent l’un l’autre, et disparaissent, laissant à leur place un composé doué, mais à un degré supérieur, de toutes leurs propriétés positives, et débarrassé de leurs propriétés négatives. Une valeur véritablement telle, comme la monnaie, le papier de commerce de premier choix, les titres de rente sur l’État, les actions sur une entreprise solide, ne peut plus ni s’exagérer sans raison, ni perdre à l’échange : elle n’est plus soumise qu’à la loi naturelle de l’augmentation des spécialités industrielles et de l’accroissement des produits. Bien plus, une telle valeur n’est point le résultat d’une transation, c’est-à-dire d’un éclectisme, d’un juste-milieu ou d’un mélange : c’est le produit d’une fusion complète, produit entièrement neuf et distinct de ses composants : comme l’eau, produit de la combinaison de l’hydrogène et de l’oxygène, est un corps à part, totalement distinct de ses éléments.
La résolution de deux idées antithétiques en une troisième d’ordre supérieur est ce que l’école nomme synthèse. Elle seule donne l’idée positive et complète, laquelle s’obtient, comme on a vu, par l’affirmation ou négation successive, car cela revient au même, de deux concepts en opposition diamétrale. D’où l’on déduit ce corollaire d’une importance capitale en application aussi bien qu’en théorie : toutes les fois que dans la sphère de la morale, de l’histoire ou de l’économie politique, l’analyse a constaté l’antinomie d’une idée, on peut affirmer à priori que cette antinomie cache une idée plus élevée qui tôt ou tard fera son apparition.
Je regrette d’insister si longuement sur des notions familières à tous les jeunes gens du baccalauréat ; mais je devais ces détails à certains économistes qui, à propos de ma critique de la propriété, ont entassé dilemmes sur dilemmes pour me prouver que si je n’étais pas propriétaire, j’étais nécessairement communiste ; le tout, faute de savoir ce que c’est que thèse, antithèse et synthèse.
L’idée synthétique de valeur, comme condition fondamentale d’ordre et de progrès pour la société, avait été vaguement aperçue par Ad. Smith, lorsque, pour me servir des expressions de M. Blanqui, « il montra dans le travail la mesure universelle et invariable des valeurs, et fit voir que toute chose avait son prix naturel, vers lequel elle gravitait sans cesse au milieu des fluctuations du prix courant, occasionnées par des circonstances accidentelles étrangères à la valeur vénale de la chose. »
Mais cette idée de la valeur était tout intuitive chez Ad. Smith : or, la société ne change pas ses habitudes sur la foi d’intuitions ; elle ne se décide que sur l’autorité des faits. Il fallait que l’antinomie s’exprimât d’une manière plus sensible et plus nette : J. B. Say fut son principal interprète. Mais, malgré les efforts d’imagination et l’effrayante subtilité de cet économiste, la définition de Smith le domine à son insu, et éclate partout dans ses raisonnements.
« Évaluer une chose, dit Say, c’est déclarer qu’elle doit être estimée autant qu’une autre qu’on désigne… La valeur de chaque chose est vague et arbitraire tant qu’elle n’est pas reconnue…… » Il y a donc une manière de reconnaître la valeur des choses, c’est-à-dire de la fixer ; et comme cette reconnaissance ou fixation se fait par la comparaison des choses entre elles, il y a donc aussi un caractère commun, un principe, au moyen duquel on déclare qu’une chose vaut plus, moins ou autant qu’une autre.
Say avait dit d’abord : « La mesure de la valeur est la valeur d’un autre produit. » Plus tard, s’étant aperçu que cette phrase n’était qu’une tautologie, il la modifia ainsi : « La mesure de la valeur est la quantité d’un autre produit, » ce qui est tout aussi peu intelligible. Ailleurs, cet écrivain, ordinairement si lucide et si ferme, s’embarrasse de distinctions vaines : « On peut apprécier la valeur des choses ; on ne peut pas la mesurer, c’est-à-dire la comparer avec un titre invariable et connu, parce qu’il n’y en a point. Tout ce que l’on peut faire se réduit à évaluer les choses en les comparant. » D’autres fois, il distingue des valeurs réelles et des valeurs relatives : « Les premières sont celles où la valeur des choses change avec les frais de production ; les secondes sont celles où la valeur des choses change par rapport à la valeur des autres marchandises. »
Singulière préoccupation d’un homme de génie qui ne s’aperçoit plus que comparer, évaluer, apprécier, c’est mesurer ; que toute mesure n’étant jamais qu’une comparaison, indique par cela même un rapport vrai si la comparaison est bien faite ; qu’en conséquence, valeur ou mesure réelle et valeur ou mesure relative, sont choses parfaitement identiques ; et que la difficulté se réduit, non à trouver un étalon de mesure, puisque toutes les quantités peuvent s’en tenir lieu réciproquement, mais à déterminer le point de comparaison. En géométrie, le point de comparaison est l’étendue, et l’unité de mesure est tantôt la division du cercle en 360 parties, tantôt la circonférence du globe terrestre, tantôt la dimension moyenne du bras, de la main, du pouce ou du pied de l’homme. Dans la science économique, nous l’avons dit après A. Smith, le point de vue sous lequel toutes les valeurs se comparent est le travail ; quant à l’unité de mesure, celle adoptée en France est le franc. Il est incroyable que tant d’hommes de sens se démènent depuis quarante ans contre une idée si simple. Mais non : La comparaison des valeurs s’effectue sans qu’il y ait entre elles aucun point de comparaison, et sans unité de mesure ; — voilà, plutôt que d’embrasser la théorie révolutionnaire de l’égalité, ce que les économistes du dix-neuvième siècle ont résolu de soutenir envers et contre tous. Qu’en dira la postérité ?
Je vais présentement montrer, par des exemples frappants, que l’idée de mesure ou proportion des valeurs, nécessaire en théorie, s’est réalisée et se réalise tous les jours dans la pratique.
§ III. — Application de la loi de proportionnalité des valeurs.
Tout produit est un signe représentatif du travail.
Tout produit peut en conséquence être échangé par un autre, et la pratique universelle est là qui en témoigne.
Mais supprimez le travail : il ne vous reste que des utilités plus ou moins grandes, qui, n’étant frappées d’aucun caractère économique, d’aucun signe humain, sont incommensurables entre elles, c’est-à-dire logiquement inéchangeables.
L’argent, comme toute autre marchandise, est un signe représentatif du travail : à ce titre, il a pu servir d’évaluateur commun, et d’intermédiaire aux transactions. Mais la fonction particulière que l’usage a dévolue aux métaux précieux de servir d’agent au commerce est purement conventionnelle, et toute autre marchandise pourrait, moins commodément peut-être, mais d’une manière aussi authentique, remplir ce rôle ; les économistes le reconnaissent, et l’on en cite plus d’un exemple. Quelle est donc la raison de cette préférence généralement accordée aux métaux, pour servir de monnaie, et comment s’explique cette spécialité de fonction, sans analogue dans l’économie politique, de l’argent ? Car toute chose unique et sans comparses dans son espèce est par cela même de plus difficile intelligence, souvent même ne s’entend pas du tout. Or, est-il possible de rétablir la série d’où la monnaie semble avoir été détachée, et, par conséquent, de ramener celle-ci à son véritable principe ?
Sur cette question les économistes, suivant leur habitude, se sont jetés hors du domaine de leur science : ils ont fait de la physique, de la mécanique, de l’histoire, etc. ; ils ont parlé de tout, et n’ont pas répondu. Les métaux précieux, ont-ils dit, par leur rareté, leur densité, leur incorruptibilité, offraient pour la monnaie des commodités qu’on était loin de rencontrer au même degré dans les autres marchandises. Bref, les économistes, au lieu de répondre à la question d’économie qui leur était posée, se sont mis à traiter la question d’art. Ils ont très-bien fait valoir la convenance mécanique de l’or et de l’argent à servir de monnaie ; mais ce qu’aucun d’eux n’a ni vu ni compris, c’est la raison économique qui a déterminé, en faveur des métaux précieux, le privilège dont ils jouissent.
Or, ce que nul n’a remarqué, c’est que de toutes la marchandises, l’or et l’argent sont les premières dont la valeur soit arrivée à sa constitution. Dans la période patriarcale, l’or et l’argent se marchandent encore et s’échangent en lingots, mais déjà avec une tendance visible à la domination, et avec une préférence marquée. Peu à peu les souverains s’en emparent et y apposent leur sceau : et de cette consécration souveraine naît la monnaie, c’est-à-dire la marchandise par excellence, celle qui, nonobstant toutes les secousses du commerce, conserve une valeur proportionnelle déterminée, et se fait accepter en tout payement.
Ce qui distingue la monnaie, en effet, n’est point la dureté du métal, elle est moindre que celle de l’acier ; ni son utilité, elle est de beaucoup inférieure à celle du blé, du fer, de la houille, et d’une foule d’autres substances, réputées presque viles à côté de l’or ; — ce n’est ni la rareté, ni la densité : l’une et l’autre pouvaient être suppléées, soit par le travail donné à d’autres matières, soit, comme aujourd’hui, par du papier de banque, représentant de vastes amas de fer ou de cuivre. Le trait distinctif de l’or et de l’argent vient, je le répète, de ce que, grâce à leurs propriétés métalliques, aux difficultés de leur production, et surtout à l’intervention de l’autorité publique, ils ont de bonne heure conquis, comme marchandises, la fixité et l’authenticité.
Je dis donc que la valeur de l’or et de l’argent, notamment de la partie qui entre dans la fabrication des monnaies, bien que peut-être cette valeur ne soit pas encore calculée d’une manière rigoureuse, n’a plus rien d’arbitraire ; j’ajoute qu’elle n’est plus susceptible de dépréciation, à la manière des autres valeurs, bien que cependant elle puisse varier continuellement. Tous les frais de raisonnement et d’érudition qu’on a faits pour prouver, par l’exemple de l’argent, que la valeur est chose essentiellement indéterminable, sont autant de paralogismes, provenant d’une fausse idée de la question, ab ignorantiâ elenchi.
Philippe Ier, roi de France, mêle à la livre tournois de Charlemagne un tiers d’alliage, s’imaginant que lui seul ayant le monopole de la fabrication des monnaies, il peut faire ce que fait tout commerçant ayant le monopole d’un produit. Qu’était-ce, en effet, que cette altération des monnaies tant reprochée à Philippe et à ses successeurs ? un raisonnement très-juste au point de vue de la routine commerciale, mais très-faux en science économique, savoir, que l’offre et la demande étant la règle des valeurs, on peut, soit en produisant une rareté factice, soit en accaparant la fabrication, faire monter l’estimation et partant la valeur des choses, et que cela est vrai de l’or et de l’argent, comme du blé, du vin, de l’huile, du tabac. Cependant la fraude de Philippe ne fut pas plus tôt soupçonnée, que sa monnaie fut réduite à sa juste valeur, et qu’il perdit lui-même tout ce qu’il avait cru gagner sur ses sujets. Même chose arriva à la suite de toutes les tentatives analogues. D’où venait ce mécompte ?
C’est, disent les économistes, que par le faux monnayage, la quantité d’or et d’argent n’étant réellement ni diminuée ni accrue, la proportion de ces métaux avec les autres marchandises n’était point changée, et qu’en conséquence il n’était pas au pouvoir du souverain de faire que ce qui ne valait que comme 2 dans l’État, valût 4. Il est même à considérer que si, au lieu d’altérer les monnaies, il avait été au pouvoir du roi d’en doubler la masse, la valeur échangeable de l’or et de l’argent aurait aussitôt baissé de moitié, toujours par cette raison de proportionnalité et d’équilibre. L’altération des monnaies était donc, de la part du roi, un emprunt forcé, disons mieux, une banqueroute, une escroquerie.
À merveille : les économistes expliquent fort bien, quand ils veulent, la théorie de la mesure des valeurs ; il suffit pour cela de les mettre sur le chapitre de la monnaie. Comment donc ne voient-ils pas que la monnaie est la loi écrite du commerce, le type de l’échange, le premier terme de cette longue chaîne de créations qui toutes, sous le nom de marchandises, doivent recevoir la sanction sociale, et devenir, sinon de fait, au moins de droit, acceptables comme la monnaie en toute espèce de marché ?
« La monnaie, dit très-bien M. Augier, ne peut servir, soit d’échelle de constatation pour les marchés passés, soit de bon instrument d’échange, qu’autant que sa valeur approche le plus de l’idéal de la permanence ; car elle n’échange ou n’achète jamais que la valeur qu’elle possède. » (Hist. du Crédit public.)
Traduisons cette observation éminemment judicieuse en une formule générale.
Le travail ne devient une garantie de bien-être et d’égalité, qu’autant que le produit de chaque individu est en proportion avec la masse : car il n’échange ou n’achète jamais qu’une valeur égale à la valeur qui est en lui.
N’est-il pas étrange qu’on prenne hautement la défense du commerce agioteur et infidèle, et qu’en même temps on se récrie sur la tentative d’un monarque faux-monnayeur, qui, après tout, ne faisait qu’appliquer à l’argent le principe fondamental de l’économie politique, l’instabilité arbitraire des valeurs ? Que la régie s’avise de donner 750 grammes de tabac pour un kilogramme, les économistes crieront au vol ; — mais si la même régie, usant de son privilège, augmente le prix du kilogramme de 2 fr., ils trouveront que c’est cher, mais ils n’y verront rien qui soit contraire aux principes. Quel imbroglio que l’économie politique !
Il y a donc, dans la monétisation de l’or et de l’argent, quelque chose de plus que ce qu’en ont rapporté les économistes : il y a la consécration de la loi de proportionnalité, le premier acte de constitution des valeurs. L’humanité opère en tout par des gradations infinies : après avoir compris que tous les produits du travail doivent être soumis à une mesure de proportion qui les rende tous également permutables, elle commence par donner ce caractère de permutabilité absolue à un produit spécial, qui deviendra pour elle le type et le patron de tous les autres. C’est ainsi que pour élever ses membres à la liberté et à l’égalité, elle commence par créer des rois. Le peuple a le sentiment confus de cette marche providentielle, lorsque dans ses rêves de fortune et dans ses légendes, il parle toujours d’or et de royauté ; et les philosophes n’ont fait que rendre hommage à la raison universelle, lorsque dans leurs homélies soi-disant morales et leurs utopies sociétaires, ils tonnent avec un égal fracas contre l’or et la tyrannie. Auri sacra fames ! Maudit or ! s’écrie plaisamment un communiste. Autant vaudrait dire : maudit froment, maudites vignes, maudits moutons ; car, de même que l’or et l’argent, toute valeur commerciale doit arriver à une exacte et rigoureuse détermination. L’œuvre est dès longtemps commencée : aujourd’hui elle avance à vue d’œil.
Passons à d’autres considérations.
Un axiome généralement admis par les économistes, est que tout travail doit laisser un excédant.
Cette proposition est pour moi d’une vérité universelle et absolue : c’est le corollaire de la loi de proportionnalité, que l’on peut regarder comme le sommaire de toute la science économique. Mais, j’en demande pardon aux économistes, le principe que tout travail doit laisser un excédant n’a pas de sens dans leur théorie, et n’est susceptible d’aucune démonstration. Comment, si l’offre et la demande sont la seule règle des valeurs, peut-on reconnaître ce qui excède et ce qui suffit ? Ni le prix de revient, ni le prix de vente, ni le salaire, ne pouvant être mathématiquement déterminés, comment est-il possible de concevoir un surplus, un profit ? La routine commerciale nous a donné, ainsi que le mot, l’idée du profit : et comme nous sommes politiquement égaux, on en conclut que chaque citoyen a un droit égal à réaliser, dans son industrie personnelle, des bénéfices. Mais les opérations du commerce sont essentiellement irrégulières, et l’on a prouvé sans réplique que les bénéfices du commerce ne sont qu’un prélèvement arbitraire et forcé du producteur sur le consommateur, en un mot un déplacement, pour ne pas dire mieux. C’est ce que l’on apercevrait bientôt, s’il était possible de comparer le chiffre total des déficits de chaque année, avec le montant des bénéfices. Dans le sens de l’économie politique, le principe que tout travail doit laisser un excédant n’est autre que la consécration du droit constitutionnel que nous avons tous acquis par la révolution, de voler le prochain.
La loi de proportionnalité des valeurs peut seule rendre raison de ce problème. Je prendrai la question d’un peu haut : elle est assez grave pour que je la traite avec l’étendue qu’elle mérite.
La plupart des philosophes, comme des philologues, ne voient dans la société qu’un être de raison, ou pour mieux dire un nom abstrait servant à désigner une collection d’hommes. C’est un préjugé que nous avons tous reçu dès l’enfance avec nos premières leçons de grammaire, que les noms collectifs, les noms de genre et d’espèce, ne désignent point des réalités. Il y aurait fort à dire sur ce chapitre : je me renferme dans mon sujet. Pour le véritable économiste, la société est un être vivant, doué d’une intelligence et d’une activité propres, régi par des lois spéciales que l’observation seule découvre, et dont l’existence se manisfeste, non sous une forme physique, mais par le concert et l’intime solidarité de tous ses membres. Ainsi, lorsque tout à l’heure, sous l’emblème d’un dieu de la fable, nous faisions l’allégorie de la société, notre langage n’avait au fond rien de métaphorique : c’était l’être social, unité organique et synthétique, auquel nous venions de donner un nom. Aux yeux de quiconque a réfléchi sur les lois du travail et de l’échange (je laisse de côté toute autre considération), la réalité, j’ai presque dit la personnalité de l’homme collectif, est aussi certaine que la réalité et la personnalité de l’homme individu. Toute la différence est que celui-ci se présente aux sens sous l’aspect d’un organisme dont les parties sont en cohérence matérielle, circonstance qui n’existe pas dans la société. Mais l’intelligence, la spontanéité, le développement, la vie, tout ce qui constitue au plus haut degré la réalité de l’être, est aussi essentiel à la société qu’à l’homme : et de là vient que le gouvernement des sociétés est science, c’est-à-dire étude de rapports naturels ; et non point art, c’est-à-dire bon plaisir et arbitraire. De là vient enfin que toute société décline, dès qu’elle passe aux mains des idéologues.
Le principe que tout travail doit laisser un excédant, indémontrable à l’économie politique, c’est-à-dire à la routine propriétaire, est un de ceux qui témoignent le plus de la réalité de la personne collective : car, ainsi qu’on va voir, ce principe n’est vrai des individus que parce qu’il émane de la société, qui leur confère ainsi le bénéfice de ses propres lois.
Venons aux faits. On a remarqué que les entreprises de chemins de fer sont beaucoup moins une source de richesse pour les entrepreneurs que pour l’État. L’observation est juste ; et l’on aurait dû ajouter qu’elle s’applique non-seulement aux chemins de fer, mais à toute industrie. Mais ce phénomène, qui dérive essentiellement de la loi de porportionnalité des valeurs, et de l’identité absolue de la production et de la consommation, est inexplicable avec la notion ordinaire de valeur utile et valeur échangeable.
Le prix moyen du transport des marchandises par le roulage est 18 cent, par tonne et kilomètre, marchandise prise et rendue en magasin. On a calculé qu’à ce prix, une entreprise ordinaire de chemin de fer n’obtiendrait pas 10 p. 100 de bénéfice net, résultat à peu près égal à celui d’une entreprise de roulage. Mais admettons que la célérité du transport par fer soit à celle du roulage de terre, toutes compensations faites, comme 4 est à 1 : comme dans la société le temps est la valeur même, à égalité de prix le chemin de fer présentera sur le roulage un avantage de 400 p. 100. Cependant cet avantage énorme, très-réel pour la société, est bien loin de se réaliser dans la même proportion pour le voiturier, qui, tandis qu’il fait jouir la société d’une mieux value de 400 p. 100, ne retire pas quant à lui 10 p. 100. Supposons, en effet, pour rendre la chose encore plus sensible, que le chemin de fer porte son tarif à 25 cent., celui du roulage restant à 18 ; il perdra à l’instant toutes ses consignations. Expéditeurs, destinataires, tout le monde reviendra à la malbrouk, à la patache, s’il faut. On désertera la locomotive ; un avantage social de 500 p. 100 sera sacrifié à une perte privée de 35 p. 100.
La raison de cela est facile à saisir : l’avantage qui résulte de la célérité du chemin de fer est tout social, et chaque individu n’y participe qu’en une proportion minime (n’oublions pas qu’il ne s’agit en ce moment que du transport des marchandises), tandis que la perte frappe directement et personnellement le consommateur. Un bénéfice social égal à 400, représente pour l’individu, si la société est composée seulement d’un million d’hommes, quatre dix millièmes ; tandis qu’une perte de 33 p. 100 pour le consommateur supposerait un déficit social de trente-trois millions. L’intérêt privé et l’intérêt collectif, si divergents au premier coup d’œil, sont donc parfaitement identiques et adéquats : et cet exemple peut déjà servir à faire comprendre comment, dans la science économique, tous les intérêts se concilient.
Ainsi donc, pour que la société réalise le bénéfice supposé ci-dessus, il faut de toute nécessité que le tarif du chemin de fer ne dépasse pas, ou dépasse de fort peu le prix du roulage.
Mais, pour que cette condition soit remplie, en d’autres termes, pour que le chemin de fer soit commercialement possible, il faut que la matière transportable soit assez abondante pour couvrir au moins l’intérêt du capital engagé, et les frais d’entretien de la voie. Donc la première condition d’existence d’un chemin de fer est une forte circulation, ce qui suppose une production plus forte encore, une grande masse d’échanges.
Mais production, circulation, échanges, ne sont point choses qui s’improvisent ; puis, les diverses formes du travail ne se développent pas isolément et indépendamment l’une de l’autre : leur progrès est nécessairement lié, solidaire, proportionnel. L’antagonisme peut exister entre les industriels : malgré eux, l’action sociale est une, convergente, harmonique, en un mot, personnelle. Donc enfin il est un jour marqué pour la création des grands instruments de travail ; c’est celui où la consommation générale peut en soutenir l’emploi, c’est-à dire, car toutes ces propositions se traduisent, celui où le travail ambiant peut alimenter les nouvelles machines. Anticiper l’heure marquée par le progrès du travail, serait imiter ce fou qui, descendant de Lyon à Marseille, fit appareiller pour lui seul un steamer.
Ces points éclaircis, rien de plus aisé que d’expliquer comment le travail doit laisser à chaque producteur un excédant.
Et d’abord, pour ce qui concerne la société : Prométhée, sortant du sein de la nature, s’éveille à la vie dans une inertie pleine de charme, mais qui deviendrait bientôt misère et torture s’il ne se hâtait d’en sortir par le travail. Dans cette oisiveté originelle, le produit de Prométhée étant nul, son bien-être est identique à celui de la brute, et peut se représenter par zéro.
Prométhée se met à l’œuvre : et dès sa première journée, première journée de la seconde création, le produit de Prométhée, c’est-à-dire sa richesse, son bien-être, est égal à 10.
Le second jour, Prométhée divise son travail, et son produit devient égal à 100.
Le troisième jour, et chacun des jours suivants, Prométhée invente des machines, découvre de nouvelles utilités dans les corps, de nouvelles forces dans la nature ; le champ de son existence s’étend du domaine sensitif à la sphère du moral et de l’intelligence, et, à chaque pas que fait son industrie, le chiffre de sa production s’élève et lui dénonce un surcroît de félicité. Et puisque enfin pour lui consommer c’est produire, il est clair que chaque journée de consommation n’emportant que le produit de la veille, laisse un excédant de produit à la journée du lendemain.
Mais remarquons aussi, remarquons surtout ce fait capital, c’est que le bien-être de l’homme est en raison directe de l’intensité du travail et de la multiplicité des industries, en sorte que l’accroissement de la richesse et l’accroissement du labeur sont corrélatifs et parallèles.
Dire maintenant que chaque individu participe à ces conditions générales du développement collectif, ce serait affirmer une vérité qui, à force d’évidence, pourrait sembler niaise. Signalons plutôt les deux formes générales de la consommation dans la société.
La société, de même que l’individu, a d’abord ses objets de consommation personnelle, objets dont le temps lui fait sentir peu à peu le besoin, et que ses instincts mystérieux lui commandent de créer. Ainsi, il y eut au moyen âge, pour un grand nombre de villes, un instant décisif où la construction d’hôtels de ville et de cathédrales devint une passion violente, qu’il fallut à tout prix satisfaire ; l’existence de la communauté en dépendait. Sécurité et force, ordre public, centralisation, nationnalité, patrie, indépendance, voilà ce qui compose la vie de la société, l’ensemble de ses facultés mentales ; voilà les sentiments qui devaient trouver leur expression et leurs insignes. Telle avait été autrefois la destination du temple de Jérusalem, véritable palladium de la nation juive ; tel était le temple de Jupiter-Capitolin, à Rome. Plus tard, après le palais municipal et le temple, organes pour ainsi dire de la centralisation et du progrès, vinrent les autres travaux d’utilité publique, ponts, théâtres, hôpitaux, routes, etc.
Les monuments d’utilité publique étant d’un usage essentiellement commun, et par conséquent gratuit, la société se couvre de ses avances par les avantages politiques et moraux qui résultent de ces grands ouvrages, et qui, donnant un gage de sécurité au travail et un idéal aux esprits, impriment un nouvel essor à l’industrie et aux arts.
Mais il on est autrement des objets de consommation domestique, qui seuls tombent dans la catégorie de l’échange : ceux-ci ne sont productibles que selon les conditions de mutualité qui en permettent la consommation, c’est-à-dire le remboursement immédiat et avec bénéfice aux producteurs. Ces conditions, nous les avons suffisamment développées dans la théorie de proportionnalité des valeurs, que l’on pourrait nommer également théorie de la réduction progressive des prix de revient.
J’ai démontré par la théorie et par les faits le principe que tout travail doit laisser un excédant ; mais ce principe, aussi certain qu’une proposition d’arithmétique, est loin encore de se réaliser pour tout le monde. Tandis que par le progrès de l’industrie collective, chaque journée de travail individuel obtient un produit de plus en plus grand, et, par une conséquence nécessaire, tandis que le travailleur, avec le même salaire, devrait devenir tous les jours plus riche, il existe dans la société des états qui profitent et d’autres qui dépérissent ; des travailleurs à double, triple et centuple salaire, et d’autres en déficit ; partout enfin des gens qui jouissent et d’autres qui souffrent, et, par une division monstrueuse des facultés industrielles, des individus qui consomment, et qui ne produisent pas. La répartition du bien-être suit tous les mouvements de la valeur, et les reproduit, en misère et luxe, sur des dimensions et avec une énergie effrayantes. Mais partout aussi le progrès de la richesse, c’est-à-dire la proportionnalité des valeurs, est la loi dominante ; et quand les économistes opposent aux plaintes du parti social l’accroissement progressif de la fortune publique et les adoucissements apportés à la condition des classes même les plus malheureuses, ils proclament, sans s’en douter, une vérité qui est la condamnation de leurs théories.
Car j’adjure les économistes de s’interroger un moment dans le silence de leur cœur, loin des préjugés qui les troublent, et sans égard aux emplois qu’ils occupent ou qu’ils attendent, aux intérêts qu’ils desservent, aux suffrages qu’ils ambitionnent, aux distinctions dont leur vanité se berce : qu’ils disent si, jusqu’à ce jour, le principe que tout travail doit laisser un excédant leur était apparu avec cette chaîne de préliminaires et de conséquences que nous avons soulevée ; et si par ces mots ils ont jamais conçu autre chose que le droit d’agioter sur les valeurs, en manœuvrant l’offre et la demande ? s’il n’est pas vrai qu’ils affirment tout à la fois, d’un côté le progrès de la richesse et du bien-être, et par conséquent la mesure des valeurs ; de l’autre, l’arbitraire des transactions commerciales et l’incommensurabilité des valeurs, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus contradictoire ? N’est-ce pas en vertu de cette contradiction qu’on entend sans cesse répéter dans les cours, et qu’on lit dans les ouvrages d’économie politique, cette hypothèse absurde : Si le prix de toutes choses était doublé … Comme si le prix de toutes choses n’était pas la proportion des choses, et qu’on pût doubler une proportion, un rapport, une loi ! N’est-ce pas enfin en vertu de la routine propriétaire et anormale, défendue par l’économie politique, que chacun dans le commerce, dans l’industrie, dans les arts et dans l’État, sous prétexte de services rendus à la société, tend sans cesse à exagérer son importance, sollicite des récompenses, des subventions, de grosses pensions, de larges honoraires : comme si la rétribution de tout service n’était pas nécessairement fixée par le montant de ses frais ? Pourquoi les économistes ne répandent-ils pas de toutes leurs forces cette vérité si simple et si lumineuse : Le travail de tout homme ne peut acheter que la valeur qu’il renferme, et cette valeur est proportionnelle aux services de tous les autres travailleurs ; si, comme ils paraissent le croire, le travail de chacun doit laisser un excédant ?…
Mais ici se présente une dernière considération que j’exposerai en peu de mots.
J. B. Say, celui de tous les économistes qui a le plus insisté sur l’indéterminabilité absolue de la valeur, est aussi celui qui s’est donné le plus de peine pour renverser cette proposition. C’est lui qui, si je ne me trompe, est auteur de la formule : Tout produit vaut ce qu’il coûte, ou, ce qui revient au même, les produits s’achètent avec des produits. Cet aphorisme, plein de conséquences égalitaires, a été contredit depuis par d’autres économistes ; nous examinerons tour à tour l’affirmative et la négative.
Quand je dis : Tout produit vaut les produits qu’il a coûtés, cela signifie que tout produit est une unité collective qui, sous une forme nouvelle, groupe un certain nombre d’autres produits consommés en des quantités diverses. D’où il suit que les produits de l’industrie humaine sont, les uns par rapport aux autres, genres et espèces, et qu’ils forment une série du simple au composé, selon le nombre et la proportion des éléments, tous équivalents entre eux, qui constituent chaque produit. Peu importe, quant à présent, que cette série, ainsi que l’équivalence de ses éléments, soit plus ou moins exactement exprimée dans la pratique par l’équilibre des salaires et des fortunes : il s’agit avant tout du rapport dans les choses, de la loi économique. Car ici, comme toujours, l’idée engendre d’abord et spontanément le fait, lequel, reconnu ensuite par la pensée qui lui a donné l’être, se rectifie peu à peu et se définit conformément à son principe. Le commerce, libre et concurrent, n’est qu’une longue opération de redressement ayant pour objet de faire ressortir la proportionnalité des valeurs, en attendant que le droit civil la consacre et la prenne pour règle de la condition des personnes. Je dis donc que le principe de Say, Tout produit vaut ce qu’il coûte, indique une série de la production humaine, analogue aux séries animale et végétale, et dans laquelle les unités élémentaires (journées de travail) sont réputées égales. En sorte que l’économie politique affirme dès son début, mais par une contradiction, ce que ni Platon, ni Rousseau, ni aucun publiciste ancien ou moderne n’a cru possible, l’égalité des conditions et des fortunes.
Prométhée est tour à tour laboureur, vigneron, boulanger, tisserand. Quelque métier qu’il exerce, comme il ne travaille que pour lui-même, il achète ce qu’il consomme (ses produits) avec une seule et même monnaie (ses produits), dont l’unité métrique est nécessairement sa journée de travail. Il est vrai que le travail lui-même est susceptible de variation : Prométhée n’est pas toujours également dispos, et d’un moment à l’autre son ardeur, sa fécondité, monte et descend. Mais, comme tout ce qui est sujet à varier, le travail a sa moyenne, et cela nous autorise à dire qu’en somme la journée de travail paye la journée de travail, ni plus ni moins. Il est bien vrai, si l’on compare les produits d’une certaine époque de la vie sociale à ceux d’une autre, que la cent-millionnième journée du genre humain donnera un résultat incomparablement supérieur à celui de la première ; mais c’est le cas de dire aussi que la vie de l’être collectif, pas plus que celle de l’individu, ne peut être scindée ; que si les jours ne se ressemblent pas, ils sont indissolublement unis, et que dans la totalité de l’existence la peine et le plaisir leur sont communs. Si donc le tailleur, pour rendre la valeur d’une journée, consomme dix fois la journée du tisserand, c’est comme si le tisserand donnait dix jours de sa vie pour un jour de la vie du tailleur. C’est précisément ce qui arrive quand un paysan paye 12 francs à un notaire pour un écrit dont la rédaction coûte une heure ; et cette inégalité, cette iniquité dans les échanges, est la plus puissante cause de misère que les socialistes aient dévoilée et que les économistes avouent tout bas, en attendant qu’un signe du maître leur permette de la reconnaître tout haut.
Toute erreur dans la justice commutative est une immolation du travailleur, une transfusion du sang d’un homme dans le corps d’un autre homme…… Qu’on ne s’effraie pas : je n’ai nul dessein de fulminer une irritante philippique à la propriété ; j’y pense d’autant moins, que, selon mes principes, l’humanité ne se trompe jamais ; qu’en se constituant d’abord sur le droit de propriété elle n’a fait que poser un des principes de son organisation future ; et que, la prépondérance de la propriété une fois abattue, ce qui reste à faire est de ramener à l’unité cette fameuse antithèse. Tout ce que l’on pourrait m’objecter en faveur de la propriété, je le sais aussi bien qu’aucun de mes censeurs, à qui je demande pour toute grâce de montrer du cœur, alors que la dialectique leur fait défaut. Comment des richesses dont le travail n’est pas le module seraient-elles valables ? Et si c’est le travail qui crée la richesse et légitime la propriété, comment expliquer la consommation de l’oisif ? Comment un système de répartition dans lequel le produit vaut, selon les personnes, tantôt plus, tantôt moins qu’il ne coûte, est-il loyal ?
Les idées de Say conduisaient à une loi agraire ; aussi le parti conservateur s’est-il empressé de protester contre elles. « La première source de la richesse, avait dit M. Rossi, est le travail. En proclamant ce grand principe, l’école industrielle a non-seulement mis en évidence un principe économique, mais celui des faits sociaux qui, dans la main d’un historien habile, devient le guide le plus sûr pour suivre l’espèce humaine, dans sa marche et ses établissements sur la face du globe. »
Pourquoi, après avoir consigné dans son cours ces paroles profondes, M. Rossi a-t-il cru devoir les rétracter ensuite dans une revue, et compromettre gratuitement sa dignité de philosophe et d’économiste ?
« Dites que la richesse n’est que le résultat du travail ; affirmez que dans tous les cas le travail est la mesure de la valeur, le régulateur des prix ; et pour échapper tant bien que mal aux objections que soulèvent de toutes parts ces doctrines, les unes incomplètes, les autres absolues, vous serez amenés bon gré mal gré à généraliser la notion du travail, et à substituer à l’analyse une synthèse parfaitement erronée. »
Je regrette qu’un homme tel que M. Rossi me suggère une si triste pensée ; mais en lisant le passage que je viens de rapporter, je n’ai pu m’empêcher de dire : La science et la vérité ne sont plus rien ; ce que l’on adore maintenant, c’est la boutique, et après la boutique, le constitutionnalisme désespéré qui la représente. À qui donc M. Rossi pense-t-il s’adresser ? Veut-il du travail ou d’autre chose ? de l’analyse ou de la synthèse ? Veut-il toutes ces choses à la fois ? Qu’il choisisse, car la conclusion est inévitable contre lui.
Si le travail est la source de toute richesse, si c’est le guide le plus sûr pour suivre l’histoire des établissements humains sur la face du globe, comment l’égalité de répartition, l’égalité selon la mesure du travail, ne serait-elle pas une loi ?
Si, au contraire, il est des richesses qui ne viennent pas du travail, comment la possession de ces richesses est-elle un privilège ? Quelle est la légitimité du monopole ? Qu’on expose donc, une fois, cette théorie du droit de consommation improductive, cette jurisprudence du bon plaisir, cette religion de l’oisiveté, prérogative sacrée d’une caste d’élus !
Que signifie maintenant cet appel à l’analyse des faux jugements de la synthèse ? ces termes de métaphysique ne sont bons qu’à endoctriner les niais, qui ne se doutent pas que la même proposition peut être rendue indifféremment et à volonté, analytique ou synthétique. — Le travail est le principe de la valeur et la source de la richesse : proposition analytique, telle que M. Rossi la veut, puisque cette proposition est le résumé d’une analyse, dans laquelle on démontre qu’il y a identité entre la notion primitive de travail et les notions subséquentes de produit, valeur, capital, richesse, etc. Cependant nous voyons que M. Rossi rejette la doctrine qui résulte de cette analyse. — Le travail, le capital et la terre, sont les sources de la richesse. Proposition synthétique, telle précisément que M. Rossi n’en veut pas ; en effet, la richesse est ici considérée comme notion générale, qui se produisit sous trois espèces distinctes, mais non identiques. Et pourtant la doctrine, ainsi formulée, est celle qui a la préférence de M. Rossi. Plaît-il maintenant à M. Rossi que nous rendions sa théorie du monopole analytique, et la nôtre du travail synthétique ? Je puis lui donner cette satisfaction…. Mais je rougirais, avec un homme aussi grave, de prolonger un tel badinage. M. Rossi sait mieux que personne que l’analyse et la synthèse ne prouvent par elles-mêmes absolument rien, et que ce qui importe, comme disait Bacon, c’est de faire des comparaisons exactes et des dénombrements complets.
Puisque M. Rossi était en verve d’abstractions, que ne disait-il à cette phalange d’économistes qui recueillent avec tant de respect les moindres paroles tombées de sa bouche :
« Le capital est la matière de la richesse, comme l’argent est la matière de la monnaie, comme le blé est la matière du pain, et, en remontant la série jusqu’au bout, comme la terre, l’eau, le feu, l’atmosphère, sont la matière de tous nos produits. Mais c’est le travail, le travail seul, qui crée successivement chaque utilité donnée à ces matières, et qui conséquemment les transforme en capitaux et en richesses. Le capital est du travail, c’est-à-dire de l’intelligence et de la vie réalisées : comme les animaux et les plantes sont des réalisations de l’âme universelle ; comme les chefs-d’œuvre d’Homère, de Raphaël et de Rossini, sont l’expression de leurs idées et de leurs sentiments. La valeur est la proportion suivant laquelle toutes les réalisations de l’âme humaine doivent se balancer pour produire un tout harmonique, qui, étant richesse, engendre pour nous le bien-être, ou plutôt est le signe, non l’objet, de notre félicité.
» La proposition, il n’y a pas de mesure de la valeur, est illogique et contradictoire ; cela résulte des motifs même sur lesquels on a prétendu l’établir.
» La proposition, le travail est le principe de proportionnalité des valeurs, non-seulement est vraie, parce qu’elle résulte d’une irréfragable analyse, mais elle est le but du progrès, la condition et la forme du bien-être social, le commencement et la fin de l’économie politique. De cette proposition et de ses corollaires, tout produit vaut ce qu’il coûte, et les produits s’achètent avec des produits, se déduit le dogme de l’égalité des conditions.
» L’idée de valeur socialement constituée, ou de proportionnalité des produits, sert à expliquer en outre : a) comment une invention mécanique, nonobstant le privilège qu’elle crée temporairement et les perturbations qu’elle occasionne, produit toujours à la fin une amélioration générale ; — b) comment la découverte d’un procédé économique ne peut jamais valoir à l’inventeur un profit égal à celui qu’il procure à la société ; — c) comment, par une série d’oscillations entre l’offre et la demande, la valeur de chaque produit tend constamment à se mettre de niveau avec le prix de revient et avec les besoins de la consommation, et par conséquent à s’établir d’une manière fixe et positive ; — d) comment la production collective augmentant incessamment la masse des choses consommables, et conséquemment la journée de travail étant de mieux en mieux payée, le travail doit laisser à chaque producteur un excédant ; — e) comment le labeur’, loin de diminuer par le progrès industriel, augmente incessamment en quantité et qualité, c’est-à-dire en intensité et difficulté pour toutes les industries ; — f) comment la valeur sociale élimine continuiellement les valeurs fictives, en d’autres termes, comment l’industrie opère la socialisation du capital et de la propriété ; — g) enfin, comment la répartition des produits se régularisant à fur et mesure de la garantie mutuelle, produite par la constitution des valeurs, pousse la société à l’égalité des conditions et des fortunes.
» Enfin, la théorie de la constitution successive de toutes les valeurs commerciales impliquant un progrès à l’infini du travail, de la richesse et du bien-être, la destinée sociale, au point de vue économique, nous est révélée : Produire incessamment, avec la moindre somme possible de travail pour chaque produit, la plus grande quantité et la plus grande variété possibles de valeurs, de manière à réaliser pour chaque individu la plus grande somme de bien-être physique, moral et intellectuel, et pour l’espèce, la plus haute perfection, et une gloire infinie. »
Maintenant que nous avons déterminé, non sans peine, le sens de la question proposée par l’Académie des sciences morales, touchant les oscillations du profit et du salaire, il est temps d’aborder la partie essentielle de notre tâche. Partout où le travail n’a point été socialisé, c’est-à-dire partout où la valeur ne s’est pas déterminée synthétiquement, il y a perturbation et déloyauté dans les échanges, guerre de ruses et d’embuscades, empêchement à la production, à la circulation et à la consommation, labeur improductif, absence de garanties, spoliation, insolidarité, indigence et luxe, mais en même temps effort du génie social pour conquérir la justice, et tendance constante vers l’association et l’ordre. L’économie politique n’est autre chose que l’histoire de cette grande lutte. D’une part, en effet, l’économie politique, en tant qu’elle consacre et prétend éterniser les anomalies de la valeur et les prérogatives de l’égoïsme, est véritablement la théorie du malheur et l’organisation de la misère ; mais en tant qu’elle expose les moyens inventés par la civilisation pour vaincre le paupérisme, bien que ces moyens aient constamment tourné à l’avantage exclusif du monopole, l’économie politique est le préambule de l’organisation de la richesse.
Il importe donc de reprendre l’étude des faits et des routines économiques, d’en dégager l’esprit et d’en formuler la philosophie. Sans cela, nulle intelligence de la marche des sociétés ne peut être acquise, nulle réforme essayée. L’erreur du socialisme a été jusqu’ici de perpétuer la rêverie religieuse en se lançant dans un avenir fantastique, au lieu de saisir la réalité qui l’écrase ; comme le tort des économistes est de voir dans chaque fait accompli un arrêt de proscription contre toute hypothèse de changement.
Pour moi, ce n’est point ainsi que je conçois la science économique, la véritable science sociale. Au lieu de répondre par des à priori aux redoutables problèmes de l’organisation du travail et de la répartition des richesses, j’interrogerai l’économie politique comme la dépositaire des pensées secrètes de l’humanité, je ferai parler les faits selon l’ordre de leur génération, et raconterai, sans y mettre du mien, leurs témoignages. Ce sera tout à la fois une triomphante et lamentable histoire, où les personnages seront des idées, les épisodes des théories, et les dates des formules.
Sources :
La suite :
« Misère de la philosophie », la réponse de Karl Marx
I : Une découverte scientifique
Opposition de la valeur d’utilité et de la valeur d’échange
« La capacité qu’ont tous les produits, soit naturels, soit industriels, de servir à la subsistance de l’homme, se nomme particulièrement valeur d’utilité ; la capacité qu’ils ont de se donner l’un pour l’autre, valeur en échange... Comment la valeur d’utilité devient-elle valeur en échange ?... La génération de l’idée de la valeur (en échange) n’a pas été notée par les économistes avec assez de soin : il importe de nous y arrêter. Puis donc que, parmi les objets dont j’ai besoin, un très grand nombre ne se trouve dans la nature qu’en une quantité médiocre, ou même ne se trouve pas du tout, je suis forcé d’aider à la production de ce qui me manque, et comme je ne puis mettre la main à tant de choses, je proposerai à d’autres hommes, mes collaborateurs dans des fonctions diverses, de me céder une partie de leurs produits en échange du mien » [1].
M. Proudhon se propose de nous expliquer avant tout la double nature de la valeur, la “ distinction dans la valeur ”, le mouvement qui fait de la valeur d’utilité la valeur d’échange. Il importe de nous arrêter avec M. Proudhon à cet acte de transsubstantiation. Voici comment cet acte s’accomplit d’après notre auteur.
Un très grand nombre de produits ne se trouvent pas dans la nature, ils se trouvent au bout de l’industrie. Supposez que les besoins dépassent la production spontanée de la nature, l’homme est forcé de recourir à la production industrielle. Qu’est-ce que cette industrie, dans la supposition de M. Proudhon ? Quelle en est l’origine ? Un seul homme éprouvant le besoin d’un très grand nombre de choses “ ne peut mettre la main à tant de choses ”. Tant de besoins à satisfaire supposent tant de choses à produire - il n’y a pas de produits sans production - tant de choses à produire ne supposent déjà plus la main d’un seul homme aidant à les produire. Or, du moment que vous supposez plus d’une main aidant à la production, vous avez déjà supposé toute une production, basée sur la division du travail. Ainsi le besoin, tel que M. Proudhon le suppose, suppose lui-même toute la division du travail. En supposant la division du travail, vous avez l’échange et conséquemment la valeur d’échange. Autant aurait valu supposer de prime abord la valeur d’échange.
Mais M. Proudhon a mieux aimé faire le tour. Suivons-le dans tous ses détours, pour revenir toujours à son point de départ.
Pour sortir de l’état de choses où chacun produit en solitaire, et pour arriver à l’échange, “ je m’adresse ”, dit M. Proudhon, “ à mes collaborateurs dans des fonctions diverses ”. Donc, moi, j’ai des collaborateurs, qui tous ont des fonctions diverses, sans que pour cela moi et tous les autres, toujours d’après la supposition de M. Proudhon, nous soyons sortis de la position solitaire et peu sociale des Robinson. Les collaborateurs et les fonctions diverses, la division du travail, et l’échange qu’elle implique, sont tout trouvés.
Résumons : j’ai des besoins fondés sur la division du travail et sur l’échange. En supposant ces besoins, M. Proudhon se trouve avoir supposé l’échange, la valeur d’échange, dont il se propose précisément de “ noter la génération avec plus de soin que les autres économistes ”.
M. Proudhon aurait pu tout aussi bien intervertir l’ordre des choses, sans intervertir pour cela la justesse de ses conclusions. Pour expliquer la valeur en échange, il faut l’échange. Pour expliquer l’échange, il faut la division du travail. Pour expliquer la division du travail, il faut des besoins qui nécessitent la division du travail. Pour expliquer ces besoins, il faut les “ supposer ”, ce qui n’est pas les nier, contrairement au premier axiome du prologue de M. Proudhon : “ Supposer Dieu c’est le nier [2]. ”
Comment M. Proudhon, pour lequel la division du travail est supposée connue, s’y prend-il pour expliquer la valeur d’échange, qui pour lui est toujours l’inconnu ?
“ Un homme ” s’en va “ proposer à d’autres hommes, ses collaborateurs dans des fonctions diverses ”, d’établir l’échange et de faire une distinction entre la valeur usuelle et la valeur échangeable. En acceptant cette distinction proposée, les collaborateurs n’ont laissé à M. Proudhon d’autre “ soin ” que de prendre acte du fait, de marquer, “ de noter ” dans son traité d’économie politique la “ génération de l’idée de la valeur ”. Mais il nous doit toujours, à nous, d’expliquer la “ génération ” de cette proposition, de nous dire enfin comment ce seul homme, ce Robinson, a eu tout à coup l’idée de faire “ à ses collaborateurs ” une proposition du genre connu et comment ces collaborateurs l’ont acceptée sans protestation aucune.
M. Proudhon n’entre pas dans ces détails généalogiques. Il donne simplement au fait de l’échange une manière de cachet historique en le présentant sous la forme d’une motion, qu’un tiers aurait faite, tendant à établir l’échange.
Voilà un échantillon de “ la méthode historique et descriptive ” de M. Proudhon, qui professe un dédain superbe pour la “ méthode historique et descriptive ” des Adam Smith et des Ricardo.
L’échange a son histoire à lui. Il a passé par différentes phases.
Il fut un temps, comme au moyen-âge, où l’on n’échangeait que le superflu, l’excédent de la production sur la consommation.
Il fut encore un temps où non seulement le superflu, mais tous les produits, toute l’existence industrielle était passée dans le commerce, où la production tout entière dépendait de l’échange. Comment expliquer cette deuxième phase de l’échange - la valeur vénale à sa deuxième puissance ?
M. Proudhon aurait une réponse toute prête : mettez qu’un homme ait “ proposé à d’autres hommes, ses collaborateurs dans des fonctions diverses ”, d’élever la valeur vénale à sa deuxième puissance.
Vint enfin un temps où tout ce que les hommes avaient regardé comme inaliénable devint objet d’échange, de trafic et pouvait s’aliéner. C’est le temps où les choses mêmes qui jusqu’alors étaient communiquées, mais jamais échangées ; données mais jamais vendues ; acquises, mais jamais achetées - vertu, amour, opinion, science, conscience, etc., - où tout enfin passa dans le commerce. C’est le temps de la corruption générale, de la vénalité universelle, ou, pour parler en termes d’économie politique, le temps où toute chose, morale ou physique, étant devenue valeur vénale, est portée au marché pour être appréciée à sa plus juste valeur.
Comment expliquer encore cette nouvelle et dernière phase de l’échange - la valeur vénale à sa troisième puissance ?
M. Proudhon aurait une réponse toute prête : Mettez qu’une personne ait “ proposé à d’autres personnes, ses collaborateurs dans des fonctions diverses ”, de faire de la vertu, de l’amour, etc., une valeur vénale, d’élever la valeur d’échange à sa troisième et dernière puissance.
On le voit, la “ méthode historique et descriptive ” de M. Proudhon est bonne à tout, elle répond à tout, elle explique tout. S’agit-il surtout d’expliquer historiquement la “ génération d’une idée économique ”, il suppose un homme qui propose à d’autres hommes, ses collaborateurs dans des fonctions diverses, d’accomplir cet acte de génération, et tout est dit.
Désormais, nous acceptons la “ génération ” de la valeur d’échange comme un acte accompli ; il ne reste maintenant qu’à exposer le rapport de la valeur d’échange à la valeur d’utilité. Écoutons M. Proudhon.
Les économistes ont très bien fait ressortir le double caractère de la valeur ; mais ce qu’ils n’ont pas rendu avec la même netteté, c’est sa nature contradictoire ; ici commence notre critique... C’est peu d’avoir signalé dans la valeur utile et dans la valeur échangeable cet étonnant contraste, où les économistes sont accoutumés à ne voir rien que de très simple : il faut montrer que cette prétendue simplicité cache un mystère profond que notre devoir est de pénétrer... En termes techniques, la valeur utile et la valeur échangeable sont en raison inverse l’une de l’autre.
Si nous avons bien saisi la pensée de M. Proudhon, voici les quatre points qu’il se propose d’établir :
1. La valeur utile et la valeur échangeable forment un “ contraste étonnant ”, se font opposition ;
2. La valeur utile et la valeur échangeable sont en raison inverse l’une de l’autre, en contradiction ;
3. Les économistes n’ont ni vu ni connu l’opposition ni la contradiction ;
4. La critique de M. Proudhon commence par la fin.
Nous aussi nous commencerons par la fin, et pour disculper les économistes des accusations de M. Proudhon, nous laisserons parler deux économistes assez importants.
Sismondi :
C’est l’opposition entre la valeur usuelle et la valeur échangeable à laquelle le commerce a réduit toute chose, etc. [3].
Lauderdale :
En général, la richesse nationale [la valeur utile] diminue à proportion que les fortunes individuelles s’accroissent par l’augmentation de la valeur vénale ; et à mesure que celles-ci se réduisent par la diminution de cette valeur, la première augmente généralement [4].
Sismondi a fondé sur l’opposition entre la valeur usuelle et la valeur échangeable, sa principale doctrine, d’après laquelle la diminution du revenu est proportionnelle à l’accroissement de la production.
Lauderdale a fondé son système sur la raison inverse des deux espèces de valeur et sa doctrine était même tellement populaire du temps de Ricardo, que celui-ci pouvait en parler comme d’une chose généralement connue.
C’est en confondant les idées de la valeur vénale et des richesses (valeur utile) qu’on a prétendu qu’en diminuant la quantité des choses nécessaires, utiles ou agréables à la vie, on pouvait augmenter les richesses [5].
Nous venons de voir que les économistes, avant M. Proudhon, ont “ signalé ” le mystère profond d’opposition et de contradiction. Voyons maintenant comment M. Proudhon explique à son tour ce mystère après les économistes.
La valeur échangeable d’un produit baisse à mesure que l’offre va croissant, la demande restant la même ; en d’autres termes : plus un produit est abondant relativement à la demande, plus sa valeur échangeable ou son prix est bas. Vice-versa : plus l’offre est faible relativement à la demande, plus la valeur échangeable ou le prix du produit offert hausse ; en d’autres termes, plus il y a rareté des produits offerts relativement à la demande, plus il y a cherté. La valeur d’échange d’un produit dépend de son abondance ou de sa rareté, mais toujours par rapport à la demande. Supposez un produit plus que rare, unique dans son genre, je le veux bien : ce produit unique sera plus qu’abondant, il sera superflu, s’il n’est pas demandé. En revanche, supposez un produit multiplié à millions : il sera toujours rare, s’il ne suffit pas à la demande, c’est-à-dire s’il est trop demandé.
Ce sont là de ces vérités, nous dirons presque banales, et qu’il a fallu cependant reproduire ici pour faire comprendre les mystères de M. Proudhon.
Tellement qu’en suivant le principe jusqu’aux dernières conséquences on arriverait à conclure, le plus logiquement du monde, que les choses dont l’usage est nécessaire et la quantité infinie, doivent être pour rien, et celles dont l’utilité est nulle et la rareté extrême, d’un prix inestimable. Pour comble d’embarras, la pratique n’admet point ces extrêmes : d’un côté, aucun produit humain ne saurait jamais atteindre l’infini en grandeur ; de l’autre, les choses les plus rares ont besoin à un degré quelconque d’être utiles, Sans quoi elles ne seraient susceptibles d’aucune valeur. La valeur utile et la valeur échangeable restent donc fatalement enchaînées l’une à l’autre, bien que par leur nature elles tendent continuellement à s’exclure [6].
Qu’est-ce qui met le comble à l’embarras de M. Proudhon ? C’est qu’il a tout simplement oublié la demande, et qu’une chose ne saurait être rare ou abondante qu’autant qu’elle est demandée. Une fois la demande mise de côté, il assimile la valeur échangeable à la rareté et la valeur utile à l’abondance. Effectivement, en disant que les choses “ dont l’utilité est nulle et la rareté extrême ” sont “ d’un prix inestimable ”, il dit tout simplement que la valeur en échange n’est que la rareté. “ Rareté extrême et utilité nulle ”, c’est la rareté pure. “ Prix inestimable ”, c’est le maximum de la valeur échangeable, c’est la valeur échangeable toute pure. Ces deux termes, il les met en équation. Donc, valeur échangeable et rareté sont des termes équivalents. En arrivant à ces prétendues “ conséquences extrêmes ”, M. Proudhon se trouve en effet avoir poussé à l’extrême, non, pas les choses, mais les termes qui les expriment, et en cela il fait preuve de rhétorique bien plus que de logique. Il retrouve ses hypothèses premières dans toute leur nudité, quand il croit avoir trouvé de nouvelles conséquences. Grâce au même procédé, il réussit à identifier la valeur utile avec l’abondance pure.
Après avoir mis en équation la valeur échangeable et la rareté, la valeur utile et l’abondance, M. Proudhon est tout étonné de ne trouver ni la valeur utile dans la rareté et la valeur échangeable, ni la valeur échangeable dans l’abondance et la valeur utile ; et en voyant que la pratique n’admet point ces extrêmes il ne peut plus faire autrement que de croire au mystère. Il y a pour lui prix inestimable, parce qu’il n’y a pas d’acheteurs, et il n’en trouvera jamais, tant qu’il fait abstraction de, la demande.
D’un autre côté, l’abondance de M. Proudhon semble être quelque chose de spontané. Il oublie tout à fait qu’il y a des gens qui la produisent, et qu’il est de l’intérêt de ceux-ci de ne jamais perdre de vue la demande. Sinon, comment M. Proudhon aurait-il pu dire que les choses qui sont très utiles doivent être à très bas prix ou même ne coûter rien ? Il lui aurait fallu conclure, au contraire, qu’il faut restreindre l’abondance, la production des choses très utiles, si l’on veut en élever le prix, la valeur d’échange.
Les anciens vignerons de France, en sollicitant une loi qui interdisait la plantation de nouvelles vignes ; les Hollandais, en brûlant les épices de l’Asie, en déracinant les girofliers dans les Moluques, voulaient tout simplement réduire l’abondance pour élever la valeur d’échange. Tout le moyen-âge, en limitant par des lois le nombre des compagnons qu’un seul maître pouvait occuper, en limitant le nombre des instruments qu’il pouvait employer, agissait d’après ce même principe. (Voir Anderson : Histoire du commerce.)
Après avoir représenté l’abondance comme la valeur utile, et la rareté comme la valeur échangeable, - rien de plus facile que de démontrer que l’abondance et la rareté sont en raison inverse - M. Proudhon identifie la valeur utile à l’offre et la valeur échangeable à la demande. Pour rendre l’antithèse encore plus tranchée, il fait une substitution de termes en mettant “ valeur d’opinion ” à la place de valeur échangeable. Voilà donc que la lutte a changé de terrain, et nous avons d’un côté l’utilité (la valeur en usage, l’offre), de l’autre l’opinion (la valeur échangeable, la demande).
Ces deux puissances opposées l’une à l’autre, qui les conciliera ? Comment faire pour les mettre d’accord ? Pourrait-on seulement établir entre elles un point de comparaison ?
Certes, s’écrie M. Proudhon, il y en a un ; c’est l’arbitraire. Le prix qui résultera de cette lutte entre l’offre et la demande, entre l’utilité et l’opinion, ne sera pas l’expression de la justice éternelle.
M. Proudhon continue à développer cette antithèse :
« En ma qualité d’acheteur libre, je suis juge de mon besoin, juge de la convenance de l’objet, du prix que je veux y mettre. D’autre part, en votre qualité de producteur libre, vous êtes maître des moyens d’exécution, et, en conséquence, vous avez la faculté de réduire vos frais » [7].
Et comme la demande ou la valeur en échange est identique avec l’opinion, M. Proudhon est amené à dire :
« Il est prouvé que c’est le libre arbitre de l’homme qui donne lieu à l’opposition entre la valeur utile et la valeur en échange. Comment résoudre cette opposition tant que subsistera le libre arbitre ? Et comment sacrifier celui-ci, à moins de sacrifier l’homme » [8] ?
Ainsi, il n’y a pas de résultat possible. Il y a une lutte entre deux puissances pour ainsi dire incommensurables, entre l’utile et l’opinion, entre l’acheteur libre et le producteur libre.
Voyons les choses d’un peu plus près.
L’offre ne représente pas exclusivement l’utilité, la demande ne représente pas exclusivement l’opinion. Celui qui demande n’offre-t-il pas aussi un produit quelconque ou le signe représentatif de tous les produits, l’argent, et en offrant ne représente-t-il pas, d’après M. Proudhon, l’utilité ou la valeur en usage ?
D’un autre côté, celui qui offre ne demande-t-il pas aussi un produit quelconque ou le signe représentatif de tous les produits, de l’argent ? Et ne devient-il pas ainsi le représentant de l’opinion, de la valeur d’opinion ou de la valeur en échange ?
La demande est en même temps une offre, l’offre est en même temps une demande. Ainsi l’antithèse de M. Proudhon, en identifiant simplement l’offre et la demande, l’une à l’utilité, l’autre à l’opinion, ne repose que sur une abstraction futile.
Ce que M. Proudhon appelle valeur utile, d’autres économistes l’appellent avec autant de raison valeur d’opinion. Nous ne citerons que Storch [9].
Selon lui, on appelle besoins les choses dont nous sentons le besoin ; on appelle valeurs les choses auxquelles nous attribuons de la valeur. La plupart des choses ont seulement de la valeur parce qu’elles satisfont aux besoins engendrés par l’opinion. L’opinion sur nos besoins peut changer, donc l’utilité des choses, qui n’exprime qu’un rapport de ces choses à nos besoins, peut changer aussi. Les besoins naturels eux-mêmes changent continuellement. Quelle variété n’y a-t-il pas, en effet, dans les objets qui servent de nourriture principale chez les différents peuples !
La lutte ne s’établit pas entre l’utilité et l’opinion : elle s’établit entre la valeur vénale que demande l’offreur, et la valeur vénale qu’offre le demandeur. La valeur échangeable du produit est chaque fois la résultante de ces appréciations contradictoires.
En dernière analyse, l’offre et la demande mettent en présence la production et la consommation, mais la production et la consommation fondées sur les échanges individuels.
Le produit qu’on offre n’est pas l’utile en lui-même. C’est le consommateur qui en constate l’utilité. Et lors même qu’on lui reconnaît la qualité d’être utile, il n’est pas exclusivement l’utile. Dans le cours de la production il a été échangé contre tous les frais de production, tels que les matières premières, les salaires des ouvriers, etc., toutes choses qui sont valeurs vénales. Donc le produit représente, aux yeux du producteur, une somme de valeurs vénales. Ce qu’il offre, ce n’est pas seulement un objet utile, mais encore et surtout une valeur vénale.
Quant à la demande, elle ne sera effective qu’à la condition d’avoir à sa disposition des moyens d’échange. Ces moyens eux-mêmes sont des produits, des valeurs vénales.
Dans l’offre et la demande nous trouvons donc d’un côté un produit qui a coûté des valeurs vénales, et le besoin de vendre ; de l’autre, des moyens qui ont coûté des valeurs vénales, et le désir d’acheter.
M. Proudhon oppose l’acheteur libre au producteur libre. Il donne à l’un et à l’autre des qualités purement métaphysiques. C’est ce qui lui fait dire :
Il est prouvé que c’est le libre arbitre de l’homme qui donne lieu à l’opposition entre la valeur utile et la valeur en échange.
Le producteur, du moment qu’il a produit dans une société fondée sur la division du travail et sur les échanges, et c’est là l’hypothèse de M. Proudhon, est forcé de vendre. M. Proudhon fait le producteur maître des moyens de production ; mais il conviendra avec nous que ce n’est pas du libre arbitre que dépendent ses moyens de production. Il y a plus ; ces moyens de production sont en grande partie des produits qui lui viennent du dehors, et dans la production moderne il n’est pas même libre de produire la quantité qu’il veut. Le degré actuel du développement des forces productives l’oblige de produire sur telle ou telle échelle.
Le consommateur n’est pas plus libre que le producteur. Son opinion repose sur ses moyens et ses besoins. Les uns et les autres sont déterminés par sa situation sociale, laquelle dépend elle-même de l’organisation sociale tout entière. Oui, l’ouvrier qui achète des pommes de terre, et la femme entretenue qui achète des dentelles, suivent l’un et l’autre leur opinion respective. Mais la diversité de leurs opinions s’explique par la différence de la position qu’ils occupent dans le monde, laquelle est le produit de l’organisation sociale.
Le système des besoins tout entier est-il fondé sur l’opinion ou sur toute l’organisation de la production ? Le plus souvent les besoins naissent directement de la production, ou d’un état de choses basé sur la production. Le commerce de l’univers roule presque entier sur des besoins, non de la consommation individuelle, mais de la production. Ainsi, pour choisir un autre exemple, le besoin que l’on a des notaires ne suppose-t-il pas un droit civil donné, qui n’est qu’une expression d’un certain développement de la propriété, c’est-à-dire de la production ?
Il ne suffit pas à M. Proudhon d’avoir éliminé du rapport de l’offre et de la demande les éléments dont nous venons de parler. Il pousse l’abstraction aux dernières limites, en fondant tous les producteurs en un seul producteur, tous les consommateurs en un seul consommateur, et en établissant la lutte entre ces deux personnages chimériques. Mais dans le monde réel les choses se passent autrement. La concurrence entre ceux qui offrent et la concurrence entre ceux qui demandent, forment un élément nécessaire de la lutte entre les acheteurs et les vendeurs, d’où résulte la valeur vénale.
Après avoir éliminé les frais de production et la concurrence, M. Proudhon peut tout à son aise, réduire à l’absurde la formule de l’offre et de la demande.
L’offre et la demande, dit-il, ne sont autre chose que deux formes cérémonielles servant à mettre en présence la valeur d’utilité et la valeur d’échange, et à provoquer leur conciliation. Ce sont les pôles électriques dont la mise en rapport doit produite le phénomène d’affinité appelé échange [10].
Autant vaut dire que l’échange n’est qu’une “ forme cérémonielle ”, pour mettre en présence le consommateur et l’objet de la consommation. Autant vaut dire que tous les rapports économiques sont des “ formes cérémonielles ”, pour servir d’intermédiaire à la consommation immédiate. L’offre et la demande sont des rapports d’une production donnée, ni plus ni moins que les échanges individuels.
Ainsi, toute la dialectique de M. Proudhon en quoi consiste-t-elle ? A substituer à la valeur utile et à la valeur échangeable, à l’offre et à la demande, des notions abstraites et contradictoires, telles que la rareté et l’abondance, l’utile et l’opinion, un producteur ci un consommateur, tous les deux chevaliers du libre-arbitre.
Et à quoi voulait-il en venir ?
A se ménager le moyen d’introduire plus tard un des éléments qu’il avait écartés, les frais de production, comme la synthèse entre la valeur utile et la valeur échangeable. C’est ainsi qu’à ses yeux les frais de production constituent la valeur synthétique ou la valeur constituée.
Karl Marx
Notes
[1] Proudhon : système des contradictions, ou philosophie de la misère, tome I, chap. II.
[2] Proudhon : Ouvrage cité, prologue p. 1.
[3] Sismondi : Études, tome II, page 162, édition de Bruxelles.
[4] Lauderdale : Recherches sur la nature et l’origine de la richesse publique ; traduit par Largentie de Lavaisse. Paris, 1808.
[5] Ricardo : Principes d’économie politique, traduits par Constancio, annotés par J.-B. Say, Paris, 1835 ; tome II, chapitre “ Sur la valeur et les richesses ”.
[6] Proudhon : Ouvrage cité, tome I. p. 39.
[7] Proudhon : Ouvrage cité, tome I, p. 41.
[8] Idem, p. 41.
[9] Cours d’économie politique, Paris. 1823, pp. 88 et 99.
[10] Proudhon : Ouvrage cité, tome. I. pp. 19-50.
Source :
https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/06/km18470615.htm
La suite :
https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/06/misere.pdf