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Comment se forme une situation révolutionnaire ? Et comment ses faux amis de gauche peuvent la trahir ?

samedi 8 avril 2023, par Robert Paris

Comment se forme une situation révolutionnaire ? Et comment ses faux amis de gauche peuvent la trahir ?

Léon Trotsky

Où va la France ?

(fin mars 1935)

I. COMMENT SE FORME UNE SITUATION REVOLUTIONNAIRE ?
La prémisse économique de la révolution socialiste.

La première et la plus importante prémisse d’une situation révolutionnaire, c’est l’exacerbation intolérable des contradictions entre les forces productives et les formes de la propriété. La nation cesse d’aller de l’avant. L’arrêt dans le développement de la puissance économique et, encore plus, sa régression signifient que le système capitaliste de production s’est définitivement épuisé et doit céder la place au système socialiste.

La crise actuelle, qui embrasse tous les pays et rejette l’économie des dizaines d’années en arrière, a définitivement poussé le système bourgeois jusqu’à l’absurde. Si à l’aurore du capitalisme des ouvriers affamés et ignorants ont brisé les machines, maintenant ceux qui détruisent les machines et les usines ce sont les capitalistes eux-mêmes. Avec le maintien ultérieur de la propriété privée des moyens de production, l’humanité est menacée de barbarie et de dégénérescence.

La base de la société, c’est son économie. Cette base est mûre pour le socialisme dans un double sens : la technique moderne a atteint un tel degré qu’elle pourrait assurer un bien-être élevé au peuple et à toute l’humanité ; mais la propriété capitaliste, qui se survit, voue les peuples à une pauvreté et à des souffrances toujours plus grandes.

La prémisse fondamentale, économique, du socialisme existe depuis déjà longtemps. Mais le capitalisme ne disparaîtra pas de lui-même de la scène. Seule la classe ouvrière peut arracher les forces productives des mains des exploiteurs et des étrangleurs. L’histoire pose avec acuité cette tâche devant nous. Si le prolétariat se trouve pour telle ou telle raison incapable de renverser la bourgeoisie et de prendre le pouvoir, s’il est, par exemple, paralysé par ses propres partis et ses propres syndicats, le déclin de l’économie et de la civilisation se poursuivra, les calamités s’accroîtront, le désespoir et la prostration s’empareront des masses, le capitalisme-décrépit, pourrissant, vermoulu-étranglera toujours plus fort les peuples, en les entraînant dans l’abîme de nouvelles guerres. Hors de la révolution socialiste, point de salut.
Est-ce la dernière crise du capitalisme ou non ?

Le présidium de l’Internationale communiste essaya d’abord d’expliquer que la crise commencée en 1929 était la dernière crise du capitalisme. Deux ans après, Staline déclara que la crise actuelle n’est "vraisemblablement" pas encore la dernière. Nous rencontrons aussi dans le camp socialiste la même tentative de prophétie : la dernière crise ou non ?

"Il est imprudent d’affirmer, écrit Blum dans Le Populaire du 23 février, que la crise actuelle est comme un spasme suprême du capitalisme, le dernier sursaut avant l’agonie et la décomposition."

C’est le même point de vue qu’a Grumbach, qui dit le 26 février, à Mulhouse :

"D’aucuns affirment que cette crise est passagère ; les autres y voient la crise finale du système capitaliste. Nous n’osons pas encore nous prononcer définitivement."

Dans cette façon de poser la question, il y a deux erreurs cardinales : premièrement, on mêle ensemble la crise conjoncturelle et la crise historique de tout le système capitaliste ; secondement, on admet qu’indépendamment de l’activité consciente des classes, une crise puisse d’elle-même être la "dernière" crise.

Sous la domination du capital industriel, à l’époque de la libre concurrence, les montées conjoncturelles dépassaient de loin les crises ; les premières étaient la "règle", les secondes l’"exception" ; le capitalisme dans son ensemble était en montée. Depuis la guerre, avec la domination du capital financier monopolisateur, les crises conjoncturelles surpassent de loin les ranimations ; on peut dire que les crises sont devenue la règle, les montées l’exception ; le développement économique dans son ensemble va vers le bas, et non vers le haut.

Néanmoins, des oscillations conjoncturelles sont inévitables et avec le capitalisme malade elles se perpétueront tant qu’existera le capitalisme. Et le capitalisme se perpétuera tant que la révolution prolétarienne ne l’aura pas achevé. Telle est la seule réponse correcte.
Fatalisme et marxisme.

Le révolutionnaire prolétarien doit avant tout comprendre que le marxisme, seule théorie scientifique de la révolution prolétarienne, n’a rien de commun avec l’attente fataliste de la "dernière" crise. Le marxisme est par son essence même une direction pour l’action révolutionnaire. Le marxisme n’ignore pas la volonté et le courage, mais les aide à trouver la voie juste.

Il n’y a aucune crise qui d’elle-même puisse être "mortelle" pour le capitalisme. Les oscillations de la conjoncture créent seulement une situation dans laquelle il sera plus facile ou plus difficile au prolétariat de renverser le capitalisme. Le passage de la société bourgeoise à la société socialiste présuppose l’activité de gens vivants, qui font leur propre histoire. Ils ne la font pas au hasard ni selon leur bon plaisir, mais sous l’influence de causes objectives déterminées. Cependant, leurs propres actions-leur initiative, leur audace, leur dévouement ou, au contraire, leur sottise et leur lâcheté-entrent comme des anneaux nécessaires dans la chaîne du développement historique.

Personne n’a numéroté les crises du capitalisme et n’a indiqué par avance laquelle d’entre elles serait la "dernière". Mais toute notre époque et surtout la crise actuelle dictent impérieusement au prolétariat : Prends le pouvoir ! Si, pourtant, le parti ouvrier, malgré des conditions favorables, se révèle incapable de mener le prolétariat à la conquête du pouvoir la vie de la société continuera nécessairement sur les bases capitalistes-jusqu’à une nouvelle crise ou une nouvelle guerre, peut-être jusqu’au complet effondrement de la civilisation européenne.
La "dernière" crise et la "dernière" guerre.

La guerre impérialiste de 1914-1918 représenta aussi une "crise" dans la marche du capitalisme, et bien la plus terrible de toutes les crises possibles. Dans aucun livre il ne fut prédit si cette guerre serait la dernière folie sanglante du capitalisme ou non. L’expérience de la Russie a montré que la guerre pouvait être la fin du capitalisme. En Allemagne et en Autriche le sort de la société bourgeoise dépendit entièrement en 1918 de la social-démocratie, mais ce parti se révéla être le domestique du capital. En Italie et en France, le prolétariat aurait pu à la fin de la guerre conquérir le pouvoir, mais il n’avait pas à sa tête un parti révolutionnaire. En un mot, si la II° Internationale n’avait pas trahi au moment de la guerre la cause du socialisme pour le patriotisme bourgeois, toute l’histoire de l’Europe et de l’humanité se présenterait maintenant tout autrement. Le passé, assurément, n’est pas réparable. Mais on peut et on doit apprendre les leçons du passé.

Le développement du fascisme est en soi le témoignage irréfutable du fait que la classe ouvrière a terriblement tardé à remplir la tâche posée depuis longtemps devant elle par le déclin du capitalisme.

La phrase : cette crise n’est pas encore la "dernière", ne peut avoir qu’un seul sens : malgré les leçons de la guerre et des convulsions de l’après-guerre, les partis ouvriers n’ont pas encore su préparer ni eux-mêmes, ni le prolétariat, à la prise du pouvoir ; pis encore, les chefs de ces partis ne voient pas encore jusqu’à maintenant la tâche elle-même, en la faisant retomber d’eux-mêmes, du parti et de la classe sur le "développement historique". Le fatalisme est une trahison théorique envers le marxisme et la justification de la trahison politique envers le prolétariat, c’est-à-dire la préparation d’une nouvelle capitulation devant une nouvelle "dernière" guerre.
L’Internationale communiste est passée sur les positions du fatalisme social-démocrate.

Le fatalisme de la social-démocratie est un héritage de l’avant-guerre, quand le capitalisme grandissait presque sans cesse, que s’accroissait le nombre des ouvriers, qu’augmentait le nombre des membres du parti, des voix aux élections et des mandats. De cette montée automatique naquit peu à peu l’illusion réformiste qu’il suffit de continuer dans l’ancienne voie (propagande, élections, organisation) et la victoire viendra d’elle-même.

Certes, la guerre a détraqué l’automatisme du développement. Mais la guerre est un phénomène "exceptionnel". Genève aidant, il n’y aura plus de nouvelle guerre, tout rentrera dans la norme, et l’automatisme du développement sera rétabli.

A la lumière de cette perspective, les paroles : "Ce n’est pas encore la dernière crise", doivent signifier : "Dans cinq ans, dans dix ans, dans vingt ans, nous aurons plus de voix et de mandats, alors, il faut l’espérer, nous prendrons le pouvoir." (Voir les articles et discours de Paul Faure [1] . Le fatalisme optimiste, qui semblait convaincant il y a un quart de siècle, résonne aujourd’hui comme une voix d’outre-tombe. Radicalement ; fausse est l’idée qu’en allant vers la crise future le prolétariat deviendra infailliblement plus puissant que maintenant. Avec la putréfaction ultérieure inévitable du capitalisme le prolétariat ne croîtra pas et ne se renforcera pas, mais se décomposera, rendant toujours plus grande l’armée des chômeurs et des lumpen-prolétaires ; la petite bourgeoisie entre-temps se déclassera et tombera dans le désespoir. La perte de temps ouvre une perspective au fascisme, et non à la révolution prolétarienne.

Il est remarquable que l’Internationale communiste aussi, bureaucratisée jusqu’à la moelle, ait remplacé la théorie de l’action révolutionnaire par la religion du fatalisme. Il est impossible de lutter, car "il n’y a pas de situation révolutionnaire". Mais une situation révolutionnaire ne tombe pas du ciel, elle se forme dans la lutte des classes. Le parti du prolétariat est le plus important facteur politique quant à la formation d’une situation, révolutionnaire. Si ce parti tourne le dos aux tâches révolutionnaires, en endormant et en trompant les ouvriers pour jouer aux pétitions et pour fraterniser avec les radicaux, il doit alors se former non pas une situation révolutionnaire, mais une situation contre-révolutionnaire.
Comment la bourgeoisie apprécie-t-elle la situation ?

Le déclin du capitalisme, avec le degré extraordinairement élevé des forces productives, est la prémisse économique de la révolution socialiste. Sur cette base se déroule la lutte des classes. Dans la lutte vive des classes se forme et mûrit une situation révolutionnaire.

Comment la grande bourgeoisie, maîtresse de la société contemporaine, apprécie-t-elle la situation actuelle, et comment agit-elle ? Le 6 février 1934 ne fut inattendu que pour les organisations ouvrières et la petite bourgeoisie. Les centres du grand capital participaient depuis longtemps au complot, avec le but de substituer par la violence au parlementarisme le bonapartisme (régime "personnel"). Cela veut dire : les banques, les trusts, l’état-major, la grande presse jugeaient le danger de la révolution si proche et si immédiat qu’ils se dépêchèrent de s’y préparer par un "petit" coup d’Etat.

Deux conclusions importantes découlent de ce fait : 1) les capitalistes, dès avant 1934, jugeaient la situation comme révolutionnaire ; 2) Ils ne restèrent pas à attendre passivement le développement des événements, pour recourir à la dernière minute à une défense "légale", mais ils prirent ; eux-mêmes l’initiative, en faisant descendre leurs bandes dans la rue. La grande bourgeoisie a donné aux ouvriers une leçon inappréciable de stratégie de classe !

L’Humanité répète que le "front unique" a chassé Doumergue. Mais, c’est, pour parler modérément, une fanfaronnade creuse. Au contraire, si le grand capital a jugé possible et raisonnable de remplacer Doumergue par Flandin, c’est uniquement parce que le Front unique, comme la bourgeoisie s’en est convaincue par l’expérience, ne représente pas encore un danger révolutionnaire immédiat : "Puisque les terribles chefs de l’Internationale communiste, malgré la situation dans le pays, ne se préparent pas à la lutte, mais tremblent de peur, cela veut dire qu’on peut attendre pour passer au fascisme. Inutile de forcer les événements et de compromettre prématurément les radicaux, dont on peut encore avoir besoin." C’est ce que disent les véritables maîtres de la situation. Ils maintiennent l’union nationale et ses décrets bonapartistes, ils mettent le Parlement sous la terreur, mais ils laissent se reposer Doumergue. Les chefs du capital ont apporté ainsi une certaine correction à leur appréciation primitive, en reconnaissant que la situation n’est pas immédiatement révolutionnaire, mais pré-révolutionnaire.

Seconde leçon remarquable de stratégie de classe ! Elle montre que même le grand capital, qui a à sa disposition tous les leviers de commande, ne peut apprécier d’un seul coup a priori et infailliblement la situation politique dans toute sa réalité : il entre en lutte et dans le processus de la lutte, sur la base de l’expérience de la lutte, il corrige et précise son appréciation. Tel est en général le seul moyen possible de s’orienter en politique exactement et en même temps activement.

Et les chefs de l’Internationale communiste ? A Moscou, à l’écart du mouvement ouvrier français, quelques médiocres bureaucrates, mal renseignés, en majorité ne lisant pas le français, donnent à l’aide de leur thermomètre le diagnostic infaillible : "La situation n’est pas révolutionnaire." Le Comité central du Parti communiste français est tenu, en fermant yeux et oreilles, de répéter cette phrase creuse. La voie de l’Internationale communiste est la voie la plus courte vers l’abîme !
Le sens de la capitulation des radicaux.

Le parti radical représente l’instrument politique de la grande bourgeoisie, qui est le mieux adapté aux traditions et aux préjugés de la petite bourgeoisie. Malgré cela, les chefs les plus responsables du radicalisme, sous le fouet du capital financier, se sont humblement inclinés devant le coup d’Etat du 6 février, dirigé immédiatement contre eux. Ils ont reconnu ainsi que la marche de la lutte des classes menace les intérêts fondamentaux de la "nation", c’est-à-dire de la bourgeoisie, et se sont vus contraints de sacrifier les intérêts électoraux de leur parti. La capitulation du plus puissant parti parlementaire devant les revolvers et les rasoirs des fascistes est l’expression extérieure de l’effondrement complet de l’équilibre politique du pays. Mais celui qui prononce ces mots dit par cela même : la situation est révolutionnaire ou, pour parler plus exactement, pré-révolutionnaire [2].
La petite bourgeoisie et la situation pré-révolutionnaire.

Les processus qui se déroulent dans les masses de la petite bourgeoisie ont une importance exceptionnelle pour apprécier la situation politique. La crise politique du pays est avant tout la crise de la confiance des masses petites bourgeoises dans leurs partis et leurs chefs traditionnels. Le mécontentement, la nervosité, l’instabilité, l’emportement facile de la petite bourgeoisie sont des traits extrêmement importants d’une situation pré-révolutionnaire. De même que le malade brûlant de fièvre se met sur le côté gauche, la petite bourgeoisie fébrile peut se tourner à droite ou à gauche. Selon le côté vers lequel se tourneront dans la prochaine période les millions de paysans, d’artisans, de petits commerçants, de petits fonctionnaires français, la situation pré-révolutionnaire actuelle peut se changer aussi bien en situation révolutionnaire que contre-révolutionnaire.

L’amélioration de la conjoncture économique pourrait-pas pour longtemps-retarder, mais non pas arrêter la différenciation à droite ou à gauche de la petite bourgeoisie. Au contraire, si la crise allait s’approfondissant, la faillite du radicalisme et de tous les groupements parlementaires qui gravitent autour de lui irait à une vitesse redoublée.
Comment peut se produire un coup d’Etat fasciste en France ?

Il ne faut pas toutefois penser que le fascisme doive nécessairement devenir un puissant parti parlementaire, avant qu’il se soit emparé du pouvoir. C’est ainsi que cela se passa en Allemagne, mais en Italie ce fut autrement. Pour le succès du fascisme il n’est pas du tout obligatoire que la petite bourgeoisie ait rompu préalablement avec les anciens partis "démocratiques" : il suffit qu’elle ait perdu la confiance qu’elle avait en eux et qu’elle regarde avec inquiétude autour d’elle, en cherchant de nouvelles voies.

Aux prochaines élections municipales, la petite bourgeoisie peut encore donner un nombre très important de ses voix aux radicaux et aux groupes voisins, par l’absence d’un nouveau parti politique, qui réussirait à conquérir la confiance des paysans et des petites gens des villes. Et en même temps un coup de force militaire du fascisme peut se produire, avec l’aide de la grande bourgeoisie, dès quelques mois après les élections et par sa pression attirer à lui les sympathies des couches les Plus désespérées de la petite bourgeoisie.

C’est pourquoi ce serait une grossière illusion de se consoler en pensant que le drapeau du fascisme n’est pas encore devenu populaire dans la province et dans les villages. Les tendances antiparlementaires de la petite bourgeoisie peuvent, en s’échappant du lit de la politique parlementaire officielle des partis, soutenir directement et immédiatement un coup d’Etat militaire, lorsque celui-ci deviendra nécessaire pour le salut du grand capital. Un tel mode d’action correspond beaucoup plus à la fois aux traditions et au tempérament de la France [3] .

Les chiffres des élections ont, bien entendu, une importance symptomatique. Mais s’appuyer sur ce seul indice serait faire preuve de crétinisme parlementaire. Il s’agit de processus plus profonds, qui, un mauvais matin, peuvent prendre à l’improviste messieurs les parlementaires. Là, comme dans les autres domaines, la question est tranchée non pas par l’arithmétique, mais par la dynamique de la lutte. La grande bourgeoisie n’enregistre pas passivement l’évolution des classes moyennes, mais prépare les tenailles d’acier à l’aide desquelles elle pourra saisir au moment opportun les masses torturées par elle et désespérées.
Dialectique et métaphysique.

La pensée marxiste est dialectique : elle considère tous les phénomènes dans leur développement, dans leur passage d’un état à un autre La pensée du petit bourgeois conservateur est métaphysique : ses conceptions sont immobiles et immuables, entre les phénomènes il y a des cloisonnements imperméables. L’opposition absolue entre une situation révolutionnaire et une situation non-révolutionnaire représente un exemple classique de pensée métaphysique, selon la formule : ce qui est, est-ce qui n’est pas, n’est pas, et tout le reste vient du Malin.

Dans le processus de l’histoire, on rencontre des situations stables tout à fait non-révolutionnaires. On rencontre aussi des situations notoirement révolutionnaires. Il existe aussi des situations contre-révolutionnaires (il ne faut pas l’oublier !). Mais ce qui existe surtout à notre époque de capitalisme pourrissant ce sont des situations intermédiaires, transitoires : entre une situation non-révolutionnaire et une situation pré-révolutionnaire, entre une situation pré-révolutionnaire et une situation révolutionnaire ou... contre-révolutionnaire. C’est précisément ces états transitoires qui ont une importance décisive du point de vue de la stratégie politique.

Que dirions-nous d’un artiste qui ne distinguerait que les deux couleurs extrêmes dans le spectre ? Qu’il est daltonien ou à moitié aveugle et qu’il lui faut renoncer au pinceau. Que dire d’un homme politique qui ne serait capable de distinguer que deux états : "révolutionnaire" et "non-révolutionnaire" ? Que ce n’est pas un marxiste, mais un stalinien, qui peut faire un bon fonctionnaire, mais en aucun cas un chef prolétarien.

Une situation révolutionnaire se forme par l’action réciproque de facteurs objectifs et subjectifs. Si le parti du prolétariat se montre incapable d’analyser à temps les tendances de la situation pré-révolutionnaire et d’intervenir activement dans son développement, au lieu d’une situation révolutionnaire surgira inévitablement une situation contre-révolutionnaire. C’est précisément devant ce danger que se trouve actuellement le prolétariat français. La politique à courte vue, passive, opportuniste du front unique, et surtout des staliniens, qui sont devenus son aile droite, voilà ce qui constitue le principal obstacle sur la voie de la révolution prolétarienne en France.
Notes

[1] secrétaire général de la SFIO.

[2] Il est extrêmement caractéristique de la bureaucratie ouvrière petite-bourgeosie effrayée, surtout des staliniens, qu’elle se soit alliée aux radicaux "pour lutter contre le fascisme" après que les radicaux eussent révélé leur incapacité à lutter contre le fascisme. Le cartel électoral avec les radicaux, qui était un crime du point de vue des intérêts historiques du prolétariat avait au moins, dans les cadres restreints, son sens pratique. L’alliance extra-parlementaire avec les radicaux contre le fascisme est non seulement un crime, mais encore une idiotie. (note de l’auteur).

[3] Le marxisme n’ignore nullement - notons-le en passant - des éléments comme la tradition et le tempérament national. La direction fondamentale du développement est déterminée par la marche de la lutte de classes. Mais les formes du mouvement, son rythme, etc. peuvent varier beaucoup sous l’influence du tempérament et des traditions nationales, qui à leur tour, se sont formées dans le passé sous l’influence de la lutte classes.

https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf31.htm

La France à un tournant

(21 mars 1936)

Ce livre [1] est consacré à l’éclaircissement des méthodes de la politique révolutionnaire du prolétariat à notre époque. L’exposé a un caractère polémique, comme la politique révolutionnaire elle-même. En gagnant les masses opprimées, la polémique dirigée contre la classe dominante se transforme, à un moment donné, en révolution.

Comprendre clairement la nature sociale de la société moderne, de son Etat, de son droit, de son idéologie constitue le fondement théorique de la politique révolutionnaire. La bourgeoisie opère par abstraction ("nation", "patrie", "démocratie") pour camoufler l’exploitation qui est à la base de sa domination. Le Temps, l’un des plus infâmes journaux de l’univers, enseigne chaque jour aux masses populaires françaises le patriotisme et le désintéressement. Cependant, ce n’est un secret pour personne que le désintéressement du Temps s’estime d’après un tarif international bien établi.

Le premier acte de la politique révolutionnaire consiste à démasquer les fictions bourgeoises qui intoxiquent les masses populaires. Ces fictions deviennent particulièrement malfaisantes quand elles s’amalgament avec les idées de "socialisme" et de "révolution". Aujourd’hui plus qu’à n’importe quel autre moment, ce sont, les fabricants de ce genre d’amalgames qui donnent le ton dans les organisations ouvrières françaises.

La première édition de cet ouvrage a exercé une certaine influence sur la formation du parti communiste français : l’auteur en a reçu maints témoignages, dont il ne serait pas difficile au demeurant de trouver la trace dans L’Humanité jusqu’en 1924. Au cours des douze années qui ont suivi, il a été procédé dans l’Internationale communiste-après plusieurs zigzags fébriles-à une révision fondamentale des valeurs : il suffit de dire qu’aujourd’hui cet ouvrage figure à l’index des livres interdits. Par leurs idées et leurs méthodes, les chefs actuels du parti communiste français (nous sommes obligés de lui conserver cette appellation, qui est en complète contradiction avec la réalité) ne se différencient en rien de Kautsky, contre lequel est dirigé notre ouvrage : ils sont toutefois infiniment plus ignorants et plus cyniques. Le nouvel accès de réformisme et de patriotisme que subissent Cachin et Cie aurait pu à lui seul justifier une nouvelle édition de ce livre. Il y a cependant à cela d’autres raisons, plus sérieuses. Elles ont leurs racines dans la profonde crise prérévolutionnaire qui secoue le régime de la III° République.

Après dix-huit ans d’absence, l’auteur de cet ouvrage a eu la possibilité de passer deux ans en France (1933-1935) ; c’était, il est vrai, en simple qualité d’observateur de province, objet, par surcroît, d’une étroite surveillance. Pendant cette période, il y eut dans le département de l’Isère où l’auteur eut l’occasion de séjourner un petit incident, pareil à beaucoup d’autres, qui donne cependant la clé de toute la politique française. Dans un sanatorium appartenant au Comité des forges, un jeune ouvrier, qui était sous le coup d’une grave opération, s’était permis de lire un journal révolutionnaire (plus exactement, un journal qu’il considérait naïvement comme révolutionnaire : L’Humanité). L’administration posa à l’imprudent malade et ensuite à quatre autres malades qui partageaient ses sympathies cet ultimatum : renoncer à recevoir des publications indésirables, ou être jetés à la rue. Les malades eurent beau indiquer qu’on se livrait ouvertement dans le sanatorium à une propagande cléricale et réactionnaire, cela n’eut évidemment aucun effet. Comme il s’agissait de simples ouvriers qui ne risquaient ni mandats parlementaires ni portefeuilles ministériels, mais tout simplement leur santé et leur vie, l’intimidation échoua : les cinq malades, dont un à la veille d’être opéré, furent mis à la porte du sanatorium. Grenoble avait alors une municipalité socialiste, que présidait le docteur Martin, un de ces bourgeois conservateurs qui donnent généralement le ton dans le parti socialiste et dont Léon Blum est le représentant achevé. Les ouvriers expulsés essayèrent de trouver un défenseur dans la personne du maire. Ce fut en vain : malgré leur insistance, leurs lettres, leurs démarches, ils ne furent même pas reçus. Ils s’adressèrent au journal local de gauche, La Dépêche, où radicaux et socialistes forment un cartel indissoluble. En apprenant qu’il s’agissait du sanatorium du Comité des forges, le directeur du Journal refusa catégoriquement d’intervenir : tout ce que vous voudrez, mais pas ça. Pour une imprudence à l’égard de cette puissante organisation, La Dépêche avait été déjà privée une fois de publicité et avait subi de ce fait une perte de 20 000 francs. A la différence des prolétaires, le directeur de ce journal de gauche, comme le maire, avaient quelque chose à perdre : aussi renoncèrent-ils à la lutte inégale en abandonnant les ouvriers, leurs intestins et leurs reins malades, à leur sort.

Une ou deux fois par semaine, le maire socialiste, remuant de vagues souvenirs de jeunesse, fait un discours où il vante les avantages du socialisme sur le capitalisme. Pendant les élections, La Dépêche soutient le maire et son parti. Tout est donc pour le mieux. Le Comité des forges considère avec une tolérance toute libérale ce genre de socialisme qui ne cause pas le plus petit préjudice aux intérêts matériels du capital. Avec 20 000 francs de publicité par an-ces messieurs coûtent si bon marché-, les féodaux de l’industrie lourde et de la banque tiennent pratiquement à leur dévotion un grand journal du cartel ! Et pas seulement ce journal : le Comité des forges a bien sûr assez de moyens, directs ou indirects, pour agir sur messieurs les maires, sénateurs, députés, y compris les maires, les sénateurs, les députés socialistes. Toute la France officielle est placée sous la dictature du capital financier. Dans le dictionnaire Larousse, ce système est désigné sous le nom de "République démocratique".

Messieurs les députes de gauche et les journalistes, non seulement de l’Isère mais de tous les départements de France, croyaient que leur cohabitation pacifique avec la réaction capitaliste n’aurait pas de fin. Ils se trompaient. Depuis longtemps affaiblie, la démocratie sentit soudain sur sa tempe le canon d’un revolver. De même que les armements de Hitler-acte matériel brutal-causèrent une véritable révolution dans les rapports entre les Etats en démontrant la vanité et le caractère illusoire de ce qu’il est convenu d’appeler le "droit international", de même les bandes armées du colonel de La Rocque ont jeté la perturbation dans les rapports intérieurs de la France en obligeant tous les partis sans exception à se réorganiser, à s’épurer et à se regrouper.

Frédéric Engels a écrit un jour que l’Etat, y compris la république démocratique, c’est des bandes armées pour la défense de la propriété ; tout le reste n’est là que pour enjoliver ou masquer ce fait. Les éloquents défenseurs du "droit", genre Herriot et Blum, ont toujours été révoltés par ce cynisme. Mais Hitler et La Rocque, chacun dans sa sphère, viennent de montrer de nouveau qu’Engels avait raison.

Au début de 1934, Daladier était président du Conseil par la volonté du suffrage universel, direct et secret : il portait la souveraineté nationale dans sa poche, avec son mouchoir par-dessus. Mais, dès que les bandes de La Rocque, Maurras et Cie montrèrent qu’elles avaient l’audace de tirer des coups de revolver et de couper les jarrets des chevaux de la police, Daladier et sa souveraineté cédèrent la place à l’invalide politique que désignèrent les chefs de ces bandes. Ce fait a infiniment plus d’importance que toutes les statistiques électorales et on ne saurait l’effacer de l’histoire récente de la France, car il est une indication pour l’avenir.

Il n’est naturellement pas donné à n’importe quel groupe armé de revolvers de modifier à tout moment l’orientation politique d’un pays. Seules les bandes armées qui sont les organes d’une classe déterminée peuvent, dans certaines circonstances, jouer un rôle décisif. Le colonel de La Rocque et ses partisans veulent assurer l’"ordre" contre les troubles. Et comme, en France, "ordre" signifie domination du capital financier sur la petite et moyenne bourgeoisie et domination de l’ensemble de la bourgeoisie sur le prolétariat et les couches sociales qui en sont proches, les troupes de La Rocque sont tout simplement des bandes armées du capital financier.

Cette idée n’est pas neuve. On peut même la trouver fréquemment exprimée dans Le Populaire et L’Humanité, encore qu’ils n’aient pas été les premiers à la formuler. Cependant, ces publications ne disent que la moitié de la vérité. L’autre moitié, non moins importante, est que Herriot et Daladier, avec leurs partisans, sont également une agence du capital financier : autrement, les radicaux n’auraient pas pu être le parti gouvernemental de la France pendant des dizaines d’années. Si l’on ne veut pas jouer à cache-cache, il est nécessaire de dire que La Rocque et Daladier travaillent pour le même patron. Cela ne signifie pas, évidemment, qu’il y ait entre eux ou leurs méthodes une complète identité. Bien au contraire. Ils se font une guerre acharnée, comme deux agences spécialisées dont chacune possède le secret du salut. Daladier promet de maintenir l’ordre au moyen de la démocratie tricolore. La Rocque estime que le parlementarisme périmé doit être balayé en faveur d’une dictature militaire et policière déclarée. Les méthodes politiques sont opposées, mais les intérêts sociaux sont les mêmes.

La décadence du système capitaliste, sa crise incurable, sa décomposition forment la base historique de l’antagonisme qui existe entre La Rocque et Daladier (nous prenons ces deux noms uniquement pour faciliter l’exposé). Malgré les progrès incessants de la technique et les résultats remarquables obtenus dans certaines branches industrielles, le capitalisme dans l’ensemble freine le développement des forces productives, ce qui détermine une extrême instabilité des rapports sociaux et internationaux. La démocratie parlementaire est intimement liée à l’époque de la, libre concurrence et de la liberté du commerce international. La bourgeoisie a pu tolérer le droit de grève, de réunion de liberté de la presse aussi longtemps que les forces productives étaient en pleine ascension, que les débouchés s’élargissaient, que le bien-être des masses populaires, quoique restreint, augmentaient et que les nations capitalistes pouvaient vivre et laisser vivre les autres. Mais plus aujourd’hui. L’époque impérialiste est caractérisée, abstraction faite de l’Union soviétique, par une stagnation et une diminution du revenu national, par une crise agraire chronique et un chômage organique. Ces phénomènes internes sont inhérents à la phase actuelle du capitalisme, comme la goutte et la sclérose à un âge déterminé de l’individu. Vouloir expliquer le chaos économique mondial par les conséquences de la dernière guerre, c’est faire preuve d’un esprit désespérément superficiel, à l’instar de M. Caillaux, du comte Sforza et autres. La guerre n’a pas été autre chose qu’une tentative des pays capitalistes pour faire retomber sur le dos de l’adversaire le krach qui menaçait déjà. Mais la tentative échoua. La guerre ne fit qu’aggraver les signes de décomposition dont l’accentuation actuelle prépare une nouvelle guerre.

Aussi mauvaises que soient les statistiques économiques de la France, qui passent intentionnellement sous silence les antagonismes de classe, elles ne peuvent pas dissimuler les signes manifestes de la décomposition sociale. Parallèlement à la diminution du revenu national, à la chute, en vérité catastrophique, du revenu des campagnes, à la ruine des petites gens des villes, a l’accroissement du chômage, les entreprises géantes, ayant un chiffre d’affaires annuel de 100 à 200 millions et même davantage, font de brillants bénéfices. Le capital financier, dans toute l’acception du terme, suce le sang du peuple français. Telle est la base sociale de l’idéologie et de la politique de l’"Union nationale".

Des adoucissements et des éclaircies dans le processus de décomposition sont possibles, voire inévitables ; mais ils garderont un caractère strictement conditionné par la conjoncture. Quant à la tendance générale de notre époque, elle place la France, après bien d’autres pays, devant cette alternative : ou le prolétariat doit renverser l’ordre bourgeois foncièrement gangrené, ou le capital, en vue de sa propre conservation, doit remplacer la démocratie par le fascisme. Pour combien de temps ? Le sort de Mussolini et de Hitler répondra à cette question.

Les fascistes ont tiré, le 6 février 1934, sur l’ordre direct de la Bourse, des banques et des trusts. De ces mêmes positions de commande, Daladier a été sommé de remettre le pouvoir a Doumergue. Et si le ministre radical, président du Conseil, a capitulé -avec la pusillanimité qui caractérise les radicaux-, c’est parce qu’il a reconnu dans les bandes de La Rocque les troupes de son propre patron. Autrement dit : Daladier, ministre souverain, céda le pouvoir. à Doumergue pour la même raison qui fait refuser au directeur de La Dépêche et au maire de Grenoble de dénoncer l’odieuse cruauté des agents du Comité des forges.

Cependant, le passage de la démocratie au fascisme comporte des risques de secousses sociales. D’où les hésitations et les désaccords tactiques que l’on constate dans les hautes sphères de la bourgeoisie. Tous les magnats du capital sont pour qu’on continue a renforcer les bandes armées capables de constituer une réserve salutaire à l’heure du danger. Mais quelle place accorder à ces bandes dès aujourd’hui ? Doit-on leur permettre de passer tout de suite à l’attaque ou les garder, en attendant, comme moyen d’intimidation ? Autant de questions qui ne sont pas encore résolues. Le capital financier ne croit plus qu’il soit possible aux radicaux d’entraîner derrière eux les masses de la petite bourgeoisie et de maintenir, par la pression de ces masses, le prolétariat dans les limites de la discipline "démocratique". Mais il ne croit pas davantage que les organisations fascistes, qui manquent encore d’une véritable base de masse, soient capables de s’emparer du pouvoir et d’établir un régime fort.

L’argument qui a incité à la prudence ceux qui dirigent en coulisse, ce n’est pas la rhétorique parlementaire, mais la révolte des ouvriers, la tentative de grève générale-étouffée dès le début par la bureaucratie de Jouhaux-et ensuite les émeutes locales (Toulon, Brest). Les fascistes ayant été remis quelque peu en place, les radicaux respirèrent plus librement. Le Temps, qui, dans une série d’articles, avait déjà trouve le moyen d’offrir sa main et son coeur à la "jeune génération", découvrit de nouveau les avantages du régime libéral, conforme d’après lui au génie français. Ainsi s’est établi un régime instable, transitoire, bâtard, conforme non pas au génie de la France, mais au déclin de la III° République. Dans ce régime, ce sont les traits bonapartistes qui apparaissent avec le plus de netteté : indépendance du gouvernement à l’égard des partis et des programmes, liquidation du pouvoir législatif au moyen des pleins pouvoirs, le gouvernement se situant au-dessus des fractions en lutte, c’est-à-dire en fait au-dessus de la nation, pour jouer le rôle d’"arbitre". Les trois ministères Doumergue, Flandin, Laval, avec l’immanquable participation des radicaux humiliés et compromis, ont chacun présenté de légères variantes sur un thème commun.

Lorsque le ministère Sarraut fut constitué, Léon Blum, dont la perspicacité comporte deux dimensions au lieu de trois, annonça : "Les derniers effets du 6 février sont détruits sur le plan parlementaire" (le Populaire du 2 février 1936). Voilà ce qui s’appelle brosser l’ombre du carrosse avec l’ombre d’une brosse ! Comme si l’on pouvait ,supprimer "sur le plan parlementaire" la pression des bandes armées du capital financier ! Comme si Sarraut pouvait ne pas sentir cette pression et ne pas trembler devant elle ! En réalité, le gouvernement Sarraut-Flandin est une variété de ce même "bonapartisme" semi-parlementaire à peine incliné à "gauche". Sarraut lui-même, réfutant l’accusation d’avoir pris des mesures arbitraires, répondit on ne peut mieux au Parlement : "Si mes mesures sont arbitraires, c’est parce que je veux être un arbitre." Cet aphorisme n’aurait pas été déplacé dans la bouche de Napoléon III. Sarraut se sent non pas le mandataire d’un parti déterminé ou d’un bloc de partis au pouvoir, comme le veulent les règles du parlementarisme mais un arbitre au-dessus des classes et des partis, comme le veulent les lois du bonapartisme.

L’aggravation de la lutte de classes et surtout l’entrée en scène des bandes armées de la réaction n’ont pas moins profondément révolutionné les organisations ouvrières. Le parti socialiste, qui jouait paisiblement le rôle de la cinquième roue du carrosse dans la III° République, s’est vu contraint de répudier à moitié ses traditions cartellistes et même de rompre avec son aile droite (néos). Dans le même temps, les communistes accomplissaient l’évolution inverse, mais sur une échelle infiniment plus vaste. Pendant des années ces messieurs avaient rêvé de barricades, de conquête de la rue, etc. (ce rêve, il est vrai ; avait surtout un caractère littéraire). Après le 6 février, comprenant que l’affaire était sérieuse, les partisans des barricades se jetèrent à droite. Le réflexe spontané de ces phraseurs apeurés coïncidait d’une façon frappante avec la nouvelle orientation de la diplomatie soviétique.

Devant le danger que représente l’Allemagne hitlérienne, le Kremlin se tourna vers la France. Statu quo dans les rapports internationaux ! Statu quo dans le régime intérieur de la France ! Espoirs de révolution socialiste ? Chimères ! Les milieux dirigeants du Kremlin ne parlent qu’avec mépris du communisme français. Il faut donc garder ce qui existe pour ne pas risquer d’avoir pire. La démocratie parlementaire en France ne se concevant pas sans les radicaux, faisons en sorte que les socialistes les soutiennent ; ordonnons aux communistes de ne pas gêner le bloc Blum-Herriot ; s’il est possible, faisons-les entrer eux-mêmes dans ce bloc. Ni secousses, ni menaces ! Telle est l’orientation du Kremlin.

Quand Staline répudie la révolution mondiale, les partis bourgeois français ne veulent pas le croire. Ils ont bien tort ! En politique, une confiance aveugle n’est évidemment pas une vertu supérieure. Mais une méfiance aveugle ne vaut guère mieux. Il faut savoir confronter les paroles avec les actes et discerner la tendance générale de l’évolution pour plusieurs années. La politique de Staline, qui est déterminée par les intérêts de la bureaucratie soviétique privilégiée, est devenue foncièrement conservatrice. La bourgeoisie française a tout lieu de faire confiance à Staline. Le prolétariat français a les mêmes raisons de se méfier.

Au congrès d’unité de Toulouse [2] , le "communiste" Racamond a donné de la politique du Front populaire une formule digne de passer à la postérité : "Comment vaincre la timidité du parti radical ?" Comment vaincre la peur qu’a la bourgeoisie du prolétariat ? Très simplement : les farouches révolutionnaires doivent jeter le couteau qu’ils serraient entre leurs dents, se pommader les cheveux et arborer le sourire de la plus charmante des odalisques ; Vaillant-Couturier dernière manière en sera le prototype. Sous la pression des "communistes" pommadés, que de toutes leurs forces poussaient à droite les socialistes en train d’évoluer vers la gauche, Blum a dû changer une fois de plus de cap. Il le fit, heureusement, dans le sens habituel. Ainsi se constitua le Front populaire : compagnie d’assurance de banqueroutiers radicaux aux frais du capital des organisations ouvrières.

Le radicalisme est inséparable de la franc-maçonnerie. C’est tout dire. Lors des débats qui eurent lieu à la Chambre des députés sur les Ligues, M. Xavier-Vallat rappela que Trotsky avait, à une époque, "interdit" aux communistes d’adhérer aux loges maçonniques. M. Jammy Schmidt, qui est, paraît-il, une autorité en la matière, s’empressa d’expliquer cette interdiction par l’incompatibilité du bolchevisme despotique avec l’"esprit de liberté". Nous ne voyons pas la nécessité de polémiquer sur ce thème avec le député radical. Mais aujourd’hui encore nous estimons que le représentant ouvrier qui va chercher son inspiration ou sa consolation dans la fade religion maçonnique de la collaboration des classes ne mérite pas la moindre confiance. Ce n’est pas par hasard si le Cartel s’est accompagné d’une large participation des socialistes aux loges maçonniques. Mais le temps est venu pour les communistes repentis d’en faire autant. Au demeurant, ces nouveaux initiés n’en seront que plus à l’aise, en tablier, pour servir les vieux patrons du Cartel.

Le Front populaire, nous dit-on non sans indignation, n’est nullement un cartel, mais un mouvement de masse. Les définitions pompeuses ne manquent pas, certes, mais elles ne changent rien aux choses. Le but du Cartel a toujours été de freiner le mouvement de masse en l’orientant vers la collaboration de classe. Le Front populaire a exactement le même but. La différence entre eux-et elle est de taille-, c’est que le Cartel traditionnel a vu le jour au cours des époques de stabilité et de calme du régime parlementaire. Aujourd’hui que les masses sont impatientes et prêtes à exploser, il est nécessaire de disposer d’un frein plus solide, avec la participation des "communistes". Les meetings communs, les cortèges à grand spectacle, les serments, le mariage du drapeau de la Commune avec le drapeau de Versailles, le tintamarre, la démagogie, tout cela n’a qu’un but : contenir et démoraliser le mouvement de masse.

Pour se justifier devant les droites, Sarraut a déclaré à la Chambre que ses inoffensives concessions au Front populaire ne constituent rien de plus que la soupape de sûreté du régime. Cette franchise aurait pu paraître imprudente. Mais l’extrême-gauche la couvrit d’applaudissements. Sarraut n’avait donc aucune raison de se gêner. De toute façon, il a réussi à donner, peut-être sans le vouloir, une définition du Front populaire : une soupape de sûreté contre le mouvement de masse. En général, M. Sarraut a la main heureuse pour les aphorismes !

La politique extérieure est la continuation de la politique intérieure. Ayant complètement abandonné le point de vue du prolétariat, Blum, Cachin et Cie adoptent-sous le masque de la "sécurité collective" et du "droit international"-le point de vue de l’impérialisme national. Ils nous préparent la même politique d’abdication qu’ils ont suivie de 1914 à 1918 en y ajoutant seulement : "pour la défense de l’U.R.S.S.". Quand, de 1918 à 1923, la diplomatie soviétique s’est fréquemment vue obligée de louvoyer et de passer des accords, il ne vint jamais à l’esprit d’une seule section de l’Internationale communiste qu’elle pourrait faire bloc avec sa bourgeoisie ! A elle seule, cette chose n’est-elle pas une preuve suffisante de la sincérité de Staline quand il répudie la révolution mondiale ?

Pour les mêmes motifs qui poussent les chefs actuels de l’Internationale communiste à se coller aux mamelles de la "démocratie" dans la période de son agonie, ils découvrent le radieux visage de la Société des Nations alors que la parcourt déjà le hoquet de la mort. Ainsi s’est crée une plate-forme de politique extérieure commune entre les radicaux et l’Union soviétique. Le programme intérieur du Front populaire est un assemblage de lieux communs qui permettent une interprétation aussi libre que le Covenant de Genève. Le sens général du programme est celui-ci : pas de changement. Or, les masses veulent du changement et c’est en cela que réside le fond de la crise politique.

En désarmant politiquement le prolétariat, les Blum, Paul Faure, Cachin, Thorez tiennent surtout à ce qu’il ne s arme pas physiquement. La propagande de ces messieurs ne se différencie pas des sermons religieux sur la supériorité des principes moraux. Engels qui enseignait que la possession du pouvoir d’Etat est une question de bandes armées, Marx qui regardait l’insurrection comme un art, apparaissent aux députés, aux sénateurs et maires actuels du Front populaire comme des sauvages du Moyen-Age. Le Populaire passe pour la centième fois un dessin représentant un ouvrier désarmé avec cette légende : "Vous comprendrez que nos poings nus sont plus solides que toutes vos matraques." Quel splendide mépris pour la technique militaire ! A cet égard, le Négus lui-même a des vues plus avancées. Pour ces gens, les coups d’Etat en Italie, en Allemagne, en Autriche n’existent pas. Cesseront-ils de vanter les "poings nus", quand La Rocque leur passera les menottes ? Par moment, on en arrive presque à regretter de ne pouvoir faire subir cette expérience à messieurs les chefs, sans que les masses aient à en souffrir.

Vu sous l’angle du régime bourgeois, le Front populaire est un épisode de la rivalité entre le radicalisme et le fascisme pour gagner l’attention et les faveurs du grand capital. En fraternisant d’une façon théâtrale avec les socialistes et les communistes, les radicaux veulent montrer au patron que le régime n’est pas aussi malade que les droites le prétendent ; que le danger de révolution est exagéré ; que Vaillant-Couturier lui-même a troqué son couteau contre un collier ; que par les "révolutionnaires" apprivoisés on peut dissiper les masses ouvrières et, par conséquent, sauver le système parlementaire de la faillite.

Tous les radicaux ne croient pas à cette manoeuvre ; les plus sérieux et les plus influents, Herriot en tête, préfèrent adopter une attitude d’attente. Mais en fin de compte eux-mêmes ne peuvent pas proposer autre chose. La crise du parlementarisme est avant tout une crise de confiance de l’électeur à l’égard du radicalisme.

Tant qu’on n’aura pas découvert le moyen de rajeunir le capitalisme il n’existera pas de recette pour sauver le parti radical. Celui-ci n’a le choix qu’entre différents genres de mort politique. Un succès relatif aux prochaines élections n’empêcherait pas et même ne retarderait pas bien longtemps son effondrement.

Les chefs du parti socialiste, les politiciens les plus insouciants de France, ne s’embarrassent pas de la sociologie du front populaire : personne ne peut rien tirer d’intéressant des interminables monologues de Léon Blum. Quant aux communistes, qui sont extrêmement fiers d’avoir pris l’initiative de la collaboration avec la bourgeoisie, ils présentent le Front populaire comme l’alliance du prolétariat avec les classes moyennes. Quelle parodie du marxisme ! Non, le parti radical n’est pas le parti de la petite bourgeoisie Il n’est pas davantage un "bloc de la moyenne et de la petite bourgeoisie", selon la définition absurde de la Pravda. Non seulement la moyenne bourgeoisie exploite la petite bourgeoisie sur le plan économique comme sur le plan politique, mais elle est elle-même une agence du capital financier. Désigner, sous le terme neutre de "bloc", des rapports politiques hiérarchiques fondés sur l’exploitation, c’est se moquer de la réalité. Un cavalier n’est pas un bloc homme-cheval. Si le parti Herriot-Daladier a des racines dans les masses petites-bourgeoises et, dans une certaine mesure, jusque dans les milieux ouvriers, c’est uniquement pour les duper dans l’intérêt du régime capitaliste. Les radicaux sont le parti démocratique de l’impérialisme français. Toute autre définition est un leurre.

La crise du système capitaliste désarme les radicaux en leur enlevant les moyens traditionnels qui leur permettaient d’endormir la petite bourgeoisie. Les classes moyennes commencent à sentir, sinon à comprendre, qu’on ne sauvera pas la situation par de misérables réformes et qu’une refonte hardie du régime actuel est devenue nécessaire. Mais radicalisme et hardiesse vont ensemble comme l’eau et le feu. Le fascisme se nourrit avant tout de la méfiance croissante de la petite bourgeoisie à l’égard du radicalisme. On peut dire sans exagérer que le sort de la politique de la France ne tardera pas à se décider dans une large mesure selon la manière dont sera liquidé le radicalisme et selon que ce sera le fascisme ou le parti du prolétariat qui prendra sa succession, c’est-à-dire qui héritera de son influence sur les masses petites-bourgeoises.

Un principe élémentaire de la stratégie marxiste est que l’alliance du prolétariat avec les petites gens des villes et des campagnes doit se réaliser uniquement dans la lutte irréductible contre la représentation parlementaire traditionnelle de la petite-bourgeoisie. Pour gagner le paysan à l’ouvrier, il faut le détacher du politicien radical qui l’asservit au capital financier. Contrairement à cela, le Front populaire, complot de la bureaucratie ouvrière avec les pires exploiteurs politiques des classes moyennes, est tout simplement capable de tuer la foi des masses dans les méthodes révolutionnaires et de les jeter dans les bras de la contre-révolution fasciste.

Aussi invraisemblable que cela paraisse, quelques cyniques essayent de justifier la politique du Front populaire en se référant à Lénine, qui, paraît-il, a démontré qu’on ne pouvait pas se passer de "compromis" et notamment d’accords avec d’autres partis. Pour les chefs de l’Internationale communiste d’aujourd’hui, outrager Lénine est devenu une règle ; ils piétinent la doctrine du fondateur du parti bolchevique et vont ensuite s’incliner a Moscou devant son mausolée.

Lénine a commencé sa tâche dans la Russie tsariste, où non seulement les ouvriers, les paysans, les intellectuels, mais de larges milieux bourgeois combattaient l’ancien régime. Si, d’une façon générale, la politique du Front populaire avait pu avoir sa justification, il semblerait que ce fût avant tout dans un pays qui n’avait pas encore fait sa révolution bourgeoise. Messieurs les falsificateurs feraient bien d’indiquer dans quelle phase, à quel moment et dans quelles circonstances le parti bolchevique a réalisé en Russie un semblant de Front populaire ? Qu’ils fassent travailler leurs méninges et fouillent dans les documents historiques !

Les bolcheviks ont passé des accords d’ordre pratique avec les organisations révolutionnaires petites-bourgeoises pour le transport clandestin en commun des écrits révolutionnaires, parfois pour l’organisation en commun d’une manifestation dans la rue ou pour riposter aux bandes de pogromistes. Lors des élections à la Douma, ils ont eu recours, dans certaines circonstances et au deuxième degré [3] , à des blocs électoraux avec les menchéviks ou avec les socialistes révolutionnaires. C’est tout. Ni "programmes" communs ni organismes permanents, ni renoncement à critiquer les alliés du moment. Ce genre d’accords et de compromis épisodiques, strictement limités à des buts précis-Lénine n’avait en vue que ceux-là-n’avait rien de commun avec le Front populaire, qui représente un conglomérat d’organisations hétérogènes, une alliance durable de classes différentes liées pour toute une période-et quelle période !-par une politique et un programme communs-une politique de parade, de déclamation et de poudre aux yeux. A la première épreuve sérieuse, le Front populaire se brisera et toutes ses parties constitutives en sortiront avec de profondes lézardes. La politique du Front populaire est une politique de trahison.

La règle du bolchevisme en ce qui concerne les blocs était la suivante : Marcher séparément, vaincre ensemble ! La règle des chefs de l’Internationale communiste aujourd’hui est devenue : Marcher ensemble pour être battus séparément. Que ces messieurs se cramponnent à Staline et à Dimitrov, mais qu’ils s’arrangent pour laisser Lénine en paix.

Il est impossible de ne pas s’indigner quand un lit les déclarations de chefs vantards qui prétendent que le Front populaire a "sauvé" la France du fascisme ; en réalité, cela veut tout simplement dire que nos héros affolés se sont épargnés par leurs encouragements mutuels une frayeur plus grande encore. Pour combien de temps ? Entre le premier soulèvement de Hitler et son arrivée au pouvoir, il s’est écoulé dix années, marquées par des alternances de flux et de reflux. A l’époque, les Blum et les Cachin allemands ont maintes fois proclame leur "victoire" sur le national-socialisme. Nous ne les avons pas crus et nous n’avons pas eu tort. Néanmoins, cette expérience n’a rien appris aux cousins français de Wels et de Thaelmann. Certes, en Allemagne, les communistes n’ont pas participé au Front populaire qui groupait la social-démocratie, la bourgeoisie de gauche et le Centre catholique ("alliance du prolétariat avec les classes moyennes" !). En ce temps-là, l’Internationale communiste repoussait même les accords de combat entre organisations ouvrières contre le fascisme. Les résultats, on les connaît. Notre sympathie la plus chaleureuse pour Thaelmann, en tant que prisonnier des bourreaux, ne peut pas nous empêcher de dire que sa politique, c’est-à-dire la politique de Staline, a plus fait pour la victoire de Hitler que la politique de Hitler lui même. Ayant tourné casaque, l’Internationale communiste applique aujourd’hui en France la politique suffisamment connue de la social-démocratie allemande. Est-il vraiment si difficile d’en prévoir les résultats ?

Les prochaines élections parlementaires, quelle que soit leur issue, n’apporteront pas, par elles-mêmes, de changements sérieux dans la situation : en définitive, les électeurs sont priés de choisir entre un arbitre genre Laval et un arbitre genre Herriot-Daladier. Mais comme Herriot a tranquillement collaboré avec Laval et que Daladier les a soutenus tous les deux la différence qui les sépare, si on la mesure à l’échelle des problèmes historiques qui sont posés, est insignifiante.

Faire croire que Herriot-Daladier sont capables de déclarer la guerre aux "deux cents familles" qui gouvernent la France, c’est duper impudemment le peuple. Les deux cents familles ne sont pas suspendues entre ciel et terre, elles constituent le couronnement organique du système du capital financier. Pour avoir raison des deux cents familles, il faut renverser le régime économique et politique au maintien duquel Herriot et Daladier ne sont pas moins intéressés que Tardieu et La Rocque. Il ne s’agit pas de la lutte de la "nation" contre quelques féodaux, comme la présente L’Humanité mais de la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, de la lutte des classes qui ne peut être tranchée que par la révolution. Le complot anti-ouvrier des chefs du Front populaire est devenu le principal obstacle dans cette voie.

On ne peut pas dire d’avance combien de temps encore des ministères semi-parlementaires, semi-bonapartistes continueront à se succéder en France et par quelles phases précises le pays passera au cours de la prochaine période. Cela dépendra de la conjoncture économique nationale et mondiale, de l’atmosphère internationale, de la situation en U.R.S.S., du degré de stabilité du fascisme italien et allemand, de la marche des événements en Espagne, enfin-et ce n’est pas le facteur le moins important-de la clairvoyance et de l’activité des éléments avancés du prolétariat français. Les convulsions du franc peuvent hâter le dénouement. Une coopération plus étroite de la France avec l’Angleterre est de nature à le retarder. De toute façon, l’agonie de la "démocratie" peut durer beaucoup plus longtemps en France que la période préfasciste Brüning-Papen-Schleicher n’a duré en Allemagne ; mais elle ne cessera pas pour cela d’être une agonie. La démocratie sera balayée. La question est uniquement de savoir qui la balayera.

La lutte contre les deux cents familles, contre le fascisme et la guerre-pour la paix, le pain, la liberté et autres belles choses-est, ou bien un leurre, ou bien une lutte pour renverser le capitalisme. Le problème de la conquête révolutionnaire du pouvoir se pose devant les travailleurs français non pas comme un objectif lointain, mais comme la tâche de la période qui s’ouvre. Or, les chefs socialistes et communistes non seulement se refusent à procéder à la mobilisation révolutionnaire du prolétariat, mais ils s’y opposent de toutes leurs forces. En même temps qu’ils fraternisent avec la bourgeoisie, ils traquent et expulsent les bolcheviks [4] . Telle est la violence de leur haine de la révolution et de la peur qu’elle leur inspire ! Dans cette situation, le plus mauvais rôle est joué par les pseudo-révolutionnaires du type Marceau Pivert qui promettent de renverser la bourgeoisie, mais avec la permission de Léon Blum !

Toute la marche du mouvement ouvrier français au cours de ces douze dernières années a mis à l’ordre du jour la nécessité de créer un nouveau parti révolutionnaire.

Vouloir deviner si les événements laisseront "suffisamment" de temps pour fonder le nouveau parti, c’est se livrer à la plus stérile des occupations. Les ressources de l’Histoire en ce qui concerne les possibilités diverses, les formes de transition, les étapes, les accélérations et les retards sont inépuisables. Sous l’empire des difficultés économiques, le fascisme peut prendre prématurément l’offensive et subir une défaite. Un répit durable en résulterait. Au contraire, il peut par prudence adopter trop longtemps une attitude d’attente et de ce fait offrir de nouvelles chances aux organisations révolutionnaires. Le Front populaire peut se briser sur ses propres contradictions avant que le fascisme soit capable de livrer une bataille générale : il en résulterait une période de regroupement et de scissions dans les partis ouvriers et une cristallisation rapide d’une avant-garde révolutionnaire. Les mouvements spontanés des masses, selon l’exemple de Toulon et de Brest, peuvent prendre une grande ampleur et créer un point d’appui solide pour le levier révolutionnaire. Enfin, même une victoire du fascisme en France, qui, théoriquement, n’est pas impossible, ne veut pas dire que celui-ci resterait au pouvoir un millier d’années, comme Hitler l’annonce, ni que cette victoire créerait une situation comparable à celle dont a bénéficié Mussolini. Si le crépuscule du fascisme commençait en Italie ou en Allemagne, il ne tarderait pas à s’étendre à la France. Dans l’hypothèse la moins favorable, construire un parti révolutionnaire, c’est hâter l’heure de la revanche. Les sages qui se débarrassent de cette tâche urgente en prétendant que les "conditions ne sont pas mûres" démontrent seulement qu’ils ne sont pas mûrs eux-mêmes pour ces conditions.

Les marxistes français, comme ceux de tous les pays, doivent, d’une certaine manière, recommencer à zéro, mais à un degré historiquement plus élevé que leur prédécesseurs. La décadence de l’Internationale communiste, plus honteuse que la décadence de la social-démocratie en 1914, gêne considérablement, au début, la marche en avant. Le recrutement des nouveaux cadres se fait avec lenteur au cours de la lutte cruelle que soutient la classe ouvrière contre le front uni de la bureaucratie réactionnaire et patriote. D’un autre côté, ces difficultés, qui ne se sont pas abattues par hasard sur le prolétariat, permettront de mieux sélectionner et de mieux éprouver les premières phalanges du nouveau parti et de la nouvelle Internationale.

Seule une infime partie des cadres de l’Internationale communiste avaient commencé leur éducation révolutionnaire au début de la guerre, avant la révolution d’Octobre. Ceux-là, presque sans exception, se trouvent tous actuellement en dehors de la III° Internationale. Leurs successeurs ont adhéré à la révolution d’Octobre quand celle-ci avait déjà triomphé : c’était plus facile. Mais de cette deuxième vague elle-même il ne reste que peu de choses. La majeure partie des cadres actuels de l’Internationale communiste a adhéré non pas au programme bolchevique, non pas au drapeau révolutionnaire, mais à la bureaucratie soviétique. Ce ne sont pas des lutteurs, mais des fonctionnaires dociles, des aides de camp, des grooms. De là vient que la III° Internationale se conduit d’une manière si peu glorieuse dans une situation historique riche de grandioses possibilités révolutionnaires.

La IV° Internationale se hisse sur les épaules de ses trois devancières. Elle reçoit des coups, de front, de côté, et par derrière. Les carriéristes, les poltrons et les philistins n’ont rien à faire dans ses rangs. Une portion, inévitable au début, de sectaires et d’aventuriers s’en ira à mesure que le mouvement grandira. Laissons les pédants et les sceptiques hausser les épaules au sujet des "petites" organisations qui publient de "petits" journaux et lancent des défis au monde entier. Les révolutionnaires sérieux passeront à côté d’eux avec mépris. La révolution d’Octobre avait, elle aussi, commencé à marcher dans des souliers d’enfant...

Les puissants partis russes socialiste-révolutionnaire et menchevik, qui, pendant des mois, formèrent un "Front populaire" avec les cadets, tombèrent en poussière sous les coups d’une "poignée de fanatiques" du bolchevisme. La social-démocratie allemande, le parti communiste allemand et la social-démocratie autrichienne ont trouvé une mort sans gloire sous les coups du fascisme. L’époque qui va commencer pour l’humanité européenne ne laissera pas trace dans le mouvement ouvrier de tout ce qui est équivoque et gangrené. Tous ces Jouhaux, Citrine, Blum, Cachin, Vandervelde, Caballero ne sont que des fantômes. Les sections de la II° et de la III° Internationale quitteront la scène sans éclat les unes après les autres. Un nouveau et grandiose regroupement des rangs ouvriers est inévitable. Les jeunes cadres révolutionnaires acquerront de la chair et du sang. La victoire n’est concevable que sur la base des méthodes bolcheviques...
Notes

[1] Cette étude a été écrite en guise de préface à "Terrorisme et communisme".

[2] Le congès d’unification de la CGT et la CGTU s’était tenu à Toulouse du 2 au 5 mars 1936.

[3] L’élection des députés à la Douma se faisait par collèges électoraux désignés au deuxième et troisième degré.

[4] Allusion à l’exclusion des trotskystes de la SFIO et à celles, individuelles, des militants du PC protestant contre la nouvelle orientation patriotique.

https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf5.htm

L’étape décisive

(5 juin 1936)

Le rythme des événements en France s’est brusquement accéléré. Auparavant, il fallait apprécier le caractère pré-révolutionnaire de la situation sur la base de l’analyse théorique et de divers symptômes politiques. Maintenant, les faits parlent d’eux-mêmes. On peut dire sans exagération qu’il n’y a dans toute la France que deux partis dont les chefs ne voient, ne comprennent ou ne veulent pas voir toute la profondeur de la crise révolutionnaire : les partis "socialiste" et "communiste", auxquels on peut ajouter, assurément les chefs syndicaux "indépendants". Les masses ouvrières sont en train de créer, par leur action directe, une situation révolutionnaire. La bourgeoisie craint mortellement le développement des événements. Elle prend dans les coulisses, sous le nez du nouveau gouvernement, toutes les mesures nécessaires pour résister et se sauver, tromper de nouveau, écraser la classe ouvrière et préparer une sanglante revanche. Seuls les chefs "socialistes" et "communistes" continuent à bavarder sur le Front populaire comme si la lutte des classes n’avait pas déjà renversé leur méprisable château de cartes.

Blum déclare : "Le pays a donné un mandat au Front populaire, et nous ne pouvons sortir des cadres de ce mandat." Blum, en réalité, trompe son propre parti et tente de tromper le prolétariat. Les staliniens qui se nomment toujours "communistes", l’aident dans cette tâche. En fait, socialistes et communistes utilisent tous les trucs, toutes les ficelles et les nœuds coulants de la mécanique électorale pour venir à bout des masses laborieuses dans l’intérêt de l’alliance avec le radicalisme bourgeois. L’essence politique de la crise s’exprime dans le fait que le peuple a la nausée des radicaux et de leur III° République. C’est ce fait que les fascistes tentent d’utiliser. Qu’ont fait socialistes et communistes ?

Ils se sont portés garants des radicaux devant le peuple, ils les ont présentés comme injustement calomniés, ils ont fait croire aux ouvriers et aux paysans que leur salut était dans un ministère Daladier. C’est à ce diapason que fut orchestrée toute leur campagne électorale. Comment les masses ont-elles répondu ? Elles ont donné aux communistes une énorme augmentation de voix et de mandats parce qu’ils figurent à l’extrême gauche. Les masses ne comprennent pas en effet tous les tournants des mercenaires de la diplomatie soviétique, car elles ne peuvent les vérifier dans leur propre expérience. Elles n’apprennent que dans l’action. Elles n’ont pas le temps d’acquérir des connaissances théoriques. Quand un million et demi d’électeurs donnent leurs voix aux communistes, la majorité dit à ces derniers : "Nous voulons que vous fassiez en France ce que les bolcheviks ont fait chez eux en octobre 1917." Telle est la volonté réelle de la partie la plus active de la population, de celle qui est capable de lutter et d’assurer l’avenir de la France. Telle est la première leçon des élections.

Les socialistes ont sensiblement maintenu le nombre de leurs voix, malgré la scission de l’important groupe néo. Dans cette question aussi, les masses ont donné à leurs "chefs" une grande leçon. Les néos voulaient à tout prix le Cartel, c’est-à-dire la collaboration avec la bourgeoisie républicaine au nom du salut et de l’épanouissement de la "République". C’est précisément sur cette ligne qu’ils se sont séparés des socialistes et se sont présentés contre eux aux élections. Or les électeurs leur ont tourné le dos, les néos se sont effondrés. Il y a deux ans, nous avions prédit que le développement politique futur tuerait d’abord les petits groupes qui gravitaient autour des radicaux. Dans le conflit entre les socialistes et les néos, les masses ont jugé et elles ont rejeté le groupe qui proposait le plus systématiquement et le plus résolument l’alliance avec la bourgeoisie. Telle est la seconde leçon des élections. Le parti socialiste n’est un parti ouvrier ni par sa politique, ni par sa composition sociale. C’est le parti des nouvelles classes moyennes, fonctionnaires, employés, etc., partiellement celui de la petite bourgeoisie et de l’aristocratie ouvrière. Une analyse sérieuse des statistiques électorales démontrerait sans aucun doute que les socialistes ont cédé aux communistes une fraction importante des voix des ouvriers et des paysans pauvres et qu’ils ont en échange reçu des radicaux celles de groupes importants des classes moyennes. Cela signifie que la petite bourgeoisie se déplace des radicaux vers la gauche- vers les socialistes et les communistes-tandis que des groupes de la grande et moyenne bourgeoisie se séparent des radicaux pour aller plus à droite. Le regroupement est en train de s’opérer selon les axes des classes, et non suivant la ligne artificielle du "Front populaire". La rapidité de la polarisation des rapports politiques souligne, le caractère révolutionnaire de la crise. Telle est la troisième leçon, la leçon fondamentale.

L’électeur a par conséquent manifesté sa volonté-autant qu’il a eu la possibilité de la manifester dans la camisole de force du parlementarisme-non pas pour la politique du Front populaire, mais contre elle. Au second tour, certes, en retirant leurs candidatures en faveur de bourgeois radicaux, socialistes et communistes ont plus profondément encore altéré la volonté politique des travailleurs de France. Malgré cela, les radicaux sortent des élections les côtes rompues, ayant perdu un bon tiers de leurs sièges. Le Temps dit : "C’est parce qu’ils sont entrés dans un bloc avec les révolutionnaires." Daladier réplique : "Sans le Front populaire, nous aurions perdu plus." Daladier a incontestablement raison. Si socialistes et communistes avaient mené une politique de classe, c’est-à-dire s’ils avaient lutté pour l’alliance des ouvriers et des éléments semi-prolétariens de la ville et du village contre la bourgeoisie dans son ensemble, y compris son aile radicale pourrie, ils auraient eu infiniment plus de voix, et les radicaux ne seraient revenus à la Chambre qu’en nombre insignifiant.

Tous les faits politiques démontrent que, ni dans les rapports sociaux en France, ni dans l’état d’esprit des masses, il n’y a d’appui pour le Front populaire. Cette politique est imposée par en haut : par la bourgeoisie radicale, par les maquignons et les affairistes socialistes, par les diplomates soviétiques et leurs laquais "communistes". De toutes leurs forces réunies, ils font tout ce que l’on peut faire, à l’aide du plus malhonnête des systèmes électoraux, pour tromper et pour abuser politiquement les masses populaires, pour altérer leur volonté réelle. Même dans ces conditions, les masses ont su montrer qu’elles veulent, non une coalition avec les radicaux, mais rassemblement des travailleurs contre toute la bourgeoisie.

Si des candidatures ouvrières révolutionnaires avaient été présentées au second tour dans toutes les circonscriptions où socialistes et communistes se sont désistés pour des radicaux, elles auraient recueilli un grand nombre de voix. Malheureusement, il ne s’est pas trouvé d’organisation capable d’une telle initiative. Cela montre que les groupes révolutionnaires centraux demeurent en dehors de la dynamique des événements et préfèrent s’abstenir et s’esquiver là où il faudrait agir. C’est triste ! Mais l’orientation générale des masses est malgré tout parfaitement claire.

Socialistes et communistes avaient travaillé de toutes leurs forces à préparer un gouvernement Herriot ; à la rigueur, un gouvernement Blum. N’est-ce pas un vote direct contre la politique du Front populaire ?

Peut-être faut-il encore des preuves supplémentaires ? La manifestation à la mémoire des Communards a, semble-t-il, dépassé cette année toutes les manifestations populaires qu’avait jamais vues Paris auparavant. Les radicaux n’avaient et ne pouvaient avoir le moindre rapport avec cette manifestation. Les masses laborieuses de Paris, avec un sûr instinct politique, ont montré qu’elles sont prêtes à être deux fois plus nombreuses 1à où elles ne sont pas obligées de subir la fraternisation qui leur répugne entre leurs chefs et les exploiteurs bourgeois. La puissance de la manifestation du 24 mai est le désaveu le plus convaincant et le plus indiscutable du Paris ouvrier à la politique du Front populaire.

Mais, dira-t-on, sans le Front populaire, la Chambre dans laquelle socialistes et communistes n’ont malgré tout pas la majorité, ne serait pas gouvernable, et les radicaux-catastrophe !-seraient rejetés "dans les bras de la réaction". Raisonnement bien digne des philistins poltrons qui se trouvent à la tête des partis socialiste et communiste. Le fait que la Chambre ne soit pas gouvernable est précisément la conséquence inévitable du caractère révolutionnaire de la crise. On a réussi à le dissimuler par toute une série de fourberies politiques, mais demain le révélera avec éclat. Afin de ne pas pousser les radicaux, réactionnaires jusqu’à la moelle de leurs os, il faut s’unir avec eux pour défendre le capital : c’est en cela et en cela seulement que réside la mission du Front populaire. Mais les ouvriers sauront l’empêcher.

La Chambre n’est pas gouvernable parce que la crise actuelle n’ouvre aucune issue parlementaire. Là aussi, les masses travailleuses françaises, avec le sûr instinct révolutionnaire qui les caractérise, ont, sans se tromper, saisi ce trait important de la situation. A Toulon et à Brest, elles ont, tiré les premiers signaux d’alarme. Les protestations des soldats contre le "rabiot"-la prolongation du service militaire- représentaient la forme d’action directe des masses la plus dangereuse pour l’ordre bourgeois. Dans les journées enfin où le congrès socialiste acceptait à l’unanimité-y compris le phraseur Marceau Pivert-le mandat du Front populaire, et le remettait à Léon Blum, dans les Journées où Blum se regardait de tous cotés dans la glace, faisait des gestes prégouvernementaux, poussait des exclamations prégouvernementales et les commentait dans des articles où il s’agissait toujours de Blum et jamais du prolétariat, précisément dans ces journées, une vague magnifique, véritablement printanière, de grèves a déferlé sur la France. Ne trouvant pas de direction, marchant de l’avant sans direction, les ouvriers, avec hardiesse et assurance, ont occupé les usines après avoir arrêté le travail.

Le nouveau gendarme du capital, Salengro [1] , a déclaré, avant même d’avoir pris le pouvoir, absolument comme l’aurait fait Herriot, ou Laval, Tardieu ou La Rocque, qu’il défendrait "l’ordre contre l’anarchie". Cet individu appelle ordre l’anarchie capitaliste et anarchie la lutte pour l’ordre socialiste. L’occupation, bien qu’encore pacifique, des fabriques et des usines par les ouvriers a, en tant que symptôme, une énorme importance. Les travailleurs disent : "Nous voulons être les maîtres dans les établissements où nous n’avons jusqu’à maintenant été que des esclaves."

Lui-même mortellement effrayé, Léon Blum veut faire peur aux ouvriers et leur dit : "Je ne suis pas Kerensky ; et, en France, après Kerensky, ce n’est pas Lénine qui viendrait, mais quelqu’un d’autre." On peut supposer, bien sûr, que le Kerensky de Russie avait compris la politique de Lénine ou qu’il avait prévu sa venue au pouvoir. En fait, exactement comme Blum, Kerensky essayait de faire croire aux ouvriers qu’au cas où il serait renversé, ce ne serait pas le bolchevisme qui viendrait au pouvoir, mais "quelqu’un d’autre". Et précisément, là où Blum cherche à se distinguer de Kerensky, il l’imite servilement. Il est impossible, pourtant, de ne pas reconnaître que dans la mesure où l’affaire dépend de Blum, c’est au fascisme qu’il fraye en réalité la voie, non au prolétariat.

Plus criminelle et plus infâme que tout est, dans cette situation, la conduite des communistes : ils ont promis de soutenir à fond le gouvernement Blum sans y entrer. "Nous sommes de trop terribles révolutionnaires, disent Cachin et Thorez ; nos collègues radicaux pourraient en mourir d’effroi, il vaut mieux que nous nous tenions à l’écart." Le ministérialisme dans les coulisses est dix fois pire que le ministérialisme ouvert et déclaré. En fait, les communistes veulent conserver leur indépendance extérieure pour pouvoir d’autant mieux assujettir les masses ouvrières au Front populaire, c’est-à-dire à la discipline du capital . Mais, là aussi, la lutte des classes fait obstacle. La simple et honnête grève de masse détruit impitoyablement la mystique et la mystification du front populaire. Le coup qu’il a reçu est mortel, il est dès maintenant condamné.

Il n’existe aucune issue sur la voie parlementaire. Blum ne peut inventer la poudre car il la craint trop. Les machinations à venir du Front populaire ne peuvent que prolonger l’agonie du parlementarisme et donner à La Rocque un délai pour se préparer à un nouveau coup, plus sérieux... si les révolutionnaires ne le devancent pas.

Après le 6 février 1934, quelques camarades impatients pensaient que le dénouement allait venir "demain", et que pour cette raison il fallait immédiatement faire quelque miracle. Une telle "politique" ne pouvait rien donner, sinon des aventures et des zigzags qui ont extraordinairement entravé le développement du parti révolutionnaire. On ne peut pas rattraper le temps perdu. Mais il ne faut plus désormais perdre de temps, car il en reste peu. Même aujourd’hui, nous ne fixerons pas de délai. Mais, après la grande vague de grèves, les événements ne peuvent se développer que vers la révolution ou vers le fascisme. L’organisation qui ne trouvera pas appui dans le mouvement gréviste actuel, qui ne saura pas se lier étroitement aux ouvriers en lutte, est indigne du nom d’organisation révolutionnaire. Ses membres feraient mieux de se chercher une place dans les hospices ou dans les loges maçonniques-avec la protection de M. Pivert !

En France, il existe d’assez nombreux messieurs des deux sexes, ex-communistes, ex-socialistes, ex-syndicalistes, qui vivent en groupes et en cliques, échangent entre quatre murs leurs impressions sur les événements et pensent que le moment n’est pas venu de leur participation éclairée "Il est encore trop tôt." Quand viendra La Rocque, ils diront : "Il est maintenant trop tard." Des raisonneurs stériles de ce genre sont nombreux en particulier dans l’aile gauche du syndicat des instituteurs [2] . Ce serait le plus grand crime de perdre pour ce public ne fût-ce qu’une minute. Que les morts enterrent les morts !

Le sort de la France ne se décide maintenant ni au Parlement, ni dans les salles de rédaction des journaux conciliateurs, réformistes et staliniens, ni dans les cercles de sceptiques, de geignards et de phraseurs. Le sort de la France se décide dans les usines qui ont su, par l’action, montrer la voie, l’issue de l’anarchie capitaliste vers l’ordre socialiste. La place des révolutionnaires est dans les usines !

Le dernier congrès de l’Internationale communiste, dans sa cuisine éclectique, a juxtaposé la coalition avec les radicaux et la création de comités d’action de masse, c’est-à-dire de soviets embryonnaires. Dimitrov et ses inspirateurs s’imaginent qu’on peut combiner collaboration et lutte des classes, bloc avec la bourgeoisie et lutte pour le pouvoir du prolétariat, amitié avec Daladier et construction des soviets. Les staliniens français ont baptisé les comités d’action "comités de Front populaire", s’imaginant qu’ils conciliaient ainsi la lutte révolutionnaire avec la défense de la démocratie bourgeoise. Les grèves actuelles sont en train de mettre en pièces cette pitoyable illusion. Les radicaux ont peur des comités. Les socialistes ont peur de la peur des radicaux. Les communistes ont peur de la peur des uns et des autres. Le mot d’ordre des comités ne peut être abordé que par une véritable organisation révolutionnaire, absolument dévouée aux masses, à leur cause, à leur lutte. Les ouvriers français viennent de montrer de nouveau qu’ils sont dignes de leur réputation historique. Il faut leur faire confiance. Les soviets sont toujours nés des grèves. La grève de masse est l’élément naturel de la révolution prolétarienne. Les comités d’action ne peuvent actuellement rien faire d’autre que les comités de grévistes qui occupent les entreprises. D’atelier en atelier, d’usine en usine, de quartier en quartier, de ville en ville, les comités d’action doivent établir entre eux une liaison étroite, se réunir en conférences par villes, par branches de production, par arrondissements, afin de couronner le tout par un congrès de tous les comités d’action de France [3]. C’est cela qui sera le nouvel ordre, celui qui doit remplacer l’anarchie actuelle.
Notes

[1] Roger Salengro, député-maire de Lille, était ministre de l’Intérieur désigné.

[2] La Fédération unitaire de l’enseignement était devenue minorité révolutionnaire du SNI dans la CGT.

[3] Le 8 juin, à l’usine Hotchkiss de Levallois, se tint une assemblée, convoquée par le comité de grève de l’usine, à laquelle participèrent les délégués de trente-trois usines des environs. L’assemblée vota une résolution demandant l’élection sur les mêmes bases d’un comité central de grève. Danos et Gibelin voient à juste titre dans cette initiative une "tentative de type soviétique". Au même moment, dans Que faire ? organe de l’opposition dans le PC, Pierre Lenoir (Kagan) écrivait : "Les comités de grève et les délégués d’usine, ce sont les germes des organisations soviétiques".

https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf6.htm

La révolution française a commencé

(9 juin 1936)

Jamais la radio n’a été aussi précieuse que ces derniers jours. Elle donne la possibilité de suivre d’un lointain village de Norvège les battements du pouls de la révolution française. Il serait d’ailleurs plus exact de dire le reflet de ces battements dans la conscience et dans la voix de messieurs les ministres, les secrétaires syndicaux et autres chefs mortellement effrayés.

Les mots de "révolution française" peuvent paraître exagérés. Mais non ! Ce n’est pas une exagération. C’est précisément ainsi que naît la révolution. En général, même, elle ne peut pas naître autrement. La révolution française a commencé.

Léon Jouhaux, à la suite de Léon Blum, assure à la bourgeoisie qu’il s’agit d’un mouvement purement économique, dans les cadres stricts de la loi. Sans doute les ouvriers sont-ils pendant la grève les maîtres des usines et établissent-ils leur contrôle sur la propriété et son administration. Mais on peut fermer les yeux sur ce regrettable "détail". Dans l’ensemble, ce sont "des grèves économiques, et non politiques", affirment messieurs les chefs. C’est pourtant sous l’effet de ces grèves "non politiques" que toute la situation du pays est en train de changer radicalement. Le gouvernement décide d’agir avec une promptitude à laquelle il ne songeait pas la veille, puisque, selon Léon Blum, la force véritable sait être patiente ! Les capitalistes font preuve d’un esprit d’accommodement parfaitement inattendu. Toute la contre-révolution en attente se cache dans le dos de Blum et de Jouhaux [1] . Et ce miracle serait produit par... de simples grèves "corporatives" ? Que serait-ce si les grèves avaient eu un caractère politique ?

Mais non, les chefs énoncent une contre-vérité. La corporation embrasse les ouvriers d’une même profession, les distinguant et les séparant des autres. Le trade-unionisme et le syndicalisme réactionnaire font tous leurs efforts pour maintenir le mouvement ouvrier dans des cadres corporatifs. C’est là la base de la dictature de fait que la bureaucratie syndicale exerce sur la classe ouvrière-la pire de toutes !-avec la dépendance servile de la clique Jouhaux-Racamond à l’égard de l’Etat capitaliste. L’essence du mouvement actuel réside précisément dans le fait qu’il brise les cadres corporatifs, professionnels ou locaux, en élevant au-dessus d’eux les revendications, les espoirs, la volonté de tout le prolétariat. Le mouvement prend le caractère d’une épidémie. La contagion s’étend d’usine en usine, de corporation en corporation, de quartier en quartier. Toutes les couches de la classe ouvrière se répondent, pour ainsi dire, l’une à l’autre. Les métallurgistes ont commencé : ils sont l’avant-garde. Mais la force du mouvement réside dans le fait qu’à peu de distance de l’avant-garde suivent les lourdes réserves de la classe, y compris les professions les plus diverses, puis son arrière-garde, que d’ordinaire messieurs les chefs parlementaires et syndicaux oublient complètement. Ce n’est pas pour rien si le Peuple reconnaissait ouvertement que l’existence de plusieurs catégories particulièrement mal payées de la population parisienne avait été pour lui une révélation "inattendue"... Or, c’est précisément dans les profondeurs de ces couches les plus exploitées que se cachent d’intarissables sources d’enthousiasme, de dévouement, de courage. Le fait même qu’elles soient en train de s’éveiller est le signe infaillible d’un grand combat. Il faut à tout prix trouver accès à ces couches !

S’arrachant aux cadres corporatifs et locaux, le mouvement gréviste est devenu redoutable non seulement pour la société bourgeoise, mais aussi pour ses propres représentants parlementaires ou syndicaux, qui sont actuellement avant tout préoccupés de ne pas voir la réalité. Selon la légende, à la question de Louis XVI : "Mais c’est une révolte ?", un de ses courtisans répondit : "Non, sire, c’est une révolution." Actuellement, à la question de la bourgeoisie, "C’est une révolte ?", ses courtisans répondent : "Non, ce ne sont que des grèves corporatives." En rassurant les capitalistes, Blum et Jouhaux se rassurent eux-mêmes. Mais les paroles ne peuvent rien. Certes, au moment où ces lignes paraîtront, la première vague peut s’être apaisée. La vie rentrera apparemment dans son ancien lit. Mais cela ne change rien au fond. Ce qui s’est passé, ce ne sont pas des grèves corporatives, ce ne sont même pas des grèves. C’est la grève. C’est le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs, c’est le début classique de la révolution.

Toute l’expérience passée de la classe ouvrière, son histoire d’exploitation, de malheurs, de luttes, de défaites, revit sous le choc des événements et s’élève dans la conscience de chaque prolétaire, même du plus arriéré, le poussant dans les rangs communs. Toute la classe est entrée en mouvement. Il est impossible d’arrêter par des paroles cette masse gigantesque. La lutte doit aboutir, soit à la plus grande des victoires, soit au plus terrible des écrasements.

Le Temps a appelé la grève les "grandes manoeuvres de la révolution". C’est infiniment plus sérieux que ce que disent Blum et Jouhaux. Mais la définition du Temps est aussi inexacte, car elle est, en un sens, exagérée. Des manoeuvres supposent l’existence d’un commandement, d’un état-major, d’un plan. Il n’y a rien eu de tel dans la grève. Les centres des organisations ouvrières, le parti communiste compris, ont été pris à l’improviste. Tous craignent avant tout que la grève ne dérange leurs plans. La radio transmet de Cachin cette phrase remarquable : "Nous sommes, les uns et les autres, devant le fait de la grève." En d’autres termes, la grève est notre malheur commun. Par ces paroles le sénateur cherche à convaincre les capitalistes, en les inquiétant, qu’il leur faut faire des concessions s’ils ne veulent pas aggraver la situation. Les secrétaires parlementaires et syndicaux, qui s’adaptent à la grève avec l’intention de l’étouffer le plus tôt possible, sont en réalité en dehors de la grève, s’agitent en l’air, et ne savent pas eux-mêmes s’ils retomberont sur leurs pieds ou sur la tête. La masse qui vient de s’éveiller n’a pas encore d’état-major révolutionnaire.

Le véritable état-major est chez l’ennemi de classe, et il ne coïncide nullement avec le gouvernement Blum quoiqu’il s’en serve fort habilement. La réaction capitaliste joue actuellement un gros jeu, extrêmement risqué, mais elle le joue savamment. Elle joue en ce moment à qui perd gagne : "Cédons aujourd’hui à toutes ces désagréables revendications qui ont été approuvées en commun par Blum, Jouhaux et Daladier. De la reconnaissance du principe à la réalisation du fait, il y a encore beaucoup de chemin. Il y a la Chambre des députés, il y a le Sénat, il y a l’administration : ce sont d’excellentes machines d’obstruction. Les masses manifesteront de l’impatience et tenteront de serrer plus fort. Daladier se séparera de Blum. Thorez tentera de se détacher à gauche. Blum et Jouhaux se sépareront des masses. Alors, nous nous rattraperons, et avec usure, des concessions actuelles". Ainsi raisonne le véritable état-major de la contre-révolution, les fameuses "deux cents familles" et leurs stratèges mercenaires. Elles agissent selon un plan, et ce serait une légèreté que de dire que leur plan n’a aucune base solide. Non, avec l’aide de Blum, de Jouhaux et de Cachin, la contre-révolution peut arriver au but.

Le fait que le mouvement des masses atteint, sous cette forme improvisée, des dimensions si grandioses et des conséquences politiques aussi gigantesques souligne on ne peut mieux le caractère profond, organique, véritablement révolutionnaire de la vague de grèves. C’est en cela que réside le gage de la durée du mouvement, de sa ténacité, de l’inéluctabilité d’une série de vagues nouvelles, toujours plus amples. Sans cela, la victoire ne serait pas possible. Mais rien de cela ne suffit pour vaincre. Contre l’état-major et le plan des "deux cents familles", il faut un état-major et un plan de la révolution prolétarienne. Ni l’un ni l’autre n’existent encore, mais ils peuvent être créés, car toutes les prémisses et tous les éléments d’une nouvelle cristallisation des masses sont là, sous nos yeux.

Le déclenchement de la grève est provoqué, dit-on, par les "espoirs" que suscite le gouvernement de Front populaire. Ce n’est là qu’un quart de la vérité, et même moins. S’il ne s’était agi que de pieux espoirs, les ouvriers n’auraient pas couru le risque de la lutte. Ce qui s’exprime avant tout dans la grève, c’est la méfiance ou tout au moins le manque de confiance des ouvriers, sinon dans la bonne volonté du gouvernement, du moins dans sa capacité à briser les obstacles et à venir à bout des tâches qui l’attendent. Les prolétaires veulent "aider" le gouvernement, mais à leur façon, à la façon prolétarienne. Assurément, ils n’ont pas encore pris conscience de leur force. Mais ce serait les caricaturer grossièrement que de présenter les choses comme si la masse n’était inspirée que par des "espoirs" en Blum. Il ne lui est certes pas facile de rassembler ses idées sous la tutelle des vieux chefs qui s’efforcent de la faire rentrer, le plus vite possible, dans la vieille ornière de l’esclavage et de la routine. Malgré tout, le prolétariat ne reprend pas l’histoire au commencement. La grève a toujours et partout fait apparaître à la surface les ouvriers les plus conscients et les plus hardis. C’est à eux qu’appartient l’initiative. Ils agissent encore prudemment, tâtant le terrain. Les détachements les plus avancés s’efforcent de ne pas se couper en avançant trop vite, de ne pas s’isoler. L’écho amical qui leur vient de l’arrière leur donne courage. L’écho que se font les unes aux autres les différentes fractions de la classe constitue comme un essai d’automobilisation. Le prolétariat lui-même a le plus grand besoin de cette manifestation de sa propre force. Les succès pratiques qu’il a obtenus, quelque incertains qu’ils soient en eux-mêmes, doivent élever de façon extraordinaire la confiance des masses en elles-mêmes, surtout dans leurs couches les plus arriérées et les plus opprimées.

La principale conquête de la première vague réside dans le fait que des chefs sont apparus dans les ateliers et les usines. Les éléments d’états-majors locaux et de quartier sont apparus. La masse les connaît. Ils se connaissent. Les véritables révolutionnaires chercheront la liaison avec eux. Ainsi la première automobilisation de la masse a marqué et en partie désigné les premiers éléments d’une direction révolutionnaire. La grève a secoué, ranimé, renouvelé dans son ensemble le gigantesque organisme de la classe. La vieille écaille organisationnelle est encore loin d’avoir disparu, et elle se maintient, au contraire, avec pas mal d’obstination. Mais, dessous, apparaît déjà une nouvelle peau.

Sur le rythme des événements qui vont sans doute s’accélérer, nous ne dirons rien maintenant. Seules sont possibles encore des suppositions et des conjectures. La seconde vague, son déclenchement, sa tension permettront sans aucun doute d’établir un pronostic plus concret qu’il n’est actuellement possible de le faire. Mais une chose est claire d’avance ; la seconde vague sera loin d’avoir le même caractère pacifique, presque débonnaire, printanier, que la première. Elle sera plus mûre, plus tenace et plus âpre, car elle sera provoquée par la déception des masses devant les résultats pratiques de la politique du Front populaire et de leur première offensive. Des fissures se produiront dans le gouvernement, comme au sein de la majorité à la Chambre. La contre-révolution prendra du coup de l’assurance et deviendra plus insolente. Il ne faut pas s’attendre à de nouveaux succès fragiles. Placée en face du danger de perdre ce qu’elle croyait avoir conquis, devant la résistance croissante de l’ennemi, devant la confusion et la débandade de la direction officielle, la masse sentira de façon brûlante la nécessité d’avoir un programme, une organisation, un plan, un état-major. C’est à cette situation qu’il faut se préparer et qu’il faut préparer les ouvriers avancés. Dans l’atmosphère de la révolution, la rééducation de la masse, la sélection et la trempe des cadres s’effectueront rapidement.

Un état-major révolutionnaire ne peut naître de combinaisons de sommets. L’organisation de combat ne coïnciderait pas avec le parti, même s’il existait en France un parti révolutionnaire de masse, car le mouvement est incomparablement plus large qu’un parti. L’organisation de combat ne peut pas non plus coïncider avec les syndicats, qui n’embrassent qu’une partie insignifiante de la classe et sont soumis à une bureaucratie archi-réactionnaire. La nouvelle organisation doit répondre à la nature du mouvement lui-même, refléter la masse en lutte, exprimer sa volonté la plus arrêtée. Il s’agit d’un gouvernement direct de la classe révolutionnaire. Il n’est pas besoin ici d’inventer des formes nouvelles : il y a des précédents historiques. Les ateliers et les usines élisent leurs députés, qui se réunissent pour élaborer en commun les plans de la lutte et pour la diriger. Il n’y a même pas à inventer de nom pour une telle organisation : ce sont les soviets de députés ouvriers.

Le gros des ouvriers révolutionnaires marche aujourd’hui derrière le Parti communiste. Plus d’une fois dans le passé, ils ont crié : "Les soviets partout !", et la majorité a sans doute pris ce mot d’ordre au sérieux. Il fut un temps où nous pensions qu’il n’était pas opportun, mais, aujourd’hui, la situation ,a changé du tout au tout. Le puissant conflit des classes va vers son redoutable dénouement. Celui qui hésite et qui perd du temps est un traître. Il faut choisir entre la plus grande des victoires historiques et la plus terrible des défaites. Il faut préparer la victoire. "Les soviets partout ?" D’accord. Mais il est temps de passer des paroles aux actes [2].
Notes

[1] Les dirigeants communistes ont eu la même attitude que Léon Blum et Léon Jouhaux. Monmousseaux dans les Cahiers du bolchevisme affirme : "Il ne s’agit pas pour les travailleurs de contester en fait le droit de propriété des entrepreneurs".

[2] C’est en fait à cette époque que le mot d’ordre : "Les soviets partout !" disparut à peu près totalement des réunions et manifestations communistes. Dans son rapport à la conférence mondiale de juillet 1936, Maurice Thorez, parlant des nouveaux adhérents, s’était écrié : "Ils pensent que notre mot d’ordre de propagande : "Les soviets partout !" peut et doit être réalisé tout de suite. Ce n’est pas notre avis." Quoique disparu des mots d’ordre officiels, le cri "Des Soviets partout !" retentit cependant en certaines occasions : ainsi, s’il faut en croire la Lutte ouvrière, il jaillit fréquemment de la foule le 26 mars 1937, lors de la grandiose manifestation pour l’enterrement des victimes de la fusillade de Clichy.

https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf7.htm

Devant la seconde étape

(9 juillet 1936)

Il faut le répéter une fois de plus : la presse sérieuse du capital, comme Le Temps de Paris ou le Times de Londres, a su apprécier l’importance des événements de juin en France et en Belgique de façon beaucoup plus juste et perspicace que ne l’a fait la presse du Front populaire. Tandis que les journaux socialistes et communistes officiels, à la suite de Léon Blum, parlent de la "réforme pacifique du régime social de la France" qui a déjà commencé, la presse conservatrice affirme que la révolution s’est ouverte en France et qu’elle va prendre inévitablement des formes violentes à l’une de ses prochaines étapes, il serait inexact de ne voir dans ce pronostic-ou de n’y voir surtout-qu’une tentative pour effrayer les possédants. Les représentants du grand capital savent considérer de façon très réaliste la lutte sociale. Les politiciens petits-bourgeois, au contraire, prennent volontiers leurs désirs pour des réalités : se plaçant entre les classes fondamentales, le capital financier et le prolétariat, messieurs les "réformateurs" proposent aux deux adversaires de s’entendre sur une ligne moyenne, celle-là même qu’ils ont élaborée à l’état-major du Front populaire et qu’ils interprètent eux-mêmes de façon différente. Ils devront pourtant se convaincre rapidement qu’il est infiniment plus facile de concilier les contradictions de classes dans des éditoriaux que dans le travail gouvernemental, surtout au plus fort de la crise sociale.

A la Chambre, on a déjà ironiquement accusé Blum d’avoir mené les pourparlers sur les revendications des grévistes avec les représentants des "deux cents familles". "Et avec qui m’aurait-il fallu parler ?" répondit ingénieusement le président du conseil. Il est vrai que, s’il faut négocier avec la bourgeoisie, il faut s’adresser aux maîtres véritables, à ceux qui sont capables de trancher pour eux-mêmes et de donner des ordres.

Mais alors il était inutile de leur déclarer bruyamment la guerre ! Dans le cadre du régime bourgeois, de ses lois, de sa mécanique, chacune des "deux cents familles" est incomparablement plus puissante que le gouvernement Blum. Les magnats de la finance représentent le couronnement du système bourgeois de la France, et le gouvernement Blum, malgré ses succès électoraux, ne "couronne", lui, qu’un intervalle temporaire entre les deux camps en lutte.

Actuellement, à la mi-juillet, il peut sembler, à regarder les choses superficiellement, que tout est plus ou moins rentré dans la norme. En fait, dans les profondeurs du prolétariat comme dans les sommets de la classe dominante, se prépare presque automatiquement le déclenchement d’un nouveau conflit. Le fond de l’affaire est là : les réformes, très piètres en réalité, sur lesquelles les capitalistes et les chefs des organisations ouvrières se sont mis d’accord ne sont pas viables, car elles sont au-dessus des forces du capitalisme décadent pris dans son ensemble. L’oligarchie financière, qui fait au plus fort de la crise des affaires magnifiques, peut assurément s’accommoder de la semaine de quarante heures, des congés payés, etc. Mais des centaines de milliers de moyens et petits industriels sur qui le capital financier s’appuie et sur qui il fait maintenant retomber les frais de son accord avec Blum doivent soit se ruiner docilement, soit tenter, à leur tour, de faire retomber les frais des réformes sociales sur les ouvriers et les paysans, comme sur les consommateurs en général.

Blum a certes plus d’une fois développé a la Chambre et dans la presse la séduisante perspective d’une réanimation économique générale et d’une circulation qui s’étendrait rapidement, donnant ainsi la possibilité d’abaisser considérablement les frais généraux de production et permettant du coup d’augmenter les dépenses en force de travail sans élever les prix des marchandises. Il est vrai que de semblables processus économiques combinés se sont plus d’une fois produits dans le passé : toute l’histoire du capitalisme ascendant en est marquée. Mais le malheur est que Blum tente d’évoquer dans l’avenir un passé parti sans retour. Des politiciens sujets à de telles aberrations peuvent bien s’appeler socialistes et même communistes, en fait ils ne regardent pas en avant, mais en arrière, et c’est pourquoi ils constituent des freins au progrès.

Le capitalisme français, avec son célèbre "équilibre" entre l’agriculture et l’industrie, est entré dans la phase de son déclin après l’Italie et l’Allemagne, mais de façon non moins irrésistible. Ce n’est pas là une phrase de proclamation révolutionnaire, mais une réalité incontestable. Les forces productives de la France ont dépassé les cadres de la propriété privée et les frontières de l’Etat. L’ingérence gouvernementale sur les bases du régime capitaliste ne peut qu’aider à faire passer les faux frais de la décadence de certaines classes sur d’autres. Sur lesquelles précisément ? Quand le président du Conseil doit mener des pourparlers sur une répartition "plus équitable" du revenu national, il ne trouve pas, nous l’avons vu, d’interlocuteurs plus valables que les représentants des "deux cents familles". Comme ils détiennent tous les leviers de l’industrie, du crédit et du commerce, les magnats de la finance font retomber les frais de l’accord sur les "classes moyennes", les contraignant par là à entrer en conflit avec les ouvriers. C’est là que réside actuellement le noeud de la situation.

Les industriels et les commerçants montrent aux ministres leurs livres de comptes et disent : "Nous ne pouvons pas." Le gouvernement, qui se souvient des vieux manuels d’économie politique, répond : "Il faut diminuer les frais de production." Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. En outre, améliorer la technique, dans les conditions actuelles, c’est augmenter le chômage et, en fin de compte, approfondir la crise. De leur coté, les ouvriers protestent contre le fait que la montée des prix, qui ne fait que commencer, menace de dévorer leurs conquêtes [1] . Le gouvernement ordonne aux préfets d’ouvrir la lutte contre la vie chère. Mais les préfets savent, par une longue expérience, qu’il est beaucoup plus facile de faire baisser le ton des journaux d’opposition que le prix de la viande. La vague de vie chère est encore devant nous...

Les petits industriels, les petits commerçants et, derrière eux, les paysans seront de plus en plus déçus par le Front populaire dont, avec une spontanéité et une naïveté plus grandes que les ouvriers, ils attendaient le salut dans l’immédiat. La contradiction politique fondamentale du Front populaire réside dans le fait que ceux qui sont à la tête de sa politique de "juste milieu", craignant d’"effrayer" les classes moyennes, ne sortent pas des cadres de l’ancien régime social, c’est-à-dire de l’impasse historique. Pourtant ces prétendues "classes moyennes" -non leurs sommets, bien entendu, mais leurs couches inférieures-, qui sentent l’impasse à tout moment, ne craignent nullement, elles, les décisions hardies, et les réclament au contraire pour les délivrer du nœud coulant qui les étreint. "N’attendez pas de nous des miracles", répètent les pédants au pouvoir. Mais précisément, sans "miracle", c’est-à-dire sans décisions héroïques, sans une complète révolution dans ses rapports de propriété-sans concentration du système bancaire, des branches fondamentales de l’industrie et du commerce extérieur dans les mains de l’Etat-, il n’est pas de salut pour la petite bourgeoisie de la ville et de la campagne. Si les classes moyennes, au nom desquelles s’est précisément édifié le Front populaire, ne trouvent pas à gauche plus de hardiesse, elles iront à droite en chercher. La petite bourgeoisie tremble de fièvre et se jettera, sans qu’on puisse l’éviter, d’un bord à l’autre. Entre-temps, le grand capital stimulera à coup sûr ce tournant qui doit marquer le début du fascisme en France, non seulement sous la forme d’organisation semi-militaire des fils de famille, avec autos et avions, mais aussi comme véritable mouvement de masses.

Les ouvriers ont exercé en juin une grandiose pression sur les classes dirigeantes, mais ne l’ont pas conduite jusqu’au bout. Ils ont montré leur puissance révolutionnaire, mais aussi leur faiblesse : l’absence de programme et de direction. Tous les fondements de la société capitaliste, comme ses ulcères incurables, sont restés en place. Maintenant s’est ouverte la période de la contre-pression : répression contre les agitateurs de gauche, agitation toujours plus subtile de ceux de droite, tentatives de hausse des prix, mobilisation d’industriels pour des lock-outs massifs. Les syndicats de France, qui, à la veille de la grève, ne comptaient même pas un million de membres, approchent maintenant des quatre millions. Cet afflux inouï montre bien les sentiments qui animent les masses ouvrières. Il ne peut même pas être question de faire retomber sur elles sans combat les frais de leurs propres conquêtes. Ministres et chefs officiels, inlassablement, exhortent les ouvriers à se tenir tranquilles et à ne pas empêcher le gouvernement de travailler à résoudre les problèmes. Mais puisque le gouvernement, par la nature même des choses, ne peut résoudre aucun problème, puisque les concessions de juin furent obtenues par la grève et non par une attente patiente, puisque chaque jour qui passe dévoilera un peu plus l’inconsistance du gouvernement face à la contre-offensive grandissante du capital, ces exhortations monotones perdront très rapidement leur force de persuasion. La logique de la situation, telle qu’elle découle de la victoire de juin, ou plus exactement du caractère semi-fictif de cette victoire, forcera les ouvriers à répondre à l’appel, c’est-à-dire à entrer de nouveau en lutte. C’est par peur de cette perspective que le gouvernement va de plus en plus à droite. Sous la pression immédiate des alliés radicaux mais, en fin de compte, sur l’exigence des "deux cents familles", le ministre socialiste de l’Intérieur a déclaré au Sénat que les occupations par des grévistes d’usines, de magasins et de fermes ne seraient plus tolérées. Un avertissement de ce genre n’arrêtera assurément pas la lutte, mais il est capable de lui donner un caractère incomparablement plus décisif et plus aigu.

Une analyse absolument objective, partant de ce qui est et non de ce qu’on désire, conduit ainsi à la conclusion que, des deux côtés, se prépare un nouveau conflit social et qu’il éclatera de façon inéluctable, presque mécanique. Il n’est pas difficile de déterminer dès maintenant ce que sera sa nature. Dans toutes les périodes révolutionnaires de l’histoire, on trouve deux étapes successives, étroitement liées l’une à l’autre : d’abord un mouvement "spontané" des masses, qui prend l’adversaire à l’improviste et lui arrache de sérieuses concessions ou au moins des promesses ; après quoi, la classe dominante, sentant menacées les bases de sa domination, prépare sa revanche. Les chefs traditionnels de "gauche", pris a l’improviste par le mouvement tout comme leurs adversaires, espèrent sauver la situation par leur éloquence conciliatrice et perdent en fin de compte leur influence. Les masses entrent dans la nouvelle étape de la lutte presque sans direction, sans programme clair et sans idée des difficultés immédiates. Ainsi, le conflit qui monte inévitablement à partir de la première demi-victoire des masses se termine souvent par leur défaite ou leur demi-défaite. On ne saurait, dans l’histoire des révolutions, trouver à cette règle aucune exception. La différence pourtant-et elle n’est pas mince-réside dans le fait que la défaite a quelquefois revêtu le caractère d’un écrasement : telles furent, par exemple, les journées de juin 1848, en France, qui marquèrent la fin de la révolution ; alors que dans d’autres cas, la demi-défaite constitua simplement une étape vers la victoire : c’est par exemple le rôle que joua, en juillet 1917, la défaite des ouvriers et des soldats de Pétersbourg. La défaite de juillet accéléra en fait la montée des bolcheviks, qui non seulement avaient su apprécier correctement la situation, sans illusions et sans fard, mais ne s’étaient pas détachés non plus des masses au cours des journées les plus difficiles de la défaite, au milieu de victimes et sous la persécution.

Oui, la presse conservatrice analyse mûrement la situation. Le capital financier et ses organes politiques et militaires auxiliaires préparent et calculent froidement leur revanche. Dans les sommets du Front populaire, il n’y a qu’effarement et zizanie... Les journaux de gauche font des sermons, les chefs se gargarisent de phrases. Les ministres s’efforcent de démontrer à la Bourse qu’ils sont mûrs pour diriger l’Etat. Tout cela signifie que le prolétariat entrera dans la prochaine étape du conflit non seulement sans la direction de ses organisations traditionnelles, comme en Juin 1936, mais aussi contre elles. Malgré tout, il n’existe pas encore de nouvelle direction reconnue de tous. Dans de telles conditions, il est difficile de compter sur une victoire immédiate. La tentative d’aller de l’avant conduira bientôt à l’alternative : journées de juin 1848 ou journées de juillet 1917 ? Autrement dit : écrasement pour de longues années, avec le triomphe inévitable de la réaction fasciste, ou bien une simple leçon de stratégie dont la classe ouvrière sortira incomparablement mûrie, et après laquelle elle renouvellera sa direction et pourra préparer les conditions de sa victoire future.

Le prolétariat français n’est pas un novice. Il a derrière lui le plus grand nombre de batailles de l’Histoire. Il faut certes que la nouvelle génération apprenne, à chaque pas, de sa propre expérience-mais pas depuis le début ni tout : en suivant pour ainsi dire un cours accéléré. Une grande tradition vit dans ses os et l’aide à choisir son chemin. Déjà, en juin, les chefs anonymes de la classe en éveil ont, avec un magnifique doigté révolutionnaire, trouvé les méthodes et les formes de la lutte. Le travail moléculaire de la conscience de la masse qui se poursuit actuellement ne s’arrête même pas une heure. Tout cela permet d’escompter que non seulement la nouvelle couche des chefs restera fidèle à la masse aux jours de l’inévitable et sans doute assez proche nouvelle étape du conflit, mais aussi qu’elle saura retirer du combat, avant qu’elle ne soit écrasée, l’armée insuffisamment préparée.

Il n’est pas vrai que les révolutionnaires de France soient intéressés à ce que le conflit soit accéléré ou à ce qu’il soit "artificiellement " provoqué : seuls peuvent le penser d’obtus cerveaux de policiers. Les marxistes révolutionnaires voient leur devoir, qui est de regarder la réalité en face et de nommer chaque chose par son nom. Tirer à temps de la situation objective la perspective de la seconde étape, c’est aider les ouvriers avancés à ne pas être pris a l’Improviste et à apporter dans la conscience des masses en lutte la plus grande clarté possible. C’est précisement en cela que consiste actuellement la véritable tâche d’une direction politique sérieuse.
Notes

[1] De mai à novembre 1936, les prix industriels augmentent de 35,1%. Les prix de détail, d’avril 36 à avril 37, augmenteront de 29% pour les denrées alimentaires, 62% pour l’habillement, 31% pour les articles de ménage.

https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf8.htm

L’heure de la décision approche : sur la situation en France

(18 décembre 1938)

Chaque jour, que nous le voulons ou non, nous nous persuadons que la Terre continue à tourner autour de son axe. De même, les lois de la lutte des classes agissent indépendamment du fait que nous les reconnaissions ou non. Elles continuent à agir en dépit de la politique du Front populaire. La lutte des classes fait des Fronts populaires son instrument. Après l’expérience de la Tchécoslovaquie, c’est maintenant le tour de la France : les plus bornés et les plus arriérés ont une nouvelle occasion de s’instruire.

Le Front populaire est une coalition de partis. Toute coalition, c’est-à-dire toute alliance politique durable a nécessairement comme programme d’action, le programme du plus mesuré des partis coalisés. Le Front populaire signifiait dès le début que socialistes et communistes plaçaient leur activité politique sous le contrôle des radicaux. Les radicaux français représentent le flanc gauche de la bourgeoisie impérialiste. Sur le drapeau du parti radical sont inscrits "patriotisme" et "démocratie". Le patriotisme signifie la défense de l’empire colonial de la France ; la "démocratie" ne signifie rien de réel, mais sert seulement à enchaîner au char de l’impérialisme les classes petites-bourgeoises. C’est précisément parce que les radicaux unissent l’impérialisme pillard à une démocratie de façade que, plus que tout autre parti, ils sont contraints de mentir et de tromper les masses populaires. On peut dire sans exagération que le parti de Herriot-Daladier est le plus dépravé de tous les partis français, représentant une sorte de bouillon de culture pour les carriéristes, les individus vénaux, les affairistes de la Bourse et, en général, les aventuriers de toute sorte. Puisque les partis du Front populaire ne pouvaient aller au-delà du programme des radicaux, cela signifiait pratiquement qu’il soumettait les ouvriers et les paysans au programme impérialiste de l’aile la plus corrompue de la bourgeoisie.
LE ROLE DU PARTI RADICAL.

Pour justifier la politique du Front populaire, on invoqua la nécessité de l’alliance du prolétariat et de la petite bourgeoisie. Il est impossible d’imaginer mensonge plus grossier ! Le parti radical exprime les intérêts de la grande bourgeoisie et non de la petite. Par son essence même, il représente l’appareil politique de l’exploitation de la petite bourgeoisie par l’impérialisme. L’alliance avec le parti radical est par conséquent une alliance, non avec la petite bourgeoisie, mais avec ses exploiteurs. Réaliser la véritable alliance des ouvriers et des paysans n’est possible qu’en enseignant à la petite bourgeoisie comment s’affranchir du parti radical et rejeter une fois pour toutes son joug de sa nuque. Cependant le Front populaire agit en sens exactement opposé : entrés dans ce "front", socialistes et communistes prennent sur eux la responsabilité du parti radical et l’aident ainsi à exploiter et à tromper les masses populaires.

En 1936, socialistes, communistes et anarcho-syndicalistes aidèrent le parti radical à freiner et à émietter le puissant mouvement révolutionnaire. Le grand capital réussit dans les deux dernières années et demi à se remettre quelque peu de son effroi. Le Front populaire, ayant rempli son rôle de frein, ne représente dès lors pour la bourgeoisie qu’une gêne inutile. L’orientation internationale de l’impérialisme français changea aussi. L’alliance avec l’U.R.S.S. fut reconnue de peu de valeur et de grand risque, l’accord avec l’Allemagne nécessaire. Les radicaux reçurent du capital financier l’ordre de rompre avec leurs alliés, les socialistes et les communistes [1] . Comme toujours, ils l’exécutèrent sans broncher. L’absence d’opposition chez les radicaux lors du changement de cours démontra une fois de plus que ce parti était impérialiste par essence et "démocratique" seulement en paroles. Le gouvernement radical, rejetant toutes les leçons du Komintern sur le "Front unique des démocraties", se rapproche de l’Allemagne fasciste et, en passant, comme c’était évident, reprend toutes les "lois sociales" qui avaient été le produit accessoire du mouvement des ouvriers en 1936. Tout cela s’accomplit selon les strictes lois de la lutte des classes, et c’est pourquoi cela pouvait être prévu-et le fut en effet.

Mais les socialistes et les communistes, petits-bourgeois aveugles, se sont trouvés pris à l’improviste et ont couvert leur désarroi de vides déclamations : comment ? eux, patriotes et démocrates, ils ont aidé à rétablir l’ordre, ils sont venus à bout du mouvement ouvrier, ils ont rendu des services inappréciables à la "République", c’est-à-dire à la bourgeoisie impérialiste, et maintenant, on les jette sans cérémonie à la poubelle. En fait, s’ils sont jetés dehors, c’est précisément pour avoir rendu à la bourgeoisie tous les services énumérés ci-dessus. La reconnaissance n’a jamais encore été un facteur de la lutte des classes.
LE MECONTENTEMENT DES MASSES.

Le mécontentement des masses trompées est grand. Jouhaux, Blum et Thorez sont contraints de faire quelque chose pour ne pas perdre définitivement leur crédit. En réponse au mouvement spontané des ouvriers, Jouhaux proclame la "grève générale", la protestation des "bras croisés" ; Protestation légale, pacifique, tout à fait inoffensive ! Pour vingt-quatre heures seulement, explique-t-il avec un sourire déférent à l’adresse de la bourgeoisie. L’ordre ne sera pas troublé, les ouvriers conserveront un calme "digne", pas une cheveu ne tombera de la tête des classes dominantes. Il en donne la garantie, lui, Jouhaux. "Ne me connaissez-vous pas, messieurs les banquiers, les industriels et les généraux ? Avez-vous oublié que je vous ai sauvés lors de la guerre de 1914-1918 ?" Blum et Thorez secondent, de leur côté, le secrétaire général de la C.G.T. : "Uniquement une protestation pacifique, une petite protestation sympathique, patriotique !". Entre-temps, Daladier rappelle des catégories importantes d’ouvriers et met la troupe en alerte. Face au prolétariat aux bras croisés, la bourgeoisie, affranchie, grâce au Front populaire, de sa panique, ne se prépare nullement, elle, à croiser les bras ; elle a l’intention d’utiliser la démoralisation engendrée par le Front populaire dans les rangs ouvriers pour porter un coup décisif. Dans ces conditions, la grève ne pouvait se terminer que par un échec.

Les ouvriers français avaient passé récemment par un tumultueux mouvement gréviste avec occupation des usines. L’étape suivante ne pouvait être pour eux qu’une véritable grève générale révolutionnaire qui mît à l’ordre du jour la conquête du pouvoir. Personne n’indique ni ne peut indiquer aux masses aucune autre issue à la crise intérieure, aucun autre moyen de lutter contre le fascisme qui vient et la guerre qui approche. Chaque prolétaire français qui réfléchit comprend que le lendemain d’une grève théâtrale de 24 heures, les "bras croisés", la situation n’est pas meilleure, mais pire. Cependant, les catégories les plus importantes d’ouvriers risquent de la payer cruellement-et par la perte du travail, et par les amendes et par des peines de prison. Au nom de quoi ? L’ordre ne sera en aucun cas troublé, Jouhaux le jure. Tout restera en place : la propriété, la démocratie, les colonies et, avec elles, la misère, la vie chère, la réaction et le danger de guerre. Les masses sont capables de supporter les plus grands sacrifices, mais elles veulent savoir clairement quel est l’objectif, quelles sont les méthodes, qui est l’ami, qui est l’ennemi. Cependant les dirigeants des organisations ouvrières ont tout fait pour égarer et désorienter le prolétariat. Hier encore, le parti radical était glorifié comme le plus important élément du Front populaire, comme le représentant du progrès, de la démocratie, de la paix, etc. La confiance des ouvriers dans les radicaux n’était, certes, pas très grande. Mais ils toléraient les radicaux dans la mesure où ils faisaient confiance aux partis socialiste et communiste et à l’organisation syndicale. La rupture au sommet se produisit, comme toujours en pareil cas, inopinément. Les masses furent maintenues dans l’ignorance jusqu’au dernier moment. Pis encore, les masses reçurent toujours des informations propres à permettre à la bourgeoisie de prendre les ouvriers à l’improviste. Et pourtant les ouvriers se disposèrent d’eux-mêmes à entrer en lutte. Empêtrés dans leurs propres filets, les "chefs" appellent les masses -ne riez pas !- à la "grève générale". Contre qui ? Contre les "amis" d’hier. Au nom de quoi ? Nul ne le sait. L’opportunisme s’accompagne toujours de contorsions accessoires d’aventurisme.
DE JUIN 1936 A LA GREVE DU 30 NOVEMBRE.

La grève générale est, par son essence même, un moyen révolutionnaire de lutte. Dans la grève générale, le prolétariat se rassemble, en tant que classe, contre son ennemi de classe. L’emploi de la grève générale est absolument incompatible avec la politique du Front populaire, laquelle signifie l’alliance avec la bourgeoisie, c’est-à-dire la soumission du prolétariat à la bourgeoisie. Les misérables bureaucrates des partis socialiste et communiste, de même que des syndicats, considèrent le prolétariat comme un simple instrument auxiliaire de leurs combinaisons de coulisse avec la bourgeoisie. On proposait aux ouvriers de payer une simple démonstration par des sacrifices qui ne pouvaient avoir de sens qu’au cas où il se fût agi d’une lutte décisive [2] . Comme si l’on pouvait faire faire à ces masses de millions de travailleurs des demi-tours à droite et à gauche, selon les combinaisons parlementaires ! Au fond, Jouhaux, Blum et Thorez ont tout fait pour assurer l’échec de la grève ; eux-mêmes ne craignent pas la lutte moins que la bourgeoisie. Mais en même temps, ils se sont efforcés de se forger un alibi aux yeux du prolétariat. C’est l’habituelle ruse de guerre des réformistes : préparer l’échec de l’action des masses et accuser ensuite les masses de l’insuccès ou, ce qui ne vaut pas mieux, se vanter d’un succès qui n’a pas eu lieu. Peut-on s’étonner de ce que l’opportunisme, complété par des doses homéopathiques d’aventurisme, n’apporte aux ouvriers que défaites et humiliations ?

Le 9 juin 1936, nous écrivions : "La Révolution française a commencé." Il peut sembler que les événements aient réfuté ce diagnostic. La question est en réalité plus compliquée. Que la situation objective en France ait été et reste révolutionnaire, il ne peut y avoir de doute. Crise de la situation internationale de l’impérialisme français ; liée à elle, crise interne du capitalisme français ; crise financière de l’Etat ; crise politique de la démocratie ; désarroi extrême de la bourgeoisie ; absence manifeste d’issus dans les anciennes voies traditionnelles. Cependant, comme l’indiquait déjà Lénine en 1915 : "Ce n’est pas de toute situation révolutionnaire que surgit la révolution, mais seulement d’une situation telle qu’au changement objectif se joint un changement subjectif, à savoir la capacité de la classe révolutionnaire de mener des actions révolutionnaires de masse suffisamment puissantes pour briser (...) l’ancien gouvernement qui, jamais, même en période de crise, ne "tombe" si on ne le "fait" pas tomber." L’histoire récente a apporté une série de tragiques confirmations au fait que la révolution ne naît pas de toute situation révolutionnaire, mais qu’une situation révolutionnaire devient contre-révolutionnaire si le facteur subjectif, c’est-à-dire l’offensive révolutionnaire de la classe révolutionnaire, ne vient pas à temps en aide au facteur objectif.

Le grandiose tournant des grèves de 1936 a montré que le prolétariat français était prêt à la lutte révolutionnaire et qu’il était déjà entré dans la voie de la lutte. En ce sens, nous avions le plein droit d’écrire : "La Révolution française a commencé." Mais si "la révolution ne naît pas de toute situation révolutionnaire", toute révolution commençante n’est pas non plus assurée d’un développement ultérieur continu. Le commencement d’une révolution qui jette dans l’arène de jeunes générations est toujours teinté d’illusions, d’espoirs naïfs et de crédulité. La révolution a d’ordinaire besoin d’un rude coup de la part de la réaction pour faire un pas en avant plus décisif. Si la bourgeoisie française avait répondu aux grèves avec occupation des usines et aux démonstrations par des mesures policières et militaires-et cela se serait inévitablement produit si elle n’avait pas eu à son service Blum, Jouhaux, Thorez et Cie-, le mouvement, à un rythme accéléré, fut parvenu à un degré plus élevé, la lutte pour le pouvoir se serait indubitablement posée à l’ordre du jour. Mais la bourgeoisie, utilisant les services du Front populaire, a répondu par un recul apparent et des concessions temporaires : à l’offensive des grévistes, elle a opposé le ministère Blum, qui apparut aux ouvriers comme leur propre ou presque leur propre gouvernement. La C.G.T. et le Komintern ont soutenu de toutes leurs forces cette tromperie.

Quand on mène une lutte révolutionnaire pour le pouvoir, il faut voir clairement la classe à laquelle le pouvoir doit être arraché. Les ouvriers ne reconnaissaient pas l’ennemi, car il était déguisé en ami. Quand on lutte pour le pouvoir, il faut, en outre, des instruments de combat, le parti, les syndicats, les soviets. Ces instruments ont été enlevés aux ouvriers, car les chefs des organisations ouvrières ont construit un rempart autour du pouvoir bourgeois afin de le masquer, de le rendre méconnaissable et invulnérable. Ainsi la révolution commencée s’est trouvée freinée, arrêtée, démoralisée.

Les deux années et demie écoulées depuis lors ont découvert peu à peu l’impuissance, la fausseté et le vide du Front populaire. Ce qui était apparu aux masses travailleuses comme un gouvernement "populaire" s’est révélé un simple masque provisoire de la bourgeoisie impérialiste. Ce masque est maintenant jeté. La bourgeoisie pense, apparemment, que les ouvriers sont suffisamment trompés et affaiblis et que le danger immédiat de révolution est passé. Le ministère Daladier est seulement, selon le dessein de la bourgeoisie, une étape avant un gouvernement plus fort et plus sérieux de dictature impérialiste.
LA CRISE FRANÇAISE ET LE PROLETARIAT

La bourgeoisie a-t-elle raison dans son diagnostic ? Le danger immédiat est-il réellement passé pour elle ? Autrement dit, la révolution est-elle réellement remise à un avenir indéterminé, c’est-à-dire plus lointain ? Ce n’est nullement démontré. Des affirmations de ce genre sont pour le moins hâtives et prématurées. Le dernier mot de la crise actuelle n’est pas encore dit. En tout cas, il ne convient nullement au parti révolutionnaire d’être optimiste pour le compte de la bourgeoisie : c’est lui qui pénètre le premier sur le champ de bataille et le quitte le dernier.

La "démocratie" bourgeoise est devenue maintenant le privilège des nations exploiteuses et esclavagistes les plus puissantes et les plus riches. La France est de ce nombre : mais elle est, parmi elles, le chaînon le plus faible. Son poids économique spécifique ne correspond plus, depuis longtemps, à la situation mondiale qu’elle a héritée du passé. Voilà pourquoi la France impérialiste est en train de tomber sous les coups de l’Histoire qu’elle ne pourra esquiver. Les éléments fondamentaux de la situation révolutionnaire, non seulement n’ont pas disparu, mais se sont au contraire considérablement renforcés. La situation internationale et intérieure du pays a beaucoup empiré. Le danger de guerre s’est rapproché. Si l’effroi de la bourgeoisie devant la révolution s’est affaibli, la conscience générale de l’absence d’issue s’est plutôt accrue.

Mais comment se présentent les choses du point de vue du "facteur subjectif", c’est-à-dire de la disposition du prolétariat à lutter ? Cette question-précisément parce qu’elle concerne la sphère subjective et non objective-ne se résout pas par une investigation précise a priori. Ce qui décide, en fin de compte, c’est l’action vivante, c’est-à-dire la marche réelle de la lutte. Cependant certains points existent, non négligeables, qui permettent d’apprécier le "facteur subjectif" : on peut, même à grande distance, les déduire de l’expérience de la dernière "grève générale".

Nous ne pouvons malheureusement pas fournir ici une analyse détaillée de la lutte des ouvriers français dans la deuxième moitié de novembre et les premiers jours de décembre. Mais même les données les plus générales sont suffisantes pour la question qui nous intéresse. La participation à la grève de démonstration, alors qu’il y a cinq millions de membres de la C.G.T.-du moins sur le papier-est une défaite. Mais en tenant compte des conditions politiques indiquées plus haut et surtout du fait que les principaux "organisateurs" de la grève étaient en même temps les principaux briseurs de grève, le chiffre de deux millions de grévistes témoigne d’un esprit de lutte élevé de la part du prolétariat français. Cette conclusion devient beaucoup plus évidente et plus claire à la lumière des événements antérieurs. Les meetings et les manifestations tumultueuses, les rencontres avec la police et l’armée, les grèves, les occupations d’usines commencent le 17 novembre et vont en croissant avec la participation active des communistes, des socialistes et des syndicalistes du rang [3] . La C.G.T. commence manifestement à perdre pied dans les événements. Le 25 novembre, les bureaucrates syndicaux appellent à une grève pacifique, "non politique", pour le 30 novembre, c’est-à-dire cinq jours plus tard. En d’autres termes, au lieu de développer, d’étendre et de généraliser le mouvement réel qui prend des formes de plus en plus combatives, Jouhaux et Cie opposent à ce mouvement révolutionnaire l’idée creuse d’une protestation platonique. Le délai de cinq jours, dans un moment où chaque jour était un mois, était nécessaire aux bureaucrates pour paralyser, écraser, par une collaboration tacite avec les autorités, le mouvement qui se développait de façon indépendante et dont ils n’étaient pas moins effrayés que la bourgeoisie. Les mesures policières et militaires de Daladier ne purent avoir de sérieux effets que parce que Jouhaux et Cie poussèrent le mouvement dans une impasse.

La non-participation-ou la faible participation-à la "grève générale" des cheminots, des ouvriers de l’industrie de guerre, des métallurgistes et autres couches avancées du prolétariat n’eut nullement pour origine quelque indifférence de leur part : durant les deux semaines antérieures, les ouvriers de ces catégories avaient pris une part active à la lutte. Mais, précisément, les couches avancées comprirent mieux que les autres, surtout après les mesures de Daladier, qu’il ne s’agissait désormais ni de manifestations, ni de protestations platoniques, mais de la lutte pour le pouvoir. La participation à la grève de démonstration des couches ouvrières les plus arriérées ou les moins importantes du point de vue social témoigne d’autre part de la profondeur de la crise du pays et du fait que, dans les masses ouvrières, l’énergie révolutionnaire subsiste, en dépit des années de politique diluante du Front populaire.

Certes, il est arrivé dans l’histoire que, même après une défaite décisive et définitive de la révolution, les couches les plus retardataires de travailleurs aient continué à mener l’offensive, tandis que les cheminots, les métallurgistes et autres demeuraient passifs : c’est par exemple ce qui s’est passé en Russie après l’écrasement de l’insurrection de décembre 1905. Mais une telle situation était le résultat du fait que les couches avancées avaient déjà épuisé leurs forces auparavant, au cours de longs combats, grèves, lock-outs, manifestations, rencontres avec la police et l’armée, insurrections. On ne peut parler de rien de tel dans le cas du prolétariat français. Le mouvement de 1936 n’a nullement épuisé les forces de l’avant-garde. La déception provoquée par le Front populaire a pu, assurément, apporter une démoralisation temporaire dans certaines couches ; en revanche, elle a du exacerber la révolte et l’impatience des autres couches. En même temps, les mouvements de 1936 comme de 1938 ont dû enrichir tout le prolétariat d’une inappréciable expérience et faire surgir des milliers de chefs ouvriers locaux, indépendants de la bureaucratie officielle. Il faut savoir trouver accès à ces chefs, les lier entre eux, les armer d’un programme révolutionnaire.

Nous n’avons nullement l’intention de donner de loin des conseils à nos amis français qui se trouvent sur le terrain de l’action et peuvent tâter beaucoup mieux que nous le pouls des masses. Cependant, pour tous les marxistes révolutionnaires, il est maintenant plus que jamais évident que l’unique mesure sérieuse et définitive du rapport des forces, y compris de la disposition des masses à lutter, c’est l’action. La critique impitoyable de la II° et de la III° Internationales n’a une valeur révolutionnaire que dans la mesure où elle aide à mobiliser l’avant-garde pour une intervention directe dans les événements. Les mots d’ordre fondamentaux de la mobilisation sont donnés par le programme de la IV° Internationale, lequel, dans la période présente, a en France un caractère plus actuel que dans tout autre pays. Sur nos camarades repose une responsabilité politique immense. Aider la section française de la IV° Internationale de toutes ses forces et par tous les moyens, moraux et matériels, est le devoir le plus important et le plus impérieux de l’avant-garde révolutionnaire.
Notes

[1] Les décrets-lois Paul Reynaud prévoient le rétablissement de la semaine de six jours ("la fin de la semaine des deux dimanches", comme dit le ministre) la suppression des majorations pour les deux cent cinquante premières heures supplémentaires, le rétablissement du travail aux pièces, etc., et le recrutement de 1500 gendarmes supplémentaires.

[2] Selon Maurice Thorez, le bilan fut de 40 000 licenciés dans l’aviation, 32 000 lock-outés chez Renault, des dizaines de milliers dans la banlieue parisienne, 100 000 à Marseille, 80 000 mineurs du Nord et du Pas-de-Calais, 100 000 dans le textile. Il faut ajouter à ce bilan des licenciements, les lourdes condamnations pour "atteinte à la liberté du travail", les déplacements d’office de fonctionnaires, etc.

[3] L’usine Renault, occupée le 23 novembre par les grévistes, est mise en état de défense par les travailleurs, malgré les efforts du maire SFIO de Boulogne, Morizet, et du député communiste Alfred Costes en faveur d’une évacuation. Pendant que le gouvernement concentre 100 pelotons de gardes mobiles et 1 500 agents autour des bâtiments, aucun tract n’appelle les entreprises voisines à la solidarité avec Renault. La bataille, commencée a 20 heures, dure jusqu’à 1 heure du matin, les ouvriers résistant d’atelier en atelier. L’Union syndicale de la région parisienne et la Fédération des Métaux (le Peuple, 25 novembre) appellent les ouvriers à "ne déclencher aucun mouvement prématuré". Les tribunaux prononceront plusieurs centaines de condamnations à des peines de prison ferme. Le députe Costes, devant les juges, incrimine "une poignée d’agitateurs se prétendant membres d’une IV° Internationale".

https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf9.htm

Lire encore :

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article1248

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article1349

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