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Art et contre-révolution stalinienne

vendredi 18 novembre 2022, par Robert Paris

Le stalinisme en matière d’art, une œuvre d’extermination rapportée par André Breton

Pourquoi nous cache-t-on la peinture russe contemporaine ?

« Ma propriété, c’est la forme, elle constitue mon individualité. ‘Le style c’est l’homme.’ Et comment ! La loi me permet d’écrire, mais à la condition d’écrire un autre style que le ‘mien’ ! J’ai le droit de montrer la figure de mon esprit, mais je dois auparavant l’enfermer ‘dans les plis prescrits’ ! Quel homme d’honneur ne rougirait devant pareille prétention… ? » On imagine les huées qui, aujourd’hui en Russie, accueilleraient une telle déclaration. Je ne donnerais pas cher d’un « formaliste » qui oserait prendre ce ton. En voilà un dont le compte serait bon, dont le caquet serait vite rabattu ! Et songez qu’il insiste : « Vous admirez la richesse inépuisable de la nature. Vous n’exigez pas que la rose ait le parfum de la violette, mais ce qu’il y a de plus riche, l’esprit, ne doit avoir la faculté d’exister que d’ ‘une seule façon’ ? » C’en est trop ! Le malheur est que le protestataire soit Marx et que ces propos, séditieux pour des millions d’hommes soumis à la dictature de Moscou, prennent place dans ses « Œuvres philosophiques » (Tome 1, pp. 124-127, Ed Costes, 1927.) Les mots soulignés plus haut l’ont été par lui.

Il s’agit d’ailleurs de vérités depuis si longtemps acquises qu’il est stupéfiant de les voir remises en cause en plein XXe siècle. Bien autrement atterrant est de constater que ce que n’avaient pu faire ni les persécutions religieuses, ni l’imposition du « pouvoir absolu » - étouffer à jamais la voix de ceux qui pensaient plus ou moins hors du dogme ou s’employaient à saper ce pouvoir – un régime appuyé sur la terreur policière y est parfaitement parvenu pour tous ceux qu’il englobe. Que l’église et la royauté aient disposé de tels moyens, il n’eût plus été question d’Eckhart non plus que de Pascal, ni de Jean-Jacques. En ces temps lointains, l’obscurantisme avait encore ses limites. Le plus grand drame est qu’aujourd’hui, le fanatisme et d’autres causes aidant, il est très loin de rester circonscrit dans les frontières de la Russie, que, non content d’avoir réussi à absorber plusieurs pays, il continue à lancer bien au-delà ses tentacules. Il est entendu que les masses ouvrières, hors des régions que contrôle expressément le parti dit communiste, ne s’intéressent que fort peu à ce problème des « lumières ». On peut aisément les convaincre que, comme tout le reste en Russie, les lettres et les arts sont en plein et libre épanouissement. C’est à quoi s’emploient quelques « intellectuels », qui peuvent d’autant plus impunément travestir la vérité qu’ils ne sont guère à craindre le démenti concret : les rares ouvrages russes qui font l’objet de traductions sont de pure apologétique, il n’est permis de juger de la peintur et de la sculpture russes que par des reproductions plus rares encore et enfouies dans des publications confidentielles.

Heureusement, l’ « U.R.S.S. » est moins avare lorsqu’il s’agit de rendre compte des « discussions artistiques » qui, paraît-il, passionnent le monde là-bas. C’est à l’une de ces discussions, toute récente, que nous devons la publication dans les « Lettres françaises » des 27 décembre et 3 janvier derniers, d’un article paru dans l’ « Art soviétique » qui en dit long sur la véritable situation. Selon les « Lettres françaises » elles-mêmes, il répond à l’interrogation de nombreux lecteurs français : « Que sait-on, en général, de l’architecture de ce pays, où l’on bâtit si abondamment ? Et de la peinture, on est moins instruit encore… » A cet article, nous dit-on, « les milieux artistiques de l’U.R.S.S. ont attaché une grande importance. » Enfin, il traite de la question fondamentale suivante : « Aujourd’hui qu’attend le public soviétique de la peinture ?... Le réalisme socialiste se satisfait-il d’avoir gagné la bataille du sujet ? Quelles ambitions le peintre soviétique doit-il se dicter à lui-même pour répondre à l’attente du peuple ? Et quel doit être le rôle de la critique ? »

Il est regrettable que la rédaction des « Lettres françaises » ait préféré illustrer l’article en question par un autoportrait de Henri Matisse fumant la pipe que par quelques-unes des œuvres qui ont donné lieu au débat.Le dessin de Matisse et la phrase de Picasso qui l’accompagne : « Jamais aucun peintre n’a chatouillé comme Matisse la peinture jusques à de tels éclats de rire. Vallauris, le 22-12-51 » trouvent en effet dans le contexte leur négation et leur condamnation impitoyable. A qui fera-t-on croire qu’en Russie un tel dessin (déjà inadmissible par la « frivolité » du sujet) ne serait pas tenu par surcroît pour « ni fait ni à faire » et que l’aimable phrase libertine de Picasso résumant à sa manière les aspirations de Matisse serait tolérée un instant ? Il suffit de se demander ce qu’il est advenu des grands poètes et artistes dont la sève créatrice un court moment passe dans lla révolution russe : Majakowsky, Essénine, Pilniak, Lissitzky, Malevitch, Rodchenko, Tatlin (par bonheur Chagall et Kandinsky avaient pu à temps prendre le large).

Ce n’est pas, je l’avoue, sans une amère délectation qu’il m’arrive encore aujourd’hui de prendre connaissance d’une communication comme celle dont nous sommes redevables à l’ « Art soviétique ». Lorsqu’il y a quelque vingt-cinq ans, avec Aragon et Eluard – un peu plus tard avec Tzara, Sadoul, Marcenac et bien d’autres – nous relevions avec effroi les signes de régression en U.R.S.S., non seulement sur le plan artistique mais sur celui du témoignage intellectuel le plus général, nous nous bercions encore de l’illusion qu’il pouvait s’agir d’un mal temporaire et qu’un rétablissement, au sens aussi bien médical que gymnastique, n’était pas impossible. Je suppose que, pour nul de ceux que j’ai nommés, il ne saurait plus en être question. Dans ces conditions, la loyauté la plus élémentaire commanderait à ceux qui passent outre de reconnaître que pour eux d’autres intérêts priment ceux de l’art et, par delà l’art même, valent qu’on leur sacrifie le libre témoignage humain.

Une amère délectation : par un processus continu, sur le plan artistique, l’erreur érigée en système et ne cessant d’appeler à son aide l’incompétence n’a, en fin de compte, d’autre ressource que de prendre un tour de plus en plus agressif. La prétendue nécessité de réhabilitation du « sujet » dans la peinture, en complet désaccord avec les déterminations historiques que subit celle-ci depuis un siècle, aboutit dérisoirement à faire confondre ce sujet avec la plus plate, ou la plus clinquante, quand ce n’est pas la plus sordide « anecdote ». De l’énumération des vingt « sujets » prescrits aux peintres par le ministre de la Culture hongroise, bornons-nous à retenir ceux-ci :

« Les héros du travail sont assis dans leur loge au théâtre ;

Le premier tracteur arrive au village ;

Une femme policière fait traverser la rue à un enfant ;

Le spectacle de la salle lors du procès Rajk ;

Les préparatifs pour l’anniversaire de Staline ;

Les policiers arrêtent à la frontière un agent de l’étranger. »

De ce côté du « rideau de fer » on aimerait que, même parmi les partisans de l’ « U.R.S.S. », se comptent les peintres disposés à recevoir de telles consignes. Les titres des tableaux mentionnés dans l’article de l’ « Art soviétique » ne le cèdent d’ailleurs guère à ceux-ci. Qu’on en juge :

« Dimitrov accuse ;

Les stakhanovistes sont de quart ;

V.I. Lénine et J.V. Staline à Razliv ;

J.V. Staline au tombeau de V.I. Lénine ;

Les enfants offrent leurs vœux à J.V. Staline à l’occasion de son 70e anniversaire. »

La critique portant sur ces dernières œuvres et d’autres du même acabit, qui fait l’objet de l’article, frappe à la fois par son indigence au point de vue technique et le ton policier qu’elle affecte. « Après avoir vaincu avec succès l’influence corruptrice du formalisme et s’être solidement placés sur la voie du réalisme socialiste indiquée par le grand Staline… les peintres soviétiques deviennent de plus en plus exigeants pour eux-mêmes. » Le peintre P. Kotov, auteur de l’étude intitulée « Les stakhanovistes sont de quart », est coupable d’avoir suscité par son envoi à l’Exposition de 1950, ce commentaire des visiteurs : « Les stakhanovistes sont de quart mais ils ne font rien. » (« En effet, au premier plan, Kotov a placé une jeune fille oisive qui, on ne sait pourquoi, regarde d’un air triomphant. ») Le soleil est assez mal vu : comment F. Bogorodski, qui jusqu’ici exaltait dans sa peinture l’héroïsme militaire, a-t-il pu commettre « des œuvres aussi insignifiantes, aussi occasionnelles que ‘Fleurs au soleil’ » A. Plastov, auteur d’une toile représentant des pionniers sur un camion, « s’est trop passionné pour les tâches de soleil ». Le tableau de M. Antonian : « J.V. Staline au tombeau de V.I. Lénine » abonde en « erreurs inadmissibles contre les règles élémentaires de la perspective et la justesse des proportions ». L’ineptie, doublée du besoin délirant de suspecter et de dénoncer, atteint son comble dans le procès fait par « une étudiante perplexe » à E. Katzman, à l’occasion de son tableau « Je veux la paix » : « Pourquoi sur son tableau la colombe de la paix est-elle si grosse qu’elle ne ressemble plus à une colombe ? Pourquoi les arbres représentés à l’arrière-plan sont-ils d’une espèce inconnue ? Où vole la colombe ? Si elle vient chez nous, qui l’a envoyée ? Si elle vient de chez nous, pourquoi cela reste-t-il obscur pour les spectateurs ? Pourquoi lit-on mal les sentiments de la petite fille sur son visage ? Attend-elle la colombe, est-ce elle qui l’a lâchée, l’admire-t-elle quand l’oiseau passe près d’elle ? Pourquoi y a-t-il dans le livre un porte-plume au lieu d’un signet ? Pour montrer que la petite fille écrit ? A l’école, on nous apprend à prendre soin des livres et non à y mettre des porte-plumes. Tout cela n’est pas clair. »

Pour ce qui est des vues générales sur l’art, nous sommes ici en deçà des propos qu’échangent les promeneurs du dimanche en passant par la « foire aux croûtes » et, pour ce qui est de la tenue morale et humaine, très exactement à mi-chemin entre la loge de concierge et le commissariat. Inutile de dire que l’ « étudiante perplexe » qui montre une si remarquable vocation d’indicatrice est, dans l’ « Art soviétique », chaleureusement félicitée.

Tout cela crie l’égarement, tout cela sue la terreur…

Le 24 mai 1949, Zamouchekine, directeur de la Galerie Treiakoff de Moscou (le Jeu de Paume russe), inaugurant le Salon de Budapest, proclame que :

« Cézanne est à condamner,

Matisse ne sait pas dessiner,

Picasso est putréfiant.

Tout artiste qui ne suit pas l’exemple de l’art soviétique est un ennemi du socialisme. »

(…)

Kroum Kiouliavkov, recteur de l’Académie des Arts de Sofia, publie dans le numéro de décembre 1950 de « Chronique culturelle bulgare », un article où il est dit :

« Le manque de cadres permit aux courants formalistes de l’art de dicter et d’implanter « l’art » (sic), cette hallucination des peuples déséquilibrés…Les peuples soviétiques, guidés par la pensée sûre du Comité Central du Parti Communiste, tournèrent le dos à ce sacrilège qu’est le « modernisme » et, par la saine critique marxiste-léniniste, ils lui portèrent un coup décisif… L’art soviétique est aussi nécessaire au peintre bulgare que l’est le soleil pour chaque fleur. »

(…)
On n’ignore pas quelle politique le stalinisme adopte ici à l’égard de grands peintres, de réputation internationale, tels que Matisse et Picasso. (…) Il faudrait à Picasso, à Matisse et à ceux qui leur ont emboîté le pas pour se mettre du côté du loup ou entrer avec lui en coquetterie une innocence que je suis loin de leur prêter. Ils ne peuvent aucunement se dissimuler que la parodie d’art (comme on dit parodie de justice) qui seule a l’agrément de Moscou, est la négation impérieuse et inexorable, non seulement de leur art propre, mais de tout art tel qu’ils peuvent l’entendre. (…) »

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