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La crise mondiale et le vide théorique

lundi 17 octobre 2022, par Robert Paris

La crise mondiale et le vide théorique

Raya Dunayevskaya

I. Le fouet de la contre-révolution et la crise des organisations marxistes

En Algérie et en France il y a encore une fois la contre-révolution. Le fait que 3 000 fascistes obstinés (les colons) à Alger puissent prendre l’initiative, tenant en leurs mains 45 millions de français et tienne le monde entier en état d’alerte ; que De Gaulle puisse convaincre les syndicats communistes et socialistes de lui prêter obéissance — et de le faire sur leur temps de telle sorte que la production capitaliste ne soit point endommagé par cette manifestation à l’heure du déjeuner — sur quoi De Gaulle s’empare des pouvoirs « d’urgence » dictatoriaux — tous ces derniers évènements démontrent que la contre-révolution est déchainée tout autant dans les grandes que dans les moindres choses. Qu’il s’agisse de la réapparition des manifestations antisémites dans l’Allemagne Occidentale ou du fait qu’un petit groupe de colons insiste sur l’importance de leur rôle dans l’aspiration du Général à une plus vaste gloire mondiale, ou qu’il s’agisse des menaces de Khrouchtchev d’effacer « le » ou « les » pays ennemis du globe terrestre, avec les « Missiles » intercontinentaux les plus techniquement parfaits et avec une armé « fantastique » — et tout cela, pendant que l’on est en train de se préparer aux conférences au sommet pour « la paix » — la dure vérité qui sort de tout cela n’est pas l’exhibition des incessants préparatifs pour l’holocauste de la Troisième Guerre Mondiale, mais plutôt la constatation que tout cela n’a même pas donné l’occasion de résoudre la crise de l’organisation pour les marxistes.

D’un côté les raisons sont bien connues :

Aucune révolution spontanée des travailleurs n’a subi l’influence du vrai marxisme, comme cela fut le cas en 1864, lorsque Marx se mit à la tête de la Première Internationale des travailleurs.

Il n’y a eu aucun passage directe d’héritage marxiste d’une organisation à l’autre, comme il arriva lorsque Engels était encore vivant, à la naissance de la Deuxième Internationale.

Il n’y a pas eu une révolution victorieuse aussi ample, large et profonde que la révolution Russe de 1917, qui assura les bases de la Troisième Internationale.

D’un autre côté, même en reconnaissant la validité de ces faits historiques, je crois fermement qu’aucun de nous ne veuille produire ces motifs pour justifier l’inactivité, soit dans la lutte de classe soit dans le domaine théorique. Ceux qui ont soutenu la fondation d’un Centre International de Correspondance sont certainement conscients du formidable développement révolutionnaire du point de vue de la pratique : d’un côté du Rideau de Fer avec les révoltes de 1953 à Vorkuta, en Allemagne de l’Est, et la culmination avec la révolution Hongroise de 1956 ; et de l’autre côté du Rideau de Fer avec des grèves sauvages et des luttes de classe de l’ampleur de grèves générales, même si elles étaient bornées à des industries particulières, comme aux États-Unis. En même temps toute une série de révolutions Afro-Asiatiques sont en train de changer entièrement la carte du globe.

Il est évident que, pas plus que l’absolue fidélité au marxisme révolutionnaire des groupes se disant « d’avant-garde » n’a conduit à une révolution victorieuse, les actions de masse non plus n’ont pas mené à une société complètement nouvelle. La question la plus importante : — Qu’est-ce qui donne une direction à l’action ? s’applique autant à l’action de masse qu’à l’activité des petites organisations marxistes.

La réponse n’est pas si facile qu’il pourrait sembler à première vue.
II. Le défi de nos temps

Aucun parti d’avant-garde ne peut « assurer » la victoire. Quand deux forces inégales comme l’armée totalitaire Russe et les révolutionnaires Hongrois sont placées l’une en face de l’autre dans une rencontre mortelle, il est clair que pas même les deux génies de Marx et Lénine unis ensemble à là tête d’un parti d’avant-garde n’auraient réussi à vaincre la réaction russe, sans faire en sorte que la révolution s’étendit à d’autre pays. Il y eut un parti d’avant-garde en 1905 (et n’oublions pas que les Bolcheviks tout comme les Mencheviks avalent une stratégie révolutionnaire et travaillèrent à l’unisson dans cette révolution), mais ce parti ne réussit pas à abattre le tsarisme. Avec ou sans avant-garde les révolutionnaires hongrois, dont le courage et dont le génie organisateur étonnèrent le monde entier, n’ont pu empêcher le triomphe du capitalisme d’Etat russe, du moment qu’il n’y eut pas d’extension de la révolution sur une échelle européenne et mondiale.

Toujours est-il que d’un côté l’action sans une direction théorique ne peut vaincre « toute seule » ; de l’autre côté la théorie ou un parti « tout seul » ne peuvent pas non plus créer un nouvel ordre social. Seule l’unité de la théorie et de la pratique, qui prennent une forme organisationnelle inséparable de la spontanéité des masses, peut « garantir » le succès. Avant de courir « nous mettre à la tête », éclaircissons nos idées d’abord. Il n’y a jamais éu dans le mouvement un vide théorique plus grand que celui d’aujourd’hui.

La question est de déterminer de quelle manière faire face à la situation présente, du moment que :

Aucune organisation internationale n’est née pour prendre la place de la Troisième Internationale.

Les tentatives des trotskystes de créer une Quatrième Internationale ont échoué.

Tout grand révolutionnaire et internationaliste que Trotsky était, il ne pouvait rencontrer le succès pour la très bonne et suffisante raison qu’il a eu tort dans toutes ses prédictions fondamentales basées sur des prémisses théoriques fausses — depuis la prédiction que la bureaucratie stalinienne ne serait pas à même de défendre la propriété nationalisée à la théorie de la révolution permanente qui prétendait que sans rôle dirigeant du prolétariat, les paysans ne pouvaient pas accomplir de révolution. Et ce fut précisément l’incapacité de Trotsky de reconnaître la nouvelle phase universelle du capitalisme, son incapacité de saisir le caractère « de classe » de la Russie soviétique, qui mena à la désintégration de la Quatrième Internationale, manquant désormais de toute raison historique. Mais dans ce cas il ne s’agissait pas d’une trahison dans le domaine de la défense nationale ou dans celui de la collaboration de classe (comme dans le cas de la Deuxième Internationale) : au contraire les trotskystes furent jetés en prison parce qu’ils s’opposaient à la deuxième guerre mondiale.

Le « défaitisme révolutionnaire », aux mains du trotskysme, est devenu une formule pour justifier une attitude favorable à l’un des pôles du capitalisme international, la Russie. Cela démontre la vérité de la déclaration de Lénine pendant la période de Zimmerwald : « Seuls les paresseux ne prêtent pas serment pour l’Internationalisme en ces jours ».

Je ne sous-évalue pas l’importance du rassemblement de groupes marxistes, qui acceptent le sain principe de l’internationalisme prolétarien, opposant les deux pôles du capital : Russie et Amérique, et l’on ne peut pas confondre ce type de défaitisme révolutionnaire avec celui de ceux qui le pratiquent seulement contre un des pôles du capitalisme universel, mais je veux souligner qu’à notre époque cela ne représente plus la marque de distinction. C’est pourquoi le Centre, tout en étant un mouvement important, représente seulement un premier pas vers un regroupement marxiste.

Il est nécessaire de faire ce pas avec précaution, en nous servant de l’expérience de Lénine lors de l’effondrement de la Seconde Internationale. Il est impossible autrement d’être sur des bases solides et de pouvoir créer des fondations théoriques capables de faire face aux exigences du temps et de devenir la force polarisatrice pour le mouvement des masses révolutionnaires.
III. L’enseignement que nous pouvons tirer de Lénine dans la période 1914-1924

C’est la dialectique qui est la théorie de la connaissance (de Hegel et) du marxisme : voilà à quel « aspect » de l’affaire (ce n’est pas un « aspect », mais le fond de l’affaire) Plékhanov, pour ne rien dire d’autres marxistes, n’a pas prêté attention.

Œuvres choisies, vol. XI, page 83

Précisément ainsi que la crise très grave de nos jours, qui menace l’existence même de la civilisation, impose à la philosophie une vision totale des masses, l’échec de la Deuxième Internationale en 1914 obligea Lénine à se tourner vers la philosophie avec des yeux nouveaux.

Sans doute il aura semblé étrange à beaucoup de gens qu’un chef révolutionnaire, dans des circonstances si graves passe des journées entières dans une bibliothèque à lire ce « philosophe abstrus » G. W. Hegel et certainement plus d’une personne d’esprit borné était disposée à lui « révéler » le fait que Hegel était un prussien réactionnaire. Mais Lénine ne supportait aucune « attitude défensive » sur un sujet qui intéressait les fondements philosophiques de Marx.

Quand la Première Guerre Mondiale a éclaté, c’était pour Lénine comme si la terre se dérobait sous ses pieds, non seulement parce que les chefs de l’Internationale Marxiste avaient trahi les masses, mais parce que lui, en tant que co-dirigeant, n’avait rien prévu. S’il n’avait pas senti le besoin de rompre avec son passé philosophique, il n’aurait pas eu besoin de passer toutes ces heures à étudier de nouveau la dialectique hégélienne. Ce n’est certainement pas qu’il ait hésité à un quelconque moment dans sa politique révolutionnaire ou dans la recherche des causes économiques de la trahison. Mais il pensait que si elles n’étaient pas gouvernées par la profonde philosophie qui avait produit le marxisme comme « socialisme scientifique », il aurait été impossible de se confronter à l’échec du marxisme établi.

Jusqu’à ce moment les débats et les divisions avaient été « politiques » et « organisationnelles ».

Jusqu’à ce que Rosa Luxemburg ait écrit L’Accumulation du Capital, qui, malheureusement, était une polémique non contre les « épigones », mais contre Marx lui même, aucun marxiste réformiste ou révolutionnaire n’avait soulevé la question de l’interprétation des œuvres principales de Marx. Les théories économiques de Karl Kautsky, les œuvres philosophiques de Plekhanov, l’examen de la nouvelle phase du capital financier par Hilferding étaient des livres considérés par tous comme faisant autorité.

Lénine à présent refusait leur interprétation même du Capital. « Il est impossible — disait-il — de saisir la signification du Capital et surtout du premier chapitre1 si l’on n’a pas étudié profondément et compris toute la « Logique » de Hegel. En conséquence aucun des Marxistes de ce dernier demi-siècle n’a compris Marx ! »

Cette fracture avec le passé n’était pas due à des raisons scolastiques. La raison était que Lénine ne considérait pas le parti marxiste comme une simple société académique « de débats », mais il pensait que le succès de toute révolution commencée dépendait de la théorie, entendue non comme « politique » et économie mais comme « perspective pratique », pour les couches les plus humbles et profondes du prolétariat, qui devaient reconstituer une société sur des fondements radicalement nouveaux. De cette manière Lénine ne se préparait pas seulement à la révolution Russe : mais il laissait à la postérité une méthodologie qui pouvait offrir à l’action de masse sa direction théorique : cela paraît clair dans son « Testament ».

Ici dans son analyse du comité révolutionnaire il n’attaque pas les traîtres ; mais il donne des jugements intéressants. fruit d’une entière existence dédiée à la révolution, sur les principaux protagonistes de la révolution, comme sur le plus important théoricien du parti, Boukharine :

Boukharine — dit-il — n’est pas seulement le théoricien le plus grand et le plus estimé du parti, mais ses théories ne peuvent pas être considérées orthodoxement marxistes ; parce qu’en lui il y a quelque chose de scolastique. (Il n’étudia et ne comprit jamais bien la dialectique).

Malheureusement les Héritiers de Lénine ne se préoccupèrent pas si le « Testament » était publié ou non et enfin, quand il parut, il devint un sujet de discussions « politiques » ou « d’organisation » et l’on ne vit pas le message philosophique.

Les futures générations marxistes s’émerveilleront du dédain démontré par le mouvement marxiste pour les « remarques philosophiques » de Lénine. En effet non seulement les Trotskistes ne démontrèrent aucun intérêt pour le livre que je leur soumis dans une traduction anglaise, mais aussi ceux qui se détachèrent du Trotskysme sur la base de l’analyse économique de la nouvelle phase du capitalisme mondial, qui avait transformé l’état primitif des travailleurs dans une société capitaliste d’Etat. Au présent que le courant philosophique des révolutions actuelles a atteint une profondeur telle que même le blocus totalitaire doit reconnaître dans l’Humanisme Marxiste son ennemi, nous devons examiner sérieusement ce phénomène ; les exigences du temps et notre même héritage marxiste nous l’imposent.
IV. La réalité historique et la nécessité d’une clarification théorique

« Unité de l’idée théorique (connaissance) et de la pratique — ceci NB — et cette unité précisément dans la théorie de la connaissance, car comme résultat on obtient « l’Idée absolue » »

Cahiers Philosophiques

Quand, en 1955, les théoriciens communistes attaquèrent les Manuscrits économico-philosophiques de Marx, les groupes marxistes répondirent par un étrange silence. Il n’y avait pas de textes de Lénine qui auraient pu leur servir de guide ; car il était mort avant la publication des Manuscrits. (La Deuxième Internationale, qui avait été l’héritière des écrits de Marx, n’avait pas eu soin de les publier et ce n’est qu’en 1927 seulement que la Troisième Internationale les acheta et les publia). La publication et le débat ne semblaient qu’une matière pour des spécialistes comme Riazanov, Deborine, Lukács, du moment que Boukharine était trop occupé à créer une base théorique pour « le socialisme dans un seul pays » et Trotsky était trop occupé à le combattre.

Pendant que le capitalisme d’État envahissait le monde, le vide théorique parmi les marxistes devint si impressionnant que personne n’osa contredire les théories du jeune Marx, qui pour distinguer sa nouvelle conception des capitalistes et des communistes vulgaires de son temps avait appelé sa philosophie « Humanisme ».

Les théoriciens russes se trouvèrent obligés, en 1955, d’attaquer violemment l’humanisme non pour des raisons scolastiques ou pédantesques, mais pour des causes réelles : les révolutions qui commençaient en Europe de l’Est. Les vrais marxistes alors comprirent que bien que le régime stalinien eût dominé la révolte de l’Allemagne Orientale il n’avait pu étouffer complètement le courant de rébellion, comme les communistes russes prétendaient l’avoir fait. Comme je l’écrivis alors « L’attaque imprévue contre les Essais de Marx est un signe de nouvelles agitations prolétariennes ».

Six mois après, en effet, la révolution hongroise éclata. Alors on a pu savoir que, dans les mois qui avaient précédé la révolution, les débats à l’intérieur du Parti communiste se rapportaient à la question de l’Humanisme. A ce propos Tardos, repoussant l’idée que la clique au pouvoir et le Parti fussent une seule chose eut occasion d’écrire : « Le parti c’est nous, qui combattons pour les idées et les principes de l’Humanisme et les buts que nous poursuivons reflètent en mesure toujours croissante ceux du peuple et du pays ».

Lorsque, après que la Russie eut étouffé la révolution hongroise, les communistes d’Europe Occidentale commencèrent à déchirer leurs cartes du parti, ceux qui se réunirent, fondant de nouveaux groupes, prirent le nom de « Socialistes humanistes ». Alors les trotskystes anglais parlèrent eux-même d’« Humanisme » pour gagner quelques adeptes et les trotskystes Américains écrivirent de longs articles sur l’Humanisme considéré comme une philosophie et comme une question d’organisation. En général, les trotskystes semblent se rapprocher des staliniens, par leur interprétation de l’Humanisme, considéré comme une première phase de la jeunesse de Marx. Mais quoi que l’on puisse dire de cette interprétation fausse de l’Humanisme et de leur soudaine manifestation d’intérêt pour l’origine de ce mouvement, qu’ils découvraient dans l’ancienne philosophie grecque du 5e siècle avant J.C., au moins il faut leur reconnaître le mérite de s’être aperçu de l’existence actuelle de ce mouvement en Hongrie et dans l’Europe Occidentale.

On ne peut affirmer la même chose pour ceux d’entre nous qui sont si disposés à diffamer l’Humanisme comme philosophie qu’ils remontent jusqu’à son importance durant la Renaissance plutôt qu’à la pensée révolutionnaire du jeune Marx, pensée que le même philosophe, plus mûr, bien loin d’abandonner, avait développée au point d’en faire le fil conducteur de son œuvre principale : « Le Capital ». Lénine insistait sur les points suivants :

personne ne pouvait comprendre Le Capital sans avoir saisi entièrement la signification de la Logique de Hegel ;

« La conscience humaine ne reflète pas seulement le monde objectif, mais aussi le crée. » ;

à cela s’ajoute son intolérance pour le matérialisme vulgaire de la Deuxième Internationale. (« L’idéalisme philosophique n’est que niaiserie du point de vue du matérialisme grossier, simple, métaphysique. »), ces questions reflètent la position de Lénine non seulement comme philosophe, mais aussi comme chef révolutionnaire. Cette position se manifeste dans tous les discours politiques prononcés après la révolution Russe et ressort dans toutes les discussions théoriques, de la « Révision du programme du Parti » jusqu’à son « Testament ».

Eluder la question de l’Humanisme Marxiste aujourd’hui c’est vouloir fermer les yeux devant ce qu’il y a de nouveau, tant en ce qui concerne les problèmes soulevés par le prolétariat dans des pays techniquement avancés que ceux que les pays afro-asiatiques rencontrent dans leur marche vers la liberté.

Si nous ne savons pas tirer un précieux enseignement des mouvements révolutionnaires de notre temps, le fouet de la contre-révolution nous conduira en fin de compte à découvrir que les « Absolus » de Hegel et les luttes internationales pour la liberté ne sont pas si lointains dans la pratique et dans la théorie que les articles des journaux russes officiels voudraient le démontrer, en insistant sur le « caractère de parti » de la philosophie. Ainsi, si Lénine, il y a plus de trente ans, pouvait voir l’Idée Absolue seulement « en général », nous pouvons la voir « en concret », matérialisée, pourvu que nous soyons de vrais marxistes et que nous sachions lire l’esprit des temps dans des termes matérialistes.

Le vérité de l’Humanisme Marxiste, qui a imposé sa présence sur la scène historique du monde, de la Hongrie à l’Asie et à l’Afrique, fut d’abord découverte par les travailleurs Américains (des États Unis) lorsqu’ils furent appelés à résoudre le problème de l’automation et à répondre à la question : « A quel genre de travail devrait s’adonner l’homme ? ».

De cette façon les Américains, en développant la théorie de l’aliénation du travail, firent de l’Humanisme une question concrète de production, avant qu’il se transformât en une question politique.

Aujourd’hui, lorsqu’on voit Eisenhower, cachant son poing armé, se transformer en voyageur pacifique, qui parle au peuple de « paix » et de « dignité humaine », quand Krouchtchev se met en colère, menaçant d’effacer de la surface du globe les ennemis de la Russie tandis qu’il se fait le champion « d’une co-existence pacifique », quand De Gaulle ne promet rien moins que l’auto-détermination, qui répond à l’esprit des temps, tandis qu’il prépare la guerre contre les rebelles musulmans eux-mêmes ; et que les syndicats communistes et socialistes font une manifestation en faveur de De Gaulle – cependant qu’aucune association révolutionnaire marxiste n’est profondément enracinée parmi les masses — alors il semble évident que la contre-révolution a pris l’avantage sur tous les fronts.

La totalité de la crise mondiale, cependant, impose au prolétariat révolutionnaire la recherche d’une philosophie qui le guide dans sa reconstruction de la société sur des bases entièrement nouvelles. Une reconstruction qui ne reproduise pas la tragédie de la révolution russe, laquelle, ne s’étant pas propagée aux autres pays, ne pouvait être assez profonde pour permettre au prolétariat dans son entier de gouverner l’économie et l’Etat, amenant ainsi la distinction entre travail manuel et travail intellectuel sur le chemin de l’extinction.

C’est là la perspective à laquelle Lénine ne voulait pas renoncer parce qu’il voyait déjà l’ascension de la bureaucratie et, encore dans l’ombre, le capitalisme d’état naissant. Ce serait une preuve de paresse d’esprit si nous, marxistes modernes, nous refusions d’affronter les problèmes philosophiques qui surgissent tous les jours dans le domaine de la production comme dans l’arène politique, et qui se manifestent par une série de faits, des grèves américaines et des débats au sein du Parti Communiste à la veille de la révolution Hongroise jusqu’à la révolution même. N’oublions pas d’autre part les révolutions des colonies, lesquelles dans la lutte pour l’industrialisation sans l’inévitable concomitance du capitalisme, ont soulevé de nouveaux problèmes, qui exigent un remaniement de la théorie, mais pour cela également Lénine nous a fourni une base au IIe Congrès de l’I.C.

Nous ne pouvons, en 1960, que nous ranger sous le même drapeau de Lénine qui, en 1914, fit de la philosophie dialectique le principe conducteur de toutes ses actions.

Actuellement, le degré de maturité de notre époque ne permet plus que les doctrines philosophiques restent ignorées dans des annotations privées, ou qu’elles soient seulement le sujet de pédantesques débats entre spécialistes. Le temps actuel exige qu’elles deviennent questions de domaine public en ouvertes discussions, de telle façon qu’entre le prolétariat, le théoricien et le révolutionnaire, c’est à dire l’homme d’action, il n’y ait aucune distinction, mais une unité indissoluble en une collaboration engagée vers un même but.

Nous ne doutons pas que cela deviendra l’aspect typique de la revue du « Centre International de Correspondance ».

2 février 1960

Note

1 C’est précisément ce premier chapitre que les staliniens ont ordonné de retirer de l’étude du Capital au moment même où ils rompaient avec l’analyse marxienne de la loi de la valeur en 1943.

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