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Quatorze questions à Léon Trotsky

mercredi 24 mai 2023, par Robert Paris

1932
Léon Trotsky

Les relations familiales sous les soviets
Quatorze questions à Léon Trotsky

1. "L’État soviétique transforme-t-il les hommes en robots ?"

Pourquoi donc ? Je me le demande. Les idéologues du système patriarcal comme Tolstoï ou Ruskin, objectent que le machinisme transforme le paysan libre et l’artisan en de tristes automates. Au cours des dernières décennies, cette accusation a surtout été portée contre le système industriel américain (taylorisme, fordisme).

Peut-être allons-nous maintenant entendre, venant de Chicago et de Détroit, un tollé contre la machine qui détruit les âmes ? Pourquoi ne pas revenir à la hache de pierre et aux habitations sur pilotis, pourquoi ne pas revenir aux vêtements en peau de mouton ? Non ; nous refusons de le faire. Dans le domaine de la mécanisation, la République soviétique n’est jusqu’à présent qu’un disciple des États-Unis et n’a pas l’intention de s’arrêter à mi-chemin.

Mais peut-être la question ne vise-t-elle pas le fonctionnement mécanique, mais les traits distinctifs de l’ordre social. Les hommes ne deviennent-ils pas des robots dans l’État soviétique parce que les machines appartiennent à l’État et ne sont pas propriété privée ? Il suffit de poser clairement la question pour montrer qu’elle n’a pas de fondement.

Reste enfin la question du régime politique, de la dure dictature, de la tension la plus élevée de toutes les forces, du bas niveau de vie de la population. Cela n’aurait aucun sens de nier ces faits. Mais ils sont l’expression non pas tant du nouveau régime que de l’héritage redoutable de l’arriération.

La dictature devra devenir plus douce et plus douce à mesure que le bien-être économique du pays augmentera. L’actuel commandement des hommes cédera la place à la disposition des choses. La route ne mène pas au robot mais à un homme d’un niveau supérieur.

2. "L’État soviétique est-il complètement dominé par un petit groupe qui exerce au Kremlin des pouvoirs oligarchiques sous le couvert d’une dictature du prolétariat ?"

Non, ce n’est pas le cas. Selon les circonstances la même classe peut régner à l’aide de méthodes politiques et de systèmes différents. Ainsi, sur le chemin de son histoire, la bourgeoisie a poursuivi son règne sous la monarchie absolue, le bonapartisme, la république parlementaire et la dictature fasciste. Toutes ces formes de gouvernement ont conservé un caractère capitaliste dans la mesure où les richesses les plus importantes de la nation, l’administration des moyens de production, des écoles et de la presse, sont restées uniquement entre les mains de la bourgeoisie, et en dans la mesure où les lois protègeaient surtout la propriété bourgeoise.

Le régime soviétique signifie la domination du prolétariat, quelle que soit l’étendue de la couche sociale qui concentre le pouvoir directement entre ses mains.

3. "Les Soviétiques ont-ils confisqué la joie de l’enfance et transformé l’éducation en un système de propagande bolcheviste ?"

L’éducation des enfants a toujours et partout été liée à la propagande. La propagande commence par instiller les avantages de se moucher dans mouchoir plutôt que dans ses doigts, et progresse vers les avantages de la plate-forme républicaine sur celle des démocrates, ou vice versa. L’éducation dans l’esprit de la religion est de la propagande ; vous ne refuserez sûrement pas d’admettre que saint Paul était l’un des plus grands propagandistes.

L’éducation mondaine portée par la République française est imprégnée de propagande jusqu’à la moelle. Son idée principale est que toutes les vertus sont inhérentes à la nation française ou, plus exactement, à la classe dirigeante de la nation française.

Personne ne peut nier que l’éducation des enfants soviétiques soit aussi de la propagande. La seule différence est que dans les pays bourgeois il s’agit d’injecter à l’enfant le respect des vieilles institutions et des idées tenues pour acquises. En URSS, il s’agit de nouvelles idées, et donc la propagande saute aux yeux. La « propagande », dans le mauvais sens du terme, est le nom que les gens donnent habituellement à la défense et à la diffusion d’idées qui ne leur plaisent pas.

En période de conservatisme et de stabilité, la propagande quotidienne n’est pas perceptible. En période de révolution, la propagande prend nécessairement un caractère belliqueux et agressif. Quand je suis rentré du Canada à Moscou avec ma famille au début du mois de mai 1917, mes deux garçons ont étudié dans un « gymnase » (à peu près, un lycée) fréquenté par les enfants de nombreux politiciens, dont certains ministres du gouvernement provisoire. Dans tout le gymnase, il n’y avait que deux bolcheviks, mes fils et un troisième sympathisant. Malgré la règle officielle, « l’école doit être libre de politique », mon fils, âgé de douze ans à peine, a été impitoyablement battu en tant que bolchevik. Après que je fus élu président du Soviet de Petrograd, mon fils n’a jamais été appelé autrement que “Président” et a été passé à tabac deux fois. C’était de la propagande contre le bolchevisme.

Les parents et les enseignants dévoués à l’ancienne société crient contre la « propagande ». Si un État veut construire une nouvelle société, peut-il faire autrement que commencer par l’école ?

"La propagande soviétique prive-t-elle l’enfance de joie ?" Mais, pour quelle raison et de quelle manière le ferait-elle ? Les enfants soviétiques jouent, chantent, dansent et pleurent comme tous les autres enfants. Le soin particulier du régime soviétique pour les enfants est admis même par des observateurs malveillants. Par rapport à l’ancien régime, la mortalité infantile a diminué de moitié. C’est vrai, on ne dit rien aux enfants soviétiques du péché originel et du paradis. En ce sens, on peut dire que les enfants sont privés des joies de la vie après la mort. N’étant pas expert en la matière, je ne m’hasarde pas à juger de l’étendue de la perte. Pourtant, les douleurs de vie présente prennent un certain ascendant sur les joies de la vie à venir. Si les enfants absorbent la quantité de calories nécessaire, l’abondance de leurs forces vives leur fera trouver suffisamment de raisons de se réjouir.

Il y a deux ans, mon petit-fils de cinq ans est venu me voir de Moscou. Bien qu’il ne sache rien de Dieu, je ne pouvais trouver en lui aucune inclination particulièrement pécheresse, sauf quand, avec l’aide de certains journaux, il avait réussi à boucher hermétiquement le tuyau de vidange du lavabo. Pour qu’il se mêle aux autres enfants de Prinkipo, nous avons dû l’envoyer dans un jardin d’enfants dirigé par des religieuses catholiques. Les dignes sœurs n’ont que des éloges pour la morale de mon petit-fils athée, qui a maintenant près de sept ans.

Grâce à ce même petit-fils, j’ai pu, au cours de l’année écoulée, acquérir une bonne connaissance des livres pour enfants russes, ceux des Soviétiques ainsi que ceux des émigrés. Il y a de la propagande dans les deux. Pourtant, les livres soviétiques sont incomparablement plus frais, plus pleins de vie. Le petit homme lit et écoute ces livres avec le plus grand plaisir. Non, la propagande soviétique ne prive pas les enfants de joie.

4. « Le bolchevisme détruit-il délibérément la famille ? »
5. "Le bolchevisme dissout-il toutes les normes morales en matière de sexe ?"
6. "Est-il vrai que la bigamie et la polygamie ne sont pas punissables sous le système soviétique ?"

Si l’on entend par « famille » une union obligatoire basée sur le contrat de mariage, la bénédiction de l’église, les droits de propriété et le passeport unique, alors le bolchevisme a détruit à la racine cette notion policière de la famille.

Si l’on comprend par « famille » la domination illimitée des parents sur les enfants et l’absence de droits légaux pour l’épouse, alors le bolchevisme n’a malheureusement pas encore complètement détruit cet héritage de la vieille barbarie de la société.

Si l’on entend par monogamie l’idéal « familial », non pas au sens légal mais au sens réel, les bolcheviks ne pourraient pas détruire ce qui n’est pas sur terre et n’y a jamais été, sauf en d’heureuses exceptions.

Rien ne permet d’affirmer que la loi soviétique sur le mariage a incité à la polygamie et à la polyandrie. Les statistiques sur les relations matrimoniales réelles ne sont pas disponibles et ne peuvent pas l’être. Mais même sans colonnes de chiffres, on peut être sûr qu’à Moscou les indices des adultères et des mariages naufragés ne sont pas très différents des données correspondantes pour New York, Londres ou Paris et - qui sait ? - sont peut-être encore plus bas.

Contre la prostitution, la lutte a été ardue et assez fructueuse. Cela prouve que les Soviétiques n’ont aucune intention de tolérer cette promiscuité débridée qui trouve son expression la plus destructrice et venimeuse dans la prostitution.

Un mariage long et permanent, basé sur l’amour et la coopération mutuels, voilà la norme idéale. A cela tendent les influences de l’école, de la littérature et de l’opinion publique soviétique. Libéré des chaînes de la police et du clergé, et plus tard aussi de celles de la nécessité économique, le lien entre l’homme et la femme trouvera sa propre voie, déterminée par la physiologie, la psychologie et le souci du bien-être de la race. Le régime soviétique est encore loin de la solution de ce problème ainsi que d’autres problèmes fondamentaux, mais il a créé de sérieuses conditions préalables à leur solution. En tout cas, le problème du mariage a cessé d’être une question de tradition imposée et de force aveugle des circonstances ; il a été posé comme un problème de raison collective.

Chaque année, cinq millions et demi d’enfants naissent en Union soviétique. L’excédent des naissances sur les décès s’élève à plus de trois millions. La Russie tsariste ne connaissait pas une telle croissance démographique. Ce fait, à lui seul, ne permet pas de parler de désintégration morale ou de baisse des forces vitales de la population russe.

7. "Est-il vrai que l’inceste n’est pas considéré comme une infraction pénale ?"

Je dois admettre que je ne me suis jamais intéressé à cette question du point de vue des poursuites pénales, de sorte que je ne pourrai pas répondre sans obtenir des informations sur ce que la loi soviétique dit de l’inceste, si elle en dit quoi que ce soit. Pourtant, je pense que toute la question appartient plus au domaine de la pathologie d’une part, et de l’éducation d’autre part, qu’à celui de la criminologie. L’inceste diminue les qualités souhaitables et la capacité de survie de l’espèce. Pour cette raison même, il est considéré par la grande majorité des êtres humains en bonne santé comme une violation des standards normaux.

Le but du socialisme est d’amener la raison non seulement dans les relations économiques mais aussi autant que possible dans les fonctions biologiques de l’homme. Déjà aujourd’hui, les écoles soviétiques font de nombreux efforts pour éclairer les enfants sur les besoins réels du corps et de l’esprit humain. Je n’ai aucune raison de croire que les cas pathologiques d’inceste sont plus nombreux en Russie que dans d’autres pays. En même temps, je suis enclin à soutenir que précisément dans ce domaine, l’intervention judiciaire peut faire plus de mal que de bien. Je doute, par exemple, que l’humanité aurait été gagnante si la justice britannique avait envoyé Byron en prison.

8. "Est-il vrai qu’un divorce peut être obtenu à la demande ?"

Bien sûr, c’est vrai. Il aurait été plus judicieux de poser une autre question : « Est-il vrai qu’il existe encore des pays où le divorce ne peut être obtenu à la demande de l’une ou l’autre des parties du mariage ? »

9. « Est-il vrai que les Soviétiques n’ont aucun respect de la chasteté des hommes et des femmes ?

Je pense que dans ce domaine ce n’est pas le respect mais l’hypocrisie qui a décliné.

Existe-t-il un doute, par exemple, sur le fait qu’Ivar Kreuger, le roi des allumettes, décrit de son vivant comme un diabolique ascète et comme un ennemi irréconciliable des Soviétiques, a plus d’une fois dénoncé l’immoralité des garçons et des filles russes du Komsomol qui ne souhaitaient pas recueillir la bénédiction de l’église sur leurs étreintes ? Sans son naufrage financier, Kreuger serait allé dans sa tombe non seulement encensé en tant qu’homme juste par la Bourse, mais aussi en tant que pilier de la moralité. Mais maintenant, la presse rapporte que le nombre des femmes détenues par Kreuger sur divers continents était plusieurs fois multiple du nombre des cheminées de ses usines d’allumettes.

Les romans français, anglais et américains décrivent les familles doubles et triples non pas comme des exceptions mais comme la règle. Un jeune observateur allemand très bien informé, Klaus Mehnert, qui a récemment fait publier un livre sur la jeunesse soviétique, écrit :

"Il est vrai que les jeunes Russes ne sont pas des parangons de vertu ... mais moralement ils ne sont certainement pas inférieurs aux Allemands du même âge."

Je pense que c’est vrai. A New York, en février 1917, j’ai observé un soir dans une wagon du métro environ deux douzaines d’étudiants avec leurs amies. Bien qu’il y ait un certain nombre de personnes dans la voiture qui n’étaient pas de leur groupe, la conduite des plus vifs de ces couples était telle qu’on pouvait tout de suite dire que, même si ces jeunes croyaient en principe à la monogamie, en pratique ils y venaient par des chemins bien détournés.

L’abolition de la loi américaine sur la prohibition ne signifierait nullement que la nouvelle administration s’efforcerait d’encourager l’ivresse. De même, l’abolition par le gouvernement soviétique d’un certain nombre de lois censées protéger le foyer domestique, la chasteté, etc., n’a rien à voir avec un effort quelconque pour détruire la pérennité de la famille ou encourager la promiscuité. Il s’agit simplement d’atteindre, en élevant le niveau matériel et culturel, quelque chose qui ne peut être atteint par une interdiction formelle ou par un prêche sans vie.

10. « Le but ultime du bolchevisme est-il de reproduire le stade de la ruche ou de la fourmi dans la vie humaine ? »
11. « En quoi l’idéal du bolchevisme diffère-t-il de l’état de civilisation qui prévaudrait sur la terre si les insectes en avaient obtenu le contrôle ? »

Ces deux questions sont injustes pour les insectes aussi bien que pour l’homme. Ni les fourmis ni les abeilles n’ont à répondre de monstruosités telles que celles qui remplissent l’histoire humaine. D’un autre côté, peu importe combien mauvais peuvent être les êtres humains, ils ont des possibilités qu’aucun insecte ne peut atteindre. Il ne serait pas difficile de prouver que le but des Soviétiques est précisément de détruire toutes les caractéristiques liées aux fourmis de la société humaine.

Le fait est que les abeilles comme les fourmis sont divisées en classes : certaines travaillent ou se battent, d’autres se spécialisent dans la reproduction. Peut-on voir dans une telle spécialisation des fonctions sociales l’idéal du bolchevisme ? Ce sont plutôt les caractéristiques de notre civilisation actuelle poussées à leurs limites. Certaines espèces de fourmis réduisent en esclavage des petites fourmis de couleur différente.

Le système soviétique ne ressemble pas du tout à cela. Les fourmis n’ont même pas encore produit leur John Brown ou leur Abraham Lincoln.

Benjamin Franklin a décrit l’homme comme « l’animal qui fabrique des outils ». Cette caractérisation notable est le fondement de l’interprétation marxiste de l’histoire. L’outil artificiel a libéré l’homme du règne animal et a donné une impulsion au travail de l’esprit humain ; il a provoqué le passage de l’esclavage au féodalisme, au capitalisme et au système soviétique.

Le sens de la question serait clairement qu’un contrôle universel qui engloberait tout devrait tuer toute individualité. Le mal du système soviétique consisterait alors en son contrôle excessif, n’est-ce pas ? Pourtant, une série d’autres questions, comme nous l’avons vu, accuse les Soviétiques de înerefuser de soumettre au contrôle de l’État les domaines les plus intimes de la vie personnelle, l’amour, la famille, les relations sexuelles. La contradiction est parfaitement évidente.

Les Soviétiques ne se fixent nullement pour but de contrôler la puissance intellectuelle et morale de l’homme.

Au contraire, par le contrôle de l’économie, ils veulent libérer chaque personne humaine du contrôle du marché et de ses forces aveugles.

Ford a organisé la production automobile sur le système de la chaîne et a ainsi obtenu un rendement énorme. La tâche du socialisme, si l‘on en vient au principe de la technique de production, est d’organiser l’ensemble de l’économie nationale et internationale d’après le système de la chaîne, sur la base d’un plan et d’une proportion précise dans la décomposition des travaux en parties élémentaires. Le principe de la chaîne, transposé des usines individuelles à toutes les usines et exploitations agricoles, doit se traduire par une telle performance en bout de chaîne que, comparé à cela, la réussite de Ford ressemblera à un misérable atelier d’artisanat de la banlieue de Détroit. Une fois qu’il aura conquis la nature, l’homme n’aura plus à gagner son pain quotidien à la sueur de son front. C’est la condition préalable à la libération de la personnalité. Dès que, disons trois ou quatre heures, de travail quotidien suffiront pour satisfaire généreusement tous les besoins matériels, chaque homme et chaque femme aura les vingt heures restantes, libres de tout « contrôle ».

Les questions d’éducation, de perfectionnement corporel et spirituel de l’homme seront au centre de l’attention générale. Les écoles philosophiques et scientifiques, les tendances opposées de la littérature, de l’architecture et de l’art en général, seront pour la première fois d’une importance vitale non seulement pour une couche supérieure, mais pour l’ensemble de la population. Libérée de la pression de forces économiques aveugles, la lutte des groupes, des tendances et des écoles se tiendra sur le terrain des idées et prendra un caractère profondément désintéressé. Dans cette atmosphère, la personnalité humaine ne s’étiolera pas, mais au contraire s’épanouira pour la première fois et sera au centre de l’attention générale.

12. "Est-il vrai que le soviétisme apprend aux enfants à ne pas respecter leurs parents ?"

Non ; sous une forme aussi générale, cette affirmation n’est qu’une caricature. Pourtant, il est vrai que des progrès rapides dans les domaines de la technique, des idées ou des manières diminuent généralement l’autorité de la génération plus âgée, y compris celle des parents. Lorsque les professeurs donnent des conférences sur la théorie darwinienne, l’autorité de ces parents qui croient qu’ Ève a été faite à partir d’une côte d’Adam ne peut que décliner.

En Union soviétique, tous les conflits sont incomparablement plus vifs et plus douloureux. Les mœurs des Komsomols doivent inévitablement se heurter à l’autorité des parents qui voudraient encore user de leur bon jugement pour marier leurs fils et leurs filles. L’homme de l’Armée rouge qui a appris à manier les tracteurs et les moissonneuses-batteuses ne peut pas reconnaître sur le plan de la technique l’autorité de son père qui travaille avec une charrue en bois.

Pour conserver sa dignité, le père ne peut plus simplement désignerer l’icône de la main et renforcer ce geste avec une claque sur le visage. Les parents doivent riposter aux armes de l’esprit. Les enfants qui s’appuient sur l’autorité officielle de l’école se montrent cependant mieux armés. L’amour propre blessé du parent se retourne souvent contre l’Etat. Cela se produit généralement dans les familles hostiles aux buts fondamentaux du nouveau régime. La majorité des parents prolétariens se acceptent d’autant plus facilement avec la perte d’une partie de leur autorité parentale que l’État prend en charge la plus grande partie de leurs soins parentaux. Pourtant, même chez eux, il y a des conflits de générations. Chez les paysans, ceux-ci prennent une netteté particulière. Est-ce bien ou mal ? Je pense que c’est bien. Sinon, il n’y aurait pas de marche vers l’avenir.

Permettez-moi de souligner ma propre expérience. À dix-sept ans, j’ai dû m’éloigner de chez moi. Mon père avait tenté de déterminer le cours de ma vie. Il m’a di t : "Même dans trois cents ans, les choses que vous visez ne se réaliseront pas." Et il ne s’agissait que du renversement de la monarchie. Plus tard, mon père a compris les limites de son influence et mes relations avec ma famille se sont rétablies. Après la révolution d’octobre, il a vu son erreur. "Votre vérité était plus forte", a-t-il dit. De tels exemples se sont comptés par milliers et, plus tard, par centaines de milliers et par millions. Ils caractérisent le bouleversement critique d’une période où « le lien de l’âge » se brise.

13. "Est-il vrai que les bolcheviks pénalisent la religion et proscrivent le culte religieux ?"

Cette affirmation délibérément trompeuse a été réfutée mille fois par des faits, des preuves et des témoignages totalement indiscutables. Pourquoi cela revient-il toujours ? Parce que l’église se considère persécutée lorsqu’elle n’est pas soutenue par le budget et la police et que ses opposants ne sont pas soumis aux représailles de la persécution. Dans de nombreux États, la critique scientifique des confessions religieuses est considérée comme un crime ; dans d’autres, elle est simplement tolérée. L’État soviétique agit autrement. Loin de considérer le culte religieux comme un crime, il tolère l’existence de diverses religions, mais soutient en même temps ouvertement la propagande matérialiste contre les croyances religieuses. C’est précisément cette situation que l’église interprète comme une persécution religieuse.

14. « Est-il vrai que l’État bolchevique, bien qu’hostile à la religion, s’appuie néanmoins sur les préjugés des masses ignorantes ? Par exemple, les Russes ne considèrent aucun saint comme vraiment acceptable pour le ciel si son corps ne défie pas la décomposition. Est-ce la raison pour laquelle les bolcheviks conservent artificiellement la momie de Lénine ? »

Non ; il s’agit d’une interprétation totalement incorrecte, dictée par les préjugés et l’hostilité. Je peux faire cette déclaration d’autant plus librement que, depuis le tout début, j’ai été un opposant déterminé de l’embaumement, du mausolée et autres... tout comme la veuve de Lénine, N.K. Kroupskaya. Il ne fait aucun doute que si Lénine, sur son lit de malade, avait pensé un instant qu’ils traiteraient son cadavre comme celui d’un pharaon, il en aurait appelé d’avance, avec indignation, au Parti. J’ai présenté cette objection comme mon principal argument. Le corps de Lénine ne doit pas être utilisé contre l’esprit de Lénine.

J’ai également souligné le fait que « l’incorruptibilité » du cadavre embaumé de Lénine pourrait nourrir des superstitions religieuses. Krassine, qui a défendu et a apparemment été à l’origine de l’idée de l’embaumement, a objecté : « Au contraire, ce qui était une question de miracle avec les prêtres deviendra une question de technologie entre nos mains. Des millions de personnes auront une vision de l’apparence de l’homme qui a apporté de si grands changements dans la vie de notre pays. Avec l’aide de la science, nous satisferons cet intérêt légitime des masses et leur expliquerons en même temps le mystère de l’incorruptibilité. »

Indéniablement, l’érection du mausolée poursuivait un objectif politique : renforcer éternellement l’autorité des disciples par l’autorité de l’enseignant. Pourtant, il n’y a pas de raison de voir en cela un appui à la superstition religieuse. Les visiteurs du mausolée sont informés que le mérite de la préservation du corps contre la décomposition est dû à la chimie.

Nos réponses n’essaient absolument pas de masquer la situation actuelle en Union soviétique, de sous-estimer les réalisations économiques et culturelles, ni encore moins de représenter le socialisme comme une étape déjà atteinte. Le régime soviétique est et restera longtemps un régime de transition, plein de contradictions et de difficultés extrêmes. Néanmoins, nous devons voir les faits à la lumière de leur évolution. L’Union soviétique a recueilli l’héritage de l’empire des Romanov. Depuis quinze ans, elle vit entourée d’un monde hostile.

Sa situation de forteresse assiégée a donné à la dictature des formes particulièrement grossières. La politique du Japon ne peut pas le moins du monde développer en Russie un sentiment de sécurité. Le fait que les États-Unis, qui ont mené la guerre contre les Soviétiques sur leur territoire, n’ont pas encore noué de relations diplomatiques avec Moscou, a eu aussi une influence énorme et, naturellement, négative sur le régime interne du pays.

(Léon Trotsky a écrit cet article à la fin de 1932, plus d’un an avant la reconnaissance américaine de la Russie. - N.D.E. )

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