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Karl Marx et l’anarchisme

lundi 8 août 2022, par Robert Paris

L’Association internationale des travailleurs et l’Alliance de la démocratie socialiste

Il y a environ un mois, un certain nombre de citoyens se sont constitués à Genève en comité central initiateur d’une nouvelle société internationale, dite l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, se « donnant pour mission spéciale d’étudier les questions politiques et philosophiques sur la base même de ce grand principe de l’égalité », etc. [1]. Le programme et le règlement imprimés de ce comité initiateur n’ont été communiqués au Conseil général de l’Association internationale des travailleurs que dans sa séance du 15 décembre. D’après ces documents, ladite « Association internationale est fondue entièrement dans l’Association internationale des travailleurs », en même temps qu’elle est fondée entièrement en dehors de cette Association.

À côté du Conseil général de l’Association internationale, élu par les congrès ouvriers de Genève, de Lausanne et de Bruxelles ; il y aurait, d’après le règlement initiateur, un autre Conseil central à Genève, qui s’est nommé lui-même. À côté des groupes locaux de l’Association internationale, il y aurait ceux de l’Alliance internationale qui, « par l’intermédiaire de leurs bureaux nationaux », fonctionnant en dehors des bureaux nationaux de l’Association, demanderaient « au bureau central de l’Alliance leur admission dans l’Association internationale des travailleurs ». Le comité central de l’Alliance s’arroge ainsi le droit d’admission dans l’Association internationale. Enfin, le Congrès général de l’Association internationale trouverait encore sa doublure dans le Congrès général de l’Alliance internationale. En effet, il est dit dans le règlement initiateur : « Au congrès annuel des travailleurs, la délégation de l’Alliance de la démocratie socialiste, comme branche de l’Association internationale des travailleurs, tiendra ses séances publiques dans un local séparé. »

Considérant

Que la présence d’un deuxième corps international fonctionnant à l’intérieur et à l’extérieur de l’Association internationale des travailleurs serait le moyen le plus infaillible de la désorganiser ;
Que n’importe quel autre groupe d’individus, résidant dans une localité quelconque, aurait le droit d’imiter le groupe initiateur de Genève et, sous des prétextes plus ou moins plausibles, de greffer sur l’Association internationale des travailleurs d’autres associations internationales avec d’autres « missions spéciales » ;
Que de cette manière l’Association internationale des travailleurs deviendrait bientôt le jouet des intrigants de toute race et de toute nationalité ;
Que d’ailleurs les statuts de l’Association internationale des travailleurs n’admettent dans son cadre que des branches locales et nationales (voir l’article 1 et l’article 6 des statuts) ;
Que défense est faite aux sections de l’Association internationale de se donner des statuts ou règlements administratifs contraires aux statuts généraux et aux règlements administratifs de l’Association internationale (voir l’article 12) ;
Que les statuts et règlements administratifs de l’Association internationale ne peuvent être révisés que par un congrès général où deux tiers des délégués présents voteraient en faveur d’une telle révision (voir l’article 13 des règlements administratifs) ;
Que la question a déjà été jugée par les résolutions contre la Ligue de la paix, adoptées à l’unanimité par le Conseil général de Bruxelles ;
Que, dans ses résolutions, le congrès déclarait que la Ligue de la paix n’avait aucune raison d’être, puisque, d’après ses récentes déclarations, son but et ses principes étaient identiques à ceux de l’Association internationale des travailleurs ;
Que plusieurs membres du groupe initiateur de l’Alliance, en leur qualité de délégués au Congrès de Bruxelles, ont voté ces résolutions [2], le Conseil général, dans sa séance du 22 décembre 1868, a résolu à l’unanimité :
Tous les articles du règlement de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, statuant sur ses relations avec l’Association internationale des travailleurs, sont déclarés nuls et de nul effet ;
L’Alliance internationale de la démocratie socialiste n’est pas admise comme branche de l’Association internationale des travailleurs ;
Ces résolutions seront publiées dans les différents pays où l’Association internationale des travailleurs existe [3].

Par ordre du Conseil général de l’Association internationale des travailleurs.

Ces messieurs de l’Alliance ont mis beaucoup de temps pour réaliser leur œuvre [4]. En fait, il eût été préférable qu’ils gardent pour eux leurs « innombrables légions » en France, Espagne et Italie.

Bakounine pense : si nous approuvons son « programme radical », il peut l’utiliser pour une publicité accrocheuse, voire pour nous compromettre. En revanche, si nous nous y opposons, ils nous dénonceront à cor et à cri comme contre-révolutionnaires. En outre, si nous laissons faire, il s’arrangera au Congrès de Bâle pour s’allier avec les plus mauvais éléments. Je pense qu’il faut répondre en ce sens :

D’après le paragraphe 1 des statuts, il faut admettre toute société ouvrière qui poursuit le même but, à savoir le concours mutuel, le progrès et l’émancipation complète des classes ouvrières.

Comme les phases de développement des différentes sections ouvrières dans un même pays et de la classe ouvrière dans les divers pays sont nécessairement très différentes, le mouvement réel s’exprime forcément aussi sous des formes théoriques très différentes.

La communauté d’action que suscite l’Internationale, l’échange d’idées entre les différents organes des sections de tous les pays, enfin les discussions directes dans les congrès généraux ne manqueront pas d’engendrer peu à peu un programme théorique, commun à tout le mouvement ouvrier.

En conséquence, pour ce qui concerne le programme de l’Alliance, il n’incombe pas au Conseil général de le soumettre à un examen critique, ni de rechercher s’il est une expression scientifique correcte du mouvement ouvrier. Il doit simplement se demander si sa tendance générale n’est pas en contradiction avec la tendance générale de l’Association internationale des travailleurs.

Il n’y a qu’une phrase du programme ‑ § 2 : « Elle veut avant tout l’égalisation politique, économique et sociale des classes » ‑ qui pourrait mériter ce reproche [5].
Le Conseil général de l’Association internationale des travailleurs au bureau central de l’Alliance de la démocratie socialiste

Citoyens,

D’après l’article premier de nos statuts, l’Association internationale des travailleurs admet « toutes les sociétés ouvrières qui poursuivent le même but, à savoir le concours mutuel, le progrès et l’émancipation complète de la classe ouvrière [6] ».

Étant donné que les fractions de la classe ouvrière dans chaque pays et la classe ouvrière dans les divers pays se trouvent à des niveaux de développement différents à l’heure actuelle [7], il s’ensuit nécessairement que leurs opinions théoriques, qui reflètent le mouvement réel, sont également divergentes.

Il n’entre donc pas dans les attributions du Conseil général de procéder à l’examen critique du programme de l’Alliance. Nous n’avons pas à déterminer si, oui ou non, c’est une expression adéquate du mouvement prolétarien. Il nous importe seulement de savoir s’il ne contient rien de contraire à la tendance générale de notre association, c’est-à-dire à l’émancipation complète de la classe ouvrière.

Il y a dans votre programme une phrase qui, de ce point de vue, est erronée. Dans l’article 2, on lit : « Elle [l’Alliance] veut avant tout l’égalisation politique, économique et sociale des classes [8]. »

Si on l’interprète littéralement, l’égalisation des classes aboutit à l’harmonie du capital et du travail, si importunément prêchée par les socialistes bourgeois. Ce n’est pas l’égalisation des classes ‑ contresens logique, impossible à réaliser ‑ mais au contraire l’abolition des classes, ce véritable secret du mouvement prolétarien, qui constitue le grand but de l’Association internationale des travailleurs.

Cependant, si l’on considère le contexte dans lequel se trouve cette phrase sur l’égalisation des classes, il semble qu’elle s’y soit glissée comme une simple erreur de plume (slip of the pen). Le Conseil général ne doute pas que vous voudrez bien éliminer de votre programme une phrase prêtant à des malentendus aussi graves.

À l’exception des cas où la tendance générale de l’Association internationale serait contredite, il correspond à ses principes de laisser à chaque section la liberté de formuler son programme théorique. Il n’existe donc pas d’obstacle pour la conversion des branches de l’Alliance en sections de l’Association internationale des travailleurs.

Si la dissolution de l’Alliance et l’entrée des sections dans l’Internationale étaient définitivement décidées, il deviendrait nécessaire, d’après nos règlements, d’informer le Conseil du lieu et de la force numérique de chaque nouvelle section [9].
Séance du Conseil général du 9 mars 1869

Tu constateras que le vieux Becker ne peut pas s’empêcher de faire l’important [10]. Son système d’organisation par groupes linguistiques démolit tous nos statuts et leur esprit, et transforme notre système tout naturel et rationnel en une méchante construction artificielle, fondée sur des liens linguistiques au lieu de liens réels que forment les États et les nations. Ce procédé est archi-réactionnaire, digne des panslavistes [11] ! Et tout cela parce que nous lui avions permis provisoirement, en attendant que l’Internationale se renforce en Allemagne, de demeurer le centre de ses anciens correspondants [12].

J’ai aussitôt fait obstruction à sa tentative de se prétendre le centre de l’Allemagne au Congrès d’Eisenach.

Bebel m’a envoyé 25 talers pour les Belges de la part de son association de formation ouvrière. J’ai aussitôt accusé réception, et utilisé l’occasion pour lui écrire à propos des plans fantaisistes [13].

J’ai attiré son attention sur l’article 6 des statuts, qui n’admet que des comités centraux nationaux, reliés directement au Conseil général, et là où la police l’empêche absolument, oblige les groupes locaux de chaque pays de correspondre directement avec le Conseil général. Je lui ai expliqué que la prétention de Becker était absurde, et pour finir je lui ai déclaré que si le Congrès d’Eisenach adoptait le projet de Becker, pour autant qu’il concerne l’Internationale, nous le casserions aussitôt publiquement comme étant contraire aux statuts.

Au reste, avant le congrès, Bebel et Liebknecht m’avaient informé qu’ils avaient spontanément écrit à Becker pour lui déclarer qu’ils ne le reconnaissaient pas, mais correspondraient directement avec Londres.

Becker lui-même n’est pas dangereux. Mais son secrétaire Rémy ‑ à en croire les rapports de Suisse ‑ lui aurait été octroyé par Monsieur Bakounine, dont il serait l’instrument. Apparemment, ce Russe voudrait devenir le dictateur du mouvement ouvrier européen. Qu’il prenne garde, sans quoi il sera officiellement excommunié.

Notes

[1] Marx écrivit cette circulaire, approuvée par le Conseil général dans sa séance du 22 décembre 1868, à la suite de la demande d’affiliation de l’Alliance bakouniniste à l’Internationale. Cf. Documents of The First International, t. III, p ; 299-301. L’Alliance avait été fondée en octobre 1868 par un comité initiateur composé de Bakounine, Brosset, Duval, Gouétat,, Sagordki et J. P. Becker.
Marx se concerta avec Engels, afin de mettre au point sa réponse. Dans sa lettre du 15 décembre 1868 à son ami, il lui demanda son concours, puis il lui expliqua : « M. Bakounine, qui est à l’arrière-plan de toute cette entreprise, condescend à vouloir mettre le mouvement ouvrier sous la direction russe. Cette merde existe depuis deux mois, et c’est hier seulement que le vieux Becker en a informé le Conseil général par lettre (Becker devait rompre tout de suite après avec l’Alliance bakouniniste). Comme il l’écrit, cette organisation doit suppléer au manque d’ ‘idéalisme’ de notre association. L’idéalisme russe ! Il régnait une grande indignation ce soir à notre Conseil général, surtout parmi les Français, à propos de ce document. Je connaissais l’affaire depuis longtemps, et je la considérais comme mort-née et, par égard pour Becker, j’ai voulu la laisser mourir de sa belle mort. Cependant, elle est devenue plus sérieuse que je ne le pensais. »
Engels répondit le 18 décembre : « Les documents de Genève sont bien naïfs. Le vieux Becker n’a jamais pu s’empêcher de faire de l’agitation dans les petits cercles. Dès que deux ou trois personnes se rencontrent, il faut qu’il y soit. Si tu l’avais prévenu à temps, il s’en serait probablement retiré. Maintenant, il va être étonné que ses efforts bien intentionnés produisent un mauvais effet. Il est clair, comme le jour que l’Internationale ne peut céder à cette duperie. Il y aurait deux conseils généraux et même deux congrès ; c’est l’État dans l’État, et dès le premier moment, le conflit éclaterait entre le conseil pratique à Londres et le conseil théorique, ‘idéaliste’, à Genève. Il ne peut y avoir deux corps internationaux (par profession) dans l’Internationale, pas plus que deux conseils généraux. Du reste, qui vous donne le droit de reconnaître un soi-disant bureau central sans mandataires, dont les membres appartenant à la même nationalité se constituent (§ 3 du règlement, on omet le ‘si’ et pour cause !) en bureau national de leur pays ! Ces messieurs, n’ayant pas de constituants, eux-mêmes exceptés, veulent que l’Internationale se constitue en mandataire pour eux. Si l’Internationale refuse de le faire, qui reconnaîtrait ‘le groupe initiateur’, autrement dit le ‘bureau central’ pour ses représentants ? Le Conseil central de l’Internationale au moins a passé par trois élections successives, et tout le monde sait qu’il représente des myriades d’ouvriers. Mais ces ‘initiateurs’ ?
« Et puis, si nous voulons bien faire abstraction de la formalité des élections, que représentent les noms qui forment ce groupe initiateur ? Ce groupe qui prétend se donner ‘pour mission spéciale d’étudier les questions politiques et philosophiques’, etc. ? Ce ne peut être que la science qu’ils représentent. Trouverons-nous parmi eux des hommes dont il est notoire qu’ils ont passé leur vie entière à l’étude de ces questions ? Au contraire. Pas un nom dont le porteur ait, jusqu’ici, même osé prétendre passer pour un horaire d’études. S’ils sont sans mandats comme représentants de la démocratie sociale, ils le sont encore mille fois plus comme représentants de la science. [Ces deux derniers paragraphes sont rédigés en français par Engels.]
« Tu as déjà traité de tout le reste dans tes notes. Je considère aussi toute l’entreprise comme mort-née, simple excroissance genevoise. Elle ne pourrait vivre que si vous l’attaquiez trop vivement, lui attribuant trop d’importance. Le mieux serait, à mon avis, de repousser calmement mais fermement, la prétention de ces gens de s’insinuer dans l’Internationale, et de dire, pour le reste, qu’ils se sont découvert un terrain particulier, et nous attendons ce qu’ils seront capables d’y faire. On pourrait même dire que, pour le moment, rien n’empêche que les membres d’une association fassent aussi partie de l’autre. Comme ces gaillards n’ont pour seule action que de faire du battage, ils finiront par ne plus pouvoir s’entendre entre eux. On peut donc s’attendre qu’ils ne trouveront guère d’adeptes à l’extérieur pour grossir leurs rangs, étant donné les conditions, et tout se disloquera. »

[2] Les trois derniers points ont été ajoutés sur proposition de Dupont et rédigés par Marx.

[3] Ce dernier point n’a pas été repris dans la version définitive des résolutions.

[4] Cf. Marx à Engels, 5 mars 1869.
Le 27 février, l’Alliance avait répondu aux résolutions du Conseil général, se disant prête à dissoudre son organisation, si son programme était ratifié et ses sections locales admises dans l’Internationale.
Bakounine lui-même avait écrit à Marx, le 22 décembre 1869 : « Mieux que jamais, je suis arrivé à comprendre que tu avais raison en suivant et en nous invitant tous à marcher sur la grande route de la révolution économique, et en dénigrant ceux d’entre nous qui allaient se perdre dans les sentiers des entreprises soit nationales, soit exclusivement politiques. Je fais maintenant ce que tu as commencé à faire toi, il y a plus de vingt ans. Depuis les adieux solennels et publics que j’ai adressés aux bourgeois du Congrès de Berne, je ne connais plus d’autre société, d’autre milieu que le monde des travailleurs. Ma patrie maintenant, c’est l’Internationale, dont tu es l’un des principaux fondateurs. Tu vois donc, cher ami, que je suis ton disciple, et je suis fier de l’être. Voilà tout ce qui était nécessaire pour t’expliquer mes rapports et mes sentiments personnels. »
L’excès même des protestations d’amitié démontre qu’il ne s’agissait pour Bakounine que de manœuvrer Marx. Celui-ci n’en fut pas dupe, car, sachant que les alliancistes avaient tenté de gagner à leur cause De Paepe, l’un des dirigeants les plus influents de Belgique, Marx demanda à Jung de communiquer les résolutions du Conseil général au conseil fédéral de Bruxelles, notamment à De Paepe que Bakounine avait déjà contacté afin de le gagner à sa faction (22-12-1868).

[5] La lettre de Marx à Engels est, à quelques variantes significatives près, la même que le texte suivant, adressé à l’Alliance le 9 mars.

[6] Ce texte de Marx a été approuvé à l’unanimité par le Conseil général dans sa séance du 9 mars 1869. Il sera communiqué pour information aux secrétaires correspondants de toutes les sections, et publié pour la première fois en 1872 dans la brochure sur Les Prétendues scissions dans l’Internationale (cf. Marx-Engels, Textes sur l’organisation, Paris, Spartacus, pages 48-98).

[7] Souligné par nous.

[8] Cet article reproduisait textuellement l’article 2 du programme de l’Alliance avec lequel Bakounine s’était présenté en septembre 1868 au congrès bourgeois de la paix et de la liberté à Berne.
À la suite de la lettre de Marx, cet article fut transformé en avril 1869 de la manière suivante : « Elle veut avant tout l’abolition complète et définitive des classes et l’égalisation politique, économique et sociale des individus des deux sexes. » Cette façon de surenchérir sur la simple abolition complète et définitive, tout en reprenant l’égalisation politique, etc., comme si la politique et les surperstructures politiques subsistaient après l’abolition des classes montre, d’une part, l’indulgence de Marx et, d’autre part, qu’il est pour le moins, difficile de « rectifier » un programme.

[9] Marx lui-même indique dans Les Prétendues scissions quel fut le résultat de cette circulaire : « L’Alliance, ayant accepté ces conditions, fut admise dans l’Internationale par le Conseil général, lequel, induit en erreur par quelques signatures du programme Bakounine, la supposa reconnue par le comité fédéral romand de Genève qui, au contraire, ne cessa jamais de la tenir à l’écart. Désormais, elle avait atteint son but immédiat : se faire représenter au Congrès de Bâle. En dépit des moyens déloyaux dont ses partisans se servirent ‑ moyens employés, à cette occasion, et cette fois-là seulement, dans un congrès de l’Internationale ‑, Bakounine fut déçu dans son attente de voir le congrès transférer le siège du conseil fédéral et sanctionner officiellement la vieillerie saint-simonienne, l’abolition immédiate du droit d’héritage, dont Bakounine avait fait le point de départ pratique du socialisme. Ce fut le signal de la guerre ouverte et incessante que fit l’Alliance non seulement au Conseil général, mais encore à toutes les sections de l’Internationale qui refusèrent le programme de cette coterie sectaire et surtout la doctrine de l’abstention absolue en matière politique. » Cf. La I° Internationale, recueil de documents, t. II, p. 271-272.

[10] Cf. Marx à Engels, 27 juillet 1869.

[12] Dans la succession historique des structures sociales, la formation des nationalités s’effectue au moyen de pactes de fédérations (forme de rapports sociaux dans la vision marxiste entre peuples de race et de langue plus ou moins proches). Ce stade précède, de loin, la formation des nations modernes (amorcée par la monarchie absolue et achevée par la bourgeoisie révolutionnaire) qui repose sur le mercantilisme et le système capitaliste réels. D’où la comparaison, rien moins que polémique, de la tentative de Becker avec les efforts réactionnaires du panslavisme.

[12] Le 13 janvier 1866, en effet Marx avait écrit à Becker : « Les sections allemandes feront le mieux de s’affilier pour l’heure à Genève et d’entrer en relation suivie avec toi. Dès que cela arrivera, tu nous le feras savoir, afin que je puisse enfin signaler ici un progrès en Allemagne. »

[13] Cette lettre n’a pas pu être retrouvée.

Communication confidentielle

Le Russe Bakounine (bien que je le connaisse depuis 1843, je passe sur tout ce qui n’est pas absolument nécessaire à l’intelligence de ce qui va suivre) avait eu, peu après la fondation de l’internationale, une entrevue avec Marx à Londres [1]. Ce dernier reçut à ce moment son adhésion à l’Association, pour laquelle Bakounine promit d’agir de son mieux. S’étant rendu en Italie, il y reçut, envoyés par Marx, les statuts provisoires et l’« Adresse » aux classes ouvrières. Il répondit de façon très « enthousiaste », mais ne fit rien. Après plusieurs années, durant lesquelles on n’entendit plus parler de lui, il reparut en Suisse, où il ne rejoignit pas les rangs de l’Internationale, mais de la Ligue de la paix et de la liberté. Après le congrès de cette Ligue (Genève, 1867), Bakounine s’introduisit dans le comité exécutif de celle-ci, mais y trouva des adversaires qui non seulement ne lui permirent d’exercer aucune influence dictatoriale, mais le surveillèrent comme « Russe suspect ». Peu après le Congrès de Bruxelles (septembre 1868) de l’Internationale, la Ligue de la paix tint son congrès à Berne. Cette fois, Bakounine se fit boutefeu et, soit dit en passant, pour dénoncer la bourgeoisie occidentale adopta le ton cher aux « optimistes » moscovites quand ils attaquent la civilisation occidentale pour pallier leur propre barbarie. Il proposa une série de résolutions, fadaises en soi, mais calculées pour inspirer la terreur aux crétins bourgeois et pour permettre à M. Bakounine de quitter avec éclat la Ligue de la paix pour rentrer dans l’Internationale. Il suffit de dire que le programme qu’il avait proposé au Congrès de Berne renferme des absurdités telles que l’égalité des classes, l’abolition du droit d’héritage en tant que commencement de la révolution sociale [2], etc., c’est-à-dire de vains bavardages, un chapelet de phrases creuses, bref, une insipide improvisation calculée simplement pour produire un effet sur le moment. Les amis de Bakounine à Londres et à Paris (où un Russe est codirecteur de la Revue positiviste) annoncèrent au monde le départ de Bakounine de la Ligue de la paix comme un événement, et présentèrent son grotesque programme, pot-pourri de lieux communs usés, comme quelque chose de particulièrement terrible et original.

Sur ces entrefaites, Bakounine était entré dans la branche romande de l’Internationale (à Genève). Mais alors qu’il lui avait fallu des années pour se décider à faire ce pas, il lui suffit d’un jour pour se décider à bouleverser l’Internationale pour en faire son instrument.

À l’insu du Conseil général de Londres ‑qui n’en fut instruit que lorsque tout fut apparemment prêt ‑, il fonda une soi-disant Alliance de la démocratie socialiste. Le programme de celle-ci n’était autre que celui proposé par Bakounine au Congrès de la paix à Berne. Cette association se présentait ainsi dès le début comme n’ayant pas d’autre but que de répandre la science ésotérique spécifiquement bakouninienne, et Bakounine lui-même ‑ l’un des êtres les plus ignares dans le domaine de la théorie sociale ‑ apparut subitement comme fondateur de secte. Au fond, le programme théorique de cette Alliance n’était qu’une farce. Le côté sérieux, c’était son organisation pratique. Cette société devait, en effet, être internationale, et son comité central siéger à Genève, c’est-à-dire sous la direction personnelle de Bakounine. Mais, en même temps, elle devait former une partie tout à fait intégrante de l’Association internationale des travailleurs. Ses sections devaient, d’une part, être représentées au prochain congrès de l’Internationale (à Bâle) et, en même temps, tenir leur propre congrès à côté de l’autre dans des séances séparées, etc.

Le matériel humain dont Bakounine disposa tout d’abord, ce fut la majorité d’alors du comité fédéral romand de l’Internationale de Genève. J. P. Becker, à qui le zèle propagandiste tourne parfois la tête, fut poussé en avant. Bakounine avait quelques alliés en Italie et en Espagne.

Le Conseil général de Londres était parfaitement renseigné. Il laissa cependant Bakounine aller tranquillement jusqu’au moment où J. P. Becker l’obligea à soumettre au Conseil général à fin de ratification les statuts et le programme de l’Alliance de la démocratie socialiste. Bakounine répondit alors par une décision longuement motivée, très « juridique » et « objective » dans sa teneur, mais dont les considérants ne manquaient pas d’ironie. En voici la conclusion : 1. Le Conseil général n’admet pas l’Alliance comme section de l’Internationale ; 2. Tous les articles du règlement de l’Alliance qui se rapportent à l’Internationale sont considérés comme nuls et nuls d’effet. Les considérants démontraient de manière claire et frappante que l’Alliance n’était qu’une machine destinée à désorganiser l’Internationale.

Ce coup était inattendu. Bakounine avait déjà transformé L’Égalité, l’organe central des membres de langue française de l’Internationale en Suisse, en son organe personnel et, en outre, il avait fondé à Locle un petit « Moniteur » privé, Le Progrès. Ce dernier continue encore à jouer ce rôle sous la direction d’un partisan fanatique de Bakounine, un certain Guillaume.

Après plusieurs semaines d’attente, le comité central de l’Alliance fit enfin une réponse au Conseil général, sous la signature de Perron, un Genevois : l’Alliance, dans son zèle pour la bonne cause, se disait prête à sacrifier son organisation séparatiste, mais à la condition toutefois que le Conseil général déclarât qu’il reconnaissait ses principes « radicaux ».

Le Conseil général répondit que sa fonction n’était pas de porter un jugement théorique sur les programmes des différentes sections, qu’il avait seulement à veiller à ce qu’ils ne continssent rien qui fût en contradiction directe avec les statuts et avec leur esprit, qu’il devait en conséquence insister pour que la phrase ridicule du programme de l’Alliance sur l’« égalisation des classes » fût éliminée et remplacée par l’abolition des classes (ce qui fut fait), qu’enfin l’Alliance serait admise après la dissolution de son organisation internationale particulière, et après communication au Conseil général de la liste de toutes ses sections (ce qui ne fut jamais fait).

L’incident fut ainsi clos. L’Alliance prononça formellement sa dissolution, mais continua à subsister en fait sous la direction de Bakounine qui gouvernait en même temps le comité fédéral romand. Aux journaux qu’elle possédait déjà vint se joindre la Federacion de Barcelone et, après le Congrès de Bâle, l’Eguaglianza de Naples.

Bakounine chercha alors d’une autre façon à atteindre son but ‑ transformer l’Internationale en son instrument personnel. Il fit proposer au Conseil général, par notre comité romand de Genève, de mettre au programme du Congrès de Bâle la question de l’héritage. Le Conseil général y consentit, afin de pouvoir porter à Bakounine un coup décisif. Le plan de Bakounine était le suivant : si le Congrès de Bâle adoptait les « principes » (?) établis par lui à Berne, l’univers saurait que ce n’est pas Bakounine qui est allé à l’Internationale, mais que c’est l’Internationale qui est venue à Bakounine. Conséquence toute simple : le Conseil général de Londres, dont l’opposition à cette exhumation de la vieillerie saint-simonienne était connue de Bakounine, doit céder la place, et le Congrès de Bâle transférera le Conseil général à Genève de sorte que l’Internationale tombera sous la dictature de Bakounine.

Pour s’assurer la majorité au Congrès de Bâle, Bakounine machina une véritable conspiration. Il y eut même de faux mandats, comme celui de Guillaume pour le Locle. Bakounine lui-même alla jusqu’à mendier des mandats à Naples et à Lyon : Toutes sortes de calomnies furent répandues contre le Conseil général. Aux uns, on disait que l’élément bourgeois y prédominait, aux autres qu’il était le foyer du communisme autoritaire. Les résultats du Congrès de Bâle sont connus : les propositions de Bakounine ne furent pas adoptées, et le Conseil général resta à Londres.

Le dépit que lui causa l’échec de ce plan, à la réussite duquel Bakounine avait peut-être attaché dans « son cœur et sa sensibilité » toutes sortes de spéculations privées, se donna libre cours dans les propos irrités de L’Egalité et du Progrès. Ces journaux prirent d’ailleurs de plus en plus l’allure d’oracles officiels. Tantôt l’une, tantôt l’autre des sections suisses de l’Internationale était mise au ban, parce que, contrairement aux prescriptions expresses de Bakounine, elles avaient participé au mouvement politique, etc.

Enfin, la fureur longtemps contenue contre le Conseil général éclata ouvertement. Le Progrès et L’Égalité commencèrent à se moquer du Conseil général, puis l’attaquèrent et. déclarèrent publiquement qu’il ne remplissait pas ses devoirs, par exemple au sujet du bulletin trimestriel ; le Conseil général devait cesser de contrôler directement l’Angleterre et instaurer, à ses côtés, distinct de lui, un comité central anglais qui s’occuperait uniquement des affaires anglaises. Les décisions du Conseil général au sujet des révolutionnaires irlandais emprisonnés constituaient un abus de pouvoir, attendu qu’il ne devait pas se mêler de questions de politique locale. En outre, Le Progrès et L’Egalité prirent de plus en plus position en faveur de Schweitzer, et sommèrent catégoriquement le Conseil général de se prononcer officiellement et publiquement sur la question Liebknecht-Schweitzer. Le journal Le Travail de Paris, où les amis de Schweitzer faisaient passer des articles en sa faveur, recevait pour cela les éloges du Progrès et de L’Egalité, et cette dernière l’invitait à faire cause commune contre le Conseil général.

Le moment était donc venu d’intervenir. La pièce suivante est la copie littérale de la circulaire du Conseil général au comité fédéral de la Suisse romande à Genève. Elle est trop longue pour que je la traduise [3].

Notes

[1] En tant que secrétaire pour l’Allemagne, Marx envoya ce texte à Kugelmann, le 28 mars 1870 pour le comité exécutif du parti social-démocrate allemand. Il contient la circulaire du Conseil général du 1° janvier 1870, précédée d’un commentaire qui porte essentiellement sur Bakounine et suivie d’une narration des faits qui se sont déroulés entre ces deux dates.
Ces deux adjonctions complètent, pour une fois, a posteriori, la circulaire par des considérations d’abord sur Bakounine et ses activités, puis sur l’évolution de l’Alliance. À distance elles permettent de mieux comprendre la polémique centrale entre « communisme autoritaire » et communisme libertaire qui domi­nera toute la vie de l’Internationale après la Commune, car elle y trouve son amorce et, à bien des égards, son explication.
En général, nous avons choisi les textes de Marx-Engels dans leur version la plus propre, celle rédigée dans le feu même de l’action. Nous les avons préférés aux versions officielles ou traduites en anglais, voire en français. Lorsque des modifications ou des adjonctions ont été apportées aux textes originaux, nous les avons signalées, dès lors qu’elles étaient significatives. Cependant, nous n’avons pas voulu alourdir le recueil par des notes de détail trop nombreuses. Il ne s’agit pas, pour nous, de reproduire les textes officiels de Marx-Engels dans les diverses organisations ouvrières, mais de dégager leur œuvre et participation dans le mouvement. Ce n’est donc pas une présentation académique de leurs écrits que nous avons recherchée, elle n’était pas possible dans le cadre de cette collection ; voire elle est tout simplement impossible sur un sujet qui mêle autant la théorie à l’action que les problèmes historiques du parti à l’activité de parti de Marx-Engels.

[2] Marx fit un exposé sur le droit d’héritage (qui figurait au programme du Congrès de Bâle et y fut discuté le 10-9-1809) au Conseil général dans sa séance du 20 juillet 1869. Cf. ses exposés sur les effets du machinisme (28-7-1868), sur la propriété foncière (6-7-1869) et l’instruction obligatoire dans la société moderne (14 et 17-8-1869), trad. fr. : Cahiers de l’I. S. E. A., no 152, série S, p. 199-212.

[3] Cette circulaire est rédigée en français. Cf. Documents of the First International, vol. III, p. 354-363.

Le Conseil général au conseil fédéral de la Suisse romande

Dans sa séance extraordinaire du 1er janvier 1870, le Conseil général a résolu [1].

1 Nous lisons dans L’Egalité du 11 décembre 1869 : « Il est certain qu’il [le Conseil général] néglige des choses extrêmement importantes... Nous les [les obligations du Conseil général] lui rappelons avec l’article premier du règlement... : ‘Le Conseil général est obligé d’exécuter les résolutions du Congrès’... Nous aurions assez de questions à poser au Conseil général pour que ses réponses constituent un assez long bulletin. Elles viendront plus tard... En attendant... », etc.

Le Conseil général ne connaît pas d’article, ni dans les statuts, ni dans les règlements, qui l’oblige d’entrer en correspondance ou en polémique avec L’Égalité ou de faire des réponses aux « questions » des journaux.

Seul le conseil fédéral de la Suisse romande représente, face au Conseil général, les branches de la Suisse romande. Lorsque le conseil fédéral romand nous adressera des demandes ou des reproches par la seule voie légitime, à savoir par son secrétaire, le Conseil général sera toujours prêt à y répondre. Mais le conseil fédéral romand n’a le droit ni d’abdiquer ses fonctions dans les mains de L’Égalité et du Progrès, ni de laisser ces journaux usurper ses fonctions. D’une façon générale, la correspondance du Conseil général avec les comités nationaux et locaux ne pourrait pas être publiée sans porter grand préjudice à l’intérêt général de l’Association. Ainsi donc, si les autres organes de l’Internationale imitaient Le Progrès et L’Égalité, le Conseil général se trouverait placé devant l’alternative, ou de se discréditer devant le public en se taisant, ou de violer ses devoirs en répondant publiquement. Le Progrès, qui n’est pas envoyé au Conseil général, comme il devrait l’être d’après les résolutions trois fois réitérées des congrès généraux, a pris l’initiative de l’usurpation des fonctions du Conseil général.

L’Égalité se joint au Progrès pour inviter Le Travail [journal parisien qui jusqu’ici ne s’est pas déclaré organe de l’Internationale et qui n’est pas envoyé non plus au Conseil général] à exiger des explications au Conseil général. C’est presque une ligue du Bien public. En fait, il semble que les mêmes personnes qui, l’année passée, après une adhésion tardive, ont formé le projet dangereux de fonder au sein de l’Association internationale des travailleurs une autre association internationale, sous leur contrôle personnel et siégeant à Genève, aient repris leur projet, en croyant toujours à leur mission spéciale d’usurper la direction suprême de l’Association internationale.

Le Conseil général rappelle au conseil fédéral romand qu’il est responsable des journaux L’Égalité et Le Progrès [2].

2. En admettant que les questions posées par L’Égalité procèdent du conseil fédéral romand, nous allons y répondre à condition qu’à l’avenir de telles questions ne nous parviennent pas par cette voie.

3. La question du bulletin

Les résolutions du Congrès de Genève insérées dans les règlements prescrivent que les comités nationaux enverront au Conseil général des documents sur le mouvement prolétarien, et qu’ensuite le Conseil général publiera un bulletin dans les différentes langues aussi souvent que ses moyens le lui permettront.

L’obligation du Conseil général était donc liée à des conditions qui n’ont jamais été remplies. Même l’enquête statistique, ordonnée par les statuts, décidée par les congrès généraux consécutifs, annuellement demandée par le Conseil général, n’a jamais été faite. Aucun document n’a jamais été remis au Conseil général. Quant aux moyens, le Conseil général aurait depuis longtemps cessé d’exister sans les contributions « régionales » de l’Angleterre et sans les sacrifices personnels de ses membres.

Ainsi le règlement, passé au Congrès de Genève, est resté lettre morte, et traité comme tel par le Congrès de Bâle.

Quant au Congrès de Bâle, il n’a pas discuté l’exécution de ce règlement existant, il a discuté l’opportunité d’un bulletin à faire, et il n’a pris aucune résolution (voir le rapport allemand, imprimé à Bâle sous les yeux du congrès).

Au demeurant, le Conseil général pense que le but primitif du bulletin est en ce moment parfaitement rempli par les différents organes de l’Internationale publiés dans les différentes langues et s’échangeant entre eux. Il serait absurde de faire par des bulletins coûteux ce qui se fait déjà sans frais. De l’autre côté, un bulletin qui publierait ce qui ne se dit pas dans les organes de l’Internationale ne servirait qu’à admettre nos ennemis dans les coulisses.

4. Question de la séparation du Conseil général d’avec le conseil régional pour l’Angleterre

Longtemps avant la fondation de L’Egalité, cette proposition se faisait périodiquement au sein même du Conseil général par un ou deux membres anglais. Elle a toujours été rejetée presque unanimement.

Quoique l’initiative révolutionnaire partira probablement de la France [3], l’Angleterre seule peut servir de levier à une révolution sérieusement économique. En effet, c’est le seul pays où il n’y ait plus de grandes masses paysannes et où la propriété foncière soit concentrée en peu de mains. C’est le seul pays où la forme capitaliste, c’est-à-dire le travail combiné à une grande échelle sous la domination de capitalistes, se soit emparée de presque toute la production. C’est le seul pays où la grande majorité de la population consiste en ouvriers salariés. C’est le seul pays où la lutte de classes et l’organisation de la classe ouvrière par le moyen des syndicats aient acquis un certain degré de maturité et d’universalité.

À cause de sa domination sur le marché mondial, c’est le seul pays où chaque révolution dans les faits économiques doive réagir immédiatement sur le reste du monde. Si le landlordisme et le capitalisme ont leur siège classique dans ce pays, par contrecoup, les conditions matérielles de leur destruction y sont aussi les plus mûres.

Le Conseil général étant placé dans la position heureuse d’avoir la main directement sur ce grand levier de la révolution prolétaire, quelle folie, pour ne pas dire quel crime : que de le laisser tomber dans des mains purement anglaises [4] !

Les Anglais ont toute la matière nécessaire à la révolution sociale. Ce qui leur manque, c’est l’esprit généralisateur et la passion révolutionnaire. C’est seulement le Conseil général qui peut y suppléer et accélérer ainsi le mouvement vraiment révolutionnaire dans ce pays, et en conséquence partout.

Les grands effets que nous avons déjà produits dans ce sens sont attestés jusque par les journaux les plus intelligents et les mieux accrédités auprès des classes dominantes, comme par exemple la Pall Mall Gazette, la Saturday Review, le Spectator et la Fortnightly Review, pour ne pas parler des membres, prétendument radicaux, de la Chambre des communes et de celle des lords qui, il y a peu de temps, exerçaient encore une grande influence sur ceux qui dirigent les ouvriers anglais. Ne nous accusent-ils pas publiquement d’avoir empoisonné et presque éteint l’esprit anglais de la classe ouvrière, et de l’avoir poussée dans la voie du socialisme révolutionnaire ?

La seule manière de produire ce changement est d’agir comme l’a fait le Conseil général de l’Association internationale. En tant que Conseil général, nous pouvons prendre l’initiative de mesures (par exemple, la Land and Labour League [5]) qui, plus tard, aux yeux du public, se produisent dans l’exécution devant le public comme des mouvements spontanés de la classe ouvrière anglaise.

Si un conseil régional était formé en dehors du Conseil général, quels en seraient les effets immédiats ?

Placé entre le Conseil général de l’Internationale et celui des syndicats, le conseil régional n’aurait aucune autorité. En outre, le Conseil général de l’Internationale perdrait le maniement du grand levier. Si à notre action sérieuse et souterraine nous voulions substituer l’éclat des tréteaux, nous serions amenés à commettre la faute de répondre publiquement à la question de L’Égalité : pourquoi le Conseil général « subit ce cumul si fâcheux de fonctions » ?

L’Angleterre ne doit pas être traitée comme un pays parmi d’autres pays. Elle doit être considérée comme la métropole du capital [6]…

Au reste, les doctrines plus que naïves de L’Égalité et du Progrès sur la liaison ou plutôt l’absence de liaison entre le mouvement social et le mouvement politique n’ont jamais, à ce que nous sachions, été reconnues par aucun de nos congrès internationaux. Elles sont contraires à nos statuts, dans lesquels on lit : « Que par conséquent l’émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen. » Ces mots « comme moyen » ont été supprimés dans la traduction française, faite en 1864 par le comité de Paris [7]. Interpellé par le Conseil général, le comité de Paris s’excusa en invoquant les difficultés de sa situation politique. Il existe encore d’autres mutilations du texte authentique. Le premier considérant de nos statuts est ainsi conçu : « La lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière n’est pas une lutte pour des privilèges et des monopoles de classe, mais pour l’établissement des droits et des devoirs égaux, et pour l’abolition de toute domination de classe [8]. »

La traduction parisienne reproduit les « droits et devoirs égaux », c’est-à-dire la phrase générale qui se trouve à peu près dans tous les manifestes démocratiques depuis un siècle et qui a un sens différent dans la bouche des différentes classes, mais elle supprime la chose concrète : « l’abolition de toute domination de classe ».

Encore dans le deuxième considérant de nos statuts, on lit : « Que l’assujettissement économique du travailleur aux détenteurs des moyens de travail, c’est-à-dire des sources de la vie », etc., alors que la traduction parisienne met « capital » au lieu des « moyens du travail, c’est-à-dire des sources de la vie », expression qui inclut la terre aussi bien que les autres moyens du travail.

Au reste, le texte primitif et authentique a été restauré dans la traduction française, publiée à Bruxelles par la Rive gauche (1866) et imprimée comme pamphlet.

5. La question Liebknecht-Schweitzer

L’Egalité écrit que « ces deux groupes font partie de l’Internationale ». Or, c’est faux. Le groupe d’Eisenach (que Le Progrès et L’Egalité veulent ainsi transformer en groupe du citoyen Liebknecht) appartient à l’Internationale. Le groupe de Schweitzer n’y appartient pas. Dans son journal (le Sozial-demokrat), Schweitzer lui-même a longuement expliqué pourquoi l’organisation lassallienne ne pourrait se fondre dans l’Internationale sans se détruire elle-même ‑ sans le savoir il a dit la vérité [9]. En effet, son organisation de secte est artificielle, et elle s’oppose à l’organisation historique et spontanée de la classe ouvrière.

Le Progrès et L’Egalité ont sommé le Conseil général de donner publiquement son « avis » sur les différends personnels de Liebknecht et Schweitzer [10]. Comme le citoyen Johann Philipp Becker (que le journal de Schweitzer calomnie aussi bien que Liebknecht) est membre du comité de rédaction de L’Egalité, il paraît vraiment étrange que ses éditeurs ne soient pas mieux informés des faits. Ils devraient savoir que Liebknecht, dans le Demokratisches Wochenblatt, a publiquement invité Schweitzer à prendre le Conseil général pour arbitre dans leurs différends, et que Schweitzer a non moins publiquement refusé de reconnaître l’autorité du Conseil général [11].

Pour sa part, le Conseil général n’a rien négligé pour mettre fin à ce scandale, qui fait honte au parti prolétarien en Allemagne [12]. Il a chargé son secrétaire pour l’Allemagne d’entrer en correspondance avec Schweitzer, ce qui a été fait pendant deux années. Cependant, toutes les tentatives du Conseil ont échoué du fait de la résolution bien prise de Schweitzer de conserver à tout prix son pouvoir autocrate en même temps que son organisation de secte.

C’est au Conseil général de déterminer le moment favorable pour intervenir publiquement dans cette querelle de manière plus utile que nuisible.

6. Comme les accusations de L’Egalité sont publiques, et pourraient être considérées comme émanant du comité romand de Genève, le Conseil général communiquera cette réponse à tous les comités correspondant avec lui.

Par ordre du Conseil général [13].

Les comités français (bien que Bakounine intrigue beaucoup à Lyon et à Marseille, et qu’il a gagné quelques jeunes têtes chaudes), de même que le conseil général belge (Bruxelles), se sont déclarés en accord complet avec cette résolution du Conseil général.

La copie pour Genève a subi un léger retard (parce que le secrétaire pour la Suisse, Jung, était très occupé). Elle se croisa donc avec une lettre officielle, envoyée au Conseil général par Perret, le secrétaire du comité central romand de Genève.

En fait, la crise avait éclaté à Genève avant l’arrivée de notre lettre. Certains rédacteurs de L’Egalité s’étaient opposés à l’orientation dictée par Bakounine. Celui-ci et ses partisans (dont six rédacteurs de L’Egalité) voulaient forcer le comité central de Genève à renvoyer les récalcitrants. En revanche, le comité de Genève en avait assez depuis longtemps du despotisme de Bakounine, et à contrecœur se voyait entraîné par lui dans un conflit avec les autres comités allemands de Suisse, le Conseil général, etc. L’effet en fut donc inverse sur les rédacteurs de L’Egalité qui virent Bakounine d’un mauvais oeil. Les six partisans de Bakounine donnèrent donc leur congé, en croyant ainsi arrêter le journal.

En réponse à notre missive, le comité central de Genève déclara que les attaques de L’Egalité avaient eu lieu contre sa volonté, qu’il n’avait jamais souscrit à la politique qu’on y avait prêchée, que le journal était maintenant rédigé sous le strict contrôle du comité, etc.

Sur ces entrefaites, Bakounine quitta Genève pour se retirer dans le Tessin. En ce qui concerne la Suisse, il ne tient plus en main que Le Progrès (Locle).

Peu après, Herzen mourut. Bakounine, qui, au temps où il voulait prétendre être le guide du mouvement ouvrier européen, avait renié son vieil ami et patron Herzen, emboucha aussitôt après sa mort la trompette pour sa plus grande gloire. Pourquoi ? Parce que, malgré sa fortune personnelle, Herzen se faisait envoyer chaque année 25 000 francs pour la propagande par le parti panslaviste de Russie avec lequel il était lié [14]. En chantant sa gloire, Bakounine a orienté ces fonds vers lui et, ce faisant, a repris « l’héritage de Herzen » ‑ malgré sa haine de l’héritage, du point de vue pécuniaire et moral ‑ sans bénéfice d’inventaire.

En même temps, une jeune colonie de réfugiés russes s’est établie à Genève, et elle se compose d’étudiants en fuite qui sont vraiment honnêtes et le prouvent, en adoptant dans leur programme la lutte contre le panslavisme comme point essentiel de leur programme.

Ils publient à Genève un journal, La Voix du peuple.

Il y a environ quinze jours, ils se sont adressés à Londres, lui ont envoyé leurs statuts et leur programme, et ont demandé au Conseil général de confirmer la création d’une branche russe.

Dans une lettre privée, ils ont prié Marx de les représenter provisoirement au Conseil central, et cette demande fut acceptée. Ils ont également annoncé ‑ et semblaient vouloir s’en excuser auprès de Marx ‑ qu’ils devraient bientôt arracher publiquement le masque à Bakounine, celui-ci parlant deux langages tout à fait différents, l’un pour la Russie, l’autre pour l’Europe.

De la sorte, ce très dangereux intrigant aura bientôt fini de jouer son jeu ‑ du moins sur le terrain de l’Internationale.

Notes

[1] Le 1° janvier 1870 Marx rédigea cette circulaire en réponse à la campagne de dénigrement menée contre le Conseil général par Bakounine et ses partisans en novembre 1869. Comme Marx l’a précisé dans le préambule à cette circulaire, Bakounine, après avoir échoué dans sa tentative de faire transférer le Conseil général à Genève, changea de tactique et attaqua directement le Conseil général, après que ses partisans eurent mis la main sur l’hebdomadaire L’Égalité. Dès le 6 novembre, un éditorial y accusait le Conseil général d’avoir violé un article des statuts prévoyant la publication d’un bulletin d’informations sur la situation des ouvriers dans les différents pays. Le 13 novembre, un second éditorial proposait la création en Angleterre d’un conseil fédéral distinct du Conseil général. Dans sa réponse, Marx en profitera pour exprimer de manière inégalable le principe prolétarien de la centralisation du parti de classe. Un autre éditorial prôna ensuite l’abstention en matière politique et publia une traduction française erronée des statuts. Enfin, un éditorial critiqua violemment la position du Conseil général relative à la résolution en faveur de l’amnistie irlandaise.
Le Conseil général évoque pour la première fois les attaques de L’Égalité et du Progrès dans sa séance du 14 décembre. Le texte ci-dessus de Marx fut adopté le 1° janvier 1870 et envoyé aux différentes sections de l’Internationale.
Mais, avant même l’arrivée de cette circulaire, 1e conseil fédéral romand mena une vive lutte contre les bakouninistes, et réussit à chasser les alliancistes (Robin, Perron, etc.) de la rédaction de L’Égalité.

[2] Dans sa lettre à Engels 17 décembre 1869 Marx explique sa position dans cette affaire : « Ce gaillard [Bakounine] dispose maintenant de quatre organes de l’Internationale : L’Egalité et Le Progrès à Locle, Federacion à Barcelone et l’Eguaglianza à Naples. Il cherche à prendre pied en Allemagne, en s’alliant avec Schweitzer, et à Paris en flagornant le journal Le Travail. Il croit que le moment est venu d’ouvrir une polémique publique avec nous. Il se donne pour le gardien du vrai prolétarianisme. Mais des surprises l’attendent. La semaine prochaine (heureusement que le Conseil central s’est ajourné jusqu’à mardi, de sorte que nous pourrons agir librement au sous-comité sans la brave intervention des Anglais), nous enverrons un avertissement au conseil fédéral romand à Genève, et comme ces messieurs (dont au demeurant la plus grande partie est sans doute contre Bakounine) savent que nous pouvons le cas échéant les suspendre conformément aux résolutions du dernier congrès, ils y réfléchiront à deux fois.
« Le point essentiel de notre missive sera : la seule représentation des branches romandes en Suisse est pour nous le comité fédéral. Celui-ci doit nous faire parvenir ses demandes et réprimandes en privé par son secrétaire Perret...
« En ce qui concerne les criailleries des cosaques (Bakounine et ses partisans), voici ce qui en est : le Congrès de Bruxelles avait décidé que nous fassions publier des bulletins sur les grèves, etc., dans les diverses langues ‘aussi souvent que ses moyens [du Conseil général] le permettront’. Mais à condition que, pour notre part, nous recevions des comptes rendus, documents, etc., des comités fédéraux au moins tous les trois mois. Comme nous n’avons reçu ni les informations ni les moyens de publier ces comptes rendus, cette résolution est naturellement restée lettre morte. En fait, la création des nombreux journaux internationaux qui procèdent à des échanges (Bee-Hive enregistrant les grèves anglaises, etc.) a rendu ce projet superflu.
« La question fut de nouveau présentée au Congrès de Bâle. Celui-ci traite les décisions sur le bulletin comme non existantes. Sinon, il aurait dû charger simplement le Conseil central de les exécuter (ce qui de nouveau eût été lettre morte sans les moyens d’exécution matériels). Il s’agissait d’un bulletin dans un autre sens (non pas un résumé des grèves, etc., mais des réflexions générales sur le mouvement). Cependant, le congrès ne vota pas le projet. »

[3] Lorsqu’il s’agit du phénomène révolutionnaire, Marx distingue fondamentalement, en théorie comme en pratique, entre l’élément politique et l’élément économique. À tous les niveaux, géographique, historique, organisationnel, cette distinction est essentielle. Dans les statuts de l’Internationale, Marx proclamait que « l’émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen ». C’est effectivement par le moyen politique ‑ pouvoir politique ‑ que le prolétariat peut transformer le mode de production capitaliste en socialiste. C’est toujours dans les pays les moins développés ‑ France du siècle dernier, puis Russie, Chine, etc. ‑ que se trouve le maillon le plus faible du système mondial capitaliste et qu’éclate en premier la révolution politique qui se propage ensuite dans les pays économiquement plus développés du point de vue de la production capitaliste.

[4] Le parti de classe ‑ dirigé par le Conseil général de Marx ‑ a pour tâche principale de pénétrer, d’organiser et de diriger les syndicats, qui sont les moyens ultérieurs de la transformation économique socialiste, sans limiter son action aux frontières de telle nation, ni à telle ou telle branche d’activité particulière. Conscient du développement social et international, il développe son action sur le plan international en se basant économiquement sur les centres industriels les plus développés et politiquement sur les conditions de tous les autres pays peu développés, ce qui exige précisément une centralisation stricte et rigoureuse du parti de classe. Ainsi, aux yeux de Marx, la direction de l’action révolutionnaire ne sera pas le privilège du prolétariat ou du parti de la nation économiquement la plus avancée ‑ l’Angleterre du siècle dernier ‑, mais sera confiée à la direction de l’Internationale qui, seule„ peut défendre efficacement les intérêts généraux du mouvement révolutionnaire dans son ensemble en unifiant toutes ses luttes en un développement cohérent, de façon qu’elles aient un objectif et une méthode communs, grâce à quoi seulement on peut parler d’une classe, par-delà les situations locales, les diverses catégories professionnelles, les frontières et les races.

[5] La Ligue de la terre et du travail fut fondée en octobre 1869 à Londres grâce à l’action du Conseil général. Le comité exécutif de la Ligue comprenait plus de dix membres du Conseil général. Eccarius en élabora le programme d’après les directives de Marx outre les revendications de caractère général (réforme de l’impôt et de la finance, questions d’éducation, etc.), la Ligue réclamait la nationalisation de la terre, la réduction du temps de travail, ainsi que l’instauration du suffrage universel et la formation de colonies agricoles.
En reprenant en quelque sorte les revendications chartistes, Marx espérait contribuer à une prise de conscience révolutionnaire de la classe ouvrière anglaise en assurant la continuité de son mouvement. En ce sens, la Ligue devait ouvrir la voie à un parti prolétarien en Angleterre. Cependant l’influence des éléments bourgeois y prévalut dès l’automne 1870, et la Ligue finit par perdre toute attache avec l’Internationale.

[6] Nous ne reproduisons pas ici le texte de la résolution du Conseil général à propos de l’amnistie irlandaise. Cette question est abordée dans la suite du recueil. En revanche, nous relevons ici la remarque supprimée dans le texte officiel, publié par l’organe du Conseil général, le Bee-Hive. Marx y fait état des difficultés auxquelles le Conseil général s’est heurté dans cette question vitale pour la classe ouvrière et la révolution internationale :
« On peut juger des difficultés et même des dangers personnels que le Conseil général encourt au fait que le Bee-Hive a supprimé nos résolutions dans le compte rendu qu’il faisait de nos séances et, qui plus est, a passé complètement sous silence le fait que le Conseil général se préoccupait de la question irlandaise. En conséquence, le Conseil général a été forcé de faire imprimer ses résolutions afin de les envoyer séparément à chaque société ouvrière et syndicat. Libre maintenant aux oracles de L’Égalité d’affirmer qu’il s’agit là d’un ‘mouvement politique local’ qu’elle veut bien permettre à un conseil régional de s’occuper de pareilles bagatelles et qu’il n’est pas nécessaire d’ ‘améliorer les gouvernements existants’. Elle aurait pu dire avec le même droit que nous avions l’intention d’ ‘améliorer’ le gouvernement belge, lorsque nous avons dénoncé les massacres d’ouvriers auxquels il a procédé. »

[7] Le texte parisien de 1864 du préambule et des statuts provisoires est reproduit dans La I° Internationale, recueil de documents, Librairie E. Droz, t. I, p. 10-12. On trouvera le texte de la traduction Longuet (1866) p. 13-15.

[8] Le texte parisien en donne la version suivante : « Les efforts des travailleurs pour conquérir leur émancipation ne doivent pas tendre à constituer de nouveaux privilèges, mais à établir pour tous les mêmes droits et les mêmes devoirs. »

[9] Alors que Schweitzer pensait que si son organisation entrait dans l’Internationale, la police prussienne la dissoudrait, Marx pensait que dans ce cas elle cesserait d’exister comme secte indépendante du mouvement ouvrier véritable.

[10] Marx reprochait à Liebknecht d’utiliser l’Internationale et le Conseil général quand cela l’arrangeait dans ses manœuvres (par exemple, pour « excommunier » certains lassalléens) et de ne pas en parler (par exemple, lorsqu’il s’alliait avec d’autres lassalléens qualifiés de bons par lui). Et Marx de condamner dans une formule tranchante tous les pieux mensonges qui font que le « parti » a toujours raison, quoi qu’il fasse, même s’il se contredit d’un jour à l’autre : « Le bonhomme pense que des mensonges officiels, comme ceux sur les prétendues décisions du Conseil général, sont, dans sa bouche, autorisés, mais, dans la bouche de Schweitzer, tout à fait inadmissibles. Et pourquoi donc s’est-il réconcilié à Lausanne avec ce monstre de Schweitzer ? » (Cf. Marx à Engels 24-7-1869.)

[11] Schweitzer avait publié ce refus dans le Sozial-demokrat du 24 février 1869.

[12] Ce dernier membre de phrase a été ajouté à l’exemplaire envoyé à Hermann Jung.

[13] La circulaire du 1er janvier 1870 incorporée à la communication confidentielle s’arrête à ce point.

[14] Le 13 mars 1870, J. P. Becker avait informé Marx que le propriétaire foncier russe P. A. Bachmetchev avait fait parvenir à Herzen des fonds pour des buts de propagande en 1858.

La Conférence de Londres de l’A.I.T. (17 au 23-9-1871)

Propositions à soumettre à la conférence par le Conseil général

(...)

L’action politique de la classe ouvrière

Vu les considérants des statuts originaux où il est dit : « L’émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen [13] » ;
Vu l’Adresse inaugurale de l’Association internationale des travailleurs (1864), qui dit : « Les seigneurs de la terre et les seigneurs du capital se serviront toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques. Bien loin de pousser à l’émancipation des travailleurs, ils continueront à y opposer le plus d’obstacles possibles... La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière » ;
Vu la résolution du Congrès de Lausanne (1867) à cet effet : « L’émancipation sociale des travailleurs est inséparable de leur émancipation politique » ;
Vu la déclaration du Conseil général sur le prétendu complot des Internationaux français à la veille du plébiscite (1870), où il est dit : « D’après la teneur de nos statuts, toutes nos sections en Angleterre, sur le continent et en Amérique ont la mission spéciale non seulement de servir de centres d’organisation militante de la classe ouvrière, mais aussi de soutenir dans leurs pays respectifs tout mouvement politique tendant à l’accomplissement de notre but final : l’émancipation de la classe ouvrière ;
Attendu que des traductions infidèles des statuts originaux ont donné lieu à des interprétations fausses qui ont été nuisibles au développement et à l’action de l’Association internationale des travailleurs ;
En présence d’une réaction sans frein qui étouffe par la violence tout effort d’émancipation de la part des travailleurs, et prétend maintenir par la force brutale les différences de classe et la domination politique des classes possédantes qui en résulte ;
Considérant en outre :
Que, contre ce pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes ;
Que cette constitution de la classe ouvrière en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême : l’abolition des classes ;
Que la coalition des forces ouvrières déjà obtenue par les luttes économiques doit aussi servir de levier aux mains de cette classe dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs,

La conférence rappelle aux membres de l’Internationale que, dans l’état militant de la classe ouvrière, son mouvement économique et son action politique sont indissolublement unis.

Sur l’action politique de la classe ouvrière

Il est absolument impossible de s’abstenir des affaires politiques [1]. Même les journaux qui ne font pas de politique ne manquent pas, à l’occasion, d’attaquer le gouvernement, et se mêlent donc de politique. La seule chose dont il s’agit, c’est de savoir quelle politique on pratique et avec quels moyens ? Au demeurant, pour nous, l’abstention est impossible. Le parti ouvrier existe déjà comme parti politique dans la plupart des pays. Ce n’est certes pas à nous de le ruiner en prêchant l’abstention. La pratique de la vie réelle et l’oppression politique que les gouvernements en glace font subir aux ouvriers à des fins politiques, aussi bien que sociales contraignent les ouvriers à faire de la politique, qu’ils le veuillent ou non. Leur prêcher l’abstention en matière politique reviendrait à les pousser dans les bras de la politique bourgeoise. Plus que jamais après la Commune de Paris, qui a mis à l’ordre du jour l’action politique du prolétariat, l’abstention politique est tout à fait impossible.

Nous voulons abolir les classes. Par quel moyen y parviendrons-nous ? Par la domination politique du prolétariat. Or, maintenant que tout le monde est d’accord sur ce point, on nous demande de ne pas nous mêler de politique ! Tous les abstentionnistes se nomment des révolutionnaires, et même des révolutionnaires par excellence. Mais la révolution n’est-elle pas l’acte suprême en matière politique ? Or, qui veut la fin doit vouloir aussi les moyens l’action politique qui prépare la révolution, éduque l’ouvrier et, sans elle, le prolétariat sera toujours frustré et dupé le lendemain de la bataille par les Favre et Pyat.

Cependant, la politique qu’il faut faire doit être celle du prolétariat : le parti ouvrier ne doit pas être la queue de quelque parti bourgeois que ce soit, mais doit toujours se constituer en parti autonome, ayant sa propre politique et poursuivant son propre but.

Les libertés politiques, le droit de réunion et d’association, la liberté de la presse telles sont nos armes. Et nous devrions accepter de limiter cet armement en faisant de l’abstention, au moment même où on essaie de nous en priver ?

On prétend que toute action politique signifie reconnaître l’ordre existant. Or, si ce qui existe nous donne les moyens pour protester contre l’état existant, dès lors l’utilisation de ces moyens n’est pas une reconnaissance de l’ordre établi.

Dans la plupart des pays, certains membres de l’Internationale, en invoquant la déclaration tronquée des statuts votés au Congrès de Genève, ont fait de la propagande en faveur de l’abstention dans les affaires politiques, propagande que les gouvernements se sont bien gardés d’enrayer [2].

En Allemagne, von Schweitzer et consorts, à la solde de Bismarck, ont essayé de raccrocher l’activité de nos sections au char de la politique gouvernementale.

En France, cette abstention coupable a permis aux Favre, Trochu, Picard et autres de s’emparer du pouvoir le 4 septembre. Le 18 mars, cette même abstention permit à un comité dictatorial le Comité central , composé en majeure partie de bonapartistes et d’intrigants, de s’établir à Paris et de perdre sciemment, dans l’inaction, les premiers jours de la révolution, alors qu’il aurait dû les consacrer à son affermissement. En France le mouvement [de la Commune] a échoué, parce qu’il n’avait pas été assez préparé.

En Amérique, un congrès, tenu récemment et composé d’ouvriers, a décidé de s’engager dans les affaires politiques et de substituer aux politiciens de métier des ouvriers comme eux, chargés de défendre les intérêts de leur classe.

Certes, il faut faire de la politique en tenant compte des conditions de chaque pays. En Angleterre, par exemple, il n’est pas facile à un ouvrier d’entrer au Parlement. Les parlementaires ne recevant aucun subside et l’ouvrier n’ayant que les ressources de son travail pour vivre, le Parlement lui est inaccessible. Or, la bourgeoisie qui refuse obstinément une indemnité aux membres du Parlement sait parfaitement que c’est le moyen d’empêcher la classe ouvrière d’y être représentée.

Il ne faut pas croire que ce soit d’une mince importance d’avoir des ouvriers dans les parlements. Si l’on étouffe leur voix, comme c’est le cas pour De Potter et Castiau, ou si on les expulse comme Manuel, l’effet de ces rigueurs et de cette intolérance est profond sur les masses. Si, au contraire, comme Bebel et Liebknecht, ils peuvent parler de cette tribune, c’est le monde entier qui les entend. D’une manière comme d’une autre, c’est une grande publicité pour nos principes.

Lorsque Bebel et Liebknecht ont entrepris de s’opposer à la guerre qui se livrait contre la France, leur lutte pour dégager toute responsabilité de la classe ouvrière dans tout ce qui se passait a secoué toute l’Allemagne ; Munich même, cette ville où l’on n’a jamais fait de révolution que pour des questions de prix de la bière, se livra à de grandes manifestations pour réclamer la fin de la guerre.

Les gouvernements nous sont hostiles. Il faut leur répondre avec tous les moyens que nous avons à notre disposition. Envoyer des ouvriers dans les parlements équivaut à une victoire sur les gouvernements, mais il faut choisir les hommes, et ne pas prendre un Tolain.

Les gens qui propageaient dans le temps la doctrine de l’abstention étaient de bonne foi, mais ceux qui reprennent le même chemin aujourd’hui ne le sont pas [3]. Ils rejettent la politique après qu’a eu lieu une lutte violente (Commune de Paris), et poussent le peuple à une opposition bourgeoise toute formelle, ce contre quoi nous devons lutter en même temps que contre les gouvernements. Nous devons démasquer Gambetta, afin que le peuple ne soit pas, une fois de plus, abusé. Nous devons mener une action non seulement contre les gouvernements, mais encore contre l’opposition bourgeoise qui n’est pas encore arrivée au gouvernement.

Comme le propose Vaillant, il faut que nous jetions un défi à tous les gouvernements, partout, même en Suisse, en réponse aux persécutions contre l’Internationale. La réaction existe sur tout le continent ; elle est générale et permanente, même aux États-Unis, voire en Angleterre, sous une autre forme.

Nous devons déclarer aux gouvernements : nous savons que vous êtes la force armée contre les prolétaires. Nous agirons pacifiquement contre vous là où cela nous sera possible, et par les armes quand cela sera nécessaire.

Notes

[1] Cf. Engels, compte rendu, rédigé par l’auteur lui-même, de son intervention à la séance du 21 septembre 1871 à la Conférence de Londres de l’A.I.T. Extrait de Werke, 17, p. 416-417.

[2] Cf. Marx, notes pour l’intervention à la séance du 20 septembre 1871 de la Conférence de Londres de l’A.I.T. Voir Werke, 17, p. 650-651.

[3] Cf. Marx, compte rendu de l’intervention à la séance du 21 septembre 1871 de la Conférence de Londres de l’A.I. T. Voir Werke, 17, p. 652.

De l’indifférence en matière politique

La classe ouvrière ne doit pas se constituer en parti politique ; elle ne doit, sous aucun prétexte, avoir une action politique, car combattre l’État c’est reconnaître l’État ce qui est contraire aux principes éternels [1].

Les travailleurs ne doivent pas faire grève, car dépenser ses forces pour obtenir une augmentation de salaire ou en empêcher l’abaissement, c’est reconnaître le salariat ce qui est en contradiction avec les principes éternels de l’émancipation de la classe ouvrière.

Lorsque, dans la lutte politique contre l’État bourgeois, les ouvriers ne parviennent qu’à arracher des concessions, ils signent des compromis ce qui est contraire aux principes éternels. Il faut donc condamner tout mouvement pacifique tel que les ouvriers anglais et américains ont la méchante habitude de le faire.

Les ouvriers ne doivent pas dépenser leur énergie pour obtenir une limitation légale de la journée de travail, car ce serait signer un compromis avec les patrons qui, à partir de ce moment, ne les exploiteraient plus que dix ou douze heures, au lieu de quatorze ou seize ! Ils ne doivent pas non plus se donner le mal d’interdire légalement l’emploi de fillettes de moins de dix ans dans les fabriques, car cela n’abolit pas encore l’exploitation des garçonnets de moins de dix ans et ce serait donc un nouveau compromis qui porterait atteinte à la pureté des principes éternels.

Les ouvriers doivent encore moins demander comme cela arrive aux États-Unis que l’État, dont le budget s’établit aux frais de la classe ouvrière, assure l’instruction élémentaire des enfants des travailleurs, car l’enseignement élémentaire n’est pas l’enseignement universel. Il est préférable que les ouvriers et les ouvrières ne sachent ni lire, ni écrire, ni compter, plutôt que de recevoir l’enseignement d’un maître d’école de l’État. II vaut mieux que l’ignorance et un travail quotidien de seize heures abrutissent la classe ouvrière, plutôt que les principes éternels soient violés !

Si la lutte politique assume des formes violentes, et si les ouvriers substituent leur dictature révolutionnaire à la dictature de la bourgeoisie, ils commettent le terrible délit de lèse-principe, car, pour satisfaire leurs misérables besoins profanes de tous les jours, pour briser la résistance des classes bourgeoises, ne donnent-ils pas à l’État une forme révolutionnaire et transitoire, au lieu de rendre les armes et d’abolir l’État.

Les ouvriers ne doivent pas former des syndicats de tous les métiers, car ce serait perpétuer la division du travail telle qu’elle existe dans la société bourgeoise, cette division du travail qui morcelle la classe ouvrière ne constitue-t-elle pas le véritable fondement de leur esclavage ?

En un mot, les ouvriers doivent croiser les bras et ne pas dépenser leur temps en agitations politiques et économiques, car elles ne peuvent leur apporter que des résultats immédiats.

À l’instar des bigots des diverses religions, ils doivent, au mépris des besoins quotidiens, s’écrier avec une foi profonde : « Que notre classe soit crucifiée, que notre race périsse, mais que les principes éternels restent immaculés ! » Comme de pieux chrétiens, ils doivent croire en la parole du curé et mépriser les biens de ce monde pour ne penser qu’à gagner le paradis (lisez, au lieu de paradis, la liquidation sociale qui, un beau jour, doit avoir lieu dans un coin du monde personne ne sachant qui la réalisera, ni comme elle se réalisera , et la mystification est en tout et pour tout identique).

Dans l’attente de la fameuse liquidation sociale, la classe ouvrière doit se comporter avec décence, comme un troupeau de moutons gras et bien nourris ; elle doit laisser le gouvernement en paix, craindre la police, respecter les lois et servir de chair à canon sans se plaindre.

Dans la vie pratique de tous les jours, les ouvriers doivent être les serviteurs les plus obéissants de l’État. Néanmoins, dans leur for intérieur, ils doivent protester avec la dernière énergie contre son existence et lui attester le profond mépris qu’ils ressentent pour lui en achetant et en lisant des brochures qui traitent de l’abolition de l’État. Ils doivent se garder d’opposer à l’ordre capitaliste d’autre résistance que leurs déclamations sur la société future dans laquelle cet ordre maudit aura cessé d’exister.

Nul ne contestera que si les apôtres de l’indifférence politique s’étaient exprimés de manière aussi claire, la classe ouvrière ne les eût envoyés aussitôt à tous les diables. En effet, elle se serait sentie insultée par des bourgeois doctrinaires et des aristocrates déchus, assez sots et ingénus pour lui interdire tout moyen réel de lutte, alors qu’elle doit prendre dans l’actuelle société même toutes les armes pour son combat, les conditions fatales de lutte ayant le malheur de ne pas cadrer avec les rêveries d’idéologues que nos docteurs en science sociale ont exaltées, jusqu’au séjour des béatitudes, sous le nom de Liberté, Autonomie et Anarchie.

D’ores et déjà, le mouvement de la classe ouvrière est si puissant que ces sectaires philanthropes n’ont plus le courage de répéter pour la lutte économique les grandes vérités qu’ils ne cessent de proclamer sur le plan politique. Ils sont trop pusillanimes pour les appliquer aux grèves, aux coalitions, aux syndicats, aux lois réglementant le travail des femmes et des enfants ou limitant la journée de travail, etc.

Voyons maintenant dans quelle mesure ils peuvent en appeler aux vieilles traditions, à l’honneur, à la probité et aux principes éternels.

À une époque où les rapports sociaux n’étaient pas encore assez développés pour permettre à la classe ouvrière de se constituer en parti politique, les premiers socialistes (Fourier, Owen, Saint-Simon, etc.) ont dû fatalement se borner, à imaginer une société modèle de l’avenir, et condamner toutes les tentatives entreprises par les ouvriers en vue améliorer leur situation actuelle : grèves, coalitions, actions politiques [2]. Même s’il ne nous est pas permis de renier ces patriarches du socialisme, comme il n’est pas permis aux chimistes de renier leurs pères, les alchimistes, nous devons nous garder de retomber dans les erreurs qu’ils ont commises et que nous serions impardonnables de renouveler.

Toutefois, très vite en 1839 , lorsque la lutte politique et économique de la classe ouvrière prit un caractère déjà tranché en Angleterre, Bray l’un des disciples d’Owen et l’un de ceux qui, bien avant Proudhon, avaient découvert le mutualisme publia un livre : Labour’s Wrongs and Labour’s Remedy (« Les Maux du travail et les remèdes du travail »).

Dans l’un des chapitres sur l’inefficacité de tous les remèdes que l’on veut obtenir par la lutte actuelle, il fit une amère critique de toutes les agitations économiques aussi bien que politiques de la classe ouvrière anglaise. Il condamna l’agitation politique, les grèves, la limitation des heures de travail, la réglementation du travail des femmes et des enfants dans les fabriques, parce que tout cela à ses yeux , au lieu de faire sortir des conditions actuelles de la société, nous y entraîne et en rend les antagonismes encore plus intenses.

Et maintenant, venons-en à, l’oracle de nos docteurs en science sociale, à Proudhon. Alors que le maître avait le courage de se prononcer avec énergie contre tous les mouvements économiques (grèves, coalitions, etc.) qui étaient contraires aux théories rédemptrices de son mutualisme, il encourageait par ses écrits et son action personnelle la lutte politique de la classe ouvrière [3]. En revanche, ses disciples n’osèrent pas se prononcer ouvertement contre le mouvement. Dès 1847, lorsque apparut la grande œuvre du maître, Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère, j’ai réfuté ses sophismes contre le mouvement ouvrier. Toutefois, en 1864, après la loi Ollivier qui accordait aux ouvriers français si chichement le droit de coalition, Proudhon revint à la charge dans son livre De la capacité politique des classes ouvrières, qui fut publié quelques jours après sa mort.

Les attaques du maître plurent tellement à la bourgeoisie que le Times, lors de la grande grève des tailleurs de Londres en 1866, fit à Proudhon l’honneur de le traduire afin de condamner les grévistes par les propres paroles de Proudhon. En voici quelques exemples. Les mineurs de Rives-de-Gier s’étant mis en grève, on fit appel à la troupe pour leur faire entendre raison, et Proudhon de s’écrier : « L’autorité qui fit fusiller les mineurs de Rives-de-Gier se trouvait dans une situation malheureuse. Mais elle agit comme le vieux Brutus qui, partagé entre ses sentiments de père et son devoir de consul, dut sacrifier ses enfants pour sauver la République. Brutus n’hésita pas et la société n’a pas osé le condamner [4]. »

De mémoire de prolétaire on ne se souvient pas qu’un bourgeois ait hésité à sacrifier ses ouvriers pour sauver ses intérêts. Quels Brutus que ces bourgeois !

« Non, il n’existe pas plus un droit de coalition qu’il n’y a un droit d’exaction, de brigandage, de rapine, un droit d’inceste, d’adultère [5]. »

Mais quels sont les principes éternels au nom desquels le maître lance ses abracadabrants anathèmes ?

Premier principe éternel : « Le taux de salaire détermine le prix des marchandises. »

Même ceux qui n’ont aucune notion d’économie politique et ne savent pas que le grand économiste bourgeois Ricardo, dans son livre, Principes d’économie politique, paru en 1817, a réfuté une fois pour toutes cette erreur commune, même ceux-là sont au courant du fait que l’industrie anglaise peut donner à ses produits un prix plus bas que n’importe quel autre pays, bien que les salaire soient relativement plus élevés en Angleterre que dans aucun autre pays d’Europe.

Deuxième principe éternel : « La loi qui autorise les coalitions est tout à fait illégale, anti-économique et est en contradiction avec tout ordre et toute société. » En un mot, « elle s’oppose au droit économique de la libre concurrence ».

Si le maître avait été moins chauvin, il se serait demandé comment il se fait qu’il y a quarante ans déjà on ait promulgué en Angleterre une loi sur les fabriques si contraire aux droits économiques de la libre concurrence, et qu’à mesure que se développe l’industrie, et avec elle la libre concurrence, cette loi destructrice de tout ordre et de toute société s’impose à tous les États bourgeois comme une nécessité inéluctable. Il aurait peut-être découvert que le Droit (avec un grand D) n’existe que dans les manuels d’économie rédigés par ses frères ignorantins de l’économie politique, manuels qui contiennent des perles comme celle-ci : « La propriété est le fruit du travail »... des autres, oublient-ils d’ajouter.

Troisième principe éternel : Sous prétexte d’élever la classe ouvrière au-dessus de sa prétendue infériorité sociale, on va diffamer en bloc toute une classe de citoyens : la classe des patrons, des entrepreneurs, des usiniers et des bourgeois. On portera aux nues la démocratie des travailleurs manuels et on lui demandera sa mésestime et sa haine pour ces alliés indignes de la classe moyenne. À la contrainte légale, on préférera la guerre dans le commerce et l’industrie ; à la police d’État, on préférera l’antagonisme des classes [6].

Pour empêcher la classe ouvrière de sortir de la prétendue humiliation sociale, le maître condamne les coalitions qui constituent la classe ouvrière en classe antagoniste face à la respectable catégorie des patrons, des entrepreneurs et des bourgeois qui certes préfèrent, comme Proudhon, la police d’État à l’antagonisme des classes. Pour éviter tout ennui à cette respectable classe, notre bon Proudhon conseille aux ouvriers, en attendant l’avènement de la société mutualiste, le régime de « la liberté ou de la concurrence » qui, malgré « ses graves inconvénients », demeure pourtant e notre unique garantie [7] ».

Le maître prêchait l’indifférence en matière économique pour sauvegarder la liberté ou la concurrence bourgeoise, « notre unique garantie » ; les disciples prêchent l’indifférence en matière politique pour sauvegarder la liberté bourgeoise, leur unique garantie. Les premiers chrétiens, qui prêchaient aussi l’indifférence politique, n’en eurent pas moins besoin du bras puissant de l’empereur pour se transformer de persécutés en persécuteurs. Quant aux apôtres modernes de l’indifférence politique, ils ne croient pas que leurs principes éternels leur imposent aussi de renoncer aux biens de ce monde et aux privilèges temporels de la société bourgeoise. Quoi qu’il en soit, il faut bien reconnaître qu’ils supportent, avec un stoïcisme digne des martyrs chrétiens, que les ouvriers endurent des journées de travail de quatorze à seize heures dans les fabriques.

Notes

[1] Cf. Marx, Almanacco republicano per l’anno 1874. Traduit de l’italien. Ce texte, ainsi que le suivant, est extrait de MARX-ENGELS, Scritti italiani, Edizioni Avanti, 1955, p. 98-104, p. 93-97. Toute une série d’articles de Marx-Engels furent publiés par le groupe de socialistes réunis autour de La Plebe pour contrecarrer l’influence des anarchistes et pour affirmer les positions marxistes sur l’activité politique et l’autorité dans la révolution et le parti politique.
Le texte d’Engels plus général est complété par celui de Marx sur l’autorité. Tous deux parlent pour ainsi dire au bon sens, en puisant des exemples dans la vie quotidienne. La démonstration n’en demeure pas moins, dans les deux cas, historique, utilisant la dialectique pour montrer l’évolution des notions justifiées à tel moment, dépassées ensuite, et carrément réactionnaires enfin.

[2] Marx aborde maintenant le problème sous l’angle de son évolution historique, en comparant les diverses questions non seulement dans leur ordre chronologique successif, mais encore logique, avec la position des classes opprimées dans une forme sociale antérieure. En utilisant cette méthode, il répond d’avance à nos syndicalistes révolutionnaires modernes qui rejettent l’action politique proprement dite, et n’admettent que l’action économique « révolutionnaire », c’est-à-dire l’action politique subversive dans la sphère économique.

[3] En renversant la position, c’est-à-dire en rejetant la politique dans son domaine spécifique, pour n’admettre qu’une action économique « révolutionnaire », les modernes syndicalistes révolutionnaires ou partisans d’une pure action de conseils ouvriers sont tout aussi éloignés de la position marxiste que Proudhon qui rejetait les grèves et syndicats, mais prônait l’action politique.

[4] Cf. P.-J. Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières, Paris, 1868, p 327. (Note de Marx.)

[5] Op. cit., p. 333. (Note de Marx.)

[6] Op. cit., p. 337-338. (Note de Marx.)

[7] Op. cit., p. 334.

De l’autorité

Ces derniers temps, certains socialistes ont entrepris une véritable croisade contre ce qu’ils appellent le principe d’autorité [1]. Il leur suffit de dire que tel ou tel acte est autoritaire pour le condamner. On abuse de ce procédé tout à fait sommaire au point qu’il est devenu nécessaire de s’en préoccuper. Autorité, dans le sens où l’on emploie ce terme, signifie soumission de la volonté d’autrui à la nôtre. Mais autorité implique, d’autre part, subordination [2]. Or, comme ces deux termes sonnent mal et que le rapport qu’ils expriment est désagréable pour celui qui est subordonné à l’autre, on s’est demandé s’il n’était pas possible de s’en passer et dans le cadre des rapports sociaux actuels de créer un autre état social dans quel l’autorité n’aurait plus d’objet, et disparaîtrait donc.

Voyons ce qu’il en est dans la réalité. Si nous considérons les conditions économiques industrielles et agraires qui forment la base de l’actuelle société bourgeoise, nous trouvons qu’elles tendent à substituer l’action combinée des individus à leur action isolée. L’industrie moderne a pris la place des petits ateliers de producteurs isolés, et développe les grandes fabriques et entreprises, dans lesquelles des centaines d’ouvriers surveillent des machines compliquées, mues par la vapeur. Les coches et autres voitures circulant sur les grandes routes ont fait place aux chemins de fer, comme les vaisseaux à rames ou à voiles ont été remplacés par les navires à vapeur. L’agriculture elle-même tombe progressivement sous la domination de la machine et de la vapeur, tandis que lentement, mais inexorablement, les petits paysans cèdent la place aux gros capitalistes qui font cultiver de grandes surfaces par des ouvriers salariés.

Partout, l’action combinée et l’enchaînement d’activités et de procédés dépendant les uns des autres se substituent à l’action indépendante des individus isolés. Mais qui dit action combinée dit aussi organisation. Or, est-il possible d’avoir une organisation sans autorité ?

Supposons qu’une révolution sociale ait détrôné les capitalistes, dont l’autorité préside aujourd’hui à la production et à la circulation des richesses. Supposons, pour nous placer entièrement au point de vue des anti-autoritaires, que la terre et les instruments de travail soient devenus propriété collective des travailleurs qui les emploient. L’autorité aura-t-elle disparu, ou bien n’aura-t-elle fait que changer de forme ? C’est ce que nous allons voir.

Prenons comme exemple une filature de coton. Pour que le coton se transforme en fil, il doit subir au moins six opérations successives et différentes qui, la plupart du temps, s’effectuent dans des locaux différents. En outre, il faut un ingénieur pour tenir les machines en marche et les surveiller, des mécaniciens, chargés des réparations courantes, et un grand nombre d’ouvriers pour le transport des produits d’un atelier à l’autre, etc. Tous ces travailleurs hommes, femmes et enfants sont obligés de commencer et de finir leur travail à des heures déterminées par l’autorité de la vapeur qui n’a cure de l’autonomie des individus.

Il est donc indispensable, dès le principe, que les ouvriers s’entendent sur les heures de travail et, celles-ci étant fixées, s’y conforment tous sans exception. Ensuite, à tout moment et partout, se posent des questions de détail sur les procédés de fabrication, la répartition du matériel, etc., qu’il faut résoudre sur l’heure sous peine de voir s’arrêter aussitôt toute la production. Qu’elles soient réglées par un délégué qui est à la tête de chaque secteur d’activité ou par une décision de la majorité, si c’est possible, il n’en demeure pas moins que la volonté de chacun devra s’y soumettre. Autrement dit, les questions seront résolues par voie autoritaire.

Le machinisme automatisé d’une grande fabrique est beaucoup plus tyrannique que ne l’ont été les petits capitalistes qui emploient les ouvriers [3]. Du moins en ce qui concerne les heures de travail, on peut écrire sur la porte de ces fabriques : Lasciate ogni autonomia, voi ch’entrate ! (« Renoncez à toute autonomie, vous qui entrez [4] ! ») Si l’homme, avec la science et son génie inventif, s’est soumis les forces de la nature, celles-ci se sont vengées en le soumettant à son tour, lui qui les exploite, à un véritable despotisme, absolument indépendant de tout état social. Vouloir abolir l’autorité dans la grande industrie, c’est vouloir supprimer l’industrie elle-même. C’est détruire la filature à vapeur pour en revenir à la quenouille.

Prenons un autre exemple, celui du chemin de fer. Ici, la coopération d’un grand nombre d’individus est absolument indispensable, coopération qui doit avoir lieu à des heures précises pour qu’il n’y ait pas d’accidents. Ici encore, la première condition de toute l’entreprise est une volonté supérieure qui commande toute question subordonnée, et cela est vrai dans l’hypothèse où elle est représentée par un délégué aussi bien que dans celle où un comité est élu pour exécuter les décisions de la majorité des intéressés. En effet, dans un cas comme dans l’autre, on a affaire à une autorité bien tranchée. Bien plus, qu’adviendrait-il du premier train si l’on abolissait l’autorité des employés de chemin de fer sur messieurs les voyageurs ?

Nulle part la nécessité de l’autorité et d’une autorité absolue n’est plus impérieuse que sur un navire en pleine mer. Là, à l’heure du péril, la vie de tous dépend de l’obéissance instantanée et fidèle de tous à la volonté d’un seul.

À chaque fois que je présente ces arguments aux anti-autoritaires les plus enragés, ils ne savent faire qu’une seule réponse : « Bah ! c’est exact, mais il ne s’agit pas là d’une autorité que nous conférons à un délégué, mais d’une fonction ! » Ces messieurs croient avoir changé les choses quand ils en ont changé le nom. C’est se moquer tout simplement du monde.

Quoi qu’il en soit, nous avons vu que, d’une part, une certaine autorité (peu importe comment elle est déléguée) et, d’autre part, une certaine subordination s’imposent à nous, indépendamment de toute organisation sociale, de par les conditions matérielles dans lesquelles nous produisons et faisons circuler les produits.

Nous avons vu, en outre, que les conditions matérielles de la production et de la circulation s’entrelacent fatalement toujours davantage avec la grande industrie et l’agriculture moderne, de sorte que le champ d’action de cette autorité s’étend chaque jour un peu plus. Il est donc absurde de parler de l’autorité comme d’un principe absolument mauvais, et de l’autonomie comme d’un principe parfaitement bon.

L’autorité et l’autonomie sont des notions relatives, et leur importance varie selon les diverses phases de l’évolution sociale.

Si les autonomistes se contentaient de dire que l’organisation sociale de l’avenir ne tolérera l’autorité que dans les limites qui lui sont tracées par les conditions mêmes de la production, nous pourrions nous entendre avec eux.

Cependant, ils sont aveugles pour tous les faits qui rendent l’autorité nécessaire, et ils partent en guerre contre cette notion.

Pourquoi les anti-autoritaires ne se bornent-ils pas à crier contre l’autorité politique, l’État ? Tous les socialistes sont d’accord sur le fait que l’État politique et, avec lui, l’autorité politique disparaîtront à la suite de la révolution sociale future, autrement dit que les fonctions publiques perdront leur caractère politique et se transformeront en simples administrations veillant aux véritables intérêts sociaux. Mais les anti-autoritaires demandent que l’État politique autoritaire soit aboli d’un seul coup, avant même que ne soient supprimées les conditions sociales qui l’ont fait naître. Ils réclament que le premier acte de la révolution sociale soit l’abolition de l’autorité.

Ont-ils jamais vu une révolution, ces messieurs ?

Une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit, c’est l’acte par lequel une fraction de la population impose sa volonté à l’autre au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s’il en est ; et le parti victorieux, s’il ne veut pas avoir combattu en vain, doit continuer à dominer avec la terreur que ses armes inspirent aux réactionnaires. La Commune de Paris eût-elle pu se maintenir un seul jour si elle n’avait pas usé de l’autorité d’un peuple en armes contre la bourgeoisie ? Ne faut-il pas, au contraire, la critiquer de ce qu’elle ait fait trop peu usage de son autorité ?

Donc, de deux choses l’une : ou bien les anti-autoritaires ne savent pas ce qu’ils disent et, dans ce cas, ils ne font que semer la confusion, ou bien ils le savent et, dans ce cas, ils trahissent la cause du prolétariat. De toute façon, ils servent la réaction.

Notes

[1] Cf. Engels, in Almanacco republicano, décembre 1873. Engels avait envoyé cet article à Bignami dès novembre 1872, mais celui-ci ayant été arrêté, l’article fut sans doute confisqué, et Engels dut réécrire son article.

[2] En distinguant entre l’autorité d’une volonté qui impose une décision à une autre, ce qui est inévitable dès lors que l’on vit en société et que l’on collabore à une même œuvre, et l’autorité qui entraîne subordination et assujettissement, c’est-à-dire structure sociale (politique) de contrainte, Engels distingue entre les sociétés de l’exploitation de l’homme par l’homme et celles où cette exploitation a cessé.

[3] Dans les Fondements de la critique de l’économie politique, t. I, p. 93-102, Marx démontre que l’individu perd de plus en plus son autonomie et son indépendance, tandis que les liens sociaux et l’organisation économique et sociale s’imbriquent et s’intègrent à mesure que les forces productives et l’humanité s’accroissent et se multiplient. Il explique, en outre, que les rapports sociaux étant aliénés et extérieurs à l’homme, c’est-à-dire réifiés, face à la masse humaine vidée de ses réalisations dans la société capitaliste, il peut sembler que les individus forment une entité à part : « La dépendance mutuelle et universelle des individus, alors qu ’ils restent indifférents les uns aux autres telles est actuellement la caractéristique de leurs liens sociaux. Ces liens sociaux s’expriment dans la valeur d’échange… » (p. 93-94.)

[4] Paraphrase de l’inscription apposée à la porte de l’Enfer de Dante (cf. La Divine Comédie : « L’Enfer », chant III, vers 9) : Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate !

Le Congrès de Sonvilier et l’Internationale

Point n’est besoin d’épiloguer sur la situation présente de l’Association des travailleurs [1]. D’une part, les grandioses événements de Paris lui ont donné une puissance et une extension qu’elle n’avait jamais eu auparavant ; de l’autre, nous trouvons coalisés contre elle à peu près tous les gouvernements européens. Thiers et Gortchakoff, Bismarck et Benst, Victor-Emmanuel et le pape, l’Espagne et la Belgique. Toute la meute est lâchée sur l’Internationale. Toutes les puissances du vieux monde, cours martiales et cours d’assises, bourgeois et hobereaux, rivalisent d’ardeur à la curée et, sur l’ensemble du continent, on ne trouvera guère de lieu où l’on n’ait pas tout tenté pour mettre hors la loi la grande fraternité ouvrière, cause de toutes les terreurs.

Au moment où les puissances de l’ancienne société provoquent une fatale désorganisation générale, où l’unité et la cohésion sont plus nécessaires que jamais, c’est précisément ce moment que choisit, pour jeter un brandon de discorde sous forme d’une circulaire publique, un petit groupe d’Internationaux, dont le nombre, dans un coin perdu de Suisse, rétrécit de leur propre aveu tous les jours. Ces gens s’intitulant Fédération du Jura sont pour la plupart ceux-là mêmes qui, sous la conduite de Bakounine, se sont depuis plus de deux ans appliqués sans relâche à saper l’unité en Suisse romande et à compromettre la coopération au sein de l’Internationale par le moyen d’une intense correspondance privée avec quelques illustres de leurs affidés dans divers pays. Tant que ces intrigues se limitaient à la Suisse, ou se tramaient en silence, nous n’avons pas voulu lui accorder davantage de publicité. Mais cette circulaire nous force à parler.

Le 12 novembre, lors de son Congrès de Sonvilier, la fédération du Jura, s’appuyant sur le fait que le Conseil général n’avait pas convoqué cette année de congrès, mais seulement une conférence, a décidé d’adresser une circulaire à toutes les sections adhérentes à l’Internationale. Imprimée à grand tirage, elle fut lancée aux quatre coins du monde, afin d’inviter les autres sections à réclamer la convocation immédiate d’un congrès. Pour nous, du moins en Allemagne et en Autriche, les raisons sont évidentes pour lesquelles le congrès devait être remplacé par une conférence. Nous ne pouvions pas nous réunir en congrès sans qu’au retour nos délégués ne fussent immédiatement appréhendés et mis à l’ombre. Les délégués d’Espagne, d’Italie et de France se seraient trouvés dans le même cas. En revanche, une conférence, dont les débats ne sont pas publics et se limitent à des questions administratives, était parfaitement possible, le nom des participants n’étant pas divulgué. Une telle conférence présentait, certes, l’inconvénient de ne pouvoir ni trancher la question de principe, ni modifier les statuts, ni, plus généralement, décider d’actes relatifs à la juridiction. Elle devait se borner à des décisions administratives en vue d’un meilleur fonctionnement de l’organisation telle qu’elle avait été établie par les statuts et les résolutions des congrès. Toutefois, la situation exigeait des mesures d’urgence ; il s’agissait de faire face à une crise momentanée, et une conférence y suffisait.

Les attaques contre la conférence n’étaient cependant qu’un prétexte. La circulaire n’en parle d’ailleurs qu’incidemment. Au contraire, elle assure même que le mal est plus profond. Elle affirme que, selon les statuts et les premières résolutions des congrès, l’Internationale n’est rien d’autre qu’une « libre fédération de sections autonomes », dont le but est l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, « en dehors de toute autorité dirigeante même si elle émane du libre consentement de tous ». En conséquence, le Conseil général ne devrait être qu’un « simple bureau de statistique et de correspondance ». Cette base initiale aurait été aussitôt faussée, d’abord par le droit accordé au Conseil général de décider lui-même de l’admission de nouveaux membres, et plus encore par les résolutions du Congrès de Bâle, accordant au Conseil général le droit de suspendre toute section jusqu’au prochain congrès et de régler provisoirement les différends jusqu’à ce que ce congrès se soit prononcé. Le Conseil général se trouverait ainsi investi d’une dangereuse puissance. La libre association de sections autonomes serait transformée en une organisation hiérarchique et autoritaire de « sections disciplinées », les sections étant « placées entièrement sous la main du Conseil général qui peut, à son gré, refuser leur admission ou bien suspendre leurs activités ».

Nos lecteurs allemands savent trop bien la valeur d’une organisation capable de se défendre pour ne pas trouver tout cela fort surprenant. D’autant que les théories pleinement épanouies de Monsieur Bakounine n’ont pas encore pénétré en Allemagne. Une société ouvrière qui a inscrit sur ses drapeaux et pris pour devise la lutte pour l’émancipation de la classe des travailleurs devrait avoir à sa tête non pas un comité exécutif, mais un simple bureau de statistique et de correspondance ! En fait, la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière n’est qu’un simple prétexte pour Bakounine et ses compagnons ; le but véritable est tout autre.

« La société future ne doit être rien d’autre que l’universalisation de l’organisation que l’Internationale se sera donnée. Nous devons avoir soin de rapprocher le plus possible cette organisation de notre idéal... L’Internationale, embryon de la société future de l’humanité, est tenue d’être, dès maintenant, l’image fidèle de nos principes de liberté et de fédération, et de rejeter de son sein tout principe tendant à l’autorité et à la dictature. »

À nous autres Allemands, on nous reproche notre mysticisme ; mais nous n’atteignons pas, et de loin, à celui qu’on vient de voir. L’Internationale, embryon d’une société future, dont seraient exclus les fusillades de Versailles, les cours martiales, les armées permanentes, la censure du courrier, le procès criminel de Brunswick ! Nous défendons aujourd’hui notre peau par tous les moyens ; le prolétariat, lui, devrait s’organiser non pas d’après les nécessités de la lutte qui lui est imposée chaque jour, à chaque heure, mais d’après la vague représentation que certains esprits chimériques se font d’une société de l’avenir ! Voyons donc ce qu’il en serait de notre propre organisation allemande si elle était taillée sur ce patron. Loin de combattre les gouvernements et la bourgeoisie, nous spéculerions tant et plus afin de savoir si chaque article de nos statuts, chaque résolution de nos congrès, est ou non un fidèle reflet de la société future.

Aux lieu et place de notre comité exécutif, nous aurions un simple bureau de statistique et de correspondance, qui ne saurait comment venir à bout des sections autonomes, autonomes au point qu’elles n’auraient jamais à reconnaître l’autorité dirigeante, née de leur propre consentement ! Car elles manqueraient, ce faisant, à leur premier devoir : être avant tout un embryon de la société future. Pas question de rassembler des forces, pas question d’action en commun ! Si, dans une section quelconque, la minorité s’adaptait à la majorité, elle commettrait là un crime contre les principes de la liberté et endosserait un principe conduisant à l’autorité et à la dictature ! Si Stieber et tous les siens, si tout le Cabinet noir, si l’ensemble des officiers prussiens entraient sur ordre dans l’organisation social-démocrate afin de la ruiner, le comité ou mieux le bureau de statistique et de correspondance ne devrait surtout pas défendre son existence, car ce serait instituer un type d’organisation hiérarchique et autoritaire ! Et surtout pas de sections disciplinées ! Surtout pas de discipline de parti, pas de concentration des forces sur un objectif, surtout pas d’armes de combat ! Qu’en serait-il autrement de l’embryon de société future ? Bref, où en arriverions-nous avec cette organisation nouvelle ? À l’organisation lâche et soumise des premiers chrétiens, celle des esclaves qui acceptaient et remerciaient pour chaque coup de pied reçu, et n’obtinrent la victoire de leur religion qu’après trois siècles de bassesses une méthode révolutionnaire qu’en vérité le prolétariat n’imitera pas ! Les premiers chrétiens tiraient de leur représentation du ciel le modèle de leur organisation ; nous devrions à l’instar prendre pour modèle le ciel social de l’avenir dont Monsieur Bakounine nous propose l’image ; au lieu de combattre, prier et espérer. Et les gens qui nous prêchent ces folies se donnent pour les seuls révolutionnaires véritables.

Pour en revenir maintenant à l’Internationale, il n’y a rien qui presse. Le Conseil général a le devoir d’exécuter les résolutions du Congrès de Bâle jusqu’à ce qu’un nouveau congrès en adopte d’autres ; ce devoir, il l’accomplira ! Le Conseil général n’a pas craint d’expulser les Tolain et les Durand, il saura faire en sorte que tout accès à l’Internationale demeure interdit aux Stieber et consorts, même si Monsieur Bakounine devait trouver cette mesure dictatoriale.

Mais comment en est-on venu à prendre ces fâcheuses résolutions de Bâle ? Très simplement. Elles furent proposées par les délégués belges et n’eurent pas d’avocat plus chaleureux que Bakounine et ses amis, et notamment Schwitzguebel et Guillaume les signataires de la présente circulaire. Les choses étaient alors différentes, certes. Ces messieurs espéraient alors obtenir la majorité et voir passer entre leurs mains le Conseil général ! Dès lors, ils ont tout fait pour renforcer ses pouvoirs. Et à présent ? Eh bien, tout est changé, et voilà que les raisins sont amers. Le Conseil général doit être réduit aux dimensions d’un simple bureau de statistique et de correspondance, afin de ne pas avoir à blesser la pudeur de la société future de Bakounine !

Ces gens, qui sont des sectaires professionnels, ne forment, avec leur doctrine de christianisme primitif et mystique, qu’une minorité insignifiante dans l’Internationale. Ils ont le front de reprocher aux membres du Conseil général de vouloir « faire prédominer dans l’Internationale leur programme particulier, leur doctrine personnelle ; ils tiennent leurs idées particulières pour la théorie officielle qui, seule, a droit de cité dans l’Internationale ». C’est tout de même un peu fort ! Quiconque a eu l’occasion de suivre l’histoire interne de l’Internationale sait que ces mêmes gens se sont, depuis près de trois ans, essentiellement préoccupés de faire reconnaître leur doctrine sectaire comme le programme de l’Association ; comme ils n’y sont pas arrivés, ils se sont efforcés de faire passer subrepticement les phrases bakouninistes pour le programme de l’Internationale. Le Conseil général s’est contenté de protester contre ses efforts de substitution, mais il n’a pas contesté jusqu’à présent à leurs auteurs le droit d’appartenir à l’Internationale, non plus celui de diffuser à loisir, telles quelles, leurs calembredaines sectaires. Nous attendons de savoir comment le Conseil général prendra cette nouvelle circulaire.

Ces gens se sont prouvé brillamment à eux-mêmes ce qu’ils étaient capables de faire avec leur nouvelle organisation. Partout où l’Internationale n’a pas rencontré la résistance violente des gouvernements réactionnaires, elle a, depuis la Commune de Paris, progressé à pas de géant. Dans le Jura suisse où ces messieurs ont toutes facilités pour agir depuis un an et demi, que voyons-nous ? Leurs propres rapports au Congrès de Sonvilier vont nous l’apprendre : « Ces événements terribles, qui nous ont en partie démoralisés, devaient exercer en partie également une influence bienfaisante sur nos sections [...] ; puis il y a le début du gigantesque combat que le prolétariat doit livrer à la bourgeoisie et, en conséquence, le moment de la réflexion [...] ; les uns s’en vont et dissimulent leur lâcheté, les autres n’en adhèrent que plus fermement aux principes rénovateurs de l’Internationale. Tel est le fait dominant dans l’histoire actuelle de l’Internationale en général, et de notre fédération en particulier. » (La Révolution sociale de Genève, 23 novembre.)

Voilà bien une nouvelle version de ce qui s’est passé dans l’ensemble de l’Internationale ! En réalité, cela ne concerne que la fédération du Jura. Écoutons un peu ces messieurs. La section de Moutiers a le moins souffert, mais n’en a pas pour autant réalisé quelque chose

« Bien qu’aucune action nouvelle n’ait été fondée, nous dit-on, il faut espérer cependant », etc. ; et pourtant cette section était « tout particulièrement favorisée par l’excellent esprit de la population ». La section de Grange est réduite à un petit noyau d’ouvriers ! Deux sections de Brienne n’ont jamais répondu aux lettres du comité ; tout aussi peu les sections de Neuchâtel et l’une des sections de Locle. La troisième section de Brienne est « momentanément morte »... bien que « tout espoir de voir revivre l’Internationale à Brienne ne soit pas perdu ». La section de Saint-Blaise est morte, et celle du Val de Raz a disparu, nul ne sait trop comment. La section centrale de Locle, qui s’est désagrégée au cours de longues luttes fratricides, a cependant été remise sur pied non sans mal, dans le but déclaré de participer aux élections du congrès ; celle de La Chaux-de-Fonds est dans une situation critique. La section des horlogers de Courtelary est en train de se transformer en coopérative après avoir adopté les statuts de la coopérative suisse des horlogers, c’est-à-dire le statut d’une société non affiliée à l’Internationale. La section centrale du même district a suspendu ses activités, parce que ses membres de Saint-Imier et de Sonvilier s’étaient constitués en sections distinctes (ce qui n’a nullement empêché cette section centrale de se faire représenter au congrès par deux délégués aux côtés de ceux de Saint-Imier et de Sonvilier). La section de Cortébert, après une brillante existence, a dû se dissoudre à la suite des intrigues de la bourgeoisie locale. Il en est de même à Corgémont. À Genève enfin, il ne subsiste plus qu’une section.

Voilà l’œuvre des représentants de la libre fédération des sections autonomes, avec un bureau de statistique et de correspondance à leur tête ! Voilà ce qu’en un an et demi ils ont fait d’une fédération ni étendue ni nombreuse certes, mais encore florissante. Et cela dans un pays où ils ont toute liberté d’action, alors que, partout ailleurs, l’Internationale faisait des progrès de géant. Au moment même où ils nous présentent le lamentable tableau de leur échec et où ils lancent ce cri d’angoisse provoqué par leur situation désespérée et ruineuse, ils se présentent devant nous avec la prétention d’arracher l’Internationale à la voie qu’elle a suivie jusqu’ici et qui l’a fait devenir ce qu’elle est, pour l’engager dans la voie qui a fait dégringoler la fédération du Jura de son état de relative prospérité à sa dissolution complète.

Notes

[1] Cf. Engels, Der Volksstaat, 10 janvier 1872, Cet article d’Engels répond à la Circulaire de toutes les fédérations de l’Association internationale des travailleurs adoptée par le Congrès de Sonvilier (novembre 1871) de la fédération jurassienne et dirigée contre les résolutions de la Conférence de Londres (septembre 1871).

Rapport fait au Congrès de La Haye au nom du Conseil général sur l’Alliance de la démocratie socialiste

L’Alliance de la démocratie socialiste fut fondée par M. Bakounine vers la fin de l’année 1868. C’était une société internationale prétendant fonctionner, en même temps, en dehors et en dedans de l’Association internationale des travailleurs [1]. Se composant de membres de cette dernière qui réclamaient le droit de participer à toutes les réunions internationales, elle voulait cependant se réserver d’avoir ses groupes locaux, ses fédérations nationales, ses congrès particuliers à côté de ceux de l’Internationale. En d’autres termes, l’Alliance prétendait dès le début former une sorte d’aristocratie au sein de notre association, un corps d’élite avec un programme à elle et avec ses privilèges particuliers.

Notre circulaire sur Les Prétendues scissions dans l’Internationale (pages 7 à 9, pièces justificatives n° 1) reproduit la correspondance qui eut lieu à ce moment entre le comité central de l’Alliance et notre Conseil général. Celui-ci refusa d’admettre l’Alliance tant qu’elle conserverait son caractère international distinct ; il ne promit de l’admettre qu’à la condition qu’elle dissoudrait son organisation internationale particulière, que ses sections se convertiraient en simples sections de notre association, et que le Conseil serait informé du lieu et des effectifs numériques de chaque section nouvelle.

Voici ce que répondit, à ces demandes, le 22 juin 1869, le comité central de l’Alliance qui, à cette occasion, changeait de nom et prit celui de section de l’Alliance de la démocratie socialiste de Genève :

« Conformément à ce qui a été convenu entre votre Conseil et le comité central de l’Alliance de la démocratie socialiste, nous avons soumis aux différents groupes de l’Alliance la question de sa dissolution comme organisation distincte de celle de l’Association internationale des travailleurs... Nous avons le plaisir de vous annoncer que la grande majorité des groupes a partagé l’avis du comité central tendant à prononcer la dissolution de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste. Aujourd’hui, cette dissolution est prononcée. En notifiant cette décision aux différents groupes de l’Alliance, nous les avons invités à se constituer, à notre exemple, en sections de l’A.I.T., et à se faire reconnaître comme telles par vous ou par le conseil fédéral de cette association dans leurs pays respectifs. Comme confirmation de la lettre que vous avez adressée à l’ex-comité de l’Alliance, nous venons aujourd’hui, en vous soumettant les statuts de notre section, vous prier de la reconnaître officiellement comme branche de l’Association internationale des travailleurs. » (Signé : le secrétaire provisoire C. Perron ; pièces justificatives n° 2.)

L’exemplaire des statuts de l’Alliance se trouve aux pièces justificatives n° 3.

La section de Genève resta la seule qui demandait son affiliation. On n’entendit plus parler des autres prétendues sections de l’Alliance. Cependant, en dépit des intrigues continuelles des alliancistes tendant à imposer leur programme spécial à toute l’Internationale, et à s’assurer la direction de notre association, on devait croire qu’elle avait tenu sa parole, et qu’elle s’était dissoute. Mais, au mois de mai dernier, le Conseil général reçut des indications assez précises, dont il dut conclure que l’Alliance ne s’était jamais dissoute ; qu’en dépit de la parole solennellement donnée elle avait existé et existait toujours sous forme de société secrète, et qu’elle usait de cette organisation clandestine pour poursuivre toujours son but original de domination. C’est surtout en Espagne que son existence devint de plus en plus manifeste, par suite des divisions au sein même de l’Alliance, dont nous tracerons plus loin l’historique.

Il suffit ici de dire que d’abord une circulaire des membres de l’ancien conseil fédéral de ce pays, membres en même temps du comité central de l’Alliance en Espagne (voir le n° 61, p. 3, col. 2 de l’Émancipation ; pièces justificatives n° 4), en dévoila l’existence [2]. Cette circulaire est datée du 2 juin 1872, et annonce à toutes les sections de l’Alliance en Espagne que les signataires venaient de se dissoudre comme section de l’Alliance et invitèrent les autres à suivre leur exemple. Elle fut publiée dans l’Émancipation (n° 59, pièce justificative n° 5).

Cette publication força le journal de l’Alliance, la Federacion de Barcelone (n° 155, 4 août 1872), à publier lui-même les statuts de l’Alliance (pièces justificatives n° 6).

En comparant les statuts de la société secrète avec les statuts soumis par l’Alliance de Genève au Conseil général, nous trouvons d’abord que le programme en tête de la première est identique à celui en tête de l’autre. Il n’y a que de légers changements de rédaction, de sorte que le programme particulier de Bakounine apparaît clairement dans les statuts secrets.

En voici le tableau exact :

L’article 1 de Genève est littéralement identique à l’article 5 secret.
L’article 2 de Genève est généralement identique à l’article 1 secret.
L’article 3 de Genève est littéralement identique à l’article 2 secret.
Les articles 4 et 5 de Genève sont généralement identiques à l’article 3 secret.
L’article 6 de Genève est généralement identique à l’article 4 secret.

Les statuts secrets eux-mêmes sont basés sur ceux de Genève. Ainsi l’article 4 secret correspond littéralement à l’article 3 de Genève ; les articles 8 et 9 de Genève se trouvent, en bref, dans l’article 10 secret, comme les articles 15-20 de Genève dans l’article 3 secret.

L’article 7 de Genève, contrairement à la pratique actuelle des alliancistes, prêche « la forte organisation » de l’Internationale, et oblige tous les membres de l’Alliance à « soutenir... les résolutions des congrès et le pouvoir du Conseil général ». Cet article ne se trouve pas dans les statuts secrets, mais la preuve qu’il y a figuré, au commencement, c’est qu’il se retrouve presque littéralement dans l’article 15 du règlement de la section madrilène qui combine diverses professions (pièces justificatives n° 7).

Il est donc manifeste que nous avons affaire non à deux sociétés différentes, mais à une seule et même société. Alors que le comité central de Genève donna au Conseil général l’assurance que l’Alliance était dissoute ; et que, sur la foi de cette déclaration, il fut reçu comme section de l’Internationale, les meneurs de ce comité central, Monsieur Bakounine à leur tête, renforcèrent l’organisation de cette Alliance en la transformant en société secrète, et en lui conservant le caractère international qu’on avait promis d’abandonner. La bonne foi du Conseil général et de toute l’Internationale, à laquelle la correspondance avait été soumise, fut indignement trompée. Après avoir débuté par un mensonge pareil, ces hommes n’avaient plus de raison de se gêner dans leurs machinations pour se soumettre l’Internationale ou, en cas d’échec, pour la désorganiser.

Voici maintenant les articles principaux des statuts secrets :

L’Alliance de la démocratie socialiste se composera de membres de l’Association internationale des travailleurs, et aura pour but la propagande et le développement des principes de son programme, et l’étude de tous les moyens propres à avancer l’émancipation directe et immédiate de la classe ouvrière.
Pour obtenir les meilleurs résultats possibles et pour ne pas compromettre la marche de l’organisation sociale, l’Alliance sera éminemment secrète.

Personne ne pourra être admis comme membre sans avoir auparavant accepté complètement et sincèrement les principes du programme, etc.
L’Alliance influera tant qu’elle pourra au sein de la fédération ouvrière locale, de sorte qu’elle ne prenne pas une marche réactionnaire ou antirévolutionnaire.
La majorité des associés pourra exclure de l’Alliance chacun de ses membres sans indication de cause.

L’Alliance est donc une société secrète, formée au sein même de l’Internationale avec un programme spécial qui n’est pas du tout celui de l’Internationale, et ayant pour but la propagande de ce programme qu’elle considère comme seul révolutionnaire. Elle impose à ses membres le devoir d’agir au sein de leur fédération locale internationale de manière que cette dernière ne prenne pas une marche réactionnaire ou antirévolutionnaire, c’est-à-dire qu’elle ne s’éloigne aucunement du programme de l’Alliance. En d’autres termes, l’Alliance a pour but d’imposer, au moyen de son organisation secrète, son programme sectaire à toute l’Internationale. Le moyen le plus efficace d’y arriver, c’est de s’emparer des conseils locaux et fédéraux et du Conseil général, en y faisant élire, usant de la puissance donnée par l’organisation clandestine, des membres de l’Alliance. C’est précisément ce qu’a fait l’Alliance là où elle a cru avoir des chances de succès : nous verrons cela plus tard.

Il est clair que personne ne saurait en vouloir aux alliancistes de faire de la propagande pour leur programme. L’Internationale se compose de socialistes des nuances les plus variées, et son programme est assez ample pour les comprendre toutes. La secte bakouniniste y a été reçue aux mêmes conditions que les autres. Ce qu’on lui reproche, c’est précisément d’avoir violé ces conditions.

Quant au caractère secret de l’Alliance, c’est déjà autre chose. L’Internationale ne peut ignorer que les sociétés secrètes sont en beaucoup de pays, en Pologne, en France, en Irlande, un moyen légitime de défense contre le terrorisme gouvernemental. Mais elle a déclaré, à la Conférence de Londres, qu’elle veut rester complètement étrangère à ces sociétés, et que, par conséquent, elle ne les reconnaîtra pas comme sections. Et, ce qui est le point capital, nous nous trouvons ici en face d’une société créée pour combattre non les gouvernements, mais l’Internationale elle-même.

L’organisation d’une pareille société est une violation flagrante non seulement de l’engagement contracté envers l’Internationale, mais aussi de la lettre et de l’esprit de nos statuts et règlements généraux. Nos statuts ne connaissent qu’une seule espèce de membres de l’Internationale avec droits et devoirs égaux ; l’Alliance les divise en deux castes, initiés et profanes, aristocrates et plébéiens, ces derniers étant destinés à être menés par les premiers, au moyen d’une organisation dont ils ignorent jusqu’à l’existence.

L’Internationale demande à ses adhérents de reconnaître pour base de leur conduite la vérité, la justice et la morale ; l’Alliance impose à ses adeptes comme premier devoir le mensonge, la dissimulation et l’imposture, en leur prescrivant de tromper les Internationaux profanes sur l’existence de l’organisation clandestine, sur les motifs et sur le but même de leurs paroles et de leurs actions. Les fondateurs de l’Alliance savaient parfaitement que la grande masse des Internationaux profanes ne se soumettrait jamais sciemment à une organisation comme la leur, sitôt qu’ils en auraient connu l’existence. C’est pourquoi ils la firent « éminemment secrète ». Car il faut bien observer que le caractère secret de cette Alliance n’a pas pour objet de tromper la vigilance des gouvernements, car autrement on n’aurait pas débuté par sa constitution comme société publique ; ce caractère secret était uniquement destiné à tromper l’Internationale profane, comme le prouve la manœuvre indigne dont l’Alliance a fait usage vis-à-vis du Conseil général. Il s’agit donc d’une véritable conspiration contre l’Internationale.

Pour la première fois dans l’histoire des luttes de la classe ouvrière, nous rencontrons une conspiration secrète ourdie au sein même de cette classe et destinée à miner non pas le régime exploiteur existant, mais l’Association même qui le combat le plus énergiquement.

Du reste, il serait ridicule de prétendre qu’une société se soit faite secrète pour se sauvegarder contre les poursuites des gouvernements actuels, étant donné que cette société prêche partout la doctrine dévirilisante de l’abstention absolue en matière politique, et déclare dans son programme (art. 3, préambule aux statuts secrets) qu’elle « repousse toute action révolutionnaire qui n’aurait pas pour objet immédiat et direct le triomphe de la cause des ouvriers contre le capital ».

Considérons maintenant quelle a été l’action de cette société secrète dans l’Internationale.

La réponse à cette question se trouve déjà, en partie, dans la circulaire privée du Conseil général sur Les Prétendues Scissions. Mais comme le Conseil général ne connaissait pas encore à ce moment-là l’étendue de l’organisation secrète, et comme, depuis, il s’est passé bien des faits importants, cette réponse ne pouvait être que fort incomplète.

Constatons d’abord qu’il y a eu deux phases bien distinctes dans l’action de l’Alliance. Dans la première, elle croyait pouvoir s’emparer du Conseil général et, ce faisant, de la direction suprême de notre association. C’était alors qu’elle demanda à ses adhérents de soutenir la « forte organisation » de l’Internationale et « le pouvoir du Conseil général d’abord, aussi bien que celui du conseil fédéral et du comité central ». C’est dans ces conditions que les alliancistes ont demandé au Congrès de Bâle tous ces pouvoirs étendus pour le Conseil général, pouvoirs qu’ils ont plus tard repoussés avec tant d’horreur parce que autoritaires.

Le Congrès de Bâle réduisit à néant les espérances de l’Alliance, du moins pour quelque temps, en la laissant à des intrigues locales. Elle se tint assez tranquille jusqu’à ce que la Conférence de Londres rétablît, par ses résolutions sur la politique de la classe ouvrière et sur les sections sectaires, le programme original de l’Internationale vis-à-vis du programme de l’Alliance, et mît fin à ce quiproquo international. Depuis, elle ourdit des menées dont il est question clans Les Prétendues Scissions.

Dans le Jura, en Italie et en Espagne, elle ne cessa de substituer son programme spécial à celui de l’Internationale.

La fédération jurassienne, qui constitue le centre de l’Alliance en Suisse, lança sa circulaire de Sonvilier contre le Conseil général. La forte organisation, le pouvoir du Conseil général, les résolutions de Bâle proposées et votées par les signataires de cette même circulaire y furent qualifiés d’autoritaires, désignation suffisante à ce qu’il paraît pour les faire condamner sans autre forme de procès ; on y parla de « la guerre, la guerre ouverte éclatée dans nos rangs », on y demandait pour l’Internationale une organisation adaptée non aux besoins de la lutte actuelle, mais à on ne sait quel idéal de la société future, etc. À partir de là, on changea de tactique. La consigne était donnée. Les résolutions autoritaires de Bâle et de la Conférence de Londres ainsi que l’autoritarisme du Conseil général furent attaqués violemment partout où L’Alliance avait des ramifications, en Italie et en Espagne surtout.

On ne parlait plus que de l’autonomie des sections, de groupes librement fédérés, d’anarchie, etc. Tout cela se comprend facilement. La puissance de la société secrète au sein de l’Internationale devait naturellement s’accroître à mesure que l’organisation publique de l’Internationale se relâchait et s’affaiblissait. Le grand obstacle que l’on rencontra, c’est le Conseil général, et c’est lui qu’on attaqua en première ligne. Mais nous verrons tout à l’heure qu’on traita de la même manière les conseils fédéraux dès que l’on crut l’occasion opportune.

La circulaire du Jura n’eut aucun effet, excepté dans les pays où l’Internationale était plus ou moins sous l’influence de l’Alliance, en Italie et en Espagne. Dans ce dernier pays, l’Alliance et l’Internationale avaient été fondées en même temps, immédiatement après le Congrès de Bâle. Les Internationaux les plus dévoués de l’Espagne furent amenés à croire que le programme de l’Alliance était identique à celui de l’Internationale, que l’organisation secrète existait partout, et que c’était presque un devoir d’y entrer. Cette illusion fut détruite par la Conférence de Londres, où le délégué espagnol, Anselmo Lorenzo lui-même membre du comité central de l’Alliance de son pays , put se convaincre du contraire, ainsi que par la circulaire du Jura lui-même, dont les attaques violentes et les calomnies contre cette conférence et contre le Conseil général avaient été immédiatement reproduites par tous les organes de l’Alliance.

La première conséquence de la circulaire jurassienne fut donc en Espagne de créer une scission, au sein même de l’Alliance espagnole, entre ceux qui étaient avant tout des Internationaux et ceux qui ne voulaient de l’Internationale que pour autant qu’elle était dominée par l’Alliance. La lutte, sourde d’abord, éclata bientôt dans les réunions de l’Internationale. Le conseil fédéral, élu par la Conférence de Valence (septembre 1871), ayant prouvé par ses actes qu’il préférait l’Internationale à l’Alliance, la majorité de ses membres furent expulsés de la fédération locale de Madrid, dominée par l’Alliance. Ils furent réhabilités par le Congrès de Saragosse, et deux de ses membres les plus actifs Mora et Lorenzo furent réélus au nouveau conseil fédéral, bien que tous les membres de l’ancien conseil aient d’avance déclaré ne pas vouloir les accepter.

Le Congrès de Saragosse fit craindre aux meneurs de l’Alliance que l’Espagne ne s’échappe de leurs mains. Elle dirigea donc immédiatement contre le pouvoir du conseil fédéral espagnol les mêmes attaques que la circulaire du Jura avait dirigées contre les attributions prétendument autoritaires du Conseil général. En Espagne, une organisation parfaitement démocratique et en même temps très complète avait été élaborée par le Congrès de Barcelone et par la Conférence de Valence. Elle avait eu, grâce aussi à l’activité du conseil fédéral élu à Valence (activité reconnue par un vote exprès du congrès), les résultats brillants dont il a été question dans le rapport général.

À Saragosse, Morago, l’âme de l’Alliance en Espagne, déclara que les attributions du conseil fédéral dans cette organisation étant autoritaires, il fallait les restreindre, lui ôter le droit d’admettre ou de refuser de nouvelles sections, le droit de constater si leurs statuts sont conformes à ceux de la fédération, le réduire enfin au rôle d’un simple bureau de correspondance et de statistique. En rejetant les propositions de Morago, le congrès résolut de maintenir l’organisation autoritaire existante. (Cf. Estracto de las actas del segundo congresso obrero, p. 109 et 110 ; pièces justificatives n° 8. Sur ce point, le témoignage du citoyen Lafargue, délégué au Congrès de Saragosse, sera important.)

Pour écarter le nouveau conseil fédéral des dissensions surgies à Madrid, le congrès le transféra à Valence. Mais la cause de ces dissensions l’antagonisme qui commençait à se développer entre l’Alliance et l’Internationale n’avait pas un caractère local. Le congrès, ignorant jusqu’à l’existence de l’Alliance, avait composé le nouveau conseil exclusivement de membres de cette société. Deux d’entre eux Mora et Lorenzo en étaient devenus les antagonistes, et Mora n’avait pas accepté son élection. La circulaire du Conseil général sur Les Prétendues Scissions, réponse à celle du Jura, mit en demeure tous les Internationaux de se déclarer ou pour l’Internationale, ou pour l’Alliance. La polémique s’envenima de plus en plus entre La Emancipacion, d’une part, et La Federacion de Barcelone et la Razon de Séville, journaux alliancistes, de l’autre. Enfin, le 2 juin, les membres de l’ancien conseil fédéral, rédacteurs de La Emancipacion et membres du comité central espagnol de l’Alliance, résolurent d’adresser à toutes les sections espagnoles de l’Alliance la circulaire où ils déclarèrent se dissoudre comme section de la société secrète, et invitèrent les autres sections à suivre leur exemple. La vengeance ne se fit pas attendre. Ils furent immédiatement, et en violation flagrante des règlements en vigueur, expulsés de nouveau de la fédération locale de Madrid. Ils se constituèrent alors en nouvelle fédération de Madrid, et demandèrent que le conseil fédéral la reconnaisse.

Mais, en attendant, l’élément allianciste du conseil, renforcé par des cooptations de nouveaux membres, était parvenu à le dominer complètement, de sorte que Lorenzo s’en retira. La demande de la nouvelle fédération de Madrid eut pour réponse un refus net de la part du conseil fédéral qui, alors, s’occupait déjà d’assurer l’élection de candidats alliancistes au Congrès de La Haye. À cet effet, il adressa aux fédérations locales une circulaire privée en date du 7 juillet, dans laquelle, après avoir répété les calomnies de La Federacion contre le Conseil général, il proposa aux fédérations d’envoyer au congrès une délégation commune à toute l’Espagne, élue à la majorité de la totalité des voix, dont le scrutin serait fait par le conseil lui-même (pièces justificatives n° 9). Pour tous ceux qui connaissent l’organisation secrète au sein de l’Internationale espagnole, il est évident que c’était faire élire des hommes de l’Alliance pour les envoyer au congrès avec l’argent des Internationaux. Dès que le Conseil général, auquel cette circulaire n’avait pas été envoyée, eut connaissance de ces faits [3], il adressa au conseil fédéral espagnol, le 24 juillet, la lettre jointe aux pièces justificatives [4] (n° 10). Le conseil fédéral répondit le 1° août qu’il lui fallait du temps [5] pour traduire notre lettre écrite en français, et le 3 août il écrivit au Conseil général la réponse évasive publiée dans La Federacion (pièce justificative n° 11). Dans cette réponse, il prit le parti de l’Alliance. Le Conseil général, après avoir reçu la lettre du 1° août, avait déjà fait publier cette correspondance dans La Emancipacion.

Ajoutons que, dès que l’organisation secrète avait été révélée, on prétendit que l’Alliance avait déjà été dissoute au Congrès de Saragosse. Le comité central, cependant, n’en fut pas prévenu [6] (pièces justificatives n° 4).

La nouvelle fédération de Madrid nie le fait qu’elle connaît sans doute. Du reste, il est ridicule de prétendre que la branche espagnole d’une société internationale, comme l’Alliance, puisse se dissoudre sans consulter les autres branches nationales.

Immédiatement après, l’Alliance tenta son coup d’État. Voyant qu’au Congrès de La Haye il lui serait impossible de s’assurer, en renouvelant les manœuvres de Bâle et de La Chaux-de-Fonds, une majorité factice, elle profita de la conférence tenue à Rimini par la soi-disant fédération italienne pour faire acte de scission ouverte. Les délégués ci-réunis le résolurent à l’unanimité (voir pièces justificatives n° 12). Voilà donc le congrès de l’Alliance opposé à celui de l’Internationale. Cependant, on s’aperçut bientôt que ce projet ne promettait pas de succès. On le retira, et on résolut d’aller à La Haye. Or, voilà que ces mêmes sections italiennes, sections dont une seule sur vingt et une appartient à notre association, après avoir répudié le Congrès de La Haye, ont le front d’envoyer à La Haye leurs délégués [7] !

Considérant

Que l’Alliance fondée et dirigée par M. Bakounine (et qui a pour organe principal le comité central de la fédération jurassienne) est une société hostile à l’Internationale, parce qu’elle s’efforce ou de dominer l’Internationale, ou de la désorganiser ;
Que, par conséquent, l’Internationale et l’Alliance sont incompatibles,

le Congrès décrète :

M. Bakounine et tous les membres actuels de l’Alliance de la démocratie socialiste sont exclus de l’Association internationale des travailleurs. Ils ne pourront y rentrer qu’après avoir publiquement répudié toute communauté avec cette société secrète ;
La fédération jurassienne, comme telle, est exclue de l’Internationale.

Notes

[1] Engels a rédigé ce rapport fin août à l’instigation du Conseil général. Après qu’il eut été approuvé par le Conseil général, il fut soumis le 5 septembre à la commission spéciale du Congrès de La Haye qui eut à examiner l’activité de l’Alliance.
Engels avait joint à ce rapport tous les documents mentionnés par lui.

[2] Marx et Engels avaient contribué à dénoncer les activités des alliancistes, tant au Conseil général qu’en Espagne même. Engels, en tant que secrétaire correspondant pour l’Espagne, dénonça ces agissements dans une circulaire : « À toutes les sections espagnoles de l’Association internationale des travailleurs », publiée dans La Emancipacion, n° 62, du 7 août 1872. Dans le numéro suivant de ce journal, il reconnut, au nom du Conseil général, la nouvelle fédération de Madrid, en la félicitant de ce que « ses fondateurs étaient ceux-là mêmes qui, les premiers en Espagne, ont eu le courage de se séparer de cette société secrète appelée Alliance de la démocratie socialiste, de dénoncer ses intrigues et d’y faire obstacle ».

[3] Dans le texte manuscrit, le passage suivant est barré : « Ce qui était au temps où il acquit les premières preuves irrécusables de l’existence de l’organisation secrète. »

[4] Engels fait allusion aux lettres du Conseil général de Londres : « À toutes les sections espagnoles de l’Association internationale des travailleurs », publiée le 17-8-1872 dans La Emancipacion, et « À la nouvelle fédération de Madrid », ibid., 24-8-1872.

[5] Dans le texte manuscrit, le passage suivant est barré : « [...] chercha à gagner du temps d’abord, prétendant […] ».

[6] Dans le texte manuscrit, le passage suivant est barré : « Et quelle confiance peut-on accorder à une telle affirmation, après l’expérience faite en 1869 ? Elle ne serait confirmée par aucune preuve. Au contraire, les faits montrent plutôt que l’organisation subsiste toujours. »

[7] Dans le texte manuscrit, le passage suivant est ajouté de la main d’Engels en allemand : « Ensuite la lettre de Bakounine, et les statuts, si nécessaire. »

Congrès de l’A.I.T. tenu à La Haye (2 au 7-9-1872)
Discussions préparatoires à propos du congrès et des pleins pouvoirs du Conseil général

Le citoyen Marx dit alors qu’il ne fait pas de doute que la question d’organisation serait le principal sujet à soumettre aux débats du congrès. Les luttes qui avaient eu lieu ont suffisamment mis cela en évidence [1].

Dans la discussion de celle-ci, il serait bon de diviser le sujet en sections concernant ou bien le Conseil général, ou bien les conseils fédéraux. La proposition de Bakounine transformerait purement et simplement le Conseil général en un bureau de statistique. Or, pour cela, il n’est pas nécessaire d’avoir un Conseil général. Les journaux pourraient donner toutes les informations qu’ils sont susceptibles de rassembler, et il faut rappeler que l’on n’avait pas encore collecté de statistiques, bien que le Conseil général ait attiré régulièrement l’attention des diverses sections sur la nécessité d’entreprendre des mesures à cet effet.

La proposition du conseil fédéral belge est logique : il faut supprimer le Conseil général, dès lors qu’on lui a déjà enlevé toute utilité. On a affirmé que les conseils fédéraux pouvaient accomplir toutes les tâches indispensables et qu’ils avaient été et seraient établis dans tous les pays, afin de prendre en main toute l’administration. En Espagne, La Emancipacion disait dans sa critique de ce projet que cela signifierait la mort de l’Association : s’ils étaient conséquents, il faudrait supprimer les conseils fédéraux eux-mêmes. Malgré cela, il ne s’opposerait pas à la proposition, comme autre solution ou expérience [2]. Quoi qu’il en soit, il est assuré que cela ne ferait que démontrer l’absolue nécessité du rétablissement du Conseil général dans ses fonctions. Si la politique du renforcement des pouvoirs du Conseil général devait être rejetée, il serait disposé à s’incliner, mais il n’accepterait en aucun cas la proposition de Bakounine, à savoir maintenir le Conseil général tout en le réduisant à néant.
Vérifications des mandats de délégués

Marx répond que cela ne regarde personne de savoir qui les sections choisissent [comme délégué au Congrès] [3]. D’ailleurs, il est tout à l’honneur de Barry de ne pas être un des prétendus chefs des travailleurs anglais, car tous sont plus ou moins vendus à la bourgeoisie et au gouvernement. On a attaqué Barry uniquement parce qu’il ne voulait pas se faire l’instrument de Hales.
À propos des sociétés persécutées par les gouvernements

Marx fait valoir que si l’Alliance a été admise, c’est parce qu’on ignorait au début son caractère secret [4]. L’on savait, évidemment, qu’elle s’était reconstituée, mais en face de la déclaration officielle de dissolution du 6 août 1871, la conférence ne pouvait qu’adopter la résolution quel l’on sait. Lui-même ne s’oppose pas aux sociétés secrètes en tant que telles, car il a appartenu à des sociétés de ce genre, mais il en a aux sociétés secrètes qui sont hostiles et nuisibles à l’A.I.T. Le conseil fédéral romand protesta vivement contre l’admission de la section en question, et c’est la raison pour laquelle le Conseil général la rejeta, conformément aux statuts. À Bruxelles, la situation était différente : la section française avait écrit au Conseil général que des membres du conseil fédéral belge lui avaient fait savoir que son admission à la fédération belge l’exposerait à la police belge. Le Conseil général n’avait donc pu faire autrement que de reconnaître et d’admettre séparément la section française de Bruxelles, et il a fallu agir de la même façon pour la deuxième section française qui s’y est formée.
Discussion sur la section double des États-Unis

Marx déclare que la section 2 n’a pas d’existence aux yeux du congrès, puisque, en sa qualité de section indépendante, elle n’est pas entrée en contact avec le Conseil général [5].

Sorge déclare qu’il n’aurait posé la question de confiance soulevée par Dereure que pour la section 2, car on montrera alors les immenses torts que ces éléments causent à la classe ouvrière et au mouvement des travailleurs en Amérique.

Frankel est tout à fait opposé à l’admission de la section 2 et rappelle les précédents de la Commune, où des sections particulières ont aussi mené une campagne contre le Conseil fédéral par des affiches et divers autres moyens. Il est favorable à la centralisation, contre la prétendue autonomie et l’anarchie. On ne peut plus tolérer la rébellion contre toutes les résolutions ; la discipline doit être maintenue.

Marx fait savoir que West (le délégué mandaté par la section 2) désire voir renvoyer au lendemain la question concernant la section 2, et que le comité accepte cette proposition. Il rappelle l’affaire de l’Alliance et déclare qu’il avait proposé l’exclusion de l’Alliance et non pas des délégués espagnols.

Marx propose, au nom du comité de vérification des pouvoirs, l’annulation du mandat de W. West, parce que, d’une part, il est membre d’une section suspendue, que, d’autre part, il a été membre du Congrès de Philadelphie, et que, enfin, il est membre du conseil de Prince Street. Le mandat de W. West est signé par Victoria Woodhull qui, depuis des années, intrigue pour la présidence (elle est présidente des spirites, prêche l’amour libre, a une activité bancaire, etc.). La section 2, créée par V. Woodhull, était formée, au début, presque exclusivement de bourgeois, menait surtout des campagnes pour le suffrage féminin et publia le fameux appel aux citoyens américains de langue anglaise, dans lequel elle accusait l’A.I.T. de nombreux crimes, et qui provoqua la formation de nombreuses sections dans le pays. Il y était question entre autres, de liberté individuelle, de liberté sociale (amour libre), de règles d’habillement, de suffrage féminin, de langue universelle et de bien d’autres choses. Le 28 octobre, ils ont déclaré que l’émancipation de la classe ouvrière par elle-même signifiait que l’émancipation de la classe ouvrière ne peut s’accomplir contre la volonté des travailleurs. Ils estiment que la question du suffrage féminin doit avoir priorité sur la question du travail, et ne veulent pas reconnaître à l’A.I.T. son caractère d’organisation ouvrière.

La section 1 protesta contre cette manière d’agir de la section 2, et exigea qu’au moins les deux tiers des membres des sections fussent des travailleurs salariés, car, aux États-Unis, tout mouvement ouvrier est exploité et perverti par la bourgeoisie [6]. La section 2 protesta contre l’exigence des deux tiers de travailleurs salariés en demandant dédaigneusement si c’était un crime de n’être pas un esclave salarié, mais un homme libre. Les deux parties en appelèrent à la décision du Conseil général. Les 5 et 12 mars, le Conseil fit connaître sa décision de suspendre la section 2. C’est pourquoi le mandat de West ne peut pas être reconnu. Quoiqu’elle ait fait appel au Conseil général, la section 2 et ses adhérents refusèrent la décision. West était aussi membre du Congrès de Philadelphie et du conseil de Prince Street, qui refusèrent de reconnaître le Conseil général et restèrent en contact avec la fédération jurassienne qui, à en croire les journaux, leur conseillait de ne pas payer leur cotisation pour mettre le Conseil général à sec.

Sorge répond à West qu’il a la tâche facile, et raconte ensuite comment la section 2 a été admise à la suite de fausses indications (West avait notamment déclaré que la section 2 se composait surtout de travailleurs salariés, comme lui-même). Il ajoute que, d’autre part, on connaissait suffisamment les exigences des ennemis de la section 2, que le Conseil général avait simplement recommandé et non décrété la régie des deux tiers, que Mme Woodhull poursuit des intérêts personnels dans l’Association, ce que West lui-même lui avait dit. Personne n’a jamais mis en question leur droit d’avoir toutes sortes d’opinions sur des questions telles que, par exemple, le féminisme, la religion, ou n’importe quoi, mais seulement le droit de les faire endosser à l’Association internationale des travailleurs.

La section 2 et ses membres ont impudemment exposé toutes leurs dissensions devant le grand public ; ils n’ont pas payé leur cotisation pour cette année, ils ont été heureux de recevoir la communication de la fédération jurassienne et du conseil fédéraliste universel de Londres.

Ils se sont livrés à des intrigues et à des manœuvres déloyales, et ont réclamé au Conseil général la direction suprême de l’A.I.T. en Amérique, et ont encore le front d’interpréter comme leur étant favorables les décisions contraires du Conseil général.
Interventions sur les pouvoirs du Conseil général

Sauva dit que Sorge a soutenu faussement que les Français aux États-Unis veulent un accroissement des pouvoirs du Conseil général, alors qu’ils sont favorables au maintien du Conseil [7]. Son mandat veut que le Conseil général n’ait le droit de suspendre des sections ou des fédérations que dans les cas déterminés par le congrès, à l’exclusion de tout autre.

Marx déclare : « Nous ne demandons pas ces pouvoirs pour nous, mais pour le nouveau Conseil général ; nous préférons abolir le Conseil général plutôt que de le voir réduit au rôle de boîte à lettres, comme le désire Brismée. Dans ce cas, la direction de l’Association tomberait entre les mains des journalistes, c’est-à-dire de gens qui ne sont pas des ouvriers. Je m’étonne que la fédération jurassienne, ces amateurs d’abstractions, ait pu appuyer la section 2 qui voulait faire de l’Association un instrument pour soutenir une politique de bourgeois. Il est incroyable que la mention de sections policières fasse sourire : on devrait savoir que de telles sections ont été créées en France, en Autriche et dans d’autres pays [8]. C’est l’Autriche qui a amené le Conseil général à ne pas reconnaître toute section qui n’aurait pas été fondée par des délégués du Conseil général ou par des organisations locales. Vésinier et ses camarades, récemment expulsés du groupe des réfugiés français, sont évidemment partisans de la fédération jurassienne. Le conseil fédéral belge a été accusé devant le Conseil général tout aussi vivement que n’importe quel autre de despotisme et d’abus divers, et cela par des ouvriers belges ; il y a des lettres à ce propos. Des gaillards tels que Vésinier, Landeck et consorts peuvent, par exemple, former tout d’abord un conseil fédéral, et ensuite une fédération ; des agents de Bismarck peuvent en faire autant. C’est pourquoi le Conseil général doit avoir le droit de dissoudre ou de suspendre un conseil fédéral ou une fédération [9].

« Vient ensuite l’appel aux sections, qui peut souvent constituer le bon moyen de décider, par la voix populaire, si un conseil fédéral exprime encore la volonté du peuple. En Autriche, des braillards, des ultra-radicaux et des provocateurs formèrent des sections destinées à compromettre l’A.I.T. En France, le chef de la police forma une section. Pourtant, l’Association se porte mieux là où elle est interdite, car les persécutions ont toujours cet effet-là.

« Le Conseil général pourrait certes suspendre toute une fédération, en suspendant ses sections l’une après l’autre. Mais en cas de suspension d’une fédération ou d’un conseil fédéral, le Conseil général s’expose immédiatement à une motion de censure ou à un blâme, de sorte qu’il n’exercera son droit de suspension qu’en cas de nécessité absolue. Même si nous reconnaissons et accordons au Conseil général les droits d’un roi nègre ou du tsar de Russie, sa puissance devient nulle dès qu’il cesse de représenter la majorité de l’A.I.T. Le Conseil général n’a ni armée ni budget, il ne dispose que d’une autorité morale, et il sera toujours impuissant s’il ne s’appuie pas sur l’adhésion de toute l’Association. »

Intervention de F. Engels sur le transfert du siège du Conseil général à New York

Engels, Marx et d’autres membres du Conseil général sortant proposent que le siège du Conseil soit transféré à New York pour l’année 1872-1873 [10], et qu’il soit formé par les membres du conseil fédéral américain, dont les noms suivent : Kavanagh, Saint-Clair, Cetti, Levièle, Bolte et Carl, qui auront le droit d’élever le nombre des membres du Conseil jusqu’à quinze.

Engels prend la parole pour défendre la motion demandant le transfert du Conseil général à New York. Le Conseil a toujours eu son siège à Londres, parce que c’était le seul endroit où il pouvait vraiment être international et où les papiers et documents se trouvaient en parfaite sécurité. Leur sécurité sera au moins aussi grande à New York qu’à Londres ; en aucun autre lieu d’Europe ils n’auront une telle sécurité, pas même à Genève ou à Bruxelles, comme certains événements l’ont prouvé. À Londres, les querelles de clans ont atteint une telle acuité que le siège devra être transféré ailleurs.

En outre, les accusations et les attaques contre le Conseil général sont devenues si violentes et si continuelles que la plupart des membres actuels en sont fatigués et sont décidés à ne plus siéger au Conseil. C’est, par exemple, certain dans le cas de Karl Marx et dans son propre cas. Du reste, l’ancien Conseil général n’était pas toujours unanime, tous ses membres peuvent en témoigner. Depuis huit ans, le Conseil général siège au même endroit, il serait bon de le transférer ailleurs pour remédier à une certaine ankylose. Pour des raisons analogues, Marx avait demandé en 1870 déjà le transfert du Conseil général à Bruxelles, mais toutes les fédérations s’étaient prononcées pour le maintien du Conseil à Londres.

Où faut-il transférer le Conseil général ? À Bruxelles ? Les Belges eux-mêmes affirment que c’est impossible, car il n’y aurait pas de sécurité pour eux. À Genève ? Les Genevois s’y opposent énergiquement, en partie pour les mêmes raisons que les Bruxellois, et ils rappellent l’affaire de la saisie des documents d’Outine.

Il ne reste que New York. Là-bas, les papiers seront en sûreté, et il y aura une organisation puissante et fidèle. Le parti y est plus véritablement international que partout ailleurs. Que l’on regarde, par exemple, le conseil fédéral de New York, composé d’Irlandais, de Français, d’Allemands, d’Italiens, de Suédois, et qui comptera bientôt aussi des Américains de naissance. L’objection selon laquelle New York est trop éloignée est sans valeur, car ce sera un avantage certain pour les fédérations européennes qui se défendent jalousement contre toute ingérence du Conseil général dans les affaires intérieures ; la distance rendra ces ingérences plus difficiles et l’on évitera que des fédérations particulières acquièrent une trop grande influence au sein du Conseil général. Le Conseil général a d’ailleurs le droit, peut-être même le devoir, de déléguer des pouvoirs en Europe, pour des affaires et des régions déterminées, ce qu’il a toujours fait jusqu’à présent [11].
Discussion sur l’Alliance

Splingard demande des détails et désire savoir comment Marx s’est procuré les documents, car cela n’a pu se faire par des moyens honnêtes. Engels avait apporté des preuves, mais Marx s’est contenté de formuler des assertions [12]. Si Bakounine a failli à sa promesse de traduire l’œuvre de Marx, c’est parce qu’on lui a conseillé d’agir ainsi. L’Alliance existait à Genève et en Espagne avant l’A.I.T. : « À Genève, vous l’avez reconnue. Prouvez donc qu’elle existe encore, non par des statuts, des lettres ou d’autres choses semblables, mais par des procès-verbaux et des comptes rendus de séances. »

Marx (grossièrement interrompu par Splingard) déclare que Splingard s’est comporté en avocat, mais non en juge. Il affirme faussement, ou plutôt de façon incorrecte, que Marx n’a pas présenté de preuves, tout en sachant très bien qu’il avait remis presque toutes ses preuves à Engels. Le conseil fédéral espagnol a également fourni des preuves. Lui, Marx, en a apporté d’autres de Russie, mais il ne peut évidemment pas révéler le nom de l’expéditeur. D’ailleurs, les autres membres de la commission lui ont donné leur parole d’honneur de ne rien divulguer sur ces délibérations. Lui a son opinion sur la question. Splingard peut bien en avoir une autre. Les documents n’ont pas été obtenus par des moyens malhonnêtes, ils ont été envoyés spontanément...

Le congrès passe ensuite au vote par appel nominal sur les propositions de la commission d’enquête. L’expulsion de Michel Bakounine est décidée par 29 voix contre 7 et avec 8 abstentions. Par 25 voix contre 16 et avec 10 abstentions, le congrès décide d’expulser James Guillaume de l’A.I.T. Par 16 voix contre 10 abstentions, le congrès refuse l’expulsion d’Adhemar Schwitzguebel [13].

À la demande d’Engels, le congrès décide, à une grande, majorité, de renvoyer le vote sur le troisième point des propositions de la commission, concernant les autres expulsions (Malon, Bousquet et Louis Marchand pour manœuvres visant à la désorganisation de l’A.I.T.), mais d’adopter les autres propositions de la commission : entre autres, le quatrième point (que les citoyens Morago, Farga Pellicer, Marselau, Joukovsky et Alerini n’appartiennent plus à l’Alliance, le congrès étant donc prié de retirer les accusations pesant sur eux)...

À la demande du président, le congrès décide de charger le nouveau Conseil général de terminer tous les travaux inachevés. Le président affirme avoir perdu la voix (il parle d’une voix rauque), mais non sa confiance en la cause : « J’ai perdu ma voix, mais non pas ma foi », et à minuit et demie, il déclare clos le V° Congrès général de l’Association internationale des travailleurs en s’écriant : « Vive le travail ! »
Pleins pouvoirs du Conseil général de New York pour Karl Marx [14]

Karl Marx, habitant le n° 1, Maitland Park Road, N. W., Londres, Angleterre, reçoit pouvoir par la présente, et est chargé de rassembler tout bien quel qu’il soit de l’ancien Conseil général de l’A.I.T., et de le tenir à la disposition du Conseil général.

Tous les anciens membres et employés de l’ancien Conseil général de l’A.I.T. de Londres ou d’ailleurs sont priés et chargés de respecter cette demande et de remettre audit Karl Marx tous les livres, papiers, etc., bref tout ce qui a appartenu et appartient à l’ancien Conseil général de Londres.

New York, 30-12-1872

Par ordre et au nom du Conseil général

Le secrétaire général : F. A. SORGE
Mandat du Conseil général de New York pour Friedrich Engels

Conseil général de l’Association internationale des travailleurs
Mandat

Friedrich Engels, habitant 122, Regent’s Park Road, Londres, est nommé provisoirement représentant du Conseil général de l’A.I.T. pour l’Italie. Il a le pouvoir et est chargé d’agir au nom du Conseil général et conformément aux instructions qu’il recevra de temps à autre.

New York, 5-1-1873

Par ordre et au nom du Conseil général
Instructions pour le représentant du Conseil général pour l’Italie, Friedrich Engels, Londres

Le représentant du Conseil général pour l’Italie aide de toutes ses forces l’organisation de l’Internationale dans ce pays conformément aux statuts généraux et règlements administratifs et aux instructions du Conseil général ;
Il veille au maintien du caractère ouvrier du mouvement en Italie ;
Dans les cas d’urgence, il décide provisoirement dans les questions litigieuses sur le plan de l’organisation et de l’administration de notre association en Italie sous réserve d’un appel au Conseil général, auquel il doit immédiatement faire son compte rendu ;
De même, il peut suspendre un membre ou une quelconque organisation en Italie jusqu’à l’arrivée de la décision du Conseil général qu’il informe aussitôt des mesures prises en y ajoutant les pièces justificatives. Cependant, il ne saurait suspendre un plénipotentiaire directement nommé par le Conseil général, sans avoir demandé et reçu au préalable des instructions spéciales à ce sujet de la part du Conseil général ;
Il a le droit de donner des mandats provisoires à court terme à des personnes en Italie, dont les pouvoirs ne peuvent jamais excéder ceux des plénipotentiaires nommés directement par le Conseil général, et il va de soi que tous les mandats et pouvoirs doivent être soumis pour ratification définitive au Conseil général, celui-ci pouvant à tout moment les annuler ou les révoquer ;
Il veille à l’encaissement régulier des cotisations et à leur transfert au Conseil général ;
Il tient au courant le Conseil général en l’informant régulièrement des faits, et lui envoie un rapport détaillé tous les mois.

New York, le 5-1-1873

Sur ordre et au nom du Conseil général

Notes

[1] Cf. le protocole de séance du Conseil général du 11-6-1872, Werke, 18, p. 684-685.
Dans la séance du 28 août 1872 du sous-comité du Conseil général, on relève : « Marx [pour assurer l’unité du Conseil général] fait la proposition qu’aucun membre du Conseil général n’ait le droit d’accuser un autre au Congrès international des travailleurs, jusqu’à la discussion sur l’élection des membres du [nouveau] Conseil général. Accepté à l’unanimité. » (Cf. Documents of the First International, V, p. 319.)
L’acte le plus important du Congrès de La Haye fut la ratification de l’article 7a élaboré par Marx-Engels et adopté par la conférence de septembre 1871 tenue à Londres. La modification ou plutôt la précision apportée par cet article aux statuts primitifs porte sur la nécessité du parti politique de classe, ainsi que sur la conquête du pouvoir politique.
Cette question fait la liaison entre la Conférence de Londres et le Congrès de La Haye, dont elle domina tous les débats, comme en témoigne le compte rendu des séances (6 septembre) où s’opposent alliancistes et « marxistes » . Ainsi, au nom des premiers, Guillaume y affirmait que les manifestes du Conseil général ne représentaient que « les points de vue particuliers du parti social-démocrate allemand, mais non pas ceux d’autres pays », et que ceux qui veulent la conquête du pouvoir politique de l’État veulent « devenir des bourgeois à leur tour » « Nous refusons la prise du pouvoir politique de l’État, nous exigeons, au contraire, la destruction totale de l’État en tant qu’expression du pouvoir politique. » À quoi Longuet, défendant le point de vue du Conseil général, répondit : « La Commune est tombée, faute d’organisation, d’organisation politique. Que deviendrait le collectivisme de Guillaume sans une certaine organisation des forces ? Pour la lutte économique, les travailleurs doivent s’organiser en un parti politique, sinon il ne restera plus rien de l’Internationale, et Guillaume, dont le maître est Bakounine, ne peut appartenir à l’A.I.T. s’il a de telles conceptions. » (Ibid., p. 360-361.)

[2] À ce propos, Marx écrivit (en français) à De Paepe le 29 mai 1872 : « J’ai lu le compte rendu sur le congrès belge dans L’Internationale. Comment se fait-il que, parmi les délégués, les Flamands font défaut ? Généralement parlant, d’après les renseignements reçus ici par les Français de la part de leurs compatriotes, il ne paraît pas que l’Internationale ait fait beaucoup de chemin en Belgique depuis les événements de la Commune. Pour ma part, je serais prêt à accepter (avec des modifications de détail) le plan de Hins (sur la suppression du Conseil général), non parce que je le crois bon, mais parce qu’il vaut toujours mieux faire certaines expériences que se bercer d’illusions.
« C’est très caractéristique de la tactique de l’Alliance : en Espagne, où elle est fortement organisée, quoiqu’elle ait perdu l’appui du conseil fédéral espagnol, elle a attaqué au conseil de Barcelone tout élément d’organisation, conseil fédéral, etc., aussi bien que Conseil général. En Belgique, où il faut compter avec les ‘préjuges’, on a proposé la suppression du Conseil général tout en transférant aux conseils fédéraux ses attributions (qu’on combattait à Barcelone et en les exagérant même).
« J’attends avec impatience le prochain congrès. Ce sera le terme de mon esclavage. Après cela, je redeviendrai homme libre ; je n’accepterai plus de fonction administrative, soit pour le Conseil général, soit pour le conseil fédéral anglais. » (Cf. L’Actualité de l’histoire, n° 25 Paris, 1958, p 13.)
Dans sa lettre à Liebknecht du 27 août 1872, Engels précise les raisons pour lesquelles il estime qu’il a mieux à faire que d’être à la tête de l’Internationale, étant donné que le travail théorique est prioritaire, ce qui n’est pas une attitude de circonstance, mais bien une position fondamentale du marxisme, pour lequel la théorie, les principes ont la primauté sur 1 organisation et l’action, lorsque le choix se pose en ces termes. Certes, Marx-Engels resteront encore quelque temps à la direction de l’International, afin de la préserver des mains adverses et d’organiser le repli pour sauver tout ce qui peut l’être pour la prochaine Internationale : « Les Belges ont préparé une révision des statuts. Hins a déposé un projet tendant à l’abolition du Conseil général. En ce qui me concerne, cela m’irait parfaitement. Dans l’état de choses actuel, Marx et moi nous n’y retournerons certainement pas. C’est à peine s’il nous reste maintenant du temps pour travailler, et cela doit cesser. »

[3] Cf. séance du 3 septembre 1872 du Congrès de La Haye (cf. La I° Internationale, recueil de documents, I. U. E. I., t. II, p. 336 ; et Werke, 18, p. 685).
Marx défendit Maltman Barry, membre de la fédération britannique, dont les délégués réformistes anglais avaient contesté la régularité du mandat parce que Barry, disaient-ils, n’était pas le chef reconnu des ouvriers anglais. Ce différend reflète l’opposition entre la direction anglaise des syndicats d’aristocrates ouvriers et les représentants ouvriers anglais qui tendaient à rendre le mouvement indépendant des influences bourgeoises.
Le Congrès de La Haye adopta la décision suivante à propos des syndicats :
« III. Résolutions relatives aux rapports internationaux des sociétés de résistance
« Le nouveau Conseil général est chargé de la mission spéciale de constituer les unions internationales de métiers. Dans ce but, il doit, dans le courant du mois qui suivra ce congrès, rédiger une circulaire qu’il fera traduire et imprimer dans toutes les langues, et qu’il enverra à toutes les sociétés ouvrières, affiliées ou non à l’Internationale, dont il aura les adresses. Dans cette circulaire, il invitera chaque société ouvrière à faire l’union internationale de son métier respectif.
« Chaque société ouvrière sera invitée à fixer elle-même ses conditions pour faire partie de l’union internationale de son métier.
« Le Conseil général est chargé de réunir les conditions fixées par les sociétés qui auraient accepté l’idée de l’union internationale, et de rédiger un projet général qui sera soumis à l’acceptation provisoire de toutes les sociétés qui voudront faire partie des unions internationales de métiers. Le prochain congrès consacrera le pacte définitif des unions internationales. » (Ibid., p. 375.)
Dans sa lettre à Paul Lafargue du 21 mars 1872, Marx avait noté l’importance du Conseil général dans le mouvement syndical : « Le seul syndicat véritablement international en Europe est celui des cigariers. Mais celui-ci reste tout à fait extérieur au mouvement prolétarien et fait appel au Conseil général uniquement pour ses intérêts professionnels. »

[4] Cf. séance du 3 septembre 1872, ibid.
Marx répète une fois de plus qu’il n’est pas opposé par principe aux organisations secrètes. D’ailleurs, il ressort de toute la conception marxiste du parti que le caractère public et légal du mouvement ne constitue pas une règle préjudicielle à l’organisation. En l’occurrence, Marx répond au délégué belge Brismée qui s’opposait à la formation de branches particulières d’émigrés français, notamment à Bruxelles, branches ne faisant pas partie de la fédération locale. À la Conférence de Londres, cette question avait été déjà réglée (cf. les résolutions X et XI relatives à la France et aux pays où l’organisation régulière de l’Internationale est entravée par les gouvernements).
Du point de vue des principes, rien ne s’oppose à ce que de nos jours, les partis prolétariens se constituent, d’une part, en formation publique, d’autre part, en formation paramilitaire secrète pour défendre le prolétariat contre les agressions légales et illégales des organisations adverses, et pour se préparer concrètement à la conquête du pouvoir.

[5] Cf. séance du 4 septembre 1872, ibid., p. 342.
Le lecteur se reportera utilement au compte rendu (en allemand et en anglais) des débats du Congrès de La Haye : The First International, Minutes of the Hague Congress of 1872 with related documents, Edited and translated by Hans Gerth, The University of Wisconsin Press, Madison, 1958.
Les éditions du Progrès de Moscou viennent de publier sur le même congrès les procès-verbaux de Le Moussu suivis de textes en annexe : Le Congrès de La Haye de la I° Internationale, 2-7 septembre 1872, procès-verbaux et documents, 1972.

[6] Sorge, l’ancien membre de la Ligue des communistes et correspondant de Marx-Engels, intervint ensuite pour préciser certains points de la position à adopter aux États-Unis étant donné la situation sociale de ce pays : « On a besoin des Irlandais en Amérique, mais on ne peut pas les gagner avant d’avoir complètement rompu avec la section 2 et les free lovers [partisans de l’amour libre].
« En Amérique, la classe ouvrière se compose d’abord d’Irlandais, puis d’Allemands, ensuite de nègres, les Américains ne viennent qu’en quatrième lieu : jouez franc jeu, laissez-nous le champ libre pour que nous puissions faire quelque chose de bien de l’Internationale en Amérique ! » (Ibid., p. 344.)
À propos de F. A. Sorge, cf. Correspondance Engels-Marx et divers, publiée par F. A. Sorge, éd. Costes, et notamment la préface de Bracke (A. M. Desrousseaux), vol. I, p. 5-16.
Sorge, assurant la direction du Conseil général après son transfert à New York, resta en correspondance étroite avec Marx-Engels. On peut se reporter à la Correspondance mentionnée ci-dessus pour toutes les interventions de Marx-Engels auprès du Conseil général new-yorkais par le truchement de Sorge et Bolte.

[7] Cf. séance du 6 septembre 1872, ibid., p. 354.

[8] Avant l’intervention de Marx, Lafargue avait expliqué : « Dans les pays où l’A.I.T. est interdite, les sections sont souvent formée d’espions et d’agents au service de la police. »

[9] Dans sa lettre à Lafargue du 21 mars 1872, Marx affirmait « Le zèle brûlant des agents provocateurs se manifeste dans la création de sections, dont le radicalisme est sans pareil. »
Le Conseil général s’efforçait de démasquer les agents et mouchards, et de les dénoncer publiquement, comme en témoigne la résolution suivante :
Attendu que le Conseil général possède la preuve irréfutable que Gustave Durand de Paris ouvrier orfèvre, ex-délégué des ouvriers orfèvres au comité de la Chambre fédérale des sociétés ouvrières de Paris, ex-chef de bataillon de la Garde nationale, ex-caissier-chef du ministère des Finances sous la Commune, actuellement réfugié à Londres s’est mis au service de la police française pour moucharder le Conseil général de l’Association internationale des travailleurs, de même qu’il a servi et sert encore d’indicateur de police contre les anciens Communards réfugiés à Londres, et qu’il a touché la somme de 725 francs pour ses basses besognes ;
Gustave Durand est stigmatisé comme traître et exclu de l’Association internationale des travailleurs.
Toutes les sections de l’Association internationale des travailleurs doivent être informées de cette décision.
Londres, le 9 octobre 1871.
Au nom du Conseil général :
Karl Marx
secrétaire pour l’Allemagne

[10] Le congrès prit les résolutions suivantes en ce qui concerne les pouvoirs du Conseil général : « Les articles 2 et 6 ont été remplacés par les articles suivants :
« Art. 2. Le Conseil général est tenu d’exécuter les résolutions des congrès et de veiller dans chaque pays à la stricte observation des principes, des statuts et règlements généraux de l’Internationale.
Art. 6. Le Conseil général a également le droit de suspendre des branches sections, conseils ou comités fédéraux et fédérations de l’Internationale, jusqu’au prochain congrès.
« Cependant, vis-à-vis des sections appartenant à une fédération, il n’exercera ce droit qu’après avoir consulté préalablement le conseil fédéral respectif.
« Dans le cas de dissolution d’un conseil fédéral, le Conseil général devra demander en même temps aux sections de la fédération d’élire un nouveau conseil fédéral dans les trente jours au plus.
« Dans le cas de suspension de toute une fédération, le Conseil général devra immédiatement en aviser toutes les fédérations. Si la majorité des fédérations le demande, le Conseil général devra convoquer une conférence extraordinaire composée d’un délégué par nationalité, qui se réunira un mois après, et qui statuera définitivement sur le différend. Néanmoins, il est bien entendu que les pays où l’Internationale est prohibée exerceront les mêmes droits que les fédérations régulières. » (Cf. I° Internationale, recueil de documents, t. II, p 374.) Suivent, article par article, les votes pour, contre, et les abstentions, ainsi que les noms de ceux qui se sont prononcés à chaque fois, ce qui dénote la division et la fracture du congrès.
Dans le passage suivant, extrait de l’article d’Engels intitulé « Les Mandats impératifs au Congrès de La Haye », La Emancipacion, 13-10-1872, Engels relève une contradiction du mécanisme démocratique celui des votes liés aux mandats impératifs, qui se répand à la suite de la trahison des électeurs par leurs délégués. Ce mécanisme exprime directement la fraction au sein du parti :
« Des députés ont si souvent trahi la confiance de leurs électeurs ces derniers temps au Parlement que les vieux mandats impératifs du Moyen Âge, abolis par la révolution de 1789, reviennent à la mode. Nous ne voulons pas engager ici une discussion de principe sur ces mandats. Nous nous contenterons purement et simplement de faire remarquer que si tous les organismes électoraux donnaient à leurs délégués des mandats impératifs sur tous les points de l’ordre du jour, l’assemblée des délégués et leurs débats deviendraient superflus. Il suffirait d’envoyer les mandats à un quelconque bureau central qui soumettrait le tout au décompte des voix et proclamerait le résultat du vote. Cela reviendrait beaucoup moins cher.
« Ce qui nous semble important, c’est le processus par lequel les mandats impératifs ont joué un rôle exceptionnel au Congrès de La Haye par les entraves qu’ils ont fait subir même à leurs détenteurs... » (Cf. séance du 6-9-1872, ibid., p. 355-356.)

[11] Les débats et les résultats de cette proposition furent les suivants : « Serraillier demande que la motion d’Engels et de Marx soit divisée en trois questions : Premièrement : le Conseil doit-il être transféré ? Deuxièmement : où ? Troisièmement : élection de ses membres.
« Vilmot désire voir la motion divisée seulement en deux parties, mais la motion Serraillier est adoptée.
« La première question le siège du Conseil général doit-il être transféré ? est tranchée par l’affirmative avec 26 voix contre 23. Le vote sur la question de savoir où transférer le Conseil donne 31 voix pour New York, 14 pour Londres, 1 pour Barcelone et 11 abstentions...
« La proposition initiale d’élire Kavanagh, Saint-Clair, Cetti, Laurrell, Levièle, Bertrand, Bolte et Carl au Conseil général, avec mission de porter le nombre des membres du Conseil à quinze est adoptée par 19 voix contre 4 et 19 abstentions. La validité de ce vote est violemment contestée, parce que cette motion n’a pas réuni la majorité des votants ; des motions de tous ordres sont déposées (Dupont et Serraillier demandent l’insertion du nom de Pillon) jusqu’à ce que Marx suggère une nouvelle délibération sur le dernier vote. La proposition est acceptée. Selon une suggestion de Lafargue, le congrès décide alors délire douze membres du nouveau Conseil général, qui pourront porter leur nombre à quinze, et de suspendre la séance pendant quinze minutes pour passer ensuite au vote...
« Par le vote qui intervient alors sont élus au Conseil général pour l’année 1872-1873, avec les pleins pouvoirs pour porter leur nombre à quinze : S. Kavanagh, E. P. Saint-Clair, Fornaccieri Laurrell, Levièle, David, Dereure, Carl, Bolte, Bertrand, Ward et Speyer. » (Ibid., p. 357, 361-362.)

[12] Cf. la séance du 7 septembre 1872, ibid., p. 366-367.

[13] Plus tard, Marx apportera une précision intéressante sur ce point. Au Congrès de La Haye, il n’a pas demandé l’expulsion de Guillaume et Schwitzguebel. C’est la commission d’enquête qui l’a demandée. « Ce que j’ai demandé au congrès, c’est l’exclusion de l’Alliance et la désignation d’une commission d’enquête à cet effet. » (Volksstaat, 26-10-1872.)

[14] Nous reproduisons ci-dessus les mandats et instructions pour Marx-Engels relatifs aux charges qu’ils eurent à remplir après le transfert du Conseil général à New York. Cf. Werke, 18, p. 689-691.

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