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L’insurrection de la Martinique

dimanche 5 décembre 2021, par Robert Paris

L’insurrection de la Martinique en septembre 1870

Le 19 février 1870, Léopold Lubin, un jeune mulâtre, cultivateur et membre d’une famille d’entrepreneurs, et Augier de Maintenon, un aide-commissaire de la marine française, se croisent sur une route. Maintenon ordonne à Lubin de le laisser passer — en application de la préséance appliquée au temps de l’esclavage — et le cravache à la suite de son refus. Débouté à la suite de sa plainte, Lubin se venge le 25 avril, ce qui conduit à son arrestation.

L’affaire est portée devant un tribunal épuré de ses jurés noirs remplacés par des Blancs esclavagistes comme Cléo Codé, un propriétaire terrien de Rivière-Pilote qui déclare vouloir faire de ce cas un exemple. En août de la même année, Lubin est reconnu coupable et condamné à cinq ans de bagne et à une lourde amende, un jugement que la population considère rapidement comme partial et raciste7, ceci n’étant pas le premier cas d’injustices perpétrées par le système judiciaire de l’île.

En solidarité avec Lubin, Lumina Sophie s’engage dans un mouvement pétitionnant et collectant des fonds pour payer les frais de la défense de Lubin. Dans le même temps, alors que la Troisième République est proclamée, Codé hisse le drapeau blanc (symbole de la royauté et de la suprématie blanche) en guise de provocation et un fermier accusé d’avoir violé une ancienne esclave et abandonné son corps est seulement condamné à une amende3. Irrité par les provocations constantes, les ouvriers ruraux s’organisent autour de Lumina.

Le 22 septembre 1870, la population de Rivière-Pilote se regroupe pour fêter la proclamation de la République, appelant dans la foulée à la libération de Lubin et au désarmement des Blancs, puis se rendant chez Codé ; l’un de ses serviteurs noirs qui tente de s’interposer est tué et son habitation incendiée. Un camp d’insurgés est installé sur les hauteurs de Rivière-Pilote et, en trois jours, 25 habitations sont incendiées. Le 24 septembre, Codé lui-même est tué et mutilé. Lumina, qui est dans son deuxième mois de grossesse, est l’une des figures féminines de l’insurrection. Équipée d’une torche, elle joue un rôle important dans la mobilisation de la population en soutien du mouvement.

Le 26 septembre, des marins, des gendarmes et une milice de volontaires, envoyés par le gouverneur de la Martinique qui a déclaré l’état de siège, affrontent les insurgés. Face à la répression, le rapport de force s’inverse et les révoltés sont pourchassés, tués ou arrêtés11,9. Lumina est capturée et envoyée au fort Desaix alors que l’insurrection prend fin le 28 septembre.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Lumina_Sophie

L’insurrection de septembre 1870 déstabilise le pouvoir avant d’être réprimée dans le sang par l’armée. Deux décennies après l’interdiction de l’esclavage de 1848, le peuple révolté porte de nouveaux coups au régime colonial, sans réussir à le mettre à bas. Néanmoins, le courage et le sacrifice du millier d’insurgés peuvent être considérés comme l’émergence d’une certaine communauté de destin, d’une nation.

La révolte populaire est contenue dans le sud de l’île par l’armée. Les militaires dressent une véritable barrière pour empêcher l’embrasement général. Les incidents éclatent en septembre, mais leur genèse remonte au mois de février, par une altercation sur la route entre Rivière-Pilote et Marin.

Elle oppose un fonctionnaire à cheval, Augier de Maintenon, et un jeune entrepreneur, à pied, Léopold Lubin. Le cavalier ordonne au piéton de le laisser passer. Lequel refuse, avant de recevoir des coups de cravache. Lubin porte plainte, sans suite. En avril, il se venge.

Le peuple se soulève contre l’injustice

Arrêté, il est condamné à cinq ans de bagne. La population refuse ce verdict inique. À Rivière-Pilote, elle réclame le désarmement des colons et la libération de Lubin. Le 22 septembre, l’habitation Mauny est incendiée. Son propriétaire, Cléo Codé, se vante d’être à l’origine de la condamnation de Lubin.

Puis c’est le feu, partout. En trois jours, 27 plantations sont incendiées à Rivière-Salée, Sainte-Luce, Saint-Esprit, Marin, Vauclin, Sainte-Anne. Des incidents ont lieu aussi à Sainte-Marie, Basse-Pointe et Lorrain. Les insurgés sont repliés sur la propriété d’Eugène Lacaille, à Rivière-Pilote. Il dirige les opérations avec, notamment, Louis Telga, Daniel Bolivard, Lumina Sophie.

Le gouverneur décrète l’état de siège. Il écrit à son ministre de tutelle que ces événements constituent « l’insurrection la plus redoutable qui ait menacé l’existence d’une de nos grandes colonies, depuis la révolte de Saint-Domingue. » La référence à l’indépendance d’Haïti est claire. Il n’est pas question pour la France de perdre la Martinique, sept décennies plus tard.

La répression est impitoyable

Les soldats sont impitoyables face aux insurgés. Le bilan officiel s’établit à une centaine de civils tués. Certains historiens estiment plus réaliste le chiffre de 500 victimes d’exécutions sommaires par les militaires. La justice prend le relais. Le conseil de guerre, un tribunal d’exception, prononce en décembre 1871 huit condamnations à mort et quatre-vingt-dix condamnations au bagne en Nouvelle-Calédonie et en Guyane.

Parmi les condamnés, Lumina Sophie, de son vrai nom Marie-Philomène Roptus. Cette jeune ouvrière de 22 ans, véritable meneuse d’hommes, participe aux combats alors qu’elle est enceinte. Elle accouche d’un garçon, Théodore, qui lui est volé à sa naissance. Elle s’éteint huit ans plus tard au bagne de Saint-Laurent du Maroni, victime de traitements dégradants.

Le gouvernement réussit à écraser dans l’œuf toute nouvelle tentative de révolte. Cruel paradoxe, la république est restaurée après la démission de l’empereur Napoléon III, à la suite de la défaite de la France face à la Prusse. Or, c’est la république, réclamée par les insurgés martiniquais, qui réprime. Pourtant, le peuple avait choisi de s’émanciper sous la protection de l’Etat, débarrassé du despotisme de Napoléon III, et contre la toute-puissance des colons.

Jean-Marc Party
https://la1ere.francetvinfo.fr/martinique/l-insurrection-de-septembre-1870-un-echo-a-la-martinique-d-aujourd-hui-1110370.html

« La Martinique a vu éclater à la fin du mois de Septembre 1870, à la nouvelle de nos désastres et de la proclamation de la République, l’insurrection la plus redoutable qui ait menacé l’existence d’une de nos grandes colonies, depuis la révolte de Saint-Domingue. »

C’est en ces mots que Menche de Loisne, gouverneur de la Martinique au moment de ce qui est appelé communément l’Insurrection du Sud, commence son récit des événements. La comparaison avec la Révolution Haïtienne révèle tout autant la peur que le mouvement avait inspiré au pouvoir colonial que l’usage démagogique qui était fait de l’épouvantail haïtien pour justifier répression, écrasement et domination sans failles dans les colonies françaises des Caraïbes. L’Insurrection du Sud a été une révolte majeure de la Martinique post-esclavagiste. Ce mouvement qui mobilisa une population diverse, particulièrement jeune et féminine, a marqué considérablement les esprits. En septembre 2013, à Rivière-Pilote, était inaugurée des statues en mémoire de cette épopée révolutionnaire dont nous allons tenter de partager avec vous le récit.

L’insurrection : contexte et déclencheurs

Une société post-esclavagiste ?

En 1848, le gouvernement provisoire avait officiellement aboli l’esclavage mais les gouvernements conservateurs de Cavaignac et Louis Napoléon Bonaparte qui suivirent avaient balayé pas mal d’espoirs. L’avènement du régime impérial de Napoléon III en 1852 porta l’estocade fatale. Mais il ne faisait en réalité que « parachever et officialiser »2 les politiques féroces de ségrégation et de contrôle social mises en place en 1848. Les anciens esclaves s’étaient vu imposer le travail forcé et il leur était interdit de changer de patron. Les choix professionnels et les déplacements pour les nouveaux libres étaient limités par le livret et le passeport intérieur :

« À l’exclusion des travailleurs munis d’un contrat de travail supérieur à un an, le livret est rendu obligatoire dès l’âge de 10 ans à la Guadeloupe et de 12 ans à la Martinique. L’article 40 de l’arrêté Gueydon stipule expressément : « Tout individu travaillant pour autrui, soit à la tâche, soit à la journée, soit en vertu d’un engagement de moins d’une année, tout individu attaché à la domesticité, doit être muni d’un livret ». Autant dire que ce sont toutes les couches du prolétariat, du petit peuple qui s’y trouvent assujetties. Sur ce livret, qui doit être exhibé à n’importe quel contrôle de gendarmerie, doit figurer un visa mensuellement apposé par l’employeur ou le logeur. La condition d’obtention du visa est bien entendu l’exercice d’un travail à plein temps. Tout individu non porteur d’un livret ou muni d’un livret sans visa est convaincu de vagabondage. »

Dans le même temps, le décret de 1852 et les arrêtés Gueydon et Husson instituent un passeport intérieur. Tout individu âgé de plus de 16 ans doit obligatoirement posséder un passeport dont le visa annuel du Maire est conditionné par l’acquittement de l’impôt personnel en argent. Pour satisfaire à cette exigence fiscale, toute personne ne possédant que ses bras est tenue d’offrir ses services contre rémunération à l’oligarchie.

Cette législation tatillonne avait pour but d’immobiliser le plus possible la main d’œuvre, d’empêcher les déplacements des travailleurs vers les villes ou vers des régions où les salaires étaient plus avantageux.

Des camps disciplinaires sont également mis en place. Les revendications de terres des petits paysans sont totalement ignorées. Les revendications salariales de la population affranchie sont sapées par le recours aux « engagés » indiens soumis à des conditions d’exploitation terribles. Les écoles qui avaient été ouvertes après 1848 sont fermées. Le suffrage universel devient inopérant. On fait payer à l’élite mulâtre ses rêves d’ascension sociale de la 2ème République de 1848.

Ce contexte réactionnaire flatte la fibre esclavagiste nostalgique d’une classe békée arrogante. En Martinique, en 1870, à Rivière-Pilote, un certain Cléo Codé en est un modèle décomplexé. Cet aristocrate royaliste avait fait flotter le 21 janvier 1870 un drapeau blanc symbole de la monarchie. Juré au procès de Léopold Lubin, qui joua le rôle de déclencheur de l’insurrection, il se vantera de l’avoir fait condamner.

L’étincelle de l’affaire Lubin

L’Affaire Lubin va cristalliser la colère sociale et devenir le symbole du maintien de l’ordre colonial raciste après l’abolition de l’esclavage. D’un côté, il y a Léopold Lubin jeune noir de 22 ans. Il est issu d’une famille d’entrepreneurs de travaux publics, anciens libres de couleurs , et fait partie de la classe qui a le plus à gagner en terme d’ascension sociale dans la Martinique post-1848. En face, il y a Augier de Maintenon, aide-commissaire de marine, blanc arrivé depuis peu en Martinique, proche des cercles békés esclavagistes nostalgiques.

Le 19 février 1870, Lubin travaille sur la route avec son père et ses frères à la sortie du bourg de Marin. De Maintenon le provoque et le cravache avec son fouet. Ils portent plainte tous deux la semaine suivante. Le 25 avril 1870, faute de réaction de la part de la justice, Lubin décide de régler ses comptes lui-même et frappe De Maintenon. Immédiatement arrêté, il risque la déportation au bagne de Cayenne – traitement à l’époque exclusivement réservé aux non-blanch•e•s de l’île. Lors de son procès à Fort-de France le 19 août, le peuple vient en masse, notamment du Marin, de Sainte-Luce et de Rivière-Pilote, pour le soutenir. Il est condamné à 5 ans de bagne : le message social et racial est limpide. La foule quitte le tribunal révoltée.

Un Empire en difficulté

Le gouverneur observe que ‘les antagonismes de races se sont réveillés plus ardents que jamais… Les désastres des armées françaises et la proclamation de la République… ont surexcité cet antagonisme… Déjà à la campagne, comme à Saint-Pierre, des individus appartenant à la classe noire inférieure ont dit à haute voix : « Nous allons nous venger des blancs, les déposséder… »

La France est en guerre depuis Juillet 1870 contre l’Allemagne. Elle n’a cessé de subir des revers. Le 2 septembre, à Sedan, Napoléon III est contraint à la capitulation et capturé par les allemands. Deux jours plus tard, le 4 septembre 1870 à Paris, la foule envahit le Palais Bourbon sans violence. La 3ème République est proclamée et la déchéance de l’Empereur est votée par le Corps législatif.

Quand le mercredi 21 septembre 1870 le paquebot Le Louisiane viendra transmettre ces nouvelles à la colonie ce sera le signal de départ pour l’Insurrection du Sud.

La révolte

Le Sud s’enflamme

– Le 22, la population du bourg de Rivière-Pilote accueille la proclamation de la République par le maire avec des « Vive la République » mais aussi « Libérez Lubin » et « Mort à Codé ». La colère enfle, la foule s’attroupe le soir et réclame également le désarmement des blancs. Louis Telga est présent et très actif. L’agitation se poursuivant dans la soirée, la foule se rend sur l’habitation Codé. Un serviteur noir qui tente de s’interposer est tué et l’habitation est incendiée. En revenant vers le bourg le groupe se retrouve face à une troupe de 11 soldats appelée par le Maire. Il y a deux morts et deux blessés du côté des insurgés, très faiblement armés.

Ce n’est pas par hasard que le soulèvement a pris naissance à Rivière-Pilote. Léopold Lubin était très connu dans cette localité. Mais Rivière-Pilote est à l‘époque le centre qui comporte le plus grand nombre de petits paysans. Ceux-ci sont jaloux de leur indépendance et ont des traditions de résistance aux prétentions des blancs. En mai 1848, les esclaves et hommes de couleur de cette commune se soulevèrent et participèrent à l’insurrection libératrice.

Dans les années qui suivirent, à plusieurs reprises, il y eut des résistances à « l’organisation du travail » qui motivèrent l’intervention de la police.

– Dans la nuit du 22 au 23, plusieurs habitations sont incendiées. Un groupe apparemment dirigé par Eugène Lacaille s’agite et incendie sur le territoire de Rivière Salée. Lacaille propose que des « paysans pauvres puissent s’approprier des parcelles de terre ».

– Le 23, dans le bourg de Rivière-Pilote le maire tente de reprendre le contrôle. Il fait célébrer une « messe solennelle pour proclamer la république ». Il est chahuté par un nombre important d’habitants du bourg qui exige sa démission et la libération de Lubin. En début d’après-midi Telga investit la ville à la tête d’un groupe de 600 personnes environ ; il exige la libération de Lubin et le renvoi des troupes. Il laisse cependant fuir le maire… Dans les campagnes, Lumina Sophie et Emile Sydney rassemblent une troupe active et déterminée qui va aller d’habitation en habitation essayer de mobiliser les congos.

– Dans la nuit du 23 au 24 les incendies d’habitation reprennent. Le 24 tôt le matin, Codé est capturé, mutilé et exécuté par un groupe d’insurgés en haut du Morne Vent où il se cachait depuis deux jours.

Ce même jour une troupe militaire débarque à Rivière-Pilote et met en fuite le groupe de Telga, qui va rejoindre Lacaille sur son habitation de la Régale. Lumina Sophie et Emile Sydney les retrouvent le soir. Ils veulent faire de l’endroit un camp retranché. Les nuits des 24 et 25 les incendies s’étendent au Marin, au Vauclin et à Sainte-Anne.

– Le samedi 24, l’état de siège est décrété sur les communes du Sud. Le gouverneur fait appel à des troupes de volontaires qu’il arme. Les blancs affluent massivement. Participent également des noirs et des mulâtres dont l’enrôlement n’est pas toujours volontaire. Dès le 25 c’est une véritable boucherie, avec un seul mort du côté des forces répressives. Les insurgés sont très mal équipés et ne font pas le poids :

Les noirs à peine armés ne pouvaient opposer aucune résistance aux chassepots de nos tirailleurs. J’ai rencontré pendant mes courses quelques-uns de ces malheureux : les uns brandissaient un mauvais coutelas ; d’autres, en guise de lance, portaient un bambou muni d’une pointe ou d’un clou ficelé, rarement un vieux fusil chargé à plomb.

Plus de cinq cents de ces volontaires participeront à la chasse à l’homme dans le Sud. C’est que la bourgeoisie a peur : elle comprend que l’insurrection met en cause le régime social et politique du pays, elle sait que les insurgés veulent chasser les blancs et partager les grandes propriétés.

– Le lundi 26 l’habitation Daubermesnil et le camp de la Régale sont attaqués et les insurgés mis en déroute.

La terreur va s’installer : exécutions sommaires, massacres, pillages, destructions de cultures vivrières, de maison, de l’abattage de bétail.

Dès le 28, l’insurrection est écrasée mais « les répresseurs entretiendront tout au long des mois d’octobre et de novembre un climat d’insécurité et de chasse aux habitants des campagnes ».

Le projet insurrectionnel ?

Première révolte d’importance qui vint secouer l’ordre colonial après l’abolition, l’Insurrection du Sud de la Martinique porte une charge symbolique importante. Les lectures et les interprétations qui en sont faites divergent notamment sur son esprit et son projet. Saisir l’intentionnalité d’une foule est illusoire et hasardeux ; il y coexiste des aspirations complexes et contradictoires, une part d’imprévu et d’improvisation, et l’Insurrection du Sud ne fait pas exception.

Certains voient dans l’insurrection un acte fondateur de l’indépendantisme martiniquais. Il existe effectivement un groupe, La Société philanthropique, cercle politique créé 5 jours après la condamnation de Lubin, autour de la figure d’Auguste Villard notamment. Mais si le groupe a travaillé indubitablement au soutien de Lubin, son véritable objet reste énigmatique.

La thèse du complot organisé est aussi avancée et défendue par le pouvoir blanc et plantocratique.

Selon Gilbert Pago, dans l’Insurrection de la Martinique, si l’accusation avec les moyens qu’elle a déployée n’a pas trouvé de preuves c’est qu’il n’y avait probablement pas de complot. Ce qu’il réfute surtout c’est l’idée de projet explicite, même si, selon lui, l’insurrection victorieuse ne pouvait mener qu’à l’indépendance. Il pointe également le défaut d’organisation collective ainsi que – ce qui nous semble plus important – les différences de classe et divergences d’intérêt.

Derrière la révolte

L’apparente solidarité liée au mécontentement social à la veille de l’insurrection ne doit pas masquer les situations sociales très disparates entre ancien•ne•s esclaves, ancien•ne•s libres, propriétaires terriens, etc.

Surtout rurale, l’insurrection entraîne les petits planteurs et les ouvriers agricoles journaliers, ceux qui ne sont pas attachés aux « habitations » et aussi les travailleurs casés ; les mauvais salaires, le désir de terres, la crainte (fantasmatique ?) d’un retour à l’esclavage, surtout depuis l’arrêté Gueydon du travail forcé, sont leurs principaux mobiles. Le mouvement est incompris des villes mais aussi des bourgs ; la petite bourgeoisie de couleur n’y voit qu’une jacquerie.

L’attitude des hommes de couleur est assez nuancée.
La fraction la plus proche du prolétariat, celle des petits propriétaires des campagnes, a sympathisé avec les insurgés. Le colonel de Foucault, commandant supérieur du Centre, indique au gouverneur que « la bande incendiaire s’est recrutée dans la classe noire et dans le dernier étage de la classe de couleur. »

Par contre les couches aisées ont pris peur devant les « menaces à la propriété ». Par réflexe de classe, elles ont fait cause commune avec la bourgeoisie blanche. D’autres éléments interviennent pour expliquer cette attitude. Le gouverneur de Loisne note que « l’espoir des libertés politiques qui avaient été promises par la Métropole et demandées par le gouverneur a dû contribuer à maintenir des sentiments d’ordre et de fidélité parmi les races de couleur des grandes villes ». La petite et moyenne bourgeoisie de couleur pensait que par le suffrage universel elle pourrait réaliser son rêve de prendre en main la gestion des affaires locales. (Armand Nicolas)

Plusieurs personnes, présumées leaders de l’insurrection par le pouvoir colonial, font partie de la petite bourgeoisie noire et habitent justement le bourg. Rien, selon Pago, dans leurs déclarations ne permet d’imaginer leur adhésion « à une idéologie rompant avec leur classe sociale ». Bien qu’ils aient pu jouer des rôles décisionnels dans l’insurrection, il semble plutôt qu’au départ ils aient surtout suivi le mouvement populaire. Plus globalement tou•te•s les insurgé•e•s ne sont pas au même niveau de désespoir et cela se transcrit dans les actes :

La population du bourg, et parmi elle les classes moyennes noires, conteste la municipalité en place mais accepte de participer à des discussions à la mairie, concédant ce faisant quelque légitimité à l’édilité.

Les émeutiers du bourg se calment dès que l’on parle de changer l’équipe municipale. Les insurgés des campagnes cherchent à soulever le maximum de travailleurs, ils envahissent le bourg auquel « ils dictent les lois », affrontent la troupe, désarment les Blancs. Les objectifs ne sont pas les mêmes.

L’élite noire et surtout « mulâtre » met sa foi dans une idéologie républicaine, bourgeoise et assimilationniste qui est le socle historique d’une grande part de la gauche martiniquaise. Même les émeutiers les plus radicaux vont ponctuer l’insurrection de « Vive la République », trompés par l’état d’esprit de la « bourgeoisie de couleur qui ne se pensait qu’au prisme d’une France républicaine mythifiée, totalement fantasmée. » Mais il arrive aussi aux mêmes de crier des « Vive les prussiens » dont l’antipatriotisme choque la classe moyenne. En fait, nombre d’insurgé•e•s ont une faim radicale d’en finir avec le système colonial et font donc feu symbolique de toute arme d’opposition. Mais il n’y a pas d’idéologie unique à l’œuvre ou de plans d’attaque concerté.

Face à la répression

Un procès sous tension

L’instruction judiciaire aura lieu alors que le Sud est en état de siège, sous l’entière responsabilité des forces armées coloniales : c’est donc un conseil de guerre . Aux lendemains de l’insurrection, la bourgeoisie blanche réactionnaire avait réclamé des mesures expéditives et une répression terrible qui devrait « une fois pour toutes, mater toutes velléités de résistance ». Les injustices envers les travailleurs agricoles s’accentuent ; politiquement, les blancs riches vont marquer la distance avec les républicains « de couleur ».

Cependant le pouvoir blanc est contraint de réaliser que la situation reste instable et qu’il est loin d’avoir le plein soutien de toute la population blanche. La soif de vengeance est donc perturbée par la crainte d’un autre mouvement social : n’oublions pas d’ailleurs que c’est la condamnation de Lublin qui avait attisé les braises de l’Insurrection du Sud.

Le Président du Conseil de Guerre, le commandant Lambert, est un esclavagiste nostalgique qui va mettre la pression sur les accusés : menaces, amendes, emprisonnement. D’ailleurs, « la partialité et les méthodes du commandant Lambert, président du conseil de guerre, furent si scandaleuses qu’il fut rappelé en France, à la suite de vigoureuses protestations exprimées à la Martinique et en France (dont celle de Schoelcher) ». Mais, après le procès, bien entendu.

Les pressions de l’accusation ont commencé dès les interrogatoires lors des arrestations. En pleine audience, Amanthe Jean-Marie révèle dans quelles conditions de chantage sa déposition qui charge son compagnon Villard et étaye la thèse du complot lui a été extorquée par le juge d’instruction. Quant à Marie Marie-Sainte, servante de Villard, dont les déclarations ont également servi à soutenir la théorie complotiste, elle déclarera avoir témoigné sous la dictée. De plus le procès se tient en français alors que bon nombre d’accusé•e•s sont créolophones. Outre le rapport de pouvoir que cela induit, cela occasionne également des confusions au niveau des témoignages.

Lorsque le jugement s’ouvre, beaucoup d’insurgés en fuite n’ont pas été repris. Ce nombre élevé est lié au soutien populaire dont ils bénéficient. L’assistance au procès manifestera à plusieurs reprises cette solidarité.

L’absence de défense collective

Le travail de la défense dans le procès des insurgés est un des signes patents de la justice de classe :

La grande majorité des avocats du barreau de Saint Pierre et de Fort-de-France sont en effet des Blancs et des Mulâtres aisés ; certains d’entre eux ont même fait partie des troupes volontaires anti-insurrectionnelles.

Qui n’a pas les moyens se voit commettre des avocats d’offices peu motivés et d’un tel absentéisme que le Président de la Cour, qui se soucie pourtant peu que les accusé•e•s soient jugé•e•s équitablement, finira par le signaler. Parfois les avocats ne plaident pas et se rangent « délibérément du coté de l’ordre » ; de longues plaidoiries encensent Codé, le maire de Rivière-Pilote ou s’embarquent dans des longs discours aux soubassements racistes pour condamner une foule « réfractaire à toute civilisation ».

Les avocats des inculpés les plus riches, les mieux défendus donc, s’emploient à charger d’autres inculpés. Sans surprises, cela aura pour effet de briser les solidarités.

Mais il est clair de toute façon qu’« il n’y a eu aucune stratégie de défense solidaire et collective ». Certain•e•s restent fidèles à l’engagement révolutionnaire et font des déclarations qui se tiennent. Mais beaucoup s’appliquent à se « dégager de toute responsabilité » et tombent ainsi parfois dans la délation, comme Eugène Lacaille par exemple :

Est-ce à cause de la sévérité du régime carcéral, ses déclarations au tribunal sont pitoyables. Pour se disculper, il accuse tout le monde, même ses fils et ses filles.

Idéologies de la justice coloniale

Les principaux chefs d’inculpation au procès sont les suivants : complot, émeutes, incendies, pillages, assassinat de Codé, meurtres ou tentative de meurtres sur la personne des domestiques.

Aucun inculpé ne reconnait avoir participé à la préparation d’un complot. L’accusation prétend que Bolivard a avoué mais celui-ci est en fuite. Vu le nombre de témoignages fabriqués on est en droit d’être sceptique.

Dans sa gymnastique de répression et d’étouffement de la colère, la justice va mêler relaxes et condamnations impitoyables. Les relaxes s’appuieront en général sur le caractère collectif du mouvement et la difficulté de déterminer les actes des un•e•s et des autres. Mais la justice va autant servir à punir qu’à construire une image déformée de l’insurrection et de la situation coloniale qui l’a provoquée.

Ce qu’énonce d’abord et avant tout le procès, c’est une vision de la société coloniale comme ayant expurgé les fautes du passé et dans laquelle le clivage des races n’est qu’un souvenir oublié, que les insurgés se sont évertués à remettre à l’ordre du jour.

Au procès, le supplice de Codé devient la passion du Christ. Le pouvoir colonial exhibe le fardeau de l’homme blanc. Dans le même mouvement il se pare d’une générosité toute biblique, en accordant çà et là son pardon dans les acquittements. La révolte est traitée comme un déferlement irrationnel de sauvagerie raciale. Les conditions sociales de vie et de survie des journaliers agricoles qui constituent la majorité des insurgé•e•s sont tout simplement niées :

C’est la première fois dans cette enceinte qu’il est question de salaires insuffisants et du travail qui fait défaut. C’est le contraire qui est vrai dans cette colonie : les bras manquent au travail et jamais le travail aux bras.

Infantilisation, paternalisme, déni des réalités sociales et raciales c’est le spectacle que donne une aristocratie coloniale qui bien qu’elle se soit vu mourir au moment de l’abolition se sent de nouveau inébranlable, éternelle, et légitime. Pas question de partager les terres et les richesses. Et ces attitudes ont traversé le temps : l’ethno-classe békée l’a magnifiquement confirmé par exemple pendant le mouvement de 2009 en Guadeloupe et en Martinique.

La justice entend décapiter le mouvement et « élit » 6 leaders dont 4 ne sont pas ouvriers et font partie des classes moyennes. En réalité le mouvement doit beaucoup au fait que les insurgé•e•s soient jeunes et issu•e•s du monde agricole. Ils connaissent le terrain et se déplacent vite. 90% des inculpés ont moins de 40 ans et la plus grande partie a même moins de 25 ans. Il y a aussi quelques autres qui ont connu les révoltes de 1848 : Telga par exemple ou Eugène Lacaille qui s’y était déjà signalé comme chef de troupe. Ainsi l’Insurrection, qui hérite des révoltes anti-esclavagistes dans l’énergie politique et les méthodes, est portée par une nouvelle génération ; ce que la justice coloniale tend à masquer.

Personne n’a forcé personne ; c’était la première fois que ça arrivait ; c’était la République ; on disait que tout était permis.

Cinq hommes sont exécutés : Eugène Lacaille pour exercice d’un commandement dans une bande armée et complicité de plusieurs incendies, Furcy Carbonnel, Louis Gertrude Isidore, Cyrille Nicamore, Louis-Charles Youtte pour l’assassinat de Codé et exercice de commandement dans une bande armée. D’autres sont également condamnés à mort par contumace. Les autres peines sont : travaux forcés de 10 ans à perpétuité, déportation simple ou en enceinte fortifiée pour Villard, un autre des « leaders ».

Le traitement particulier appliqué aux insurgées pendant le procès relève du même type de paternalisme, le sexisme en plus :

Dans l’esprit des répresseurs, les femmes sont plus manipulables et plus susceptibles de donner des informations en échange de non-lieux.

Au cours de l’instruction, il y eut de nombreux non-lieux, souvent accordés parce que le magistrat instructeur, ayant inculpé un chef de famille, estimait que la plupart des enfants et la femme de ce dernier avaient été contraints de suivre le père. C’était une tentative habile de fissurer les solidarités familiales.

Parfois cette solution du « chef de famille » est acceptée par la famille parce que celui-ci est mort pendant la répression. Ce procédé masque la participation massive et autonome des femmes à la révolte ; ce sont des femmes des campagnes « ouvrières agricoles ex-esclaves » et les « filles d’ex-esclaves et d’affranchis ». Il n’y aura que 15 femmes (dont 2 en fuite) parmi les 114 inculpés.

Quant aux femmes, elles se signalèrent par leur ardeur, ce qui fit dire au gouverneur qu’elles « se sont montrées dans la lutte plus cruelle que les hommes ».

Aux côtés de cette logique sexiste et infantilisante du « chef de famille », il y a l’acharnement sur quelques cas, comme notamment avec l’emblématique Lumina Sophie qui a joué un rôle de meneuse. Elle est présentée comme un monstre, une abomination, et une blasphématrice. Ce qu’on lui reproche au fond c’est d’avoir joué un rôle qui ne correspond pas à ce que le pouvoir attend d’une femme. Et alors qu’on essaie de faire porter aux hommes la responsabilité de complot, la révoltée emblématique elle est considérée comme folle.
Les peines pour les inculpées vont de l’acquittement, pour Sylvanie Sylvain, à la peine de mort (par contumace), pour Madeleine Clem ; pour les autres : prison, travaux forcés, dont une peine à perpétuité pour la plus célèbre des insurgées, Lumina Sophie.

Conclusion

L’Insurrection du Sud est-elle l’acte de naissance du nationalisme Martiniquais ? Ce qui importe c’est que dans ce bref espace temporel des femmes et des hommes ont tenté de redéfinir ce que pouvait être la liberté en Martinique et dans les Antilles dites Françaises. Cet héritage-là est inestimable.

Ce qui est certain également, c’est qu’au lendemain de l’Insurrection la cartographie sociale du pays à venir s’est déjà formée.

C’est l’avènement de la petite bourgeoisie de couleur, généralement « mulâtre », dont les membres ont « en général condamné ou méprisé l’insurrection ». Assimilationnistes, ils misent sur la République ; bien plus pour gravir l’échelle sociale que par souci d’améliorer la condition globale du peuple martiniquais. Ils perçoivent surtout les pauvres comme des masses à manipuler. Ils ont également la naïveté de penser que la bataille électorale peut troubler l’hégémonie békée. C’est cette petite bourgeoisie essentiellement urbaine qui donnera naissance aux partis mulâtres assimilationnistes.

Malgré les élections, la puissance békée n’est pas menacée. Les plus radicaux font le choix de rester à distance de la vie politique locale et de traiter directement avec la France, conscients que tant qu’ils contrôleront l’économie ils tiendront le pays.

Démoralisés, réprimés, les travailleurs agricoles vont subir après l’insurrection une exploitation encore plus grande qui mènera à la grande grève agricole de Février 1900.

Deux mois après l’insurrection, Léopold Lubin verra sa peine de déportation commuée en peine d’emprisonnement simple. Deux ans avant le terme, le président Mac Mahon lui accorde une remise de peine et il est libéré.

En octobre 1880, Jules Grévy prend une mesure de grâce pour les condamnés de l’insurrection encore enfermés. Certain•e•s déporté•e•s ne reviendront jamais en Martinique, du fait notamment de la loi de la résidence perpétuelle qui frappe les bagnard•e•s condamné•e•s à plus de 7 ans. Lumina Sophie, elle, est morte à Saint-Laurent-du-Maroni en 1879.

Cases Rebelles (Septembre 2015)

http://www.cases-rebelles.org/linsurrection-du-sud-de-la-martinique-en-septembre-1870/

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