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L’organisation prolétarienne de la révolution russe d’Octobre

dimanche 6 novembre 2022, par Robert Paris

Les commissaires du comité militaire révolutionnaire

Il a déjà été question du Comité militaire révolutionnaire existant au soviet de Pétrograd, et qui était de facto l’état-major soviétiste de la garnison de Pétrograd, par opposition à l’état-major de Kérensky.

" Mais l’existence de deux états-majors est inadmissible ", nous signifièrent doctrinaire ment les représentants des partis de conciliation. A quoi nous répliquions : " Est-elle admissible, cette situation dans laquelle la garnison n’a plus confiance dans l’état-major officiel et craint que l’éloignement des soldats de Pétrograd ne soit dicté par une nouvelle entreprise contre-révolutionnaire ? "

" La création d’un deuxième état-major signifie une révolte ", nous répondait-on du côté de la droite. " Votre Comité militaire révolutionnaire s’occupera beaucoup moins de contrôler les plans d’opération et les mesures de l’autorité militaire que de préparer et d’exécuter un mouvement insurrectionnel contre le gouvernement actuel. "

Cette objection était parfaitement justifiée. Mais c’est précisément pour cela qu’elle n’effrayait personne. La grande majorité du soviet était consciente de la nécessité d’un renversement du gouvernement de coalition. Plus les Menschewiki et les socialistes-révolutionnaires démontraient que le Comité militaire révolutionnaire se transformait véritablement en un organe de révolte, et plus le soviet de Pétrograd mettait, d’empressement à soutenir ce nouvel organe de combat.

Le premier acte du Comité militaire révolutionnaire fut de nommer des commissions dans toutes les parties de la garnison de Pétrograd et auprès de toutes les institutions importantes de la capitale et des environs.

De tous les côtés on nous informait que le Gouvernement ou, pour être plus exact, que les partis gouvernementaux organisaient et armaient énergiquement leurs forces. Dans tous les dépôts d’armes – publics et particuliers – on prenait des fusils, des revolvers, des mitrailleuses et des cartouches, qui servaient à armer les élèves-officiers, les étudiants et la jeunesse bourgeoise en général.

Il fallait donc prendre sans retard des mesures préventives. Dans tous les dépôts d’armes et dans tous les magasins des commissaires furent institués. Presque sans résistance ils devinrent les maîtres de la situation. Il est vrai que les commandants et les propriétaires des dépôts d’armes prétendirent ne pas reconnaître nos commissaires, mais il suffisait alors de s’adresser au comité des soldats ou au comité des employés de l’établissement, quel qu’il fût, et la résistance était aussitôt brisée. Désormais il ne fut plus délivré d’armes que par ordre de nos commissaires.

Les régiments de la garnison de Pétrograd avaient déjà eu autrefois leurs commissaires, mais ceux-ci étaient désignés par le Comité central exécutif. J’ai déjà dit que, après le Congrès de juin des Soviets et surtout après la démonstration du 18 juin, qui avait mis en lumière la puissance toujours croissante des Bolschewiki, le parti de la conciliation avait enlevé au soviet de Pétrograd presque complètement toute espèce d’influence sur la marche des événements dans la capitale de la Révolution. La direction de la garnison de Pétrograd se concentrait dans les mains du Comité central exécutif.

Il fallait donc imposer partout l’autorité des commissaires du soviet de Pétrograd. Cela fut fait grâce à l’énergique collaboration des masses des soldats. A l’issue des meetings dans lesquels intervenaient des orateurs des divers partis, on voyait les régiments déclarer l’un après l’autre qu’ils ne connaissaient plus que les commissaires du soviet de Pétrograd et que sans leurs instructions ils de bougeraient pas.

Dans I’établissement de ces commissaires l’organisation militaire des Bolschewiki joua un grand rôle. Avant les journées de juillet, cette organisation avait réalisé un énorme travail d’agitation. Le 5 juillet le bataillon monté sur automobiles, que Kérensky avait fait venir à Pétrograd, démolit la villa de la Kschessinskaja où se trouvait l’organisation militaire de notre parti. La plupart des chefs de notre organisation militaire et beaucoup de ses membres furent arrêtés, les publications furent supprimées et l’imprimerie détruite.

Ce n’est que peu à peu que cette organisation put reconstituer son matériel, mais cette fois tout se fit dans l’ombre. Numériquement parlant, elle ne comprenait qu’une infime partie de la garnison de Pétrograd, – en tout, une centaine d’hommes. Mais il y avait là beaucoup de têtes résolues appartenant au corps des automobilistes, des soldats absolument dévoués à la Révolution et de jeunes officiers ; c’étaient pour la plupart des sous-officiers qui en juillet et en août avaient fait connaissance avec les prisons de Kérensky. Tous se mirent à la disposition du Comité des Soldats révolutionnaires ; ils furent placés aux postes les plus difficiles et les plus périlleux.

Il n’est certainement. pas inutile de faire remarquer que notamment les membres de I’organisation militaire de notre parti accueillirent l’idée d’une révolution immédiate pour octobre avec une extrême réserve et même avec un certain scepticisme, Le caractère spécial de l’organisation et sa qualité d’institution militaire officielle portaient ses chefs à s’exagérer le rôle des moyens purement techniques et matériels nécessaires à la réussite de la Révolution, – et à ce point de vue nous étions décidément les plus faibles. Mais notre force consistait, dans l’élan révolutionnaire des masses et dans leur empressement à combattre sous nos drapeaux.

Le flot qui monte

A côté de ce travail d’organisation il y avait une violente campagne d’agitation. Ce fut une période de meetings continuels dans les usines, au Cirque Moderne et au Cirque Ciniselli, dans les clubs et dans les casernes. L’atmosphère de tous ces meetings était saturée d’électricité. Toute allusion à la Révolution prochaine était accueillie par un tonnerre d’applaudissements et de cris d’enthousiasme.

La presse bourgeoise contribua beaucoup à accentuer l’impression d’inquiétude générale. L’ordre signé par moi donné à la fabrique de munitions de Sestrorjetzk de remettre à la garde rouge 5.000 fusils déchaîna dans les milieux bourgeois une panique indescriptible. Partout, dans les paroles et dans les écrits, il n’était question que d’un massacre général qui se préparait. Cela n’empêcha naturellement pas la fabrique d’armes de Sestrorjetzk de livrer des armes aux gardes rouges. Plus la presse bourgeoise aboyait contre nous et nous calomniait, et plus ardente était la réponse faite par les masses à notre appel.

On se rendait de plus en plus compte dans les deux camps que la crise devait fatalement se dénouer dans le courant des jours qui allaient suivre. La presse socialiste-révolutionnaire et menschewiste jetait le cri d’alarme : "La Révolution est dans le plus grand péril ! " - " Il se prépare une répétition des Journées de juillet, - mais sur une base plus large et, par suite aussi, avec des conséquences beaucoup plus dangereuses ! "

Gorki prophétisait chaque jour dans sa " Nowaja Schisn " la ruine imminente de toute la civilisation. La couleur socialiste s’effaçait avec une rapidité inconcevable de dans les esprits de la bourgeoisie intellectuelle, au fur et à mesure que s’approchait le régime sévère de la dictature des travailleurs.

En revanche les soldats des régiments même les plus arriérés saluaient avec enthousiasme les commissaires du Comité militaire révolutionnaire. Jusqu’aux contingents cosaques et jusqu’à la minorité socialiste des élèves-officiers qui nous envoyaient des délégués. Dans le cas d’une lutte à main armée ils nous faisaient espérer pour le moins la neutralité de leurs contingents. Le gouvernement de Kérensky ne tenait plus que par un fil.

L’état-major de l’arrondissement militaire entra en pourparlers avec nous, nous proposant un compromis. Pour mesurer la force de résistance de l’ennemi, nous acceptâmes les négociations. Mais l’état-major était nerveux : tantôt il calait doux et tantôt il menaçait et prétendait même ne pas reconnaître nos commissaires, ce qui, du reste, n’avait pas la moindre influence sur leur manière d’agir.

D’accord avec l’état-major le Comité central exécutif nomma haut-commissaire pour la circonscription militaire de Pétrograd le capitaine d’état-major Malewski et déclara magnanimement qu’il était, disposé à reconnaître nos commissaires, - à la condition qu’ils se soumettraient à ce haut-commissaire. Nous repoussâmes cette proposition et les pourparlers furent, rompus.

Des Menschewiki et des socialistes-révolutionnaires notables vinrent à nous en médiateurs, cherchant à nous apaiser ou nous couvrant de menaces, et nous prédisant notre ruine et la ruine finale de la Révolution.

Chapitre 19 – La journée du Soviet de Pétrograd

L’Institut Smolni se trouvait déjà à cette époque dans les mains du soviet de Pétrograd et de notre parti. Les Menschewiki et les socialistes-révolutionnaires de droite transportèrent le centre de leur activité politique au Palais Marie, où le Pré-Parlement à peine né était déjà à l’agonie.

Kérensky prononça au Pré-Parlement un grand discours dans lequel il cherchait à cacher son impuissance sous les vifs applaudissements des partis bourgeois et derrière un braillement de menaces.

L’état-major fit encore une suprême tentative de résistance. Il envoya à tous les éléments de la garnison une invitation à nommer deux délégués par corps de troupes, afin d’examiner la question de l’éloignement des soldats de la capitale. La délibération était fixée au 22 octobre, à une heure de l’après-midi.

Les régiments nous avertirent aussitôt de cette invitation. Nous convoquâmes par téléphone le conseil de la garnison pour 11 heures du matin. Toutefois une partie des délégués se rendirent à l’état-major, mais à seule fin de déclarer qu’ils ne feraient rien sans les instructions du soviet de Pétrograd.

Le conseil de la garnison manifesta presque unanimement sa fidélité au Comité militaire révolutionnaire. Des objections ne furent faites que par les représentants officiels des partis de l’ancien soviet, mais elles ne trouvèrent chez les délégués des régiments aucun écho. Les efforts de l’état-major n’avaient servi qu’à nous montrer d’autant plus clairement que nous marchions sur un terrain solide. Parmi nos plus chauds partisans était le régiment de Wolynie, celui-là même qui, dans la nuit du 4 juillet, avait, musique en tète, quitté le Palais de Tauride pour aller garrotter les Bolschewiki.

Nous avons déjà dit que le Comité central exécutif détenait la caisse et les publications du soviet de Pétrograd. Sa tentative de se rendre maître ne fût-ce que d’une seule de ces publications n’avait conduit à rien. Depuis la fin de septembre nous avions entrepris une série de démarches pour procurer au soviet de Pétrograd un journal indépendant. Mais toutes les imprimeries étaient occupées, et leurs propriétaires, soutenus par le Comité central exécutif, nous boycottaient.

Aussi décidâmes-nous d’organiser la "Journée du Soviet de Pétrograd ", afin de déployer une agitation grandiose et de recueillir les fonds nécessaires pour créer un journal. Cette journée avait été fixée deux semaines plus tôt au 22 octobre ; elle coïncida ainsi avec la date même de la lutte ouverte.

La presse adverse affirmait avec certitude que le 22 oc tobre aurait lieu dans les rues de Pétrograd une entreprise des Bolschewiki à main armée. Que cette entreprise ait lieu, nul n’en doutait. On ne s’efforçait plus que d’en deviner la date, et l’on se répandait en conjectures et en prophéties, essayant par ce moyen de nous arracher un démenti ou une confirmation.

Mais le soviet procédait avec calme et sang-froid, sans prêter l’oreille aux vociférations de " l’opinion publique" et de la grande bourgeoisie. Le 22 octobre fut le jour de parade de l’armée prolétarienne. Tout s’y passa excellemment. Malgré tous les avertissements venus de droite et prétendant que le sang coulerait à flot dans les rues, les masses populaires accoururent en foule aux meetings du soviet de Pétrograd.

Toutes les forces oratoires avaient été mises en action. Tous les établissements publics étaient bondés. Les réunions durèrent plusieurs heures sans une interruption. Comme orateurs il y avait des membres de notre parti, des délégués du Congrès des Soviets, des représentants du front, des socialistes-révolutionnaires de gauche et des anarchistes Tous les édifices publics étaient inondés par les vagues d’ouvriers, de soldats et de matelots. Des réunions pareil-les, même pendant la Révolution, avaient rarement eu lieu à Pétrograd.

Une partie importante de la petite bourgeoisie se mit elle aussi en mouvement, excitée plutôt qu’effrayée par les cris, les avertissements et les aboiements de la presse bourgeoise. Des dizaines de milliers d’hommes envahissaient l’édifice de la maison du peuple, tourbillonnaient dans les couloirs et s’entassaient dans les salles archicombles. Autour des piliers de fer s’accrochaient, comme d’énormes pampres, des guirlandes de têtes humaines, de mains et de pieds. L’atmosphère était remplie de cette tension électrique qui distingue tous les moments critiques de la Révolution : - "A bas le gouvernement de Kérensky !"
 " A bas la guerre ! "
 " Tout le pouvoir pour les Soviets ! "

Devant ces immenses multitudes, nul, parmi les partis de l’ancien soviet, n’osait hasarder une seule parole de contradiction. Le soviet de Pétrograd dominait absolument tout. A vrai dire, l’action révolutionnaire était déjà déclenchée. Il ne restait plus qu’à donner à ce fantôme de gouvernement, par la main de l’armée, le coup de grâce.

Chapitre 20 – La conquête des troupes hésitantes

Les plus prudents d’entre nous-mêmes se dirent qu’il y avait encore des corps de troupe qui n’étaient pas pour nous, tels les cosaques, le régiment de cavalerie, le régiment de Semenow, les automobilistes. Nous dépêchâmes vers ces troupes des commissaires et des agitateurs. Leurs comptes rendus étaient tout à fait satisfaisants : l’atmosphère chauffée au, rouge communiquait sa température à tous et à chacun, et même les éléments les plus conservateurs de l’armée n’avaient plus le moyen de résister à la tendance générale de la garnison de Pétrograd.

J’assistai à une réunion en plein air du régiment de Semenow, qui passait pour le meilleur appui du gouvernement de Kérensky. Il y avait là les orateurs les plus en vue de la droite. Ils se cramponnaient à ce régiment de la Garde, à ce régiment conservateur, comme à la dernière bouée de sauvetage du Gouvernement de coalition. Effort inutile. Avec une majorité écrasante, le régiment se prononça pour nous et coupa franchement la parole à ces anciens ministres.

Les groupes qui luttaient encore contre les mots d’ordre du soviet consistaient surtout, en officiers, engagés volontaires, intellectuels et semi-intellectuels de la bourgeoisie. Les masses ouvrières et paysannes étaient entièrement nôtres. La démarcation entre les deux camps était établie d’après une ligne de condition sociale nettement déterminée.

La base militaire centrale de Pétrograd est la forteresse Pierre et, Paul. Nous avions mis là comme commandant un jeune sous-lieutenant. Il se trouva qu’il fut à là hauteur de sa tâche et qu’au bout de quelques heures, il domina la situation. Les chefs officiels de la forteresse s’écartèrent et attendirent. Nous considérions maintenant comme élément sûr le bataillon des automobilistes qui, en juillet, avait mis à sac l’organisation militaire de notre parti se trouvant dans le palais de la Kschessinskaja et qui avait occupé cet édifice.

Le 23 octobre, vers 2 heures de l’après-midi, je me rendis à la forteresse. Les orateurs de la droite se montrèrent extrêmement prudents et réservés ; ils éludèrent obstinément toute question relative à la personne de Kérensky, tandis que le nom de Kérensky provoquait, même parmi les soldats, d’inévitables cris de protestation et d’indignation. C’est nous qu’on écouta et, qu’on suivit.

’Vers 4 heures, les automobilistes tinrent, dans le voisinage, au Cirque Moderne, une réunion de leur bataillon. Comme orateur, il y eut notamment le quartier-maître général Paradjelow. Il parla avec une extrême prudence. Le temps était loin où les orateurs officiels et officieux ne parlaient du parti ouvrier que comme d’une bande de traîtres et de vendus au Kaiser allemand.

Le chef intérimaire de l’état-major de l’armée vînt à moi et me dit : " Allons, je vous en prie, il faut que nous trouvions un moyen d’entente... " Mais il était déjà trop tard. Après la discussion, le bataillon se déclara, à l’unanimité moins 30 voix, pour la remise du pouvoir aux soviets.

Chapitre 21 – Le commencement de la Révolution

Le gouvernement de Kérensky ne savait plus où donner de la tête. Du front on appela deux nouveaux bataillons d’automobilistes et la batterie contre avions ; on essaya aussi de faire venir les corps de cavalerie... Chemin faisant, les automobilistes envoyèrent au soviet de Pétrograd un télégramme ainsi conçu : " On nous dirige sur Pétrograd, nous ne savons pas pourquoi, prière de nous renseigner. "

Nous leur répondîmes de s’arrêter et d’envoyer une délégation à Pétrograd. Les délégués arrivèrent et nous déclarèrent dans les séances du soviet que le bataillon était tout entier pour nous. Cela déchaîna un ouragan d’enthousiasme. Le bataillon fut invité à venir aussitôt dans la capitale.

Le nombre des délégués du front augmentait chaque jour. Ils venaient nous voir, nous demandaient des renseignements sur la situation, se faisaient donner par nous des documents de propagande et retournaient au front, pour y répandre la nouvelle que le soviet de Pétrograd luttait pour un gouvernement constitué par les ouvriers, les soldats et les paysans.

" Les tranchées vous soutiendront ", nous disaient-ils.

Les vieux Comités des armées, qui pendant les quatre ou cinq derniers mois n’avaient subi aucune réélection, nous envoyaient des dépêches pleines de menaces mais qui n’effrayaient personne : nous savions que ces Comités étaient pour le moins aussi étrangers aux masses des soldats que le Comité central exécutif l’était, aux soviets locaux.

Le Comité Militaire Révolutionnaire plaça des commissaires dans toutes les gares. Ceux-ci surveillaient avec soin l’arrivée et le départ des trains et, en particulier, les mouvements de troupes. Des communications permanentes, par téléphone et par automobile, furent établies avec les villes voisines et avec leurs garnisons. Tous les soviets des environs de Pétrograd furent invités à tenir strictement la main à ce que n’entre dans la capitale aucune troupe contre-révolutionnaire, ou, pour être plus exact, aucune troupe trompée par le gouvernement.

Le personnel subalterne des gares et les ouvriers reconnurent aussitôt nos commissaires. Au Central téléphonique il se produisit le 24 octobre des difficultés : nous n’obtenions plus la communication. Le Central avait été occupé par des élèves-officiers, sous la protection de qui les dames téléphonistes faisaient de l’opposition au soviet. C’était le premier indice du commencement du sabotage. Le Comité militaire révolutionnaire envoya à la station téléphonique un détachement de soldats et plaça à l’entrée deux petits canons. Ainsi commença la prise de possession des organes gouvernementaux. Les matelots et les gardes rouges occupèrent, avec de petits contingents, le télégraphe, la poste et d’autres services publics. Des mesures furent prises pour s’emparer de la Banque d’Etat.

Le centre du gouvernement, l’Institut Smolni, fut transformé en forteresse. Dans les combles de l’édifice il y avait encore, héritage de l’ancien Comité central exécutif, quelques douzaines de mitrailleuses ; mais elles étaient en mauvais état et il n’y avait pas, pour s’en servir, de personnel exercé. Nous dépêchâmes en renfort à l’Institut Smolni un détachement de mitrailleuses. Au petit jour, les soldats faisaient rouler déjà, avec un grondement de tonnerre, leurs mitrailleuses sur les dalles de pierre des longs couloirs à demi-obscurs de l’Institut Smolni. Aux portes regardaient, d’un visage surpris ou effrayé, les quelques socialistes-révolutionnaires ou Menschewiki restés encore à l’Institut.

Le soviet se réunissait tous les jours à l’Institut Smolni, tout comme la Conférence de la garnison.

Au troisième étage de l’Institut, dans une petite pièce d’angle, siégeait en permanence le Comité militaire révolutionnaire. C’est là que convergeaient toutes les nouvelles, sur le déplacement des troupes, sur la mentalité actuelle des soldats et des ouvriers, sur l’agitation dans les casernes, sur les excès des fauteurs de pogroms, sur les agissements des politiciens bourgeois, les menées du Palais d’Hiver et les projets des anciens partis soviétistes. De tous côtés affluaient les informateurs. C’étaient des ouvriers, des officiers, des concierges, des élèves-officiers à tendances socialistes, des servantes et des dames. Beaucoup d’entre eux ne disaient que des sottises, mais d’autres apportaient de sérieuses et précieuses informations. Le moment décisif approchait. Il était évident qu’il n’y avait plus à reculer.

Le 24 octobre au soir, Kérensky vint au Pré-Parlement, et demanda l’autorisation de prendre des mesures répressives contre les Bolschewiki. Mais le Pré-Parlement se trouvait dans un état de lamentable incohérence et de désagrégation complète. Les Cadets persuadèrent aux socialistes-révolutionnaires de droite de voter une motion de confiance ; les socialistes-révolutionnaires de droite exercèrent une pression sur le Centre ; le Centre était indécis ; l’aile " gauche " faisait une politique d’opposition parlementaire. Après de nombreuses délibérations et discussions et après beaucoup d’oscillations, la résolution de l’aile gauche fut adoptée, condamnant le mouvement séditieux du soviet ; mais la responsabilité de ce mouvement fut rejetée sur la politique anti-démocratique du gouvernement.

Le courrier nous apportait des douzaines de lettres nous parlant d’arrêts de mort prononcés contre nous, de machines infernales, d’un attentat à la dynamite menaçant l’Institut Smolni, etc. La presse bourgeoise vomissait furieusement des imprécations de rage et de terreur. Gorki, qui semblait avoir complètement oublié son " Chant du Faucon ", continuait dans la " Nowaja Schisn " à prophétiser l’imminente fin du monde.

Les membres du Comité militaire révolutionnaire n’avaient pas quitté l’Institut Smolni durant toute la semaine dernière ; ils dormaient sur les divans et ne prenaient qu’un peu de sommeil, réveillés sans cesse par les courriers, les porteurs de nouvelles, les cyclistes, les télégraphistes et les appels téléphoniques.

La nuit la plus agitée de toutes fut celle du 24 au 25. On nous avisa téléphoniquement de Pawlowsk que le gouvernement faisait appel à l’artillerie qui se trouvait là ; de même à Péterhof, pour l’école des sous-officiers. Au Palais d’Hiver se réunissaient, autour de Kérensky, des élèves-officiers, des officiers, et les troupes de choc du " régiment des femmes ". Nous donnâmes par téléphone l’ordre de placer sur toutes les routes conduisant à Pétrograd des postes militaires sûrs et d’envoyer des agitateurs au-devant des troupes appelées pal le gouvernement. Si les paroles seules ne suffisaient pas, on devait se servir des armes. Toutes les communications étaient faites téléphoniquement, en langage clair, et elles étaient donc parfaitement susceptibles d’être saisies par les agents du gouvernement.

Les commissaires nous informèrent téléphoniquement que sur toutes les voies d’accès à Pétrograd nos amis veillaient. Cependant, une partie des élèves-officiers d’Oranienbaum réussit à passer, et nous suivîmes au téléphone leurs mouvements ultérieurs. La garde extérieure de l’Institut Smolni fut renforcée par l’envoi d’une compagnie de plus.
La liaison avec toutes les parties de la garnison était permanente. Les compagnies de garde de tous les régiments restaient sur pied. Nuit et jour, les délégués étaient à la disposition du Comité militaire révolutionnaire. L’ordre fut donné de réprimer énergiquement l’agitation des " Cent Noirs " et, à la première tentative de désordre dans la rue, de faire usage de ses armes et d’être sans pitié.

Au cours de cette nuit décisive tous les points principaux de la ville tombèrent entre nos mains, - presque sans résistance, sans combat, sans verser de sang. La Banque d’État était gardée par les troupes gouverne-mentales et par une auto blindée. Nos troupes cernèrent l’immeuble de toutes parts et s’emparèrent de l’auto blindée, de sorte que la Banque d’Etat tomba sans coup férir entre les mains du Comité militaire révolutionnaire.

Il y avait sur la Néva, près de la Fabrique Franco-Russe, le croiseur Aurore, qui se trouvait en réparation. Son équipage se composait exclusivement de matelots absolument dévoués à la Révolution. Lorsque Kornilow, à la fin du mois d’août, menaçait Pétrograd, les matelots de l’Aurore furent appelés par le gouvernement pour défendre le Palais d’Hiver. Et, bien que déjà à cette époque, ils fussent tout à fait hostiles au gouvernement de Kérensky, ils comprirent que leur devoir était de faire face à l’assaut contre-révolutionnaire, et ils allèrent, sans faire d’objection, occuper leur poste de combat. Le danger passé, ils furent tenus à l’écart.

Maintenant, au moment de la levée révolutionnaire d’Octobre, ils étaient trop dangereux. C’est pourquoi le ministère de la marine donna nu croiseur Aurore l’ordre d’appareiller et de sortir des eaux de Pétrograd. L’équipage nous en avisa aussitôt. Nous annulâmes cet ordre, et le croiseur resta où il était, prêt, à chaque instant à mettre toutes ses forces au service du gouvernement des Soviets.

La journée décisive

A l’aube du 25 octobre vinrent à l’institut Smolni un ouvrier et une ouvrière de l’imprimerie de notre Parti, apportant la nouvelle que le gouvernement avait interdit la parution de l’organe central du Parti, ainsi que celle du nouveau journal du soviet de Petrograd. Des agents du gouvernement avaient mis les scellés sur l’imprimerie. Le Comité militaire révolutionnaire rapporta aussitôt cette mesure, prit les deux organes sous sa protection, et confia « au glorieux régiment de Wolynie le grand honneur de défendre la libre parole socialiste contre les attentats contre-révolutionnaires ». L’imprimerie travailla ensuite sans interruption, et les deux journaux parurent à l’heure fixée

Le gouvernement siégeait toujours au Palais d’Hiver, niais ce n’était plus que l’ombre d’un gouvernement. Politiquement, il n’existait plus. Dans la journée du 25 octobre, le Palais d’Hiver fut, peu à peu, entièrement cerné par nos troupes. A une heure de l’après-midi j’annonçai, à la séance du soviet de Petrograd et au nom du Comité militaire révolutionnaire, que le gouvernement de Kérensky n’existait plus et que, en attendant la décision du Congrès des Soviets de toutes les Russies, la puissance gouvernementale passait aux mains du Comité militaire révolutionnaire.

Quelques jours auparavant, Lénine avait déjà quitté la Finlande, et il se tenait caché dans les maisons ouvrières des faubourgs. Le 25 au soir, il vint se secrètement à l’Institut Smolni. D’après ce qu’il avait lu dans les journaux, il croyait qu’il allait y avoir un compromis provisoire entre nous et le gouvernement de Kérensky. La presse bourgeoise avait tellement fait de bruit avec les prodromes du mouvement révolutionnaire déploiement de troupes armées dans les rues de la capitale, émeutes et effusion de sang inévitable — que maintenant, alors que la Révolution s’accomplissait vraiment, elle ne s’en apercevait pas, et prenait pour argent comptant les pourparlers qui avaient lieu entre l’état-major et nous. Pendant ce temps méthodiquement, sans tumulte dans les rues, sans qu’il y ait ni coups de fusil ni effusion de sang, les colonnes, solides et bien disciplinées des soldats, des matelots et des gardes rouges s’emparaient l’un après l’autre de tous les organes du pouvoir, — et cela conformément aux ordres précis, communiqués par téléphone, qui partaient de la petite chambre du troisième étage de l’Institut Smolni.

Le soir eut lieu une séance provisoire du Second Congrès des Soviets de toutes les Russies. Dan fit un rapport au nom du Comité central exécutif. Il prononça un discours d’accusation contre les émeutiers, les « expropriateurs « et les fauteurs de rébellion, et il tâcha d’effrayer le Congrès en représentant comme inéluctable l’échec du mouvement révolutionnaire qui, disait-il, serait étouffé dans quelques jours par les troupes du front. Son discours manqua de persuasion, et il était déplacé dans une assemblée ou l’énorme majorité des délégués suivait avec une joie intense la marche victorieuse de la Révolution de Pétrograd
.

Le Palais d’Hiver était alors déjà cerné, mais il n’était pas encore pris. De temps en temps partaient de ses fenêtres quelques coups de feu tirés sur les assiégeants, qui lentement et avec prudence resserraient toujours davantage leur cercle autour de lui. De la forteresse Pierre-et-Paul deux ou trois coups de canon furent tirés sur le Palais. Leur grondement lointain pénétra jusqu’au sein de l’Institut Smolni. Dans une rage impuissante, Martow, à la tribune du Congrès, parla de guerre civile, et, tout particulièrement, du siège du Palais d’Hiver, où parmi les ministres il y avait — ô abomination ! — des membres du parti menschewiste
.

La réplique lui fut donnée par deux matelots, qui était venu directement du champ de bataille pour présenter un rapport. Ils rappelèrent l’offensive du 18 juin, toute la politique de trahison de l’ancien gouvernement, le rétablissement de la peine de mort pour les soldats, les arrestations et les mesures oppressives contre les organisations révolutionnaires et ils jurèrent de vaincre ou de mourir. Ces matelots nous apportaient aussi la nouvelle de nos premières pertes subies sur la place qui s’étend devant le Palais d’Hiver.

Comme sur un invisible signal, tout le monde se leva de son siège, avec une unanimité qui n’est produite que par une haute tension morale, l’assemblée entonna le chant des morts. Qui a vécu ce moment-là ne l’oubliera jamais...

La séance fut interrompue. Il était impossible de continuer la discussion théorique relative à l’élaboration du gouvernement, alors que dans le tumulte du combat et de la fusillade entourant le Palais d’Hiver se décidait par les faits le sort de ce gouvernement. Cependant la prise du Palais traînait en longueur, et il en résulta un fléchissement parmi les éléments indécis du Congrès. Les orateurs de l’aile droite nous prédisaient une catastrophe prochaine. Tous attendaient avec anxiété les nouvelles de ce qui se passait sur la place du Palais d’Hiver. Au bout de quelques temps arriva Antonow[Antonoov-Ovsenko Ndlr], qui dirigeait les opérations. Il se fit dans la salle un silence complet : le Palais d’Hiver était pris, Kérensky s’était enfui, et les autres ministres étaient arrêtés et conduits à la forteresse Pierre-et-Paul.

Le premier chapître de la Révolution d’Octobre était ainsi achevé !

Les socialistes-révolutionnaires de droite et les Menschewiki, au nombre d’environ une soixantaine, c’est-à-dire à peu près le dixième du Congrès, quittèrent la salle en protestant. Comme ils ne pouvaient rien faire d’autre, « ils rejetèrent toute la responsabilité « de tout ce qui allait se passer sur les Bolschewiki et sur les socialistes-révolutionnaires de gauche.

Ces derniers hésitaient encore. Leur passé les rattachait au parti de Tschernow. L’aile droite de ce parti s’était complètement livrée à la classe moyenne et à la petite bourgeoisie, aux intellectuels de la petite bourgeoisie et aux villageois aisés, et, dans toutes les questions importantes, elle s’alliait contre nous avec la grande bourgeoisie libérale.

Les éléments les plus révolutionnaires de ce parti, dans lesquels se reflétait encore tout le radicalisme des revendications sociales des masses paysannes les plus pauvres, étaient orientés vers le prolétariat et vers le parti du prolétariat. Néanmoins., ils avaient peur de couper les liens qui les rattachaient à leur ancien parti. Aussi, lorsque nous quittâmes le Pré-Parlement, ils refusèrent de nous suivre et nous mirent en garde contre les « aventures ». Mais, maintenant, la Révolution les plaçait devant la nécessité de choisir : pour les Soviets ou contre les Soviets. Non sans hésitation, ils se rangèrent du côté de la barricade où nous nous trouvions nous-mêmes.
Chapitre 23 – Constitution du Soviet des Commissaires du Peuple

A Pétrograd, la victoire était complète. Le pouvoir appartenait tout entier au Comité militaire révolutionnaire. Nous rendîmes nos premiers décrets sur l’abolition de la peine de mort, sur les réélections des Comités des armées, etc. Mais voilà que nous nous trouvâmes dans l’impossibilité de communiquer avec la province, Les employés supérieurs des chemins de fer, des postes et des télégraphes étaient contre nous. Les Comités des armées, les conseils municipaux et les Zemstwos bombardaient continuellement l’institut Smolni de menaçantes dépêches, où ils nous déclaraient franchement la guerre, en promettant, nous rebelles, de nous mettre à la raison à bref délai !

Nos télégrammes, décrets et déclarations n’atteignaient pas la province, car l’Agence télégraphique de Pétrograd nous refusait ses services. Dans cette atmosphère d’isolement où se trouvait la capitale par rapport à tout le reste du pays, des bruits inquiétants et extraordinaires naissaient et se propageaint avec facilité.

Lorsque la presse bourgeoise et la presse modérée purent se convaincre que le soviet détenait réellement le pouvoir, que le gouvernement précédent était arrêté, et que les ouvriers en armes étaient maîtres des rues de Pétrograd, elles déclenchèrent contre nous une campagne d’une frénésie vraiment inouïe ; il n’y avait pas de mensonge ni de calomnie que cette presse-là n’ait mobilisé contre le Comité militaire révolutionnaire, contre ses chefs et ses commissaires. Dans la journée du 26 octobre eut lieu la séance du Soviet de Pétrograd à laquelle prirent part les délégués du Congrès Panrusse les membres de la Conférence de la garnison et un nombreux public d’adhérents. C’est là que, pour la première fois depuis près de quatre mois, Lénine et Sinowjew[Zinoviev Ndlr] firent leur réapparition ; ils furent accueillis par de bruyantes ovations. La joie de la victoire était cependant troublée par l’appréhension de l’accueil que le pays ferait à ce nouvel état de choses et par le souci où l’on était de savoir si les Soviets conserveraient réellement la puissance gouvernementale...

Le soir eut lieu une séance du Congrès des Soviets, Lénine présenta deux projets de décrets : l’un sur la paix et l’autre sur le partage des terres. Ces deux décrets furent adoptés à l’unanimité après une courte discussion. Dans cette même séance fut constitué un nouveau gouvernement central sous forme de Soviet des Commissaires du Peuple.

Le Comité Central de notre parti tenta de réaliser l’union avec les socialistes-révolutionnaires de gauche. On leur offrit de prendre part à la constitution du gouvernement des Soviets. Ils hésitaient et prétendaient que le gouvernement devait avoir le caractère d’une coalition dans le cadre des partis soviétistes. Mais les Menschewiki et les socialistes-révolutionnaires de droite avaient rompu toutes relations avec le Congrès des Soviets, car ils étaient partisans résolus d’une coalition avec les partis anti-soviétistes.

Il ne nous restait plus qu’à laisser aux socialistes-révolutionnaires de gauche le soin de ramener leurs voisins de droite dans le camp de la Révolution ; mais, tant qu’ils s’occuperaient de cette cause sans espoir, nous nous tenions pour obligés de reporter sur notre parti sans partage aucun, toute la responsabilité gouvernementale. La liste des commissaires du peuple était uniquement composée de Bolchewiki. Il y avait là, décidément un certain danger politique : la transition était trop radicale, — qu’on se rappelle seulement que les chefs de ce parti la veille encore, étaient sous le coup d’une inculpation relevant du paragraphe 108 du Code criminel, c’est-à-dire la haute trahison. Mais il n’y avait pas d’autre choix possible.

Les autres partis soviétistes hésitaient et déclinaient toute responsabilité ; ils préférèrent se tenir sur l’expectative. Finalement, nous ne doutâmes plus que notre parti fût seul capable de créer un gouvernement révolutionnaire.
Chapitre 24 – Les premiers jours du nouveau régime

Les décrets, homologués par le Congrès, relatifs à la défense nationale et à la paix, furent imprimés à des quantités considérables d’exemplaires, qui furent distribués dans tout le pays par les délégations venues des campagnes, ainsi que par les agitateurs que nous envoyions dans les provinces et dans les tranchées. En même temps, les ouvriers procédaient à l’organisation et à l’armement de la garde rouge. Celle-ci, conjointement avec la vieille garnison et avec les matelots, assumait la lourde tâche du service de surveillance.

Le Soviet des Commissaires du peuple s’emparait successivement de tous les organes gouvernementaux mais il se heurtait partout à la résistance passive des hauts et moyens fonctionnaires. Les partis de l’ancien Soviet faisaient tous leurs efforts pour trouver un appui dans ces milieux-là et pour organiser le sabotage du nouveau gouvernement. Nos ennemis étaient convaincus qu’il s’agissait au fond d’un simple épisode et que le lendemain, le surlendemain ou, au pis aller dans huit jours, le gouvernement des Soviets serait renversé...

Cependant l’Institut Smolni voyait arriver, pour la première fois, les consuls étrangers et les membres des ambassades, qui étaient poussés autant par la curiosité que par les affaires urgentes de leurs charges. Les journalistes accouraient avec leurs carnets de notes et appareils photographiques. Tous étaient pressés de voir le nouveau gouvernement, car tous étaient persuadés que, dans quelques jours, il serait déjà trop tard. En ville régnait un ordre parfait. Les matelots, soldats et gardes rouges se comportèrent dans ces premiers jours du nouveau régime avec une discipline irréprochable et ils furent d’excellents soutiens de ce rude régime de l’ordre révolutionnaire.

Chez nos ennemis naquit la crainte que cet « épisode » ne puisse à la fin durer trop longtemps ; en même temps on préparait en toute hâte l’organisation de la première attaque contre le nouveau gouvernement. L’initiative de ce mouvement appartenait aux socialistes-révolutionnaires et aux Menschewiki. Dans la période précédente ils n’ avaient ni voulu ni osé prendre en mains tout le pouvoir. Conformément à leur situation de parti politique provisoire, ils se contentaient, dans le cadre du gouvernement de coalition, de jouer le rôle d’auxiliaires, de critiques, d’initiateurs et de défenseurs de la bourgeoisie. A chaque élection, ils vomissaient consciencieusement leurs malédictions sur la tête de la grande bourgeoisie, mais c’était pour, aussitôt après, s’allier avec elle, non moins consciencieusement, au sein du gouvernement Cette politique, au bout de six mois de période révolutionnaire, les conduisit finalement si loin qu’ils avaient perdu pour toujours la confiance des masses populaires et de l’armée ; la Révolution d’Octobre leur arrachait aussi maintenant, tout d’un coup, la disposition de l’appareil gouvernemental. Hier encore, ils se croyaient les maîtres de la situation ; les chefs bolschewiki, persécutés par eux, étaient hors-la-loi et se cachaient, tout comme au temps du tsarisme. Et aujourd’hui les Bolchewiki détenaient la puissance gouvernementale, tandis que les ministres d’hier — c’est-à-dire les modérés et leurs collaborateurs — étaient tenus à l’écart et avaient subitement perdu toute influence sur le cours ultérieur des événements. Les socialistes-révolutionnaires et les Menschewiki ne voulaient ni ne pouvaient croire que ce brusque bouleversement signifiât le commencement d’une ère nouvelle. Ils voulaient croire et se contraignaient à croire qu’il y avait là un accident, un malentendu, qui pourrait être dissipé par quelques discours énergiques et par des articles doctrinaires. Mais, à chaque heure qui s’écoulait, les obstacles qu’ils rencontraient devenaient toujours plus difficiles à surmonter. De là vient la haine aveugle et vraiment insensée qu’ils ont pour nous.

Les politiciens bourgeois, naturellement, ne se risquaient pas eux-mêmes dans la fournaise. Ils poussèrent devant eux les socialistes-révolutionnaires et les Menschewiki, qui, à lutter contre nous, acquirent l’énergie qui leur avait manqué lorsqu’ils constituaient un parti semi-gouvernemental. Leurs journaux répandaient toujours des bruits et des calomnies extraordinaires. Des proclamations dues à leur initiatives contenaient des invitations directes à renverser le nouveau gouvernement. Ils entretenaient une agitation parmi les fonctionnaires en vue d’organiser le sabotage, et parmi les élèves-officiers, en vue de préparer, par les armes, des coups de main.

Le 27 et le 28 octobre, nous étions assaillis toujours par d’incessantes menaces télégraphiques, provenant des Comités des armées, des conseils municipaux, des zemstwos, et des organisations de Wikschel (Institution dirigeante de la Fédération des cheminots). La Perspective Newsky, la principale artère fréquentée par la bourgeoisie de la capitale, devenait toujours plus animée. La jeunesse bourgeoise sortait de son état d’engourdissement et déployait — excitée par la presse — sur la Perspective Newsky, une agitation toujours plus grande contre le gouvernement des Soviets.

Aidés par les bourgeois, les élèves-officiers désarmaient les gardes rouges isolés. Dans les rues écartées on tirait tout bonnement des coups de fusil sur les gardes rouges et les matelots. Un groupe d’élèves-officiers s’empara du central téléphonique Des tentatives furent également faites pour occuper le télégraphe et la poste. Enfin on nous informa que trois autos blindées étaient tombées entre les mains d’une organisation militaire ennemie.

Les éléments bourgeois relevaient manifestement la tête. Les journaux annonçaient que notre dernière heure était venue. Nous avions intercepté quelques ordres secrets, d’où il résultait qu’il avait été créé contre le soviet de Petrograd une organisation de combat, dont l’âme était le soi-disant « Comité pour la défense de la Révolution », comité qui avait été constitué par le conseil municipal et par le Comité central exécutif tel qu’il était autrefois. Ici comme là dominaient les socialistes-révolutionnaires de droite et les Menschewiki. Ce comité était soutenu par des élèves-officiers, des étudiants et beaucoup d’officiers contre révolutionnaires qui, derrière le dos des modérés, cherchaient à porter aux soviets le coup mortel.

La révolte des élèves-officiers au 29 octobre

La contre-révolution avait comme points d’appui les écoles d’élèves-officiers et le " château des ingénieurs ", édifices où était concentrée une assez grande quantité d’armes et de munitions, et d’où partaient les attaques contre le gouvernement révolutionnaire.

Des troupes de gardes rouges et de matelots investirent les écoles d’élèves-officiers, y envoyèrent des parlementaires et demandèrent la remise des armes. Des coups de feu furent la réponse. Les assiégeants restaient là, ne sachant que faire ; autour d’eux, la foule se rassemblait et, çà et là, des passants étaient atteints par quelque balle égarée partie des fenêtres. La lutte prenait un caractère d’incertitude et d’hésitation, qui menaçait d’ébranler le moral des troupes révolutionnaires.

Il fallait prendre les mesures les plus radicales. La mission de désarmer les élèves-officiers fut, confiée au commandant de la forteresse Pierre et Paul, le lieutenant B. Il cerna les écoles, fit, venir des autos blindées et de l’artillerie et adressa aux élèves-officiers l’ultimatum suivant : se rendre dans un délai de dix minutes. La réponse, ce fut de nouveaux coups de feu partis des fenêtres.

Les dix minutes écoulées, le lieutenant fit ouvrir le feu de l’artillerie. Les premiers coups de feu pratiquèrent une brèche dans les murs de l’école. Les élèves-officiers se rendirent, bien qu’un grand nombre d’entre eux cherchassent à se sauver par la fuite et qu’en fuyant ils tirassent encore. C’est ainsi que naquit la fureur dont toute guerre civile s’accompagne. A coup sûr, les matelots commirent des cruautés sur la personne de quelques élèves-officiers. La presse bourgeoise accusa ensuite les matelots et le gouvernement des Soviets d’inhumanité et de bestialité.

Mais elle se gardait bien de dire que le coup d’Etat des 25 et 26 octobre s’était accompli presque sans un coup de feu ni une victime, et que, seul, le complot contre-révolutionnaire organisé par la bourgeoisie et qui en précipitant la jeune génération dans le feu de la guerre civile contre les ouvriers, les soldats et les matelots, devait aboutir à des cruautés et des pertes inévitables.

Le 29 octobre provoqua dans l’esprit de la population de Pétrograd un revirement brusque. Les événements avaient pris une tournure tragique. Et en même temps, nos ennemis avaient compris que la chose était beaucoup plus sérieuse qu’ils ne croyaient et que le Soviet ne songeait pas du tout à abandonner le pouvoir conquis par lui, sur la simple injonction des journaux capitalistes et des élèves-officiers.

L’épuration de Pétrograd des foyers d’agitation contre-révolutionnaire se fit avec une grande intensité. Les élèves-officiers furent presque tous désarmés, et ceux qui avaient participé au complot furent arrêtés et conduits à la forteresse Pierre et Paul ou transportés à Cronstadt. Les journaux qui appelaient ouvertement à la révolte contre le gouvernement des Soviets furent interdits. Des mandats d’arrêt furent lancés contre quelques chefs des partis de l’ancien soviet, dont les noms figuraient, dans les instructions contre-révolutionnaires interceptées par nous. La résistance militaire de la capitale était définitivement brisée.

Puis, ce fut une lutte pénible et épuisante contre les grèves de fonctionnaires, de techniciens divers, d’employés, etc. Ces gens-là, qui, d’après la rétribution de leur travail, rentrent pour la plupart dans la catégorie des exploités, se rattachent, par leurs conditions de vie et par leur psychologie, à la société bourgeoise. Ils avaient été des serviteurs convaincus et fidèles de l’Etat, à l’époque où cet Etat était soumis au tzarisme. Et ils continuèrent de servir cet Etat lorsque le pouvoir fut passé entre les mains de la bourgeoisie impérialiste.

Dans la période suivante de la Révolution, avec leurs connaissances et leurs capacités techniques, ils se rangèrent systématiquement du côté du gouvernement de coalition. Mais, lorsque les ouvriers, soldats et paysans eurent, en se soulevant, chassé du gouvernail de l’Etat les classes sociales qui les exploitaient, et lorsqu’ils tentèrent de prendre en main la direction des affaires publiques, les fonctionnaires et les employés montrèrent les dents et refusèrent tout service au nouveau gouvernement.

Plus on allait, et plus s’étendait ce sabotage des affaires publiques, dont les principaux organisateurs étaient les socialistes-révolutionnaires et les Menschewiki, et qui était entretenu par les ressources financières des banques et des ambassadeurs de l’Entente.

Chapitre 26 – Kérensky marche sur Pétrograd

Plus le gouvernement des Soviets se consolidait à Pétrograd, et plus les éléments bourgeois reportaient leur espoir sur un appui militaire venu de l’extérieur. L’agence télégraphique de Pétrograd, le télégraphe des chemins de fer et la station radiotélégraphique de Tzarskoje-Selo apportaient de tous côtés des nouvelles disant que des forces militaires considérables marchaient sur Pétrograd pour y écraser les rebelles et y rétablir l’ordre.

Kérensky avait trouvé au front un refuge et les journaux bourgeois écrivaient qu’il conduisait contre les Bolschewiki d’innombrables troupes tirées du front. Nous étions coupés d’avec l’ensemble du pays ; le télégraphe nous refusait ses services. Mais les soldats qui, par douzaines et par centaines, venaient nous trouver au nom de leurs régiments, de leurs divisions et de leurs corps d’armée, nous répétaient sans cesse : " N’ayez pas peur du front ; il est tout à fait pour vous ; donnez-nous un ordre et nous vous envoyons, s’il le faut aujourd’hui même, une division ou un corps d’armée, pour nous défendre. "

C’était dans l’armée comme partout ailleurs : les couches inférieures étaient pour nous, et lus hautes sphères coutre nous. Mais ces dernières avaient dans leurs mains tout l’appareil de la technique militaire.

Les diverses parties de l’armée, qui comptait des millions et des millions d’hommes, étaient isolées entre elles. Nous, je le répète, nous étions coupés d’avec l’armée et d’avec tout le pays. Malgré cela, le message du Gouvernement des Soviets de Pétrograd, ainsi que ses décrets, se répandaient sans cesse dans tout le pays, et ils invitaient les soviets locaux à se soulever contre l’ancien gouvernement.

Les nouvelles disant que Kérensky à la tête de forces militaires marchait contre Pétrograd s’accentuèrent bientôt, et, prirent un caractère plus précis. Nous apprîmes de Tzarskoje-Selo que des détachements de Cosaques venant, de Loup étaient arrivés dans cette localité. A Pétrograd fut répandue une proclamation signée de Kérensky et du général Krasnow et invitant la garnison à se rallier aux troupes du gouvernement, qui allaient entrer dans Pétrograd incessamment. Le soulèvement, des élèves-officiers au 29 octobre se trouvait en corrélation indéniable avec l’entreprise de Kérensky, mais il avait été découvert trop tôt grâce à notre action énergique.

L’ordre fut donné à la garnison de Tzarskoje-Selo d’inviter les contingents de Cosaques qui arrivaient à reconnaître le gouvernement des Soviets et, – en cas de refus de leur part – à les désarmer. Mais la garnison de Tzarskoje-Selo était complètement incapable de lutter. Elle n’avait ni artillerie, ni chefs : les officiers étaient hostiles au gouvernement des Soviets. Les Cosaques s’emparèrent de la station radio-télégraphique de Tzarskoje-Selo, la plus importante du pays, et allèrent de l’avant. Les garnisons de Péterhof, de Tzarskoje-Selo et de Gatschina ne montrèrent ni initiative ni résolution.

Après la victoire de Pétrograd, remportée presque sans effusion de sang, les soldats se berçaient de l’illusion qu’il en serait toujours ainsi : on n’avait qu’à envoyer vers les Cosaques un agitateur, qui leur expliquerait le sens de la " Révolution des Travailleurs ", et ils déposeraient les armes 1 L’insurrection contre-révolutionnaire de Pétrograd avait été réduite à néant, par des discours et par des fraternisations. C’est, par l’agitation et l’occupation systématique des institutions gouvernementales que – sans aucun combat – le gouvernement de Kérensky avait été renversé. Les chefs des soviets de Tzarskoje-Selo, de Krasnoje-Selo et de Gatschina appliquaient main-tenant encore les mêmes méthodes avec les Cosaques du général Krasnow. Mais ici ce fut un échec.
Bien que manquant de résolution et d’enthousiasme, les Cosaques avançaient toujours. Quelques colonnes s’approchèrent de Gatschina et de Krasnoje Selo, engagèrent la lutte avec les quelques troupes de ces garnisons, et, dans certains cas les désarmèrent. Nous n’avions d’abord aucune idée de l’importance des effectifs de Kérensky. Les uns disaient que le général Krasnow avait avec lui 10.000 hommes ; les autres prétendaient qu’il n’en avait que 1.000 ; enfin, les journaux qui nous étaient hostiles annonçaient en lettres grosses comme le doigt que devant Tzarskoje-Selo, il y avait deux corps d’armée.
Dans la garnison de Pétrograd régnait également une atmosphère d’incertitude : on venait à peine de remporter une victoire facile, et il fallait déjà marcher contre un nouvel ennemi dont on ignorait la force, pour hasarder un combat dont on ignorait l’issue. Dans les conférences de la garnison, on parlait surtout de la nécessité d’envoyer toujours et sans cesse de nouveaux agitateurs vers les Cosaques, et de lancer des proclamations : il semblait aux soldats radicalement impossible que les Cosaques se refusent à adopter le point de vue que la garnison de Pétrograd, elle, avait adopté au moment de la lutte. Cependant l’avant-garde des Cosaques était déjà parvenue aux abords de Pétrograd, et nous nous attendions à voir la lutte principale se dérouler dans les rues de la ville.
Les gardes rouges manifestèrent la plus grande énergie. Ils ne demandaient que des armes, du matériel et des chefs. L’appareil militaire dont nous disposions était dans un état extrêmement mauvais, et cela par suite de négligence en même temps que par suite de mauvaises intentions. Les officiers se retiraient, et beaucoup prenaient la fuite ; les fusils étaient dans un endroit, les cartouches dans un autre. Pour l’artillerie, c’était pis encore. Canons, affûts, munitions, tout cela était dispersé, et il fallait d’abord, en tâtonnant, rassembler le tout. Les régiments n’avaient ni outillage de sapeurs, ni téléphone de campagne. L’état-major révolutionnaire qui cherchait à tout réorganiser par voie d’instructions hiérarchiquement communiquées, se heurta à des obstacles insurmontables, se présentant surtout, sous forme de sabotage de la part du personnel technique militaire.
Nous décidâmes alors de nous adresser directement -aux classes ouvrières. Nous leur expliquâmes que les conquêtes de la Révolution étaient dans un grand péril, et que d’eux seuls, (le leur énergie, de leur initiative et de leur esprit de sacrifice, dépendaient maintenant le salut et la consolidation du régime caractérisé par le gouvernement des ouvriers et des paysans.
Cet appel fut presque aussitôt couronné par un succès pratique considérable. Des milliers d’ouvriers marchèrent au-devant de l’armée de Kérensky, et commencèrent à édifier des tranchées. Les ouvriers des fabriques de canons remirent eux-mêmes en état des pièces d’artillerie, allèrent chercher eux-mêmes dans les dépôts les munitions, réquisitionnèrent les chevaux, attelèrent les canons, les mirent en position, organisèrent l’intendance, se procurèrent de l’essence, des moteurs et des automobiles, réquisitionnèrent des vivres et fourrages, mirent sur pied le train sanitaire – bref, ils créèrent tout cet appareil de combat que nous nous étions si stérilement efforcés de créer par les seules " instructions " de l’état-major révolutionnaire.
Dès que, sur les positions (le combat, apparurent des douzaines de canons, le moral de nos soldats devint aussitôt tout différent ; sous lu protection de l’artillerie, ils étaient prêts à affronter l’attaque des Cosaques. Aux premières lignes étaient les matelots et les gardes rouges. Un grand nombre d’officiers, qui ne partageaient pas nos idées politiques, mais qui étaient loyalement attachés à leurs régiments, accompagnèrent leurs soldats sur le champ de bataille et dirigèrent les actions contre les Cosaques de Krasnow.

Chapitre 27 – Echec de l’aventure Kérensky

Cependant, le télégraphe annonçait dans tout le pays et à l’étranger que l’ " aventure " bolschewiste était liquidée, que Kérensky était entré dans Pétrograd et que, d’une main de fer, il y avait rétabli l’ordre. En même temps, à Pétrograd même, la presse bourgeoise – encouragée par l’approche des troupes de Kérensky – parlait de " complète démoralisation régnant au sein de la garnison de Pétrograd, et de l’avance incessante des Cosaques, pourvus d’une puissante artillerie ", et elle prédisait à l’Institut Smolni une fin prochaine. Mais, ce qui nous embarrassait le plus, c’était, je le répète, le défaut d’organisation technique exercée, ainsi que le manque de personnalités capables de diriger les opérations militaires. Même ces officiers qui accompagnaient consciencieusement leurs soldats sur les positions, refusaient tous le poste de commandant en chef.

Après de longues recherches, nous nous décidâmes pour la combinaison suivante. La conférence de la garnison choisit une commission de cinq membres, et c’est à cette commission que fut confié le contrôle suprême de toutes les opérations contre les troupes contre-révolutionnaires qui marchaient sur Pétrograd. Cette commission s’adjoignit ensuite le colonel d’état-major Murawjow qui, sous le régime Kérensky, faisait partie de l’opposition et qui, maintenant, de sa propre initiative, offrit ses services au gouvernement des Soviets.

Par une nuit glacée, celle du 30 octobre, nous nous rendîmes en automobile avec Murawjow sur les positions. Tout le long de la route passaient des convois de ravitaillement, de fourrage, de matériel de guerre et d’artillerie. Tout cela était conduit par les ouvriers de diverses usines. Plusieurs fois des postes de gardes rouges arrêtèrent notre automobile et vérifièrent le laissez-passer. Depuis les premiers jours de la Révolution d’Octobre, toutes les automobiles de Pétrograd avaient été réquisitionnées, et aucune voiture ne devait circuler dans les rues ou dans les environs de la ville sans une autorisation de l’Institut Smolni. La vigilance des gardes rouges était au-dessus de tout éloge. Ils est aient pendant des heures, debout, autour de petits feux de bois, le fusil à la main, et le spectacle de ces jeunes ouvriers en armes auprès de leurs petits feux de bois, au milieu de la neige, était la meilleure image symbolique de la Révolution prolétarienne.

Sur les positions de combat il y avait beaucoup de canons, et les munitions ne manquaient pas non plus. Le choc décisif eut lieu le jour même entre Krasnoje-Selo et Tzarskoje-Selo. Après un violent combat d’artillerie, les Cosaques qui, tant qu’ils n’avaient pas rencontré d’obstacles, avaient poussé de l’avant, s’enfuirent précipitamment.

Ils avaient été constamment trompés par les récits qu’on leur faisait des cruautés et brutalités des Bolschewiki qui, à ce qu’on leur disait, vouaient livrer la Russie au Kaiser allemand. On leur avait fait croire que presque toute la garnison de Pétrograd les attendait impatiemment comme ses libérateurs. La première résistance sérieuse qu’ils trouvèrent devant, eux mit leurs rangs dans un effroyable désordre et condamna à l’effondrement toute l’entreprise de Kérensky.

La retraite des Cosaques du général Krasnow nous permit de nous emparer de la radio-station de Tzarskoje-Selo. Nous lançâmes aussitôt un radiotélégramme annonçant, notre victoire sur les troupes de Kérensky [1].

Nos amis de l’étranger nous apprirent plus tard que, conformément à des ordres supérieurs, la station allemande de télégraphie sans fil n’avait pas pris ce télégramme.

C’est ainsi que se manifesta la première réaction du gouvernement allemand à l’égard des événements d’octobre, et cela dans la crainte que ces événements pussent provoquer dans l’Allemagne même une fermentation.

En Autriche-Hongrie on prit une partie de notre télégramme et, à notre connaissance, ce fut par là que toute l’Europe apprit que la malheureuse tentative faite par Kérensky pour ressaisir le pouvoir avait fini misérablement.

Un mouvement d’ébullition se manifesta parmi les Cosaques de Krasnow. Ils commencèrent à envoyer des patrouilles à Pétrograd et, même des délégations officielles à l’Institut Smolni. Là, ils purent se convaincre que dans la capitale régnait un ordre parfait, et que cet ordre était soutenu par la garnison qui, comme un seul homme, avait pris fait et cause pour le gouvernement des Soviets. La démoralisation des Cosaques s’accrut d’autant plus qu’ils se rendirent compte de toute la folie de leur entreprise, qui consistait à vouloir s’emparer de Pétrograd avec un peu plus d’un millier de cavaliers ; les renforts qui devaient leur venir du front manquèrent complètement...

Les troupes de Krasnow se retirèrent vers Gatschina lorsque, le lendemain, nous arrivâmes dans cette localité, l’état-major de Krasnow était, à vrai dire, déjà prisonnier de ses propres troupes. Notre garnison de Gatschina occupait toutes les positions importantes. Les Cosaques, eux, bien que n’étant pas désarmés, étaient, par suite de leur moral, incapables de toute résistance nouvelle. Ils ne demandaient plus qu’une chose : qu’on les renvoie le plus tôt possible chez eux, dans le Don, ou, tout au moins, qu’on les laisse retourner au front.

Le Palais de Gatschina offrait un curieux spectacle. A toutes les issues étaient des postes de garde renforcés. A la grande porte d’entrée, de l’artillerie et des autos blindées. Dans les salles du Palais s’étaient établis des matelots, des soldats et des gardes rouges. Suries tables faites d’une matière précieuse il y avait des équipements militaires, des pipes, des boites de sardines vides. Dans l’un des appartements gisaient, épars, des matelas, des casquettes et des manteaux.

Le représentant du Comité Militaire Révolutionnaire, qui nous accompagnait, entra dans la salle de l’Etat major, frappa fortement le sol avec la crosse de son fusil, s’appuya sur celui-ci et déclara : " Général Krasnow, le gouvernement des Soviets, vous et votre Etat-major, vous met en état d’arrestation. " Aux deux portes se postèrent aussi des gardes rouges en armes.

Kérensky n’était pas là. Il s’était encore enfui, comme il l’avait fait au Palais d’Hiver. Dans la relation écrite qu’il fit le 1er novembre, le général Krasnow raconte comment eut lieu cette fuite. Nous reproduisons ici cet intéressant document sans en rien omettre :

" 1er novembre 1917, 7 heures du soir.

Vers trois heures de l’après-midi, le commandant en chef (Kérensky) m’a mandé auprès de lui. Il était très excité et, très nerveux.

– Général, dit-il, vous m’avez trahi. Vos Cosaques déclarent qu’ils vont m’arrêter et me livrer aux matelots.

– Oui, répondis-je, il en est question, et je sais que vous ne trouverez nulle part de la sympathie.

– Mais les officiers, disent-ils cela, eux aussi ?

– Oui, les officiers sont particulièrement mécontents de vous.

– Que dois-je faire ? Faut-il donc que je mette fin à mon existence ?

– Si vous êtes un homme d’honneur, vous vous rendrez aussitôt à Pétrograd avec le drapeau blanc, et vous irez trouver le Comité Révolutionnaire, avec lequel vous conférerez, comme chef du gouvernement.

– Oui, général, je vais le faire.

– Je vais vous donner une escorte, et je demanderai qu’un matelot vous accompagne.

– Non, pas de matelot. Savez-vous que Dybenko est ici ?

– Je ne sais pas qui est Dybenko.

– C’est mon ennemi personnel.

– Eh bien ! que voulez-vous faire ! Quand vous jouez gros jeu, vous devez aussi solder la note.

– Oui, mais je veux partir pendant la nuit.

A quoi bon ? Ce serait, une fuite. Partez tranquillement, sans vous cacher, afin que chacun puisse voir que vous ne fuyez pas.

– Bien. Mais donnez-moi, au moins, une escorte sûre.

– Oui.

Je sortis, je fis venir le Cosaque Ruskow du 10e régiment des Cosaques du Don, et je lui ordonnai de désigner huit Cosaques pour escorter le commandant en chef.

Une demi-heure après, les Cosaques parurent, annonçant que Kérensky n’était, plus là, qu’il avait pris la fuite. Je fis donner l’alarme, et ordonnai des recherches, je suppose qu’il n’a pas quitté Gatschina et qu’il s’y tient caché en quelque endroit.

Le général de brigade Krasnrow, commandant le 3e corps."

C’était la fin de cette aventure.

Cependant nos adversaires ne cédèrent pas, et ils refusèrent de reconnaître que la question du gouvernement était résolue. Ils continuèrent, à mettre leur espoir dans les troupes du front. Toute une série de chefs des partis de l’ancien Soviet – Tschernow, Tseretelli, Awjxentjew, Gotz et autres – se rendirent au front, tinrent des conférences avec les anciens comités des armées, se réunirent au quartier général de Duchonin, persuadèrent à celui-ci de résister et essayèrent même, selon ce que racontaient les journaux, de constituer au quartier général un nouveau ministère. Tout cela ne servit à rien.

Les anciens comités des armées avaient perdu toute importance, et il régnait au front une intense activité en vue de la convocation de conférences et de congrès, dont le sujet, était de nouvelles élections pour toutes les organisations du front. Dans ces élections le Gouvernement des Soviets remporta partout la victoire.

Nos troupes quittèrent Gatschina en chemin de fer, se dirigeant vers Louga et Pskow. Là, elles rencontrèrent encore quelques convois de troupes de choc et de Cosaques, qui avaient été mandés par Kérensky ou envoyés là par quelque généraux. Il y eut même un combat avec l’un de ces détachements. Mais la plupart des soldats envoyés du front contre Pétrograd, déclarèrent, lors de leur première rencontre avec les représentants des troupes des Soviets, qu’ils avaient été trompés et qu’ils ne lèveraient pas un seul doigt contre le gouvernement des ouvriers et des soldats.

[1] Nous donnons ici le texte de ce radiotélégramme :

" Village de PuIkowo. Quartier général, 2 h. 10 du matin.
La nuit du 30 au 31 octobre appartiendra à l’histoire. La tentative de Kérensky pour amener contre la capitale des troupes contre-révolutionnaires a subi un échec complet. Kérensky bat en retraite, nous le poursuivons. Les soldats, matelots et ouvriers de Pétrograd ont montré qu’ils ont la force et la volonté de consolider, les armes à la main, l’énergie et la puissance de la démocratie ouvrière. La bourgeoisie cherchait à isoler l’armée de la Révolution. Kerensky cherchait à la faire écraser par les Cosaques. Ceci, comme cela, a fait misérablement fiasco.
La grande idée de la dictature de la démocratie ouvrière et paysanne a maintenu la fermeté dans les rangs de l’armée et fortifié son énergie. Tout le pays sera désormais forcément convaincu que le Gouvernement des Soviets n’est pas un phénomène passager, mais qu’il exprime l’immortelle réalité de la domination des ouvriers, des soldats et des paysans. La défaite de Kérensky signifie la défaite des grands propriétaires terriens, de la bourgeoisie et des partisans de Kornilov. La lutte contre Kérensky signifie la confirmation du droit du peuple à une vie pacifique et libre, à la terre, au pain et à la puissance.
Les troupes de Pulkowo ont scellé par leur vaillance au combat la cause de la Révolution ouvrière et paysanne. Le retour au passé n’est plus possible. Nous aurons encore à lutter, à surmonter des obstacles, à faire des sacrifices. Mais la route est ouverte et la victoire assurée.
La Russie révolutionnaire et le Gouvernement des Soviet ont le droit d’être fiers de leurs troupes de Pulkowo, qui étaient commandées par le colonel Walden. Un souvenir éternel à nos morts Gloire et honneur aux combattants de la Révolution, aux soldats et aux officiers fidèles à la cause du peuple / Vive le gouvernement populaire socialiste révolutionnaire de Russie !

Au nom du soviet des commissaires du peuple,

L. TROTSKY, 31 octobre 1917. "

Difficultés intérieures

Cependant la lutte des Soviets pour le pouvoir se propageait dans tout le pays. A Moscou, cette lutte prit un caractère de difficulté et de violence extrêmes. Cela tient peut-être, pour une bonne part, à ce que les chefs du mouvement révolutionnaire n’avaient pas montré de prime abord toute la décision qu’il fallait dans une pareille attaque.

Dans la guerre civile, plus encore que dans toute autre guerre, Ia victoire ne peut être assurée que par une offensive résolue et continue. De l’hésitation, il n’en faut pas ; des pourparlers, c’est dangereux ; et, se confiner quelque part dans l’inaction, c’est désastreux.

Il s’agit là, en effet, de masses populaires, qui n’ont jamais encore eu le pouvoir entre leurs mains, qui se sont toujours trouvées sous le joug d’une autre classe, et qui, par suite, manquent totalement. de sens politique. Toute hésitation dans le centre directeur de la révolution engendre aussitôt le désarroi parmi les masses. C’est seulement si le parti révolutionnaire lui-même marche résolument et sûrement vers le but, qu’il peut aider les classes ouvrières à surmonter leurs instincts de servitude invétérés depuis des siècles, et, qu’il peut mener les masses ouvrières à la victoire. Et, c’est seulement, par une offensive radicale qu’on peut remporter la victoire avec un minimum de forces et de sacrifices.

Mais toute la difficulté est, précisément, de suivre une tactique sûre et résolue. Le manque de confiance des masses dans leurs propres forces et leur inexpérience des choses du gouvernement se répercutent aussi chez les chefs qui, eux, subissent encore la pression extrêmement forte de l’opinion publique bourgeoise.

La seule pensée d’une dictature éventuelle des masses ouvrières remplissait la grande bourgeoisie de haine et de colère. Elle exprimait ses sentiments à l’aide des innombrables organes qui sont, à sa disposition. Les intellectuels, qui, malgré tout le radicalisme de leur langage et la teinte socialiste de leur philosophie, portent au tréfonds de leur être l’adoration servile de la puissance bourgeoise et de son " art, de gouverner ", suivaient fidèlement la grande bourgeoisie. Tous ces intellectuels " socialisants " tournaient les yeux vers la droite et, considéraient la stabilisation du Gouvernement des Soviets comme le " commencement de la fin ".

Derrière les représentants des " professions libérales " venaient les fonctionnaires et le personnel des administrations techniques, tous ces éléments qui, intellectuellement et matériellement, se nourrissent des miettes tombées de la table de la bourgeoisie.

L’opposition de ces éléments avait le plus souvent un caractère passif, - surtout après l’échec de la révolte des élèves-officiers ; mais cette opposition pouvait paraître d’autant plus insurmontable. En tout et pour tout ils nous refusaient leur collaboration. Ou bien les fonctionnaires abandonnaient leurs ministères, ou bien ils restaient à leur poste, mais n’y faisaient aucun travail. Ils ne transmettaient à leurs successeurs ni les divers services, ni les comptes financiers. Au central téléphonique, nous n’obtenions plus la communication. Au télégraphe, on mutilait nos télégrammes ou on les arrêtait. Nous ne pouvions trouver ni traducteurs, ni sténographes, ni même de simples copistes.

Tout, cela devait naturellement créer cette atmosphère dans laquelle quelques éléments dirigeants de notre propre parti commencèrent à se demander si, en présence d’une telle opposition de la société bourgeoise, les masses ouvrières réussiraient à faire marcher l’appareil gouvernemental et à conserver le pouvoir. Cà et là, des voix se firent entendre pour proposer un accord. Un accord avec qui ? Avec la grande bourgeoisie ? Mais l’expérience de la coalition antérieurement formée avec elle avait plongé la Révolution dans un effrayant marasme. Le soulèvement du 25 octobre était considéré comme un acte de conservation personnelle de la part des masses populaires, après une époque d’impuissance et de trahison de la part du gouvernement de coalition.

Maintenant, il y avait encore une autre coalition possible avec ce qu’on appelait la démocratie révolutionnaire, c’est-à-dire tous les partis soviétistes. C’était, à vrai dire, une telle coalition que nous avions proposée d’abord, dès la séance du Second Congrès des Soviets de toutes les Russies, au 25 octobre. Le gouvernement de Kérensky venait d’être renversé, nous offrîmes au Congrès des Soviets de prendre dans ses mains le pouvoir. Mais les partis de droite se retirèrent, en faisant derrière eux claquer les portes. Et c’était aussi ce qu’ils pouvaient faire de mieux. Ils représentaient une partie infinie du Congrès. Les masses n’étaient plus pour eux ; et les couches sociales qui, par indolence, les soutenaient encore venaient de plus en plus grossir nos rangs.

Une coalition avec les socialistes-révolutionnaires de droite et avec les Menschewiki aurait été incapable d’élargir la base sociale du Gouvernement, des Soviets ; et, en outre, cette coalition aurait introduit dans la composition du gouvernement des éléments rongés jusqu’aux moelles par le scepticisme politique et par un culte idolâtre pour la grande bourgeoisie. Mais, toute la force du nouveau gouvernement consistait dans le radicalisme de son programme et dans la fermeté de ses actions. S’allier avec la fraction Tschernow et la fraction Tseretelli, c’était lier poings et pieds au nouveau gouvernement, lui enlever la liberté de mouvement et ainsi, à bref délai, ruiner la confiance que les masses ouvrières avaient en lui.

Nos voisins de droite les plus proches étaient ce qu’on appelait " les socialistes-révolutionnaires de gauche ". Ceux-ci étaient, en somme, disposés à nous soutenir ; mais, en même temps, ils s’efforçaient, de créer un gouvernement de coalition socialiste. La direction de la Fédération des cheminots (appelée Wikschel), le comité central des employés des postes et télégraphes, la fédération des fonctionnaires de l’Etat, toutes ces organisations étaient contre nous.

Même parmi les dirigeants de notre propre parti, il y avait quelques voix qui proclamaient la nécessité de réaliser l’union par tel ou tel moyen. Mais sur quelle base ?

Toutes organisations dirigeantes précitées et qui dataient de l’époque précédente avaient fait leur temps. Elles représentaient aussi peu l’ensemble du personnel subalterne que les anciens comités des armées représentaient les masses combattantes des tranchées.

L’histoire avait tracé une démarcation profonde entre " ceux d’en haut " et " ceux d’en bas ". Toutes les combinaisons empiriques émanant de ces chefs d’hier, que la Révolution avait usés, étaient condamnées à un fiasco certain. Il s’agissait donc de s’appuyer solidement et résolument sur les classes populaires afin de triompher avec elles du sabotage et des prétentions aristocratiques des hautes classes.

Nous laissâmes aux socialistes-révolutionnaires de gauche toutes les vaines tentatives d’union. Notre politique consista, au contraire, à opposer les classes ouvrières et populaires à toutes ces organisations représentatives qui soutenaient le régime de Kérensky. Cette politique d’irréconciliation provoqua des frictions même parmi les chefs de notre parti, et jusqu’à une certaine scission.

Au Comité central exécutif, les socialistes-révolutionnaires de gauche protestèrent contre les mesures sévères du nouveau gouvernement et insistèrent sur la nécessité d’adopter des compromis. Ils trouvaient aussi un appui dans certains milieux bolschewistes. Trois commissaires du peuple se démirent de leur mandat et quittèrent le gouvernement. Quelques autres membres du parti se déclarèrent, en principe, solidaires avec eux. Cela fit dan les milieux intellectuels et bourgeois une impression considérable : si les Bolschewiki n’avaient pas été vaincu par les élèves-officiers et les cosaques de Krasnow, il était maintenant clair que le Gouvernement des Soviets devait périr par suite de ses divisions intestines !

Cependant, les masses n’avaient rien remarqué de toute cette scission. Elles soutenaient unanimement le soviet des commissaires du peuple, non seulement contre les conspirateurs et saboteurs contre-révolutionnaires, mais aussi contre tous les modérantistes et sceptiques.

Chapitre 29 – Le sort de la Constituante

Lorsque, après l’aventure Kornilow, les partis dominants du Soviet tentèrent de faire oublier leur indulgence à l’égard de la bourgeoisie contre-révolutionnaire, ils réclamèrent d’urgence la réunion de l’Assemblée Constituante. Kérensky, que les soviets venaient d’empêcher de s’unir trop intimement à son allié Kornilow, fut forcé par là de faire certaines concessions. La convocation de l’Assemblée Constituante fut fixée à la fin novembre. Mais les circonstances étaient alors telles qu’on ne pouvait avoir aucune garantie que la Constituante serait en fait convoquée.

Au front, s’accomplissait un processus de désagrégation profonde ; les désertions devenaient chaque jour plus nombreuses, les masses combattantes menaçaient de quitter les tranchées par régiments et par corps d’armée tout entiers et, ravageant tout sur leur passage, de se retirer dans la zone de l’intérieur. Dans les campagnes, l’expropriation du sol et des biens fonciers s’effectuait avec une rigueur élémentaire. Quelques circonscriptions étaient soumises au régime de l’état de siège. Les Allemands poursuivaient leur offensive ; ils avaient déjà pris Riga et menaçaient maintenant Pétrograd. L’aile droite de la bourgeoisie ne cachait pas sa maligne joie de voir en péril la capitale de la Révolution. Les services gouvernementaux de Pétrograd étaient évacués, et le gouvernement de Kérensky se préparait à venir résider à Moscou.

Tout cela rendait la convocation de la Constituante non seulement douteuse, mais encore peu probable. A cet égard, le revirement d’octobre marqua le salut aussi bien pour la Constituante que pour la Révolution en général. Et, lorsque nous disions que le chemin de l’Assemblée Constituante ne passait pas par le Pré-Parlement de Tseretelli, mais par l’arrivée au pouvoir des Soviets, nous étions parfaitement sincères.

Mais l’ajournement continuel de l’Assemblée Constituante ne s’était pas produit sans avoir des conséquences fâcheuses pour elle. Conçue dans les premiers jours de la Révolution, elle ne vint au monde qu’après huit ou neuf mois d’une lutte des classes et des partis, pleine de difficultés et d’acharnement. Elle arriva trop tard pour pouvoir jouer encore un rôle actif. Sa stérilité organique dépendait d’un fait qui put, d’abord sembler peu important, niais qui, par la suite, avait revêtu une portée capitale pour la destinée de la Constituante.

Le parti le plus nombreux de la Révolution dans sa première phase était le parti des socialistes-révolutionnaires. Nous avons déjà parlé de son amorphisme et de la bizarrerie de sa composition sociale. La Révolution donna forcément, naissance à une organisation interne de tous ceux d’entre les socialistes-révolutionnaires qui se rangent sous la bannière commune des Narodniki. De plus en plus l’aile gauche s’en isolait, elle qui comprenait une partie des ouvriers et les masses profondes du prolétariat rural. Cette aile gauche entra en opposition irréductible avec la petite et la moyenne bourgeoisie qui était à la tête du parti socialiste-révolutionnaire. Mais l’indolence régnant dans les organisations du parti, ainsi que les traditions de celui-ci retardaient, encore la scission inévitable.

Le système électoral de la représentation proportionnelle repose, comme on le sait, entièrement sur les listes de parti. Comme ces listes avaient été établies deux ou trois mois avant, le revirement d’octobre, et, que depuis, elles n’avaient pas été modifiées, les socialistes-révolutionnaires de gauche et de droite, figuraient ensemble sous la bannière d’un seul et même parti. C’est, de cette façon qu’à l’époque des événements d’octobre - c’est-à-dire quand les socialistes-révolutionnaires de droite faisaient arrêter les socialistes-révolutionnaires de gauche, et quand ceux-ci s’unissaient aux Bolschewiki pour renverser le socialiste-révolutionnaire Kérensky - les vieilles listes avaient encore toute leur validité ; et les masses paysannes furent obligées, aux élections pour la Constituante, de voter au moyen de listes en tête desquelles venaient le nom de Kérensky et puis, plus loin, les noms des socialistes-révolutionnaires de gauche qui avaient pris part à la conjuration contre Kérensky.

Si les mois qui précédèrent la Révolution d’Octobre virent les masses obliquer vers la gauche et les ouvriers, soldats et paysans affluer automatiquement, vers les Bolschewiki, ce processus se traduisit, au sein du parti socialiste-révolutionnaire, par le renforcement de l’aile gauche aux dépens de l’aile droite. Mais, sur les listes du parti socialiste-révolutionnaire dominaient, encore, aux trois quarts, les vieux noms de l’aile droite - noms qui, depuis, dans la période de la coalition avec la grande bourgeoisie libérale, avaient complètement perdu leur prestige révolutionnaire.

Il faut encore ajouter que les élections elles-mêmes eurent lieu dans le courant des premières semaines qui suivirent la Révolution d’Octobre. La nouvelle du revirement qui venait de se produire se propagea, d’une façon relativement lente, comme par ondes concentriques, de la capitale dans les provinces, et des villes dans les villages. Les masses paysannes en beaucoup d’endroits étaient loin de comprendre ce qui se passait à Pétrograd et à Moscou. Elles votèrent pour " la terre et la liberté ", et elles votèrent pour ceux qui les représentaient dans les comités agraires et qui, pour la plupart, marchaient sous la bannière des " Narodniki" ; mais, ce faisant, elles votaient pour Kérensky et pour Awxentjew, eux qui prononçaient la dissolution de ces comités agraires et qui faisaient arrêter leurs membres !

Il en résulta, finalement, ce paradoxe politique invraisemblable que l’un des deux partis qui firent dissoudre la Constituante, à savoir les socialistes-révolutionnaires de gauche, fut, par suite de la communauté des listes, élu de conserve avec le parti qui avait procuré à la Constituante la majorité ! Cet état de choses donne, en fait, une idée nette de la mesure dans laquelle la Constituante retardait, sur l’évolution de la lutte politique et sur celle des groupements des partis.

Il ne nous reste plus qu’à considérer la question au point de vue des principes.

Chapitre 30 – La démocratie et la dictature du prolétariat

Etant marxistes, nous n’avons jamais été idolâtres de la démocratie de pure forme. Dans la " société de classes" les institutions démocratiques, non seulement font obstacle à la lutte des classes, mais encore elles assignent aux intérêts de classe une expression tout à fait insuffisante. Sous ce régime, les classes possédantes ont encore à leur disposition d’innombrables moyens pour adultérer, perturber et violenter la volonté des masses populaires et ouvrières.

Et les institutions de la démocratie sont, encore plus imparfaites pour exprimer la lutte des classes lorsqu’on est en temps de révolution. Karl Marx nommait la révolution la " locomotive de l’histoire". Grâce à la lutte franche et directe pour la puissance gouvernementale, les masses ouvrières accumulent dans un minimum de temps un maximum d’expérience politique et progressent rapidement dans la voie de leur développement. Le lourd mécanisme des institutions démocratiques est d’autant moins approprié à ce développement que le pays est plus vaste et que son appareil technique est plus imparfait.

A l’Assemblée Constituante, la majorité appartenait aux socialistes-révolutionnaires de droite. Selon la mécanique du parlementarisme, la puissance gouvernementale aurait dû aussi être à eux. Mais, déjà, durant toute la période qui avait précédé la Révolution d’Octobre, le parti des socialistes-révolutionnaires de droite avait eu la possibilité de s’emparer de cette puissance. Cependant, ce parti ne se saisit pas du gouvernement, laissant la part du lion à la grande bourgeoisie, et précisément par là - au moment même où la composition numérique de la Constituante l’obligeait moralement à exercer le pouvoir - il avait, perdu le dernier reste de son crédit auprès des éléments les plus révolutionnaires du pays.

La classe ouvrière, et, avec elle, la garde rouge, était profondément hostile au parti des socialistes-révolutionnaires de droite. L’écrasante majorité de l’armée soutenait les Bolschewiki. Les éléments révolutionnaires des campagnes partageaient leurs sympathies entre les socialistes-révolutionnaires de gauche et les Bolschewiki.

Les matelots qui, dans les événements de la Révolution, avaient joué un rôle si important, suivaient presque tous notre parti. Les socialistes-révolutionnaires de droite furent obligés de sortir des soviets, qui, dès octobre, c’est-à-dire avant la convocation de la Constituante, avaient pris le pouvoir.

Sur qui donc pouvait s’appuyer un ministère édifié par la majorité de l’Assemblée Constituante ? Il aurait eu pour lui les dirigeants de la population rurale, les chefs des "intellectuels" et les fonctionnaires ; et à droite il aurait trouvé, provisoirement, un appui dans la bourgeoisie. Mais, à un pareil gouvernement, l’appareil matériel du gouvernement aurait complètement manqué. Dans les points de concentration de la vie politique, tels que Pétrograd, ce gouvernement se serait heurté, dès le premier pas, à des obstacles insurmontables.

Dans ces conditions, si les soviets - conformément à la logique formelle des institutions démocratiques - laissaient, le gouvernement au parti de Kérensky et de Tschernow, ce gouvernement, compromis et impuissant comme il était, n’aurait fait qu’apporter dans la vie politique du pays une anarchie passagère, pour être ensuite lui-même, au bout de quelques semaines, renversé par une nouvelle révolution. Les soviets résolurent de réduire au minimum cette expérience historique surannée, et ils prononcèrent la dissolution de l’Assemblée Constituante le jour même où elle s’était réunie.

Cela déchaîna contre notre parti les plus violentes accusations. La dispersion de l’Assemblée Constituante fit, incontestablement, même sur les milieux dirigeants des pat socialistes de l’Europe Occidentale, une impression défavorable. On vit dans cet acte, qui était pourtant inéluctable et nécessaire selon la sagesse politique, l’arbitraire d’un parti et une sorte de tyrannie. Dans une série d’études, Kautsky, avec la pédanterie qui lui est propre, exposa la corrélation existant entre la tâche socialiste révolutionnaire du prolétariat et le régime de la démocratie politique. Il montrait que, pour la classe ouvrière, le maintien des bases d’une organisation démocratique est, en dernière analyse, toujours utile.

Il est vrai que, somme toute, cela est parfaitement exact. Mais Kautsky ravalait cette vérité historique au rang d’une banalité de professeur. Si, en dernière analyse, il est avantageux pour le prolétariat de pratiquer la lutte des classes, et même la dictature, dans le cadre des institutions démocratiques, cela ne signifie nullement que l’histoire rende toujours possible pour le prolétariat une ’pareille combinaison. II ne résulte pas de la théorie marxiste que l’histoire réalise toujours les conditions "les plus favorables " au prolétariat.

Actuellement, on est en peine de dire quel eût été le cours suivi par la Révolution, si l’Assemblée Constituante avait été convoquée au deuxième ou troisième mois de la Révolution. Il est très vraisemblable que les partis alors dominants, c’est-à-dire les socialistes-révolutionnaires et les Menschewiki, se seraient compromis, eux et la Constituante : et cela aussi bien aux yeux des éléments les plus actifs soutenant les soviets qu’aux yeux même des masses démocratiques plus arriérées, dont il aurait apparu que leurs espérances s’attachaient moins aux soviets qu’à la Constituante. Dans ces circonstances, la dissolution de la Constituante aurait pu conduire à de nouvelles élections, dans lesquelles le parti de l’aile gauche aurait pu avoir la majorité.

Mais les événements suivirent une autre route. Les élections à l’Assemblée Constituante eurent lieu le neuvième mois de la Révolution. A ce moment, la lutte des classes avait pris un caractère si aigu que, par une poussée venue de l’intérieur, elle a fait éclater les cadres formels de la démocratie.

Le prolétariat avait derrière lui l’armée et les couches rurales les plus pauvres. Ces classes se trouvaient dans un état de lutte directe et implacable contre les socialistes-révolutionnaires de droite. Mais, par suite de la grossière mécanique des élections démocratiques, c’est ce parti qui -fidèle image de la période de la Révolution antérieure aux événements d’Octobre - obtint à la Constituante la majorité. Ainsi se produisit une contradiction qu’il était absolument impossible de résoudre en restant dans le cadre de la démocratie de pure forme. Et seuls des pédants politiques, qui n’ont aucune idée de la logique révolutionnaire des antagonismes de classes, peuvent faire au prolétariat de banales représentations sur les avantages et l’utilité de la démocratie pour la cause de la lutte des classes.

La question fut posée par l’histoire d’une façon beaucoup plus concrète et plus aiguë. L’Assemblée Constituante fût donc obligée, étant donnée la composition de sa majorité, de conférer le pouvoir au groupe d’un Tschernow, d’un Kérensky et d’un Tseretelli. Mais ce groupe était-il en état de diriger la Révolution ? Pouvait-il trouver un appui dans la classe qui est, en quelque sorte, l’épine dorsale de la Révolution ? Non. La classe qui constituait le véritable coeur de la révolution s’était immédiatement heurtée contre son écorce démocratique et cela seul scellait la destinée de la Constituante.

Sa dissolution était la seule solution possible : la solution chirurgicale, le seul moyen de sortir d’une situation contradictoire qui n’avait pas été créée par nous mais par toute la série des événements antérieurs.

Les négociations de paix

C’est dans la séance de nuit – séance historique – du Second Congrès des Soviets de toutes les Russies que fut adopté le décret relatif à la paix. A cette époque le Gouvernement des Soviets ne faisait encore que se consolider dans les centres les plus importants du pays ; mais le nombre de ceux, qui, à l’étranger, croyaient à sa puissance était infiniment, petit.

Dans cette séance nous adoptâmes le décret à l’unanimité ; mais beaucoup de gens ne virent là qu’une simple démonstration publique. Les modérantistes criaient à tous les coins de rue qu’il ne fallait pas attendre de notre Révolution des résultats pratiques, car, d’une part, les impérialistes allemands ne nous reconnaîtraient, pas et ne voudraient pas traiter avec nous, et d’autre part., l’Entente nous déclarerait la guerre, parce que nous avions entrepris des négociations en vue d’une paix séparée.

C’est au milieu de ces pessimistes prédictions que s’accomplirent nos premières démarches en vue d’une paix démocratique universelle. Le décret, fut, adopté le 26 octobre, alors que Kérensky et Krasnow se trouvaient aux portes mêmes de Pétrograd ; dès le 7 novembre nous adressions à nos alliés ainsi qu’aux ennemis un radiotélégramme proposant de conclure une paix générale. En réponse à ce télégramme, les gouvernements de l’Entente s’adressèrent par l’intermédiaire de leurs attachés militaires, au généralissime, qui était alors le général Duchonin, en déclarant que toute autre démarche en vue de négocier une paix séparée entraînerait les plus graves conséquences.

Nous répondîmes à cette protestation du 11 novembre par notre "Appel général aux ouvriers, soldats et paysans." Dans cet appel nous déclarions que nous ne permettrions jamais que, sous la férule de la bourgeoisie étrangère, notre armée verse son sang. Nous écartions les menaces des impérialistes de l’Europe Occidentale, et nous prenions sur nous la responsabilité de la " politique de paix " à la face de la classe ouvrière du monde entier. Mais surtout nous publiâmes, selon nos catégoriques promesses, les traités secrets, et nous déclarâmes que nous condamnerions ce qui s’opposait aux intérêts des masses populaires de tous les pays.

Les gouvernements capitalistes cherchèrent à tirer parti de nos révélations au détriment les uns des autres, mais les masses populaires nous ont compris et appréciés. Pas un seul journal patriote-socialiste n’osa, à notre connaissance, protester contre le fait que le gouvernement des ouvriers et des paysans bouleversait de fond en comble toutes les méthodes de la diplomatie et renonçait à toutes les infamies et à toutes les machinations éhontées de cette dernière.

Notre diplomatie se donna pour but d’éclairer les masses populaires, de leur ouvrir les yeux sur l’essence de la politique de leurs gouvernements et de les unir dans la même volonté de haine et de combat contre l’ordre bourgeois et capitaliste.

La presse bourgeoise d’Allemagne nous reprochait de faire " traîner en longueur " les négociations de paix ; mais tous les peuples de l’univers suivaient avec passion le dialogue de Brest-Litowsk ; – et ainsi, pendant les deux mois et demi que durèrent les négociations de paix, fut rendu à la cause de la paix un service que les plus loyaux de nos adversaires eux-mêmes furent obligés de reconnaître. C’est là que pour la première fois la question de la paix fut mise sur une plate-forme d’où ni machinations, ni intrigues de derrière les coulisses n’ont pu depuis lors la faire descendre.

Le 22 novembre nous signâmes l’accord portant, cessation de toutes opérations militaires sur tout le front depuis la Baltique jusqu’à la mer Noire. De nouveau, nous nous adressâmes à l’Entente en lui offrant de se joindre à nous pour mener de concert avec nous les négociations de paix. Nous n’eûmes pas de réponse, bien que, cette fois, l’Entente n’essayât plus de nous accabler de menaces.

Les négociations commencèrent le 9 décembre, un mois et demi après le vote du décret de paix ; toutes les accusations de la presse corrompue et traître au socialisme, nous reprochant d’avoir négligé de nous mettre en rapport avec l’Entente, sont donc invention pure. Pendant un mois et demi, nous avons tenu l’Entente au courant de chacune de nos démarches, et nous l’avons conjurée sans cesse de participer aux pourparlers de paix. Au regard du peuple français, du peuple italien, du peuple anglais, notre conscience est, pure... Nous avons fait tout ce qu’il nous était possible de faire pour amener les belligérants à prendre part aux négociations. La responsabilité des négociations de paix séparée que nous fûmes obligés d’entreprendre ne retombe donc pas sur nous, mais sur les impérialistes de l’Europe occidentale, ainsi que sur ceux d’entre les partis russes qui prédisaient au gouvernement des ouvriers et paysans de Russie une mort prochaine et suppliaient, l’Entente de ne pas prendre au sérieux notre initiative de paix.

Quoi qu’il en soit, les pourparlers de paix commencèrent le 9 décembre. Notre délégation fit une déclaration de principes, caractérisant les bases d’une paix démo cratique universelle, selon l’esprit et la lettre du décret du 28 octobre (8 novembre du calendrier moderne). La partie adverse demanda une interruption de la séance, après quoi la reprise des pourparlers fut, selon les propositions de von Kühlmann, toujours et sans cesse ajournée. Il était évident que la préparation de la réponse à faire à notre déclaration par les délégués de la Quadruplice présentait de grosses difficultés. C’est le 25 décembre que fut communiquée cette réponse. Les diplomates de la Quadruplice se ralliaient à la formule démocratique d’une paix sans annexions ni indemnités et basée sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Il était parfaitement clair pour nous que c’était là une hypocrisie. Mais, de ces diplomates, nous n’en attendions même pas autant, car, selon la remarque d’un écrivain français, l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. Le seul fait que l’impérialisme allemand a cru nécessaire de rendre cet hommage aux principes de la démocratie, signifiait, selon nous, que la situation à l’intérieur de l’Allemagne devait être passablement grave.

Mais, si en général nous ne nous faisions pas d’illusion sur le démocratisme des von Kühlmann et des Czernin, – nous connaissions trop pour cela ce qu’étaient les classes dominantes en Allemagne et en Autriche-Hongrie, – on doit cependant avouer que nous n’aurions pas cru à la possibilité de l’abîme qui, comme cela se vit quelques jours plus tard, séparait les conditions de paix réelles de l’impérialisme allemand des formules présentées par M. von Kühlmann le 25 décembre, pour plagier les principes de la Révolution russe. Nous n’étions, certes, pas préparés à une pareille impudence.

La réponse de M. von Kühlmann fit sur les classes ouvrières de Russie une formidable impression. Cette réponse fut interprétée comme le résultat de la peur des classes dirigeantes des Puissances Centrales devant le mécontentement et l’inquiétude croissante des masses ouvrières d’Allemagne. Le 28 décembre eut lieu à Pétrograd une colossale démonstration des ouvriers et des soldats en l’honneur d’une paix démocratique. Mais le lendemain notre délégation revint de Brest-l.itowsk et nous fit part des exigences spoliatrices que nous exprimait M. von Kühlmann au nom des puissances centrales
et comme application de sa formule " démocratique ".

Ce qu’escomptait, à vrai dire, la diplomatie allemande en adoptant ainsi des formules démocratiques à seule fin
de démasquer, deux ou trois jours plus tard, sa voracité de loup, pourrait au premier abord sembler inconcevable. Les considérations théoriques – qui en majeure partie sur l’initiative de Von Kühlmann lui-même – évoluaient autour des principes démocratiques, étaient, pour le moins, osées. La diplomatie des Puissances Centrales devait elle-même s’être rendu compte de prime abord que cette façon de procéder ne lui rapporterait pas beaucoup de lauriers.

Or, le secret de toute la diplomatie de von Kühlmann était que ce monsieur était sincèrement persuadé que nous étions, quant à nous, tout disposés à faire son jeu. Il raisonnait à peu près ainsi : la Russie a absolument besoin de paix. Les Bolschewiki sont parvenus au pouvoir grâce à leur lutte pour la paix. Les Bolschewiki voudraient bien conserver le pouvoir. Cela n’est possible pour eux que s’ils font la paix. Ils sont, il est vrai, attachés à un certain programme de paix démocratique. Mais pourquoi y a-t-il des diplomates dans le monde, sinon pour teindre en noir ce qui est blanc ? Nous, Allemands, nous voulons faciliter aux Bolschewiki la situation, en ornant nos brigandages de formules décoratives. La diplomatie bolschewiste aura suffisamment sujet à ne pas serrer de trop près l’essence politique des choses, ou – plus exacte ment, à ne pas dévoiler aux yeux du monde entier le contenu de nos formules séductrices.

En d’autres termes, von Kühlmann espérait aboutir avec nous à un accord tacite : il nous paierait de ses belles formules et nous lui donnerions sans protester la possibilité d’incorporer à l’Allemagne des provinces et des peuples. Aux yeux des ouvriers allemands, l’annexion violente aurait de cette façon été sanctionnée par la Révolution russe.

Mais lorsque, au cours des débats, nous montrâmes qu’il ne s’agissait pas de paroles vides, ni de camouflage décoratif d’une basse manoeuvre, mais des principes démocratiques appelés à régir les conditions de coexistence des peuples, von Kühlmann vit là une maligne violation d’un arrangement tacite. Il ne voulait pour rien au monde démordre de son texte du 25 décembre et, plein de confiance dans sa logique renforcée de bureaucrate et de juriste, il s’efforçait de prouver, aux yeux du monde entier, que rien ne distingue le blanc du noir et que, seule notre mauvaise volonté nous poussait à y trouver une différence.

Le comte Czernin, qui représentait l’Autriche-Hongrie, jouait dans ces négociations un rôle que personne ne pourrait qualifier d’imposant ou de digne. Il tenait maladroitement l’emploi de second et dans les moments critiques, à l’instigation de Kühlmann, se chargeait de faire les déclarations les plus brusques et les plus cyniques.

Le général Hoffmann, lui, apportait dans les négociations la note gaie. Sans montrer de grandes sympathies pour les instructions diplomatiques de von Kühlmann, le général mit plusieurs fois ses bottes de soldat sur la table autour de laquelle s’agitaient des débats juridiques compliqués. Quant à nous, nous ne doutâmes pas un instant que ces bottes du général Hoffmann fussent précisément la seule réalité sérieuse qu’il y eût dans toutes ces négociations.
Un gros atout dans les mains de M. von Kühlmann était la participation des délégués de la Rada de Kiew aux négociations. Les petits bourgeois qui, en Ukraine, tenaient le pouvoir, attachaient la plus grande importance à leur " reconnaissance " par les gouvernements capitalistes de l’Europe. D’abord la Rada offrit ses services aux impérialistes de l’Entente et elle en obtint quelque argent de poche ; puis elle envoya ses délégués à Brest-Litowsk, afin de marchander sur le dos des populations russes, la reconnaissance par les Gouvernements austro-hongrois et autrichien de sa légalité politique.

La diplomatie de Kiew, qui pour la première fois participait à la vie " internationale ", fit preuve de l’étroitesse d’esprit et de la bassesse morale qui ont toujours caractérisé les mesquins politiciens de la Péninsule des Balkans. MM. Kühlmann et Czernin ne se faisaient naturellement pas d’illusions sur la vitalité de ce nouvel acteur de la comédie diplomatique. Mais ils estimaient à bon droit que la présence de la délégation de Kiew compliquait le jeu, et cela non à leur désavantage.

Lors de sa première entrée en scène, à Brest-Litowsk, la délégation de Kiew avait donné l’Ukraine comme un élément de la République fédérative russe qui était en train de se constituer. Cela aggravait notoirement le rôle des diplomates des Puissances Centrales, dont la principale tâche était, dans leur for intérieur, de transformer la République russe en un nouveau Balkan. Mais, à leur seconde entrée, les délégués de la Rada déclarèrent, sous la dictée de la diplomatie austro-allemande, que l’Ukraine refusait maintenant de faire partie de la Confédération russe et qu’elle se considérait comme une république absolument indépendante.

Pour donner au lecteur le moyen de se faire une idée claire et précise de la situation devant laquelle se trouvait, au dernier moment des négociations de paix, le Gouvernement des Soviets, je juge à propos de reproduire ici dans ses grandes lignes le discours que l’auteur de ces pages a prononcé, en sa qualité de commissaire du peuple aux affaires étrangères, à la séance du Comité central exécutif, le 14 février 1918.

Chapitre 32 – Discours du Commissaire du Peuple aux Affaires Etrangères

Ni guerre, ni paix ! Discours au CC exécutif des Soviets, 14.02.1918

" Citoyens, le Gouvernement des Soviets russes n’a pas aujourd’hui seulement à reconstruire, mais il doit encore liquider les vieux comptes et, dans une certaine mesure, – qui est même très importante, – à payer les vieilles dettes : en premier lieu, les comptes de cette guerre, qui a duré trois ans et demi.>

" La guerre a été la pierre de touche de la puissance économique des pays belligérants. Le destin de la Russie, étant le pays le plus pauvre et le plus arriéré de tous, était, dans une guerre d’une aussi longue durée, marqué d’avance. Vu le rôle capital du matériel de guerre, le facteur décisif de la lutte était, en dernière analyse, la capacité qu’avait chaque pays d’adapter son industrie aux exigences de la guerre, de la transformer le plus rapidement possible et de remplacer toujours plus vite les instruments de destruction, dont, au milieu de ce carnage des peuples. il se faisait une consommation toujours plus intense.

" Chaque pays, ou presque, et même le plus arriéré, pouvait, au début de la guerre, disposer des instruments de destruction les plus puissants, c’est-à-dire il pouvait les faire venir de l’étranger. C’était là le cas de tous les pays arriérés, et aussi celui de la Russie. Mais la guerre use vite son capital mort et exige sans cesse de nouvelles fabrications. La capacité militaire de chaque pays entraîné dans le tourbillon du massacre universel pouvait en réalité se mesurer à la capacité qu’il avait de fabriquer lui-même, pendant la guerre, d’une façon toujours renouvelée, des canons, des munitions et tout l’outillage analogue de destruction.

" Si la guerre avait résolu le problème de la proportion des forces dans un temps relativement court, la Russie aurait pu, théoriquement, conserver derrière les tranchées une position équivalant à la victoire. Mais la guerre a traîné trop longtemps. Et cela n’est pas dû au hasard. Le seul fait que toute la politique internationale des cinquante dernières années tendait à la création de ce qu’on appelait l’ " équilibre européen ", c’est-à-dire à la constitution d’une balance à peu près égale entre les forces ennemies, ce seul fait, – si l’on considère la puissance et la richesse des nations modernes soumises au régime bourgeois, – devait donner à la guerre un caractère de longue durée. Et cela signifiait, d’autre part, l’épuisement prématuré des pays les plus faibles et les moins développés du point de vue économique.

" Au point de vue militaire, le plus fort, c’était l’Allemagne, grâce à la puissance de son industrie et grâce à l’organisation moderne, neuve et rationnelle de cette industrie, en dépit d’un régime politique depuis longtemps suranné. Il apparut que la France, avec son organisation économique en grande partie mesquinement bourgeoise, était restée bien en arrière de l’Allemagne, et même un empire colonial aussi puissant que l’Angleterre se trouva être, par suite du caractère plus conservateur et plus routinier de son industrie, inférieur à l’Allemagne.

" Lorsque la Révolution russe fut amenée par les événements à envisager la question des négociations de paix, nous n’avions aucun doute qu’il nous faudrait, dans ces négociations, solder l’addition de cette guerre de trois ans et demi, à moins que la force du prolétariat révolutionnaire international ne vienne d’un magistral coup de canif lacérer le contrat. Nous savions bien aussi que nous avions dans l’impérialisme allemand un adversaire qui était rempli – jusqu’au bout des griffes – de la conscience de sa force colossale, cette force qui s’est manifestée si nettement au cours de la guerre actuelle.

" Tous Ies arguments de la clique bourgeoise prétendant que nous aurions été infiniment plus forts si nous avions conduit ces négociations de concert avec nos alliés sont au fond illogiques. Pour pouvoir, dans un avenir indéterminé, négocier de concert avec nos alliés, il aurait fallu d’abord continuer la guerre de concert avec ces alliés ; mais, le pays étant épuisé et affaibli, c’est précisément la continuation de la guerre, et non la fin de celle-ci, qui devait encore plus affaiblir et épuiser le pays. Ainsi, nous aurions dû, plus tard, acquitter les frais de la guerre dans des conditions qui auraient été pour nous encore plus défavorables.

" Si même il était arrivé que le camp dans lequel la Russie avait été poussée par les combinaisons internationales du tzarisme et de la bourgeoisie, ce camp, à la tête duquel est la Grande-Bretagne, si même il était arrivé que ce camp sortît victorieux de la guerre, – admettons pour un instant cette issue peu probable – cela n’aurait nullement signifié, citoyens, que notre pays, lui, ait été victorieux. Car, en continuant la guerre, la Russie devait se trouver, même au sein du camp victorieux de l’Entente, encore plus épuisée et plus ravagée qu’elle ne l’est aujourd’hui.

" Les chefs de ce camp, c’est-à-dire l’Angleterre et l’Amérique, auraient employé, à l’égard de notre pays, exactement les mêmes méthodes que I’Allemagne a pratiquées pendant les négociations de paix. Etant donné ce qu’est la politique des pays impérialistes, ce serait une puérilité stupide et sotte que de se laisser diriger par des considérations autres que celles intérêts positifs et de la force brutale.

" Si donc notre pays est maintenant affaibli, à la face de l’impérialisme de l’univers, nous ne sommes pas affaiblis, parce que nous sommes sortis du cercle de feu de la guerre, ni parce que nous nous sommes libérés des liens des obligations militaires internationales ; non, nous sommes affaiblis par suite de la politique du tzarisme et des classes bourgeoises, cette politique contre laquelle nous avons combattu, comme parti révolutionnaire, aussi bien avant la guerre que pendant la guerre elle-même.

" Rappelez-vous, citoyens, dans quelles circonstances notre délégation s’était rendue la dernière fois à Brest-Litowsk, en sortant directement de l’une des séances du Troisième Congrès des Soviet de toutes les Russies. Alors nous vous rendîmes compte de l’état des négociations et des exigences de nos ennemis.

" Ces exigences, vous vous en souvenez, exprimaient le désir masqué, ou plus exacternent, à demi masqué, de réaliser des annexions : annexion de la Lithuanie, de la Courlande, d’une partie de la Livonie, les îles Moonsund et une contribution de guerre à demi dissimulée, que nous estimions alors à six ou huit et même jusqu’à dix milliards de roubles.

Au cours de la suspension des négociations, qui a duré à peu près dix jours, il s’est produit. en Autriche-Hongrie une fermentation considérable et les grèves ouvrières ont éclaté. Ces grèves ont été le premier résultat de la méthode employée par nous dans la conduite des négociations, le premier résultat atteint par nous auprès du prolé tariat. des Puissances Centrales, en présence des prétentions annexionnistes du militarisme allemand.

" Combien piteuses sont, à côté de cela, les affirmations de la presse bourgeoise disant qu’il nous avait fallu deux mois de conversation avec von Kühlmann pour savoir que l’impérialisme allemand nous imposerait des conditions rapaces ! Non, cela, nous le savions dès la première heure. Mais, dans cette " conversation " avec les représentants de l’impérialisme allemand, nous avons essayé de trouver un moyen d’accroître la force de ceux qui luttent contre l’impérialisme allemand. Nous ne pro-mettions pas des miracles, mais nous prétendions que notre méthode était la seule qui restât à la démocratie révolutionnaire, pour lui assurer la possibilité d’un plus vaste développement.

" On peut, naturellement, déplorer que le prolétariat de certains autres pays, et notamment celui des Puissances Centrales, marche trop lentement dans la voie de la lutte révolutionnaire franche et ouverte. Le rythme de son développement. doit être considéré comme trop lent ; toujours est-il qu’en Autriche-Hongrie il y a eu un mouvement qui s’est étendu à tout le pays et qui est un effet immédiat et direct des négociations de Brest-Litowsk.

" Lorsque je partis d’ici, nous disions que nous n’avions aucune raison de croire que Id vague gréviste balaierait le militarisme autrichien et allemand. Si nous l’avions cru, nous aurions, naturellement, donné très volontiers la promesse que certaines personnes attendaient de notre bouche – et qui était de ne conclure, en aucun cas, une paix séparée avec l’Allemagne. Alors, je disais déjà que nous ne pouvions pas faire une telle promesse – qui aurait équivalu à prendre l’engagement de vaincre le militarisme allemand. Car, le secret d’une pareille victoire, nous ne le possédons pas.

" Et, comme nous ne pouvions pas prendre sur nous de modifier à bref délai les proportions des forces internationales, nous déclarâmes franchement et loyalement qu’un gouvernement. révolutionnaire pouvait, dans certains cas, se voir contraint d’accepter une paix annexionniste. Le déclin de ce gouvernement devait commencer là où il aurait essayé de dissimuler à son propre peuple le véritable caractère de cette paix de brigandage, mais non pas là où, après le combat., il était forcé d’accepter une pareille paix.

" En même temps, nous faisions remarquer que nous nous rendions à Brest-Litowsk pour poursuivre les négociations de paix, dans des conditions qui manifestement s’amélioraient pour nous, alors qu’elles empiraient pour nos ennemis. Nous suivions de près le mouvement qui se produisait en Autriche-Hongrie et, il y avait beaucoup de raisons de croire – comme c’était, du reste, l’opinion des députés social-démocrates au Reichstag allemand – que l’Allemagne se trouvait, elle aussi, à la veille de pareils événements.

" C’est avec de telles espérances que nous partîmes. Et, dès les premiers jours de notre séjour à Brest-Litowsk, la télégraphie sans fil nous apportait de Wilna les premières nouvelles relatives au déclenchement à Berlin d’un formidable mouvement gréviste qui, comme en Autriche-Hongrie, se rattachait directement. et immédiatement à la marche des négociations de Brest-Litowsk.

" Mais, comme l’implique souvent la dialectique de la lutte des classes, les formidables dimensions de ce mouvement prolétarien — tel que l’Allemagne n’en avait encore jamais vu de pareil – devaient précisément avoir pour effet de rendre plus étroite l’union des classes possédantes et de les animer d’un esprit d’intransigeance encore plus grand. Les classes dirigeantes en Allemagne sont douées d’un instinct de conservation assez solide pour se rendre compte que, dans la situation où elles se trouvaient – pressées comme elles l’étaient par les masses populaires – toute concession, même la moindre, serait une capitulation devant le spectre de la Révolution.

" Et c’est pour cette raison que von Kûhlmann – passé la première période de désarroi dans laquelle il retardait intentionnellement les négociations, ne fixait aucune séance ou les gaspillait en questions secondaires et de pure forme – dès que la grève fut liquidée et qu’il put se convaincre que, pour l’instant, aucun danger ne menaçait plus la vie de ses maîtres, reprit son ton de hautaine assurance et redoubla d’agressivité.

" Nos pourparlers se compliquèrent du fait de la participation de la Rada de Kiew. Nous l’avions déjà annoncé la fois précédente. La délégation de la Rada de Kiew parut au moment où la Rada possédait en Ukraine une organisation assez forte et où l’issue du combat ne se laissait pas encore prévoir. C’est précisément alors que nous proposâmes officiellement à la Rada de conclure avec nous un traité, comme conditions préalables duquel nous demandions à la Rada de qualifier Kaledin et Kornilow de contre-révolutionnaires et de ne pas s’opposer à notre lutte contre eux.

" La délégation de la Rada de Kiew arriva à Brest Litowsk au moment précis où nous espérions conclure avec elle un accord aussi bien ici que là-bas. Là-bas aussi nous déclarâmes que, tant qu’elle serait reconnue par le peuple de l’Ukraine, nous consentirions à l’admettre aux gociations en qualité de partie contractante autonome.

Plus se développaient les événements en Russie et Ukraine, plus l’antagonisme devenait aigu entre les couches populaires de l’Ukraine et de la Rada, et plus la Rada montrait de propension à conclure avec les gouvernements des Puissances Centrales le premier traité de paix venu et, en cas de besoin, à faire intervenir le militarisme allemand dans les affaires intérieures de la République russe, pour protéger la Rada contre la Révolution russe.

" C’est le 9 février (date du calendrier moderne) que, comme nous l’apprîmes, les négociations de paix poursuivies à notre insu entre la Rada et. les Puissances Centrales devaient être signées. Le 9 février est l’anniversaire de la naissance du roi Léopold de Bavière et., selon l’usage des pays monarchiques, c’est pour ce jour de fête qu’avait été fixée – j’ignore si c’est, avec l’assentiment de la Rada de Kiew – la solennité de cet acte historique. Le général Hoffmann fit tirer le canon en l’honneur de Léopold de Bavière, après avoir demandé à la délégation de Kiew de procéder à ce salut d’honneur – car le traité de paix attribuait Brest-Litowsk à l’Ukraine.

" Mais les événements prirent une telle tournure que, au moment où le général Hoffmann demandait à la Rada de Kiew l’autorisation de faire tirer le canon, il ne restait plus à la Rada, en dehors de Brest-Litowsk, beaucoup de territoires. Conformément aux dépêches que nous venions de recevoir de Pétrograd nous fîmes connaître officiellement aux délégations des Puissances Centrales que la Rada de Kiew n’existait plus – circonstance qui n’était nullement indifférente pour la marche des négociations de paix.

" Nous proposâmes au comte Czernin d’envoyer en Ukraine des représentants, accompagnés de nos officiers, afin de pouvoir constater de visu si son co-contractant, la Rada de Kiew, existait ou non. Le comte Czernin eut l’air d’accepter celle proposition ; niais, quand nous lui demandâmes si cela signifiait aussi que le traité avec la délégation de Kiew ne serait pas signé avant le retour de ses mandataires, il fut pris de doute et s’offrit à poser la question à von Kuhlmann. Mais, après avoir posé la question, il nous fit parvenir une réponse négative.

C’était le 8 février, et le 9, il fallait que le traité fût signé ; il n’y avait pas d’ajournement possible. Non seulement à cause de l’anniversaire de la naissance du roi Léopold de Bavière, mais aussi pour une raison plus importante, que von Kühlmann avait certainement fait comprendre au comte Czernin : " Si maintenant nous envoyions nos représentants en Ukraine, ils pourraient, en fait, finir par se convaincre que la Rada n’existe plus. Et alors nous aurions devant nous pour tout potage une seule délégation panrusse, ce qui réduirait nos chances dans les négociations... "

" De la part de la délégation austro-hongroise, on nous disait : " Quittez le terrain des principes, posez la question sur une base plus pratique, et alors vous pourrez causer avec la délégation allemande... II n’est pas possible que les Allemands continuent la guerre simplement à cause des îles Moonsund, pourvu que vous présentiez cela d’une façon concrète...

" Nous répondîmes : " Soit, nous sommes tout disposés à mettre à l’épreuve la condescendance de vos collègues de la délégation allemande. Jusqu’à présent, nous avons discuté sur le droit de libre disposition des Lithuaniens, des Polonais, des Livoniens, des Lettons, des Estoniens et autres, et nous avons établi pour tous ces pays qu’il ne saurait être question de libre disposition. Maintenant nous allons voir quelle est votre opinion à l’égard de la libre disposition d’un autre peuple, à savoir le peuple russe, et quelles sont vos intentions et les plans de stratégie militaire que vous dissimulez derrière l’occupation par vous des îles Moonsund. Car ces îles ont une importance défensive, soit qu’elles fassent partie de la République autonome d’Estonie, soit qu’elles appartiennent à la République fédérative de Russie ; mais, aux mains de l’Allemagne, elles acquièrent une valeur offensive et menacent le centre véritable de la vie de notre pays et, tout particulièrement, Pétrograd.

" Mais le général Hoffmann, naturellement, ne fit pas la moindre concession. Arriva l’heure de la décision. La guerre, nous ne pouvions pas la déclarer ; nous étions trop faibles L’armée avait perdu sa cohésion intérieure. Pour sauver notre pays, pour l’empêcher de se désagréger complètement, nous devions d’abord rétablir la liaison intérieure entre les masses des travailleurs. Ce lien psychologique ne peut être créé que par la voie d’un travail productif s’opérant aux champs, à la fabrique et à l’atelier.

" Nous devions réinstaller Ies masses travailleuses, qui ont tant souffert des maux inouïs et des épreuves épouvantables de la guerre, dans leurs champs et dans leurs fabriques, où elles se retrouveront et se fortifieront, grâce au travail, et c’est par ce seul moyen que nous pourrons créer une discipline intérieure. C’est là la seule ressource pour ce pays, qui expie maintenant les fautes du tzarisme et de la bourgeoisie.

" Nous sommes contraints de mettre fin à la guerre, et nous retirons l’armée du champ de carnage. Mais en même temps nous nous écrions à la face du militarisme allemand :

" La paix que vous nous imposez est une paix de violence et de rapine. Nous ne voulons pas permettre que vous, messieurs les diplomates, vous puissiez dire aux ouvriers allemands : — Vous prétendiez que nos exigences étaient des conquêtes et des annexions, mais voyez, nous vous apportons sous ces exigences l’aval de la Révolution russe ! – Oui, nous sommes faibles ; nous ne pouvons pas maintenant faire la guerre ; mais nous possédons assez d’énergie révolutionnaire, pour montrer que, selon notre libre arbitre, nous ne mettons pas notre signature au bas d’un traité que vous écrivez avec votre sabre sur le corps de peuples vivants.

" Et nous avons refusé de signer. Je crois, camarades, que nous avons fait ce qu’il fallait faire.

" Camarades, je ne prétendrai pas qu’une attaque de l’Allemagne contre nous est impossible, – une telle affirmation serait trop risquée, quand on se représente quelle est la force du parti impérialiste en Allemagne. Mais je crois que l’attitude que nous avons prise dans cette question a, dans une large mesure, accru pour le militarisme allemand la difficulté de l’attaque.

" Cependant, qu’arriverait-il si l’Allemagne venait à nous attaquer ? A cela nous ne pouvons faire qu’une réponse : si dans notre pays, qui est épuisé, et dans un état désespéré, si dans notre pays on peut stimuler encore le courage des éléments révolutionnaires et capables de vivre, si chez nous la lutte pour la défense de notre Révolution et du foyer de cette Révolution est encore possible, – ce n’est là que la résultante de la situation que nous venons de créer, et l’effet de la décision par laquelle nous nous sommes retirés du combat tout en refusant de signer le traité de paix. "

Chapitre 33 – La seconde guerre et la signature du traîté de paix

Dans les premiers jours qui suivirent la rupture des négociations, le gouvernement allemand hésita et ne sut quel chemin prendre. Les politiciens et les diplomates croyaient apparemment que le principal était acquis, et qu’on n’avait aucune raison de courir après nos signatures.

Mais le parti militaire, lui, était dans tous les cas disposé à briser les cadres tracés par le Gouvernement Allemand dans le traité de Brest-Litowsk. Le professeur Kriege, membre de la délégation allemande, dit bien à l’un des membres de notre délégation que, dans les circonstances actuelles, il ne pouvait pas être question d’une marche en avant des troupes allemandes, à l’intérieur de la Russie. Le comte Mirbach, qui était alors à lu tête de la mission allemande à Pétrograd, partit pour Berlin avec l’assurance que l’accord au sujet de l’échange des prisonniers de guerre était complet.

Mais tout cela n’empêcha pas le général Hoffmann, – cinq jours après la rupture des négociations de Brest-Litowsk – de déclarer que l’armistice avait pris fin ; en même temps le délai de sept jours accordé pour la dénonciation de l’armistice était compté postnumérando, c’est-à-dire à partir de la dernière séance de Brest-Litowsk. Faire ici les frais d’un mouvement d’indignation au sujet de cette violence serait certainement déplacé : le tout s’accorde excellemment avec le caractère général de la moralité diplomatique et militaire des classes dominantes.

La nouvelle marche en avant des troupes allemandes eut lieu dans des conditions qui pour la Russie étaient quasi-mortelles. Au lieu du délai d’une semaine qui avait été convenu, nous n’avions qu’un délai de deux jours, avant la reprise des hostilités. Cette circonstance accrut encore la panique dans l’armée, qui se trouvait déjà dans un état de décomposition chronique, De résistance, il pouvait à peine en être question. Les soldats ne voulaient pas croire que les Allemands attaqueraient de nouveau, après que nous avions déclaré que l’état. de guerre n’existait plus. La retraite panique paralysait même la volonté des corps de troupes qui étaient disposés à combattre.

C’est dans les quartiers ouvriers de Pétrograd et de Moscou que l’indignation contre cette marche en avant des Allemands, qui était un acte de trahison et, même de brigandage absolu, atteignait le plus haut degré d’acuité. Les ouvriers étaient, pendant ces journées et ces nuits de surexcitation, prêts à s’enrôler dans l’armée par di zaines de mille. Mais le côté organisation était resté très en retard. Les divers corps de partisans, qui étaient pleins d’enthousiasme, durent se convaincre, lors des premières rencontres sérieuses avec les troupes régulières allemandes, de leur infériorité. De là vint un état de dépression extrême.

La vieille armée était depuis déjà longtemps mortellement atteinte, et elle se décomposait en une multitude de tronçons isolés qui encombraient les routes et les carrefours. Dans l’état d’épuisement général où se trouvait le pays et dans le marasme effrayant de l’industrie et des moyens de communication, une nouvelle armée ne pouvait être créée que très lentement. Le seul obstacle sérieux qui se trouvait sur le chemin de l’avance allemande était la distance…

L’attention du Gouvernement austro-hongrois était principalement fixée sur l’Ukraine. La Rada fit demander directement, par sa délégation de Brest-Litowsk, aux gouvernements des Puissances Centrales, une assistance militaire contre les Soviets, qui venaient de triompher sur tout le territoire de l’Ukraine. C’est ainsi que la démocratie des petits bourgeois de l’Ukraine avait volontairement ouvert la porte à l’invasion étrangère dans sa lutte contre la classe ouvrière et contre les prolétaires paysans.

En même temps le gouvernement de Svinhufvud appelait à son aide les baïonnettes allemandes contre le prolétariat finlandais. Le militarisme allemand se chargeait ouvertement, à la face du monde entier, d’être le bourreau de la révolution ouvrière et paysanne de Russie.

Dans les rangs de notre parti s’engagèrent d’ardents débats sur la question de savoir si, étant données les circonstances, nous devions accepter l’ultimatum allemand et signer le nouveau traité, ce traité qui, – aucun de nous n’en doutait, – contiendrait des conditions infiniment plus dures que celles qui nous avaient été présentées à Brest-Litowsk.

Les uns pensaient que, pour le moment, en raison de l’intervention à main armée de Allemands dans les luttes intérieures qui se déroulaient sur le sol de la république russe, il ne convenait pas de créer pour une des parties de la Russie un état de paix et de rester passif, pendant que, dans le Sud et dans le Nord, les troupes allemandes édifieraient le régime de la dictature bourgeoise.

Les autres, à la tête desquels se trouvait Lénine, estimaient que chaque instant de délai et de répit, si court fût-il, aurait la plus grande importance pour la consolidation intérieure et pour le développement de la capacité défensive de la Russie. Après que notre impuissance à repousser présentement l’invasion ennemie avait si tragiquement éclaté aux yeux du pays et de tout l’univers, la conclusion de la paix devait être considérée comme un acte qui nous était, imposé par la dure loi de disproportion des forces. Il serait puéril de se laisser guider ici uniquement par l’abstraite morale révolutionnaire. Ce qu’il faut, ce n’est pas périr avec honneur, mais remporter la victoire finale.

La Révolution russe veut vivre, elle doit vivre, et elle est obligée, par tous les moyens dont elle dispose, d’éviter un combat au-dessus de ses forces, afin de gagner ainsi du temps, en attendant que le mouvement révolutionnaire de l’Europe Occidentale vienne à son aide. Pour l’instant l’impérialisme allemand soutient un dur combat contre le militarisme de I’Angleterre, de la France et de l’Amérique. C’est cela seul lui rend possible la conclusion de la paix entre la Russie et l’Allemagne. Il faut profiter de la situation. L’intérêt de ln Révolution, voilà la loi suprême. Puisque nous ne sommes pas en état de refuser la paix, tous devons l’accepter ; nous devons nous assurer un instant de répit, afin de travailler de toutes nos forces à l’intérieur du pays et, en particulier, à la création d’une armée.

Au Congrès du parti communiste comme au quatrième Congrès des Soviets, ce furent les partisans de la conclusion de la paix qui triomphèrent. Se joignirent à eux un grand nombre de ceux qui même en janvier avaient estimé qu’il était impossible de signer le traité de Brest-Litowsk.

" Alors, s’écriaient-ils, notre acceptation du traité aurait été regardée par Ies ouvriers anglais et français comme une misérable capitulation effectuée sans tentative de combat. Même les basses insinuations des chauvinistes anglais et français sur les machinations secrètes du gouvernement des Soviets avec les Allemands auraient pu, – au cas où nous aurions signé la paix, – trouver créance dans certains milieux ouvriers de l’Europe Occidentale. Mais, maintenant que nous avons refusé de signer le traité de paix, après la nouvelle marche en avant des ennemis, après les efforts que nous avons faits pour les arrêter, et après que notre faiblesse militaire s’est manifestée avec une formidable évidence aux yeux du monde entier, personne n’osera plus nous reprocher de capituler sans combattre. "

Le traité de Brest-Litowsk dans sa seconde teneur, encore plus rigoureuse pour nous que la première, fut donc signé et ratifié.

Cependant, en Ukraine et en Finlande, les valets du bourreau germanique continuaient leur besogne, et menaçaient de plus en plus le centre effectif de la vie de la Grande-Russie. C’est ainsi que désormais la question de l’existence de la Russie comme pays indépendant est indissolublement liée à la question de la Révolution européenne.

Chapitre 34 – Conclusion

Lorsque notre parti s’empara du pouvoir, noue connaissions d’avance toutes les difficultés que nous allions rencontrer. Au point de vue économique, le pays, par suite de la guerre, était épuisé jusqu’au dernier degré. La Révolution avait détruit le vieil appareil administratif, sans avoir le temps d’en créer un nouveau pour k remplacer. Des millions de travailleurs avaient. été, dans cette guerre de trois ans, projetés hors des cellules économiques du pays, déclassés et moralement déracinés. L’énorme industrie de guerre, reposant sur une base économique insuffisamment préparée, dévorait les forces vives du peuple.

La démobilisation de cette industrie soulevait les plus grandes difficultés. Des phénomènes d’anarchie économique et politique s’étendaient sur tout le territoire du pays. Les paysans russes avaient été, pendant, des siècles, maintenus agglomérés, d’une façon élémentaire, par la discipline barbare du pays et comprimés de haut en bas par la discipline de fer du tzarisme. Or, le développement économique avait ruiné la première et la Révolution avait détruit, la seconde de ces disciplines.

Au point de vue psychologique, la Révolution signifiait pour les masses paysannes le réveil de la personnalité humaine. Les formes anarchiques de ce réveil étaient les conséquences inévitables de l’oppression jusqu’alors subie. On ne peut arriver à établir un nouvel ordre de choses, reposant sur le contrôle de la production par les travailleurs eux-mêmes, qu’en éliminant continuellement et radicalement les manifestations anarchiques de la Révolution.

Mais, d’autre part, les classes possédantes, même quand elles ont été chassées du pouvoir, ne veulent pas abandonner leurs positions sans combattre. La Révolution a posé, de la façon la plus radicale, la question de la propriété privée du sol et des moyens de production – question de vie ou de mort pour les classes capitalistes. Au point de vue politique, cela signifie une guerre civile tantôt dissimulée et tantôt à découvert, mais toujours, acharnée et continuelle. Mais la guerre civile, quant à elle, entretient inévitablement toutes les tendances anarchiques existant dans le mouvement des masses ouvrières. C’est ainsi que, lorsque l’industrie, les finances, les moyens de communication et le ravitaillement sont en décadence, une guerre civile permanente engendre des difficultés inouïes dans l’oeuvre de production et d’organisation.

Néanmoins, le Gouvernement des Soviets a le droit d’envisager l’avenir avec une pleine confiance. Seul, un calcul exact de toutes les ressources du pays, seule une organisation rationnelle de la production, c’est-à-dire une organisation établie sur un plan d’ensemble, et seule une répartition économe et raisonnable de tous les produits peuvent sauver le pays. Or, c’est cela qui est le socialisme. Ou bien déchéance définitive au rang d’une simple colonie, ou bien renaissance socialiste – voilà les deux alternatives devant lesquelles est placé notre pays.

La guerre a miné le sol de l’univers capitaliste tout entier. C’est là ce qui fait notre invincible force. Le cercle de fer de l’impérialisme dont nous sommes oppressés sera brisé par la révolution prolétarienne. Nous n’en doutons pas un seul instant, pas plus que, durant les longues années de notre lutte souterraine contre le tzarisme, nous n’avons douté de son inévitable effondrement.

Combattre, serrer les rangs, instaurer la discipline ouvrière et l’ordre socialiste, accroître la productivité du travail, et n’avoir peur d’aucun obstacle, voilà notre devise. L’histoire travaille pour nous. Tôt ou tard la Révolution prolétarienne éclatera en Europe et en Amérique, et apportera la délivrance, non seulement. à l’Ukraine, à la Pologne, à la Lithuanie, à la Courlande et à la Finlande, mais aussi à toute l’humanité souffrante.

Léon Trotsky

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