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Le pouvoir issu de la révolution russe d’Octobre 1917

vendredi 2 décembre 2022, par Robert Paris

Léon Trotsky

L’insurrection d’octobre

Les analogies tirées de l’histoire naturelle, appliquées à la révolution, s’imposent tellement que certaines d’entre elles sont devenues des métaphores usagées : " éruption volcanique ", " accouchement d’une nouvelle société ", " point d’ébullition "… Sous l’aspect d’une simple image littéraire se dissimulent ici les lois intuitivement saisies de la dialectique, c’est-à-dire de la logique du développement.

Ce que la révolution dans son ensemble est par rapport à l’évolution, l’insurrection armée l’est par rapport à la révolution elle-même : le point critique où la quantité amassée devient par explosion une qualité. Mais l’insurrection elle-même n’est pas un acte homogène et indivisible : il y a en elle des points critiques, des crises et des élans intérieurs.

Extrêmement importante, aux points de vue politique et théorique, est la courte période qui précède immédiatement " le point d’ébullition ", c’est-à-dire la veille de l’insurrection. On enseigne en physique que si un échauffement régulier s’arrête subitement, le liquide conserve pendant un certain temps une température invariable et entre en ébullition après avoir absorbé une quantité complémentaire de chaleur. Le langage courant vient encore ici à notre aide, en définissant l’état de fausse tranquillité et de recueillement avant l’explosion comme " le calme avant la tempête ".

Lorsque la majorité des ouvriers et des soldats de Petrograd passa indiscutablement du côté des bolcheviks, la température d’ébullition était, semblait-il, atteinte. C’est précisément à ce moment que Lenine proclama la nécessité d’une insurrection immédiate. Mais ce qui est frappant, c’est qu’il manquait encore quelque chose pour l’insurrection. Les ouvriers et surtout les soldats devaient encore absorber une certaine quantité d’énergie révolutionnaire.

Dans les masses, il n’y a point de contradiction entre la parole et l’acte. Mais, pour passer de la parole à l’acte, même à une simple grève, et d’autant plus à une insurrection, il y a inévitablement des frictions intimes et des regroupements moléculaires : les uns vont de l’avant, les autres doivent se tapir en arrière. Dans ses premiers pas, la guerre civile, en général, se signale par un extrême manque de résolution. Les deux camps s’embourbent en quelque sorte dans le même sol national, ne peuvent pas s’arracher à leur propre périphérie, avec ses couches intermédiaires et ses dispositions conciliatrices.

Le calme avant la tempête, dans les masses, indiquait un grave embarras dans la couche dirigeante. Les organes et les institutions qui s’étaient formés dans la période relativement paisible des préparatifs - la révolution a ses périodes de repos comme la guerre a ses journées de calme - se montrent, même dans le parti le mieux trempé, non adéquats ou non tout à fait adéquats aux problèmes de l’insurrection : un certain déplacement, un certain remaniement deviennent inévitables au moment le plus critique, Les délégués du Soviet de Petrograd, qui avaient voté pour le pouvoir des soviets, étaient loin de s’être tous pénétrés autant qu’il convenait de l’idée que l’insurrection armée était devenue la tâche du jour même. Il fallait, avec le moins de secousses possible, les faire passer sur une nouvelle voie pour transformer le Soviet en un appareil d’insurrection. Dans l’état de maturation de la crise, il ne fallait pas pour cela des mois, ni même de nombreuses semaines. Mais, précisément dans les derniers jours, le plus dangereux était de ne pas retomber sur ses pieds, de donner l’ordre du grand saut quelques jours avant que le Soviet fût prêt à le faire, de provoquer une perturbation dans les rangs, de détacher le parti du Soviet même pour vingt-quatre heures.

Lenine a répété plus d’une fois que les masses sont infiniment plus à gauche que le parti, de même que le parti est plus à gauche que son Comité central. Par égard à la révolution dans son ensemble, c’était absolument juste. Mais, même dans ces rapports réciproques, il y a de profondes oscillations intimes. En avril, en juin, particulièrement au début de juillet, les ouvriers et les soldats poussaient impatiemment le parti dans la voie des actes décisifs. Après l’écrasement de juillet, les masses étaient devenues plus prudentes. Comme auparavant et plus qu’avant, elles voulaient l’insurrection. Mais, s’étant fortement brûlé les doigts, elles craignaient un nouvel insuccès. Pendant le courant de juillet, d’août et de septembre, le parti, d’un jour à l’autre, retenait les ouvriers et les soldats que les korniloviens, par contre, provoquaient de toutes manières à sortir dans la rue. L’expérience politique des derniers mois avait fortement développé les centres modérateurs, non seulement chez les dirigeants, mais aussi chez les dirigés. Les incessants succès de l’agitation entretenaient, d’autre part, l’inertie des gens disposés à l’expectative. Pour les masses, il ne suffisait plus d’une nouvelle orientation politique : elles avaient besoin de se refaire psychologiquement. Plus les dirigeants du parti révolutionnaire commandent les événements, plus l’insurrection englobe les masses.

Le problème difficile du passage de la politique préparatoire à la technique de l’insurrection se posait dans tout le pays, sous diverses formes, mais en somme de la même façon. Mouralov raconte que, dans l’organisation militaire moscovite des bolcheviks, l’opinion fut unanime sur la nécessité de prendre le pouvoir ; pourtant, " quand on essaya de résoudre concrètement la question de savoir comment s’emparer du pouvoir, il n’y eut pas de solution ". Le dernier chaînon manquait encore.

Dans les jours où Petrograd se trouvait menacée d’une évacuation de la garnison, Moscou vivait dans l’atmosphère d’incessants conflits de grèves. Sur l’initiative des comités de fabrique, la fraction bolcheviste du Soviet présenta un plan : résoudre les conflits économiques par des décrets. Les démarches préalables prirent pas mal de temps. C’est seulement le 23 octobre que les organes du Soviet de Moscou adoptent le " décret révolutionnaire n° 1 " : les ouvriers et les employés dans les fabriques et les usines ne peuvent être désormais embauchés ou congédiés que du consentement des comités d’usine. Cela signifiait que l’on commençait à agir comme un pouvoir d’Etat. L’inévitable résistance du gouvernement devait, dans l’esprit des initiateurs, grouper plus étroitement les masses autour du Soviet et conduire à un conflit ouvert. Ce dessein ne fut pas mis à l’épreuve, vu que l’insurrection de Petrograd donna à Moscou, comme à tout le reste du pays, un motif beaucoup plus impérieux de se soulever : il fallut soutenir immédiatement le gouvernement soviétique qui venait de se former.

La partie qui prend l’offensive a presque toujours intérêt à se présenter comme étant sur la défensive. Un parti révolutionnaire est intéressé à un camouflage légal. Le Congrès imminent des soviets, de fait un congrès d’insurrection, était en même temps le détenteur, aux yeux des masses populaires, sinon de toute la souveraineté, du moins d’une bonne moitié de celle-ci. Il s’agissait du soulèvement d’un des éléments du double pouvoir contre l’autre. En en appelant au Congrès comme à la source du pouvoir, le Comité militaire révolutionnaire accusait d’avance le gouvernement de préparer un attentat contre les Soviets. Cette accusation dérivait de la situation même. Dans la mesure où le gouvernement n’avait pas l’intention de capituler sans combat, il ne pouvait se dispenser de préparatifs pour sa propre défense. Mais, par là même, il était sujet à l’accusation d’avoir comploté contre l’organe suprême des ouvriers, des soldats et des paysans. Dans la lutte contre le Congrès des soviets qui devait renverser Kerensky, le gouvernement portait la main sur la source même du pouvoir d’où était sorti Kerensky.

Ce serait une erreur grossière de ne voir là que des subtilités juridiques, indifférentes au peuple : au contraire, c’est précisément sous cet aspect que les faits essentiels de la révolution se reflétaient dans la conscience des masses. Il fallait utiliser jusqu’au bout cet enchaînement exceptionnellement avantageux. En donnant au désir tout naturel des soldats de ne pas quitter les casernes pour les tranchées un grand sens politique et en mobilisant la garnison pour la défense du Congrès des soviets, la direction révolutionnaire ne se liait aucunement les mains à l’égard de la date de l’insurrection. Le choix du jour et de l’heure dépendait de la marche ultérieure du conflit. La liberté de manœuvre était du côté du plus fort.

" Vaincre d’abord Kerensky, ensuite convoquer le Congrès " répétait Lenine, craignant que l’on ne substituât à l’insurrection un jeu constitutionnel. Lenine, évidemment, n’avait pas encore eu le temps d’apprécier un nouveau facteur qui s’introduisait dans la préparation du soulèvement et en changeait tout le caractère, savoir : un grave conflit entre la garnison de Petrograd et le gouvernement. Si le Congrès des soviets doit résoudre la question du pouvoir ; si le gouvernement veut diviser la garnison pour empêcher le Congrès de devenir le pouvoir ; si la garnison, sans attendre le Congrès des soviets, refuse de se soumettre au gouvernement, cela signifie en somme que l’insurrection a commencé, sans attendre le Congrès des soviets, quoique sous la couverture de son autorité. Il serait, par conséquent, erroné de faire une distinction entre les préparatifs de l’insurrection et ceux du Congrès des soviets.

Le mieux serait de comprendre les particularités de l’insurrection d’octobre en la comparant avec celle de février. En recourant à cette comparaison, l’on n’a pas lieu, comme dans d’autres cas, d’admettre l’identité conventionnelle de toutes sortes de conditions ; elles sont identiques en réalité, car il s’agit dans les deux cas de Petrograd : même terrain de lutte, mêmes groupements sociaux, même prolétariat et même garnison. La victoire, dans les deux cas, s’obtient par ce fait que la majorité des régiments de réserve passe aux ouvriers. Mais dans le cadre de ces traits généraux essentiels, quelle énorme différence ! Se complétant historiquement entre eux pendant huit mois, les deux soulèvements de Petrograd, par leurs contrastes, semblent faits d’avance pour aider à mieux comprendre la nature d’une insurrection en général.

On dit de l’insurrection de Février que ce fut un soulèvement de forces élémentaires. Nous avons fait, en bonne place, toutes les réserves indispensables sur cette définition. Mais il est exact, en tout cas, qu’en Février personne n’indiquait d’avance les voies de l’insurrection ; personne ne votait dans les usines et les casernes sur la question de la révolution ; personne, d’en haut, n’appelait à l’insurrection. L’irritation qui s’était accumulée pendant des années éclata comme inattendue dans une forte mesure pour la masse elle-même.

Il en fut tout autrement en Octobre. Pendant huit mois, les masses avaient passé par une vie politique intense. Non seulement elles suscitaient les événements, mais elles apprenaient à en comprendre la liaison ; après chaque action, elles faisaient l’évaluation critique des résultats. Le parlementarisme soviétique devint le mécanisme quotidien de la vie politique du peuple. Alors que l’on résolvait par vote les questions de grève, de manifestations dans la rue, d’envoi de régiments au front, les masses pouvaient-elles renoncer à résoudre elles-mêmes la question de l’insurrection ?

De cette conquête inappréciable et en somme unique de la Révolution de Février provenaient, cependant, de nouvelles difficultés, On ne pouvait appeler les masses à la bataille au nom du Soviet sans avoir posé catégoriquement la question devant le Soviet, c’est-à-dire sans avoir fait du problème de l’insurrection l’objet de débats ouverts, et encore avec la participation des représentants du camp ennemi, La nécessité de créer un organe soviétique spécial, masqué autant que possible, pour diriger l’insurrection, était évidente, Mais cela aussi imposait les voies démocratiques avec tous leurs avantages et tous leurs retardements. La décision prise par le Comité militaire révolutionnaire, en date du 9 octobre, n’est définitivement mise à exécution que le 20. La principale difficulté, cependant, n’est pas là. Utiliser la majorité dans le Soviet et créer un comité composé uniquement de bolcheviks, ce serait provoquer le mécontentement des sans-parti, sans compter celui des socialistes-révolutionnaires de gauche et de certains groupes anarchistes. Les bolcheviks du Comité militaire révolutionnaire se soumettaient à la décision de leur parti, mais non point tous sans résistance. Mais l’on ne pouvait réclamer aucune discipline des sans-parti et des socialistes-révolutionnaires de gauche. Obtenir d’eux une décision a priori pour l’insurrection à jour fixe eût été inconcevable, et même simplement poser devant eux la question eût été extrêmement imprudent. Par l’intermédiaire du Comité militaire révolutionnaire, l’on pouvait seulement entraîner les masses à l’insurrection, en aggravant la situation d’un jour à l’autre et en rendant le conflit inéluctable.

N’eut-il pas été plus simple, en pareil cas, d’en appeler à l’insurrection directement au nom du parti ? Les sérieux avantages d’une telle manière d’agir sont indubitables. Mais peut-être les désavantages n’en sont-il que plus évidents. Dans les millions d’hommes sur lesquels le parti comptait s’appuyer fort justement, il est nécessaire de distinguer trois couches : une qui marchait déjà avec las bolcheviks dans toutes les conditions ; une autre, la plus nombreuse, qui soutenait les bolcheviks là où ceux-ci agissaient par les soviets ; la troisième qui suivait les soviets, bien que, dans ceux-ci, les bolcheviks fussent en majorité.

Ces trois couches se distinguaient non seulement par leur niveau politique, mais, pour une bonne part aussi, par leur composition sociale. Derrière les bolcheviks, en tant que parti, marchaient au premier rang les ouvriers industriels - prolétaires héréditaires de Petrograd. Derrière les bolcheviks, dans la mesure où ils avaient la garantie soviétique légale, marchait la majorité des soldats. Derrière les soviets, indépendamment ou en dépit du fait que s’y était instaurée la forte pression des bolcheviks, marchaient les formations les plus conservatrices de la classe ouvrière, les ex-mencheviks et socialistes-révolutionnaires, qui craignaient de se détacher du reste de la masse ; les éléments les plus conservateurs de l’armée, y compris les cosaques ; les paysans qui s’étaient affranchis de la direction du parti socialiste-révolutionnaire et qui se rattachaient à son flanc gauche.

Ce serait une erreur évidente que d’identifier la force du parti bolcheviste à celle des soviets qu’il dirigeait : cette dernière force était infiniment plus grande que la première ; cependant, à défaut de la première, elle se transformait en impuissance. Il n’y a là rien de mystérieux. Le rapport entre le parti et le Soviet procédait d’une inévitable incompatibilité dans une époque révolutionnaire entre la formidable influence politique du bolchevisme et l’étroitesse de son emprise organisationnelle. Un levier exactement adapté donne à une main la possibilité de soulever un poids qui dépasse de beaucoup la force vivante. Mais, à défaut de la main agissante, le levier n’est pas autre chose qu’une perche inanimée.

A la Conférence régionale de Moscou des bolcheviks, en fin septembre, un des délégués démontrait ceci : " A Egorievsk, l’influence des bolcheviks n’est pas contestée. Mais l’organisation du parti, par elle-même, est faible. Elle est dans un grand abandon ; il n’y a pas d’inscriptions régulières ni de cotisations de membres. " La disproportion entre l’influence et l’organisation, qui n’était pas partout aussi marquée, était un phénomène général. Les larges masses connaissaient les mots d’ordre bolchevistes et l’organisation soviétique. Ces mots d’ordre et l’organisation se soudèrent pour elles définitivement à la fin de septembre-octobre. Le peuple attendait pour savoir ce que précisément les soviets indiqueraient, quand et comment réaliser le programme des bolcheviks.

Le parti lui-même éduquait méthodiquement les masses dans cet esprit. Quand à Kiev se répandit le bruit des préparatifs de l’insurrection, le Comité exécutif bolcheviste opposa immédiatement un démenti : " Aucune manifestation ne doit être faite sans l’appel des soviets... Ne pas marcher sans le Soviet ! " Démentant, le 18 octobre, les bruits qui couraient sur une insurrection fixée, disait-on, pour le 22, Trotsky disait : " Le Soviet est une institution élective et... ne peut prendre de résolutions qui ne seraient pas connues des ouvriers et des soldats... " Des formules de ce genre, répétées quotidiennement et confirmées par la pratique, s’implantaient solidement.

D’après le récit du sous-lieutenant Berzine, à la Conférence militaire des bolcheviks, en octobre, à Moscou, des délégués déclaraient ; " Il est difficile de dire si les troupes marcheront à l’appel du Comité moscovite des bolcheviks. A l’appel du Soviet, il est probable que tous marcheront, " Or, la garnison de Moscou, dès septembre, avait voté à quatre-vingt-dix pour cent pour les bolcheviks. A la conférence du 16 octobre, à Petrograd, Bokïï, au nom du Comité du parti, rapportait que dans le district de Moscou, " on marchera sur l’appel du Soviet, mais non du parti " ; dans le quartier Nevsky, " tous marcheront derrière le Soviet ". Volodarsky résumait immédiatement l’état d’esprit de Petrograd dans les termes suivants : " L’impression générale est que personne ne brûle de se précipiter dans la rue, mais qu’à l’appel du Soviet, tous seront présents, " Olga Ravitch met là un correctif : " Certains indiquèrent que ce serait aussi sur l’appel du parti. " A la Conférence de la garnison de Petrograd, le 18, les délégués rapportèrent que leurs régiments attendaient, pour marcher, un appel du Soviet ; personne ne parlait du parti, bien que les bolcheviks fussent à la tête de nombreux contingents : l’on ne pouvait maintenir l’unité dans les casernes qu’en établissant une liaison entre les sympathisants, les hésitants et les éléments à demi hostiles, par la discipline du Soviet. Le régiment de grenadiers déclarait même qu’il ne marcherait que sur l’ordre du Congrès des soviets. Déjà, le fait même que les agitateurs et les organisateurs, dans leur évaluation de l’état des masses, font chaque fois une différence entre le Soviet et le parti, montre quelle grande importance avait cette question du point de vue de l’appel à l’insurrection.

Le chauffeur Mitrevitch raconte comment, dans une équipe d’auto-camions, où l’on ne réussissait pas à obtenir une résolution en faveur de l’insurrection, les bolcheviks firent adopter une proposition de compromis : " Nous ne marcherons ni pour les bolcheviks ni pour les mencheviks, mais… sans aucun retard, nous exécuterons tous les ordres du II° Congrès des soviets ". Les bolcheviks de l’équipe des auto-camions appliquaient en petit la même tactique d’enveloppement à laquelle recourait le Comité militaire révolutionnaire. Mitrevitch ne démontre pas, il raconte, et son témoignage n’en est que plus convaincant.

Les tentatives faites pour mener l’insurrection directement par l’intermédiaire du parti ne donnaient nulle part de résultat, L’on a conservé un témoignage, intéressant au plus haut degré, au sujet de la préparation du soulèvement à Kinechma, point important de l’industrie textile. Lorsque l’insurrection dans la région moscovite eut été mise à l’ordre du jour, le Comité du parti à Kinechma dut, pour recenser les forces militaires, les moyens et la préparation de l’insurrection armée, un triumvirat spécial qui fut dénommé, on ne sait trop pourquoi, un Directoire. " Il faut dire toutefois - écrit un des membres du Directoire - que les trois élus ne firent pas grand-chose, semble-t-il. Les événements marchèrent dans une voie un peu différente... La grève régionale nous absorba totalement, et, à l’heure des événements décisifs, le centre d’organisation fut transféré au Comité de grève et au Soviet... " Dans les modestes dimensions d’un mouvement provincial, se répétait la même chose qu’à Petrograd.

Le parti mettait en mouvement le Soviet. Le Soviet mettait en mouvement les ouvriers ; les soldats, partiellement, les paysans. Ce que l’on gagnait dans la masse, on le perdait pour la vitesse. Si l’on se représente cet appareil de transmission comme un système de roues dentées - comparaison à laquelle, en une autre occasion et en une autre période, avait recouru Lenine - l’on peut dire qu’une tentative impatiente pour ajuster la roue du parti directement à la roue géante des masses, comportait le danger de briser les dents de la roue du parti et pourtant de ne pas mettre en mouvement des masses suffisantes.

Non moins réel était, cependant, le danger contraire, celui de laisser échapper une situation favorable en résultat de frictions à l’intérieur même du système soviétique. Théoriquement parlant, le moment le plus avantageux pour l’insurrection se précise en un certain point dans le temps. Il ne saurait être question, bien entendu, de surprendre en pratique ce point idéal. L’insurrection peut avec succès se développer par une courbe ascendante, approchant d’un idéal culminant ; mais aussi par une courbe descendante si le rapport des forces n’a pas encore pu se modifier radicalement. Au lieu d’" un moment ", il résulte un espace de temps mesurable en semaines, quelquefois en mois. Les bolcheviks pouvaient prendre le pouvoir à Petrograd dés le début de juillet. Mais, dans ce cas, ils ne l’auraient pas gardé. A dater du milieu de septembre, ils pouvaient déjà espérer que non seulement ils s’empareraient du pouvoir, mais le garderaient en mains. Si les bolcheviks avaient tardé à faire l’insurrection à la fin d’octobre, ils auraient eu, probablement, mais non point à coup sûr, loin de là, pendant un certain temps, la possibilité encore de regagner du terrain perdu. On peut admettre sous réserves que pendant trois ou quatre mois, par exemple de septembre à décembre, les prémisses politiques d’une insurrection existaient : elles étaient déjà mûres et n’étaient pas encore tombées. Dans ces cadres qu’il est plus facile d’établir après coup qu’au moment de l’action, le parti avait une certaine liberté de choix engendrant d’inévitables, parfois graves, différends de caractère pratique.

Lenine proposait de déclencher l’insurrection dés les journées de la Conférence démocratique. A la fin de septembre, il considérait tout atermoiement comme non seulement risqué, mais périlleux. " Attendre le Congrès des soviets - écrivait-il au début d’octobre - c’est un jeu puéril, honteux, c’est ; avec des formalités, trahir la révolution. " Il est douteux, cependant, que, parmi les dirigeants bolchevistes, quelqu’un se guidât, en cette question, sur des considérations de pure forme. Lorsque Zinoviev, par exemple, réclamait une conférence préparatoire avec la fraction bolcheviste du Congrès des soviets, il ne cherchait point une sanction dans la forme, mais comptait tout simplement sur l’appui politique des délégués de la province contre le Comité central. Mais le fait est tel que la dépendance du parti vis-à-vis du Soviet qui, à son tour, en appelait au Congrès des soviets, apportait, en cette question de la date du soulèvement, un élément d’imprécision qui alarmait extrêmement, et non sans raison, Lenine.

La question de savoir quand on lancera l’appel est étroitement liée avec celle de savoir qui le lancera. Pour Lenine, les avantages d’un appel au nom du Soviet n’étaient que trop clairs ; mais il voyait avant toutes autres les difficultés qui surgiraient dans cette voie. Il ne pouvait ne pas craindre, surtout à distance, que les éléments intercepteurs seraient, parmi les dirigeants du Soviet, encore plus forts que dans le Comité central dont il considérait déjà la politique comme trop irrésolue. Sur la question de savoir qui du Soviet ou du parti commencerait, Lenine avait des solutions alternatives, mais, dans les premières semaines, inclinait résolument vers une initiative indépendante du parti. Il n’y avait pas là l’ombre d’une opposition de principes : il s’agissait d’aborder la question de l’insurrection sur une seule et même base, dans des circonstances identiques, dans un seul et même dessein. Mais les façons d’envisager la question étaient tout de même différentes.

La proposition faite par Lenine d’encercler le théâtre Alexandra et de mettre en arrestation la Conférence démocratique procédait du fait que l’insurrection devait avoir à sa tète non le Soviet, mais la parti qui ferait appel directement aux usines et aux casernes. Et il ne pouvait en être autrement : il eût été absolument inconcevable de faire adopter un pareil plan par le Soviet. Lenine se rendait parfaitement compte que, même dans les sommets du parti, sa conception rencontrerait des obstacles ; il recommande d’avance à la fraction bolcheviste de la Conférence " de ne pas courir après le nombre " : si l’on agit résolument d’en haut, le nombre sera garanti par la base. Le plan audacieux de Lenine présentait les avantages incontestables de la rapidité et de l’imprévu. Mais il mettait trop à découvert le parti, risquant, dans certaines limites, de l’opposer aux masses. Même le Soviet de Petrograd, pris à l’improviste, aurait pu, au premier insuccès, laisser se perdre sa majorité bolcheviste encore peu stable.

La résolution du 10 octobre propose aux organisations locales du parti de résoudre pratiquement toutes les questions du point de vue de l’insurrection : quant aux soviets, en tant qu’organes du soulèvement, il n’en est pas question dans la résolution du Comité central. A la Conférence du 16, Lenine disait : " Les faits démontrent que nous avons la prépondérance sur l’ennemi. Pourquoi le Comité central ne peut-il commencer ? " Sur les lèvres de Lenine, cette question n’avait pas du tout un caractère de rhétorique ; elle voulait dire : pourquoi perdre du temps, en s’accommodant à la transmission compliquée du Soviet si le Comité central peut donner le signal immédiatement ? Cependant, la résolution proposée par Lenine se terminait, cette fois-ci, par l’expression " de son assurance en ce que le Comité central et le Soviet indiqueraient en temps voulu le moment favorable et les moyens rationnels d’action ". La mention donnée du Soviet, à côté du parti, et la formule plus souple au sujet de la date du soulèvement étaient le résultat de la résistance des masses dont Lenine avait senti le contact par l’intermédiaire des dirigeants du parti.

Le lendemain, dans une polémique avec Zinoviev et Kaménev, Lenine résumait les débats de la veille : " Tous sont d’accord sui ce point qu’à l’appel des Soviets et pour leur défense, les ouvriers marcheront comme un seul homme " Cela signifiait : si tous ne sont pas d’accord pour dire avec lui, Lenine, que l’on peut lancer l’appel au nom du parti, tous conviennent que l’appel peut être lancé au nom des soviets.

" Qui doit prendre le pouvoir ? " - écrit Lenine le soir du 24. Cela n’a pas d’importance pour l’instant : qu’il soit pris par le Comité militaire révolutionnaire ou par " une autre institution ", qui déclarera qu’elle rendra le pouvoir seulement aux véritables représentants des intérêts du peuple... " Une " autre institution ", ces mots placés entre d’énigmatiques guillemets, désignent en langage de conspirateur le Comité central des bolcheviks.

Lenine renouvelle ici sa proposition de septembre : agir directement au nom du Comité central dans le cas où la légalité soviétique empêcherait le Comité militaire révolutionnaire de placer le Congrès devant le fait accompli de l’insurrection.

Bien que toute cette lutte autour des délais et des méthodes de l’insurrection eût duré pendant des semaines, ceux qui y participèrent ne se rendirent pas tous compte de sa signification et de son importance. " Lenine proposait la prise du pouvoir par les Soviets, celui de Leningrad ou celui de Moscou, et non derrière le dos des Soviets, écrivait Staline en 1924. Pourquoi Trotsky a-t-il eu besoin de cette légende plus qu’étrange sur Lenine ? " Et encore : " Le parti connaît Lenine comme le plus grand marxiste de notre temps… étranger à toute ombre de blanquisme. " Tandis que Trotsky représentait " non le géant Lenine, mais une sorte de nain blanquiste... " Pas seulement blanquiste, mais même nain ! En réalité, la question de savoir au nom de qui l’on fera l’insurrection et aux mains de quelle institution sera remis le pouvoir, cela n’est nullement décidé d’avance par une doctrine quelconque. Devant les conditions générales d’une insurrection, le soulèvement se présente comme un problème d’art pratique qui peut être résolu par différents moyens. En cette partie, les différends dans le Comité central étaient analogues aux controverses des officiers de l’Etat-major général, éduqués dans une seule et même doctrine militaire et portant des jugements identiques sur l’ensemble de la situation stratégique, mais proposant, pour la solution du plus prochain problème, diverses variantes exceptionnellement importantes à vrai dire, mais tout de même partielles. Mêler à cela la question du marxisme et du blanquisme, c’est montrer que l’on ne comprend ni l’un ni l’autre.

Le professeur Pokrovsky nie la signification même du dilemme : le Soviet ou le parti ? Les soldats ne sont aucunement formalistes, déclare-t-il avec ironie : ils n’avaient pas besoin du Congrès des soviets pour renverser Kerensky. Si spirituelle que soit cette façon de poser la question, elle laisse un point non élucidé : pourquoi, en somme, créer des soviets si le parti suffit ? " Il est curieux, continue le professeur, que de cet effort pour tout faire à peu prés légalement, rien ne résulta légalement du point de vue soviétique - et le pouvoir, au dernier moment, fut pris non par le Soviet, mais par une organisation manifestement " illégale ", constituée ad hoc. " Pokrovsky allègue que Trotsky fut forcé, " au nom du Comité militaire révolutionnaire ", et non pas au nom du Soviet, de déclarer le gouvernement de Kerensky inexistant. Argument tout à fait inattendu ! Le Comité militaire révolutionnaire était un organe électif du Soviet. Le rôle dirigeant du Comité dans l’insurrection n’enfreignait en aucun sens la légalité soviétique raillée par le professeur, laquelle était pourtant regardée par les masses avec beaucoup de jalousie. Le Conseil des Commissaires du Peuple fut également constitué ad hoc, ce qui ne l’empêcha pas d’être et de rester l’organe du pouvoir soviétique, y compris Pokrovsky lui-même, en qualité d’adjoint au commissaire de l’Instruction Publique.

L’insurrection put se maintenir sur le terrain de la légalité soviétique et même, pour une bonne part, dans les cadres des traditions de la dualité de pouvoirs, surtout grâce à ce fait que la garnison de Petrograd s’était presque entièrement subordonnée au Soviet dés avant le soulèvement. Dans de nombreux Souvenirs, articles d’anniversaire, dans de premiers essais historiques, ce fait, confirmé par d’innombrables documents, était considéré comme incontestable. " Le conflit à Petrograd se développe sur la question du sort de la garnison " - dit une première brochure sur Octobre, écrite par l’auteur du présent ouvrage, en des moments de loisir entre les séances des pourparlers de Brest-Litovsk, d’après des souvenirs tout récents, brochure qui, dans le parti, pendant plusieurs années, fut présentée comme un manuel d’Histoire. " La question essentielle, autour de laquelle s’édifia et s’organisa tout le mouvement en octobre - déclare encore plus nettement Sadovsky, un des plus immédiats organisateurs de l’insurrection - c’était de faire marcher les régiments de la garnison de Petrograd sur le front Nord. " Pas un des dirigeants immédiats de l’insurrection, qui participaient à l’entretien collectif ayant pour but direct de reconstituer la marche des événements, n’eut même l’idée d’opposer à Sadovsky une objection ou une correction. C’est seulement à partir de 1924 que l’on découvrit tout à coup, que Trotsky surestimait l’importance de la garnison paysanne au détriment des ouvriers de Petrograd ; découverte scientifique qui complétait on ne saurait mieux l’accusation d’avoir sous-estimé la classe paysanne.

Des dizaines de jeunes historiens, avec, en tête le professeur Pokrovsky, nous ont expliqué, en ces dernières années, l’importance du prolétariat pour une révolution prolétarienne. Ils ont été indignés de voir que nous ne parlions pas des ouvriers dans les lignes où nous parlions des soldats, et ils nous ont convaincus d’avoir analysé la marche réelle des événements au lieu d’avoir répété des leçons d’écolier. Les résultats de cette critique sont consignés en bref par Pokrovsky dans la conclusion suivante : " Bien que Trotsky sache parfaitement que l’action armée avait été décidée par le parti... bien que, fort évidemment, tout prétexte que l’on trouverait pour agir dût être d’importance secondaire, néanmoins, au centre de tout le tableau, pour lui, se trouve la garnison de Petrograd… - comme si, à défaut d’elle, l’on ne pouvait songer à une insurrection. " Pour notre historien, ce qui importe seulement, c’est " la décision du parti " au sujet de l’insurrection ; mais comment le soulèvement s’est effectivement produit, c’est " une question secondaire " : on trouvera toujours un prétexte. Pokrovsky appelle " prétexte " le moyen de conquérir les troupes, c’est-à-dire de résoudre précisément la question en laquelle se résume le sort de toute insurrection. La révolution prolétarienne se serait produite sans aucun doute même en l’absence du conflit au sujet de l’évacuation de la garnison ; là, le professeur a raison. Mais c’eût été une autre insurrection et elle eût exigé un exposé historique différent, Or, nous avons en vue les événements qui se produisirent en réalité.

Un des organisateurs, devenu plus tard l’historien de la Garde rouge, Malakhovsky, insiste de son côté sur ce point que ce sont précisément les ouvriers armés, se distinguant de la garnison à demi passive, qui montrèrent de l’initiative, de la résolution et de la résistance dans le soulèvement. " Les détachements de la Garde rouge - écrit-il - occupent, pendant l’insurrection d’octobre, les institutions gouvernementales, les postes et les télégraphes, ce sont eux aussi qui sont à l’avant au moment du combat..., etc. ". Tout cela est indiscutable. Mais il n’est pas difficile, cependant, de comprendre que si les gardes rouges purent tout simplement " occuper " les institutions, ce fut seulement parce que la garnison était d’accord avec elle, les soutenait, ou bien, du moins, ne s’opposait pas à elle. C’est ce qui décida du sort de l’insurrection.

Quand on en vient seulement à demander qui était plus important, pour l’insurrection, des soldats ou des ouvriers - on se montre à un niveau théorique si lamentable qu’il n’y reste presque plus de place pour la discussion. La Révolution d’Octobre était la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie pour le pouvoir. Mais c’est le moujik qui en fin de compte décida de l’issue de la lutte. Ce schéma général, répandu dans tout le pays, trouva à Petrograd son expression la plus achevée, Ce qui donna, dans la capitale, à l’insurrection le caractère d’un coup rapidement porté avec un minimum de victimes, ce fut la combinaison du complot révolutionnaire, de l’insurrection prolétarienne et de la lutte de la garnison paysanne pour sa propre sauvegarde. Le parti dirigeait l’insurrection ; la principale force motrice était le prolétariat ; les détachements ouvriers armés constituaient le poing de choc ; mais l’issue de la lutte se décidait par la garnison paysanne, difficile à soulever.

C’est justement en cette question que le parallèle entre les insurrections de février et d’octobre apparaît particulièrement irremplaçable, La veille du renversement de la monarchie, la garnison représentait pour les deux parties une grande inconnue. Les soldats eux-mêmes ne savaient pas encore comment ils allaient réagir devant le soulèvement des ouvriers. Ce fut seulement la grève générale qui put établir le terrain nécessaire pour les rencontres de masses entre ouvriers et soldats, pour la vérification des soldats en action, pour le passage des soldats aux rangs des ouvriers. Tel fut le contenu dramatique des cinq Journées de Février.

A la veille du renversement du gouvernement provisoire, l’écrasante majorité de la garnison se tenait ouvertement du côté des ouvriers. Nulle part, dans tout le pays, le gouvernement ne se sentait aussi isolé que dans sa résidence : ce n’est point à tort qu’il tentait de la fuir. En vain : la capitale hostile ne le laissait pas partir. En essayant sans succès de jeter dehors les régiments révolutionnaires, le gouvernement trouva définitivement sa perte.

Expliquer la politique passive de Kerensky devant l’insurrection par ses seules qualités personnelles, c’est glisser en surface. Kerensky n’était pas seul. Au sein du gouvernement il y avait des hommes comme Paltchinsky, qui ne manquaient pas d’énergie. Les leaders du Comité exécutif savaient bien que la victoire des bolcheviks fixerait leur trépas politique. Tous, cependant, séparément ou ensemble, se trouvèrent paralysés, demeurèrent, de même que Kerensky, dans une sorte de pénible torpeur, celle de l’homme qui, malgré le danger imminent, se sent incapable de lever le bras pour son salut.

La fraternisation des ouvriers et des soldats ne procéda point en octobre d’un conflit ouvert dans les rues comme elle avait eu lieu en Février, mais elle précéda l’insurrection. Si les bolcheviks n’en appelaient pas, cette fois-ci, à la grève générale, ce n’est pas qu’ils s’en trouvaient empêchés, mais seulement qu’ils n’en voyaient pas le besoin, Le Comité militaire révolutionnaire, dès avant l’insurrection, se sentait maître de la situation : il connaissait chaque contingent de la garnison, son état d’esprit, les groupements à l’intérieur ; il recevait quotidiennement des rapports, non falsifiés, mais exprimant ce qui se passait ; il pouvait au moment voulu, à n’importe quel régiment, envoyer un commissaire plénipotentiaire, un motocycliste apportant un ordre, il pouvait appeler par téléphone le Comité d’un effectif ou bien envoyer un ordre de service à une compagnie. Le Comité militaire révolutionnaire occupait, à l’égard des troupes, la situation d’un Etat-major gouvernemental et non celle d’un Etat-major de conspirateurs.

Il est vrai, les postes de commande de l’Etat continuaient à rester entre les mains du gouvernement. Mais leurs bases matérielles leur avaient été arrachées. Les ministères et les états-majors s’érigeaient sur le vide. Le téléphone et le télégraphe continuaient à servir au gouvernement, de même que la Banque d’Etat. Mais le gouvernement n’avait déjà plus les forces militaires indispensables pour retenir entre ses mains ces institutions. Le palais d’Hiver et l’institut Smolny semblaient avoir changé d’emplacement. Le Comité militaire révolutionnaire mettait le gouvernement-fantôme dans une situation telle que ce dernier ne pouvait rien entreprendre sans avoir préalablement brisé la garnison. Or, toute tentative de Kerensky pour frapper sur les troupes ne faisait qu’accélérer le dénouement.

Cependant, le problème de l’insurrection restait encore sans solution. Le ressort et tout le mécanisme de l’horloge étaient entre les trains du Comité militaire révolutionnaire. Mais elle manquait de cadran et d’aiguilles, Et à défaut de ces détails, une horloge ne peut être d’aucune utilité. Ne disposant ni du télégraphe ni du téléphone, ni d’une banque, ni d’un Etat-major, le Comité militaire révolutionnaire ne pouvait gouverner. Il disposait de presque toutes les prémisses réelles et des éléments du pouvoir, mais non du pouvoir lui-même.

En Février, les ouvriers songeaient non point à s’emparer de la Banque et du palais d’Hiver, mais à briser la résistance de l’armée. Ils luttaient non pour conquérir certains postes de commande, mais pour avoir à eux l’âme du soldat. Lorsque la victoire sur ce terrain fut remportée, tous les autres problèmes furent résolus d’eux-mêmes ; ayant abandonné ses bataillons de la Garde, la monarchie n’essaya même plus de défendre ses palais ni ses Etats-majors.

En octobre, le gouvernement de Kerensky, ayant laissé échapper sans retour l’âme du soldat, s’accrochait encore aux postes de commande. Entre ses mains, les Etats-majors, les banques, les téléphones, ne constituaient que la façade du pouvoir. Passant aux mains des soviets, ces établissements devaient assurer la possession intégrale du pouvoir. Telle était la situation à la veille de l’insurrection : elle déterminait les modalités d’action dans les dernières vingt-quatre heures.

Il n’y eut presque point de manifestations, de combats de rues, de barricades, de tout ce que l’on entend d’ordinaire par " insurrection " ; la révolution n’avait pas besoin de résoudre un problème déjà résolu. La saisie de l’appareil gouvernemental pouvait être effectuée d’après un plan, avec l’aide de détachements armés relativement peu nombreux, partant d’un centre unique. Les casernes, la forteresse, les dépôts, tous les établissements où agissaient les ouvriers et les soldats, pouvaient être saisis par leurs propres forces intérieures. Mais ni le palais d’Hiver, ni le préparlement, ni l’état-major de la région, ni les ministères, ni les écoles de junkers ne pouvaient être pris du dedans. Il en était de même pour les téléphones, les télégraphes, les postes, la Banque d’Etat ; les employés de ces établissements, qui avaient peu de poids dans la combinaison générale des forces, étaient pourtant les maîtres entre leurs quatre murs, lesquels étaient d’ailleurs fortement gardés. C’était du dehors qu’il fallait pénétrer jusqu’aux sommets de la bureaucratie. La saisie par les moyens de la politique était ici remplacée par la violence. Mais comme l’éviction récente du gouvernement de ses bases militaires avait rendu presque impossible la résistance, la saisie des derniers postes de commande eut lieu en général sans collisions.

Il est vrai que, tout de même, l’affaire n’eut point lieu sans quelques combats : il fallut prendre d’assaut le palais d’Hiver, Mais précisément le fait que la résistance du gouvernement se borna à la défense du Palais détermine nettement la place du 25 octobre dans le développement de la lutte, Le palais d’Hiver se trouva être la dernière redoute d’un régime politiquement brisé en huit mois d’existence et définitivement désarmé pendant la dernière quinzaine.

Les éléments du complot, à entendre par là le plan et une direction centralisée, occupaient dans la Révolution de Février une place insignifiante. Cela provenait déjà de la faiblesse et de la ségrégation des groupes révolutionnaires sous la lourde charge du tsarisme et de la guerre, La tâche n’en était que plus grande pour les masses. Les insurgés avaient leur expérience politique, leurs traditions, leurs mots d’ordre, leurs leaders anonymes. Mais si les éléments de direction disséminés dans le soulèvement se trouvaient suffisants pour renverser la monarchie, ils furent loin de se trouver assez nombreux pour procurer aux vainqueurs les fruits de leur propre victoire.

Le calme dans les rues, en octobre, l’absence de foules, l’inexistence de combats donnaient aux adversaires des motifs de parler de la conspiration d’une minorité insignifiante, de l’aventure d’une poignée de bolcheviks. Cette formule fut reprise dans les Journées, les mois et même les années qui suivirent l’insurrection à de multiples reprises. Evidemment, pour rétablir le bon renom do l’insurrection prolétarienne, Iaroslavsky écrit au sujet du 25 octobre : " De fortes masses du prolétariat de Petrograd, à l’appel du Comité militaire révolutionnaire, se placèrent sous ses drapeaux et envahirent les rues de Petrograd. " L’historien officiel oublie d’expliquer dans quel but le Comité militaire révolutionnaire avait appelé les masses dans la rue et ce que celles-ci y avaient précisément fait.

D’une combinaison de puissance et de faiblesse dans la Révolution de Février vint son idéalisation officielle, la représentant comme l’œuvre de toute la nation, l’opposant à l’insurrection d’octobre considérée comme un complot. En réalité, les bolcheviks pouvaient ramener au dernier moment la lutte pour le pouvoir à " un complot ", non point parce qu’ils étaient une petite minorité, mais au contraire parce qu’ils avaient derrière eux, dans les quartiers ouvriers et les casernes, une écrasante majorité, fortement groupée, organisée, disciplinée.

On ne peut comprendre exactement l’insurrection d’octobre qu’à condition de ne pas limiter la perspective au point final. A la fin de février, la partie d’échecs de l’insurrection fut jouée depuis la première manche jusqu’à la dernière, c’est-à-dire jusqu’à l’abandon de l’adversaire ; à la fin d’octobre, la partie principale était déjà du passé et, le jour de l’insurrection, il s’agissait de résoudre un problème assez restreint : mat en deux coups. Il est, par conséquent, indispensable de dater la période de l’insurrection du 9 octobre, quand s’ouvrit le conflit au sujet de la garnison, ou du 12, lorsqu’il fut décidé de créer le Comité militaire révolutionnaire. La manœuvre d’enveloppement dura plus de quinze jours. La partie la plus décisive se prolongea de cinq à six jours, depuis le moment où fut créé le Comité militaire révolutionnaire. Pendant toute cette période agirent directement des centaines de milliers de soldats et d’ouvriers, sur la défensive pour la forme, prenant l’offensive au fond. L’étape finale, au cours de laquelle les insurgés rejetèrent définitivement les formes conventionnelles de la dualité de pouvoirs, avec sa légalité douteuse et sa phraséologie défensive, occupa exactement vingt-quatre heures : du 25, 2 heures du matin, au 26, 2 heures du matin. Dans ce laps de temps, le Comité militaire révolutionnaire employa ouvertement les armes pour s’emparer de la ville et faire prisonnier le gouvernement : aux opérations participèrent, dans l’ensemble, autant de forces qu’il en fallait pour accomplir une tâche limitée, en tout cas guère plus de vingt-cinq à trente mille hommes.

Un auteur italien qui écrit des livres non seulement sur Les Nuits des Ennuques, mais aussi sur les plus hauts problèmes d’Etat, visita, en 1929, Moscou soviétique, embrouilla le peu de choses qu’il avait pu entendre de droite et de gauche, et, sur cette base, construisit un livre traitant de La Technique du Coup d’Etat. Le nom de cet écrivain, Malaparte, permet de le distinguer facilement d’un autre spécialiste en coups d’Etat, qui s’appelait Bonaparte.

Contrairement à " la stratégie de Lenine ", qui se rattache aux conditions sociales et politiques de la Russie de 1917, " la tactique de Trotsky, d’après Malaparte, n’est point liée aux conditions générales du pays. " Aux considérations de Lenine sur les prémisses politiques de l’insurrection, l’auteur veut que Trotsky réponde ainsi : " Votre stratégie exige trop de circonstances favorables : l’insurrection n’a besoin de rien. Elle se suffit à elle-même. " A peine pourrait-on concevoir une absurdité plus sûre d’elle-même que celle-ci. Malaparte répète à plusieurs reprises qu’en Octobre la victoire vint non de la stratégie de Lenine, mais de la tactique de Trotsky. Cette tactique, encore à présent, menacerait la tranquillité des Etats de l’Europe. " La stratégie de Lenine ne constitue donc pas un danger immédiat pour les gouvernements d’Europe. Le péril actuel - et permanent - pour eux, c’est la tactique de Trotsky. " Plus concrètement encore : " Mettez Poincaré à la place de Kerensky et le coup d’Etat bolcheviste d’octobre 1917 réussira tout aussi bien. " C’est en vain que nous essayons de distinguer à quoi pouvait servir en général la stratégie de Lenine, qui dépendait des conditions historiques, si la tactique de Trotsky résolvait le même problème dans toutes les circonstances, il reste à ajouter que ce remarquable livre a déjà été publié en plusieurs langues. Des hommes d’Etat y apprennent, de toute évidence, à repousser les coups d’Etat. Souhaitons-leur bien du succès.

La critique des opérations purement militaires du 25 octobre n’a pas été faite jusqu’à présent. Ce qui existe à ce sujet dans la littérature soviétique a un caractère non critique, mais purement apologétique. A côté des écrits des épigones, même la critique de Soukhanov, en dépit de toutes les contradictions, se distingue avantageusement par une observation attentive des faits.

Dans son jugement sur l’organisation du soulèvement d’octobre, Soukhanov a donné, en deux ans, deux opinions qui semblent diamétralement opposées. Dans le tome consacré à la Révolution de Février, il dit : " Je décrirai, le temps venu, d’après mes souvenirs personnels, l’insurrection d’octobre jouée d’après une partition. " Iaroslavsky reproduit ce jugement de Soukhanov littéralement, " L’insurrection à Petrograd - écrit-il - était bien préparée et fut jouée par le parti comme sur un cahier de musique. " Plus résolument encore, semble-t-il, s’exprime Claude Anet, observateur hostile, mais attentif, quoique sans profondeur : " Le coup d’Etat du 7 novembre - dit-il en substance - n’inspire que de l’admiration. Pas une brisure, pas une fissure, le gouvernement est renversé sans avoir eu le temps de crier " Ouf ! " Par contre, dans le tome consacré à la Révolution d’octobre, Soukhanov raconte comment Smolny, " en catimini, à tâtons, prudemment et en désordre ", entreprit de liquider le gouvernement provisoire.

Il y a de l’exagération dans le premier jugement comme dans le deuxième. Mais d’un point de vue plus large, l’on peut admettre que les deux jugements, si opposés soient-ils, s’appuient sur des faits. Le caractère rationnel de l’insurrection d’octobre a procédé surtout des rapports objectifs, de la maturité de la révolution dans son ensemble, de la place occupée par Petrograd dans le pays, de la place occupée par le gouvernement dans Petrograd, de tout le travail préalable du parti, enfin de la juste politique de l’insurrection. Mais il restait encore un problème de technique militaire. En ce point, il y eut un bon nombre de bévues partielles, et, si l’on en fait un tout, on peut avoir l’impression d’un travail mené à l’aveuglette.

Soukhanov mentionne à plusieurs reprises l’impuissance, au point de vue militaire, de Smolny, même dans les dernières journées qui précédèrent l’insurrection. En effet, le 23 encore, l’état-major de la révolution n’était guère mieux défendu que le palais d’Hiver. Le Comité militaire révolutionnaire assurait son immunité avant tout en fortifiant ses liaisons avec la garnison et obtenait par celle-ci la possibilité de surveiller tous les mouvements stratégiques de l’adversaire. Des mesures plus sérieuses, du point de vue de la technique de guerre, furent prises par le comité environ vingt-quatre heures plus tôt que celles du gouvernement, Soukhanov déclare avec assurance que, dans le courant de la journée du 23 et dans la nuit du 23 au 24, le gouvernement, s’il avait montré de l’initiative, aurait pu se saisir du Comité : " Un bon détachement de cinq cents hommes eût été tout à fait suffisant pour liquider Smolny avec tout son contenu. " Possible. Mais, premièrement, le gouvernement avait besoin pour cela de résolution, de cran, c’est-à-dire d’une qualité absolument contraire à sa nature. Secondement, l’on avait besoin " d’un bon détachement de cinq cents hommes ". Où le prendre ? Le composer d’officiers ? Nous les avons vus, à la fin d’août, dans leur rôle de conspirateurs : on était obligé d’aller les chercher dans les boîtes de nuit. Les compagnies (droujiny) de combat des conciliateurs s’étaient désagrégées. Dans les écoles de junkers toute question grave donnait lieu à des groupements nouveaux. Cela allait encore Plus mal chez les cosaques. Constituer un détachement par une sélection dans divers contingents, c’était se trahir soi-même dix fois avant que l’entreprise eût été menée jusqu’au bout.

Cependant, l’existence même d’un détachement n’eût pas été décisive. Le premier coup de feu tiré devant Smolny aurait eu, dans les quartiers ouvriers et dans les casernes, son écho bouleversant, Vers le centre menacé de la révolution, à toute heure du jour et de la nuit, seraient accourus pour porter secours des dizaines de milliers d’hommes armés ou à demi armés. Enfin, la prise même du Comité militaire révolutionnaire n’aurait pas sauvé le gouvernement. Hors des murs de Smolny se trouvaient Lenine et, avec lui, le Comité central et le Comité de Petrograd. A la forteresse Pierre-et-Paul il existait un deuxième état-major, sur l’Aurore un troisième, et d’autres encore dans les quartiers, Les masses ne seraient pas restées sans direction, Or, les ouvriers et les soldats, malgré les lenteurs, voulaient vaincre à quelque prix que ce fût.

Il est hors de doute cependant que des mesures complémentaires de prudence stratégique pouvaient et auraient dû être prises quelques jours auparavant, La critique de Soukhanov est juste sous ce rapport, L’appareil militaire de la révolution agit gauchement, avec des lenteurs et des omissions, et la direction générale était trop encline à substituer la politique à la technique. L’œil de Lenine manquait beaucoup à Smolny. Les autres n’avaient pas encore bien appris.

Soukhanov a raison de dire que la prise du palais d’Hiver, dans la nuit du 24 au 25 ou bien dans la matinée de cette journée, eût été incomparablement plus facile que dans la deuxième partie de la journée et jusqu’à la nuit, Le Palais, de même que le bâtiment voisin de l’état-major, était gardé par les escouades habituelles de junkers : une attaque à l’improviste aurait pu presque à coup sûr réussir, Le matin, Kerensky partit en automobile sans rencontrer d’obstacle : ce fait suffit à prouver qu’à l’égard du palais d’Hiver aucune surveillance sérieuse n’était exercée. C’était là une évidente lacune !

La surveillance du gouvernement provisoire avait été confiée - à vrai dire trop tard, le 24 ! - à Sverdlov, assisté par Lachevitch et Blagonravov. Il est douteux que Sverdlov, qui déjà ne savait où donner de la tête, se soit occupé de cette nouvelle affaire. Il est possible même que la résolution, pourtant inscrite au procès-verbal, ait été oubliée dans la fièvre de ces heures-là.

Au Comité militaire révolutionnaire, en dépit de tout, l’on surestimait les ressources militaires du gouvernement, en particulier la garde du palais d’Hiver. Si les dirigeants immédiats du siège connaissaient même les forces intérieures du Palais, ils pouvaient avoir à craindre que, au premier signal d’alarme, n’arrivassent des renforts : junkers, cosaques, troupes de choc. Le plan de la prise du palais d’Hiver avait été élaboré dans le style d’une vaste opération : lorsque des civils et des demi-civils s’attachent à résoudre un problème purement militaire, ils sont toujours enclins à des finasseries stratégiques, Outre un pédantisme excessif, ils ne pouvaient se dispenser de montrer dans ce cas une impuissance remarquable.

L’incohérence, lors de la prise du Palais, s’explique, dans une certaine mesure, par les qualités personnelles des principaux dirigeants. Podvoïsky, Antonov-Ovseenko, Tchoudnovsky sont des hommes d’une trempe héroïque. Mais peut-être faut-il dire qu’ils ne sont pas le moins du monde des hommes de méthode et de pensée disciplinée. Podvoïsky qui, pendant les Journées de Juillet, avait été tout feu tout flamme, était devenu beaucoup plus circonspect, même plus sceptique en face des perspectives de l’avenir tout prochain. Mais, au fond, il était resté fidèle à lui-même : placé en face de n’importe quelle tâche pratique, il tend organiquement à s’échapper des cadres fixés, à élargir le plan, à entraîner tout le monde, à donner le maximum là où un minimum suffirait. Sur le caractère hyperbolique du plan, l’on peut retrouver sans difficultés la marque de son esprit. Antonov-Ovseenko, par caractère, est un optimiste impulsif, beaucoup plus capable d’improvisation que de calcul. En qualité d’ancien officier subalterne, il possédait quelques connaissances dans l’art militaire. Durant la Grande Guerre, comme émigré, il avait tenu dans le journal Nache Slovo (Notre Parole), qui paraissait à Paris, la rubrique militaire, et plus d’une fois s’était montré perspicace en stratégie. Son dilettantisme impressionnable ne pouvait faire contrepoids aux excessives envolées de Podvoïsky, Le troisième des chefs militaires, Tchoudnovsky, avait vécu plusieurs mois sur un front passif, en qualité d’agitateur : à cela se bornait son stage d’homme de guerre. Penchant vers l’aile droite, Tchoudnovsky, cependant, était le premier à s’engager dans la bataille et cherchait toujours l’endroit où cela chauffait le plus, La bravoure personnelle et la hardiesse politique, comme on sait, ne se trouvent pas toujours en équilibre. Quelques jours après l’insurrection, Tchoudnovsky fut blessé sous Petrograd, dans une escarmouche avec les cosaques de Kerensky, et quelques mois plus tard il fut tué en Ukraine, Il est clair que l’expansif et impulsif Tchoudnovsky ne pouvait tenir lieu de ce qui manquait aux deux autres dirigeants. Pas un d’eux n’était enclin à considérer les détails, déjà pour ce simple fait qu’ils n’étaient pas initiés aux secrets du métier, sentant leur faiblesse en ce qui concernait les services d’éclaireurs, la liaison, la manœuvre, les maréchaux rouges éprouvaient le besoin d’accabler le palais d’Hiver de forces , tellement supérieures que la question même d’une direction pratique ne se posait plus : les dimensions démesurées, grandioses, du plan équivalaient presque à son absence. Ce qui est dit ci-dessus ,ne signifie pas que, dans la composition du Comité militaire révolutionnaire, ou bien autour de lui, l’on pouvait trouver des durs militaires plus expérimentés ; en tout cas, l’on n’en pouvait trouver qui eussent plus de dévouement et d’abnégation.

La lutte pour la prise du palais d’Hiver commença par l’occupation de tout le rayon dans une large périphérie. Etant donné l’inexpérience des chefs, les flottements de la liaison, l’inaptitude des détachements de gardes rouges, le manque de vigueur des forces régulières, l’opération compliquée se développait avec une lenteur excessive. Aux heures mêmes où les détachements rouges resserraient peu à peu l’encerclement et accumulaient derrière eux des réserves, des compagnies de junkers, des sotnias de cosaques, des chevaliers de Saint-Georges, un bataillon de femmes, s’ouvraient passage vers le Palais. Le poing de la défense se formait en même temps que le cercle des assaillants. L’on peut dire que le problème même résulte du moyen trop détourné qui fut employé pour le résoudre. Or, une audacieuse incursion nocturne ou bien un intrépide assaut dans la journée n’auraient guère coûté plus de victimes qu’une opération traînant en longueur. L’effet moral de l’artillerie de l’Aurore pouvait, en tout cas, être vérifié douze et même vingt-quatre heures d’avance : le croiseur se tenait paré pour le combat sur la Neva et les matelots ne se plaignaient nullement de n’avoir pas de quoi graisser leurs pièces. Mais les dirigeants de l’opération espéraient que l’affaire serait réglée sans combat, envoyaient des parlementaires, posaient des ultimatums et ne tenaient pas compte des délais fixés. Ils n’eurent pas l’idée d’inspecter en temps voulu l’artillerie de la forteresse Pierre-et-Paul, précisément parce qu’ils comptaient pouvoir s’en passer.

Le manque de préparation de la direction militaire se manifesta d’une façon encore plus évidente à Moscou, où le rapport des forces était considéré comme si favorable que Lenine recommandait même avec insistance de commencer par Moscou : " La victoire est garantie, il n’y a personne pour se battre. " En réalité, c’est précisément à Moscou que l’insurrection prit le caractère de combats prolongés qui durèrent, avec des suspensions d’armes, une huitaine de jours. " Dans l’ardeur de ce travail - écrit Mouralov, un des principaux dirigeants de l’insurrection moscovite - nous n’étions pas toujours fermes et résolus en tous points. Disposant d’une supériorité numérique écrasante - dix fois le chiffre de l’adversaire - nous fîmes traîner les combats toute une semaine.., par suite de notre peu d’habileté à diriger les masses combattantes, par suite du manque de discipline de ces dernières et de l’ignorance complète de la tactique des combats de rues, tant du côté des chefs que du côté des soldats. " Mouralov a l’habitude d’appeler les choses par leur nom : c’est ce qui lui vaut d’être actuellement déporté en Sibérie. Mais, évitant de rejeter sa responsabilité sur autrui, Mouralov reporte dans le cas présent sur le commandement militaire le plus gros de la faute de la direction politique qui, à Moscou, se distinguait par son inconsistance et se laissait facilement influencer par des éléments conciliateurs. Il ne faut pas non plus, cependant, perdre de vue que les ouvriers du vieux Moscou, du textile et de la peausserie, étaient extrêmement en retard sur le prolétariat de Petrograd. En février, Moscou n’avait pas eu à se soulever : le renversement de la monarchie avait été entièrement l’affaire de Petrograd. En juillet, Moscou avait de nouveau gardé son calme. On s’en ressentit en octobre : les ouvriers et les soldats n’avaient pas l’expérience des combats.

La technique de l’insurrection parachève ce que la politique n’a pas fait. La croissance gigantesque du bolchevisme affaiblissait indubitablement l’attention à l’égard du côté militaire de l’affaire : les remontrances passionnées de Lenine étaient suffisamment motivées. La direction militaire s’avéra incomparablement plus faible que la direction politique. Et pouvait-il en être autrement ? Pendant des mois et des mois encore, le nouveau pouvoir révolutionnaire manifestera une extrême inaptitude toutes les fois qu’il sera indispensable de recourir aux armes.

Et néanmoins, les autorités militaires du camp gouvernemental donnaient, à Petrograd, une appréciation extrêmement flatteuse de la direction militaire de l’insurrection. " Les insurgés maintiennent l’ordre et la discipline - déclarait par fil direct le ministère de la Guerre au Grand Quartier Général aussitôt après la chute du palais - il n’y a eu ni pillages ni pogromes ; au contraire, des patrouilles d’insurgés ont mis en état d’arrestation des soldats qui titubaient.,, Le plan de l’insurrection était indubitablement élaboré d’avance et fut appliqué avec persistance et en bon ordre... ce n’était pas tout à fait réglé " sur la partition ", ainsi que l’écrivaient Soukhanov et Iaroslavsky, mais il n’y avait tout de même pas tant de " désordre " que l’affirmait plus tard le premier de ces deux auteurs. Au surplus, devant le jugement critique le plus sévère, c’est encore le succès qui couronne l’entreprise.

Le congrès de la dictature soviétique

Le 25 octobre devait s’ouvrir à Smolny le parlement le plus démocratique de tous ceux qui ont existé dans l’histoire mondiale. Qui sait ? peut-être aussi le plus important.

S’étant affranchis de l’influence de l’intelligentsia conciliatrice, les soviets de province envoyèrent principalement des ouvriers et des soldats. Ils étaient pour la plupart sans grande notoriété, mais, en revanche, c’étaient des hommes éprouvés à l’œuvre et qui avaient conquis une solide confiance dans leurs localités. De l’armée et du front, à travers le blocus des comités d’armée et des états-majors, c’étaient presque uniquement des soldats du rang qui faisaient leur percée comme délégués. Dans leur majorité, ils n’avaient accédé à la vie politique que depuis la révolution. Ils avaient été formés par l’expérience de huit mois. Ce qu’ils savaient était peu de chose, mais ils le savaient solidement. L’apparence extérieure du congrès en démontrait la composition. Les galons d’officier, les lunettes et les cravates d’intellectuels du premier congrès avaient presque complètement disparu. Ce qui dominait sans partage, c’était la couleur grise, vêtements et visages. Tous s’étaient usés pendant la guerre. De nombreux ouvriers des villes avaient endossé des capotes de soldat. Les délégués des tranchées n’avaient pas l’air très présentables : pas rasés depuis longtemps, couverts de vieilles capotes déchirées, de lourds bonnets à poil dont la ouate perçait souvent par des trous, sur des tignasses ébouriffées. De rudes faces mordues par les intempéries, de lourdes pattes couvertes d’engelures, des doigts jaunis par les grossières cigarettes, des boutons à demi arrachés, des bretelles pendantes, des bottes rugueuses, rousses, qui n’avaient pas été goudronnées depuis longtemps. La nation plébéienne avait envoyé pour la première fois une représentation honnête, non fardée, faite à son image et ressemblance.

La statistique du congrès qui se réunit aux heures de l’insurrection est extrêmement incomplète. Au moment de l’ouverture, l’on comptait six cent cinquante participants ayant voix délibérative. Il revenait aux bolcheviks trois cent quatre-vingt-dix délégués ; loin d’être tous membres du parti, ils étaient en revanche la substance même des masses ; or, il ne restait plus à celles-ci d’autres voies que celles du bolchevisme. Nombreux étaient ceux des délégués qui, étant arrivés avec des doutes, achevaient rapidement de mûrir dans l’atmosphère surchauffée de Petrograd.

Avec quel succès les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires avaient réussi à dilapider le capital politique de la Révolution de Février ? Au congrès des soviets en juin, les conciliateurs disposaient d’une majorité de 600 voix sur une totalité de 832 délégués. Maintenant, l’opposition conciliatrice de toutes nuances constituait moins du quart du congrès. Les mencheviks avec les groupes nationaux qui s’y rattachaient ne comptaient pas plus de 80 délégués, dont environ la moitié était " de gauche ". Sur 159 socialistes-révolutionnaires - d’après d’autres données, 190 - les gauches constituaient environ les trois cinquièmes et, en outre, les droites continuaient à se dissoudre rapidement dans le processus du congrès lui-même. Vers la fin de ses assises, le nombre des délégués s’éleva, d’après certains relevés, jusqu’à 900 personnes ; mais ce chiffre, comprenant un bon nombre de voix consultatives, n’englobe pas, d’autre part, toutes les voix délibératives. Le contrôle des mandats subissait des interruptions, des papiers furent perdus, les renseignements sur l’appartenance à tel ou tel parti ne sont pas complets. En tout cas, la situation dominante des bolcheviks au congrès restait incontestable.

Une enquête faite parmi les délégués démontra que 505 soviets tenaient pour le passage de tout le pouvoir aux mains des soviets ; 86 - pour le pouvoir de la " démocratie " ; 55 - pour la coalition ; 21 - pour la coalition, mais sans les cadets. Ces chiffres éloquents, même sous cet aspect, donnent, cependant, une idée exagérée de ce qui restait d’influence aux conciliateurs : pour la démocratie et la coalition se déclaraient les soviets des régions les plus arriérées et des localités les moins importantes.

Le 25, de bonne heure dans la matinée, avaient lieu à Smolny des séances de fractions. Quant aux bolcheviks, n’étaient présent que ceux qui étaient exempts de missions de combat. L’ouverture du congrès était retardée : la direction bolcheviste voulait d’abord en finir avec le Palais. Mais les fractions hostiles, elles non plus, n’étaient pas pressées : elles avaient elles-mêmes besoin de décider de ce qu’elles allaient faire, et ce n’était pas facile. Les heures passaient. Dans les fractions, des sous-fractions se chamaillaient. La scission des socialistes-révolutionnaires se produisit après que la résolution de quitter le congrès eut été repoussée par quatre-vingt-douze voix contre soixante. C’est seulement tard dans la soirée que les socialistes-révolutionnaires de la droite et de la gauche tinrent séance dans des salles différentes. Les mencheviks, à huit heures, réclamèrent un nouveau délai : chez eux, les opinions étaient trop diverses. La nuit survint. L’opération engagée devant le Palais traînait en longueur, Mais il devenait impossible d’attendre davantage : il fallait parler clairement devant le pays en éveil.

La révolution enseignait l’art de la compression. Les délégués, les visiteurs, les gardiens s’entassaient dans la salle des fêtes des jeunes filles de la noblesse pour laisser entrer sans cesse de nouveaux arrivants. Les avertissements donnés au sujet d’un effondrement possible du plancher n’avaient pas plus d’effet que les invites à moins fumer. Tous se bousculaient et fumaient de plus belle. C’est avec peine que John Reed se fraya un chemin à travers la multitude qui grondait devant la porte. La salle n’était pas chauffée, mais l’air était lourd et brûlant.

Tassés dans les tambours des portes, dans les passages latéraux, ou bien assis sur les appuis de fenêtre, les délégués attendaient patiemment la sonnette du président. A la tribune ne se trouvaient ni Tseretelli, ni Tchkhéidzé, ni Tchernov. Seuls les leaders de deuxième ordre s’étaient montrés pour assister à leurs propres funérailles. Un homme de petite taille, en uniforme de médecin-major, ouvrit, au nom du Comité exécutif, la séance à 10 h. 40. Le congrès se réunit dans des " circonstances si exceptionnelles " que lui, Dan, remplissant la mission qui lui est confiée par le Comité exécutif central, s’abstiendra d’un discours politique : car, enfin, ses amis du parti se trouvent actuellement au palais d’Hiver, exposés à la fusillade, " remplissant avec abnégation leur devoir de ministres ". Les délégués ne s’attendaient pas le moins du monde à la bénédiction du comité exécutif central. Ils regardaient avec aversion la tribune : si ces gens-là ont encore une existence politique, quel rapport ont-ils avec nous et avec notre cause ?

Au nom des bolcheviks, Avanessov, délégué de Moscou, propose un bureau sur la base proportionnelle : quatorze bolcheviks, sept socialistes-révolutionnaires, trois mencheviks, un internationaliste. Les hommes de droite refusent immédiatement de faire partie du bureau. Le groupe de Martov s’abstient pour l’instant : il n’est pas encore décidé. Sept voix passent aux socialistes-révolutionnaires de gauche. Le congrès, renfrogné, observe ces contestations préalables.

Avanessov lit la liste des candidats bolcheviks au bureau : Lenine, Trotsky, Zinoviev, Kamenev, Rykov, Noguine, Skliansky, Krylenko, Antonov-Ovseenko, Riazanov, Mouralov, Lounatcharsky, Kollontaï et Stoutchka. " Le bureau se compose - écrit Soukhanov - des principaux leaders bolchevistes et d’un groupe de six (en réalité de sept) socialistes-révolutionnaires de gauche. " Comme noms faisant autorité dans le parti, Zinoviev et Kamenev sont inclus dans le bureau, bien qu’ils se soient opposés à l’insurrection ; Rykov et Noguine sont là, comme représentants du Soviet de Moscou ; Lounatcharsky et Kollontaï comme agitateurs populaires en cette période ; Riazanov comme représentant des syndicats ; Mouralov comme vieil ouvrier bolchevik qui s’est conduit courageusement pendant le procès des députés de la Douma d’Empire ; Stoutchka comme leader de l’organisation lettonne ; Krylenko et Skliansky comme représentants de l’armée ; Antonov-Ovseenko comme dirigeant des combats dans Petrograd. L’absence du nom de Sverdlov s’explique apparemment par le fait que lui-même avait établi la liste et que, dans le brouhaha, personne n’avait rectifié. Il est caractéristique pour les mœurs d’alors du parti que le bureau comprît tout l’Etat-major des adversaires de l’insurrection : Zinoviev, Kamenev, Noguine, Rykov, Lounatcharsky, Riazanov. Parmi les socialistes-révolutionnaires de gauche était seule à jouir d’une célébrité étendue à toute la Russie la petite, fluette et courageuse Spiridonova, qui avait passé de longues années au bagne pour avoir tué un des tortionnaires des paysans de Tambov. Il n’y avait pas d’autres " noms " parmi les socialistes-révolutionnaires de gauche. Par contre, chez ceux de droite, les noms mis à part, il ne restait déjà presque plus rien.

Le congrès accueille avec ferveur son bureau. Lenine ne se trouve pas à la tribune. Tandis que se réunissaient et conféraient les fractions, Lenine, encore grimé, portant perruque et grosses lunettes, se trouvait en compagnie de deux ou trois bolcheviks dans une salle latérale. Se rendant à leur fraction, Dan et Skobelev s’arrêtèrent devant la table des conspirateurs, dévisagèrent attentivement Lenine et le reconnurent de toute évidence. Cela signifiait : il est temps de jeter le masque !

Lenine ne se hâtait pas, cependant, de paraître en public. Il préférait observer les choses de près et rassembler dans ses mains les fils tout en restant dans la coulisse. Dans ses Souvenirs publiés en 1924, Trotsky écrit : " A Smolny avait lieu la première séance du deuxième congrès des soviets. Lenine ne s’y montra pas. Il restait dans une des salles de Smolny, où, comme il m’en souvient, il n’y avait pour ainsi dire presque pas de meubles. C’est seulement ensuite que quelqu’un vint étendre sur le plancher des couvertures et y posa deux oreillers. Vladimir Illitch et moi reposâmes, couchés côte à côte. Mais quelques minutes après, on m’appela : " Dan a pris la parole, il faut répondre. " Revenu après ma réplique, je me couchai de nouveau à côté de Vladimir Illitch qui, bien entendu, ne songeait pas à s’endormir. S’agissait-il de cela ? Toutes les cinq ou dix minutes, quelqu’un accourait de la salle des séances pour communiquer ce qui s’y passait. "

La sonnette présidentielle passe aux mains de Kamenev, un de ces êtres flegmatiques qui sont désignés par la nature elle-même pour présider. A l’ordre du jour - annonce-t-il - il y a trois questions : l’organisation du pouvoir ; la guerre et la paix ; la convocation de l’Assemblée constituante. Un grondement insolite, sourd et alarmant, ponctue du dehors le bruit de l’assemblée : c’est la forteresse Pierre-et-Paul qui a souligné l’ordre du jour par un tir d’artillerie. Un courant de haute tension a passé à travers le congrès qui, du coup, s’est senti être ce qu’il était en réalité : la Convention de la guerre civile.

Lozovsky, adversaire de l’insurrection, réclame un rapport du Soviet de Petrograd. Mais le Comité militaire révolutionnaire est en retard : les répliques de la canonnade témoignent que le rapport n’est pas encore prêt. L’insurrection est en pleine marche. Les leaders des bolcheviks s’absentent à tout instant, gagnant le local occupé par le Comité militaire révolutionnaire, pour recevoir des communications ou pour donner des ordres. Les échos des combats s’engouffrent dans la salle des séances comme des langues de feu. Quand on vote, les bras se lèvent au milieu d’un hérissement de baïonnettes. La fumée bleuâtre, piquante, de la makhorka (tabac grossier) dissimule les belles colonnes blanches et les lustres.

Les escarmouches oratoires des deux camps prennent, sur le fond de la canonnade, une signification inouïe. Martov demande la parole. Le moment où les plateaux de la balance oscillent encore est un moment à lui, ce très inventif politicien des perpétuelles hésitations. De sa voix rauque de tuberculeux, Martov a répondu immédiatement à la voix métallique des canons : " Il est indispensable d’arrêter les hostilités des deux côtés... La question du pouvoir, on s’est mis à la résoudre par la voie d’une conspiration... Tous les partis révolutionnaires sont placés devant le fait accompli... La guerre civile menace de faire éclater la contre-révolution. Une solution pacifique de la crise peut être obtenue par la création d’un pouvoir qui serait reconnu de toute la démocratie. " Une importante partie du congrès applaudit. Soukhanov note ironiquement : " Visiblement, bien des bolcheviks qui ne se sont pas assimilé l’esprit de la doctrine de Lenine et de Trotsky seraient heureux de s’engager précisément dans cette voie. "

La proposition d’entamer des pourparlers pacifiques rallie les socialistes-révolutionnaires de gauche et un groupe d’internationalistes unifiés. L’aile droite, et peut-être aussi les plus proches compagnons de pensée de Martov, sont certains que les bolcheviks vont rejeter la proposition. Ils se trompent. Les bolcheviks envoient à la tribune Lounatcharsky, le plus pacifique, le plus velouté de leurs orateurs. " La fraction des bolcheviks n’a absolument rien à objecter à la proposition de Martov. " Les adversaires sont stupéfaits. " Lenine et Trotsky, allant au-devant de la masse qui leur appartient en propre - commente Soukhanov - font en même temps glisser le terrain sous les pieds des gens de droite. " La proposition de Martov est adoptée à l’unanimité. " Si les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires partent immédiatement, ils se condamnent eux-mêmes. " - ainsi raisonne-t-on dans le groupe de Martov. On peut, par conséquent, espérer que le congrès " s’engagera dans la juste voie de la création d’un front unique démocratique. " Vain espoir ! La révolution ne prend jamais la diagonale.

L’aile droite passe immédiatement outre à l’initiative de pourparlers de paix qui vient d’être approuvée. Le menchevik Kharach, délégué de la 12ième armée, portant aux épaules les étoiles de capitaine, fait une déclaration : " Des politiciens hypocrites proposent de résoudre la question du pouvoir. Or, cette question se décide derrière notre dos... Les coups frappés sur le palais d’Hiver enfoncent des clous dans le cercueil du parti qui s’est engagé dans une pareille aventure... " A l’appel du capitaine, le congrès répond par des murmures indignés.

Le lieutenant Koutchine, qui avait parlé à la Conférence d’Etat de Moscou au nom du front, essaie ici encore d’agir par l’autorité des organisations de l’armée : " Ce congrès est inopportun et même irrégulièrement constitué." " Au nom de qui parlez-vous ? " - lui crient des capotes déchirées sur lesquelles le mandat est tracé avec la boue des tranchées. Koutchine énumère soigneusement onze armées. Mais, ici, cela ne trompe personne. Au front comme à l’arrière, les généraux de la conciliation n’avaient plus de soldats. Le groupe du front, poursuit le lieutenant mencheviste, " rejette toute responsabilité pour les conséquences de cette aventure " ; cela signifie : union avec la contre-révolution contre les soviets. Et, en conclusion : " le groupe du front... quitte ce congrès ".

L’un après l’autre, les représentants de la droite montent à la tribune. Ils ont perdu leurs paroisses et leurs églises, mais ils ont gardé les clochers ; ils se hâtent pour la dernière fois de sonner les cloches fêlées. Les socialistes et les démocrates qui, par tous les moyens honnêtes ou malhonnêtes, se sont mis en accord avec la bourgeoisie impérialiste, refusent aujourd’hui nettement de s’entendre avec le peuple insurgé. Leur calcul politique est mis à nu : les bolcheviks seront renversés dans quelques jours ; il faut, le plus tôt possible, se séparer d’eux, même aider à les renverser et, par là, prendre autant que possible une assurance pour soi-même sur l’avenir.

Au nom de la fraction des mencheviks de droite, une déclaration est apportée par Khintchouk, ancien président du soviet de Moscou et futur ambassadeur des Soviets à Berlin. " Le complot militaire des bolcheviks.., jette le pays dans une guerre intestine, mine l’Assemblée constituante, menace d’une catastrophe au front et mène au triomphe de la contre-révolution. " La seule issue est dans " des pourparlers avec le gouvernement provisoire au sujet de la formation d’un pouvoir s’appuyant sur toutes les couches de la démocratie ". N’ayant rien appris, ces gens-là proposent au congrès d’en finir avec l’insurrection et de revenir à Kerensky. A travers le brouhaha, les beuglements, même les coups de sifflet, on distingue à peine les paroles du représentant des socialistes-révolutionnaires de droite. La déclaration de son parti proclame " l’impossibilité d’un travail en commun " avec les bolcheviks, et affirme que le congrès des soviets lui-même, convoqué et ouvert par le Comité exécutif central conciliateur, n’est pas régulièrement constitué.

La manifestation des droites n’intimide pas, mais elle inquiète et agace. La majorité des délégués ont été trop excédés par des leaders prétentieux et bornés qui les ont d’abord gavés de phrases, et ensuite ont exercé sur eux la répression. Est-il possible que les Dan, les Khintchouk et les Koutchine se disposent encore à faire la leçon et à commander ? Un soldat letton, Peterson, qui a les pommettes rouges d’un tuberculeux et les yeux brûlants de passion, accuse Kharach et Koutchine d’être des imposteurs. " Assez de résolutions et de bavardages ? Il nous faut des actes ! Le Pouvoir doit être entre nos mains. Que les imposteurs quittent le congrès - l’armée n’est pas avec eux ! " La voix véhémente de passion soulage les esprits dans ce congrès qui ne recueillait jusqu’alors que des injures. D’autres hommes du front s’empressent de soutenir Peterson. " Les Koutchine représentent l’opinion de petits groupes qui se sont installés depuis avril dans les comités d’armée. L’armée exige depuis longtemps de nouvelles élections à ces comités. " " Les habitants des tranchées attendent avec impatience la remise du pouvoir aux mains des soviets. "

Mais les gens de droite occupent encore certains clochers. Le représentant du Bund déclare que " tout ce qui se passe à Petrograd est un malheur " et invite les délégués à se joindre aux conseillers de la Douma municipale qui se disposent à se rendre sans armes au palais d’Hiver pour y périr avec le gouvernement. " Dans le vacarme - écrit Soukhanov - on discerne des railleries, les unes grossières, les autres venimeuses. " Le pathétique orateur s’est visiblement trompé sur son auditoire. " Assez ! Déserteurs ! " - crient, derrière ceux qui sortent, les délégués, les invités, les gardes rouges, les soldats qui montent la garde. " Allez-vous-en chez Kornilov ! Ennemis du peuple ! "

La sortie des hommes de droite ne fait pas un vide. Les délégués du rang refusent évidemment de se joindre aux officiers et aux junkers pour la lutte contre les ouvriers et les soldats. Des diverses fractions de l’aile droite firent défection, apparemment, environ soixante-dix délégués, c’est-à-dire un peu plus de la moitié. Les hésitants prenaient place aux côtés des groupes intermédiaires qui avaient résolu de ne pas quitter le congrès. Si, avant l’ouverture de la séance, les socialistes-révolutionnaires de toutes tendances n’étaient pas plus de cent quatre-vingt-dix - le chiffre des seuls socialistes-révolutionnaires de gauche, dans les premières heures qui suivirent, s’éleva jusqu’à cent quatre-vingts : à eux s’étaient joints tous ceux qui ne s’étaient pas encore décidés à adhérer aux bolcheviks, bien qu’ils fussent déjà prêts à les soutenir.

Dans le gouvernement provisoire ou bien dans un quelconque préparlement, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires demeuraient, en tout état de cause. Peut-on, en effet, rompre avec la société cultivée ? Mais, les soviets, ce n’est après tout que du peuple. Les soviets sont bons à quelque chose tant qu’on peut s’appuyer sur eux pour s’entendre avec la bourgeoisie. Mais est-il concevable que l’on tolère des soviets qui ont la prétention de devenir les maîtres du pays ? " Les bolcheviks restèrent seuls - écrivait par la suite le socialiste-révolutionnaire Zenzinov - et, à partir de ce moment, ils commencèrent à s’appuyer uniquement sur la force physique brutale. " Sans aucun doute, le principe moral était parti en faisant claquer les portes, en même temps que Dan et Gotz. Le principe moral se rendra, en une procession de trois cents personnes, avec deux lanternes, au palais d’Hiver, pour tomber encore sur la force physique brutale des bolcheviks - et battre en retraite.

La proposition de pourparlers de paix approuvée par le congrès restait en suspens. Si les droites avaient admis l’idée d’un accord avec le prolétariat victorieux, elles ne se seraient pas hâtées de rompre avec le congrès. Martov ne peut se dispenser de le comprendre. Mais il s’agrippe à l’idée d’un compromis sur laquelle se base et tombe toute sa politique. " Il est indispensable d’arrêter l’effusion de sang... ", reprend-il. " Ce ne sont là que des bruits ! " lui crie-t-on. - " Ici, l’on n’entend pas seulement des bruits, réplique-t-il ; si vous vous approchez des fenêtres, vous entendrez aussi des coups de canon ? " Argument irréfutable : quand le congrès fait silence, les coups de feu s’entendent, et pas seulement près des fenêtres.

La déclaration lue par Martov, entièrement hostile aux bolcheviks et stérile dans ses déductions, condamne l’insurrection comme " étant accomplie par le seul parti bolcheviste avec les moyens d’une conspiration purement militaire, et exige la suspension des travaux du congrès jusqu’à une entente avec " tous les partis socialistes ". Courir dans une révolution après la résultante, c’est pis que de chercher à attraper son ombre !

A ce moment apparaît en séance Ioffe, le futur premier ambassadeur des Soviets à Berlin, en tête de la fraction bolcheviste de la Douma municipale, qui a refusé d’aller chercher une mort problématique sous les murs du palais d’Hiver. Le congrès se tasse encore, accueillant les amis avec des félicitations pleines d’allégresse.

Mais il faut rétorquer quelque chose à Martov. Cette tâche est confiée à Trotsky. " Immédiatement après l’exode des droites, sa position - reconnaît Soukhanov - est aussi solide que celle de Martov est faible. " Les adversaires se tiennent l’un à côté de l’autre à la tribune, pressés de tous côtés par un cercle étroit de délégués surexcités. " Ce qui est arrivé, dit Trotsky, c’est une insurrection, et non point un complot. Le soulèvement des masses populaires n’a pas besoin de justification. Nous avons donné de la trempe à l’énergie révolutionnaire des ouvriers et des soldats de Petrograd. Nous avons ouvertement forgé la volonté des masses pour l’insurrection et non pour un complot... Notre insurrection a vaincu et maintenant l’on nous fait une proposition : renoncez à votre victoire, concluez un accord. Avec qui ? Je le demande : avec qui devons-nous conclure un accord ? Avec les misérables petits groupes qui sont sortis d’ici ?... Mais nous les avons vus tout entiers. Il n’y a plus personne derrière eux en Russie. Avec eux devraient conclure un accord, comme d’égaux à égaux, les millions d’ouvriers et de paysans, représentés à ce congrès, que ceux-là, non pour la première fois, sont tout disposés à livrer à la merci de la bourgeoisie ? Non, ici l’accord ne vaut rien ! A ceux qui sont sortis d’ici comme à ceux qui se présentent avec des propositions pareilles, nous devons dire : vous êtes de lamentables isolés, vous êtes des banqueroutiers, votre rôle est joué, rendez-vous là où votre classe est désormais : dans la poubelle de l’histoire ! ... "

" Alors, nous sortons ! " crie Martov, sans attendre le vote du congrès. " Martov, furieux et très affecté - écrit plaintivement Soukhanov - entreprit de s’ouvrir un chemin de la tribune jusqu’à la sortie. Pour moi, je me mis à convoquer d’urgence une réunion extraordinaire de ma fraction... " Il ne s’agissait pas du tout d’un accès. Le Hamlet du socialisme démocratique, Martov, avait fait un pas en avant lorsque la révolution refluait, comme en juillet ; maintenant que la révolution s’apprêtait à bondir comme un fauve, Martov reculait. La sortie des droites lui avait enlevé la possibilité d’une manœuvre parlementaire. Du coup, il ne se trouva plus à son aise. Il se hâta de quitter le congrès pour s’arracher à l’insurrection. Soukhanov répliqua comme il put. La fraction se divisa presque en deux moitiés égales : par quatorze voix contre douze, Martov l’emporta.

Trotsky propose au congrès une résolution - un acte d’accusation contre les conciliateurs : ce sont eux qui ont préparé l’offensive désastreuse du 18 juin ; ce sont eux qui ont soutenu le gouvernement qui trahissait le peuple ; ce sont eux qui ont dissimulé aux paysans la duperie dans la question agraire ; ce sont eux qui ont assuré le désarmement des ouvriers ; ce sont eux qui sont responsables du prolongement insensé de la guerre ; ce sont eux qui ont permis à la bourgeoisie d’aggraver le désarroi économique ; ce sont eux qui, ayant perdu la confiance des masses, se sont opposés à la convocation du congrès des soviets ; enfin, s’étant trouvés en minorité, ils ont rompu avec les soviets.

De nouveau, une motion d’ordre : en vérité, la patience du bureau bolcheviste n’a pas de limites. Un représentant du Comité exécutif des soviets paysans est arrivé, chargé d’inviter les ruraux à quitter ce congrès " inopportun " et à se rendre au palais d’Hiver, " pour mourir avec ceux qui ont été envoyés là afin de réaliser nos volontés ". Les invites à mourir sous les ruines du palais d’Hiver deviennent assez agaçantes par leur monotonie. Un matelot de l’Aurore qui se présente au congrès déclare ironiquement qu’il n’y a pas de ruines, vu que le croiseur tire à blanc. " Continuez tranquillement vos occupations. " Le congrès reprend du souffle devant ce magnifique matelot à barbe noire qui incarne la simple et impérieuse volonté de l’insurrection. Martov, avec sa mosaïque d’idées et de sentiments, appartient à un autre monde : c’est pourquoi il rompt aussi avec le congrès.

Encore une motion d’ordre, cette fois à demi amicale. " Les socialistes-révolutionnaires de droite - dit Kamkov - sont partis, mais nous, de gauche, nous sommes restés. " Le congrès salue ceux qui sont restés. Cependant, ces derniers aussi estiment indispensable de réaliser un front unique révolutionnaire et se prononcent contre la violente résolution de Trotsky qui ferme les portes à un accord avec la démocratie modérée.

Les bolcheviks, là encore, prennent les devants. Il semble qu’on ne les ait jamais vus si disposés aux concessions. Ce n’est pas étonnant : ils sont maîtres de la situation et ils n’ont aucun besoin d’insister sur les termes. A la tribune se lève de nouveau Lounatcharsky. " Le poids de la tâche qui tombe sur nous ne fait aucun doute. " L’unification de tous les éléments effectivement révolutionnaires de la démocratie est indispensable. Mais est-ce que nous, bolcheviks, avons fait un seul pas qui mettrait à l’écart les autres groupes ? Est-ce que nous n’avons pas adopté unanimement la proposition de Martov ? A cela l’on nous a répondu par des accusations et des menaces. N’est-il pas évident que ceux qui ont quitté le congrès " suspendent leur activité conciliatrice et passent ouvertement dans le camp des korniloviens " ?

Les bolcheviks n’insistent pas sur la nécessité de voter immédiatement la résolution de Trotsky : ils ne veulent pas gêner les tentatives faites pour obtenir un accord sur la base soviétique. La méthode des leçons de choses est appliquée avec succès, même accompagnée de la canonnade ! De même qu’auparavant, l’adoption de la proposition de Martov, maintenant la concession faite à Kamkov, dévoile seulement l’impuissance des efforts de conciliation. Cependant, se distinguant des mencheviks de gauche, les socialistes-révolutionnaires de gauche ne quittent pas le congrès : ils sentent sur eux trop directement la pression du village insurgé.

On s’est tâté réciproquement. Les positions de départ sont occupées. Dans le développement du congrès intervient une pause. Adopter les décrets fondamentaux et créer un gouvernement soviétique ? Impossible : le vieux gouvernement siège encore dans le palais d’Hiver, dans une salle à demi obscure, où la seule lampe, sur la table, est voilée d’un journal. Après 2 heures du matin, le praesidium déclare la séance suspendue pour une demi-heure.

Les maréchaux rouges utilisèrent avec plein succès le court délai qui leur était octroyé. Il y eut quelque chose de nouveau dans l’ambiance du congrès quand la séance fut reprise. Kamenev lit à la tribune un téléphonogramme que l’on vient de recevoir d’Antonov : le palais d’Hiver a été pris par les troupes du Comité militaire révolutionnaire ; à l’exception de Kerensky, tout le gouvernement provisoire a été arrêté, le dictateur Kichkine en tête. Bien que la nouvelle eût déjà volé de bouche en bouche, le communiqué officiel tombe plus lourdement qu’une salve d’artillerie. Le saut au-dessus de l’abîme séparant du pouvoir la classe révolutionnaire a été fait. Les bolcheviks que l’on avait chassés en juillet de l’hôtel particulier de Kczesinska étaient maintenant entrés en maîtres dans le palais d’Hiver. En Russie, il n’y a pas d’autre pouvoir que celui de ce congrès. Un écheveau embrouillé de sentiments se fait jour dans les applaudissements et les cris : triomphe, espoir, mais alarmes aussi. De nouvelles rafales, de plus en plus fougueuses, d’applaudissements. L’affaire est faite ? Le rapport de forces même le plus propice recèle des imprévus. La victoire devient incontestable lorsque l’état-major de l’ennemi est fait prisonnier.

Kamenev énumère d’une voix imposante les personnages arrêtés. Les noms les plus connus arrachent au congrès des exclamations hostiles ou ironiques. C’est avec une exaspération particulière qu’on entend le nom de Terechtchenko, qui présidait aux destinées extérieures de la Russie. Mais Kerensky ? Kerensky ? on sait qu’à dix heures du matin il s’exerçait dans l’art oratoire, sans grand succès, devant la garnison de Gatchina. " Où s’est-il rendu ensuite ? On ne le sait pas exactement : d’après des rumeurs, il serait parti pour le front. "

Les compagnons de route de l’insurrection ne se sentent pas à leur aise. Ils pressentent que, désormais, l’allure des bolcheviks sera plus ferme. Quelqu’un des socialistes-révolutionnaires de gauche proteste contre l’arrestation des ministres socialistes. Le représentant des internationalistes unifiés lance cet avertissement : il ne faudrait pas tout de même que le ministre de l’Agriculture, Maslov, se trouvât dans la même cellule que celle où il a séjourné sous la monarchie. " Une arrestation politique - réplique Trotsky, qui a été détenu du temps du ministre Maslov dans la prison de Kresty, de même que du temps de Nicolas - n’est pas une affaire de vengeance : elle est dictée.., par des considérations rationnelles. Le gouvernement.., doit être traduit devant un tribunal, avant tout pour sa liaison incontestable avec Kornilov... Les ministres socialistes seront seulement gardés à vue dans leurs domiciles. " Il eût été plus simple et plus exact de dire que la capture du vieux gouvernement était dictée par les nécessités d’une lutte non encore achevée. Il s’agissait de décapiter politiquement le camp ennemi et non de punir les méfaits précédents.

Mais l’interpellation parlementaire au sujet des arrestations est immédiatement éliminée par un autre épisode d’une importance infiniment plus considérable : le 3ième bataillon de motocyclistes, que Kerensky a fait marcher sur Petrograd, s’est rangé du côté du peuple révolutionnaire ! Cette nouvelle trop favorable semble manquer de vraisemblance ; il en est pourtant ainsi : un contingent sélectionné, le premier qui ait été détaché du front, avant même d’arriver à la capitale, s’est joint à l’insurrection. Si le congrès, dans sa joie de savoir les ministres en état d’arrestation, avait mis une nuance de modération, maintenant il est saisi d’un enthousiasme sans mélange et sans retenue.

A la tribune, le commissaire bolcheviste de Tsarkoïe-Selo auprès du délégué du bataillon des motocyclistes : tous deux viennent d’arriver pour faire leur rapport au congrès. " La garnison de Tsarkoïe-Selo garde les approches de Petrograd. " Les partisans de la défense nationale ont quitté le soviet. " Tout le travail était retombé sur nous seuls." Ayant appris la venue prochaine des motocyclistes, le soviet de Tsarkoïe-Selo se préparait à une résistance. Mais l’alarme donnée s’avéra, par bonheur, vaine : " Parmi les motocyclistes, il n’y a pas d’ennemis du congrès des soviets. " Bientôt arrivera à Tsarkoïe-Selo un autre bataillon : on se prépare déjà à le recevoir amicalement. Le congrès boit ce rapport comme du lait.

Le représentant des motocyclistes est accueilli par une tempête, Un tourbillon, un cyclone d’applaudissements. Du front Sud-ouest, le 3ième bataillon a été subitement expédié au Nord par ordre télégraphique : " Défendre Petrograd. " Les motocyclistes roulaient, " les yeux bandés ", ne devinant que vaguement ce dont il s’agissait. A Peredolskaîa, ils tombèrent sur un échelon du 5ième bataillon de motocyclistes qui était également expédié contre la capitale. Dans un meeting en commun qui se tint sur place dans la gare, il fut démontré que " de tous les motocyclistes, il ne se trouverait pas un seul homme pour consentir à marcher contre ses frères. " Décision prise en commun : ne pas se soumettre au gouvernement. " Je vous le déclare concrètement - dit le motocycliste - nous ne donnerons pas le pouvoir à un gouvernement à la tête duquel se trouvent des bourgeois et des propriétaires nobles ! " Le mot " concrètement ", introduit dans l’usage populaire par la révolution, est d’une bonne sonorité en ce moment-là.

Y avait-il longtemps que, de la même tribune, le congrès était menacé de subir les châtiments du front ? Maintenant, le front lui-même avait dit " concrètement " son mot. Que les comités d’armée sabotent le congrès ; que la masse des soldats du rang ait réussi plutôt par exception à envoyer ses délégués ; que, dans de nombreux régiments et divisions, l’on n’ait pas encore appris à distinguer un bolchevik d’un socialiste-révolutionnaire, peu importe ! La voix qui vient de Peredolskaîa est la voix authentique, infaillible, irréfutable, de l’armée. Contre ce verdict, il n’y a pas d’appel. Les bolcheviks, et eux seuls, avaient compris en temps opportun que le cuisinier du bataillon des motocyclistes représentait infiniment mieux le front que tous les Kharach et les Koutchine avec leurs mandats archi-usagés. Dans l’état d’esprit des délégués se produit une brusque modification, très significative. " On commence à sentir - écrit Soukhanov - que l’affaire marche toute seule et d’une façon favorable, que les périls annoncés par la droite ne semblent pas si terribles que ça, et que les leaders peuvent avoir raison dans le reste. "

C’est le moment que choisirent les lamentables mencheviks de gauche pour rappeler leur existence. Il se trouva qu’ils n’étaient pas encore sortis. Ils discutaient dans leur fraction la question de savoir comment se conduire. S’efforçant d’entraîner les groupes hésitants, Kapelinsky, qui est chargé d’annoncer au congrès la décision prise, signifie enfin le motif le plus franc d’une rupture avec les bolcheviks : " Rappelez-vous que des troupes s’avancent vers Petrograd. Nous sommes sous la menace d’une catastrophe. – Comment ? et vous êtes encore ici ? " Ces cris partent de différents points de la salle. " Mais vous êtes déjà sortis une fois ! " Les mencheviks, en petit groupe, se dirigent vers la porte, accompagnés d’exclamations méprisantes. " Nous sortîmes déclare Soukhanov d’un ton affligé - ayant complètement délié les mains des bolcheviks, leur ayant cédé tout le terrain de la révolution. " Peu de chose serait resté si ceux dont parle Soukhanov n’étaient pas partis. En tout cas, ils sombrent. Le flot des événements se referme implacablement sur leurs têtes.

Il serait temps, pour le congrès, d’adresser un appel au peuple. Mais la séance continue à se dérouler en de simples motions d’ordre. Les événements ne rentrent pas du tout dans l’ordre du jour. A 5 h 17 du matin, Krylenko, titubant de fatigue, grimpa à la tribune, un télégramme à la main : la 12ième armée salue le congrès et l’informe de la création d’un comité militaire révolutionnaire qui s’est chargé de surveiller le front Nord. Les tentatives faites par le gouvernement pour obtenir une aide armée s’étaient brisées à la résistance des troupes. Le général Tcheremissov, commandant en chef du front Nord, s’était soumis au comité. Le commissaire du gouvernement provisoire, Voïtinsky, avait donné sa démission et attendait un remplaçant. Des délégations des échelons que l’on avait lancés sur Petrograd déclarent, l’une après l’autre, au Comité militaire révolutionnaire, qu’elles se joignent à la garnison de Petrograd. " Il arriva quelque chose d’inimaginable, écrit John Reed : les gens pleuraient en s’embrassant. "

Lounatcharsky trouve enfin la possibilité de lire à haute voix un appel aux ouvriers, aux soldats, aux paysans. Mais ce n’est pas simplement un appel : par le seul exposé de ce qui s’est passé et de ce que l’on prévoit, le document, rédigé à la hâte, présuppose le début d’un nouveau régime étatique. " Les pleins pouvoirs du Comité exécutif central conciliateur ont expiré. Le gouvernement provisoire est déposé. Le congrès prend le pouvoir en main. " Le gouvernement soviétique proposera une paix immédiate, remettra aux paysans la terre, donnera un statut démocratique à l’armée, établira un contrôle sur la production, convoquera en temps opportun l’assemblée constituante, assurera le droit des nations de la Russie à disposer d’elles-mêmes. " Le congrès décide que tout le pouvoir, dans toutes les localités, est remis aux soviets. " Chaque phrase lue soulève une salve d’applaudissements. " Soldats tenez-vous sur vos gardes ! Cheminots, arrêtez tous les convois dirigés par Kerensky sur Petrograd ?... Entre vos mains se trouvent et le sort de la révolution et le sort de la paix démocratique ? "

Entendant parler de la terre, les paysans s’ébranlèrent. Le congrès ne représente, d’après le règlement, que les soviets d’ouvriers et de soldats ; mais il a aussi comme participants des délégués de différents soviets paysans : maintenant, ceux-ci exigent qu’on les mentionne aussi dans le document. On leur accorde immédiatement le droit de suffrage délibératif. Le représentant du soviet paysan de Petrograd signe l’appel " des pieds et des mains ". Un membre du comité exécutif d’Avksentiev, Berezine, qui s’est tu jusqu’alors, communique que, sur soixante-huit soviets paysans qui ont répondu à l’enquête télégraphique, la moitié s’est prononcée pour le pouvoir des soviets, l’autre moitié pour la transmission du pouvoir à l’Assemblée constituante. Si tel est l’état d’esprit des soviets de province, à demi composés de fonctionnaires, peut-on mettre en doute que le futur congrès paysan soutienne le pouvoir soviétique ?

Groupant plus étroitement les délégués du rang, l’appel effraie et même rebute certains des compagnons de route par son caractère inéluctable. De nouveau défilent à la tribune de petites fractions, de la limaille. Pour la troisième fois se produit une rupture avec le congrès, celle d’un petit groupe de mencheviks, probablement de ceux qui sont le plus à gauche. Ils sortent, mais seulement pour garder la possibilité de sauver les bolcheviks : " Autrement vous vous perdrez vous-mêmes, vous nous perdrez aussi, vous perdrez la révolution. " Le représentant du parti socialiste polonais, Lapinsky, bien qu’il reste au congrès pour " défendre son point de vue jusqu’au bout " se rallie en somme à la déclaration de Martov : " Les bolcheviks ne pourront tirer parti du pouvoir qu’ils prennent sur eux. " Le parti ouvrier juif unifié s’abstiendra de voter. Les internationalistes unifiés font de même. Combien de suffrages, cependant, tous ces " unifiés " représenteront-ils ensemble ? L’appel est adopté par toutes les voix contre deux, avec douze abstentions ! Les délégués n’ont presque plus assez de forces pour applaudir.

La séance est enfin levée aux approches de 6 heures. Sur la ville se découvre un matin d’automne gris et froid. Dans les rues qui s’éclairent peu à peu brillent les taches ardentes des bûchers de veilleurs. Les faces ternes des soldats et des ouvriers, armés de fusils, sont refermées et inhabituelles. S’il y avait alors des astrologues à Petrograd, ils durent observer d’importants présages dans la mappemonde céleste.

La capitale se réveille sous un nouveau pouvoir. Les gens du commun, les fonctionnaires, les intellectuels, vivant écartés de la scène des événements, se jettent dès le matin sur les journaux pour savoir à quelle berge le flot de la nuit les a collées. Mais il n’est pas facile d’élucider ce qui s’est passé. A vrai dire, les journaux parlent de la prise du palais d’Hiver par les conspirateurs et de l’arrestation des ministres, mais seulement comme d’un épisode tout à fait passager. Kerensky est parti pour le Grand Quartier Général, le sort du pouvoir sera décidé par le front. Les comptes rendus du congrès reproduisent seulement les déclarations des droites, énumèrent ceux qui sont sortis et dénoncent l’impuissance de ceux qui sont restés. Les articles politiques écrits avant la prise du palais d’Hiver respirent un optimisme sans nuage.

Les rumeurs de la rue ne correspondent pas en tout au ton des journaux. En fin de compte, les ministres sont tout de même enfermés dans la forteresse. Du côté de Kerensky, l’on ne voit pas de renforts pour le moment. Les fonctionnaires et les officiers s’émeuvent et tiennent des conciliabules. Les journalistes et les avocats échangent des coups de téléphone. Les rédactions tâchent de rassembler leurs idées. Les oracles des salons disent : il faut encercler les usurpateurs par un blocus de mépris public. Les marchands ne savent pas s’ils doivent continuer à commercer ou s’abstenir. Les pouvoirs nouveaux ordonnent de commercer. Les restaurants s’ouvrent. Les tramways marchent, les banques se morfondent dans de mauvais pressentiments. Les sismographes de la Bourse décrivent une courbe convulsive. Bien entendu, les bolcheviks ne tiendront pas longtemps, mais, avant de tomber, ils peuvent causer des malheurs.

Le journaliste réactionnaire français Claude Anet écrivait ce jour-là : " Les vainqueurs entonnent un chant de victoire. Et ils ont parfaitement raison. Au milieu de tous ces bavards, ils ont agi... Aujourd’hui, ils ramassent la récolte. Bravo ! C’est du beau travail ! " La situation était tout autrement appréciée par les mencheviks. " Vingt-quatre heures se sont écoulées depuis la " victoire " des bolcheviks - écrivait le journal de Dan - et la fatalité historique commence déjà à tirer d’eux une cruelle vengeance.., autour d’eux, c’est le vide qu’ils ont eux-mêmes créé... ils sont isolés de tous... tout l’appareil des fonctionnaires et des techniciens refuse de se mettre à leur service... Ils… s’effondrent au moment même de leur triomphe dans un abîme... "

Encouragés par le sabotage des fonctionnaires et par leur propre légèreté, les cercles libéraux et conciliateurs croyaient étrangement en leur impunité. Au sujet des bolcheviks, ils parlaient et écrivaient dans le langage des Journées de Juillet : " mercenaires de Guillaume ", " les poches des hommes de la garde rouge sont pleines de marks allemands ", " ce sont des officiers allemands qui commandent l’insurrection "... Le nouveau pouvoir devait montrer à ces gens-là une forte poigne avant même qu’ils eussent commencé à y croire. Les journaux les plus déchaînés furent interdits dès la nuit du 25 au 26. Un certain nombre d’autres furent confisqués dans le courant de la journée. La presse socialiste était épargnée pour l’instant : il fallait donner aux socialistes-révolutionnaires de gauche, et aussi à certains éléments du parti bolcheviste, la possibilité de se convaincre de l’inconsistance des espoirs en une coalition avec la démocratie officielle.

Au milieu du sabotage et du chaos, les bolcheviks développaient leur victoire. Organisé la nuit, un Etat-major provisoire s’occupa de la défense de Petrograd en cas d’offensive de Kerensky. Au central des téléphones, où la grève a commencé, l’on expédie des téléphonistes militaires. On invite les armées à créer leurs comités militaires révolutionnaires. Au front et en province l’on expédiait par groupes des agitateurs et des organisateurs devenus disponibles après la victoire. L’organe central du parti écrivait : " Le Soviet de Petrograd s’est prononcé - au tour des autres soviets. "

Dans le courant de la journée arriva une nouvelle qui jeta particulièrement le trouble parmi les soldats : Kornilov était en fuite. En réalité, ce distingué prisonnier, qui résidait à Bykhov sous la garde de ses fidèles hommes du Tek et qui était tenu par le Grand Quartier Général de Kerensky au courant de tous les événements, avait décidé, le 25, que l’affaire prenait une tournure sérieuse et, sans la moindre difficulté, avait quitté sa prison imaginaire. La liaison entre Kerensky et Kornilov se confirma de nouveau en toute évidence aux yeux des masses. Le comité militaire révolutionnaire appelait par télégraphe les soldats et les officiers révolutionnaires à mettre en arrestation et à livrer à Petrograd les deux anciens généralissimes.

Comme, en Février, le palais de Tauride, maintenant Smolny était devenu le centre de toutes les fonctions de la capitale et de l’Etat. Là siégeaient toutes les institutions dirigeantes. De là partaient les décisions, ou bien c’est là que l’on venait en chercher. C’est là que l’on réclamait des armes, c’est là qu’on livrait des fusils et des revolvers confisqués aux ennemis. De différents points de la ville on amenait des personnages arrêtés. Déjà se rassemblaient ceux que l’on avait offensés, cherchant justice. Le public bourgeois et les cochers de fiacre effarés entouraient Smolny en large cercle.

L’automobile est un symbole du pouvoir beaucoup plus effectif que le sceptre et le globe. Sous le régime du dualisme de pouvoirs, les automobiles étaient partagées entre le gouvernement, le comité exécutif central et les particuliers. Pour l’instant, toutes les machines confisquées étaient remises au camp de l’insurrection. Le rayon de Smolny ressemblait à un gigantesque garage de campagne. Les meilleures automobiles exhalaient la mauvaise odeur d’un détestable carburant. Les motocyclettes trépidaient avec impatience et avec menace dans la pénombre. Les autos blindées grognaient de leurs klaxons. Smolny avait l’air d’une fabrique, d’une gare et d’une station énergétique de l’insurrection.

Sur les trottoirs des rues adjacentes s’allongeait un torrent pressé de gens. Devant les portes intérieures et extérieures brûlaient des bûchers. A leur lumière vacillante, des ouvriers armés et des soldats scrutaient attentivement les laissez-passer. Quelques autos blindées étaient secouées dans la cour par leurs moteurs en marche. Personne ne voulait faire halte, ni les machines, ni les gens. A chaque entrée se trouvaient des mitrailleuses, abondamment fournies en rubans de cartouches. Les interminables et ternes corridors, faiblement éclairés, bourdonnaient du bruit des pas, des exclamations, des appels. Arrivants et sortants dévalaient par les larges escaliers, les uns vers le haut, les autres vers le bas. Cette masse de lave humaine était coupée par d’impatients et autoritaires individus, militants de Smolny, courriers, commissaires, montrant à bras tendu un mandat ou bien un ordre, portant le fusil sur l’épaule, attaché par une cordelette, ou bien ,une serviette sous le bras.

Le comité militaire révolutionnaire n’interrompit par une minute le travail, reçut les délégués, les courriers, les informateurs volontaires, des amis pleins d’abnégation et des coquins, expédia dans tous les coins de la capitale des commissaires, apposa d’innombrables cachets sur les ordres et les certificats de pouvoirs - tout cela à travers des demandes de renseignements qui s’entrecroisaient, des communiqués urgents, des appels téléphoniques et le cliquetis des armes. A bout de forces, les hommes, qui n’avaient ni dormi ni mangé depuis longtemps, non rasés, vêtus ..de linge sale, les yeux enflammés, criaient à voix enrouée, gesticulaient d’une façon exagérée et, s’ils ne tombaient pas inanimés sur le plancher, c’était, semblait-il, seulement grâce au chaos de l’ambiance qui les faisait virevolter et les portait sur ses ailes irrésistibles.

Des aventuriers, des débauchés, les pires déchets des vieux régimes prenaient le vent et cherchaient à se faire introduire à Smolny. Certains d’entre eux trouvaient. Ils connaissaient quelques petits secrets de la direction : qui possède les clés de la correspondance diplomatique, comment l’on rédige les bons pour des versements de fonds, où l’on peut obtenir de l’essence ou bien une machine à écrire, et, particulièrement, où sont conservés les meilleurs vins du palais. Ce n’était pas du premier coup qu’ils se trouvaient en prison ou sous la balle du revolver.

Depuis la création du monde, jamais encore autant d’ordres n’avaient été lancés, oralement, au crayon, à la machine, par fil, l’un cherchant à rattraper l’autre, - des milliers et des myriades d’ordres, - non toujours envoyés par ceux qui avaient le droit de commander et rarement reçus par ceux qui étaient en état d’exécuter. Mais le miracle c’était que, dans ce remous de folie, il y avait un sens profond, que les gens s’ingéniaient à se comprendre entre eux, que le plus important et le plus indispensable était tout de même mis à exécution, que, pour remplacer le vieil appareil de direction, les premiers fils d’une direction nouvelle étaient tendus : la révolution se renforçait.

Dans la journée travailla à Smolny le Comité Central des bolcheviks : il s’agissait de décider du nouveau gouvernement de la Russie. Aucun procès-verbal ne fut établi, ou bien il n’en fut point conservé. Personne ne se souciait des historiens de l’avenir, bien qu’on fût en train de leur préparer pas mal de soucis. A la séance du soir du congrès, l’assemblée doit créer un cabinet ministériel. Des ministres ? Voilà un mot bien compromis ! Cela sent la haute carrière bureaucratique ou bien le couronnement d’une ambition parlementaire. Il est décidé qu’on appellera le gouvernement : " Conseil des Commissaires du Peuple " ; cela a tout de même l’air un peu plus neuf. Etant donné que les pourparlers sur la coalition de " toute la démocratie " n’avaient mené à rien jusqu’alors, le problème de la composition du gouvernement, tant à l’égard du parti que des personnalités, était simplifié. Les socialistes-révolutionnaires de gauche font des minauderies et se renferment : venant à peine de rompre avec le parti de Kerensky, ils ne savent pas encore bien eux-mêmes ce qu’ils ont à faire. Le Comité Central adopte la proposition de Lenine comme la seule recevable : former un gouvernement composé uniquement de bolcheviks.

Au cours de cette séance, Martov vint plaider la cause des ministres socialistes qui avaient été arrêtés. Bien peu de temps auparavant, il avait eu l’occasion d’intervenir auprès des ministres socialistes pour l’élargissement des bolcheviks. La roue avait fait un fameux tour. Par l’intermédiaire d’un de ses membres, détaché pour s’entretenir avec Martov, de Kamenev sans doute, le Comité Central confirma que les ministres socialistes seraient mis aux arrêts de rigueur à domicile : selon toute apparence, l’on avait oublié de penser à eux, parmi tant d’autres affaires, ou bien eux-mêmes avaient renoncé à leurs privilèges, respectant, même dans le bastion Troubetskoï, le principe de la solidarité ministérielle.

La séance du congrès s’ouvrit à 9 heures du soir. " Le tableau différait très peu de celui de la veille. Moins d’armes, moins d’attroupements. " Soukhanov, non plus en qualité de délégué, mais mêlé au public, trouva même à se faire place. A cette séance, l’on devait décider de la question de la paix, de la terre et du gouvernement. Pas plus de trois questions : en finir avec la guerre, donner la terre au peuple, établir la dictature socialiste. Kamenev commence par un rapport sur les travaux auxquels s’est livré le bureau dans la journée : on a aboli la peine de mort que Kerensky avait rétablie sur le front ; on a rendu toute liberté à l’agitation ; l’ordre a été donné de relaxer les soldats incarcérés pour délits d’opinion et les membres des comités agraires ; sont évoqués tous les commissaires du gouvernement provisoire ; ordre est donné de mettre en arrestation et de livrer Kerensky et Kornilov. Le congrès approuve et confirme.

De nouveau font preuve d’existence, devant une salle impatiente et malveillante, toutes sortes de débris : les uns font savoir qu’ils s’en vont - " au moment de la victoire de l’insurrection et non point au moment de la défaite " - les autres, par contre, se vantent de rester. Le représentant des mineurs du Donetz demande que l’on prenne d’urgence des mesures pour que Kaledine ne coupe pas les expéditions de charbon vers le Nord. Il se passera bien du temps avant que la révolution ait appris à prendre des mesures de cette envergure. Enfin, l’on peut passer au premier paragraphe de l’ordre du jour.

Lenine, que le congrès n’a pas encore vu, reçoit la parole pour traiter de la paix. Son apparition à la tribune soulève des applaudissements interminables. Les délégués des tranchées regardent de tous leurs yeux l’homme mystérieux qu’on leur a appris à détester et qu’ils ont appris, sans le connaître, à aimer. S’agrippant solidement au bord du pupitre et dévisageant de ses petits yeux la foule, Lenine attendait, sans s’intéresser visiblement , aux ovations incessantes qui durèrent plusieurs minutes. Quand la manifestation fut terminée, il dit simplement : " Maintenant, nous allons nous occuper d’édifier l’ordre socialiste. " .

Il n’est pas resté de procès-verbaux du congrès. Les sténographes parlementaires, invitées à prendre note des débats avaient quitté Smolny avec les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires : c’est un des premiers épisodes du sabotage. Les notes prises par les secrétaires ont été irrémédiablement perdues dans l’abîme des événements. Il n’est resté que des comptes-rendus hâtifs et tendancieux de journaux qui avaient été rédigés sous les grondements de la canonnade ou bien à travers les grincements de dents de la lutte politique. Les rapports de Lenine ont particulièrement souffert de cette situation : en raison de la rapidité de son débit et de la complexe construction des périodes, les rapports, même dans les circonstances les plus favorables, ne se prêtaient pas facilement à des prises de notes. La phrase d’introduction que John Reed met sur les lèvres de Lenine ne se retrouve dans aucun compte rendu des journaux. Mais elle est tout à fait dans l’esprit de l’orateur. Reed ne pouvait l’inventer. C’est précisément ainsi que Lenine devait commencer son intervention au congrès des soviets, simplement, sans pathos, avec une assurance irrésistible : " Maintenant, nous allons nous occuper d’édifier l’ordre socialiste. "

Mais, pour cela, il faut avant tout en finir avec la guerre. Du temps de sa vie d’émigré en Suisse, Lenine avait lancé le mot d’ordre : " transformer la guerre impérialiste en guerre civile ". Maintenant, il fallait transformer la guerre civile victorieuse en une paix. Le rapporteur commence directement par lire un projet de déclaration qu’aura à publier le gouvernement qui doit être élu. Le texte n’est pas distribué : la technique est encore très faible. Le congrès prête toutes ses oreilles à la lecture de chaque mot du document.

" Le gouvernement ouvrier et paysan, créé par la résolution des 24-25 octobre et s’appuyant sur les soviets de députés ouvriers, soldats et paysans, propose à tous les peuples belligérants et à leurs gouvernements d’entamer immédiatement des pourparlers pour une paix juste et démocratique. " Des clauses rejettent toutes annexions et contributions. Sous le terme d’" annexion ", il convient d’entendre l’adjonction forcée de populations étrangères ou bien leur maintien en servitude contre leur volonté, en Europe ou bien très loin, par-delà les océans. " En même temps, le gouvernement déclare qu’il ne considère pas les conditions de paix ci-dessus indiquées comme des ultimatums, c’est-à-dire qu’il est d’accord pour examiner toutes autres conditions ", exigeant seulement que l’on en vienne le plus tôt possible aux pourparlers et que tout secret soit éliminé dans le cours de ces entretiens.

De son côté, le gouvernement soviétique abolit la diplomatie secrète et entreprend la publication des traités secrets signés jusqu’au 25 octobre 1917. Tout ce qui, dans ces traités, a pour objet d’attribuer des avantages et des privilèges aux propriétaires et aux capitalistes russes, d’assurer l’oppression par les Grands-Russiens des autres populations - " le gouvernement déclare tout cela aboli sans condition et immédiatement ". Pour l’ouverture des pourparlers, il est proposé immédiatement une trêve qui serait autant que possible d’au moins trois mois. Le gouvernement ouvrier et paysan adresse ses propositions simultanément " aux gouvernements et aux peuples de tous les pays belligérants, en particulier aux ouvriers conscients des trois nations les plus avancées ", l’Angleterre, la France et l’Allemagne, dans la certitude que ce seront précisément elles qui " nous aideront à mener à bien l’œuvre de la paix et, en même temps, à délivrer les masses travailleuses et exploitées de tout servage et de toute exploitation. "

Lenine se borne à de brefs commentaires sur le texte de la déclaration. " Nous ne pouvons ignorer les gouvernements, car cela retarderait la possibilité de conclure la paix…, mais nous n’avons pas le droit, en même temps, de nous dispenser d’une adresse aux peuples. Partout, les gouvernements et les peuples sont en désaccord entre eux, nous devons aider les peuples à intervenir dans les questions de la guerre et de la paix. " " Certainement, nous défendrons par tous les moyens notre programme de paix sans annexions ni contributions ", mais nous ne devons pas poser nos conditions comme des ultimatums, prenant garde de donner aux gouvernements un prétexte commode de repousser les pourparlers. Nous examinerons toutes autres propositions. " Nous les examinerons - cela ne veut pas encore dire que nous les accepterons. "

Le manifeste publié par les conciliateurs, le 14 mars, invitait les ouvriers des autres pays à renverser les banquiers au nom de la paix ; cependant, les conciliateurs eux-mêmes, loin d’appeler au renversement de leurs propres banquiers, faisaient alliance avec ces derniers. " Maintenant, nous avons renversé le gouvernement des banquiers. " Cela nous donne le droit d’appeler les autres peuples à en faire autant. Nous avons tout espoir de vaincre : " Il faut se rappeler que nous vivons non point dans les profondeurs de l’Afrique, mais en Europe, où tout peut devenir rapidement de notoriété publique. " Lenine voit, comme toujours, le gage de la victoire dans une transformation de la révolution nationale en une révolution internationale. " Le mouvement ouvrier prendra le dessus et fraiera la voie vers la paix et le socialisme. "

Les socialistes-révolutionnaires de gauche envoyèrent leur représentant pour donner leur adhésion à la déclaration qui venait d’être lue : " Dans l’esprit et dans le sens, elle leur était proche et compréhensible. " Les internationalistes unifiés se prononcent pour la déclaration, mais à condition qu’elle soit faite au nom du gouvernement de toute la démocratie. Lapinsky, au nom des mencheviks polonais de gauche, approuve hautement " le sain réalisme prolétarien " du document. Dzerjinsky au nom de la social-démocratie de Pologne et de Lituanie, Stoutchka au nom de la social-démocratie de Lettonie, Kapsukas au nom de la social-démocratie lituanienne, adhérent à la déclaration sans réserve. Il n’y eut d’objections que du côté du bolchevik Eremeïev, qui réclama que les conditions de paix prissent un caractère d’ultimatum : autrement " on pourrait penser que nous sommes faibles, que nous avons peur ".

Lenine argumente résolument, et même avec véhémence, contre la proposition de présenter les clauses de la paix en ultimatum : par là, nous " donnerons seulement la possibilité à nos adversaires de dissimuler toute la vérité au peuple, de la cacher derrière notre intransigeance ". On dit que " notre renoncement à poser un ultimatum démontrera notre impuissance ". Il est temps de renoncer à la fausseté des conceptions bourgeoises en politique. " Nous n’avons rien à craindre en disant la vérité sur notre lassitude… " Les futurs dissentiments au sujet de Brest-Litovsk se font jour, à travers cet épisode.

Kamenev invite tous ceux qui sont partisans de l’adresse à montrer leurs cartes de délégués. " Un des délégués - écrit Reed - avait levé le bras en signe d’opposition, mais autour de lui il y eut un tel éclat d’indignation qu’il dut baisser la main. " L’adresse aux peuples et aux gouvernements est adoptée à l’unanimité. La chose est faite ! Et cet acte englobe tous les participants par sa grandeur immédiate et toute proche.

Soukhanov, observateur attentif bien que prévenu, avait noté plus d’une fois, à la première séance, la lassitude du congrès. Sans aucun doute, les délégués, de même que tout le peuple, étaient las de réunions, de congrès, de discours, de résolutions, et en général de tout ce piétinement sur place. Ils n’avaient point la certitude que ce congrès saurait et pourrait mener l’œuvre à bonne fin. Le grandiose des tâches et la force insurmontable des résistances ne les forceraient-ils pas à battre en retraite cette fois encore ? Il y eut un afflux d’assurance quand on connut la prise du palais d’Hiver, et ensuite l’adhésion des motocyclistes à l’insurrection. Mais c’étaient là deux faits qui se rapportaient encore au mécanisme de l’insurrection. C’est seulement maintenant que s’est découvert effectivement son sens historique. L’insurrection victorieuse avait placé sous le congrès des ouvriers et des soldats la base inébranlable du pouvoir. Les délégués votaient cette fois non pour la révolution, mais pour un acte de gouvernement d’une signification infiniment plus grande.

Ecoutez, peuples ! La révolution vous invite à la paix. Elle sera accusée d’avoir violé les traités. Mais elle en est fière. Rompre avec de sanglantes alliances de rapaces - c’est un grand mérite dans l’Histoire. Les bolcheviks osèrent. Ils furent seuls à oser. La fierté éclate dans les cœurs. Les yeux s’enflamment. Tous sont sur pied. Personne ne fume plus. Il semble que personne ne respire. Le bureau, les délégués, les invités, les hommes de garde s’unissent en un hymne d’insurrection et de fraternité. " Brusquement, sur une impulsion générale - racontera bientôt John Reed, observateur et participant, chroniqueur et poète de l’insurrection - nous nous trouvâmes tous debout, reprenant les accents entraînants de l’Internationale. Un vieux soldat aux cheveux gris pleurait comme un enfant. Alexandra Kollontaï cillait rapidement des yeux pour ne pas pleurer. La puissante harmonie se répandait dans la salle, perçant vitres et portes, et montant bien haut vers le ciel. "

Etait-ce vers le ciel ? Plutôt vers les tranchées d’automne qui découpaient la misérable Europe crucifiée, vers les villes et villages dévastés, vers les femmes et les mères en deuil. " Debout, les damnés de la terre ; debout, les forçats de la faim !... " Les paroles de l’hymne s’étaient dégagées de leur caractère conventionnel. Elles se confondaient avec l’acte gouvernemental. C’est de là que leur venait leur sonorité d’action directe. Chacun se sentait plus grand et plus significatif en ce moment-là. Le cœur de la révolution s’élargissait au monde entier. " Nous obtiendrons la délivrance... " L’esprit d’indépendance, d’initiative, de hardiesse, les heureux sentiments dont les opprimés sont dépourvus dans les circonstances habituelles - tout cela était apporté maintenant par la révolution... " De sa propre main ! ". D’une main toute-puissante, des millions d’hommes qui ont renversé la monarchie et la bourgeoisie vont maintenant étouffer la guerre. Le garde rouge du faubourg de Vyborg, l’obscur soldat balafré qui est venu du front, le vieux révolutionnaire qui a passé des années au bagne, le jeune matelot à barbe noire de l’Aurore tous juraient de mener jusqu’au bout la lutte finale et décisive. " Nous bâtirons un monde à nous, un nouveau monde ! " Nous bâtirons ? Dans ce mot échappant à des poitrines humaines étaient déjà incluses les futures années de la guerre civile et les prochaines périodes quinquennales de travail et de privations. " Celui qui n’était rien deviendra tout ! " Tout ? Si la réalité du passé s’est transformée plus d’une fois en un hymne, pourquoi l’hymne ne deviendrait-il pas la réalité de demain ? Les capotes des tranchées n’ont déjà plus l’air d’une vêture de galérien. Les bonnets à poil, à la ouate déchirée, se dressent d’autre manière sur des yeux étincelants. " Réveil du genre humain ! " Etait-il concevable qu’il ne se réveillât pas des calamités et des humiliations, de la boue et du sang de la guerre ?

" Tout le bureau, Lenine en tête, était debout et chantait, visages exaltés, inspirés, et des regards brillants. " Ainsi en témoigne un sceptique qui contemplait avec un sentiment pénible le triomphe d’autrui. " J’aurais tant voulu m’y joindre - avoue Soukhanov - me confondre dans un seul et même sentiment, dans un même état d’âme, avec cette masse et ses chefs. Mais je ne pouvais. "

Les derniers accents du refrain s’étaient évanouis, mais le congrès restait encore dressé, masse humaine en fusion, soulevée par le grandiose de ce qu’elle vivait. Et nombreux furent les regards qui se fixèrent sur un homme trapu, de petite taille, droit à la tribune, tête extraordinaire, aux simples traits, aux pommettes accusées, visage pour l’instant changé à cause du menton rasé, dont les petits yeux d’apparence légèrement mongole avaient un regard pénétrant. On ne l’avait pas vu depuis quatre mois, son nom même avait presque eu le temps de se détacher de son personnage vivant. Mais non, il n’est pas un mythe, le voici au milieu des siens - et combien des " siens " maintenant ! - tenant entre ses mains les feuilles d’un message. de paix aux peuples. Même ceux qui étaient les plus proches de lui, ceux qui connaissaient bien sa place dans le parti, sentirent pour la première fois complètement ce qu’il signifiait pour la révolution, pour le peuple, pour les peuples. C’était lui qui avait fait l’éducation. C’était lui qui avait enseigné. Une voix partie du fond de l’assemblée cria quelques mots de salut à l’adresse du chef. La salle semblait n’attendre que ce signal. Vive Lenine ! Les émotions par lesquelles on avait passé, les doutes surmontés, l’orgueil de l’initiative, le triomphe, les grands espoirs, tout se confondit en une éruption volcanique de reconnaissance et d’enthousiasme, Le témoin sceptique note sèchement : " Il se produisit une incontestable montée des esprits... On saluait Lenine, on criait hourra, on jetait son bonnet en l’air. On chanta la Marche Funèbre en mémoire des victimes de la révolution. Et, de nouveau, des applaudissements, des cris, des bonnets jetés en l’air. "

Ce que le congrès avait vécu en ces minutes-là, le peuple tout entier devait le vivre le lendemain, quoique avec moins d’intensité. " Il faut dire - écrit, dans ses souvenirs, Stankevitch que le geste hardi des bolcheviks, leur aptitude à traverser les fils de fer barbelés, les quatre années qui nous avaient séparés des peuples voisins produisirent d’eux-mêmes une immense impression. " Plus brutalement, mais non moins nettement, s’exprime le baron Budberg dans son journal intime : " Le nouveau gouvernement du camarade Lenine commence par décréter la paix immédiate… Actuellement, c’est un coup de génie pour attirer à soi la masse des soldats ; je l’ai constaté d’après l’état d’esprit de plusieurs régiments que j’ai visités aujourd’hui ; le télégramme de Lenine sur une trêve immédiate de trois mois et sur la paix consécutive, a produit partout une impression formidable et a provoqué des explosions de joie. Maintenant nous avons perdu nos dernières chances de sauver le front. " Ce que ces gens-là entendaient en parlant de sauver un front qu’ils avaient eux-mêmes perdu - c’était depuis longtemps, uniquement, le salut de leurs propres positions sociales.

Si la révolution avait trouvé en elle l’audace de traverser les barbelés en mars-avril, elle aurait pu encore opérer, pour un certain temps, une soudure de l’armée, à condition de la réduire en même temps à la moitié ou au tiers de ses effectifs et de constituer ainsi, pour sa politique extérieure, une position d’une force exceptionnelle. Mais l’heure des actes courageux ne sonna qu’en octobre, lorsque l’on ne pouvait songer déjà à sauver une quelconque partie de l’armée, même pour peu de temps. Le nouveau régime devait prendre à son compte les frais non seulement de la guerre tsariste, mais aussi des gaspillages commis à la légère par le gouvernement provisoire. En de si terribles circonstances, sans issue pour tous les autres partis, le bolchevisme était seul capable de remettre le pays dans la bonne voie, en ouvrant, par la Révolution d’octobre, des sources inépuisables d’énergie populaire.

Lenine est de nouveau à la tribune, cette fois avec les quelques petites pages du décret sur la propriété agraire. Il commence par accuser le gouvernement renversé et les partis conciliateurs qui, en faisant traîner la question de la terre, ont amené le pays à une insurrection paysanne. " Il y a du mensonge et de lâches impostures dans ce qu’ils disent de pillages et d’anarchie dans les campagnes. Où et quand des pillages et de l’anarchie ont-ils été provoqués par des mesures raisonnables ?.. " Le projet de décret n’a pas été recopié en multiples exemplaires aux fins de distribution : le rapporteur tient entre les mains l’unique brouillon, et il est écrit, d’après les souvenirs de Soukhanov, " si mal que Lenine à la lecture trébuche, s’embrouille, et, finalement, reste tout à fait en panne. Quelqu’un, parmi la foule qui s’est tassée contre la tribune, vient à son secours. Lenine cède volontiers sa place et le papier illisible ". Ces petites difficultés n’amoindrissent nullement, aux yeux du parlement plébéien, la grandeur de ce qui s’accomplit.

La teneur du décret se trouve en deux lignes de l’article premier : " La propriété terrienne des nobles est abolie immédiatement sans aucun droit de rachat. " Les terres des nobles, les domaines de la Couronne, les propriétés des monastères et des églises, avec leur cheptel et leur outillage, sont mis à la disposition des comités agraires de canton et des soviets des députés paysans de district, en attendant l’Assemblée constituante. Les biens confisqués, en tant que propriété publique, sont confiés à la garde des soviets locaux. Les terres des paysans d’humble condition et des cosaques du rang échappent à la confiscation. Le décret ne compte pas plus d’une trentaine de lignes : c’est un coup de hache sur le nœud gordien.

Au texte essentiel s’ajoute une instruction plus étendue, entièrement empruntée aux paysans eux-mêmes. Dans les Izvestia des Soviets paysans, l’on avait imprimé, le 19 août, le résumé de deux cent quarante-deux cahiers donnés par les électeurs à leurs représentants au premier congrès des députés paysans. Bien que ce résumé des cahiers eût été élaboré par les socialistes-révolutionnaires, Lenine n’hésita pas à incorporer ce document, totalement et intégralement, au décret " à titre de direction générale pour la réalisation des grandes réformes agraires ". La charte dit en substance : " Le droit de propriété privée sur la terre est abrogé pour toujours. " " Le droit d’utiliser la terre est octroyé à tous les citoyens… qui désirent la travailler de leurs propres mains. " " Le travail salarié n’est pas toléré. " " L’exploitation de la terre doit être égalitaire, c’est-à-dire que le sol est distribué entre les travailleurs, en tenant compte des conditions locales, d’après une norme de labeur ou de consommation ".

Si le régime bourgeois avait été maintenu, sans parler d’une coalition avec les propriétaires nobles, le résumé rédigé par les socialistes-révolutionnaires serait resté une utopie non viable, à moins de se transformer en un mensonge conscient. Il n’aurait pas été réalisable dans toutes ses parties, même sous la domination du prolétariat. Mais le sort de ce formulaire se modifiait radicalement du moment que le pouvoir l’envisageait d’une façon nouvelle. Le gouvernement ouvrier donnait à la classe paysanne un délai pour opérer des vérifications effectives sur son programme contradictoire.

" Les paysans veulent garder à eux la petite propriété, fixer une norme égalitaire... procéder périodiquement à de nouvelles égalisations… écrivait Lenine, en août. Eh bien, qu’il en soit ainsi ! Sur ce point-là, pas un socialiste raisonnable ne se mettra en désaccord avec les paysans pauvres. Si les terres sont confisquées, la domination des banques est sapée ; si le matériel est confisqué, la domination du capital est encore sapée, et le pouvoir politique passant au prolétariat, le reste... sera suggéré par la pratique même. "

Nombreux furent, non seulement ennemis mais amis, ceux qui ne comprirent pas cette attitude perspicace, pédagogique en une importante mesure, du parti bolcheviste à l’égard de la classe paysanne et de son programme agraire. La répartition égalitaire des terres - répliquait par exemple Rosa Luxembourg - n’a rien de commun avec le socialisme. Mais, à ce sujet, les bolcheviks, eux aussi, ne se faisaient pas, bien entendu, d’illusions. Au contraire, la structure même du décret témoigne de la vigilance critique du législateur. Alors que le résumé des cahiers déclare que toute la terre, celle des propriétaires nobles comme celle des paysans, " devient le bien de toute la nation ", la loi fondamentale fait en général le silence sur la nouvelle forme de la propriété agraire. Même un juriste aux larges vues doit s’arrêter avec horreur devant ce fait que la nationalisation de la terre, nouveau principe social d’une importance historique mondiale, est instituée sous forme d’instruction ajoutée à la loi fondamentale. Pourtant, il n’y a pas là de négligence rédactionnelle. Lenine voulait surtout ne pas lier a priori le parti et le pouvoir soviétique, dans un domaine historique encore inexploré. Là aussi, il unissait à une hardiesse sans exemple la plus grande circonspection. Restait encore à déterminer par l’expérience comment les paysans eux-mêmes comprenaient que la terre deviendrait " le bien de la nation tout entière ". Après avoir fait un bond en avant, il fallait fortifier les positions pour le cas où l’on serait obligé de reculer : la répartition des terres des propriétaires nobles entre les paysans, n’étant pas par elle-même une garantie à l’égard de la contre-révolution bourgeoise, excluait en tout cas une restauration de la monarchie féodale.

L’on ne pouvait parler de " perspectives socialistes " qu’à condition d’établir et de maintenir le pouvoir du prolétariat ; or, maintenir ce pouvoir, cela ne se pouvait autrement qu’en accordant un concours résolu au paysan dans son entreprise de révolution. Si la répartition des terres consolidait politiquement le gouvernement socialiste, elle était entièrement justifiée comme mesure immédiate. Il fallait prendre le paysan tel que la révolution l’avait trouvé. Il ne pouvait être rééduqué que par un nouveau régime, non d’un seul coup, mais pendant de nombreuses années, au cours de plusieurs générations, avec l’assistance d’une technique nouvelle et d’une nouvelle organisation économique. Le décret, combiné avec le résumé des cahiers, signifiait pour la dictature du prolétariat l’obligation non seulement de considérer attentivement les intérêts du travailleur agricole, mais aussi de tolérer ses illusions de petit propriétaire. Il était clair d’avance que, dans la révolution agraire, il y aurait pas mal d’étapes et de tournants. L’instruction annexe n’était pas le moins du monde un dernier mot. Elle représentait seulement un point de départ que les ouvriers consentaient à occuper en aidant les paysans à réaliser leurs revendications progressistes et en prévenant de leur part des faux pas.

" Nous ne pouvons ignorer - disait Lenine dans son rapport - la décision de la base populaire, quand bien même nous ne serions pas d’accord avec elle... Nous devons donner aux masses populaires une entière liberté d’action créatrice... En somme, et tout est là, la classe paysanne doit obtenir la ferme assurance que les nobles n’existent plus dans les campagnes, et il faut que les paysans eux-mêmes décident de tout et organisent leur existence. " Opportunisme ? Non, réalisme révolutionnaire.

Avant que les ovations se soient apaisées, le socialiste-révolutionnaire de droite Piianykh, qui se présente au nom du comité paysan, élève une furieuse protestation à propos de la détention à laquelle sont soumis les ministres socialistes. " Dans ces derniers jours, il s’accomplit quelque chose - crie l’orateur, frappant sur la table dans un accès de rage - quelque chose qu’on n’a jamais vu dans aucune révolution. Nos camarades, membres du Comité exécutif - Maslov et Salazkine, sont emprisonnés. Nous exigeons leur élargissement immédiat ! " " Si un seul cheveu tombe de leur tête ! " - s’écrie un autre émissaire, en capote de soldat, le ton menaçant. L’un et l’autre ont pour le congrès l’apparence de revenants.

Au moment de l’insurrection, il y avait, dans la prison de Dvinsk sous inculpation de bolchevisme, environ huit cents personnes ; à Minsk, environ six mille ; à Kiev, cinq cent trente-cinq, surtout des soldats. Et combien y avait-il, en d’autres endroits du pays, sous les verrous, de membres des comités paysans ! Enfin un bon nombre des délégués même du congrès, à commencer par le bureau, avaient passé après juillet par les prisons de Kerensky. Il n’est pas étonnant que l’indignation des amis du gouvernement provisoire n’ait pu susciter dans cette assemblée une grosse émotion. Pour comble de malheur se leva de sa place un délégué inconnu de tous, un paysan de la province de Tver, à longs cheveux, en touloupe, et, ayant bien poliment salué vers les quatre coins de l’assemblée, il conjura le congrès, au nom de ses électeurs, de ne pas hésiter à arrêter le comité exécutif d’Avksentiev tout entier : " C’est pas des représentants paysans, c’est des cadets... Leur place est en prison. " Ainsi se dressaient l’un en face de l’autre deux personnages : le socialiste-révolutionnaire Piianykh, parlementaire expérimenté, fondé de pouvoir des ministres, haineux à l’égard des bolcheviks ; et, d’autre part, un obscur paysan de Tver qui apportait à Lenine, au nom de ses électeurs, de chaleureuses félicitations. Deux couches sociales, deux révolutions : Piianykh parlait au nom de celle de Février, le paysan de Tver militait pour celle d’octobre. Le congrès fait au délégué en touloupe une véritable ovation. Les émissaires du comité exécutif sortent en proférant des invectives.

" La fraction des socialistes-révolutionnaires de gauche accueille le projet de Lenine comme le triomphe de son idée à elle ", déclare Kalegaîev. Mais, en raison de l’extrême importance de la question, il est indispensable de la débattre dans les diverses fractions. Un maximaliste, représentant de l’extrême-gauche du parti socialiste-révolutionnaire qui s’est décomposé, exige un vote immédiat. " Nous devrions rendre hommage au parti qui, dés le premier jour, sans vains bavardages, applique une pareille mesure. " Lenine insiste pour que la suspension de séance soit en tout cas aussi courte que possible. " Des nouvelles aussi importantes pour la Russie doivent être imprimées dés le matin. Pas de retards ! " Car enfin le décret sur la question agraire n’est pas seulement la base du nouveau régime, mais c’est l’instrument d’une insurrection qui a encore à conquérir le pays. Ce n’est pas en vain que John Reed note à ce moment une exclamation impérieuse qui perce dans le brouhaha de la salle : " Quinze agitateurs à la chambre n° 17. Immédiatement ! Départ pour le front ! "

A une heure du matin, un délégué des troupes russes en Macédoine vient se plaindre que celles-ci aient été oubliées par les deux gouvernements qui se sont succédé à Petrograd. L’appui pour la paix et pour la terre est assuré du côté des soldats qui se trouvent en Macédoine ! Telle est la nouvelle vérification de l’état d’esprit d’une armée qui, cette fois-ci, se trouve dans un coin reculé du Sud-est européen. Kamenev communique aussitôt après : le 10ième bataillon de motocyclistes, appelé du front par le gouvernement, a fait son entrée ce matin dans Petrograd et, pareillement à ceux qui l’ont précédé, a donné son adhésion au congrès des soviets. De vifs applaudissements prouvent que les attestations sans cesse renouvelées de la force que l’on possède ne paraîtront jamais inutiles.

Après une résolution adoptée à l’unanimité et sans débats, déclarant que c’est un devoir d’honneur pour les soviets des localités de ne pas tolérer les pogromes qui seraient exercés contre les juifs et toutes autres personnes par des individus tarés, on met aux voix le projet de loi agraire. Contre une voix et devant huit abstentions, le congrès adopte avec un nouvel éclat d’enthousiasme le décret qui met fin au régime du servage, base des bases de la vieille société russe. Désormais, la révolution agraire est légalisée. Par là même, la révolution du prolétariat acquiert un solide support.

Reste un dernier problème : la création d’un gouvernement. Kamenev donne lecture du projet élaboré par le Comité Central des bolcheviks. L’administration des divers domaines de la vie étatique est confiée à des commissions qui doivent travailler à réaliser le programme annoncé par le congrès - " en étroite . union avec les organisations de masse des ouvriers, des ouvrières, des matelots, des soldats, des paysans et des employés ". Le pouvoir gouvernemental est concentré entre les mains d’un collège formé des présidents de ces commissions, sous le nom de " Soviet des Commissaires du Peuple ". Le contrôle sur l’activité du gouvernement appartient au congrès des soviets et à son comité exécutif central.

Pour composer le 1ier Soviet des Commissaires du Peuple, sept membres du comité central du parti bolcheviste ont été désignés : Lenine, comme chef du gouvernement, sans portefeuille ; Rykov, comme commissaire du peuple à l’Intérieur ; Milioutine, comme dirigeant de l’Agriculture ; Noguine, à la tête du Commerce et de l’Industrie ; Trotsky, aux Affaires étrangères ; Lomov, à la Justice ; Staline, comme président de la commission des nationalités. La Guerre et la Marine sont confiées à un comité qui se compose d’Antonov-Ovseenko, de Krylenko et de Dybenko ; à la tête du commissariat du Travail, on compte placer Chliapnikov ; l’Instruction sera dirigée par Lounatcharsky ; la tâche pénible et ingrate de l’approvisionnement est confiée à Teodorovitch ; les Postes et Télégraphes à l’ouvrier Glebov. On n’a installé personne pour l’instant au poste de commissaire des Voies de communication : la porte reste ouverte pour une entente avec les organisations des cheminots.

Ces quinze candidats, quatre ouvriers et onze intellectuels, avaient dans leur passé des années d’emprisonnement, de déportation et d’émigration ; cinq d’entre eux avaient été emprisonnés sous le régime de la république démocratique ; le futur Premier n’était sorti que la veille d’une retraite clandestine sous la démocratie. Kamenev et Zinoviev n’entrèrent pas dans le Conseil des Commissaires du Peuple : le premier était désigné comme président du nouveau Comité exécutif central, le second comme rédacteur de l’organe officiel des soviets. " Lorsque Kamenev lut la liste des Commissaires du Peuple - écrit Reed - des applaudissements éclatèrent coup sur coup, après chaque nom, et particulièrement après ceux de Lenine et de Trotsky. " Soukhanov ajoute à ces noms celui de Lounatcharsky.

Contre la composition du gouvernement que l’on propose, se prononce, dans un grand discours, le représentant des internationalistes unifiés, Avilov, jadis bolchevik, rédacteur au journal de Gorki. Il énumère consciencieusement les difficultés qui se dressent devant la révolution dans les domaines de la politique intérieure et extérieure. Il faut " se rendre clairement compte d’une chose : où allons-nous ?... Devant le nouveau gouvernement se posent toujours les mêmes vieilles questions : celle du pain et celle de la paix. Si le gouvernement ne peut résoudre ces deux questions, il sera renversé ". Le pain manque dans le pays. Il est entre les mains des paysans cossus. Rien à donner pour remplacer le pain : l’industrie s’effondre, on manque de combustible et de matières premières. Stocker des blés par des mesures de contrainte, c’est difficile, c’est lent et c’est dangereux. Il faut par conséquent créer un gouvernement tel que non seulement les paysans pauvres, mais les plus aisés aient de la sympathie pour lui. Pour cela il faut une coalition.

" Il est encore plus difficile d’obtenir la paix. " A la proposition du congrès concernant une trêve immédiate, les gouvernements de l’Entente ne donneront pas de réponse. Les ambassadeurs alliés s’apprêtent déjà à partir. Le nouveau pouvoir se trouvera isolé, son initiative pacifique restera en suspens. Les masses populaires des pays belligérants sont encore, pour le moment, très loin d’une révolution. Deux conséquences peuvent se présenter : ou bien l’écrasement de la révolution par les troupes du Hohenzollern, ou bien une paix séparée. Les conditions de .la paix, dans les deux cas, ne pourront que se montrer les plus écrasantes pour la Russie. Pour en finir avec toutes les difficultés, il ne pourrait y avoir que " la majorité du peuple ". Le malheur trouve cependant dans la scission de la démocratie, dont la gauche veut créer à Smolny un gouvernement purement bolcheviste tandis que la droite organise à la Douma municipale Comité de Salut Public. Pour le salut de la révolution il est nécessaire de créer un pouvoir composé des deux groupes.

C’est dans le même esprit que s’exprime le représentant des socialistes-révolutionnaires de gauche, Kareline. On ne peut réaliser le programme adopté sans les partis qui ont quitté le congrès. A vrai dire, " les bolcheviks ne sont pas responsables leur sortie ". Le programme du congrès devrait unifier toute démocratie. " Nous ne voulons pas marcher dans la voie d’un isolement des bolcheviks, car nous comprenons qu’au sort de derniers se rattache celui de toute la révolution : leur perte est celle de la révolution même. " Si eux, socialistes-révolutionnaires de gauche, repoussaient néanmoins la proposition d’entrer dans le gouvernement, leur dessein provenait toutefois de bonne intention : garder les mains libres pour intervenir entre les bolcheviks et les partis qui avaient quitté le congrès. Dans cette intervention.., les socialistes-révolutionnaires de gauche voient pour le moment leur tâche principale. Ils soutiendront l’activité du nouveau pouvoir dans son effort pour résoudre les questions urgentes. " En même temps, ils votent contre le gouvernement proposé. En un mot, le jeune parti embrouillait tout tant qu’il pouvait.

" Pour la défense des seuls bolcheviks - raconte Soukhanov, dont l’entière sympathie est acquise à Avilov et qui inspirait dans la coulisse Kareline - Trotsky se présenta. Il fut très brillant, véhément, et, en bien des points, il avait tout à fait raison. Mais il ne voulait pas comprendre en quoi résidait le centre de l’argumentation de ses adversaires... " Le centre de l’argumentation résidait dans une diagonale idéale. En mars on avait essayé de la tracer entre la bourgeoisie et les soviets conciliateurs. Maintenant, les Soukhanov rêvaient d’une diagonale entre la démocratie conciliatrice et la dictature du prolétariat. Mais les révolutions ne se développent pas en diagonale.

" Nous nous sommes inquiétés à plusieurs reprises - dit Trotsky - d’un isolement éventuel de l’aile gauche. Il y a quelques jours, lorsque la question de l’insurrection avait été soulevée ouvertement, on nous avait dit que nous courrions à notre perte. Et, en effet, si l’on juge d’après la presse politique, des groupements de forces qui existaient, l’insurrection comportait pour nous la menace d’une inévitable catastrophe. Contre nous se dressaient non seulement les bandes contre-révolutionnaires, mais les partisans de la défense nationale de toutes nuances ; il n’y avait que les socialistes-révolutionnaires de gauche, d’une seule de leurs ailes, pour travailler courageusement avec nous au comité militaire révolutionnaire ; l’autre aile occupait une position de neutralité expectative. Et néanmoins, même dans ces conditions défavorables, lorsque, semblait-il, nous étions abandonnés de tous, l’insurrection fut victorieuse...

" Si les forces réelles étaient effectivement contre nous, comment a-t-il pu se faire que nous ayons remporté la victoire presque sans effusion de sang ? Non, les isolés, ce n’étaient pas nous, c’étaient le gouvernement et les prétendus démocrates. Par leurs tergiversations, par leurs procédés conciliateurs, ils s’étaient eux-mêmes effacés des rangs de la véritable démocratie. Notre grand avantage, en tant que parti, consiste en ce que nous avons conclu une coalition avec des forces de classes, en créant l’union des ouvriers, des soldats et des paysans les plus pauvres.

" Les groupes politiques disparaissent, mais les intérêts essentiels des classes demeurent. Est vainqueur le parti qui est capable de déceler et de satisfaire les exigences essentielles de la classe... Nous pouvons être fiers de la coalition de notre garnison, principalement de l’élément paysan, avec la classe ouvrière. Elle a subi, cette coalition, l’épreuve du feu. La garnison de Petrograd et le prolétariat sont entrés en même temps dans une grande lutte qui deviendra un exemple classique dans l’histoire de la révolution de tous les peuples.

" Avilov a parlé des immenses difficultés qui nous attendent. Pour éliminer ces difficultés, il propose de conclure une coalition. Mais là, il n’essaie nullement de donner le sens de cette formule et de dire : quelle coalition, - de groupes, de classes ou bien simplement de journaux ?...

" On dit que la scission de la démocratie provient d’un malentendu. Lorsque Kerensky envoie contre nous des bataillons de choc, lorsque, avec l’assentiment du comité exécutif central, nous avons nos communications téléphoniques coupées au moment le plus grave de notre lutte contre la bourgeoisie, lorsque l’on nous assène coups sur coups - peut-on encore parler d’un malentendu ?...

" Avilov nous dit : nous n’avons que peu de pain, il faut une coalition avec les partisans de la défense nationale. Mais est-ce que cette coalition augmentera la quantité du pain ? La question du pain est celle d’un programme d’action. La lutte contre le désarroi exige l’emploi d’une méthode déterminée en bas et non point des groupements politiques en haut.

" Avilov a parlé d’une alliance avec la classe paysanne : mais, encore une fois, de quelle classe paysanne est-il question ? Aujourd’hui, ici même, le représentant des paysans de la province de Tver réclamait l’arrestation d’Avksentiev. Il faut choisir entre ce paysan de Tver et Avksentiev, qui a rempli les prisons de membres de comités ruraux. Nous repoussons résolument la coalition avec les élément cossus (koulaks) de la classe paysanne au nom de la coalition de la classe ouvrière avec les paysans les plus pauvres. Nous tenons pour les paysans de Tver contre Avksentiev, nous sommes avec eux jusqu’au bout et indissolublement.

" Celui qui poursuit l’ombre d’une coalition s’isole définitivement de la vie. Les socialistes-révolutionnaires de gauche perdront leur appui dans les masses pour autant qu’ils jugeront devoir s’opposer à notre parti. Chaque groupe s’opposant au parti du prolétariat, auquel se sont joints les éléments pauvres de la campagne, s’isole de la révolution.

" Ouvertement, devant le peuple tout entier, nous avons levé l’étendard de l’insurrection. La formule politique de ce soulèvement est : tout le pouvoir aux soviets - par l’intermédiaire du Congrès des soviets. On nous dit : vous n’avez pas attendu le congrès pour faire votre coup d’Etat. Nous aurions bien attendu, mais c’était Kerensky qui ne voulait pas attendre : les contre-révolutionnaires ne s’endormaient pas. Nous, en tant que parti, nous considérions comme notre tâche de créer la possibilité réelle pour le congrès des soviets de prendre le pouvoir en main. Si le congrès avait été cerné par des junkers, de quelle façon aurait-il pu s’emparer du pouvoir ? Pour accomplir cette tâche, il fallait un parti qui arrachât le pouvoir à la contre-révolution et qui vous dît : " Le voilà, le pouvoir, et votre devoir est de le prendre ? " (Tempête ininterrompue d’applaudissements.)

" Bien que les partisans de la défense nationale de toutes nuances, dans leur lutte contre nous, ne se soient arrêtés devant rien, nous ne les avons pas rejetés, nous avons proposé au congrès tout entier de prendre le pouvoir. Comme il faut déformer la perspective pour parler, après tout ce qui s’est passé, du haut de cette tribune, de notre " intransigeance " ? Lorsque le parti, tout noir de poudre, s’avance vers eux et leur dit : " Prenons le pouvoir ensemble ! " - ils courent à la Douma municipale et, là, font alliance avec d’authentiques contre-révolutionnaires. Ce sont des traîtres à la révolution avec lesquels nous ne ferons jamais alliance !

" Afin de lutter pour la paix - dit Avilov - il faut une coalition avec les conciliateurs. En même temps, il admet que les Alliés ne veulent pas conclure la paix... Les impérialistes alliés - déclare Avilov - se sont moqués de Skobelev, démocrate en margarine. Mais si vous faites bloc avec les démocrates en margarine, la cause de la paix sera assurée.

" Il y a deux voies dans la lutte pour la paix. L’une : opposer aux gouvernements des pays alliés et ennemis la force morale et matérielle de la révolution. L’autre : un bloc avec Skobelev, ce qui signifie un bloc avec Terechtchenko et une complète subordination à l’impérialisme des Alliés. Dans notre déclaration sur la paix, nous nous adressons simultanément aux gouvernements et aux peuples. Mais c’est là une symétrie purement formelle. Bien entendu, nous n’espérons pas influencer les gouvernements impérialistes par nos manifestes ; cependant, tant que ces gouvernements existent, nous ne pouvons les ignorer. Mais nous mettons tous nos espoirs en ce que notre révolution déclenchera la révolution européenne. Si les peuples soulevés de l’Europe n’écrasent pas l’impérialisme, nous serons écrasés - c’est indubitable. Ou bien la Révolution russe soulèvera le tourbillon de la lutte en Occident, ou bien les capitalistes de tous les pays étoufferont notre révolution. "

" Il y a un troisième chemin ", lance une voix dans la salle. " Le troisième chemin - répond Trotsky - est celui du comité exécutif central qui, d’une part, envoie des délégations aux ouvriers l’Europe occidentale et qui, d’autre part, fait alliance avec les Kichkine et les Konovalov. C’est le chemin du mensonge et de l’hypocrisie dans lequel nous ne nous engagerons jamais !

" Bien entendu, nous ne disons pas que ce sera seulement le jour du soulèvement des ouvriers européens qui fixera la date la signature du traité de paix. Il est possible aussi que la bourgeoisie, effrayée par l’insurrection imminente des opprimés, se hâte de conclure la paix. Les échéances ici ne sont pas fixées. est impossible de prévoir comment cela se présentera en des formes concrètes. Il importe et il est indispensable de fixer la méthode de lutte, identique en son principe tant dans la politique extérieure que dans la politique intérieure. L’union des opprimés partout et en tous lieux - voilà notre voie. "

" Les délégués du congrès - écrit Reed - saluèrent ce discours de longues salves d’applaudissements, s’enflammant à l’idée audacieuse d’une défense de l’humanité. " En tout cas, aucun des bolcheviks n’aurait pu alors avoir l’idée de protester contre le fait que le sort de la République soviétique, dans un discours officiel au nom du parti bolcheviste, était mis sous la dépendance directe du développement de la révolution internationale.

La loi dramatique de ce congrès consistait en ce que tout acte s’accomplissait ou même était interrompu par un bref intermède au cours duquel apparaissait soudainement sur la scène un personnage d’un autre camp, pour formuler une protestation, pour menacer, ou bien pour signifier un ultimatum. Le représentant du Vikjel (Comité Exécutif de l’Union des Cheminots) réclame la parole maintenant et sans délai : il a besoin de jeter une bombe dans l’assemblée avant que le vote sur la question du pouvoir soit acquis. L’orateur, sur le visage duquel Reed a pu lire une hostilité intransigeante, commence par lancer une accusation : son organisation, " la plus puissante en Russie " n’a pas été invités au congrès. - C’est le comité exécutif central ne vous a pas invités ! lui crie-t-on de tous côtés. - Qu’on le sache bien : la décision primitive du Vikjel pour le soutien du congrès des soviets a été rapportée ! L’orateur s’empresse de lire l’ultimatum qui a déjà été expédié par télégrammes dans tous les pays : le Vikjel condamne la prise du pouvoir par un seul parti ; le gouvernement doit être responsable devant " toute la démocratie révolutionnaire " ; en attendant la création d’un pouvoir démocratique, le Vikjel seul reste maître du réseau ferroviaire. L’orateur ajoute que les troupes contre-révolutionnaires n’obtiendront pas l’accès de Petrograd ; en général, les déplacements de troupes ne se feront désormais que sur un ordre du comité exécutif central tel qu’il était précédemment composé. En cas de répression à l’égard des cheminots, le Vikjel arrêterait le ravitaillement de Petrograd !

Le congrès bondit sous ce coup. Les dirigeants du syndicat des cheminots essaient de causer avec le gouvernement du peuple comme d’égal à égal, de puissance à puissance. Alors que les ouvriers, les soldats et les paysans prennent en main la direction de l’État, le Vikjel veut faire la loi aux ouvriers, aux soldats et aux paysans. Il essaie de convertir le système du dualisme de pouvoirs déjà renversé en menue monnaie. Tentant de prendre appui non sur leurs effectifs, mais sur l’importance exclusive des chemins de fer dans la vie économique et culturelle du pays, les démocrates du Vikjel dévoilent toute la caducité des critères de la démocratie formelle dans les questions essentielles de la lutte sociale. En vérité, la révolution n’est pas avare de grands enseignements !

Le moment choisi par les conciliateurs pour porter le coup est en tout cas assez propice. Les membres du bureau sont soucieux. Par bonheur, le Vikjel n’est pas du tout le maître absolu sur les voies de communication. En différentes localités, les cheminots font partie des soviets municipaux. Ici même, au congrès, l’ultimatum de Vikjel rencontre une résistance. " Toute la masse des cheminots de notre région - déclare le délégué de Tachkent - se prononcent pour la remise du pouvoir aux soviets. " Un autre représentant des ouvriers de la voie dit du Vikjel que c’est " un cadre politique". Mettons que ce soit là de l’exagération. S’appuyant sur une couche supérieure assez nombreuse d’employés des chemins de fer, le Vikjel a conservé plus de forces vives que les autres organisations supérieures des conciliateurs. Mais il appartient, indubitablement, au même type que les comités d’armée ou le Comité exécutif central. Son orbite le mène à une chute rapide. Les ouvriers, partout, se détachent des employés. Les employés subalternes s’opposent à leurs supérieurs. L’insolent ultimatum du Vikjel va forcément accélérer ces processus.

" Il ne peut être nullement question de dire que le congrès ne serait pas régulier - déclare Kamenev avec autorité. Le quorum du congrès a été établi non par nous, mais par l’ancien Comité exécutif central... Le congrès est l’organe suprême des masses d’ouvriers et de soldats. " Et l’on passe à l’ordre du jour, tout simplement I

Le Soviet des Commissaires du Peuple est validé à une écrasante majorité. La résolution d’Avilov groupa, d’après une évaluation beaucoup trop généreuse de Soukhanov, environ cent cinquante voix, pour la plupart des socialistes-révolutionnaires de gauche. Le congrès approuve ensuite à l’unanimité la composition du nouveau Comité exécutif central ; sur cent un membres - soixante-deux bolcheviks, vingt-neuf socialistes-révolutionnaires de gauche. Le Comité exécutif central doit dans la suite se compléter de représentants des soviets paysans et des organisations d’armée nouvellement élues. Les fractions qui ont quitté le congrès jouissent du droit d’envoyer au Comité exécutif central leurs délégués sur la base d’une représentation proportionnelle.

L’ordre du jour du congrès est épuisé. Le pouvoir des Soviets est créé. Il a son programme. On peut se mettre au travail, et les tâches ne manquent pas. A 5h 15 du matin, Kamenev clôt le congrès constitutif du régime soviétique. Qui court à la gare ! Qui rentre chez soi ! Et qui au front, aux usines, aux casernes, aux mines et dans les lointains villages ! Avec les décrets du congrès, les délégués vont emporter le ferment de l’insurrection prolétarienne à toutes les extrémités du pays.

Ce matin-là, l’organe central du parti bolcheviste, qui avait repris son vieux nom de Pravda (La Vérité), écrivait : " Ils veulent que nous soyons seuls à prendre le pouvoir, pour que nous soyons seuls à régler les terribles difficultés qui se sont posées devant le pays... Eh bien, nous prenons le pouvoir tout seuls, nous appuyant sur les suffrages du pays et comptant sur l’aide amicale du prolétariat européen. Mais, ayant pris le pouvoir, nous appliquerons aux ennemis de la révolution et à ceux qui la sabotent le gant de fer. Ils ont rêvé de la dictature de Kornilov... Nous leur donnerons la dictature du prolétariat... "

Dans le développement de la Révolution russe, précisément parce que c’est une véritable résolution populaire qui a mis en mouvement des dizaines de millions d’hommes, on observe une remarquable continuité des étapes. Les événements se succèdent comme s’ils obéissaient aux lois de la pesanteur, Le rapport mutuel des forces est vérifié à chaque étape de deux façons : d’abord les masses montrent la puissance de leur impulsion ; ensuite, les classes possédantes, s’efforçant de prendre leur revanche, n’en décèlent que mieux leur isolement.

En février, les ouvriers et les soldats de Petrograd s’étaient soulevés non seulement malgré la volonté patriotique de toutes les classes cultivées, mais aussi en dépit des calculs des organisations révolutionnaires. Les masses se montrèrent irrésistibles. Si d’elles-mêmes elles s’en étaient rendu compte, elles seraient devenues le pouvoir. Mais il n’y avait pas encore à leur tête de parti révolutionnaire puissant et consacré. Le pouvoir tomba dans les mains de la démocratie petite-bourgeoise, camouflée sous les couleurs du socialisme. Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires étaient incapables de faire de la confiance des masses un autre usage que celui d’appeler au gouvernail la bourgeoisie libérale, laquelle, à son tour, ne pouvait se dispenser de mettre le pouvoir dont l’investissaient les conciliateurs au service des intérêts de l’Entente.

Pendant les Journées d’avril, les régiments et les usines soulevés - sans l’appel encore d’aucun parti - descendent dans les rues de Petrograd pour opposer une résistance à la politique impérialiste du gouvernement que les conciliateurs leur ont imposée. La manifestation armée obtient un sensible succès. Milioukov, leader de l’impérialisme russe, est écarté du pouvoir. Les conciliateurs entrent dans le gouvemement, sous apparence de fondés de pouvoir du peuple, mais en réalité comme commis de la bourgeoisie.

N’ayant résolu aucun des problèmes qui ont provoqué la révolution, le gouvernement de coalition viole en juin la trêve établie de fait sur le front, en déclenchant une offensive des troupes. Par cet acte, le régime de février, que caractérise déjà une décroissante confiance des masses à l’égard des conciliateurs, se porte à lui-même un coup fatal. Alors s’ouvre la période de la préparation immédiate d’une seconde révolution.

Au début de juillet, le gouvernement, ayant derrière lui toutes les classes possédantes et instruites, dénonçait toute manifestation révolutionnaire comme une trahison à l’égard de la patrie et une aide apportée à l’ennemi. Les organisations officielles de masses - soviets, partis social-patriotes - luttaient contre l’offensive ouvrière de toutes leurs forces. Les bolcheviks, pour des motifs de tactique, retenaient les ouvriers et les soldats de descendre dans la rue. Néanmoins, les masses se mirent en branle. Le mouvement s’avéra irrésistible et général. On n’apercevait pas le gouvernement. Les conciliateurs se cachaient. Les ouvriers et les soldats se trouvèrent, dans la capitale, maîtres de la situation. L’offensive se brisa cependant, devant l’insuffisante préparation de la province et du front.

A la fin du mois d’août, tous les organes et institutions des classes possédantes tenaient pour un coup d’Etat contre-révolutionnaire : la diplomatie de l’Entente, les banques, les unions de propriétaires terriens et d’industriels, le parti cadet, les Etats-majors, le corps des officiers, la grande presse. L’organisateur du coup d’Etat ne fut personne d’autre que le généralissime qui s’appuyait sur le haut commandement d’une armée comptant de nombreux millions d’hommes. Des effectifs spécialement choisis sur tous les fronts étaient transférés, d’après un accord secret avec le chef du gouvernement, dans la direction de Petrograd, sous apparence de considérations stratégiques.

Dans la capitale tout, semblait-il, était préparé pour le succès de l’entreprise : les ouvriers sont désarmés par les autorités avec le concours des conciliateurs ; les bolcheviks ne cessent de recevoir les coups ; les régiments les plus révolutionnaires sont éloignés de la ville ; des centaines d’officiers sélectionnés sont concentrés pour former une troupe de choc ; avec les écoles de junkers et les cosaques, ils doivent constituer une force imposante. Et quoi donc encore ? La conspiration que protégeaient, semblait-il, les dieux eux-mêmes, à peine se fut-elle heurtée au peuple révolutionnaire qu’elle tomba immédiatement en poussière.

Ces deux mouvements, au début de juillet et à la fin d’août, avaient entre eux le rapport que peut avoir un théorème à son corollaire. Les journées de juillet avaient démontré la puissance d’un mouvement spontané des masses. Les journées d’août découvrirent la complète impuissance des dirigeants. Ce rapport des forces indiquait qu’un nouveau conflit était inévitable. La province et le front, pendant ce temps, se joignirent plus étroitement à la capitale. Cela prédéterminait la victoire d’octobre.

" La facilité avec laquelle Lenine et Trotsky réussirent à renverser le dernier gouvernement de coalition de Kérensky – écrivait le cadet Nabokov - démontra l’impuissance interne de ce dernier. Le degré de cette impuissance causa de la stupéfaction même parmi les personnes alors bien informées. " Nabokov lui-même semble ne pas deviner qu’il s’agissait de sa propre impuissance, de l’impuissance de sa classe, de son régime social.

De même que, de la manifestation armée de juillet, la courbe monte vers l’insurrection d’octobre, ainsi le mouvement de Kornilov semble une répétition de la campagne contre-révolutionnaire entreprise par Kérensky dans les derniers jours d’octobre. La seule force militaire que trouva, en fuyant sous la protection du fanion américain, le généralissime de la démocratie, se réfugiant au front pour échapper aux bolcheviks, fut encore le même troisième corps de cavalerie qui, deux mois auparavant, était destiné par Kornilov à renverser Kérensky lui-même. A la tête de ce corps, se trouvait toujours le général cosaque Krasnov, monarchiste militant, qui avait été placé à ce poste par Kornilov : on ne pût trouver homme de guerre plus apte à la défense de la démocratie.

De ce corps, il ne restait guère d’ailleurs que le nom : il s’était réduit à quelques sotnias de cosaques qui, après un essai manqué d’offensive contre les Rouges sous Petrograd, avaient fraternisé avec les matelots révolutionnaires et avaient livré Krasnov aux bolcheviks. Kérensky se trouva forcé de fuir à la fois les cosaques et les matelots. C’est ainsi, que huit mois après le renversement de la monarchie, les ouvriers se trouvèrent à la tète du pays. Et s’y tinrent solidement.

" Qui donc croira - écrivait à ce sujet, d’un ton indigné, le général russe Zalesky - qu’un garçon de cour ou bien un gardien du Palais de Justice aient pu devenir tout à coup présidents du congrès des juges de paix ? Ou bien un infirmier devenant directeur d’ambulance ? Un coiffeur devient un haut fonctionnaire ? Un sous-lieutenant d’hier passe généralissime ? Un laquais d’hier ou bien un manœuvre est nommé préfet ! Celui qui hier encore graissait les roues des wagons devient chef d’une section du réseau ou bien chef de gare… Un serrurier est placé à la tête d’un atelier ! "

" Qui le croirait ? " Il fallut y croire. On ne pouvait se dispenser d’y croire, puisque les sous-lieutenants avaient battu les généraux ; le préfet, ex-manœuvre, avait mis à la raison les maîtres de la veille ; les graisseurs des roues de wagons avaient aménagé les transports ; les serruriers, en qualité de directeurs, avaient relevé l’industrie.

La tâche principale du régime politique, d’après l’aphorisme anglais, est de mettre the right man in the right place. Comment apparaît, de ce point de vue, l’expérience de 1917 ? Dans les deux premiers mois, la Russie était encore sous les ordres du droit de la monarchie héréditaire, d’un homme désavantagé par la nature, qui croyait aux reliques et obéissait à Raspoutine. Dans le courant des huit mois qui suivirent, les libéraux et les démocrates essayèrent, du haut de leurs positions gouvernementales, de démontrer au peuple que les révolutions s’accomplissent pour que tout reste comme d’antan. Il n’est pas étonnant que ces gens-là aient passé sur le pays comme des ombres flottantes, sans laisser de traces. A dater du 25 octobre se plaça à la tête de la Russie Lenine, la plus grande figure de l’histoire politique de ce pays. Il était entouré d’un état-major de collaborateurs qui, de l’aveu des pires ennemis, savaient ce qu’ils voulaient et étaient capables de combattre pour atteindre leurs buts. Lequel donc des trois systèmes se trouva, dans les conditions concrètes données, capable de placer the right men in the right places ?

La montée historique de l’humanité, prise dans son ensemble, peut être résumée comme un enchaînement de victoires de la conscience sur les forces aveugles - dans la nature, dans la société, dans l’homme même. La pensée critique et créatrice a pu se vanter des plus grands succès jusqu’à présent dans la lutte contre la nature. Les sciences physico-chimiques sont déjà arrivées à un point où l’homme se dispose évidemment à devenir le maître de la matière. Mais les rapports sociaux continuent de s’établir à la ressemblance des attolls. Le parlementarisme n’a éclairé que la surface de la société, et encore d’une lumière assez artificielle. Comparée à la monarchie et à d’autres héritages du cannibalisme et de la sauvagerie des cavernes, la démocratie représente, bien entendu, une grande conquête. Mais elle n’atteint en rien le jeu aveugle des forces dans les rapports mutuels de la société. C’est précisément sur ce domaine le plus profond de l’inconscient que l’insurrection d’octobre a pour la première fois levé la main. Le système soviétique veut introduire un but et un plan dans les fondations mêmes d’une société où ne régnaient jusqu’ici que de simples conséquences accumulées.

Les adversaires ricanent en faisant remarquer que le pays des soviets, quinze ans après l’insurrection, ne ressemble guère encore à un paradis de bien-être universel. Cette argumentation ne pourrait être dictée que par une excessive déférence devant la puissance magique des méthodes socialistes, si elle ne s’expliquait en réalité par l’aveuglement de la haine. Le capitalisme a eu besoin de siècles entiers pour parvenir, en élevant la science et la technique, à jeter l’humanité dans l’enfer de la guerre et des crises. Les adversaires n’accordent au socialisme qu’une quinzaine d’années pour édifier et installer le paradis sur la terre. Nous n’avons pas pris sur nous de tels engagements. Nous n’avons jamais assigné de pareils délais. Les processus des grandes transformations doivent être évalués à des mesures adéquates.

Mais les calamités qui se sont abattues sur les vivants ? Mais le feu et le sang de la guerre civile ? Les conséquences de la révolution justifient-elles en somme les victimes qu’elle a causées ? La question est téléologique et par conséquent stérile. Du même droit l’on pourrait dire, en face des difficultés et des afflictions d’une existence personnelle : cela valait-il la peine de naître au monde ? Les méditations mélancoliques n’ont cependant pas empêché jusqu’à présent les gens ni d’engendrer, ni de naître. Même à l’époque actuelle d’intolérables calamités, il n’y a qu’un très faible pourcentage de la population de notre planète qui recoure au suicide. Or, les peuples cherchent dans la révolution une issue à d’intolérables tourments.

N’est-il pas remarquable qu’au sujet des victimes des révolutions sociales, ceux qui s’indignent le plus souvent sont ceux-là mêmes qui, s’ils n’ont pas été directement les fauteurs de la guerre mondiale, en ont du moins apprêté et glorifié les victimes, ou encore se sont résignés à les voir tomber. A notre tour de demander : la guerre s’est-elle justifiée ? Qu’a.t-elle donné ? Que nous a-t-elle appris ?

A peine est-il besoin de s’arrêter maintenant aux affirmations de propriétaires russes lésés, d’après lesquels la révolution aurait causé un avilissement culturel du pays. Renversée par l’insurrection d’octobre, la culture de la noblesse ne représentait en somme qu’une imitation superficielle des modèles plus élevés de la culture occidentale. Tout en restant inaccessible au peuple russe, elle n’apportait rien d’essentiel au trésor de l’humanité.

La Révolution d’octobre a jeté les bases d’une nouvelle culture conçue pour servir à tous, et c’est précisément pourquoi elle a pris tout de suite une importance internationale. Même si, par l’effet de circonstances défavorables et sous les coups de l’ennemi, le régime soviétique - admettons-le pour une minute - se trouvait provisoirement renversé, l’ineffaçable marque de l’insurrection d’octobre resterait tout de même sur toute l’évolution ultérieure de l’humanité.

Le langage des nations civilisées a nettement marqué deux époques dans le développement de la Russie. Si la culture instituée par la noblesse a introduit dans le langage universel des barbarismes tels que tsar, pogrome, nagaïka. Octobre a internationalisé des mots comme bolchevik, soviet et piatiletka. Cela suffit à justifier la Révolution Prolétarienne, si d’ailleurs, on estime qu’elle ait besoin de justification.

1 - Des particularités du développement de la Russie

La question des particularités du développement historique de la Russie et, en fonction de ce problème, des destinées futures du pays, se posait à la base de tous les débats qui eurent lieu, de tous les regroupements qui se formèrent chez les intellectuels russes durant le XIX° siècle presque tout entier. " Slavophiles " et " zapadniki " (partisans des influences occidentales) donnaient au problème des solutions opposées, mais également catégoriques. Puis se substituèrent à eux les "narodniki" (populistes) et les marxistes. Le " populisme ", avant de s’être définitivement décoloré sous l’influence du libéralisme bourgeois, défendit longtemps et opiniâtrement l’idée d’une Russie évoluant dans une voie tout à fait originale, évitant par un chemin détourné le capitalisme. En ce sens, le " populisme " continuait la tradition des slavophiles, l’ayant toutefois épurée de ce qu’elle comportait d’esprit monarchiste, clérical et panslaviste, pour lui donner un caractère révolutionnaire-démocratique.

Au fond, la conception slavophile, en dépit de ses fictions réactionnaires, et la conception populiste, malgré tout ce qu’il y avait d’illusoire dans ses tendances démocratiques, n’étaient nullement de vaines spéculations ; elles s’appuyaient sur d’indubitables et, en outre, profondes particularités de l’évolution de la Russie, comprises seulement d’une façon unilatérale et inexactement appréciées. Dans sa lutte contre le populisme, le marxisme russe, qui démontra l’identité des lois d’évolution pour tous les pays, tomba fréquemment dans des lieux communs dogmatiques, comme s’il avait envie de jeter l’enfant avec l’eau savonneuse de la baignoire. Cette inclination se manifeste particulièrement dans de nombreux ouvrages du bien connu professeur Pokrovsky.

En 1922, Pokrovsky s’attaqua aux conceptions historiques de l’auteur du présent livre, conceptions qui formaient la base de la théorie de la révolution permanente. Nous jugeons utile, du moins pour ceux des lecteurs qui s’intéressent non seulement à la marche dramatique des événements, mais aussi à la doctrine de la révolution, de citer ici quelques-uns des passages essentiels de notre réplique au professeur Pokrovsky, réplique publiée dans deux numéros de la Pravda, organe central du parti, le 1er et le 2 juillet 1922.
SUR LES PARTICULARITÉS OU DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA RUSSIE

Pokrovsky a publié, au sujet de mon livre " 1905 " un article - hélas, défavorable !- montrant combien il est complexe d’appliquer les méthodes du matérialisme historique à la vivante histoire de l’humanité et à quelles banalités l’Histoire est fréquemment ramenée par des hommes aussi profondément informés que Pokrovsky.

Le livre que Pokrovsky a critiqué avait pour objet immédiat de rechercher les bases historiques et la justification théorique du mot d’ordre : " conquête du pouvoir par le prolétariat " ; ce mot d’ordre étant opposé aussi bien à la formule d’une république démocratique bourgeoise qu’à celle d’un gouvemement démocratique ouvrier et paysan... Cette démarche de pensées suscita la plus grande indignation, du point de vue théorique, chez bon nombre de marxistes, ou bien, plus exactement, chez leur écrasante majorité. Cette indignation fut traduite non seulement par les mencheviks, mais par Kamenev et l’historien bolchevik Rojkov. Voici quel était, dans l’ensemble, leur point de vue : la domination politique de la bourgeoisie doit précéder la domination politique du prolétariat ; la république démocratique bourgeoise doit, historiquement, être une longue école pour le prolétariat ; si l’on tente de sauter cette phase, on se jette dans l’aventure ; du moment que la classe ouvrière, en Occident, n’a pas été capable de conquérir le pouvoir, comment le prolétariat russe s’assignerait-il une pareille tâche ? etc., etc. Du point de vue d’un certain pseudo-marxisme qui se borne à de banales constatations historiques, à des analogies de pure forme, qui, dans les époques, ne consent à voir que la succession logique de rigides catégories sociales (féodalité, capitalisme, socialisme ; autocratie, république bourgeoise, dictature du prolétariat), - de ce point de vue, le mot d’ordre d’une conquête du pouvoir par la classe ouvrière en Russie devait sembler une monstrueuse renonciation au marxisme. Or, une estimation empirique, mais sérieuse, des forces socialistes qui s’étaient manifestées de 1903 à 1905 suggérait impérieusement qu’il y avait toute vitalité dans la lutte pour la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Etait-ce là une particularité, ou n’en était-ce pas une ? Fallait-il tenir compte des profondes singularités de toute une évolution historique, ou bien les négliger ? Etait-ce ainsi que le problème se posait pour le prolétariat de Russie, c’est-à-dire (n’en déplaise à Pokrovsky) pour le prolétariat du pays le plus arriéré de toute l’Europe ?

Et en quoi la Russie était-elle arriérée ? Etait-ce parce que, tardivement, elle reproduisait l’histoire des pays de l’Europe occidentale ? Dans ce cas, pouvait-on parler d’une conquête du pouvoir par le prolétariat russe ? Pourtant, ce pouvoir (permettons-nous de le rappeler), le prolétariat russe l’a conquis. Comment donc se présente la question ? Elle se pose ainsi : l’indubitable, l’incontestable retard de l’évolution russe, sous l’influence et la pression d’une culture occidentale plus élevée, n’aboutit point à une simple répétition du processus historique de l’Europe occidentale, mais détermine de profondes particularités qui doivent être isolément un sujet d’étude...

La profonde originalité de notre situation politique, qui amena la victorieuse révolution d’octobre avant le début de toute révolution en Europe, procédait des particularités des rapports de forces qui existaient alors entre diverses classes et le pouvoir de l’Etat. Lorsque Pokrovsky et Rojkov discutaient avec les populistes ou les libéraux, leur démontrant que l’organisation et la politique du tsarisme étaient déterminées par l’évolution économique et par les intérêts des classes possédantes, ils avaient raison dans l’essentiel. Mais quand Pokrovsky essaie de m’opposer cette même thèse, il vise tout simplement fort mal.

En résultat de notre tardif développement historique, dans l’encerclement des impérialismes, il s’est trouvé que notre bourgeoisie n’eut pas le temps de culbuter le tsarisme avant que le prolétariat fût devenu une force révolutionnaire autonome.

Or, pour Pokrovsky ne se pose même pas la question qui est pour nous le thème central de cette étude.

Pokrovsky écrit ceci : " Il est extrêmement séduisant de dessiner la Moscovie du XVI° siècle sur le fond général des rapports qui existaient en Europe à cette époque. On ne saurait mieux réfuter un préjugé dominant jusqu’à ce jour, même dans les milieux marxistes, l’idée d’une base économique prétendue " primitive " sur laquelle se serait instaurée l’autocratie russe. " On lit plus loin :" Montrer cette autocratie dans ses véritables rapports historiques comme un des aspects du régime commercialo-capitaliste de l’Europe... - voilà une tâche non seulement extrêmement intéressante pour l’historien, mais d’une haute importance pour l’éducation des lecteurs : il n’y a pas de moyen plus radical pour en finir avec la légende d’un processus historique russe d’une " originalité particulière. " Pokrovsky, comme on voit, nie absolument le caractère primitif et arriéré de notre développement économique et, pour faire tant, relègue l’idée d’un original processus historique russe dans le domaine des légendes. Or, le point à marquer ici est que Pokrovsky se trouve complètement hypnotisé par le développement relativement important du commerce dans la Russie du XVI° siècle, dont il a donné, de même que Rojkov, la démonstration. Il est difficile de comprendre comment Pokrovsky s’est laissé aller à une pareille erreur. D’après lui, l’on pourrait croire, en effet, que le commerce est la base de la vie économique et en fixe la mesure indéniablement.

L’économiste allemand Karl Bücher, il y a quelque vingt ans, essaya de trouver dans le commerce (voie intermédiaire entre le producteur et le consommateur) le critère de tout le développement économique. Strouve, bien entendu, s’empressa d’introduire cette " découverte " dans la " science " économique russe. Du côté des marxistes, la théorie de Bücher rencontra, dès alors, une résistance tout à fait naturelle. Nous recherchons les critères du développement économique dans la production - technique et organisation sociale du travail -, mais le chemin que parcourt un produit entre le producteur et le consommateur est considéré par nous comme un fait d’ordre secondaire dont il faut encore déceler les origines dans les conditions mêmes de la production.

La grande expansion, du moins en surface, du commerce russe du XVI° siècle, s’explique - si paradoxale que puisse sembler cette explication avec le critère des Bücher et des Strouve - précisément par le caractère extrêmement primitif et arriéré de l’économie russe. En Europe occidentale, la cité était occupée par des corporations d’artisans et des guildes de marchands. Or, nos villes russes étaient avant tout des centres administratifs et militaires, par conséquent des centres de consommation et non de production. Les constitutions corporatives de l’artisanat en Occident s’élaborèrent à un niveau relativement élevé de l’évolution économique, alors que tous les processus essentiels de l’industrie transformatrice s’étaient dissociés de l’agriculture, avaient trouvé leur autonomie de métiers, avaient créé leurs organisations, fixé leur centre, la ville, marché (provincial, régional) limité dans les débuts, mais stable.

A la base de la cité médiévale européenne, il existait donc une différenciation économique relativement élevée qui détermina de justes rapports entre le centre-cité et sa périphérie agricole. Or, notre retard économique se manifestait avant tout en ceci, que l’artisanat, ne se disjoignant pas de l’agriculture, en restait au stade des petits métiers ruraux (koustari). Ici, nous nous rapprochons plus de l’Inde que de l’Europe, de même que nos villes du Moyen-Age tenaient plus à l’Asie qu’à l’Europe, de même que notre autocratie, placée entre l’absolutisme des monarchies européennes et les despotes asiatiques, se rapprochait sous maints rapports de ces derniers.

Considérant l’immensité des espaces que nous occupons et le peu de densité de la population (n’est-ce pas aussi une marque suffisamment objective de notre état arriéré ?), l’échange des produits était subordonné au rôle intermédiaire d’un capital commercial de la plus grande envergure. L’expansion de notre commerce était possible précisément parce que l’Occident, se trouvant à un bien plus haut degré d’évolution, avait des besoins complexes, envoyait ses intermédiaires, expédiait des marchandises et, de telle façon, donnait une impulsion au mouvement commercial chez nous, sur nos bases économiques toutes primitives et même considérablement barbares. Quiconque ne s’apercevrait pas de cette très importante particularité de notre développement historique n’aurait rien compris à l’ensemble de notre histoire.

J’ai eu un patron en Sibérie. Pendant deux mois, j’ai porté dans ses livres de comptabilité des pouds et des archines de marchandises. L’homme s’appelait Iakov Andreïevitch Tchernykh. Cela ne se passait pas au XVI° siècle, mais au tout début du XX°. Mon patron jouissait d’une autorité presque illimitée dans le district de Kirensk, grâce à l’importance de ses opérations commerciale. Il achetait des fourrures aux Toungouses, prélevait des redevances sur les popes des cantons éloignés et rapportait des foires d’lrbit ou de Nijni-Novgorod des cotonnades ; mais son commerce principal était celui de la vodka (à cette époque, le monopole d’Etat n’existait pas encore dans le gouvemement d’lrkoutsk). Iakov Andreïevitch ne savait pas lire, mais il était millionnaire (les rangées de " zéros " d’alors étaient d’un autre poids que celles d’aujourd’hui). La " dictature " qu’il exerçait, en tant que représentant du capital marchand, était incontestable. Quand il parlait des Toungouses, il ne pouvait dire autrement que " mes petits Toungouses ". Les villes de Kirensk, de Verkholensk, de Nijne-Ifirnsk n’étaient que les lieux de résidence des autorités policières, de marchands cossus vivant entre eux dans une dépendance hiérarchique, de petits fonctionnaires de tout ordre, et enfin d’un certain nombre de miteux artisans. Quant à des organisations de métiers constituant les bases vivantes d’une économie urbaine, je n’en trouvai point : ni corporations, ni fêtes corporatives, ni guildes, quoique Iakov Andreïevitch fût officiellement inscrit à la " 2ième guilde ".

En vérité, cette tranche de vie prise dans la réalité sibérienne nous induit à comprendre les particularités historiques du développement de la Russie, beaucoup plus profondément que ne les expliquent les propos de Pokrovsky : les opérations commerciale de mon Iakov Andreïevitch s’étendaient depuis le cours moyen de la Lena avec ses affluents du côté oriental jusqu’à Nijni-Novgorod et même jusqu’à Moscou. Peu nombreuses sont les firmes commerciales du continent européen qui pourraient indiquer sur la carte une pareille expansion de leurs affaires. Cependant, ce dictateur du négoce, qui faisait figure de potentat aux yeux des paysans sibériens, était la personnification la plus achevée, la plus convaincante de notre économie arriérée, barbare, primitive, au milieu d’une population clairsemée, dans une contrée où les bourgs et les villages s’éparpillent, à peine reliés par des chemins impraticables qui, au printemps et en automne, avec la fonte des neiges ou avec le pluies, se transforment en marécages, bloquant, pendant deux mois, districts, cantons et communes ; dans une contrée enfin où l’ignorance crasse s’avérait universelle, sans compter bien d’autres infériorités. Si Tchernykh, comme commerçant, put atteindre si haut, s’appuyant sur la barbarie qui régnait dans cette région de la Lena, ce fut grâce à la poussée de l’Occident en l’occurrence de la vieille Russie, de la Moscovie - qui entraînait à sa suite la Sibérie : une économie toute primitive de nomades s’accommoda des réveille-matin que fabrique Varsovie.

Les corporations d’artisans constituaient au Moyen Age la base de la culture urbaine, et celle-ci rayonnait sur les campagnes. La science médiévale, la scolastique, la Réforme ont poussé sur le terrain des corporations d’artisans. Il n’y eut rien de pareil chez nous. Certes, des formations embryonnaires, des symptômes, des indices peuvent être signalés ; mais, en Occident, il ne saurait être question d’indices : il existait là une puissante formation économique et culturelle dont la base était dans les corporations. C’est là-dessus que s’érigeait, au Moyen Age, la cité européenne, c’est là-dessus que, croissant, elle entrait en lutte avec l’Eglise et les grands féodaux et, contre ces derniers, prêta son aide à la monarchie. C’est encore la cité qui créa une technique, celle des armes à feu, condition première de la formation d’armées permanentes.

Où donc aurait-on trouvé chez nous des villes dont l’artisanat corporativement organisé eût rappelé, même de loin, ce qui existait en Europe occidentale ? Où donc voit-on que, chez nous, la cité aurait combattu le régime féodal ? Est-ce en luttant contre ce régime que la cité industrielle et marchande aurait jeté des bases favorables au développement de l’autocratie russe ? Aucune lutte de ce genre ne s’est produite chez nous, de par le caractère même de nos cités, de même qu’il n’y eut pas dans notre pays de Réforme religieuse. Est-ce là, oui ou non, une particularité ?

L’artisanat, chez nous, en est resté au stade des métiers villageois (koustari),c’est-à-dire qu’il ne s’est pas différencié de la classe agricole. La Réforme religieuse en est restée au stade de sectes paysannes, n’ayant pas trouvé de direction du côté des villes. Tout cela est primitif, arriéré : ce sont de criantes vérités.

Si le tsarisme se dressa en organisation d’Etat indépendante (relativement indépendante, répétons-le, dans les limites de la lutte des vives forces historiques sur le terrain de l’économie) ce ne fut pas avec le concours de puissantes cités s’opposant à de puissants féodaux ; ce fut - malgré la complète pénurie industrielle de nos villes - grâce à la débilité de la seigneurie féodale dans notre pays.

La Pologne, par sa structure sociale, marquait une transition entre la Russie et l’Occident, de même que la Russie occupait une place intermédiaire entre l’Europe et l’Asie. Dans les villes polonaises, l’organisation corporative des métiers était déjà beaucoup plus répandue que chez nous. Mais les cités polonaises ne s’élevèrent pas au point de réussir à seconder le pouvoir royal pour briser avec lui les féodaux. Le pouvoir de l’Etat resta directement sous la coupe de la noblesse. En résultat : complète impuissance de l’Etat et sa désagrégation.

Ce qui vient d’être dit du tsarisme concerne aussi le capital et le prolétariat : on ne comprend pas pourquoi Pokrovsky fulmine ses colères uniquement dans un premier chapitre qui traite du tsarisme. Le capitalisme russe ne s’est pas développé en partant de l’artisanat pour passer de la manufacture à la fabrique et c’est de ce fait que le capital européen, d’abord sous la forme de capital commercial, puis sous forme de capital financier et industriel, est tombé sur nous en une période où l’artisanat russe, dans sa masse, ne s’était pas encore dissocié de l’agriculture. Il en provint chez nous l’apparition d’une industrie capitaliste toute moderne dans l’ambiance d’une économie toute primitive : telle usine belge ou américaine, mais, aux alentours, des hameaux, des villages bâtis en bois, couverts de chaume, que consumaient, chaque année, des incendies, et bien d’autres misères... Les éléments les plus surannés à côté des dernières réalisations européennes. De là le rôle énorme que joua le capital de l’Europe occidentale dans l’économie russe. De là la faiblesse politique de la bourgeoisie russe. De là la facilité avec laquelle nous avons eu raison de notre bourgeoisie. Delà les difficultés qui surgirent lorsque la bourgeoisie européenne intervint dans nos affaires...

Mais que dire de notre prolétariat ? A-t-il passé par l’école médiévale des confréries d’apprentissage ? Existe-t-il chez lui des traditions corporatives séculaires ? Rien de pareil. On l’a jeté tout droit dans la fournaise dés qu’on l’eut enlevé à son araire primitif... Do là l’absence de traditions conservatrices, l’absence de castes à l’intérieur même du prolétariat, la fraîcheur de l’esprit révolutionnaire ; de là, avec d’autres causes efficientes. Octobre et le premier gouvernement ouvrier qui ait existé dans le monde. Mais de là aussi l’analphabétisme, une mentalité arriérée, la déficience des habitudes d’organisation, l’incapacité de travailler systématiquement, le manque d’éducation culturelle et technique. Nous nous ressentons à chaque pas de ces infériorités dans notre économie et dans notre édification culturelle.

L’Etat russe se heurtait aux organisations militaires des nations occidentales dont les bases économiques, politiques et culturelles étaient plus élevées. De la même façon, le capital russe, dès ses premiers pas, se heurta au capitalisme beaucoup plus développé et plus puissant de l’Occident et fut assujetti par ce dernier. De la même façon, la classe ouvrière russe, dès ses premiers pas, trouva des instruments tout prêts, dus à l’expérience du prolétariat de l’Europe occidentale : théorie marxiste, syndicats, parti politique. Quiconque explique la nature et la politique de l’autocratie uniquement en fonction des intérêts des classes possédantes russes, celui-là oublie que, mis à part les exploiteurs arriérés, moins riches et plus ignorants, qui existaient en Russie, le pays subissait l’exploitation d’Européens plus riches et plus puissants. Les classes possédantes en Russie avaient des conflits avec les classes possédantes d’Europe qui leur étaient tout à fait ou à demi hostiles. Ces conflits éclataient à travers les interventions de l’Etat. Or, l’Etat, c’était l’autocratie. Toute la structure et toute l’histoire de l’autocratie auraient été différentes si les villes européennes n’avaient pas existé, si l’Europe n’avait pas " inventé la poudre " (car cette invention n’est pas de nous), si la Bourse européenne n’avait pas agi.

En sa dernière période d’existence, l’autocratie n’était pas seulement l’organe des classes possédantes de Russie ; elle servait aussi de Bourse européenne pour l’exploitation de notre pays. Ce double rôle lui assurait encore une indépendance très appréciable, qui se manifesta nettement, en 1903, lorsque la Bourse de Paris, pour soutenir l’autocratie, lui accorda un emprunt en dépit des protestations des partis de la bourgeoisie russe.

Le tsarisme se trouva battu dans la guerre impérialiste. Pourquoi ? Parce que le niveau de production qui lui servait de base était trop inférieur (" état primitif "). Sous le rapport de la technique militaire, le tsarisme s’efforçait de se tenir à la hauteur des derniers perfectionnements. Il y était aidé, de toutes façons, par des alliés plus riches et plus instruits. Grâce à cette assistance, le tsarisme disposa, pendant la guerre, des engins les plus parfaits. Mais il n’avait pas et ne pouvait avoir la possibilité de reproduire en les copiant ces engins, ni même de les transporter (de même qu’il n’arrivait pas à expédier les troupeaux humains) par voie ferrée ou par voie d’eau, avec toute la rapidité désirable. En d’autres termes, le tsarisme défendait les intérêts des classes possédantes de Russie dans la lutte internationale en s’appuyant sur une base économique plus primitive que celle de ses ennemis et de ses alliés.

Cette base économique fut exploitée par le tsarisme, pendant la guerre, sans ménagement, c’est-à-dire que le régime absorba le fonds et le revenu national dans une proportion beaucoup plus grande que ne furent les ressources engagées par ses ennemis et alliés. Le fait est prouvé, d’une part, par le système des " dettes de guerre ", d’autre part par la ruine complète de la Russie...

Toutes ces circonstances, qui, d’avance, devaient déterminer la révolution d’octobre, la victoire du prolétariat et les difficultés dans lesquelles celui-ci se trouverait ensuite ne peuvent aucunement s’expliquer par les lieux communs de Pokrovsky.

2 " Le réarmement du parti "

Dans le quotidien new-yorkais Novy Mir, destiné aux ouvriers russes en Amérique, l’auteur du présent livre essayait de donner une analyse et une prognose du développement de la Révolution, sur la base des maigres informations de la presse américaine. " L’histoire intime des événements qui se déroulent - écrivait l’auteur, le 6 mars (vieux style) - ne nous est connue que par les fragments et les allusions qui se glissent dans les télégrammes officiels. " La série d’articles consacrés à la Révolution commence le 27 février et s’arrête au 14 mars, du fait que l’auteur quittait New York. Nous citons ci-dessous, de cette série, dans l’ordre chronologique, des extraits qui peuvent donner une idée des vues sur la révolution qu’avait l’auteur en arrivant, le 4 mai, en Russie.

27 février :

" Un gouvernement désorganisé, compromis, dépareillé, en haut ; une armée définitivement délabrée ; le mécontentement, l’incertitude et la peur parmi les classes possédantes ; une profonde exaspération dans les masses populaires ; un prolétariat accru en nombre, trempé dans le feu des événements, - tout cela nous donne le droit de dire que nous sommes témoins de la seconde révolution russe. Espérons que beaucoup d’entre nous en seront les partisans. "

3 mars :

" C’est trop tôt que les Rodzianko et les Milioukov se sont mis à parler à l’ordre, et ce n’est pas encore demain que lé calme se rétablira dans la Russie démontée. Couche après couche, le pays se soulèvera maintenant - tous les opprimés, lés déshérités, spoliés par le tsarisme et les classes dirigeantes - sur toute l’immense étendue des terres russes, prison des peuples. Les événements de Petrograd ne sont qu’un début. A la tète des masses populaires de la Russie, le prolétariat révolutionnaire accomplira son œuvre historique : il expulsera la réaction monarchique et aristocratique de toutes ses retraites et tendra la main aux prolétaires de l’Allemagne et de toute l’Europe. Car il faut liquider non seulement le tsarisme mais aussi la guerre. "

" Déjà la deuxième vague de la révolution va passer par-dessus les têtes des Rodzianko et des Milioukov, préoccupés de rétablir l’ordre et de s’entendre avec la monarchie. C’est du plus profond d’elle-même que la révolution fera surgir son pouvoir - l’organe révolutionnaire du peuple marchant vers la victoire. Et les principales batailles, et les plus lourds sacrifices sont encore de l’avenir. Et c’est seulement après que viendra la victoire complète et véritable. "

4 mars :

" Le mécontentement longtemps contenu des masses a fait explosion si tard, au trente-deuxième mois de la guerre, non point parce que s’opposait aux masses une digue policière, fortement ébranlée au cours de la guerre, mais parce que toutes les institutions, tous les organes des libéraux, y compris leur valetaille, les social-patriotes, exerçaient une formidable pression politique sur les couches ouvrières les moins conscientes, les persuadant de la nécessité de " la discipline patriotique et de l’ordre ".

" C’est seulement alors (après la victoire de l’insurrection) que vint le tour de la Douma. Le tsar tenta, à la dernière minute, de la dissoudre. Et elle se serait docilement dispersée, " suivant l’exemple des années précédentes ", si elle en avait eu la possibilité. Mais dans les capitales dominait déjà le peuple révolutionnaire, celui-là même qui, contre la volonté bourgeoise libérale, était descendu dans la rue pour combattre. Avec le peuple était l’armée. Et si la bourgeoisie n’avait pas fait la tentative d’organiser son pouvoir, un gouvernement révolutionnaire serait sorti des masses ouvrières insurgées. La Douma du 3 juin ne se serait jamais résolue à arracher le pouvoir au tsarisme. Mais elle ne pouvait se dispenser d’utiliser l’interrègne qui s’était établi ; la monarchie était temporairement balayée de la surface de la terre et le pouvoir révolutionnaire ne s’était pas encore constitué. "

6 mars :

" Un conflit déclaré entre les forces de la révolution à la tête de laquelle se dresse le prolétariat des villes, et la bourgeoisie libérale antirévolutionnaire qui a provisoirement pris le pouvoir, est absolument inévitable. On peut, bien entendu - et de ceci s’occuperont avec zèle les bourgeois libéraux comme les piteux socialistes du type vulgaire – assembler bien des phrases attendrissantes sur la grande supériorité de l’unité nationale vis-à-vis de la scission des classes. Mais jamais encore personne n’a réussi par de tels exorcismes à éliminer les antagonismes sociaux et à arrêter le développement de la lutte révolutionnaire. "

" Dés à présent, immédiatement, le prolétariat révolutionnaire devra opposer ses organes révolutionnaires, les soviets de députés ouvriers, soldats et paysans, aux organes exécutifs du gouvernement provisoire. Dans cette lutte, le prolétariat, unifiant autour de lui les masses populaires qui se lèvent, doit s’assigner comme fin directe la conquête du pouvoir. Seul, un gouvernement ouvrier révolutionnaire possédera la volonté et la capacité, dès le temps de la préparation de l’assemblée constituante, de procéder à une épuration démocratique radicale dans le pays, de réorganiser du haut en bas l’armée, de la transformer en une milice révolutionnaire et de démontrer en fait aux couches inférieures de la campagne que leur salut est uniquement dans le soutien du régime ouvrier-révolutionnaire. "

7 mars :

" Tant que se trouvait au pouvoir la clique de Nicolas II, la prépondérance dans la politique extérieure était donnée aux intérêts de la dynastie et de la noblesse réactionnaire. C’est précisément pour cela qu’à Berlin et à Vienne on a constamment espéré conclure une paix séparée avec la Russie. Mais, maintenant, sur le drapeau gouvernemental, ce sont les intérêts du pur impérialisme qui sont inscrits. " Le gouvernement tsariste n’existe plus, disent au peuple les Goutchkov et les Milioukov ; à présent vous devez verser votre sang pour les intérêts de toute la nation. " Or, par intérêts nationaux, les impérialistes russes entendent la reprise de la Pologne, la conquête de la Galicie, de Constantinople, de l’Arménie, de la Perse. En d’autres termes, la Russie, actuellement, se range dans la ligne générale des impérialistes avec les autres Etats européens et, avant tout, avec ses alliées : l’Angleterre et la France. "

" Le passage de l’impérialisme dynastique-aristocratique à un impérialisme purement bourgeois ne peut nullement réconcilier avec la guerre le prolétariat de Russie. La lutte internationale contre la boucherie mondiale et l’impérialisme est actuellement notre tâche plus que jamais. "

" La forfanterie impérialiste de Milioukov - qui se vante d’écraser l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et la Turquie - est en ce moment tout bénéfice pour le Hohenzollern et le Habsbourg. Milioukov jouera maintenant entre leurs mains le rôle d’un épouvantail de potager. Le nouveau gouvernement libéralo-impérialiste, bien avant d’avoir entrepris des réformes dans l’armée, aide le Hohenzollern à relever l’esprit patriotique et à reconstituer " l’unité nationale " du peuple allemand, qui craque par toutes les coutures. Si le prolétariat allemand se trouvait en droit de penser que, derrière le nouveau gouvernement bourgeois de la Russie, se dresse tout le peuple et, dans ce nombre, la principale force de la révolution, le prolétariat russe – ce serait un coup terrible pour nos camarades, les révolutionnaires social-démocrates d’Allemagne. "

" La première obligation du prolétariat révolutionnaire de Russie est de montrer que les perfides intentions impérialistes de la bourgeoisie libérale n’ont point de force derrière elles, car elles ne sont pas soutenues par les masses ouvrières. La révolution russe doit révéler au monde entier sa vraie figure, c’est-à-dire son intransigeante hostilité à l’égard non seulement de la réaction dynastique aristocratique, mais aussi de l’impérialisme libéral. "

8 mars :

" Portant sur leur drapeau " le salut du pays ", les bourgeois libéraux essayent de retenir entre leurs mains la direction du peuple révolutionnaire, et, dans ce but, prennent à la remorque non seulement le travailliste patriote Kerensky, mais, vraisemblablement aussi, Tchkheidze, représentant des éléments opportunistes de la social-démocratie. "

" La question agraire ouvrira une brèche profonde dans le bloc actuel des nobles, bourgeois et social-patriotes. Kerensky aura à choisir entre les " libéraux " du 3 juin[1], qui veulent frustrer toute la révolution dans des desseins capitalistes, et le prolétariat révolutionnaire qui donnera toute son ampleur au programme de la révolution agraire, savoir la confiscation, au profit du peuple, des terres du tsar, des propriétaires nobles, des apanages, des biens-fonds des monastères et des églises. Quel que puisse être le choix personnel de Kerensky, cela n’a pas d’importance... Il en est autrement pour les masses paysannes, pour les couches inférieures dé la campagne. Les amener à la cause du prolétariat constitue la tâche la plus urgente, la plus essentielle. "

" Ce serait un crime d’essayer de résoudre cette tâche (la conquête de la paysannerie) en adaptant notre politique à l’esprit borné, nationalo-patriotique, du village : l’ouvrier russe se suiciderait s’il payait son alliance avec le paysan d’une rupture avec le prolétariat européen. Mais pour cela, il n’y a non plus aucune nécessité politique. Nous avons dans les mains une arme plus forte : tandis que le gouvernement provisoire actuel et le ministère Lvov-Goutchkov-Milioukov-Kerensky[2] sont forcés - pour conserver leur unité d’éluder la question agraire, nous pouvons et devons la poser dans toute son ampleur devant les masses paysannes de la Russie. "

" - Du moment que la réforme agraire est impossible, nous tenons pour la guerre impérialiste ! – a dit la bourgeoisie russe après l’expérience de 1905-1907. "

" - Tournez le dos à la guerre impérialiste, opposez-lui la révolution agraire ! - dirons-nous aux masses paysannes en mentionnant l’expérience de 1914-1917. "

" Cette même question, celle de la terre, jouera un rôle formidable dans l’œuvre d’unification des cadres prolétariens de l’armée avec le gros des contingents paysans. " La terre du noble, et non pas Constantinople ! " dira le soldat prolétarien au soldat paysan, lui expliquant à quoi et à qui sert la guerre impérialiste. Et, du succès de notre agitation et de notre lutte contre la guerre - avant tout dans les masses ouvrières et, en seconde ligne, dans les masses de paysans et de soldats - il dépendra que bientôt le gouvernement libéralo-impérialiste puisse être remplacé par un gouvernement ouvrier-révolutionnaire, s’appuyant directement sur le prolétariat et sur les couches inférieures de la campagne qui s’y rattachent. "

" Les Rodzianko, les Goutchkov, les Milioukov appliqueront tous leurs efforts à créer une assemblée constituante modelée à leur image. Le plus fort atout qu’ils auront en main sera le mot d’ordre d’une guerre nationale contre l’ennemi extérieur. Maintenant, ils vont parler, bien entendu, de la nécessité de défense " les conquêtes de la révolution " contre un écrasement venant du Hohenzollern. Et les social-patriotes feront chorus avec eux. "

" S’il y avait quelque chose à défendre ! - leur répondrons-nous. En premier lieu, il faut garantir la révolution contre l’ennemi intérieur. Il faut, sans attendre l’assemblée constituante, balayer les vestiges de la monarchie et du servage. Il faut enseigner au paysan russe à ne pas se laisser prendre aux promesses de Rodzianko et aux mensonges patriotiques de Milioukov. Il faut grouper étroitement les millions de paysans contre les impérialistes libéraux sous le drapeau de la révolution agraire et de la république. Pour remplir cette tâche intégralement, il ne peut y avoir, s’appuyant sur le prolétariat, qu’un gouvernement révolutionnaire qui écartera du pouvoir les Goutchkov et les Milioukov. Ce gouvernement ouvrier mettra en œuvre toutes les ressources du pouvoir d’Etat pour dresser sur pied, éclairer, grouper les couches les plus arriérées, les plus ignorantes, des masses laborieuses de la ville et de la campagne. "

" - Mais si le prolétariat allemand ne se soulève pas ? Que ferons-nous alors ? "

" - Vous supposez donc que la révolution russe peut passer inaperçue de l’Allemagne, même lorsque, chez nous, cette révolution porterait au pouvoir un gouvernement ouvrier ? Mais voyons, c’est tout à fait invraisemblable. "

" - Ah ! et si, néanmoins ?... "

" - ... Si l’invraisemblable arrivait, si l’organisation socîai-patriote conservatrice empêchait la classe ouvrière allemande, dans la période qui vient, de s’élever contre ses classes dirigeantes ;- alors, bien entendu, la classe ouvrière russe défendrait la révolution par les armes. Le gouvernement ouvrier révolutionnaire mènerait la guerre contre le Hohenzollern, en appelant le prolétariat frère allemand à se dresser contre l’ennemi commun. De même que le prolétariat allemand, s’il se trouvait lui aussi, dans une période prochaine, au pouvoir, aurait non seulement " le droit ", mais l’obligation de mener la guerre contre Goutchkov-Milioukov, pour aider les ouvriers russes à se défaire de leur ennemi impérialiste. Dans ces deux cas, la guerre menée par un gouvernement prolétarien ne serait qu’une révolution armée. Il s’agirait non de " défendre la patrie ", mais de défendre la révolution et de la répandre dans d’autres pays. "

" Il n’est guère indispensable de démontrer que, dans les larges citations faites ci-dessus tirées d’articles populaires destinés aux ouvriers, le point de vue exposé sur le développement de la révolution est celui-là même qui a trouvé son expression dans les thèses de Lenine, en date du 4 avril.

Au sujet de la crise par laquelle passait le parti bolchevik dans les deux premiers mois de la révolution de février, il n’est pas inutile de donner ici une citation d’un article écrit par l’auteur du présent livre, en 1909, pour la revue polonaise de Rosa Luxembourg :

" Si les mencheviks, partant du concept abstrait : " notre révolution est bourgeoise ", en arrivent à l’idée d’une adaptation de toute la tactique du prolétariat à la conduite de la bourgeoisie libérale, jusques et y compris la conquête par elle du pouvoir de l’Etat, les bolcheviks, partant d’un point de vue tout aussi abstrait, " dictature démocratique et non socialiste ", en viennent à l’idée d’un prolétariat qui détient le pouvoir et se donne lui-même une limite bourgeoise-démocratique. Il est vrai que la différence entre eux dans cette question est très considérable : tandis que les côtés antirévolutionnaires du menchevisme se manifestent dans toute leur force dès à présent, les traits antirévolutionnaires du bolchevisme ne menacent d’un formidable danger que dans le cas d’une victoire révolutionnaire. "

Ces paroles furent, après 1923, largement utilisées par les épigones dans la lutte contre le " trotskysme ". Or, elles donnent - huit ans avant les événements - une caractéristique tout à fait exacte de la conduite des épigones actuels " dans le cas d’une victoire révolutionnaire ".

Le parti sortit de la crise d’avril à son honneur, s’étant dégagé des " traits antirévolutionnaires de sa couche dirigeante. " C’est pourquoi l’auteur ajouta, en 1922, au texte cité ci-dessus la note suivante :

" Ceci, comme on sait, n’arriva pas, étant donné que, sous la direction de Lenine, le bolchevisme réalisa (non sans lutte intérieure) son réarmement idéologique dans cette question extrêmement importante, au printemps de 1917, c’est-à-dire avant la conquête du pouvoir. "

Lenine, dans la lutte contre les tendances opportunistes de la couche dirigeante des bolcheviks, écrivait en avril 1917 :

" Le mot d’ordre et les idées bolchevistes dans l’ensemble sont complètement confirmés, mais concrètement les choses se sont présentées autrement qu’on ne l’eût su prévoir (qui que ce fût), d’une façon plus originale, plus singulière, plus variée. Ignorer, oublier ce fait signifierait qu’on s’assimile à ces " vieux bolcheviks ", qui ont plus d’une fois déjà joué un triste rôle dans l’histoire de notre parti en répétant une formule ineptement apprise au lieu d’avoir étudié l’originalité de la nouvelle et vivante réalité. Quiconque ne parle maintenant que de " la dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et des paysans ", celui-là est en retard sur la vie, celui-là, par conséquent, s’est effectivement rendu à la petite bourgeoisie, est contre la lutte de classe prolétarienne, celui-là doit être remisé aux archives des raretés " bolchevistes " d’avant la révolution (on peut dire : aux archives " des vieux bolcheviks "). "

3 Lettre au professeur A. Kahun, Université de Californie

Il vous intéresse de savoir dans quelle mesure Soukhanov a exactement raconté ma rencontre, en mai 1917, avec la rédaction de la Novaïa Jizn ( Vie nouvelle), à la tête de laquelle se trouvait, pour la forme, Maxime Gorki. Pour que la suite de ceci soit compréhensible, je dois dire quelques mots au sujet du caractère général des Mémoires sur la Révolution, en sept tomes, de Soukhanov. Malgré toutes les imperfections de cet ouvrage (prolixité, impressionnisme, myopie politique) qui en rendent par moments la lecture insupportable, on ne peut s’empêcher de reconnaître la sincérité de l’auteur qui fait de son ouvrage une source précieuse pour l’Histoire. Les hommes de loi savent, cependant, que la sincérité d’un témoin ne garantit pas du tout la véracité de ses dépositions :il faut encore prendre en considération le niveau intellectuel du témoin, ses facultés oculaires, auditives, sa mémoire, son état d’âme au moment de tels incidents, etc. Soukhanov est un impressionniste du type intellectuel et, comme la plupart des gens de cette sorte, incapable de comprendre la psychologie politique d’hommes d’une autre formation. Bien que lui-même se soit tenu, en 1917, à l’extrémité gauche du camp des conciliateurs, par conséquent tout à fait en voisinage avec les bolcheviks, par sa mentalité d’Hamlet il était et restait tout à l’opposé d’un bolchevik. En lui vit toujours un sentiment d’hostilité, de répulsion à l’égard d’homme entiers, sachant fortement ce qu’ils veulent et où ils vont. Il résulte de tout cela que Soukhanov, dans ses Mémoires, entasse tout à fait consciencieusement faute sur faute, dés qu’il essaie de comprendre les motifs de l’action des bolcheviks ou de dévoiler leurs intentions de derrière les coulisses. Il semble parfois qu’il embrouille consciemment des questions simples et claires. En réalité, il est organiquement incapable, du moins en politique, de découvrir le plus court chemin d’un point à un autre.

Soukhanov dépense pas mal d’efforts à opposer ma ligne à celle de Lenine. Très sensible à l’opinion des couloirs et aux rumeurs des cercles intellectuels – en ceci, soit dit à propos, une des qualités des Mémoires est de donner une abondante documentation sur la psychologie des dirigeants libéraux, radicaux et socialistes - Soukhanov vivait tout naturellement d’espoirs en la naissance de divergences entre Lenine et Trotsky, d’autant plus que cela devait, du moins partiellement, alléger le sort peu enviable de la Novaïa Jizn coincée entre les social-patriotes et les bolcheviks. Dans ses Mémoires, Soukhanov vit encore dans l’atmosphère de ces espérances irréalisées, présentées sous l’aspect de souvenirs politiques et d’hypothèses à retardement. Il s’efforce d’interpréter les particularités de l’individu, du tempérament, du style comme un cours politique particulier.

Au sujet de la manifestation bolcheviste prévue pour le 10 juin, puis décommandée, au sujet surtout des manifestations armées des journées de juillet, Soukhanov s’essaie, en de nombreuses pages, à démontrer que Lenine tendait en ces jours-là à se saisir immédiatement du pouvoir, au moyen d’un complot et d’une insurrection, que Trotsky, par contre, aurait cherché à obtenir le pouvoir effectif des soviets en la personne des partis qui prédominaient alors, savoir des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. Sous tout cela, il n’y a pas ombre de vérité. Au 1° congrès des soviets, le 4 juin, Tseretelli, dans sa harangue, avait jeté cette phrase : " En Russie, pour le moment, il n’y a pas un parti politique qui dirait : donnez-nous en main le pouvoir. " Juste alors partit de l’auditoire une exclamation : " Il en est un ! " Lenine n’aimait pas à interrompre les orateurs et n’aimait pas à être interrompu. C’étaient seulement de sérieux motifs qui, pour cette fois, pouvaient l’inciter à se départir de son ordinaire discrétion. Logiquement, d’après Tseretelli, il résultait que, si un peuple tombe dans un ensemble complexe de très grandes difficultés, il faut essayer avant tout de repasser le pouvoir à d’autres. En ceci, au fond, était toute la sagesse des conciliateurs russes qui, après l’insurrection de février, repassèrent le pouvoir aux libéraux. A la peu séduisante peur des responsabilités, Tseretelli donnait la couleur du désintéressement politique et d’une extrême prévoyance. Pour un révolutionnaire qui croit à la mission de son parti, une si lâche forfanterie est absolument intolérable. Un parti révolutionnaire capable, dans des circonstances difficiles, d’esquiver le pouvoir ne mérite que le mépris.

Dans un discours prononcé à la même séance, Lenine expliqua son exclamation : " Le citoyen ministre des Postes et des Télégraphes (Tseretelli)... a dit qu’il n’y a pas en Russie de parti politique qui se déclarerait prêt à se charger totalement du pouvoir. Je réponds qu’il y en a un ; aucun parti ne peut renoncer à cela et notre parti n’y renonce pas ; à toute minute il est prêt à prendre intégralement le pouvoir. (Applaudissements et rires.) Vous pouvez rire tant que vous voudrez, mais si le citoyen ministre nous pose cette question... il lui sera répondu comme il convient. " Prétendra-t-on que la pensée de Lenine n’était pas transparente ?

Au même congrès des soviets, parlant après le ministre de l’Agriculture, Pechekhonov, je m’exprimai ainsi : " Je n’appartiens pas au même parti que Pechekhonov, mais si l’on me disait que le ministère se composera de douze Pechekhonov, je répondrai que c’est un formidable pas en avant... "

Je ne pense pas qu’alors, en plein dans les événements, mes paroles sur un ministère composé de Pechekhonov aient pu être comprises comme l’antithèse de la disposition de Lenine à prendre le pouvoir. Comme théoricien de cette antithèse imaginaire se présente avec du retard Soukhanov. Commentant la préparation par les bolcheviks de la manifestation du 10 juin au profit de l’autorité des soviets comme une préparation de la prise du pouvoir, Soukhanov écrit : " Lenine, deux ou trois jours avant la " manifestation ", disait publiquement qu’il était prêt à prendre en ses mains le pouvoir. Mais Trotsky disait alors même qu’il voudrait trouver au pouvoir une douzaine de Péchékhonov. Cela fait une différence. Pourtant, j’ai lieu de supposer que Trotsky était rattaché à l’affaire du 10 juin... Lenine, dés alors, n’était pas disposé à engager une action décisive sans un douteux " interrayonnal [3] ". Car Trotsky était son pareil comme partenaire monumental dans un jeu monumental, et, dans son propre parti, après Lenine lui-même, il n’y avait rien eu, longtemps, longtemps, longtemps. "

Tout ce passage est plein de contradictions. D’après Soukhanov, Lenine aurait effectivement médité ce dont l’accusait Tseretelli : " la prise immédiate du pouvoir par la minorité prolétarienne ". Si invraisemblable que cela paraisse, Soukhanov voit la preuve de ce blanquisrne dans les paroles de Lenine annonçant que les bolcheviks sont prêts à prendre le pouvoir, malgré toutes les difficultés. Mais si Lenine s’était effectivement préparé à prendre le pouvoir, le 10 juin, en complotant, il n’est pas probable que, le 4 juin, en séance plénière du Soviet, il en eût averti les ennemis. Faut-il rappeler que, dés le premier jour de son arrivée à Pétrograd, Lenine inculquait au parti cette idée que les bolcheviks ne pourraient s’assigner la tâche de renverser le gouvernement provisoire qu’après avoir conquis la majorité dans les soviets ? Pendant les journées d’avril, Lenine se prononça résolument contre ceux des bolcheviks qui lançaient le mot d’ordre : " A bas le gouvernement provisoire ! " comme le problème du jour. La réplique de Lenine, le 4 juin, avait une signification très précise : Nous, bolcheviks, sommes prêts à prendre le pouvoir, aujourd’hui au besoin, si les ouvriers et les soldats nous accordent leur confiance ; par là, nous nous distinguons des conciliateurs qui, disposant de la confiance des ouvriers et des soldats, n’osent pas prendre le pouvoir.

Soukhanov oppose Trotsky à Lenine comme un réaliste à un blanquiste. " N’acceptant pas Lenine, on pouvait tout à fait se rallier à la façon dont Trotsky posait la question. " En même temps Soukhanov déclare que " Trotsky fut impliqué dans l’affaire du 10 juin, c’est-à-dire dans le complot pour la prise du pouvoir ", Découvrant deux lignes de conduite là où il n’en existait point, Soukhanov ne peut se refuser le plaisir de réunir ensuite ces deux lignes en une seule pour avoir la possibilité de m’accuser, moi aussi, d’esprit aventureux. C’est, en son genre, une revanche assez platonique pour les espoirs déçus des intellectuels de gauche concernant une scission entre Lenine et Trotsky.

Sur les pancartes qui avaient été préparées par les bolcheviks pour la manifestation décommandée du 10 juin et qu’arborèrent les manifestants du 18, le motif principal était : " A bas les dix ministres capitalistes ! " Soukhanov admire en esthète la simplicité expressive de ce mot d’ordre, mais, comme politique, montre qu’il n’y a rien compris. Le gouvernement comprenait, outre les " dix ministres capitalistes ", six ministres conciliateurs. Les pancartes des bolcheviks n’attaquaient pas ces derniers. Au contraire, les ministres capitalistes devaient être, d’après le sens du mot d’ordre, remplacés par des ministres socialistes, représentants de la majorité soviétique. C’est précisément cette idée exprimée par les pancartes bolchevistes que je formulai devant le Congrès des soviets : rompez le bloc avec les libéraux, éliminez les ministres bourgeois et remplacez-les par vos Pechekhonov. En invitant la majorité soviétique à prendre le pouvoir, les bolcheviks, bien entendu, ne se liaient nullement les mains à l’égard des Pechekhonov ; au contraire, ils ne cachaient pas que, dans les cadres de la démocratie soviétique, ils mèneraient contre ces derniers, une lutte sans rémission - pour la majorité dans les soviets et pour la prise du pouvoir. Tout cela est, en fin de compte de l’A.B.C. Seulement les traits indiqués ci-dessus de Soukhanov, considéré non pas tant comme personnalité que comme type, expliquent comment ce participant et observateur des événements a pu jeter une irrémédiable confusion dans une question si sérieuse et en même temps si simple.

A la lumière de l’épisode politique analysé ici, il est plus facile de comprendre combien est fausse l’explication que donne Soukhanov de ma rencontre, intéressante pour vous, avec la rédaction de la Novaïa Jizn. La morale de mon contact avec le cercle de Maxime Gorki est exprimée par Soukhanov dans une phrase de conclusion qu’il m’attribue : " Je vois maintenant qu’il ne me reste plus qu’à fonder un journal avec Lenine. " Il résulterait de là que, ne jugeant pas possible de m’entendre avec Gorki et Soukhanov, c’est-à-dire avec des hommes que je n’ai jamais considérés ni comme politiques ni comme révolutionnaires, j’aurais été forcé de trouver ma voie vers Lenine. Il suffit de formuler clairement cette pensée pour en montrer l’inconsistance.

Combien caractéristique, remarquerai-je en passant, cette phrase de Soukhanov : " fonder un journal avec Lenine " - comme si les problèmes de la politique révolutionnaire se ramenaient à la fondation d’un journal ! Quiconque est doué d’un minimum d’imagination créatrice doit voir clairement que je ne pouvais penser ni définir ainsi mes tâches.

Pour expliquer que j’ai fait visite au cercle journalistique de Gorki, il faut se rappeler que je suis arrivé à Petrograd au commencement de mai, plus de deux mois après l’insurrection, un mois après l’arrivée de Lenine. Pendant ce temps, bien des choses avaient déjà eu le temps de s’arranger et de se préciser. J’avais besoin d’une orientation directe et pour ainsi dire empirique non seulement sur les forces essentielles de la révolution, sur l’état d’esprit des ouvriers et des soldats, mais sur tous les groupements et nuances politiques de la société" cultivée ". Visitant la rédaction de la Novaïa Jizn, j’accomplissais une petite reconnaissance politique dans le but d’élucider les forces d’attraction et de répulsion de ce groupe de " gauche ", les chances de séparation de tels ou tels éléments. Un bref entretien me persuada de la complète impuissance de ce petit cercle de littérateurs raisonneurs pour lesquels la révolution se ramenait à un éditorial. Et comme ils accusaient, à propos, les bolcheviks de " s’être isolés d’eux-mêmes ", en rejetant la faute sur Lenine et sur ses thèses d’avril, je ne pouvais indubitablement ne pas leur dire que, par tous leurs discours, ils m’avaient, une fois de plus, démontré que Lenine avait absolument raison en isolant d’eux le parti ou, plus exactement, en les isolant du parti. Cette conclusion que je dus souligner avec une particulière énergie pour impressionner ceux qui participaient à l’entretien, Riazanov et Lounatcharsky, adversaires d’une union avec Lenine, donna probablement prétexte à la version de Soukhanov.

Vous avez, bien entendu, tout à fait raison d’exprimer cette hypothèse qu’en aucun cas je n’aurais, pendant l’automne de 1917, consenti à parler au jubilé de Gorki, du haut de la tribune du soviet de Petrograd. Soukhanov fit bien, cette fois-là, en renonçant à une de ses idées de fantaisiste : m’entraîner, la veille de la révolution d’octobre, à fêter Gorki, qui se tenait de l’autre coté de la barricade.

Notes

[1] C’est-à-dire les membres de la Douma issue du coup d’Etat du 3 juin 1907.

[2] Par gouvernement provisoire, la presse américaine entendait désigner le Comité provisoire de la Douma.

[3] Soukhanov me désigne comme un " douteux interrayonnal " (membre de l’organisation interdistricts) dans l’évidente intention d’indiquer qu’en réalité j’étais bolchevik. Ce dernier point, en tout cas, est juste. Je ne suis resté dans l’organisation interrayonnale que pour l’amener au parti bolchéviste, ce qui s’est réalisé en août.

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