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Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Freud

mercredi 1er décembre 2021, par Robert Paris

Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Freud

Introduction

Il suffit de demander à la littérature esthétique et psychologique quelque lumière sur la nature et les affinités de l’esprit pour se convaincre de ce que l’effort des philosophes a été loin de répondre au rôle important dévolu à l’esprit dans notre vie intellectuelle. A peine relèverait-on les noms de quelques penseurs qui se soient appliqués aux problèmes de l’esprit. Citons cependant parmi eux les noms glorieux du poète Jean Paul (Fr. Richter) et des philosophes Th. Vischer, Kuno Fischer et Th. Lipps ; mais, même dans leurs œuvres, la question de l’esprit reste à l’arrière-plan tandis que l’intérêt se concentre sur le problème plus vaste et plus attrayant du comique.

On a d’abord l’impression, en lisant toute cette littérature, qu’il n’est pas possible de traiter de l’esprit indépendamment du comique.

Pour Th. Lipps (Komik und Humor, 1898) l’esprit est « le comique absolument subjectif », c’est-à-dire le comique « que nous faisons naître nous-mêmes, le comique qui fait partie intégrante de notre activité, le comique en présence duquel nous nous comportons en sujet supérieur, mais jamais en objet, fût-ce même volontairement » (p. 80). L’auteur fait à ce propos une remarque explicative : est, par essence, esprit « toute évocation consciente et habile du comique, que ce comique relève de notre optique ou de la situation » (p. 78).

K. Fischer, pour expliquer les rapports de l’esprit et du comique, fait appel à la caricature, qui, dans son traité, leur sert d’intermédiaire (Ueber den Witz, De l’Esprit, 1889). Le comique a pour objet la laideur dans ses diverses manifestations : « se cache-t-elle, il faut la découvrir à la lumière de l’observation comique ; apparaît-elle peu ou prou, il faut la saisir et la révéler, afin qu’elle éclate au plein jour... Telle est l’origine de la caricature » (p. 45). - « Notre univers spirituel, le monde intellectuel de nos pensées et de nos représentations, ne se livre pas à l’observation extérieure, ne se prête pas directement à la représentation visible et figurative, il comporte aussi pourtant ses inhibitions, ses infirmités, ses difformités, sa large part de ridicule et de contrastes comiques. Pour les faire ressortir, les rendre accessibles à l’observation esthétique, il faut faire appel à une force spéciale, capable non seulement de représen¬ter directement les objets, mais de se réfléchir sur ces représentations elles-mêmes et de les éluçider : en un mot, une force qui éclaire la pensée. Cette force est le seul jugement. Le jugement qui fait surgir le contraste comique est l’esprit ; il parti¬cipait déjà en sourdine à la caricature, mais ce n’est que dans le jugement qu’il apparaît sous sa forme particulière et qu’il prend son libre essor » (p. 49).

On le voit : Lipps transfère le caractère qui signale l’esprit, au sein même du comique, à l’activité, à l’attitude agissante du sujet ; K. Fischer, au contraire, carac¬térise l’esprit en fonction de son objet qui, d’après lui, serait la laideur latente du monde des pensées. Il est impossible d’apprécier la valeur de ces définitions de l’esprit, à peine possible même de les comprendre si on ne les replace dans le contexte dont elles figurent ici détachées ; l’on se trouverait donc astreint à parcourir les traités que les divers auteurs ont consacrés au comique pour y glaner quelques clartés sur l’esprit. On peut reconnaître par ailleurs que ces mêmes auteurs s’entendent aussi à assigner avec justesse à l’esprit quelques-uns de ses caractères généraux et essentiels sans tenir compte néanmoins de ses rapports avec le comique.

Voici, selon K Fischer, le critérium de l’esprit qui semble le mieux satisfaire l’auteur lui-même : « L’esprit est un jugement ludique » (p. 51). Pour expliquer ce terme, l’auteur nous ramène à l’analogie avec « la liberté esthétique qui consiste dans l’observation ludique des choses » (p. 50). Ailleurs (p. 20) l’attitude esthétique en présence d’un objet est définie par cette condition que, loin de rien demander à cet objet, surtout aucune satisfaction d’ordre utilitaire, nous nous contentons de la jouis¬sance que nous procure sa contemplation. L’attitude esthétique est celle du jeu et non point celle du travail. « La liberté esthétique serait peut-être susceptible de conditionner une variété de jugement libéré de ses entraves et de ses directives habituelles, un jugement que, en raison de son origine, nous appellerons « jugement ludique » et il se pourrait que cette notion impliquât la donnée primordiale, sinon J’équation intégrale de notre problème. » « La liberté, dit Jean-Paul, donne l’esprit, et l’esprit la liberté ». « L’esprit est un simple jeu d’idées » (p. 24).

On s’est toujours plu à définir l’esprit comme l’aptitude à découvrir le semblable au sein du dissemblable, c’est-à-dire des ressemblances cachées. Jean Paul a donné à cette même idée une formule spirituelle : « L’esprit, dit-il, est un prêtre travesti qui unit tous les couples. » Th. Vischer ajoute : « Il se plaît à sceller les unions qui dé¬plaisent aux familles. » Vischer objecte qu’il y a néanmoins des mots d’esprit qui ne comportent aucune comparaison, donc aucune recherche de ressemblance. S’écartant légèrement de Jean Paul, il définit l’esprit : l’aptitude, la virtuosité à introduire l’unité parmi plusieurs notions absolument étrangères l’une à l’autre, tant dans leur essence que dans leurs rapports respectifs. K. Fischer fait alors ressortir que nombre de juge¬ments spirituels s’appuient non sur des ressemblances mais sur des différences. Lipps fait remarquer que ces définitions s’appliquent à l’esprit que l’homme spirituel possède et non pas à celui qu’il fait.

Voici encore d’autres formules apparentées, dans une certaine mesure, qui visent à définir et à caractériser l’esprit : Contraste des représentations, sens dans le non-sens,sidération et lumière.

C’est sur le contraste des représentations que s’appuient les définitions du type de celle de Kraepelin, suivant laquelle l’esprit serait « la combinaison, la liaison arbitraires de deux représentations contradictoires d’une manière ou de l’autre ; cette liaison utilise, principalement l’association discursive. » Un critique tel que Lipps ne fut pas long à saisir l’insuffisance de cette formule, mais, loin de supprimer le facteur « contraste », il ne fait que le déplacer. « Le contraste subsiste ; toutefois il ne réside pas - sous une forme ou sous une autre - dans les représentations liées aux mots ; le contraste ou la contradiction tient au caractère sensé ou absurde des mots eux-mêmes » (p. 87). Des exemples précisent cette conception . « Le contraste ne surgit que lorsque nous attribuons tout d’abord aux mots un sens auquel il nous faut ulté¬rieurement renoncer (p. 90). Dans l’évolution ultérieure de ce déterminisme, l’anti¬thèse « sens et non-sens » prend toute son importance. « Ce que pour un moment nous avons admis comme sensé, nous paraît ensuite insensé. Tel est, en pareil cas, le processus comique » (p. 85 et suiv.). « Un propos nous semble spirituel lorsque nous lui attribuons, en raison d’une nécessité psychologique, un certain sens pour, ce faisant, le lui retirer aussitôt. Plusieurs interprétations de ce sens sont alors possibles. Nous prêtons un sens à un propos tout en sachant que la logique s’y oppose. Nous y trouvons une vérité, mais les lois de notre expérience et les modes habituels de notre penser nous forcent ensuite à la récuser. Nous tirons de cette vérité des conséquences logiques et pratiques qui débordent son thème réel, et nous les rejetons dès que ce propos nous apparaît sous son véritable jour. Dans tous les cas, la démarche psychologique que déclenche en nous le mot d’esprit, démarche qui préside au sentiment du comique, est la suivante : aussitôt après avoir souscrit, adhéré sans réserve au mot d’esprit, nous le trouvons plus ou moins vide de sens. »

Quelque suggestive que soit cette explication, une question se pose : l’antithèse du sensé et de l’insensé, sur laquelle repose le sentiment du comique, contribue-t-elle à définir l’esprit, en fonction de sa différenciation d’avec le comique ?

De même, le facteur « sidération et lumière » nous transporte au sein même du problème des relations de l’esprit et du comique. Kant dit du comique en général qu’une de ses particularités essentielles consiste à ne nous leurrer qu’un moment. Heymans (Zeitschr. f. Psychologie, XI, 1896) nous montre comment l’effet d’un mot d’esprit résulte de la succession « sidération et lumière ». Il illustre son opinion d’un excellent mot d’esprit de Heine : Un de ses personnages, le pauvre buraliste de loterie Hirsch-Hyacinthe, se vante d’avoir été traité par le grand baron de Rothschild d’égal à égal, de façon toute famillionnaire. Tout d’abord le mot, qui est la cheville ouvrière de l’esprit, apparaîtrait comme un néologisme défectueux, comme une chose inintelli¬gible, incompréhensible, énigmatique. Par là, il sidérerait. Le comique résulterait de ce que la sidération cesse, de ce que le mot devient intelligible. Lipps ajoute qu’au premier stade « lumière », stade au cours duquel le sens du mot sidérant reste ambigu, succède un second au cours duquel on reconnaît que ce mot insensé, qui nous a tout d’abord sidérés, prend son sens exact. Ce n’est que cette lumière après coup, la con¬science d’avoir été abusé par un mot insensé du langage courant, cette réduction au néant qui produit le comique (p. 95).

Quelle que soit la conception qui nous paraisse la plus plausible, ces discussions sur « sidération et, lumière » nous orientent vers une certaine intelligence de la ques¬tion. Si, en effet, le comique du famillionnaire de Heine réside dans la décom¬position du mot apparemment dénué de sens, « l’esprit » doit résider dans la forma-tion de ce mot et dans le caractère du mot ainsi formé.

En dehors de toutes les considérations qui précèdent, les auteurs s’accordent à reconnaître à l’esprit une autre particularité essentielle : « la concision est à l’esprit et son corps et son âme, elle est l’esprit lui-même, » dit Jean Paul (Vorschule der Aesthetik - Propédantique à l’esthétique - I, § 45), accommodant ainsi la parole de ce vieux bavard de Polonius dans l’Hamlet de Shakespeare (Acte II, scène II) :

Puisque la concision est l’âme de l’Esprit,
Prolixité son corps, son lustre et son habit,
Mon discours sera bref.

Très suggestive est la description de la brièveté du mot d’esprit dans Lipps (p. 90). « L’esprit dit ce qu’il dit, pas toujours en peu mais toujours en trop peu de mots, c’est-à-dire en mots qui, au sens de la logique stricte, aussi bien que des modes cogitatifs et discursifs habituels, sont insuffisants. Il finit par le dire, tout en le passant sous silence. »

La nécessité pour l’esprit de découvrir quelque chose de secret et de caché (K. Fischer, p. 51) a déjà été signalée à propos des rapports de l’esprit et de la caricature. Je tiens à rappeler ce caractère parce qu’il touche de plus près à l’essence même de l’esprit qu’à ses rapports avec le comique.

Je sais bien que les quelques citations précédentes, tirées des traités relatifs à l’esprit, ne peuvent donner une idée juste de la valeur de ces oeuvres. Vu la difficulté d’exprimer sans prêter à l’équivoque, des pensées aussi complexes et aussi finement nuancées, je ne puis dispenser les lecteurs plus curieux de se reporter aux sources. Y trouveront-ils pleine satisfaction ? je l’ignore. Les critères et caractères de l’esprit, indiqués par les auteurs et résumés ci-dessus, - activité, relation avec le contenu de notre penser, caractère de jugement ludique, accouplement du dissemblable, contraste de représentations, « sens dans le non-sens », succession « sidération et lumière », découverte du caché, concision particulière du mot d’esprit - tout cela nous paraît, de prime abord, si juste, si facile à démontrer, que nous ne risquons pas de sous-estimer ces conceptions. Mais ce sont des disjecta membra, que nous serions désireux d’agré¬ger à un tout organisé. Leur contribution en ce qui concerne la connaissance de l’esprit équivaudrait à une série d’anecdotes relatives à un personnage dont nous vou¬drions tracer la biographie. Nous ignorons tous des rapports respectifs de ses diverses déterminantes entre elles, par exemple la concision du mot d’esprit et son caractère de jugement ludique ; nous ignorons également si, pour être vraiment spirituel, un mot doit satisfaire à toutes ces conditions ou seulement à certaines d’entre elles ; lesquel¬les sont interchangeables, lesquelles indispensables. Nous dési¬rerions encore grouper et classer les mots d’esprit suivant ceux de leurs caractères qui nous semble¬raient essentiels. Le classement que nous trouvons chez les auteurs s’appuie d’une part sur les moyens techniques, d’autre part sur le mode d’emploi du mot d’esprit dans le discours (assonance, jeu de mots -, mot d’esprit caricaturant, caractérisant, réplique caustique).

Nous ne serions donc pas embarrassés pour orienter des recherches plus appro¬fondies sur l’esprit. Pour nous assurer le succès, il faudrait nous placer a des points de vue nouveaux ou nous efforcer de travailler de plus en plus en profondeur, en redoublant d’attention et de concentration. Nous pouvons nous proposer de ne rien négliger du moins sur ce dernier point. On est frappé, en effet, du nombre restreint d’exemples de mots d’esprit notoires qui suffisent aux auteurs dans leurs recherches ; chacun s’en tient à peu près aux exemples transmis par ses devanciers. Nous ne devons pas nous soustraire à l’obligation d’analyser les exemples qui ont déjà servi aux auteurs classiques dans leurs traités de l’Esprit ; nous y joindrons cependant un matériel neuf afin d’asseoir nos conclusions sur de plus larges bases. Rien alors de plus naturel que de prendre pour objet de nos recherches les mots d’esprit qui nous ont, au cours de notre vie, le plus vivement impressionné, le plus franchement diverti.

Le thème de l’esprit vaut-il de tels efforts ? A mon avis, on n’en saurait douter. Sans parler des considérations d’ordre personnel que révélera la suite de ces études et qui m’ont poussé à scruter les problèmes de l’esprit, je puis en appeler à l’étroite solidarité des diverses manifestations psychiques. Cette solidarité est telle que toute acquisition psychologique, aussi lointaine qu’elle puisse paraître, marque une avance, de prime abord inestimable, dans d’autres domaines de la psychologie. D’autre part, on pourrait faire valoir le charme particulier, la fascination, exercés par l’esprit dans notre société. Un mot d’esprit nouveau fait presque l’effet d’un événement d’ordre général ; on le colporte de bouche en bouche comme le message de la plus récente victoire. Des hommes en vue eux-mêmes, qui considèrent leur passé comme digne d’être révélé, et nous transmettent les noms des villes et des pays qu’ils ont visités, des personnages importants qu’ils ont fréquentés, ne dédaignent pas d’incorporer au récit de leur vie certains bons mots qu’ils ont pu glaner au passage .

A

Partie analytique

Chapitre I

technique du mot d’esprit

Prenons au hasard le premier mot d’esprit qui s’est présenté au cours du chapitre précédent.

Dans une pièce des Reisebilder (Tableaux de Voyage), intitulée « Les Bains de Lucques », H. Heine profile les traits du buraliste de loterie et chirurgien pédicure Hirsch-Hyacinthe de Hambourg. Cet homme, en présence du poète, se targue de ses relations avec le riche baron de Rothschild et termine par ces mots : « Docteur, aussi vrai que Dieu m’accorde ses faveurs, j’étais assis à côté de Salomon Rothschild et il me traitait tout à fait d’égal à égal, de façon toute famillionnaire ».

S’appuyant sur cet exemple reconnu comme excellent et comme particulièrement risible, Heymans et Lipps ont expliqué son effet comique par « sidération et lumière » (voir plus haut). Mais laissons de côté cette question et soulevons-en une autre : qu’est-ce donc qui confère aux paroles de Hirsch-Hyacinthe le caractère de mot d’esprit ? De deux choses l’une : ou bien la pensée suggérée par la phrase possède par elle-même un caractère spirituel ; ou bien l’esprit réside dans l’expression choisie pour la communiquer. Ce caractère de l’esprit, de quelque côté qu’il se manifeste, nous le pourchasserons afin de nous en saisir.

Une pensée peut généralement s’exprimer sous des formes différentes, c’est-à-dire par des mots également susceptibles de la rendre de façon idoine. L’expression d’une pensée, telle qu’elle se présente à nous dans le discours de Hirsch-Hyacinthe, prend, nous nous en doutons, une forme toute particulière qui n’est pas des plus faciles à comprendre. Essayons d’exprimer aussi fidèlement que possible cette même pensée en d’autres termes. Lipps l’a déjà fait ; c’est ainsi qu’il a commenté la formule du poète (p. 87) : « Nous le comprenons, Heine veut dire que l’accueil, tout en étant familier, possédait cette familiarité connue qui n’a rien à gagner d’un arrière-goût de millions. » Nous n’altérons nullement ce sens en adoptant une autre formule, peut-être mieux adaptée au discours de Hirsch-Hyacinthe : « Rothschild me traitait tout à fait d’égal à égal, de façon toute familière, c’est-àdire autant qu’il est possible à un millionnaire. » La condescendance d’un riche, ajouterions-nous a toujours quelque chose de pénible pour celui auquel elle s’adresse.

Que nous adoptions l’une ou l’autre de ces deux formules équivalentes de la pensée, nous voyons que la question que nous nous sommes posée se trouve parfai¬tement résolue. Dans cet exemple, le caractère spirituel ne réside pas dans la pensée. C’est une remarque juste et judicieuse que Heine prête à son personnage Hirsch-Hyacinthe, remarque d’une incontestable amertume, d’ailleurs bien naturelle de la part d’un homme pauvre à l’adresse d’un homme aussi fortuné ; mais nous n’oserions pas la qualifier de spirituelle. Si toutefois, en dépit de notre transposition, le lecteur conti¬nuait à rester sous l’impression de la phrase telle que l’a formulée le poète et par suite à considérer la pensée comme spirituelle par elle-même, nous pourrions en appeler, un criterium qui établirait que le caractère spirituel a disparu avec la transpo¬sition. Le discours de Hirsch-Hyacinthe nous a fait rire de bon cœur, cependant les transpo¬sitions fidèles, celle de Lipps comme la nôtre, ont pu nous plaire, nous inciter à réfléchir, mais elles n’ont pu déclencher notre hilarité.

Si donc, dans notre exemple, le caractère spirituel ne dépend pas du fond même de la pensée, il nous faut le chercher dans la forme, dans les termes qui l’expriment. Il doit nous suffire d’étudier ce que cette expression a de particulier pour saisir ce que l’on pourrait appeler la technique verbale et expressive de ce mot d’esprit, technique qui doit être en rapport étroit avec l’essence même de l’esprit, puisque toute substi¬tution formelle enlève au mot et son caractère et son effet spirituels. Nous demeurons au reste en parfait accord avec les auteurs en attribuant une telle valeur à la forme discursive de l’esprit. Ainsi, par exemple, K. Fischer s’exprime en ces termes (p. 72) : « C’est d’abord par sa seule forme que le jugement devient esprit ; on se souviendra à ce propos d’un mot de Jean Paul, mot qui à la fois explique et établit ce même carac¬tère de l’esprit : « La position seule décide de la victoire, qu’il s’agisse de guerriers ou de phrases. »

En quoi consiste la « technique » de ce mot d’esprit ? Quelles modifications la pensée a-t-elle donc subies dans notre version, pour devenir le mot d’esprit qui nous a fait rire de si bon cœur ? Il y en a deux, ainsi que le démontre la comparaison entre notre version et le texte même du poète. Tout d’abord une ellipse importante. Aux paroles : « R. me traitait tout à fait d’égal à égal, de façon toute famillionnaire », il nous a fallu ajouter -pour exprimer intégralement la pensée incluse dans ce mot d’esprit - une phrase supplémentaire, une restriction expressive, « c’est-à-dire autant qu’il est possible à un millionnaire », et encore une explication complémentaire semblait-elle s’imposer . La formule du poète est beaucoup plus concise :

« R. me traitait tout à lait d’égal à égal, de façon toute famillionnaire. »

Toute la restriction apportée par la seconde phrase à la première, qui constate l’accueil familier, a disparu dans le mot d’esprit.

Elle a cependant laissé une trace qui permet de la rétablir. Une seconde modifica¬tion s’est produite. Le mot « familier » de la version non spirituelle de la pensée a été, dans le mot d’esprit, transformé en « famillionnaire ». C’est sans aucun doute, de ce néologisme que dépend le caractère spirituel et l’effet risible. Sa première partie est identique au terme « familier » de la première phrase, ses syllabes finales au « mil¬lionnaire » de la seconde ; ce néologisme représente, pour ainsi dire, l’élément « millionnaire » qui se trouve dans la seconde phrase, par conséquent la seconde phrase tout entière ; il nous permet ainsi de deviner la seconde phrase qui a été omise dans le texte de ce mot d’esprit. On peut le décrire comme un mélange des deux éléments « familier » et « millionnaire », et l’on serait tenté de figurer cette synthèse par cette image graphique :

FAMI LI ERE
MI LIONNAIRE
FAMI LIONNAIRE

Le processus, qui a fait de la pensée un mot d’esprit, peut se représenter de la manière suivante, qui, tout en paraissant au premier abord bien fantastique, aboutit néanmoins à un résultat exactement conforme à la réalité

« R. m’a traité tout familièrement,
c’est-à-dire autant qu’il est possible à un millionnaire.

Imaginons une force de compression qui s’exercerait sur ces deux phrases et supposons que la deuxième phrase soit, pour une raison quelconque, la moins résis¬tante. Cette dernière disparaîtra ; son armature, le mot « millionnaire », qui est capable de résister à la suppression, s’accolera, pour ainsi dire, à la première et Se soudera au mot « familier » qui présente avec lui tant d’affinité ; cette occasion de sauver l’essentiel de la deuxième phrase favorisera la chute des éléments accessoires moins importants. C’est ainsi que se forme le mot d’esprit . « R. m’a traité de façon toute « famillionnaire »

(mi li )’ ’(aire)

Abstraction faite de cette force de compression, qui d’ailleurs nous est inconnue, nous pouvons considérer la genèse du mot d’esprit, c’est-à-dire la technique spirituelle de cet exemple, comme le résultat d’une condensation avec formation substitutive ; la substitution, en l’espèce, consiste dans la formation d’un mot composite. Le mot com-posite, « famillionnaire », incompréhensible en lui-même, s’explique immédiatement par le contexte et apparaît ainsi comme plein de sens ; ce mot est le vecteur de l’effet risible, dont le mécanisme ne nous devient d’ailleurs pas plus compréhensible après la découverte de la technique de l’esprit. Jusqu’à quel point une condensation verbale avec substitution par un mot composite peut-elle nous procurer du plaisir et forcer notre rire ? C’est là, remarquons-le, un tout autre problème, que nous aborderons plus loin lorsqu’il nous sera devenu plus accessible. Pour le moment, nous nous en tenons à la technique même de l’esprit.

Dans l’espoir de pénétrer, par l’étude de la technique, l’essence même de l’esprit, nous chercherons d’abord s’il existe d’autres exemples de mots d’esprit répondant au type du « famillionnaire » de Heine. Leur nombre, quoique fort restreint, est cepen¬dant suffisant pour constituer un petit groupe caractérisé par la formation d’un mot composite. Heine, se copiant pour ainsi dire lui-même, a tiré du met « millionnaire » un second trait d’esprit. Il parle d’un « Millionarr » (Ideen, chap. XIV), par une con¬traction transparente des mots allemands « Millionär » et « Narr » (fou) ; comme dans le premier exemple, il exprime une pensée accessoire qui est réprimée.

Voici d’autres exemples que j’ai pu réunir les Berlinois nomment « Forckenbecken » une fontaine dont l’édification avait fait fort mal noter à la cour le maire Forckenbeek. Cette dénomination ne manque pas d’esprit, malgré la transfor¬mation de « Brunnen » (fontaine) en « Becken » (bassin) - mot peu usité dans ce sens -transformation favorable à la fusion avec le nom propre. -L’Europe avait malicieuse-ment transposé le nom d’un souverain, prénommé Léopold, en Cléopold, en raison d’une dame qui répondait au prénom de Cléo et dont les attaches avec le monarque étaient alors de notoriété publique. C’est sans doute une condensation qui, par l’addi¬tion d’une seule lettre, renouvelait sans cesse l’allusion malicieuse. Les noms propres se prêtent d’ailleurs facilement à cette adaptation de la technique de l’esprit : Il y avait à Vienne deux frères du nom de Salinger, dont l’un était courtier en bourse. Ce fut l’occasion de dénommer l’un Bursisalinger, tandis que l’autre se voyait gratifié du nom peu flatteur de Ursisalinger qui le distinguait de son frère . C’était commode et incontestablement spirituel justifié, je n’oserais l’affirmer. Sous ce rapport l’esprit se montre peu exigeant.

On nous raconta un jour ce mot d’esprit par condensation : Un jeune homme qui avait jusque-là mené joyeuse vie à l’étranger rend, après une longue absence, visite à un ami. Celui-ci, étonné de lui voir une alliance au doigt, s’écrie : « Quoi, vous marié ? » - « Oui, répond l’autre, « Trauring aber wahr » (Sacrément vrai) . C’est du meilleur esprit ; deux composantes s’associent dans le mot « Trauring », d’abord la transformation de Trauring en Ehering (alliance) et, en second lieu, la phrase suivante : « Traurig, aber wahr ».

L’effet comique, dans ce cas, n’est pas diminué de ce fait que le mot composite n’est pas une formation incompréhensible, non viable en toute autre circonstance, comme « famillionnaire », mais cadre parfaitement avec l’un des deux éléments condensés.

J’ai moi-même un jour, sans le vouloir, pendant une conversation, fourni l’occa¬sion d’un mot d’esprit du type « famillionnaire ».Je parlais à une dame des grands mérites d’un savant que je considérais comme injustement méconnu. « Mais, dit-elle, cet homme mérite un monument. » - « Peut-être l’aura-t-il un jour, dis-je, mais pour le moment il a bien peu de succès. » -« Monument » et « moment » sont contradictoires. La dame associant ces contraires, ajoute : « Souhaitons-lui alors un succès « monumentané ».

Je trouve, dans un excellent travail anglais consacré à des questions du même genre A. A. Brill, Freud’s Theory of Wit, Journal of Abnormal Psychology, 1911), quelques exemples en plusieurs langues qui relèvent du même mécanisme de condensation que notre « famillionnaire ».

L’auteur anglais de Quincey, rapporte Brill, faisait observer que les vieillards ont tendance à tomber dans l’ « anecdotage ». Ce mot résulte, de la fusion et de la coalescence partielles de

anec d o t e et
d o t a g e (babil enfantin).

Dans une histoire brève anonyme, Brill trouva le temps de Noël qualifié de « the alcoholidays ». Ce mot représente de façon analogue la fusion de

alco hol et
holidays (jours de fête)

Lorsque Flaubert publia son célèbre roman « Salammbô » qui avait pour théâtre Carthage, Sainte-Beuve traita ironiquement ce roman de « Carthaginoiserie » en raison de sa recherche méticuleuse du détail :

Cartha ginois
chinoiserie.

Le meilleur jeu d’esprit de cet ordre nous est fourni par un des hommes les plus éminents de l’Autriche qui, après une remarquable carrière scientifique et publique, occupe actuellement une des plus hautes fonctions de l’État. J’ai pris la liberté de me servir, dans ces investigations des mots d’esprit qui lui sont attribués et qui sont tous marqués au coin de sa verve ; je m’y risque avant tout parce qu’il serait difficile de s’en procurer de meilleurs.

On attirait un jour l’attention de M. N... sur un auteur connu par une série d’arti¬cles vraiment fastidieux, parus dans un journal viennois. Ces articles traitent tous d’épisodes relatifs aux rapports de Napoléon 1er avec l’Autriche. Cet auteur est roux. Dès qu’il eut entendu ce nom, M. N... s’écria : « N’est-ce pas ce rouge Fadian (filandreux poil de carotte) qui s’étire à travers toute l’histoire des Napoléonides ? »

Pour découvrir la technique de ce mot d’esprit, il convient de lui faire subir une « réduction », qui, en changeant les termes, le vide de son esprit et rétablisse, dans son intégralité, le sens primitif tel qu’il se dégage à coup sûr d’un mot vraiment spirituel. Le mot d’esprit de M. N... sur le « Rote Fadian » (filandreux rouquin) comporte deux éléments : d’une part un jugement péjoratif sur l’auteur, d’autre part la réminiscence de la métaphore célèbre qui sert d’introduction aux extraits du « Journal d’Ottilie » dans les « Affinités Électives » de Goethe . La teneur de la critique malveillante était peut-être la suivante : « Voilà donc l’homme capable d’écrire encore et toujours de fastidieux feuilletons sur Napoléon et l’Autriche ! » Ceci n’est pas du tout spirituel. La belle comparaison de Goethe n’est pas non plus spirituelle, et ne prête certainement pas à rire. Ce n’est que du rapprochement de ces deux éléments, de leur condensation et de leur fusion toutes particulières que naît un mot d’esprit, et même du meilleur .

Le rapport entre le jugement injurieux sur l’ennuyeux historien et la belle méta¬phore des « Affinités Électives » a dû - pour des raisons que je ne peux pas encore faire comprendre - s’établir d’une façon moins simple que dans une série de cas simi¬laires. Je m’efforcerai de substituer au mécanisme probable la construction suivante. D’abord cet élément, la répétition du même thème, a dû suggérer à M. N... la réminiscence du passage connu des « Affinités Électives » qui est souvent cité à tort dans les termes suivants : « Cela s’étire comme un fil rouge. » « Le fil rouge » de la métaphore modifie l’expression de la première proposition en raison de cette coïncidence fortuite : l’écrivain incriminé est roux, c’est-à-dire a la chevelure rousse. Voici le sens probable du premier terme : « C’est donc ce rouquin qui écrit ces fastidieux feuilletons sur Napoléon ». Et alors commence le processus qui tend à condenser les deux éléments. Sous cette pression - le facteur commun (« rouge » formant charnière « l’ennuyeux » s’associe au « fil » (en allemand Faden) ; ce dernier se transforme en « fad » (= fade) ; ces deux composantes peuvent ainsi se souder dans le terme même du mot d’esprit, où la citation de Goethe finit presque par dominer le jugement péjoratif, d’abord prépondérant.

« Ainsi c’est cet homme rouge qui écrit des
[fadaises sur [Napoléon.

Le rouge (fil) Faden, qui
[s’étire à travers tout.

N’est-ce pas ce « rote Fadian » qui s’étire à travers toute l’histoire des Napoléonides ?

Je fournirai une justification ainsi qu’une correction de cet exposé au cours d’un chapitre suivant, dans lequel je pourrai analyser ce mot d’esprit d’un point de vue autre que de celui de la forme. Cependant, quelque doute qui plane encore sur tout ceci, le rôle de la condensation me semble du moins à présent absolument indubi¬table. La condensation aboutit d’une part à une abréviation notable, d’autre part, non pas à l’édification d’un mot composite frappant, mais plutôt à l’interpénétration des éléments des deux composantes. « Rote Fadian » (« filandreux rouquin ») serait viable en toutes circonstances à titre de simple injure ; dans notre cas particulier, il apparaît, à coup sûr, comme le produit d’une condensation.

Si quelque lecteur commençait à s’indigner de ces conclusions, qui risquent de l’empêcher de savourer l’esprit sans lui révéler la source de son plaisir, je lui deman¬derais de patienter un moment. Nous n’en sommes encore qu’à l’étude technique de l’esprit, étude pleine de promesses, à condition d’être suffisamment approfondie.

L’analyse du dernier exemple nous a familiarisés avec cette éventualité : tout en retrouvant dans d’autres cas la condensation, le substitut de l’élément supprimé peut n’être pas fourni par un mot composite, mais par toute autre modification de l’expres¬sion. D’autres mots d’esprit de M. N... nous montreront en quoi peut consister cette autre forme de la substitution.

« J’ai voyagé tête-à-bête avec lui ». Rien de plus facile que de réduire ce mot en ses éléments. Il signifie évidemment : j’ai voyagé en tête à tête avec X., et X. est une bête stupide.

Aucune de ces deux phrases n’est spirituelle, même en les juxtaposant l’une à l’autre : j’ai voyagé en tête-à-tête avec cette bête stupide de X. L’esprit n’apparaît qu’en laissant tomber la « bête stupide » et en la remplaçant, dans le mot tête, par la substitution du « b » au « t ». Cette légère modification permet de rétablir le mot « bête » tout d’abord supprimé. On peut définir la technique de ce groupe de mots d’esprit : condensation avec légère modification, et, comme l’on peut s’y attendre, plus cette modification est légère, plus le mot est spirituel.

Même technique, plus compliquée peut-être, dans un autre mot d’esprit : M. N... disait au cours d’une conversation qui visait un homme digne de bien des blâmes et aussi de quelque louange : « Oui, la vanité est un de ses quatre talons d’Achille . » La légère modification consiste en ce qu’au lieu de l’unique talon d’Achille de la tradition légendaire, on en assigne quatre au héros du mot. Quatre talons impliquent quatre pieds, c’est-à-dire l’animalité. Aussi les deux pensées condensées dans ce mot d’esprit pourraient s’exprimer ainsi :

« Y. est un homme éminent en dehors de sa vanité ; mais il me déplaît car il est plutôt une bête qu’un homme . »

Voici, dans sa simplicité, un mot du même genre, qu’il m’a été donné de saisir statu nascendi dans une famille. De deux frères, tous deux lycéens, l’un est un très bon élève, l’autre un élève fort médiocre. L’élève modèle présente un jour une défaillance ; la mère fait part de ses appréhensions, elle craint que cette défaillance ne marque le début d’une déchéance définitive. L’autre enfant, jusque-là éclipsé par son frère, saisit la balle au bond : « Oui, dit-il, Charles recule des quatre pattes. »

La modification consiste en une petite addition qui montre que lui aussi est persuadé de la déchéance de son frère. Mais cette modification remplace et figure un plaidoyer senti en sa propre faveur : « N’allez pas croire surtout qu’il soit beaucoup plus intelligent que moi, du fait qu’il est mieux placé en classe ! Il n’est qu’un animal stupide, encore plus stupide que moi. »

Un bel exemple de condensation avec légère modification est fourni par un autre mot d’esprit fort connu de M. N... D’un personnage, bien en place dans la vie publi¬que, il disait qu’ « il avait un grand avenir derrière lui ». Le jeune homme en question semblait, par sa naissance, son éducation, ses dons particuliers, appelé à prendre un jour la tète d’un parti puissant et à assumer de ce fait un rôle de premier plan dans le gouvernement. Mais il y eut une volte-face, le parti perdit toute chance d’arriver au pouvoir et tout indiquait que leader désigné n’aboutirait à rien. Réduite à sa plus simple expression, la teneur de ce mot d’esprit serait la suivante : cet homme a eu un grand avenir devant lui mais c’en est fait à présent. L’ « eu » et la proposition qui suit sont remplacés, dans le membre de phrase principal, par une légère modification, « derrière » s’étant substitué à son contraire « devant ».

Une modification du même genre conditionne un autre mot d’esprit de M. N... visant un gentilhomme parvenu au ministère de l’agriculture sans autre titre que ses exploitations rurales. L’opinion publique avait eu l’occasion de le reconnaître comme le moins capable des ministres auxquels ce département eût jamais été confié. Lorsqu’il résigna ses fonctions pour se retirer dans ses terres, M. N... dit de lui :

« Comme Cincinnatus, il a repris sa place devant sa charrue. »

Le Romain, que l’on arracha à sa charrue pour lui confier la magistrature, reprit ensuite place derrière sa charrue. Aujourd’hui, comme naguère, c’est toujours le bœuf que l’on met devant la charrue.

Une amusante condensation avec légère modification se retrouve encore dans un mot de Karl Kraus. A propos d’un soi-disant journaliste, coutumier du chantage, il rapporte qu’il est parti en pays balkanique par l’ « Orient-erpresszug ». Évidemment ce mot résulte de la synthèse de « Orient-expresszug » (Orient-Express) et de « Erpressung » (chantage). Vu l’analogie de ces deux mots, l’élément « Erpressung » ne semble qu’une modification du mot« Orientexpresszug » exigé par la phrase. Ce me d’esprit nous offre encore un autre intérêt, c’est qu’il joue la faute d’impression.

Nous pourrions aisément multiplier les exemples ; nous croyons cependant que les précédents suffisent à mettre en lumière les caractères de la technique du second groupe, condensation avec modification. Si nous comparons le second groupe au premier, dont la technique consistait en la condensation avec formation de mots com¬posites, nous comprenons aisément que les deux catégories ne comportent pas de différences essentielles et que les transitions de l’une à l’autre sont insensibles. La formation du mot composite, comme la modification, est subordonnée à la notion de la substitution, et il nous est loisible de considérer à notre gré la formation du mot composite elle aussi comme une modification du terme fondamental par le second élément.

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Il convient de marquer ici un temps d’arrêt et de nous demander à quel procédé littéraire notre premier résultat se superpose partiellement ou totalement. Évidem¬ment à la concision, qui, pour Jean Paul, est l’âme même de l’esprit (v. plus haut p. 14). Toutefois la concision n’est pas par elle-même spirituelle, autrement tout laconis-me serait un mot d’esprit. La concision doit donc présenter un caractère spécial. Nous nous rappelons que Lipps a tenté de préciser les particularités de l’abréviation dans les mots d’esprit (v. plus haut p. 15). C’est de là que sont parties nos investigations, qui viennent de démontrer que la concision du mot spirituel est souvent le résultat d’un processus spécial, ayant laissé dans l’expression du mot d’esprit une seconde empreinte, à savoir la substitution. En employant la réduction, qui tend à annuler le processus Spécial de la condensation, nous voyons aussi que l’esprit ne réside que dans l’expression verbale qui résulte de la condensation. Notre intérêt se porte alors naturellement sur ce processus si particulier, dont l’importance a presque complè¬tement échappé jusqu’ici. Nous ne pouvons non plus comprendre encore comment il arrive à engendrer tout ce qui fait le prix de l’esprit, le « bénéfice de plaisir » que l’esprit nous confère.

Connaissons-nous, en d’autres domaines de la vie psychique, des processus analo¬gues à ceux que nous venons de représenter comme constituant la technique de l’esprit ? Effectivement, et dans un seul domaine qui en semble fort éloigné. En 1900, j’ai publié un ouvrage qui, conformément à son titre : Die Traumdeutung (La Science des Rêves ), cherchait à résoudre les énigmes du rêve et à démontrer que celui-ci est le dérivé de manifestations psychi¬ques normales. J’ai eu l’occasion d’y confronter le contenu manifeste, souvent étrange, du rêve, avec les pensées oniriques latentes, mais parfaitement pertinentes, qui lui ont donné naissance ; j’y étudie le processus qui, avec les pensées oniriques latentes, forme le rêve, ainsi que les forces psychiques qui prennent part à cette transforma¬tion. J’ai donné à l’ensemble de ces processus de transformation le nom d’élaboration du rêve ; j’ai décrit comme un des éléments de cette élaboration du rêve un processus de condensation qui présente les plus grandes analogies avec celui de la technique du mot d’esprit : dans les deux cas la condensa¬tion conduit à l’abréviation et crée des formations substitutives d’un caractère sem¬blable. Nous avons tous présents à l’esprit des rêves au cours desquels les personna¬ges ainsi que les objets fusionnent entre eux ; le rêve fusionne même des mots que l’analyse permet ensuite de dissocier (p. ex. Autodidasker = Autodidakt + Lasker) . D’autres fois, et même plus souvent encore, la condensation réalise, dans le rêve, non point des formations composites, mais des images absolument conformes à un objet ou à une personne et qui n’en diffèrent que par une addition ou une modification émanées d’une source différente, modifications qui sont par suite identiques à celles que nous retrouvons dans les mots d’esprit de M. N... Sans aucun doute, c’est le même processus psychique qui s’offre à nous dans les deux cas et qu’il nous est loisible de reconnaître à ses effets identiques. Aussi une analogie si profonde entre la technique de l’esprit et l’élaboration du rêve nous intéressera-t-elle davantage à 1a première et nous engagera-t-elle à puiser dans la comparaison du rêve et de l’esprit bien des clartés sur ce dernier. Nous attendrons toutefois pour aborder ce sujet car, n’ayant envisagé jusqu’ici dans leur technique qu’un nombre très restreint de mots d’esprit, nous ne savons pas encore si l’analogie que nous voulons adopter comme directive ne se démentira pas. Abandonnons donc la comparaison avec le rêve pour en revenir à la technique de l’esprit, quittes à reprendre ultérieurement ce fil conducteur que nous laissons, pour le moment, volontairement tomber.

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Nous nous proposons à présent de rechercher d’abord si la condensation avec substitution est décelable dans tous les mots d’esprit, à telle enseigne qu’elle puisse être considérée comme le caractère général de la technique de l’esprit.

Je me souviens d’un mot qui s’est gravé dans ma mémoire du fait de certaines circonstances particulières. Un des grands professeurs de ma jeunesse, que nous croyions incapable d’apprécier un mot d’esprit, et qui, du reste, n’en avait jamais risqué un seul en notre présence, arriva un jour en riant à notre institut, et plus spon¬tanément que de coutume, nous fit part de la cause de son hilarité. « J’ai lu un mot d’esprit excellent. On introduisait dans un salon parisien un jeune homme que l’on disait parent du grand J.J. Rousseau et qui, du reste portait ce nom. De plus il était roux. Il se montra si gauche que la maîtresse de maison lança à son introducteur cette épigramme : « Vous m’avez fait connaître un jeune homme ROUX et SOT, mais non pas un ROUSSEAU. » Et il se mit à rire.

C’est, d’après la nomenclature classique, un calembour, et même des plus mau¬vais, qui joue sur un nom propre. Il rappelle la capucinade du Camp de Wallenstein qui, on le sait, pastiche l’Abraham a Santa Clara :

« Lässt sich nennen den Wallenstein,
ja freilich ist er uns allen ein Stein
des Anstosses und Aergernisses »
(Il se nomme Wallenstein (Pierre du rempart) et nous est bien à tous une pierre d’achoppement et de tintouin.)

Quelle est cependant la technique de ce mot d’esprit ?

Il est bien évident que le caractère que nous espérions d’ordre général se montre en défaut dès notre premier cas. Pas trace d’ellipse, à peine une abréviation. La dame dit, dans son mot d’esprit, presque tout ce que notre commentaire pourrait exprimer de sa pensée. « Vous m’avez intriguée avec un parent de J.-J. Rousseau, peut-être même avec un de ses parents intellectuels, et voilà un jeune imbécile roux, un roux et sot. » J’ai pu faire, il est vrai, une addition, une interpolation, mais cet essai de réduc¬tion ne supprime pas l’esprit.

Tout se réduit et se borne au calembour .

Il s’ensuit que la condensation avec substitution ne joue aucun rôle dans la genèse de ce mot d’esprit.

Quoi donc ? De nouveaux essais de réduction me démontrent que l’esprit subsiste tant que le nom de Rousseau n’est pas remplacé par un autre. En effet, le remplace-t-on par celui de Racine, la critique de la dame, tout en demeurant aussi pertinente qu’auparavant, perd tout son esprit. Je sais à présent où chercher la technique de ce mot d’esprit, mais j’hésite encore sur sa formule ; essayons de la suivante : la techni¬que du mot d’esprit consiste à employer un seul et même mot - le nom - de deux façons différentes, une première fois dans son entier, une seconde fois décomposé en syllabes à la façon d’une charade.

Je puis citer quelques exemples qui ressortissent à la même technique.

Cette même technique du double emploi se retrouve dans un mot d’esprit qui permit, dit-on, à une darne italienne de se venger d’une remarque déplacée de Napoléon 1er. Dans un bal de la cour, il lui disait, en parlant de ses compatriotes : « Tutti gli Italiani ballano cosi male. » (Tous les Italiens dansent si mal.) Elle répondit du tac au tac :« Non tutti, ma buona parte. » (Non pas tous, mais une bonne partie). (Brill, l.c.)

(D’après Th. Vischer et K . Fischer) : A la première représentation d’Antigone à Berlin les critiques trouvèrent que la représentation manquait du caractère d’antiquité classique. L’esprit berlinois se saisit de cette critique en ces termes : Antik ! Oh, nee ! (Antique ? oh non !)

Un mot d’esprit, fondé également sur la décomposition, court les cercles médicaux allemands. Si l’on demandait à l’un de ses jeunes clients si jamais il se masturbe, il répondrait à coup sûr : 0 na, nie (Oh ! non jamais).

Ces trois exemples, qui nous suffiront à caractériser l’espèce, répondent à la même technique de l’esprit. Un nom y est employé deux fois : la première fois dans son entier ; la seconde, dissocié en ses syllabes ; cette décomposition lui donne un certain sens tout différent .

L’emploi répété du même mot à l’état complet, puis à l’état dissocié, est le premier cas que nous ayons rencontré dans lequel la technique diffère de la condensation. Après quelque réflexion, et à la faveur de nombreux exemples qui nous viennent à l’esprit, nous devons supposer que la technique que nous venons de découvrir ne peut guère se restreindre à ce procédé. Des combinaisons, dont le nombre apparaît a priori comme incalculable, permettent d’employer dans une phrase le même mot ou le même matériel verbal, en jouant sur la multiplicité de leurs sens. Se pourrait-il que toutes ces possibilités se présentassent à nous comme des procédés techniques du mot d’esprit ? Il semble en être effectivement ainsi ; l’exemple des mots suivants va le démontrer.

On peut d’abord adopter le même matériel verbal et en modifier légèrement l’agencement. Plus la modification est légère, plus on a l’impression qu’un sens diffé¬rent est exprimé par les mêmes mots, plus le mot est réussi du point de vue de la technique.

D. Spitzer (Wiener Spaziergange [Promenades viennoises], v. Il, p. 42) :

« Das Ehepaar X. lebt auf ziemlich grossem Fusse. Nach der Ansicht der einen soll der Mann viel verdient und sich dabei etwas zurückgelegt haben, nach anderen wieder soll sich die Frau etwas zurückgelegt und dabei viel verdient haben. » (« Le couple X. vit sur un assez grand pied. Au dire de certains, le mari aurait beaucoup gagné pour se mettre sur le velours ; au dire des autres, la femme se serait mise sur le velours pour beaucoup gagner . »)

Voilà un mot vraiment diabolique ! et à peu de frais ! Beaucoup gagné - s’être mis sur le velours ; s’être mise sur le velours -beaucoup gagner : ce n’est que par une sim¬ple transposition des deux phrases que le jugement sur l’homme se distingue de l’allu¬sion à la femme. A cela ne se borne pas la technique de ce mot d’esprit .

On ouvre un vaste champ à la technique de l’esprit, lorsque l’on élargit l’ « utili¬sation du même matériel verbal » jusqu’à permettre que le mot ou le groupe de mots vecteurs de l’esprit, apparaissent la première fois dans leur intégralité, la seconde fois légèrement modifiés.

Voici par exemple un autre mot de M. N...

« Monsieur le Conseiller, dit-il, je connaissais votre antésémitisme, j’ignorais votre antisémitisme. »

Ici, tout se borne à la modification d’une seule lettre, modification qui est à peine remarquée si l’on prononce avec quelque négligence. Cet exemple rappelle les autres mots de M. N.. formés par modification (v. p. 31) ; toutefois il lui manque la condensation. Tout ce qui doit être dit est dit. « Je sais qu’autrefois vous étiez juif ; je suis donc étonné de vous entendre injurier les juifs. »

Un bel exemple de mot d’esprit par modification est la célèbre exclamation : Traduttore - Traditore !

La similitude des deux mots, qui frise l’identité, exprime de façon saisissante la fatalité qui fait du traducteur un traître à son auteur .

La variété des modifications légères dont dispose cette catégorie de mots d’esprit est telle qu’aucun d’eux ne ressemble tout à fait à l’autre.

Voici un mot d’esprit qui aurait été forgé à l’occasion d’un examen de droit : Le candidat doit traduire un passage du code : « Labeo ait... » Je tombe, dit-il... Vous tombez, dis-je, reprend l’examinateur et l’examen prend fin. Celui qui prend le nom du grand juriste pour un verbe, en estropiant ce verbe, ne mérite certainement pas mieux. Mais la technique du mot d’esprit réside dans l’emploi approximatif des mêmes mots à démontrer d’une part l’ignorance du candidat, et à énoncer de plus le verdict de l’examen. Ce mot offre en outre un exemple d’une réponse du « tac au tac », dont la technique, comme on le verra, ne diffère pas sensiblement de celle que nous venons de définir.

Les mots représentent une substance plastique et malléable à merci. Il est des mots qui, dans certaines combinaisons, ont perdu entièrement leur plein sens primitif, qu’ils ont en revanche gardé dans d’autres. Un mot d’esprit de Lichtenberg réalise justement les conditions dans lesquelles des mots dont le sens primitif a pâli récu-pèrent leur plein sens.

« Comment allez-vous ? » - dit l’aveugle au paralytique. - « Comme vous le voyez », répond ce dernier à l’aveugle.

L’allemand possède de ces mots qui peuvent se prendre au sens « plein ou vide » - dans leur plein sens ou vidés de leur sens - et cela dans plus d’une acception. Une même racine a pu donner naissance à deux termes dont l’un a gardé sa plénitude de sens et dont l’autre s’est décoloré en une désinence ou en une enclitique ; tous deux en homonymie parfaite. L’homonymie entre le mot qui a conservé son plein sens et la syllabe décolorée peut aussi être accidentelle. Dans les deux cas, la technique de l’esprit peut en tirer profit.

A. Schleiermacher, p. ex., on attribue le mot d’esprit suivant qui s’impose à nous comme un exemple dans lequel cette technique joue à l’état pur : Eifersucht ist eine Leidenschaft, die mit Eifer sucht, was Leiden schafft. (La jalousie est une passion qui cherche avec zèle ce qui procure la peine.)

Voilà qui est incontestablement spirituel sans pourtant être un mot d’esprit risible. Il manque ici bien des facteurs susceptibles de nous égarer dans l’analyse d’autres mots d’esprit, tant que nous considérons chacun d’eux isolément. La pensée exprimée dans cette phrase est sans valeur, elle donne d’ailleurs une définition fort incomplète de la jalousie. Aucune trace de « sens dans le non-sens », de « sens caché », de « si¬dération et lumière ». En dépit de tous nos efforts, impossible de découvrir un con¬traste de représentations ; c’est avec beaucoup de peine qu’on pourrait saisir un contraste entre les mots et leur sens. Pas l’ombre d’une abréviation ; la phrase, au contraire, affecte une certaine prolixité. Et cependant, c’est un mot d’esprit et des meilleurs. Son seul caractère frappant réside dans l’emploi multiple des mêmes mots ; c’est également le caractère dont la suppression fait disparaître l’esprit. Veut-on le classer, on peut choisir entre la catégorie qui emploie les mots alternativement dans leur intégralité et dans leurs composantes (Rousseau, Antigone), et cette autre catégorie qui joue sur le plein sens et le sens décoloré des éléments du mot. En outre, il n’y a qu’un seul autre facteur qui soit à considérer du point de vue de la technique. C’est l’établissement d’un rapport inaccoutumé, d’une sorte d’unification, en définis¬sant « Eifersucht » par les syllabes mêmes de son nom, pour ainsi dire par elle-même. C’est là encore, comme nous l’apprendrons ici, un des procédés de la techni¬que de l’esprit. Chacun de ces deux facteurs doit donc suffire à conférer à un discours le caractère spirituel que l’on recherche.

Or, si nous étudions de plus près les variétés de « l’emploi multiple » d’un même mot, nous nous apercevons tout d’un coup que nous avons affaire à des formes du c double sens », ou du « jeu de mots », formes qui depuis longtemps sont nécessaire¬ment reconnues et considérées comme des éléments de la technique de l’esprit. Pour-quoi nous être donné la peine de redécouvrir ce que nous aurions pu tirer du Traité de l’esprit le plus banal ? C’est que, soit dit tout d’abord à notre décharge, nous saisissons sous un angle différent un même artifice de l’expression discursive. Ce que les auteurs envisagent comme le caractère « ludique » de l’esprit revient pour nous à « l’emploi multiple ».

Les autres modalités de l’emploi multiple, que l’on peut aussi, sous le nom de double sens, grouper dans une troisième catégorie, sont susceptibles d’être subdivi¬sées en groupes, il est vrai, aussi peu différents l’un de l’autre que la troisième catégorie l’est, dans son ensemble, de la seconde. On peut distinguer :

a) les cas où le double sens résulte d’un nom propre possédant en outre un sens objectif (appliqué à un objet), p. ex. : « Pistolet (nom propre), je te presse de quitter notre société ! » (dans Shakespeare).

« Mehr Hof als Freiung » (plus de cour que de demande en mariage), disait un homme d’esprit de Vienne, de certaines jeunes filles fort jolies et fort courtisées, qui n’avaient pas encore trouvé d’épouseur. « Hof » (cour) et « Freiung » (lieu d’asile ou demande en mariage) sont aussi les noms de deux places contiguës, occupant le centre de Vienne.

Heine : « Ici, à Hambourg, ce n’est pas le scélérat Macbeth qui règne mais c’est Banco » (Banque).

Lorsqu’on ne peut pas user du mot - je dirais en mésuser - on peut néanmoins, au prix d’une légère modification, l’adapter au double sens.

« Pourquoi les Français ont-ils rejeté Lohengrin ? » demandait-on à une époque où leurs idées étaient différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui. La réponse était « Elsa’s (Elsass) wegen » (calembour sur Elsa’s-Elsa, l’héroïne de Lohengrin et Elsass = Alsace).

b) Le double sens, créé par le sens réel et le sens métaphorique d’un mot, est une « source » féconde de la technique de l’esprit. Je n’en cite qu’un exemple. Un médecin connu pour ses facéties dit un jour au poète Arthur Schnitzler : « Rien d’étonnant à ce que tu sois devenu un grand poète vu que ton père a présenté le miroir à bon nombre de ses contemporains. » Le miroir que le père du poète, le célèbre médecin, le docteur Schnitzler avait présenté, était le laryngoscope. C’est le mot célèbre d’Hamlet, selon lequel le but de la pièce, et par conséquent l’intention du poète qui l’écrit, serait « de mirer la nature comme dans un miroir - il donne à la vertu ses traits, à la honte son image, au siècle et au temps son expression et sa silhouette » (Acte III, scène 2).

c) Le double sens proprement dit, ou le jeu de mots qui représente le cas idéal du sens multiple ; ici point d’entorse au mot, point de dépeçage en syllabes, point de modification, point de nécessité de transposer le mot de la sphère à laquelle il appar¬tient (p. ex. en tant que nom propre) à une autre. Le mot tel qu’il est et tel qu’il est placé dans la phrase peut, à la faveur de certaines circonstances, se prêter à différents sens.

Les exemples ne manquent pas :

(D’après K. Fischer) : Un des premiers actes du règne de Napoléon III fut, on le sait, de confisquer les biens de la famille d’Orléans. On en fit un joli jeu de mots : « C’est le premier vol de l’aigle. »

Louis XV voulait mettre à l’épreuve l’esprit d’un de ses courtisans , dont on lui avait vanté le talent ; il lui ordonna de faire, à la première occasion, un mot d’esprit sur lui ; le roi lui-même, disait-il, voulait lui servir de « sujet » ; le courtisan répondit par Ce bon mot : « Le roi n’est pas un sujet ».

Un médecin quitte le chevet d’une malade et dit au mari qui l’accompagne : « Voilà qui ne me plaît pas ! » - « Voilà déjà longtemps qu’elle me déplaît », répond le mari approbateur.

Naturellement le médecin parlait de l’état de la santé : il a cependant traduit son inquiétude en des termes tels qu’ils ont fourni au mari l’occasion d’exprimer son aversion à l’égard de sa femme.

A propos d’une comédie satirique, Heine s’exprime ainsi : « L’auteur eût été moins mordant, s’il avait eu plus à se mettre sous la dent. » Ce mot est un exemple de double sens créé par le sens métaphorique et par le sens réel, plutôt qu’un jeu de mots au sens strict du terme. Mais à qui importerait-il d’édifier des cloisons aussi étanches ?

Un autre jeu de mots bien venu est raconté par les auteurs (Heymans, Lipps) sous une forme peut-être un peu obscure . Je l’ai retrouvé récemment, dans sa version et sous sa forme originale, dans un recueil de mots d’esprit dont nous aurons du reste peu d’autres choses à tirer .

Saphir rencontra un jour Rothschild. Après un brin de causette, Saphir dit : « Écoutez-moi, Rothschild, ma bourse est bien plate, vous pourriez bien m’abouler cent ducats. » - Bien, répondit Rothschild, mais à la seule condition que vous me fas¬siez un mot d’esprit ! » - « Qu’à cela ne tienne ! » reprit Saphir. - « Bien, venez demain à mon bureau. » Saphir est fidèle au rendez-vous. « Ah ! dit Rothschild en le voyant entrer, vous en êtes toujours pour vos cents ducats. » - « Non, c’est vous, car jamais, au grand jamais, je n’aurai l’idée de vous les rendre. »

« Was stellen diese Statuen vor ? » (Que représentent ces statues ?) disait un étranger à un Berlinois, au milieu d’une place publique et devant les monuments. - « Je nu, entweder das rechte oder das linke Bein » (Eh bien ! elles présentent tantôt le pied droit, tantôt le pied gauche).

Heine, dans son Voyage dans le Harz : « En ce moment, je n’ai pas présent à l’esprit le nom de tous les étudiants ; quant aux professeurs, il en est parmi eux plus d’un qui n’a pas encore un nom (renom). »

Peut-être nous exercerons-nous à la différenciation diagnostique, en ajoutant aux précédents un mot d’esprit universitaire, fort connu. « Der Unterschied zwischen ordentlichen und ausserordentlichen Professoren besteht darin, dass die ordentlichen nichts ausserordentliches und die auçserordentlichen nichts ordentliches leisten. (La différence entre le professeur ordinaire (= titulaire) et le professeur extraordinaire (= chargé de cours) est la suivante : le premier ne fait rien d’extraordinaire et le second rien qui soit selon l’ordre). Il s’agit incontestablement d’un jeu de mots sur le double sens d’« ordinaire » et « extraordinaire », pris d’abord dans le sens hiérarchique qui se réfère à l’ordo = ordre, puis dans le sens du mérite. L’analogie de ce mot d’esprit avec d’autres que nous avons vus nous rappelle que, dans ce cas particulier, l’emploi multi¬ple est beaucoup plus apparent que le double sens. Le mot « ordentlich » (ordinaire) revient sans cesse au cours de la phrase, soit tel quel, soit modifié par une particule négative (cf. p. 45). De plus ici encore une notion est très adroitement définie par sa propre expression verbale (cf. Eifersucht ist eine Leidenschaft, etc.) ; ou, plus préci¬sément, deux notions corrélatives sont définies l’une par l’autre, quoique négative-ment ; il en résulte une subtile intrication. Enfin on peut alléguer ici le point de vue de l’unification, à savoir l’établissement, entre les éléments expressifs, d’un rapport plus intime que n’eût pu le faire présager leur caractère.

Heine, dans son Voyage dans le Harz, dit : « L’huissier me saluait en collègue car il est écrivain comme moi et m’a cité souvent dans ses publications semestrielles ; comme il m’a d’ailleurs encore souvent cité et - lorsqu’il ne me trouvait pas chez moi - il poussait la complaisance jusqu’à inscrire la citation à la craie sur ma porte. »

Le Wiener Spaziergänger (Promeneur viennois) Daniel Spitzer trouva à un type social, assez répandu à l’époque des grandes entreprises spéculatives (profiteur), une caractéristique laconique et à coup sûr fort spirituelle :

« Front de fer - caisse de fer - couronne de fer ». (Ce dernier est un ordre qui confère la noblesse. )

Unification excellente, tout est, pour ainsi dire, en fer. Les sens différents -mais assez voisins de l’épithète « de fer » favorisent cet « emploi multiple ».

Un autre jeu de mots nous orientera vers une nouvelle variété de la technique du double sens. Le spirituel collègue, dont il a été question à la page 52, risqua ce mot d’esprit à l’époque de l’affaire Dreyfus :

« Cette jeune fille me rappelle Dreyfus. L’armée ne croit pas à son innocence. »

Le mot « innocence », dont le double sens forme le pivot de ce mot d’esprit, a dans un contexte son sens usuel qui s’oppose à culpabilité, crime ; dans l’autre, un sens sexuel qui s’oppose à « expérience des choses sexuelles ». Or, il y a beaucoup d’exemples du double sens, et leur sel à tous dépend tout particulièrement du sens sexuel. On pourrait réserver à ce groupe la dénomination d’équivoque.

Un excellent exemple de mot d’esprit équivoque est le mot de D. Spitzer cité à la page 46 :

« Au dire de certains, le mari aurait beaucoup gagné pour se mettre sur le velours ; au dire des autres, la femme se serait mise sur le velours pour beaucoup gagner. »

Met-on en parallèle cet exemple de double sens plus équivoque avec d’autres exemples, une différence s’impose qui n’est pas sans importance au point de vue de la technique. Dans le mot d’esprit de l’ « innocence », les deux sens sont également compréhensibles, on ne saurait distinguer si c’est la signification sexuelle qui est la plus usitée et la plus familière. Il en est tout autrement dans l’exemple de D. Spitzer ; le sens banal de se « mettre sur le velours » s’impose tout d’abord, le sens sexuel se cache et se dissimule au point d’échapper à un lecteur sans malice. Opposons-lui nettement un autre type de double sens, où l’on renonce à dissimuler ainsi le sens sexuel, p. ex. le portrait d’une dame « aimable » esquisse par Heine : « Sie konnte nichts abschlagen ausser ihr Wasser » (Elle ne pouvait expulser [abschlagen = expulser et refuser] que ses urines.) Ce mot semble obscène, l’esprit y apparaît à peine .

Cette particularité, à savoir que les deux significations du double sens ne nous sont pas également familières, se rencontre également dans des mots d’esprit qui ne font aucune allusion au sexuel ; cela tient ou bien à ce que l’un des sens est le plus courant, ou bien à ce qu’il s’impose de par ses rapports avec les autres termes de la phrase (p. ex. c’est le premier vol de l’aigle). Je propose de dénommer ce groupe double sens avec allusion.

Nous avons appris à connaître tant de techniques de l’esprit que, pour ne point perdre notre vision d’ensemble, nous en dressons ci-dessous le tableau synoptique

I. Condensation
a) avec mots composites,
b) avec modifications.

II. Emploi du même matériel
c) mots entiers et leurs composantes,
d) interversion,
e) modification légère,
f) les mêmes mots dans leur plein sens ou vidés de leur sens.

III. Double sens :
g) nom propre et nom d’objet,
h) sens métaphorique et sens concret,
i) double sens proprement dit (jeu de mots).
k) équivoque,
1) double sens avec allusion.

Cette diversité est embrouillante. Elle pourrait nous faire regretter de nous être attachés aux procédés techniques de l’esprit et nous attirer le reproche d’avoir exagéré leur importance au détriment de l’intelligence même de ce qui est essentiel dans l’esprit. Mais à cette conjecture, qui nous allégerait le travail, s’oppose ce fait incon¬testable que l’esprit s’évanouit chaque fois que l’on fait abstraction de ces procédés techniques de l’expression ! Cela nous amène pourtant à rechercher une unité dans cette diversité. Peut-être pouvons-nous les réunir tous sous un même bonnet. Point de difficultés en ce qui concerne la fusion des deuxième et troisième catégories, comme nous l’avons déjà dit. Le double sens et le jeu de mots représentent le cas idéal de l’emploi du même matériel. Évidemment ce dernier est le concept le plus compré¬hensif. Les exemples de division, d’inversion des mêmes matériaux, de leur emploi multiple avec légère modification (c, d, e) n’entreraient pas sans contrainte dans la rubrique du double sens. Mais quel facteur commun trouver entre la technique de la première catégorie - condensation avec substitution - et la technique des deux autres - emploi multiple du même matériel ?

A mon avis, elles comportent un facteur commun très net et très simple. L’emploi du même matériel n’est qu’un cas particulier de la condensation ; le jeu de mots ne représente qu’une condensation sans substitution ; la condensation demeure donc la catégorie à laquelle sont subordonnées toutes les autres. Une tendance à la com¬pression ou mieux à l’épargne domine toutes ces techniques. Tout paraît être, comme le dit Hamlet, affaire d’économie (Thrift, Horatio, thrift !).

Faisons, dans les différents exemples, la preuve de cette épargne. « C’est le pre¬mier vol de l’aigle. » Mais ce vol est un rapt ; il s’agit donc ici du double sens du mot vol. Pour justifier ce mot, vol signifie à la fois action de voler avec des ailes et larcin. N’y a-t-il pas à la fois condensation et épargne ? Certes, elles portent sur toute la seconde pensée qui tombe complètement sans laisser de substitut. Le double sens du mot vol rend ce substitut inutile, ou, en d’autres termes : le mot vol implique le substi¬tut de la pensée réprimée, sans qu’il soit besoin de rien ajouter ni modifier à la première phrase. Voilà un des avantages du double sens.

Un autre exemple : Front de fer - caisse de fer - couronne de fer. Quelle extraor¬dinaire épargne de mots en comparaison de la longueur des phrases qui traduiraient cette pensée en l’absence du terme « de fer » ! « Avec de l’audace et un manque de conscience suffisant, il n’est pas difficile d’acquérir une grosse fortune et la récom¬pense de tels mérites ne va pas sans l’anoblissement. »

On ne peut, dans ces exemples, méconnaître la condensation, par conséquent, l’économie. Mais il faut qu’on la puisse démontrer dans tous les cas. Où trouver l’économie dans des mots d’esprit tels que Rousseau - roux et sot et Antigone - antik ? o - nee ? Nous avons pu y reconnaître pour la première fois l’absence de la con¬densation ; ce sont ces exemples qui nous ont déterminés à établir la technique de l’emploi multiple du même matériel. En effet, nous n’arrivions à rien ici par la condensation, mais, si nous la remplaçons par le concept plus général de l’ « épar¬gne », il n’y a plus de difficultés. Il est facile de saisir l’économie réalisée dans les exemples de Rousseau, d’Antigone et dans les autres similaires. Nous épargnons la peine de faire une critique, de formuler un jugement ; tout est contenu dans le nom propre lui-même. Dans l’exemple « passion-jalousie », nous évitons la synthèse laborieuse d’une définition : « Eifersucht, Leidenschaft » et - « Eifer sucht, Leiden schafft » ; ajoutez quelques mots explétifs et voilà la définition. Cette règle s’applique de même à tous les autres exemples que nous avons analysés. Dans le moins « économique » de ces jeux de mots (celui de Saphir : « Vous venez pour vos cent ducats »), l’épargne consiste du moins à n’avoir pas à trouver d’autres termes pour la réponse ; ceux de la demande y suffisent. C’est peu de chose, mais c’est là tout le secret de l’esprit. L’emploi multiple des mêmes mots dans la demande et dans la réponse constitue certes une « épargne ». De même Hamlet traduit la succession im¬médiate de la mort du père et des noces de la mère par ces mots :

« Le rôti du repas mortuaire fournit la viande froide du banquet nuptial. »

Avant d’admettre cependant que « la tendance à l’épargne » soit le caractère le plus général de la technique de l’esprit, avant de nous enquérir de l’origine même de cette tendance, de sa signification, de la façon dont elle procure le « bénéfice de plaisir » offert par J’esprit, il convient de formuler un doute, qui mérite d’être pris en considération. Il est possible que toute technique de l’esprit comporte une tendance à économiser les matériaux expressifs, mais la réciproque n’est pas vraie. Aussi toute ellipse, toute abréviation n’est-elle pas forcément spirituelle. Nous nous sommes déjà trouvés dans cette même impasse lorsque nous espérions rencontrer la condensation à la base de tous les mots d’esprit ; nous nous sommes fait alors cette objection fort légitimé que le laconisme n’était pas fatalement de l’esprit. Le caractère spirituel n’appartiendrait donc qu’à un genre particulier d’ellipse et d’épargne - et tant que nous ne connaîtrons pas cette particularité, la découverte du facteur commun à toutes les techniques de l’esprit ne nous rapprochera pas de notre but. De plus, avouons-le, les économies réalisées par la technique de l’esprit ne sont pas capables de nous en imposer. Certaines nous rappellent peut-être celles des ménagères qui perdent leur temps et font des frais de véhicule dans l’espoir de payer, sur un marché éloigné, leurs légumes quelques sous de moins. Quelles économies l’esprit réalise-t-il donc par sa technique ? Il s’épargne l’assemblage de quelques mots nouveaux que, la plupart du temps, on aurait facilement trouvés ; en échange, l’esprit doit se donner la peine de rechercher le mot capable d’habiller les deux pensées ; souvent même il lui faut chercher d’abord, à l’une de ces pensées, une expression peu usuelle mais susceptible de réaliser sa fusion avec la seconde. Ne serait-il pas plus simple, plus aisé, plus réellement économique, d’exprimer les deux pensées telles qu’elles se présentent, au risque de ne pas leur trouver d’expression commune ? L’épargne de paroles n’est-elle pas plus que compensée par un supplément de dépense intellectuelle ? Et qui réalise cette épargne ? Qui en tire avantage ?

Nous pouvons, pour le moment, nous dérober à ce doute en déplaçant ce doute lui-même. Connaissons-nous vraiment déjà toutes les techniques de l’esprit ? Il est sûrement plus prudent de rassembler de nouveaux exemples et de les soumettre à l’analyse.

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En effet, si nous n’avons point encore envisagé un groupe important, dans lequel se rangent probablement la plupart des mots d’esprit, c’est que nous étions peut-être influencés par le dédain qui pèse en général sur ce genre de bons mots. Ce sont ceux qui sont habituellement connus sous le nom de calembour et tenus pour un genre inférieur, parce que nous les faisons sans grande peine et à peu de frais. En vérité la technique de leur expression est des plus simples, tandis que le jeu de mots propre¬ment dit fait appel aux plus élevées d’entre elles. Tandis que ce dernier réunit deux sens en un mot identique, de sorte que dans la plupart des cas il les présente en un seul mot, au contraire, il suffit au calembour que les deux mots vecteurs se suggèrent l’un l’autre par une ressemblance quelconque : ressemblance générale dans leur struc¬ture, assonance ou allitération, etc. Une brassée de mots d’esprit de ce genre, pas très heureusement dénommés en allemand « Klangwitze » (mots d’esprit par assonance), émaille le sermon du capucin du Camp de Wallenstein :

« Kümmert sich mehr uni den Krug als den Krieg.
Wetzt licher den Schnabel als der Sabel,

Frisst den Ochsen lieber als den Oxenstirn’,

Der Rheinstrom ist geworden zu einem Peinstrom,
Die Klôster sind ausgenommene Nester,
Die Bistümer sind verwandelt in Wüsttumer

Und alle die gesegneten deutschen Länder Sind verkehrt worden in Elender. »

(Plus préoccupé de la bière que de la guerre,
De la croûte que de la joute,
Bouffent plutôt le bœuf (Ochsen) qu’Oxenstirn

Les flots du Rhin ne sont faits chagrins,
Les retraitres (cloîtres) sont des repaires,
Les évêchés sont des déserts,
Et l’Allemagne alors, tout ce pays prospère,
Est transformé en pays de misère.)

Le mot d’esprit se plait souvent à changer une voyelle dans un mot, p. ex. : Hevesi (Almanaccando, Voyages en Italie, p. 87) applique à un poète italien qui, maIgré ses opinions anti-impérialistes, se vit contraint de célébrer en hexamètres un empereur allemand, les mots suivants : « Ne pouvant chasser les Césars, il fit tout au moins sauter les césures. »

Parmi les innombrables calembours dont nous disposons, il est peut-être piquant d’en citer un fort mauvais commis par Heine. Après s’être présenté pendant assez longtemps comme un « prince hindou » (Le Grand, chap. V), il jeta un jour le masque et avoua à sa dame ; « Madame, je vous ai trompée... J’ai été aussi peu à Calcutta que le dindon (Kalkutte) que j’ai mangé hier. » Le défaut de ce mot d’esprit vient appa¬remment de ce que ces deux mots (Kalkutta, -Kalkutte) se ressemblent à ce point qu’on peut dire qu’ils sont, à proprement parler, identiques. Le volatile dont il a mangé doit - dit-on - son nom allemand à sa ville d’origine.

K. Fischer s’est vivement intéressé à ce genre de mots d’esprit, qu’il entend séparer nettement du « jeu de mots » (p. 78). « Le calembour est un mauvais jeu de mots car il joue avec le mot, non point en tant que mot, mais en tant que son. » Le jeu de mots, au contraire, « pénètre du son à l’âme même du mot ». D’autre part il range « famillionnaire » « Antigone (antik ? o nee) » etc., parmi les calembours. Je ne me crois point obligé de le suivre dans cette voie. Dans le jeu de mots, il s’agit également d’une assonance, à laquelle s’associe un sens ou l’autre. Le langage courant n’établit guère de différence tranchée entre les deux et, s’il traite avec mépris le « calembour » et avec un certain respect le « jeu de mots », c’est que cette appréciation ne paraît pas dépendre de la technique mais d’autres considérations. Remarquez à quel genre appartiennent les mots d’esprit qualifiés de « calembours ». Certains hommes ont le don, dans leurs jours de bonne humeur, de répondre à tout pour un temps par un calembour. Un de mes amis, coutumier d’une modestie exemplaire tant que ses travaux scientifiques sont sur le tapis, se vante d’avoir ce don. Comme la société qu’il avait un jour ainsi tenue sous le charme de sa parole s’étonnait de son endurance, il dit : « Ja, ich liege hier auf der KaLauer » , « Oui, je suis ici « à l’affût »(Lauer = affût,Kalauer = calembour) , et lorsqu’on le pria de se taire, il mit comme condition d’être sacré « poeta ka-laureatus » (poète cal-lauréat). Mais l’un et l’autre sont de bons mots d’esprit par condensation, avec formation de mot composite. (Je suis à l’affût (Lauer) de faire un calembour (Kalauer).

Retenons toutefois à l’occasion de ces discussions destinées à distinguer le calem¬bour du mot d’esprit, que le premier ne peut nous offrir aucune acquisition vraiment nouvelle dans le domaine de la technique de l’esprit. Bien que, dans le calembour, on renonce à l’emploi du même matériel expressif dans des acceptions différentes, l’ac¬cent porte cependant sur un élément connu à retrouver, sur la concordance des deux mots dont se sert le calembour ; celui-ci n’est par conséquent qu’une sous-variété du groupe dont le jeu de mots proprement dit demeure le type le plus élevé.

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Mais il est vraiment des mots d’esprit dont la technique semble avoir fort peu d’accointances avec celle des groupes précédents.

Heine, dit-on, rencontra un jour dans un salon parisien le poète Soulié ; pendant qu’ils causaient, entre un de ces « rois de l’or » parisiens, que l’on ne compare pas au roi Midas sous le seul rapport de l’argent : une cour aussi nombreuse qu’obséquieuse l’entoure aussitôt. « Voyez, dit Soulié à Heine, le dix-neuvième siècle adore le veau d’or ! » Jetant un regard sur l’objet de ce culte, Heine répondit comme pour rectifier : « Oh ! celui-là doit en avoir passé I’âge ! » (K. Fischer, p. 82).

Où réside donc la technique de ce mot excellent ? Dans le jeu de mots, selon l’avis de K. Fischer. « Veau d’or, par exemple, peut s’appliquer, dit-il, également à Mammon et à l’idolâtrie ; l’or, dans le premier cas, l’image de l’animal, dans le second, occupant le premier plan ; on peut aussi se servir de ce terme pour désigner de façon peu flatteuse quelqu’un qui possède beaucoup d’argent, mais fort peu d’esprit » (p. 82). Faisons la preuve en supprimant le mot « veau d’or » ; il n’y a plus d’esprit. Soulié eût-il dit par exemple : « Voyez donc comme les gens fêtent ce benêt en raison de sa seule richesse », voilà qui n’est plus spirituel du tout et la réponse de Heine devient impossible.

Il faut retenir pourtant qu’il ne s’agit point là de la comparaison plus ou moins spirituelle de Soulié mais de la réponse incontestablement plus fine de Heine. Alors nous n’avons aucun droit de toucher à la phrase du veau d’or qui ne sert que de pré¬misse à la réplique de Heine ; ainsi la réduction ne doit s’appliquer qu’à cette dernière. Voulons-nous préciser la phrase : « Oh ! celui-là doit en avoir passé l’âge », nous ne pouvons l’exprimer autrement qu’en disant : « Oh, ce n’est plus un veau, c’est déjà un bœuf adulte. » Il en résulterait que Heine, dans son mot d’esprit, n’aurait pas pris le « veau d’or » dans un sens métaphorique, mais dans un sens personnel en l’appliquant à l’homme de finances lui-même. Ce double sens ne préexistait-il pas déjà dans la pensée de Soulié ?

Mais comment donc ? Nous croyons remarquer que cette réduction n’annihile pas entièrement le mot d’esprit de Heine ; en effet elle ne touche point à son essence. Ainsi Soulié dirait : « Voyez comme le XIXe siècle adore le veau d’or ! » Et Heine de répondre : « Oh, ce n’est plus un veau, c’est déjà un bœuf. » Et sous cette forme réduite, le mot demeure toujours spirituel. Or, toute autre réduction des paroles de Heine est impossible.

Il est bien regrettable que les conditions techniques de cet excellent exemple soient si compliquées. Comme il ne peut nous éclairer sur la technique, abandonnons-le pour en chercher un autre, qui nous semble avoir une certaine accointance avec le précédent

C’est une des « histoires de baignade » qui illustrent l’hydrophobie du Juif galicien. Nous ne demandons d’ailleurs, pour les exemples cités par nous, ni titre de noblesse, ni certificat d’origine. Ils ne valent que parce qu’ils s’entendent à nous faire rire et offrent un intérêt théorique. Or, ces deux conditions se trou-vent réalisées au plus haut point par les mots d’esprit juifs.

Deux juifs se rencontrent au voisinage d’un établissement de bains : « As-tu pris un bain ? » demande l’un d’eux - « Comment ? dit l’autre, en manquerait-il donc un ? »

Le franc rire n’est pas l’attitude idéale pour démêler la technique d’un bon mot. C’est pourquoi cette analyse offre quelque difficulté. C’est donc un quiproquo comi¬que ! penserons-nous d’abord. - Tout beau ! mais quelle est la technique de ce mot d’esprit ? Apparemment, c’est l’emploi du double sens du mot « prendre ». Dans l’un, le mot « prendre » est un passe-partout décoloré ; dans l’autre, c’est le verbe dans son plein sens. C’est donc un cas où le même mot est pris au sens « plein » ou est « vidé ») de son sens (groupe II, f ). Pour supprimer l’esprit, il suffit de remplacer « prendre un bain » par l’expression équivalente, mais plus simple : « se baigner ». La réponse ne porte plus. L’esprit réside donc dans l’expression « prendre un bain ».

C’est juste, mais il semble que, dans ce cas aussi, la réduction ne s’applique pas là où il faut. L’esprit ne réside pas dans la question mais bien dans la réplique, ou plutôt dans la question posée en manière de réponse : « Comment ? En manquerait-il donc un ? » Et aucune amplification ni aucune modification, pourvu qu’elle ne touche point à son sens, ne peut dépouiller cette réponse de son esprit. Nous avons aussi l’impres¬sion que, dans la réponse du deuxième juif, le fait de ne pas comprendre l’idée de bain importe plus que le malentendu sur le mot « prendre ». Mais nous ne voyons pas encore bien clair et nous chercherons un troisième exemple.

Encore une histoire juive, qui pourtant n’est juive que par son décor, son fond étant tout bonnement humain. Certes, ce cas présente aussi ses complications indési¬rables mais qui, heureusement, ne nous empêchent pas - comme les précédentes - d’y voir clair.

Un malheureux, en pleurant sa misère, emprunte 25 florins à un ami riche. Le jour même le bienfaiteur le trouve attablé au restaurant devant une portion de saumon à la mayonnaise. Il lui en fait reproche : « Comment ! vous me tapez et vous vous offrez du saumon mayonnaise ! Voilà l’emploi de mon argent ! » -« Je ne comprends pas, dit l’autre ; sans argent impossible de manger du saumon mayonnaise ; j’ai de l’argent, je ne dois pas manger du saumon mayonnaise ; quand donc mangerai-je du saumon mayonnaise ? »

Ici, enfin, plus trace de double sens. La répétition de « saumon mayonnaise » ne peut pas non plus constituer la technique de l’esprit, comme ce n’est pas un « emploi multiple du même matériel », mais une répétition effective de mots identiques, répétition exigée par le sens même de la phrase. Nous pouvons rester tout d’abord interdits devant cette analyse, puis nous tenterons peut-être de contester à l’anecdote qui nous a fait rire le caractère de mot d’esprit.

Quelle autre particularité la réponse de ce malheureux décavé présente-t-elle encore ? C’est de revêtir d’une façon frappante le caractère de la logique. A tort, pourtant, puisque la réponse est certainement illogique. Le pauvre se défend d’avoir employé l’argent prêté à une gourmandise et demande, avec un semblant de raison, quand il lui sera permis enfin de manger du saumon. Mais ce n’est ’pas là la réponse exacte à la question ; le bienfaiteur ne lui reproche pas de s’être offert du saumon le jour même de son emprunt, mais lui fait sentir que, dans la situation où il se trouve, il n’a pas du tout le droit de penser aux friandises. Notre gourmet décavé ne tient aucun compte du seul sens possible de cette réprimande ; il répond à côté, comme s’il avait mal compris.

N’est-ce pas précisément cette déviation du sens du reproche dans la réponse qui représente la technique de ce mot d’esprit ? Il serait alors peut-être possible de surprendre encore un semblable changement de point de vue, un tel déplacement de l’accent psychique dans les deux exemples précédents, qui nous semblaient très voisins de ce dernier.

La preuve en est facile et révèle, en effet, la technique de ces mots d’esprit. Soulié fait observer à Heine que la société du XIXe siècle adore le « veau d’or » exactement comme les Juifs du désert l’ont fait jadis. La réponse idoine de Heine eût été - « Oui ! c’est la nature humaine, les siècles ne l’ont point changée », ou bien quelque autre réponse approbative. Mais Heine s’écarte de la pensée suggérée, il ne répond pas du tout à la question ; il se sert du double sens créé par le « veau d’or » pour prendre la tangente ; il part sur un des éléments de la phrase, « le veau », et répond à Soulié comme si ce mot eût été le centre même de sa phrase. « Oh, ce n’est plus un veau », etc. .

Cette déviation est encore plus nette dans le mot du bain. Cet exemple exige une représentation graphique.

Le premier demande : « As-tu pris un bain ? » L’accent porte sur l’élément « bain ».

Le second répond comme si la question avait été accentuée ainsi : « As-tu pris un bain ? »

La seule intention de ces mots : « pris un bain » est de permettre ce déplacement de l’accent. Avec la formule « t’es-tu baigné ? » tout déplacement eût été impossible. La réponse dénuée de tout esprit eût été ; « Me baigner ? y penses-tu ? J’ignore ce que c’est. » La technique de l’esprit consiste donc à déplacer l’accent de « bain » sur « pris » .

Revenons au « saumon mayonnaise » comme à l’exemple le plus pur. Les éléments nouveaux qu’il apporte vont nous intéresser à plusieurs points de vue. Il nous faut avant tout donner un nom à la technique que nous venons de découvrir. Je propose celui de « déplacement », car son élément essentiel consiste dans la déviation du cours de la pensée, dans le déplacement de l’accent psychique du thème primitif sur un thème différent. Ensuite il nous faudra examiner quels rapports unissent la technique du déplacement à l’expression du mot d’esprit. Notre exemple (saumon mayonnaise) montre que le mot d’esprit par déplacement reste fort indépendant de son expression verbale. Il ne tient pas à la suite des mots, mais à celle des idées. Pour le faire disparaître, nous essayerons vainement de remplacer les mots par d’autres tant que leur sens subsistera. La réduction n’est possible qu’à condition de modifier le cours de la pensée et de faire répondre notre gourmet sur le mode direct au reproche qu’il étude dans le mot d’esprit tel qu’il est. La version réduite serait alors la suivante Je ne puis me passer de manger ce que j’aime, et peu m’importe d’où vient l’argent. Voilà pourquoi c’est aujourd’hui que je mange du saumon mayonnaise, après que vous m’avez prêté de l’argent. » Mais ce ne serait plus de l’esprit, ce serait du cynisme.

Il est fort instructif de comparer ce mot à un autre mot du même ordre :

Un ivrogne gagne sa vie, dans une petite ville, à donner des leçons. Avec le temps on apprend son vice et, de ce fait, il perd une grande partie de ses élèves. On charge un ami de l’engager à la sobriété. a Voyez, vous pourriez avoir les meilleures leçons de la ville, si vous renonciez à la boisson. Faites-le donc. » - « Comment, répond l’au¬tre indigné, je donne des leçons pour boire, et il me faudrait ne plus boire pour avoir des leçons ? »

Ce mot joue également la logique, comme le mot a saumon mayonnaise », mais on ne peut pas le ranger parmi les mots d’esprit par déplacement. La réponse est directe. Le cynisme qui se cachait dans le premier éclate ici à tous les yeux. - « La boisson est mon unique objectif. » La technique de ce mot est au fond assez infé¬rieure et ne peut nous en expliquer l’effet ; ce n’est qu’une transposition des mêmes matériaux ou plutôt l’interversion du, moyen et du but représentés respectivement par la boisson et par le fait de donner des leçons et de trouver des élèves. La réduction de ce mot en chasse tout l’esprit, dès que je ne fais plus ressortir ces conditions dans la manière de m’exprimer, comme par exemple en disant : « Quelle suggestion absurde ! la boisson est tout pour moi, et non pas les leçons. Les leçons ne sont pour moi qu’un moyen de pouvoir continuer à boire. » Ainsi, l’esprit était tout entier dans l’ex¬pression.

Dans le mot du « bain », l’esprit dépend incontestablement des termes mêmes de la phrase (as-tu pris un bain ?) et la moindre modification en chasse tout l’esprit. Ici la technique est assez compliquée ; c’est une combinaison du double sens (du groupe f) avec le déplacement. Les termes de la question admettent un double sens, et le mot d’esprit résulte de ce fait que la réponse ne correspond plus au sens de l’interrogation mais à son sens détourné. Aussi pouvons-nous trouver une réduction, qui, tout en laissant subsister le double sens dans sa formule verbale, enlève l’esprit rien qu’en supprimant le déplacement :

« As-tu pris un bain ? » - « Que suis-je censé avoir pris ? Un bain ? Qu’est-ce donc ? » Ce n’est pas un mot d’esprit, mais une exagération malveillante ou railleuse.

Le double sens joue un rôle analogue dans le mot du « veau d’or » de Heine. Il permet à la réponse la déviation de la suite des idées suggérée, déviation qui dans le mot du « saumon mayonnaise » se passe d’un tel artifice verbal. La réduction de la parole de Soulié et de la réplique de Heine donneraient : « Cela me rappelle assez bien le culte du veau d’or de voir cet homme ainsi fêté pour sa seule richesse. » Et Heine de répondre : « Le culte rendu à sa richesse n’est pas ce qui est le pire. Mais à mon avis, vous ne soulignez pas assez que sa fortune lui fait pardonner sa sottise. » De la sorte, malgré la conservation du double sens, on aurait fait disparaître « l’esprit par déplacement ».

On pourra nous objecter que des différenciations si subtiles tendent à dissocier des éléments qui sont pourtant parfaitement cohérents. Le double sens ne nous permet-il donc pas, dans tous les cas, de déplacer, de dévier la suite des idées de son cours primitif ? Et il nous faudrait convenir que « double sens » et « déplacement » repré¬sentent deux types différents de la technique de l’esprit ? Certes, ce rapport subsiste -entre le double sens et le déplacement, mais il n’a rien à voir dans notre distinction des techniques de l’esprit. Quant au double sens, le mot d’esprit ne roule que sur un mot qui prête à plusieurs interprétations et fait pour l’auditeur l’office d’un trait d’union permettant le passage d’une pensée à l’autre ; ce qui pourrait passer - à frotte¬ment il est vrai - pour l’équivalent du procédé de déplacement. Au contraire, dans le mot par déplacement, le mot d’esprit lui-même comporte une suite d’idées qui a déjà subi un tel déplacement ; ce déplacement appartient ici à l’élaboration qui a réalisé le mot d’esprit, non point à celle qui est nécessaire à sa compréhension. Au cas où cette distinction garderait quelque obscurité, les tentatives de réduction nous fourniraient un moyen infaillible de faire apparaître cette différence. Nous ne discu¬terons pas cependant la valeur de cette objection. Elle nous empêche de confondre les processus psychiques qui président à la production de l’esprit l’élaboration de l’esprit) avec ceux qui servent à l’enregistrer (travail de compréhension). Ce sont les premiers seuls que nous envisageons dans nos investigations actuelle

Y a-t-il encore d’autres exemples de la technique du déplacement ? Ils ne sont cer¬tes pas faciles à trouver. Le mot d’esprit suivant est un exemple également fondé sur une accentuation de la logique, comme dans notre exemple-type du saumon mayon¬naise.

Un maquignon offre à son client un cheval de selle : « Si vous prenez ce cheval et si vous partez à quatre heures du matin, vous serez à six heures et demie à Presbourg. » - « Et que ferai-je à Presbourg à six heures et demie du matin ? »

Le déplacement est ici patent. Le maquignon n’envisage l’arrivée matinale dans cette petite ville que pour faire valoir les qualités de son cheval. Le client ne s’inquiè¬te pas de la valeur de la bête, dont il ne doute pas, il ne fait état que des données de temps et de lieu alléguées à titre d’argument. La réduction de ce mot n’est pas difficile.

En voici un autre dont la technique est beaucoup plus difficile à démêler mais qui, en dernière analyse, se réduit à un double sens avec déplacement. Ce mot d’esprit a pour objet le subterfuge d’un marieur juif et appartient à un groupe qui nous occupera encore à plusieurs reprises.

Le marieur avait affirmé au prétendant que le père de la jeune fille n’était plus en vie. Après les fiançailles on apprend que celui-ci vit, mais purge une peine de prison. Le prétendant fait des reproches au marieur : « Mais, dit ce dernier, que vous ai-je donc annoncé ? Appelez-vous cela une vie ? »

Le double sens réside dam le mot « vie », et le déplacement consiste en ce fait que le marieur dérive le mot de son sens habituel - qui est le contraire de « mort » - pour lui donner celui qu’il affecte dans la locution « ce n’est pas une vie ». De la sorte il explique ses paroles antérieures en leur attribuant après coup un double sens, bien que, dans le cas particulier, ce sens multiple soit nettement tiré de longueur. En ceci la technique rappellerait celle du « veau d’or » et celle du mot du « bain ». Mais il convient encore de tenir compte ici d’un facteur nouveau qui, en raison de sa prépondérance, vient bousculer toute notre compréhension de la technique. On pour¬rait dire que ce mot est « caractérisant », qu’il vise à illustrer, par un exemple ce mélange de duplicité hardie et d’esprit d’à-propos qui caractérise les marieurs. Ce n’est là, nous le verrons, que la surface, la façade du mot son sens, c’est-à-dire ses intentions sont tout autres. Nous en tenterons plus loin la réduction .

Après cette série d’exemples complexes et difficiles à analyser, nous aurons encore une fois la satisfaction de retrouver un cas particulièrement clair et limpide du type « déplacement ». Un tapeur juif adresse une requête à un riche baron afin d’obte¬nir un secours pécuniaire lui permettant d’aller à Ostende ; les médecins lui auraient recommandé les bains de mer pour le rétablissement de sa santé. - « Bien, dit le baron, je vais vous donner quelque chose, mais vous faut-il absolument Ostende, qui est la station la plus coûteuse ? » - « Monsieur le Baron, répond l’autre d’une façon péremptoire, pour ma santé, rien ne me paraît trop cher. » Assurément, c’est un point de vue juste, mais qui ne convient pas à un solliciteur. La réponse adopte le point de vue d’un homme riche. Le tapeur parle comme s’il s’agissait de dépenser son propre argent pour sa santé, comme si l’argent et la santé appartenaient au même individu.

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Reprenons cet exemple si instructif du « saumon mayonnaise ». Il nous présente, lui aussi, une façade qui éblouit par un étalage d’élaboration logique ; or, l’analyse nous a montré que cette logique cache un sophisme, en particulier un déplacement du cours de la pensée. Ce mot peut-être, par simple contraste, nous aiguille sur d’autres mots d’esprit qui, tout au contraire, étalent ouvertement le contresens, le non-sens et la sottise. Nous serions curieux d’en pénétrer la technique.

Je commence par l’exemple le plus net et le plus pur du groupe entier. C’est encore un mot juif.

Itzig a été enrôlé dans l’artillerie. C’est apparemment un garçon intelligent, mais indiscipliné et sans goût pour le service militaire. Un de ses supérieurs, bien disposé en sa faveur, le prend à part et lui dit :« Itzig, ta place n’est pas parmi nous. Je te donne un conseil : achète-toi un canon et établis-toi à ton propre compte. »

Ce conseil fort comique est évidemment un non-sens. Il n’y a pas de canons sur le marché et un particulier ne peut pas se rendre indépendant et « s’établir » comme force militaire. Cependant à aucun moment nous ne pouvons penser que ce conseil se borne à un non-sens pur et simple ; c’est un non-sens spirituel et un mot d’esprit excellent. Comment le non-sens devient-il un mot d’esprit ?

Il n’est pas besoin de chercher bien loin. Les explications des auteurs auxquelles nous avons fait allusion dans notre introduction nous permettent de deviner qu’un pareil non-sens spirituel n’est pas dépourvu de sens, et que ce sens dans le non-sens fait du non-sens un mot d’esprit. Le sens, dans notre exemple, est facile à saisir. L’officier qui conseille cette sottise à Itzig joue le sot pour montrer à Itzig la sottise de sa conduite. Il copie Itzig : « Je veux te donner à présent un conseil qui soit à la mesure de ta sottise. » Il se conforme à la sottise d’Itzig, la lui fait toucher du doigt ; il en fait un conseil qu’il juge conforme aux désirs d’Itzig, car si celui-ci possédait un canon en toute propriété et s’adonnait au métier des armes à son propre compte, comme son intelligence et son ambition lui profiteraient ! Avec quel soin jaloux il entretiendrait son canon et il s’attacherait à étudier les détails de son mécanisme, afin de pouvoir soutenir la concurrence des autres propriétaires de canons !

Interrompons l’analyse de cet exemple pour faire voir que le même « sens dans le non-sens » existe dans un autre mot du même genre, plus bref et plus simple, bien que moins tranché.

« Ne jamais être nés, voilà l’idéal pour les mortels fils de l’homme ! » - « Mais », ajoutent les sages des « Fliegende Blätter » « c’est à peine si cela arrive à un sur cent mille. »

Cette addition moderne à ce précepte de la sagesse traditionnelle est un non-sens absolu, rendu plus absurde encore par la restriction « à peine » qui veut être prudente. Mais elle cadre fort bien, à titre de restriction évidente, avec la première phrase. Elle démontre que ce précepte universellement respecté ne vaut guère mieux qu’un non-sens. Qui n’est pas né, n’est pas un fils de l’homme, il n’y a donc pour lui ni bien ni meilleur. Le non-sens contenu dans le mot d’esprit révèle et souligne un autre non-sens, tout comme dans l’exemple de l’artilleur Itzig.

Voici un troisième exemple qui, par sa donnée, ne mériterait guère les longues explications qu’il exige, mais qui met particulièrement bien en relief l’emploi dans le mot d’esprit d’un non-sens destiné à faire ressortir un autre non-sens :

Un homme, sur le point de partir en voyage, confie sa fille à un ami en le priant de bien veiller sur sa vertu pendant son absence. Quelques mois après, il retrouve sa fille enceinte. Il adresse naturellement des reproches à son ami. Celui-ci prétend ne pouvoir s’expliquer l’accident. « Mais où donc couchait-elle ? » dit le père. - « Elle a partagé la chambre de mon fils. » - « Mais comment l’as-tu fait coucher dans la chambre de ton fils, quand je t’ai supplié de veiller sur elle ? » - « Il y avait pourtant un paravent ; d’un côté le lit de ta fille, de l’autre celui de mon fils, et entre les deux un paravent. » - « Bien ! et si ton fils a fait le tour du paravent ? » - « Toute réflexion faite, reprend l’autre gravement : il est vrai que dans ce cas la chose aurait pu se produire. »

Ce mot, dont les autres qualités sont d’ailleurs fort douteuses, est bien facile à réduire ; sa réduction serait évidemment la suivante : « Tu n’as aucun droit de me faire des reproches. Comment as-tu été assez sot pour confier ta fille à une famille où elle devait vivre constamment en contact avec un jeune homme ? Comment dans ces conditions un étranger pouvait-il veiller à la vertu d’une jeune fille ? » La sottise apparente de l’ami ne fait ici que refléter celle du père. La réduction a fait disparaître la sottise du mot d’esprit, et par là même tout son esprit. Toutefois nous n’avons pas éliminé complètement l’élément « sottise » ; dans le contexte de la phrase, que nous venons de réduire à son sens propre, cet élément trouve une autre place.

Nous voici maintenant en mesure de réduire le mot du canon. L’officier devrait dire : « Itzig, je te sais un commerçant avisé. Mais je te le dis : c’est de ta part une grande bêtise de ne pas comprendre qu’il est impossible de se conduire au service militaire comme dans le commerce, où chacun agit pour soi et contre les autres. Le service militaire exige la subordination et la solidarité. »

Or la technique des mots d’esprit par non-sens, que nous avons envisagés jus¬qu’ici, consiste dans l’emploi d’une sottise, d’une absurdité, pour mettre en évi¬dence, en vedette, une autre sottise, une autre absurdité.

L’application du contresens à la technique de l’esprit a-t-elle dans tous les cas cette signification ? En voici un autre exemple qui tend à l’affirmer :

Phocion, voyant le peuple applaudir à un de ses discours, demanda à un ami : « Quelle sottise ai-je donc dite ? »

Cette question apparaît comme un contresens. Mais nous en saisissons rapidement le sel. « Ou’ai-je donc dit qui ait pu plaire autant à ce peuple stupide ? Au fond, je devrais rougir de ce succès ; si cela a plu aux imbéciles, cela n’a pas dû être bien fort. »

D’autres exemples prouvent cependant que le contresens est souvent employé, dans la technique de l’esprit, sans viser à mettre en valeur un autre non-sens.

Un maître connu de l’Université, qui savait assaisonner de mots d’esprit des cours qui traitaient de sujets peu captivants, recevait des félicitations à l’occasion de la naissance de son plus jeune enfant. « Oui, répondit-il, faisant allusion à son âge très avancé, c’est étonnant ce que peut faire la main, de l’homme. » -Cette réponse semble particulièrement absurde, hors de propos. N’appelle t-on pas les enfants la bénédic¬tion, l’œuvre de Dieu, par opposition aux oeuvres humaines ? Mais bientôt nous nous apercevons que cette réplique a néanmoins un sens, voire même un sens obscène. Il n’est pas question pour le père heureux de faire le sot afin de stigmatiser la sottise d’autrui. Cette réponse, absurde en apparence, nous étonne, nous sidère, comme di¬raient les auteurs. Les auteurs, nous l’avons vu, rapportent tout l’effet de pareils mots d’esprit à la succession « sidération et lumière ». Nous chercherons plus tard à nous former une opinion sur la question ; il doit nous suffire, pour l’instant, de faire obser¬ver que la technique de ce mot d’esprit consiste dans l’emploi d’un effet déconcertant, absurde.

Un exemple remarquable de cet esprit par sottise est fourni par un mot de Lichtenberg :

« Il s’étonnait de ce que les chats aient, juste à la place des yeux, deux trous taillés à même la peau. » S’étonner de l’évident, formuler cet incontestable truisme est en effet une sottise. Cela rappelle une exclamation de Michelet, d’intention sérieuse (La femme), que je cite de mémoire : « Que la nature est donc prévoyante d’avoir fait que l’enfant, aussitôt sa naissance, trouve une mère prête à l’accueillir ! » La phrase de Michelet est une vraie sottise, celle de Lichtenberg, par contre, est un mot d’esprit qui utilise la sottise de propos délibéré et cache quelque chose. Quoi ? c’est ce que nous -ne pouvons dire encore.

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Ces deux groupes d’exemples nous ont appris que, pour produire l’expression spirituelle, l’élaboration de l’esprit use, dans sa technique, des déviations de la pensée normale, c’est-à-dire du déplacement et du contresens. Il y a tout lieu de croire que d’autres fautes de raisonnement peuvent être utilisées de même. Et, en effet, nous pouvons citer quelques exemples de ce genre.

Un monsieur entre dans une confiserie et demande un gâteau ; il l’échange ensuite contre un petit verre de liqueur. Il le boit et veut sortir sans payer. Le patron le retient. « Que voulez-vous ? » - « Payez votre liqueur. » - « Mais je vous ai donné un gâteau en échange. » - « Vous ne l’avez pas payé non plus. » - « Mais je ne l’ai pas mangé. »

Cette histoire joue encore la logique, façade qui nous est déjà familière et qui est particulièrement apte à travestir une faute de raisonnement. Évidemment, l’erreur tient à ce que le client roublard établit, entre la restitution du gâteau et l’échange avec le petit verre, un rapport inexistant. L’incident comporte en réalité deux actes, qui, pour le vendeur, sont indépendants l’un de l’autre, et ce n’est que dans l’esprit de l’acheteur qu’un des deux peut suppléer l’autre. D’abord il a pris, puis rendu le gâteau, il ne doit donc rien ; il prend ensuite un verre de liqueur dont il est redevable et qu’il lui faut payer. On peut dire que le client donne un double sens à « en échange de » au plutôt que, par l’artifice d’un double sens, il crée une relation inexistante dans la réalité .

Voici le moment venu de faire un aveu qui n’est pas dénué d’intérêt. Nous étu¬dions la technique de l’esprit par des exemples ; il nous faudrait donc être sûrs de ce que les exemples choisis par nous soient réellement des mots d’esprit. Or, en réalité, dans une série de cas nous restons indécis ; l’exemple en question peut-il vraiment être considéré ou non comme un mot d’esprit ? Mais nous ne possédons aucun critérium tant que nos recherches ne nous l’auront pas fourni ; nous ne pouvons nous fier au langage courant, qui lui aussi a besoin de se justifier ; nous ne pouvons, pour trancher la question, que nous appuyer sur une certaine « intuition », intuition qu’il est permis d’interpréter ainsi : notre jugement pour arriver à la décision, fait appel à des critères déterminés, mais inaccessibles encore à notre compréhension. Nous ne devons pas faire appel à cette « intuition » comme à un argument péremptoire. Aussi nous de¬manderons-nous si le dernier exemple peut être considéré comme un mot d’esprit, comme un trait d’esprit sophistique, ou tout simplement comme un sophisme. C’est que nous ne savons pas encore en quoi consiste le caractère distinctif de l’esprit.

Par contre, l’exemple suivant, qui offre une faute de raisonnement complémen¬taire, est à coup sûr un mot d’esprit. C’est encore une histoire de marieur juif -

Un marieur défend contre les critiques du jeune homme, la jeune fille qu’il lui propose. « La belle-mère, dit celui-ci, ne me plaît pas, c’est une personne méchante et bête. » - « Vous n’épousez pas la belle-mère, mais la fille. » - « Mais elle n"est plus jeune ni belle non plus. » - « Peu importe, moins elle sera jeune et belle, plus elle vous sera fidèle. » - « Il y a bien peu d’argent. » - « Qui parle d’argent ! Est-ce l’argent que vous épousez ? C’est bien une femme que vous voulez ! » - « Mais elle est bossue ! » - « Que voulez-vous ! Il vous faut donc une femme sans défauts ? »

Il s’agit, en réalité, d’une demoiselle plus très jeune, sans argent ni beauté, nantie d’une mère repoussante et gratifiée au surplus d’une grave difformité. Ce ne sont pas là des conditions attrayantes pour un épouseur. A chaque défaut, le marieur trouve des arguments qui permettent de s’en accommoder : il ne concède comme seul défaut que la bosse, défaut dont tout le monde doit convenir. Voilà encore l’apparence de logique, caractéristique du sophisme, et destinée à couvrir la faute de raisonnement. La demoiselle n’a évidemment que des défauts, les uns sur lesquels on pourrait passer, et un dernier qui crève les yeux. Il est donc impossible de l’épouser. Le marieur feint d’avoir éliminé chacun des défauts par l’excuse qu’il leur trouve, bien que, malgré ses efforts il reste que chacun d’eux équivaille à une dévalorisation qui s’ajoute à la suivante. Il s’attache à chaque facteur isolément et refuse d’envisager leur somme.

Cette même omission est le nœud d’un autre sophisme, dont on a beaucoup ri, bien que l’on puisse douter de son caractère de mot d’esprit.

A. a emprunté à B. un chaudron de cuivre lorsqu’il le rend, B. se plaint de ce que le chaudron a un grand trou qui le met hors d’usage. Voici la défense de A. « Primo, je n’ai jamais emprunté de chaudron à B. secundo, le chaudron avait un trou lorsque je l’ai emprunté à B. ; tertio, j’ai rendu le chaudron intact. » Chacune de ces objec¬tions en soi est valable, mais rassemblées en faisceau, elles s’excluent l’une l’autre. A. isole ce qui doit faire bloc, tout comme le marieur les défauts de la prétendue. On peut dire aussi que A. met un « et » là où seule l’alternative « ou - ou bien » serait de mise.

L’histoire suivante repose également sur un sophisme. C’est encore une histoire de marieur.

Le prétendant objecte que la demoiselle a une jambe trop courte et qu’elle boite. Le marieur répond : « Vous avez tort. Supposez que vous épousiez une femme aux jambes droites et égales. Qu’en aurez-vous ? Vous ne pouvez être sûr qu’elle ne tom¬bera pas un jour et ne se brisera pas une jambe et ne restera pas estropiée pour le restant de sa vie ; d’où douleur, agitation, honoraires médicaux ! Si vous prenez cette femme, vous serez à l’abri de ce tintouin ; c’est chose faite. »

L’apparence de logique est ici bien maigre et personne ne préférerait un « malheur accompli » à un malheur éventuel. Le défaut du raisonnement sera plus saillant encore dans un autre exemple, difficile à traduire du jargon avec tout son sel.

Dans le temple de Cracovie, le grand rabbin N. prie au milieu de ses disciples. Soudain il laisse échapper un cri ; ses fidèles lui en demandent la cause. » Le grand rabbin de Lemberg vient de mourir. » La communauté se met en deuil. Les jours suivants On interroge tous ceux qui arrivent de Lemberg sur la mort du rabbin et sur sa maladie. Nul ne peut répondre, ils l’ont tous laissé en fort bonne santé. Enfin il demeure avéré que le rabbin de Lemberg n’était pas mort au moment où le rabbin de Cracovie en recevait la nouvelle télépathique, puisqu’il est encore en vie. Un étranger, profitant de l’occasion, raille un fidèle du rabbin de Cracovie : « Ce fut une magistrale gaffe de la part de votre rabbin que de voir mourir le rabbin L. à Lemberg, puisque celui-ci est toujours en vie. » - « Peu importe, dit le fidèle, zyeuter de Cracovie à Lemberg, voilà qui fut sublime. »

Ici on voit que la faute de raisonnement - qui se retrouve dans les deux derniers exemples - est franchement avouée. La valeur de la représentation imaginative est à tort élevée au-dessus de la réalité, le possible est mis presque sur le plan du réel. Voir de Cracovie à Lemberg serait une imposante manifestation télépathique, si seulement elle eût comporté une part de vérité ; mais le disciple ne s’embarrasse pas pour si peu. Il eût été possible que le grand rabbin de Lemberg succombât au moment même où son collègue en annonçait la nouvelle à Cracovie ; mais le disciple, sans avoir égard à la condition sous laquelle la prouesse du rabbin eût été admirable, admire son maître sans conditions. Le proverbe : « In magnis rebus voluisge sat est » se place au même point de vue. Tout comme, dans cet exemple, abstraction est faite de la réalité en faveur de la possibilité, de même, dans J’exemple précédent, le marieur tâche de présenter au prétendant l’éventualité d’un accident rendant sa femme infirme comme bien plus grave que la question de savoir si la femme est ou non réellement infirme.

A côté de ce groupe de fautes de raisonnement sophistiques, il y a place pour un autre groupe, bien intéressant, où le raisonnement erroné peut être qualifié d’auto¬matique. C’est peut-être par un caprice du hasard que les exem¬ples que je citerai dans ce nouveau groupe sont tous encore des histoires de marieur.

Un marieur a emmené un compère chargé de faire chorus avec lui lorsqu’il s’agira de la prétendue et de confirmer ses allégations. « Elle a poussé comme un sapin », dit le marieur. - « Comme un sapin », reprend l’écho. - « Elle a des yeux qu’il faut avoir vus. » - « Pour des yeux, ce sont des yeux », ajoute l’écho. - « Et cultivée comme per-sonne ! » - « Quelle culture ! » - « Mais, il est vrai, avoue le marieur, elle a une petite bosse. » - « Et encore quelle bosse ! » d’affirmer l’écho. - Les autres histoires, quoique d’un sens plus riche, sont taillées sur le même modèle.

Un prétendant, fort désagréablement surpris de la fiancée qu’on lui pré¬sente, prend le marieur à part et se plaint à son oreille. « Pourquoi m’avoir amené ici, lui dit-il sur un ton de reproche, elle est laide, vieille, elle louche,. a de vilaines dents et les yeux chassieux... » -« Vous pouvez parler à haute voix, » interrompt le marieur, « elle est de plus, sourde. »

Un prétendant fait, en compagnie du marieur, la première visite à sa fiancée éventuelle ; en attendant la famille au salon, ce dernier fait admirer au jeune homme une vitrine qui renferme une fort belle argenterie. « Voyez, lui dit4l, quelle fort une dénote cette argenterie. » - « Mais, dit le jeune homme sceptique, ces objets de prix n’auraient-ils pas été empruntés pour la circons¬tance, afin de nous jeter de la poudre aux yeux ? » - « Quelle idée ! reprend le marieur avec dédain, qui prêterait à ces gens quoi que ce soit ! »

Ces trois cas sont calqués l’un sur l’autre. Une personne a réagi plusieurs fois de suite suivant le même mode ; une dernière fois cette même réaction se montre inadé¬quate à la situation et en opposition avec les intentions mêmes du sujet. Elle néglige de s’adapter à la situation, elle se laisse aller à l’automa¬tis¬me de l’habitude. Ainsi l’acolyte de la première histoire oublie qu’il a été emmené pour disposer le prétendant en faveur de la prétendue, et s’il s’est montré tout d’abord fidèle à sa consigne en soulignant les avantages de la fiancée par ses réitérations, il appuie avec insistance sur le chapitre de la bosse timidement avouée - qu’il eût fallu escamoter en douce. Le marieur de la seconde histoire est fasciné par la liste des défauts de la prétendue au point qu’il en complète l’inventaire au mépris de sa fonction et de ses intentions. Dans la troisième histoire enfin, l’excès de zèle du marieur, qui veut convaincre le jeune homme de la richesse de la famille, le pousse, pour appuyer ses dires, à un aveu qui ruine tout son édifice. Partout c’est le triomphe de l’automatisme sur l’adaptation opportune de la pensée et de l’expression.

Tout cela est facile à comprendre, mais susceptible de nous embrouiller dès que nous nous apercevons que ces trois histoires, que nous venons de présenter comme spirituelles, peuvent être, à aussi juste titre, qualifiées de « comiques ». La révélation de l’automatisme psychique appartient à la technique du comique, comme tout dé-masquage, toute trahison de soi-même. Nous voilà tout d’un coup ramenés au problè¬me des rapports de l’esprit et du comique que nous voulions éviter (voir l’lntro¬duction). Ces histoires ne sont-elles que « comiques » ? Ne sont-elles pas également « spirituelles » ? Le comique use-t-il ici des mêmes moyens que l’esprit ? Et, encore une fois, quel est le caractère particulier du spirituel ?

Il faut retenir que la technique du dernier groupe que nous venons d’envisager ne consiste que dans l’emploi de « fautes de raisonnement » ; mais il nous faut avouer que leur étude nous a apporté l’obscurité plutôt que la lumière. Toutefois nous ne perdrons pas l’espoir d’obtenir, par la connaissance plus complète des techniques de l’esprit, un résultat qui pourra nous orienter vers une intelligence nouvelle des choses.

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Les mots d’esprit suivants, qui nous serviront de thème, nous seront d’une étude plus facile. En premier lieu, leur technique nous ramène à des éléments déjà connus.

Voici un mot de Lichtenberg :

« Le mois de janvier est celui au cours duquel on formule des vœux pour ses bons amis, et les autres mois sont ceux au cours desquels aucun de ces vœux ne se réalise. »

Comme ces mots sont plus fins que forts et que leur technique ne s’impose pas d’emblée, nous renforcerons notre impression en multipliant les exemples.

« La vie humaine se compose de deux parties. la première se passe à désirer la seconde, la seconde à désirer le retour de la première. »

« Die Erfahrung besteht darin, dass man erfährt, was man nicht zu erfahren wünscht » (L’expérience consiste à acquérir l’expérience de ce dont l’on ne désirerait pas faire l’expé¬rience). (Ces deux derniers de K. Fischer.)

Inévitablement ces exemples nous orientent vers le groupe envisagé plus haut et caractérisé par « l’emploi multiple du même matériel ». Nous pourrions, surtout à l’occasion du dernier exemple, nous demander pourquoi nous ne l’avons pas classé dans le groupe susnommé au lieu de le ranger ici sous une rubrique nouvelle. L’expérience (« Erfahrung ») y est décrite par ses propres syllabes, comme plus haut la « Eifersucht jalousie » (v. p. 49). Je ne m’insurgerai donc guère contre une telle ini¬tiative. En revanche les deux autres exemples, dont les caractéristiques se ressem¬blent, comportent d’après moi un facteur plus frappant et plus important que l’emploi multiple des mêmes mots, emploi qui manque totalement ici de tout ce qui peut suggérer le double sens. Je dirais même qu’ici se constituent des unités nouvelles et inattendues, des rapports réciproques entre des représentations, et des définitions l’une par l’autre ou par leur relation avec un troisième facteur commun. Je proposerais pour ce processus le nom d’ « uni¬fication » ; il est évidemment analogue à la conden¬sation par compression des mêmes termes. Ainsi les deux moitiés de la vie se défi¬nissent en fonction d’une relation de réciprocité découverte entre elles : dans la première on désire l’avènement de l’autre, dans la seconde le retour de la première. Pour mieux dire, on a choisi, pour la représentation, deux propositions qui se ressem¬blent beaucoup. A l’identité des rapports correspond alors l’identité de l’expression, qui pouvait nous orienter vers l’idée de J’emploi multiple du même matériel (désirer la seconde - désirer le retour de la première). Dans le mot de Lichtenberg, janvier et les autres mois qu’il lui oppose sont définis par une relation inverse en fonction d’un troisième facteur, en l’espèce les vœux que l’on formule en janvier et qui ne se réalisent point au cours des autres mois. La différence entre ce processus et l’emploi multiple du même matériel verbal qui, lui-même, se rapproche du double sens, nous apparaît ainsi avec une grande netteté .

Voici un bel exemple de mot d’esprit par unification qui se passe de tout com¬mentaire :

Le poète lyrique français J.-B. Rousseau avait écrit une ode à la postérité ; Voltaire, jugeant que cette ode ne méritait pas de passer à la postérité, déclara spiritu¬ellement : « Ce poème n’arrivera pas à son adresse. » (D’après K. Fischer.)

Ce dernier exemple nous révèle le rôle fondamental de l’unification dans les mots qui visent à l’esprit d’à-propos. Or la repartie réside dans une riposte du tac au tac à l’agression, dans le fait de savoir retourner le trait contre quelqu’un, « le payer de la même monnaie » ; en un mot elle produit une unification inattendue entre l’attaque et la contre-attaque.

Par exemple - Le boulanger dit au traiteur dont le doigt suppure : « Tu l’auras trempé dans ta bière ? » - « Non, c’est un de tes petits pains qui me sera rentré sous l’ongle. » (D’après Ueberhorst, Das Komische, II, 1900.)

Serenissimus, voyageant dans ses États, remarque dans la foule un homme qui ressemble étonnamment à sa haute personnalité. Il lui fait signe d’approcher et lui demande : « Ta mère n’a-t-elle jamais servi au palais ? » - « Non, Altesse, répond celui-ci, c’était mon père. »

Le due Charles de Würtemberg, au cours d’une promenade à cheval, tombe sur un teinturier qu’il trouve fort appliqué à son travail. « Peux-tu me teindre mon cheval blanc en bleu ? » s’écrie le due. - « Parfaitement, Monseigneur, répond l’autre, à con¬dition qu’il supporte l’ébullition ! »

Cette réponse du « berger à la bergère », qui réplique à une question absurde par une condition aussi impossible que la question était absurde, met encore en œuvre un autre procédé technique qui n’aurait pu trouver son emploi si la réponse du teinturier avait été . « Non, Monseigneur, je crains que le cheval ne supporte pas l’ébullition. »

L’unification fait encore usage d’un autre procédé technique fort curieux, la juxta¬position par la conjonction et. Celle-ci implique le rapport, nous ne pouvons l’enten¬dre autrement. Lorsque, dans son Voyage dans le Harz, Heine nous dépeint la ville de Goettingen dans ces termes : « En général les habitants de Goettingen se divisent en étudiants professeurs, philistins et bétail », nous comprenons cette juxtaposition dans le sens précis que Heine souligne en ajoutant cette phrase : « Ces quatre types ne sont rien moins que nettement différenciés. » De même, à propos de l’école où, disait-il, il avait « subi également le latin, les corrections et la géographie », la place d’honneur des corrections Parmi les matières d’enseignement montre évidemment que l’écolier a gardé le même souvenir des corrections que du latin et de la géographie.

Lipps, parmi les exemples d’énumérations spirituelles (« coordination ») proches parentes de « étudiants, professeurs, philistins et bétail » de Heine, cite le vers suivant :

« Mit einer Gabel und mit Müh’zog ihn die Mutter aus [der Brüh’ » ;

(Avec la fourchette et mille maux, sa mère le retira du pot.) Comme si la peine était un ustensile pareil à la fourchette, ajoute Lipps. Nous avons toutefois l’impres¬sion que ce vers est très comique mais nullement spirituel, tandis que l’énumération de Heine l’est de toute évidence. Nous reviendrons peut-être plus tard sur ces exem-ples, lorsque nous serons à même de ne plus éluder le problème des relations entre le comique et l’esprit.

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L’exemple du duc et du teinturier nous a montré que la réponse serait demeurée un mot d’esprit par unification si elle eût été formulée ainsi : « Non, je crains que le cheval blanc ne supporte pas l’ébullition. » Mais la réponse a été : « Oui, Monsei¬gneur, à condition qu’il supporte l’ébullition. » La transposition du « non », qui s’im-posait, en « oui » représente une nouvelle ressource technique de l’esprit, dont nous allons étudier l’emploi dans d’autres mots d’esprit.

Un mot d’esprit très voisin de celui de K. Fischer que nous venons de citer, mais plus simple, est le suivant : Frédéric le Grand entend parler d’un prédicateur de Silésie, qui a la réputation d’être en rapport avec les esprits. Il le fait mander et lui adresse cette question : « Savez-vous conjurer les esprits ? » - « A vos ordres, Majes¬té, mais ils ne viennent pas. » Il apparaît clairement que la technique de ce mot d’esprit se borne à remplacer le « non », seul idoine, par son contraire. Pour aller jusqu’au bout de cette substitution, il fallait associer ce « oui » à un « mais » dont l’addition à ce « oui » (= « oui, mais... ») équivaut à « non ».

La représentation par le contraire, comme nous la voulons dénommer, se prête de différentes manières à l’élaboration de l’esprit. Voici, pour la faire voir à l’état presque pur, deux exemples empruntés à Heine et à Lichtenberg :

Heine : « Cette femme ogre plus dune ressemblance avec la Vénus de Milo ; elle est extrêmement vieille comme elle, elle est également édentée et présente sur la surface jaunâtre de son corps quelques taches blanches. »

C’est représenter la laideur par analogie avec la beauté parfaite ; il est vrai que ces analogies ne peuvent consister qu’en qualités formulées de façon ambiguë ou en considérations accessoires. Nous retrouvons cette dernière technique dans le second exemple :

Lichtenberg : Le Grand Esprit.

« Il réunissait en lui les traits caractéristiques des grands hommes : il avait la tête de travers comme Alexandre, farfouillait tout le temps dans ses cheveux comme César, pouvait boire du café comme Leibnitz ; comme Newton, il oubliait le boire et le manger lorsqu’il était carré dans son fauteuil et qu’il fallait comme celui-ci le réveiller ; il portait sa perruque comme le docteur Johnson et, comme Cervantès, avait toujours un bouton de sa culotte ouvert. »

Voici un exemple particulièrement pur de représentation par le contraire, en dehors de tout mot à double sens ; J. V. Falke l’a recueilli au cours d’un voyage en Irlande. La scène se passe dans un musée de figures de cire, disons de Mme Tussaud. Un guide conduit vieux et jeunes, et leur fait les honneurs de chaque groupe en débitant un boniment : « This is the Duke of Wellington and his horse » (Voici le duc de Wellington et son cheval), sur quoi une jeune fille pose la question : Which is the Duke of Wellington and which is his horse ? » (Où est le Due et où est le cheval ?) - « Just as you like, my pretty child, you pay the money and you have the choice. » (Comme vous voudrez, ma belle, vous payez, donc vous avez le choix.) (Lebenserinnerungen [Souvenirs], p. 271).

On peut ainsi réduire ce mot d’esprit irlandais : « C’est outrageant ce que ces gens osent offrir au publie ! Pas moyen de distinguer le cheval du cavalier ! (Hyperbole plaisante.) Et c’est cela que l’on paie argent comptant ! » L’indignation est figurée par un petit incident ; le publie tout entier est représenté par une seule dame ; le cavalier est individuellement déterminé ; ce doit être de toute évidence le Due de Wellington si populaire en Irlande. Mais l’impudence du propriétaire ou du guide, qui tire aux gens l’argent de la poche sans rien leur donner en échange - cette impudence est représenté par le contraire, par le discours du guide qui se pose en homme d’affaires consciencieux, uniquement préoccupé des droits que le publie a acquis en payant. Nous observons maintenant que cette technique est loin d’être simple. Le fait qu’on a trouvé un moyen de faire protester le roublard de sa conscience range ce mot d’esprit parmi ceux qui s’appuient sur la représentation par le contraire ; d’autre part, le fait que cette protestation soit une réplique à une question d’un tout autre ordre, que notre homme se drape dans sa dignité de commerçant, tandis qu’on s’attend à la ressem¬blance de ses figures de cire, ce fait, disons-le, relève du déplacement. La technique de ce mot représente donc une combinaison de ces deux procédés.

Cet exemple se rapproche d’un petit groupe de mots d’esprit dits « par suren¬chère ». Le « oui » qu’exigerait la réduction est remplacé dans ces mots d’esprit par un « non » qui équivaut lui-même, en vertu de son contenu, à un « oui » renforcé, et réciproquement. La contradiction remplace une affirmation avec surenchère ; p. ex. cette épigramme de Lessing :

« Die gute Galathee ! Man sagt, sie schwärz’ihr Haar ;
Da doch ihr Haar schon schwarz, als sie es kaufte, war. »
(La bonne Galathée ! on l’accuse de teindre ses cheveux [en noir ;
Mais ses cheveux étaient déjà noirs quand elle les acheta.)

De même la maligne et fallacieuse défense de la sagesse universitaire par Lichtenberg :

« Il y a plus de choses sur la terre et au ciel que ne le soupçonne toute votre scolastique ! » disait avec mépris le Prince Hamlet. Lichtenberg sait bien que cette critique est loin d’être assez sévère, puisqu’elle n’épuise pas les reproches que l’on peut faire à la scolastique. Aussi ajoute-t-il ce qui manque : « Mais il y a bien des choses dans la scolastique qui ne se trouvent ni au ciel ni sur terre. » Bien que sa représentation fasse ressortir de quelle manière la scolastique nous dédommage de la carence signalée par Hamlet, ce dédommagement implique un autre grief beaucoup plus sérieux.

Le procédé apparaît plus nettement encore, du fait de l’absence de toute trace de déplacement, dans deux anecdotes juives, du reste assez lourdes.

Deux juifs parlent de bains. « Je prends, dit l’un, un bain tous les ans, que ce soit utile ou non. »

Il est clair que ce Juif, par son affirmation hyperbolique de propreté, proclame justement sa malpropreté.

Un Juif remarque, dans la barbe d’un de ses pairs, des débris alimentaires. « Je puis te dire ce que tu as mangé hier. » - « Dis toujours. » - « Des lentilles. » - « Er¬reur ? j’en ai mangé avant-hier. »

Voici un superbe mot d’esprit à surenchère, facile à réduire à la représentation par le contraire :

Le roi, dans sa condescendance, visite la clinique chirurgicale et trouve le pr¬fes¬seur en train d’amputer une jambe ; le roi suit tous les temps de l’opération, qu’il applaudit en toute bienveillance royale, : « Bravo, bravo, cher Conseiller. » Son opé¬ration terminée, le professeur s’avance et demande au roi avec une profonde révérence : « Votre Majesté m’ordonne-t-elle de couper aussi l’autre jambe ? »

Ce que le professeur pensait de l’approbation royale il n’aurait pu, à coup sûr, l’exprimer tel quel : « Il semble que ce soit par ordre du roi et pour son bon plaisir que j’ampute la mauvaise jambe de ce pauvre diable. J’ai assurément bien d’autres raisons de pratiquer cette opération. » Mais malgré cela, s’approchant du roi il lui dit : « Je n’ai pas d’autres motifs d’opérer que l’agrément de Votre Majesté. J’ai été telle¬ment charmé de Son approbation, que j’attends Ses ordres pour amputer également la jambe saine. » Il arrive ainsi à se faire comprendre en exprimant le contraire de sa pensée, qu’il est obligé de garder pour lui. Ce contraire est une surenchère, indigne de créance.

La représentation par le contraire est, comme le démontrent ces exemples, un bon procédé fréquemment employé par la technique de l’esprit. Mais il ne faut pas oublier que cette technique n’appartient pas en propre à l’esprit. Marc-Antoine, après avoir, par son long discours au forum, transformé les sentiments du peuple assemblé autour du corps de César, lance à nouveau :

« Car Brutus est un homme d’honneur ! »

Il sait cependant fort bien que le peuple, prenant ses paroles dans leur sens véritable, s’écriera :

« Ils étaient des traîtres : hommes d’honneur ! »

De même, lorsque « Simplicissimus » met dans la bouche de ses « hommes à sen¬timent » des mots d’une brutalité et d’un cynisme inouïs, il réalise aussi une repré¬sentation par le contraire. Mais cela s’appelle « ironie », non plus esprit. L’ironie ne comporte aucune autre technique que la représentation par le contraire. On écrit, du reste, et on dit « esprit ironique ». Il n’y a donc plus à douter de ce que la technique ne suffit pas à elle seule à caractériser l’esprit. Il intervient encore un autre facteur, que nous n’avons pas encore réussi à découvrir. D’autre part, il reste toujours avéré qu’en supprimant la technique, l’esprit disparaît. Pour le moment, il nous semble fort difficile de voir le lien qui unit les deux points fixes que nous avons acquis en cherchant à élucider l’essence de l’esprit.

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Si la représentation par le contraire figure parmi les procédés techniques de l’es¬prit, on peut présumer que son contraire, c’est-à-dire la représentation par le sem¬blable ou par l’ « apparenté », y figure également. Effectivement, en poursuivant nos recherches, nous nous apercevons que ce procédé caractérise la technique d’un nouveau groupe, fort étendu, de « l’esprit de la pensée ». Le caractère spécifique de cette technique se dégage d’autant mieux que nous remplaçons l’expression « appa¬renté » par la locution « qui touche » ou « qui appartient à ». Aussi nous attacherons-nous tout d’abord à ce dernier caractère en l’éclairant par un exemple.

Il s’agit d’une anecdote américaine : Deux négociants peu scrupuleux avaient réussi, grâce à des entreprises fort risquées, à réaliser une fortune considérable ; tous leurs efforts tendirent alors à s’imposer à la bonne société. Il leur parut, entre autres, fort expédient de commander leur portraits au peintre le plus cher et le plus côté de la ville, dont chaque toile était attendue comme un événement. L’inauguration de ces portraits fut l’occasion d’une grande soirée ; les deux hôtes firent eux-mêmes au plus grand maître du goût et de la critique les honneurs de la muraille sur laquelle leurs portraits s’étalaient côte à côte ; ils espéraient bien tirer de lui un verdict admiratif. Celui-ci regarda longuement les tableaux, puis secoua la tête comme s’il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait, et montrant l’espace vide entre les deux portraits : « And where is the Saviour ? » (Et où est le Sauveur ? ou Il manque là l’image du Sauveur.)

Le sens de ce discours est clair. - Il s’agit toujours de suggérer quelque chose que l’on ne peut exprimer directement. Par quelle voie s’opère cette « représentation indirecte » ? Une série d’associations simples et de conclusions nous permettra de suivre, à rebours, l’évolution de ce mot d’esprit.

La question : « où est le Sauveur, l’image du Sauveur ? » nous fait deviner que, pour le critique, la vue des deux portraits évoque une vision analogue, qui lui est tout aussi familière qu’à nous, mais à laquelle pourtant il manque quelque chose : la vision de l’image du Sauveur entre deux autres portraits. Le cas est unique : c’est celui du Christ entre les deux larrons. L’esprit rétablit ce qui manque, l’analogie s’applique aux deux portraits qui sont à droite et à gauche de l’image du Christ et que le mot d’esprit enjambe. L’analogie ne peut résider qu’en ce que les deux portraits exposés sur le mur du salon figurent également des larrons. Voici donc ce que le critique voulait mais ne pouvait dire : « Vous êtes une paire de canailles » ; ou plus explicitement : « Que m’importent vos portraits ? Ce que je sais, c’est que vous êtes une paire de canailles. » Et il est parvenu à le dire à la faveur de quelques associations et de quelques déduc¬tions, par la voie, dirons-nous, de l’allusion.

Nous avons déjà, rappelons-le, rencontré l’allusion : dans le double sens en particulier. Lorsque, de deux sens possibles d’un même mot, l’un s’imposait comme le plus fréquent et le plus usuel, de façon à être forcément le premier évoqué, tandis que l’autre semblait beaucoup plus lointain, dans ces conditions nous avons proposé le terme de double sens avec allusion. Nous avons noté que la technique de toute une série de mots d’esprit, déjà envisagés, n’était point simple, et nous comprenons main¬tenant que c’est l’allusion qui est l’agent de cette complexité (p. ex. le mot d’esprit par interversion de la femme qui s’est mise sur le velours et le mot par contresens de la réponse aux félicitations à l’occasion de la naissance du tradition : « c’est étonnant ce que peut faire la main de l’homme » [p. 85].

L’anecdote américaine nous livre l’allusion vierge de tout double sens ; nous trouvons que son trait caractéristique réside dans le remplacement par un élément lié à l’association des idées. Il est facile de deviner que les connexions utilisables sont variées. Pour ne pas nous perdre dans l’abondance des exemples, nous n’en prendrons qu’un nombre restreint, représentatifs des variantes les plus tranchées.

Le rapport utilisé par la substitution peut se borner à l’assonance, de sorte que cette sous-variété correspond dans le groupe de l’« esprit des mots » au genre calem¬bour. Toutefois cette assonance ne porte plus seulement sur des mots, mais sur des phrases entières, des alliances de mots caractéristiques, etc.

Par exemple, Lichtenberg a créé cet aphorisme :

« Neue Bäder heilen gut » (Les nouveaux bains guérissent bien), qui nous rappelle aussitôt le proverbe : « Neue Besen kehren gut » (Les nouveaux balais balaient bien). Dans le texte allemand les trois premières syllabes sont consonantes (Neue Bäder dans l’un, Neue Besen, dans l’autre) ; le dernier mot et toute la structure de la phrase sont identiques. L’intention du spirituel penseur a certainement été de parodier le proverbe populaire. L’aphorisme de Lichtenberg constitue donc une allusion au proverbe. Cette allusion insinue une idée qui n’est pas exprimée explicitement, à savoir que l’effet des bains résulte encore d’un facteur autre que de leurs propriétés thermales constantes.

On pourrait analyser de façon analogue la technique d’une autre plaisanterie ou mot d’esprit de Lichtenberg : « Ein Mädchen kaum zwölf Moden alt » (Une jeune fille à peine âgée de douze modes). En allemand ce mot sonne comme douze « Mon¬de » (douze lunes, c’est-à-dire douze mois) . C’était peut-être à l’origine une altéra¬tion graphique de la dernière expression, qui appartient au langage poétique. Mais c’est une trouvaille de compter l’âge d’une femme par changements de modes au lieu de le compter par changements de lune.

Les rapports peuvent aboutir à l’identité sous la réserve d’une modification légère. Cette technique, on le voit une fois de plus, est parallèle à celle de l’esprit des mots. Ces deux formes d’esprit produisent presque les mêmes effets, mais au cours de l’élaboration de l’esprit elles se distinguent plus nettement dans leurs processus.

Voilà un exemple d’un mot d’esprit ou calembour de ce genre : La grande cantatrice Marie Wilt, dont la personne était aussi étoffée que la voix, connut l’affront de voir appliquer à sa difformité le titre d’une pièce célèbre tirée d’un roman de Jules Verne : « Die Reise um die Wilt in 80 Tagen » (Le tour de Wilt [Welt = monde en allemand] en 80 jours).

De même : « Jeder Klafter eine Königin » (A chaque brasse une reine) représente une modification de la célèbre formule de Shakespeare : « Jeder Zoll ein König » (A chaque coudée un roi), et de plus une allusion à la taille démesurée d’une dame du monde. Il n’y aurait pas grand-chose à objecter à qui rangerait ce mot d’esprit parmi les mots par condensation avec modification plutôt que parmi les mots à formation substitutive (cf. tête-à-bête, p. 34).

Un ami disait d’un personnage doué des plus nobles aspirations mais qui était têtu comme un mulet : « Er hat ein Ideal vor dem Kopf » (Il a un idéal devant la tête). « Ein Brett vor dent Kopt haben » (avoir une planche devant la tête = ne rien voir), est une expression allemande courante à laquelle cette modification fait allusion et dont elle accapare le sens. Là encore, il s’agit de condensation avec modification.

On distingue à peine, de la condensation avec substitution, l’allusion avec modifi¬cation, lorsque la modification se borne à quelques lettres, p. ex. « Dichteritis ». Cette allusion compare le danger des épidémies de diphtérie à celui des efflorescences de poètes sans inspiration .

Les particules négatives réalisent à peu de frais de fort belles allusions :

« Mein Unglaubensgenosse Spinoza » (Mon coreligionnaire en incroyance Spinoza) , dit Heine. « Nous, par la disgrâce de Dieu, journaliers, serfs, nègres, cor¬véables, etc. » Ainsi commence, sous la plume de Lichtenberg, le fragment d’un manifeste de ces malheureux qui certainement parlent à plus juste titre de la disgrâce divine que les rois et les princes de sa grâce.

En fin de compte, l’omission représente encore une allusion comparable à la con¬densation sans substitution. Au fond, toute allusion comporte une omission, à savoir celle de la suite des pensées qui aboutit à l’allusion. Il ne s’agit que de savoir ce qui saute d’emblée aux yeux, la lacune elle-même ou les matériaux de substitution qui la comblent partiellement et constituent les termes de l’allusion. Toute une série d’exem¬ples nous ramèneraient ainsi de l’omission la plus frappante à l’allusion proprement dite.

L’omission sans substitution se retrouve dans l’exemple suivant : Il existe à Vienne un Monsieur X., auteur à l’esprit caustique et combatif, que ses brocards mor¬dants exposèrent à plusieurs reprises aux sévices de ses victimes. A la suite d’une nouvelle incartade de la part d’un de ses adversaires habituels, une tierce personne s’écria : « Si X. l’entend, il recevra encore une gifle. » En premier lieu c’est de la sidération, provoquée par ce non-sens apparent, que relève la technique de ce mot d’esprit. : recevoir une gifle n’est pas le corollaire habituel du fait d’avoir entendu quelque chose. L’interpolation suivante fait disparaître le contresens . il écrira alors sur son adversaire un article si virulent que, etc. Allusion par omission et contresens, voilà les procédés techniques de ce mot d’esprit.

Heine écrit, : « Il se vante à tel point que le prix des pastilles fumantes va mon¬ter. » La lacune est facile à combler. Ce qui est omis est remplacé par une conclusion qui ramène par voie d’allusion à la locution allemande . « Eigenlob stinkt » (= On est puant à se vanter soi-même) .

Nous retrouvons nos deux Juifs devant l’établissement de bains : L’un d’eux soupire : « Voilà déjà un an de passé ! »

Ces exemples prouvent indiscutablement que l’omission est une des formes de l’allusion.

On retrouve encore une ellipse nette dans cet exemple qui est un mot d’esprit typique à base d’allusion. Après une fête d’artistes qui eut lieu à Vienne, parut un livre humoristique dans lequel figurait entre autres mots cette singulière réflexion :

« Une épouse est comme un parapluie. On prend malgré tout un fiacre. »

Un parapluie ne suffit pas à protéger de la pluie ; le « malgré tout » signifie « lors¬qu’il pleut bien fort » ; n’oublions pas que le fiacre est une voiture publique. Mais comme il est ici question d’une autre forme : la comparaison, nous remettrons à plus tard l’étude plus approfondie de ce mot d’esprit.

C’est un véritable guêpier d’allusions piquantes que Les Bains de Lucques de Heine, qui utilise au mieux cette forme de mot d’esprit dans sa polémique contre le comte Platen. Bien avant que le lecteur ait pu se douter de qui il s’agit, Heine prélude par des allusions, empruntées aux domaines les plus divers, à un certain thème qui se prête particulièrement mal à être abordé de front. Voici p. ex. la série des cocasseries de Hirsch-Hyacinthe : « Vous êtes trop corpulent et moi trop maigre, vous avez beaucoup d’imagination et moi j’ai d’autant plus le sens des affaires, je suis un homme pratique et vous un diarrhétique (Diarrhetikus, Theoretiker), en un mot vous êtes en tout mon « Antipodex » (antipodicul). » - « Venus Urinia ». - La grosse maritorne du Dreckwall (rempart de crotte) à Hambourg, etc. ; tous les événements que le poète raconte semblent tout d’abord des jeux espiègles, mais leur relation symbolique avec une intention polémique se révèle bientôt et ils se comportent pour ainsi dire à la façon d’allusions. Enfin l’attaque contre Platen se précise, c’est une cascade, c’est un feu roulant d’allusions au thème déjà connu des amours masculines du comte, qui éclate dans chaque phrase et prend à partie le talent et le caractère de l’adversaire, p. ex. -

« Bien que les Muses ne lui accordent pas leurs faveurs, il tient quand même sous sa férule le génie de la langue, ou plutôt il s’entend à le violenter ; le génie ne se prête pas volontairement à son amour, il doit se mettre à la poursuite du petit coquin ; aussi n’en peut-il étreindre que les formes extérieures qui, malgré leurs belles rondeurs, s’accommodent mal du langage académique. »

« Il rappelle l’autruche, qui se croit bien cachée lorsqu’elle plonge la tête dans le sable et ne montre que le croupion. Le noble oiseau ferait mieux de cacher son croupion et de montrer sa tête. »

L’allusion est peut-être le procédé le plus courant et le plus commode de la techni¬que du mot d’esprit ; nous y avons recours dans la plupart des productions spirituelles éphémères dont nous nous plaisons à émailler notre conversation, mais qui ne supportent ni la transplantation hors de ce terrain nourricier ni la vie indépendante. Et nous voilà justement ramenés par l’allusion à cette particularité qui nous avait tout d’abord égarés dans l’appréciation de la technique de l’esprit. L’allusion n’est pas par elle-même spirituelle : bien des allusions fort correctes ne possèdent point ce carac¬tère. C’est l’allusion « spirituelle » qui seule est spirituelle, et ainsi le critérium de l’esprit, que nous avons pourchassé jusque dans la technique, nous échappe à nouveau.

J’ai défini, chemin faisant, l’allusion comme une « représentation indirecte » et je viens de m’apercevoir que les différents modes d’allusions, ainsi que la représentation par le contraire ou par d’autres techniques encore à l’étude, peuvent rentrer dans un seul grand groupe pour lequel le nom de « représentation indirecte » me paraîtrait le plus compréhensif. Fautes de raisonnement - Unification - Représentation indirecte seraient donc les rubriques essentielles auxquelles se ramèneraient les techniques, de nous connues, de l’esprit de la pensée.

Or l’investigation plus approfondie de nos matériaux nous autorise, croyons-nous, à isoler dans la représentation indirecte un nouveau sous-groupe dont les caractères sont bien tranchés mais dont les applications sont rares. C’est la représentation par le détail ou par le menu qui arrive à suggérer, avec une clarté absolue, à la faveur d’un détail insignifiant, une caractéristique frappante. L’intégration de ce groupe à l’allu¬sion peut se défendre en raison de l’étroite solidarité qui existe entre ce détail minuscule et le sujet à représenter, solidarité qui permet de conclure de celui-là à celui-ci, P. ex. .

Un Juif de Galicie voyageait en chemin de fer et prenait ses aises, ouvrant son vêtement et posant ses pieds sur la banquette. Un monsieur bien mis entre dans le même compartiment. Le Juif se reprend et se tient correctement. L’étranger feuillette un livre, calcule, médite, puis demande subitement au Juif : « Quand est, s’il vous plaît, le Yomkippour ? » (le grand pardon). « Aesoi » , s’écrie le Juif en, remettant ses pieds sur la banquette avant de répondre.

On ne peut nier que cette représentation par un détail ne se rattache à cette tendance à l’épargne, seul et ultime facteur commun que laissent subsister nos investi¬gations relatives à la technique de l’esprit des mots.

Voici un exemple très voisin :

Le médecin qui doit assister à l’accouchement de la baronne déclare que le moment n’est pas encore venu et propose au baron une partie de cartes dans la cham¬bre voisine. Quelque temps après, un appel de la baronne, en français, retentit à l’oreille des deux messieurs : « Ah ! mon Dieu, que je souffre ! » Le mari sursaute, mais le médecin demeure calme - « Ce n’est rien, jouons toujours. » Un peu plus tard un gémissement, cette fois en allemand : « Dieu, Dieu, que je souffre ! » - « Voulez-vous entrer, monsieur le professeur ? » dit le baron. - « Ce n’est pas encore le moment. » Enfin on entend dans la chambre voisine un cri inarticulé en yiddish - « Ai, ai waih » ; alors le médecin jette ses cartes et dit : « C’est le moment ! »

Pour montrer que la douleur fait surgir la nature primitive en dépit des entraves de l’éducation et qu’à juste titre un fait en apparence insignifiant emporte une décision importante, ce mot d’esprit excellent s’appuie sur les modalités successives des plaintes d’une femme du monde qui accouche.

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Un autre mode de représentation indirecte dont use le mot d’esprit est la com¬paraison ; nous avons tardé à nous en occuper parce que non seulement son appré¬ciation soulève des difficultés nouvelles, mais encore nous remet aux prises avec des difficultés que nous avions déjà rencontrées précédemment. A propos de certaine exemples que nous apportions à l’appui de nos recherches, nous avons déjà admis qu’il est difficile de déterminer si l’on peut, après tout, les classer parmi les . mots d’esprit, et nous avons reconnu que cette incertitude était de nature à ébranler les bases mêmes de notre étude. Mais aucun autre point de noire travail ne m’a donné plus nettement et plus souvent ce sentiment d’incertitude que les mots d’esprit par métaphore. Ce sentiment qui, dans les mêmes conditions, à moi, comme à bien d’autres probablement, nous dit d’emblée, avant même d’avoir découvert l’essence du caractère latent d’un mot d’esprit : voilà un mot d’esprit, voilà ce qu’on peut faire passer pour un mot d’esprit, ce sentiment, dis-je, me laisse le plus souvent désemparé lorsqu’il s’agit des comparaisons spirituelles. Si, d’emblée, je n’ai pas hésité à consi¬dérer telle comparaison comme un mot d’esprit, je crois m’apercevoir, l’instant d’après, que mon plaisir diffère qualitativement de celui que me procure en général un mot d’esprit ; le fait que les comparaisons spirituelles ne sont que rarement capables de déclencher un éclat de rire - critérium d’un bon mot - m’empêche de bannir ce doute même en m’en tenant, comme je l’ai fait ailleurs, aux exemples les meilleurs et les plus risibles du groupe.

Il est facile de démontrer que nombre d’exemples excellents et très suggestifs de ce groupe ne nous donnent point l’impression d’être des mots d’esprit. La belle comparaison du Journal d’Ottilie, celle de la tendresse avec le fil rouge de la marine anglaise, en est un exemple (v. p. 33). Il en est de même d’une autre comparaison, qui a gardé pour moi son admirable fraîcheur et son puissant attrait et que je ne puis m’empêcher de citer dans ce contexte. C’est la métaphore qui sert de péroraison à l’une des plus belles défenses de F. Lassalle (La science et les Travailleurs) : « Celui qui a subordonné, comme je vous l’ai dit, sa vie à cette devise : « La Science et les Travailleurs », ne sera pas plus impressionné par une condamnation qu’il pourrait encourir qu’un chimiste plongé dans ses expériences par l’explosion d’une cornue. La résistance de la matière lui fait un instant froncer les sourcils, puis l’incident est clos et il poursuit ses recherches et ses travaux. »

Les écrits de Lichtenberg renferment un grand nombre d’exemples de métaphores justes et spirituelles (t. II de l’édition de Gœttingen, 1853) ; c’est d’eux que je vais tirer les matériaux de notre étude.

« Il est presque impossible de promener, dans une foule, le flambeau de la Vérité sans brûler la barbe à quelqu’un. »

Voilà qui semble spirituel et pourtant, à y regarder de plus près, l’effet spirituel ne résulte pas de la comparaison elle-même, mais d’une qualité accessoire. En réalité, « le flambeau de la Vérité » n’est pas une comparaison neuve ; elle est au contraire une expression toute faite, fort usuelle, devenue lieu commun, suivant le sort habituel des comparaisons heureuses : elles tombent dans le domaine publie. Mais cette com¬paraison « le flambeau de la Vérité » qui, dans les circonstances ordinaires, passerait inaperçue, retrouve sa vigueur originelle du fait que Lichtenberg en fait jaillir une conclusion nouvelle. Cette réédition d’expressions pâlies avec restauration de leur plein sens nous est déjà connue comme étant une des techniques de l’esprit ; elle se range dans le groupe de l’emploi multiple du même matériel (v. p. 48). Il serait fort possible que l’impression spirituelle produite par le mot de Lichtenberg ne fût due qu’à la participation de ce mot à cette technique de l’esprit.

Ces remarques s’appliquent sans doute à une autre comparaison spirituelle du même auteur :

« Cet homme n’était pas à proprement parler une vive lumière, mais un grand chandelier... il était professeur de philosophie. »

Appeler un grand savant une vive lumière ou lumen mundi n’est plus, depuis long¬temps, une comparaison ingénieuse ; qu’elle ait connu ou non, à l’origine, la fortune d’un mot spirituel, peu importe. Mais on rafraîchit la comparaison, on lui rend sa pleine vigueur en lui faisant subir une modification et de la sorte on en tire une seconde, une nouvelle comparaison. La façon dont cette seconde comparaison dérive de la première semble la condition du mot d’esprit, mais non point par elle-même chacune des deux comparaisons. Elle relèverait de la même technique spirituelle que l’exemple du flambeau.

Pour une raison différente, que l’on peut pourtant apprécier à peu près de même, la comparaison suivante nous semble spirituelle.

« Les comptes rendus m’apparaissent comme une sorte de maladie d’enfants qui sévit plus ou moins sur les livres nouveau-nés. L’expérience nous montre que les plus viables parfois succombent et que bien des faiblards en réchappent. Quelques-uns ne la contractent même pas. On a cherché bien souvent à les préserver par les amulettes de l’avant-propos et de la dédicace ou même à les maculer par l’autocritique ; mais cela ne réussit pas toujours. »

La comparaison des comptes rendus aux maladies d’enfants ne s’appuie d’abord que sur la contamination qui suit immédiatement la naissance. Est-elle spirituelle, je n’oserais l’affirmer. Mais la comparaison est poussée plus loin : il se trouve que les destins ultérieurs des livres nouveaux peuvent être représentés dans le cadre de la même métaphore ou par des métaphores adjacentes. Cette filiation d’une comparaison est certes spirituelle ; mais nous savons quelle technique la fait paraître telle : c’est un cas d’unification, d’établissement d’un rapport inattendu. Cependant le caractère de l’unification n’est pas modifié par l’appui qu’elle prend sur une métaphore initiale.

On est tenté, en présence d’autres comparaisons, de rapporter l’impression incon¬testablement spirituelle à un facteur différent qui, à son tour, est indépendant de la nature même de la métaphore. Ce sont des comparaisons qui portent en elles une synthèse frappante, souvent une unification qui sonne l’absurde, ou qui sont rempla¬cées par une unification de ce genre dérivée de la comparaison. La plupart des mots de Lichtenberg appartiennent à ce groupe.

« C’est grand dommage de ne pouvoir, chez les écrivains, explorer les doctes boyaux, on saurait ainsi ce qu’ils ont mangé. » « Les doctes boyaux », voilà une épithète qui sidère, qui est au fond absurde et ne s’explique ensuite que par une comparaison. Ne serait-il pas possible que l’effet spirituel de cette comparaison se réduisît intégralement au caractère déconcertant de cet assemblage ? Ce serait alors un nouvel exemple de ce procédé de l’esprit, bien connu de nous, la représentation par le contresens.

Lichtenberg, dans un autre mot d’esprit, a usé de la même comparaison de l’ab¬sorption de la lecture et de l’érudition avec l’absorption de la nourriture matérielle.

« Il était féru de l’instruction en chambre, était donc pleinement partisan de l’affouragement savant à l’écurie. »

D’autres métaphores du même auteur présentent ces mêmes épithètes absurdes ou du moins frappantes qui, comme nous commençons à nous en apercevoir, sont les véritables agents vecteurs de l’esprit :

« Voici la façade exposée de ma constitution morale, c’est elle qui peut supporter le choc. »

« Chaque homme possède un « backside » (verso) moral, qu’il ne montre pas sans nécessité et qu’il cache, autant que possible, sous la culotte des bienséances. »

Le « backside moral », voilà une épithète bien suggestive résultant d’une compa¬raison. La comparaison se poursuit par un jeu de mots en bonne et due forme (« nécessité »), puis surgit une seconde alliance de mots encore plus insolite (« la culotte des bienséances ») qui est peut-être spirituelle par elle-même, car les culottes deviennent spirituelles à être, pour ainsi dire, celles de la bienséance. Aussi ne faut-il pas s’étonner de ce que l’ensemble donne l’impression d’une comparaison fort spiri¬tuelle ; nous nous en apercevons peu à peu ; nous sommes en général disposés à étendre à un ensemble un caractère qui n’appartient qu’à l’une de ses parties. La « culotte des bienséances » rappelle du reste ce vers sidérant de Heine :

« Bis mir endlich alle Knöpfe rissen
an der Hose der Geduld. »

(« Jusqu’à ce que tous les boutons me soient sautés du pantalon de la patience. »)

Incontestablement ces deux dernières comparaisons offrent un caractère qui n’est pas commun à toutes les métaphores bonnes et justes. Elles sont, pourrait-on dire, éminemment « rabaissantes » associant le noble, l’abstrait (ici : la bienséance, la patience) au concret le plus trivial (la culotte). Nous aurons encore à nous demander ailleurs, à l’occasion d’autres associations, si cette particularité offre quelque rapport avec le mot d’esprit. Essayons d’analyser ici un autre exemple dans lequel ce caractère ravalant est tout particulièrement accusé. Le commis Weinberl, dans la farce de Nestroy « Einen Jux vill er sich machen » « ( Il veut s’offrir une plaisanterie »), se décrit tel qu’il se retrouvera lorsqu’il sera devenu un vieux commerçant rassis, évo¬quant ses souvenirs de jeunesse : « Lorsqu’au feu des confidences, la glace se rompra devant le magasin du souvenir, lorsque le portail de la cave du passé s’ouvrira à nou¬veau et que le comptoir de l’imagination s’encombrera des marchandises d’autre¬fois... » Ce sont certainement des comparaisons entre des idées abstraites et des réalités fort concrètes et banales, mais l’esprit est dû, totalement ou partiellement, à ce que ces comparaisons sont mises dans la bouche d’un commis et empruntées à ses occupations journalières. Cependant rapporter ces abstractions au cadre de l’activité professionnelle de sa vie est un acte d’unification.

Revenons aux comparaisons de Lichtenberg.

« Die Bewegungsgründe , woraus man etwas tut, könnten so mie die 32 Winde geordnet und ihre Namen auf eine ähnliche Art formiert werden, z. B. Brot-Brot-Ruhm oder Ruhn-Ruhm-Brot. » (« Les mobiles de nos actions pourraient, à l’exemple des 32 vents, être ordonnés et dénommés, suivant une terminologie analogue, pain-pain-gloire, ou gloire-gloire-pain. »)

Comme il arrive si souvent en présence des mots d’esprit de Lichtenberg, l’impres¬sion du topique, du tranchant, du sagace domine au point d’égarer le jugement que nous portons sur le caractère du spirituel. Si, dans une telle phrase, un élément d’es¬prit s’ajoute à un fond si judicieux, nous serons probablement disposés à con sidérer l’ensemble comme un mot d’esprit excellent. J’avancerai plutôt que tout l’effet spiri¬tuel résulte de l’étonnement causé par l’étrange assemblage « pain-pain-gloire ». Donc, ce mot d’esprit se ramène encore à la représentation par contresens.

L’association bizarre ou l’épithète absurde peuvent encore être considérées comme le résultat propre d’une comparaison qui se suffit à elle-même :

Lichtenberg : Eine zweischläfrige Frau - Ein einschläfriger Kirchenstuhl. (Une femme endormie à deux - Un siège d’église endormant .)

Sous ces deux comparaisons se retrouve celle d’un lit ; dans les deux, outre la sidé¬ration, joue le facteur technique de l’allusion, la première fois à la vertu endor¬mante des sermons, la seconde fois au thème inépuisable des rapports sexuels.

Si nous avons pu constater jusqu’ici que l’effet spirituel d’une comparaison était dû à l’intervention d’une des techniques de l’esprit, bien connues de nous, quelques autres exemples semblent prouver, en dernier ressort, que la comparaison peut être spiri¬tuelle par elle-même.

Voici comment Lichtenberg caractérise certaines odes :

« Elles sont en poésie l’équivalent de ce que sont, en prose, les oeuvres immor¬telles de Jakob Boehme, une sorte de pique-nique dans lequel l’auteur fournit les mots et le lecteur le sens. »

« Quand il se met à philosopher, il répand d’habitude sur les objets un agréable clair de lune qui plait dans l’ensemble, mais n’éclaire nettement aucun objet. »

Ou ce mot de Heine : « Le visage de cette femme rappelait un palimpseste : sous l’écriture monacale, noire et récente d’un texte des pères de l’Église, apparaissaient à demi effacés les vers d’un poète érotique de la Grèce antique. »

Ou bien encore la comparaison fort développée, à tendance fort dénigrante, qui figure dans Les Bains de Lucques -

« Le ministre catholique se conduit plutôt comme le commis d’une maison de gros ; l’Église, la grande maison dont le pape est le chef, lui assigne des occupations déterminées pour lesquelles on lui fixe un salaire donné ; il travaille à la douce, com¬me quelqu’un qui ne travaille pas à son compte, il a de nombreux collègues et passe aisément inaperçu dans le grand mouvement des affaires - seul le crédit de la maison, et surtout sa sauvegarde, lui importent, car la faillite éventuelle le laisserait sans ressources. Le pasteur protestant, au contraire, est en tout et pour tout le chef et gère à son compte les intérêts de la religion. Il n’est pas grossiste, comme son collè¬gue catholique, mais détaillant ; et comme il doit veiller à tout, aucune négligence ne lui est permise, il lui faut exalter aux gens ses articles de foi, déprécier ceux des concurrents ; comme un véritable détaillant, il demeure dans sa boutique très envieux des grandes maisons, et principalement de la grande maison de Rome qui occupe des milliers de comptables et d’emballeurs et possède des succursales dans les quatre parties du monde. » ,

Sur la foi de ces exemples et d’autres encore, assez nombreux, nous ne pouvons plus nier qu’une comparaison puisse être spirituelle par elle-même sans que cet effet soit attribuable à son affiliation à l’une des techniques de l’esprit déjà connues. Mais alors nous ignorons absolument ce qui détermine le caractère spirituel d’une com¬paraison, ce caractère n’étant certes pas inhérent à la comparaison en tant que moyen d’expression de la pensée, ni au processus de la comparaison. Il ne nous reste ainsi qu’à ranger la métaphore parmi les formes de la « représentation indirecte » aux-quelles la technique de l’esprit a recours, et à laisser en suspens, ce problème, que la métaphore nous a posé beaucoup plus nettement encore que les autres procédés de l’esprit précédemment envisagés. Aussi doit-il exister une raison spéciale qui fait qu’il nous est plus difficile, pour la métaphore que pour tout autre mode d’expression, de décider si nous sommes ou non en présence d’un mot d’esprit.

Mais cette lacune dans notre compréhension ne nous autorise pas à nous plaindre de ce que nos premières recherches soient demeurées stériles. En raison des rapports intimes qui s’imposaient à nous entre les diverses qualités de l’esprit, il eût été imprudent de compter éclairer totalement une des faces du problème avant d’avoir jeté un coup d’œil sur les autres. Il va nous falloir à présent aborder le problème par un autre côté.

Sommes-nous sûrs de ne pas avoir, dans nos recherches, laissé échapper une quel¬conque des techniques de l’esprit ? Pas tout à fait ; mais en poursuivant nos études sur des matériaux nouveaux, nous pourrons nous convaincre de ce que nous avons passé en revue les techniques les plus usuelles et les plus importantes de l’élaboration de l’esprit, tout au moins dans la mesure où elles permettent de se former une opinion sur la nature de ce processus psychique. Jusqu’ici nous ne sommes pas encore parve¬nus à nous former cette opinion, mais en revanche nous avons trouvé un indice im¬portant qui nous montre de quel côté nous pouvons espérer acquérir quelques nouvelles clartés sur le problème. Les processus si intéressants de la condensation avec forma¬tion substitutive qui, comme nous l’avons appris, forment la base de la technique de l’esprit des mots, nous ont rappelé le formation du rêve, dans le mécanisme duquel nous avons découvert les mêmes processus psychiques. Mais la formation du rêve nous est aussi rappelée par les techniques de l’esprit de la pensée : le déplacement, les fautes de raisonnement, le contresens, la représentation indirecte, la représentation par le contraire qui, solidairement ou isolément, trouvent leur place dans la technique de l’élaboration du rêve. Le déplacement donne au rêve cet aspect étrange qui empê¬che de le considérer comme faisant suite aux pensées de l’état de veille ; l’emploi du contresens et de l’absurde a coûté au songe sa dignité de production psychique ; il a induit les auteurs à assigner, comme condition à la formation du rêve, la déchéance de l’activité intellectuelle, la trêve de la critique, de la morale et de la logique. La représentation par le contraire est si courante dans le rêve que, tout erronées qu’elles soient, les populaires clefs des songes en ont tenu compte. Représentation indirecte, remplacement de la pensée onirique par une allusion, par un détail, procédé symbo¬lique équivalent à la métaphore, voilà justement ce qui distingue le langage onirique de la pensée de l’homme éveillé . Un parallélisme aussi complet entre les processus de l’élaboration de l’esprit et ceux de l’élaboration du rêve ne peut guère être fortuit. Nous nous attacherons plus loin à étudier ces concordances et à en démêler les causes.

Chapitre II

Les tendances de l’esprit

En rapportant, à la fin du dernier chapitre, la comparaison établie par Heine entre le prêtre catholique, considéré comme le commis d’une maison de gros et le pasteur protestant considéré comme le patron d’une maison de détail, j’avais senti une inh¬bition qui m’inclinait à ne pas utiliser ce parallèle. Je me disais qu’il se trouverait pro¬bablement, parmi mes lecteurs, quelques personnes aussi respectueuses de la disci¬pline et du sacerdoce que de la religion elle-même ; je pensais qu’elles tombe¬raient dans un état affectif tel que peu leur importerait alors de décider si le parallèle était spirituel par lui-même ou seulement par l’addition de quelques éléments étrangers. Pour tout autre parallèle, comme p. ex. pour celui qui compare certaine philosophie à une douce clarté lunaire profilée sur les objets, je n’avais pas à me soucier de produire sur une partie de mes lecteurs pareille impression, susceptible de contrarier nos recherches. L’homme le plus dévot resterait capable de se former une opinion sur le problème qui nous occupe.

On peut aisément deviner à quel trait caractéristique du mot d’esprit il faut attribuer la diversité des réactions de l’auditeur du dit mot. Tantôt l’esprit se suffit à lui-même en dehors de toute arrière-pensée ; tantôt il relève d’une intention et de ce fait devient tendancieux. Seul le mot d’esprit tendancieux risque de choquer certaines personnes qui se refusent alors à l’entendre.

Th. Vischer qualifie d’ « abstrait » l’esprit non tendancieux ; je préfère le terme d’ « inoffensif ».

Selon les matériaux utilisés par la technique du mot d’esprit nous avons distingué plus haut l’esprit des mots et l’esprit de la pensée ; aussi devons-nous examiner les rapports qui existent entre cette distinction et celle que nous venons d’établir. Esprit des mots et esprit de la pensée d’une part, esprit abstrait et esprit tendancieux de l’autre, ne sont pas en relation d’influence réciproque ; ce sont deux subdivisions de la production spirituelle, entièrement indépendantes l’une de l’autre. On a peut-être eu l’impression que les mots d’esprit inoffensifs procèdent plutôt de l’esprit des mots, tandis que la technique plus compliquée de l’esprit de la pensée se mettrait au service de tendances nettement caractérisées ; mais certains mots d’esprit inoffensifs usent du jeu de mots et de l’assonance et d’autres -tout aussi inoffensifs - font appel à toutes les ressources de l’esprit de la pensée. Il n’est pas plus difficile de montrer que, dans sa technique, l’esprit tendancieux peut n’être rien autre que de l’esprit des mots. Souvent par exemple les mots d’esprit qui « jouent » sur les noms propres ont une tendance fort offensante et fort injurieuse ; il va de soi qu’ils sont à ranger dans l’esprit des mots. Cependant les mots d’esprit les plus inoffensifs relèvent, eux aussi, de l’esprit des mots : telles sont p. ex. les rimes en cascade si en vogue dans ces derniers temps ; leur technique consiste dans l’emploi du même matériel avec une modification tout à fait particulière.

« Und weil er Geld in Menge hatte,
Lag stets er in der Hängematte. »
(Et comme il avait de l’or en amas
Il se prélassait dans son hamac.)

Personne ne niera, espérons-le, que le plaisir que nous procure ce genre de rimes, par ailleurs sans prétention, ne soit pareil à celui qui nous signale le mot d’esprit.

De bons exemples de mots d’esprit abstraits ou inoffensifs, tributaires de l’esprit de la pensée, fourmillent dans les comparaisons de Lichtenberg. Plusieurs ont déjà été cités ; en voici d’autres :

« Sie hatten ein Oktavbändchen nach Göttingen geschickt und an Leib und Seele einen Quartanten bekommen » (Ils avaient envoyé à Göttingen un octavaire, ils ont reçu en retour un in-quarto, corps et âme).

« Um dieses Gebäude gehörig aufzuführen, muss vor allen Dingen ein guter Grund gelegt werden, und da weiss ich keinen festeren, als wenn man über jede Schicht pro gleich eine Schicht kontra aufträgt » (Un tel édifice ne peut se passer d’une base - ou raison - solide ; or, rien ne résiste mieux qu’un nombre égal de couches - ou arguments pour et contre).

« Einer zeugt den Gedanken, der andere hebt ihn aus der Taufe, der dritte zeugt Kinder mit ihm, der vierte besucht ihn auf dem Sterbebette und der fünfte begräbt ihn » (Le premier crée la pensée, le second la tient sur les fonts baptismaux, le troisième lui fait des enfants, le quatrième la visite à son lit de mort et le cinquième l’enterre). Métaphore avec unification.

« Er glaubte nicht allein keine Gespenster, sondern er fürchtete sich nicht einmal davor » (Il ne se contentait pas de ne pas croire aux revenants, il allait jusqu’à ne pas les redouter). Ici l’esprit réside exclusivement dans la représentation par le contresens qui met au comparatif ce qui d’habitude semble le plus insignifiant et au positif ce qui apparaît comme le plus important. Dépouillé de son attirail spirituel ceci signifie : il est plus facile de se mettre, par la raison, au-dessus de la crainte des revenants que de s’en défendre le cas échéant. Sous cette forme le mot perd complètement son esprit, mais il garde une portée psychologique incontestable, à laquelle on n’a pas suffisam¬ment rendu hommage. Il se rapproche de la phrase bien connue de Lessing :

« Es sind nicht alle frei, die ihrer Ketten spotten. »

(Ils ne sont pas tous libres, ceux qui rient de leurs chaînes.)

Je mettrai en garde, à cette occasion, contre un malentendu toujours possible. Esprit « inoffensif » ou « abstrait » ne signifie pas esprit dénué de fond, mais impli¬que seulement le contraire de l’esprit « tendancieux », dont il sera question plus loin. Comme le démontre l’exemple précédent, l’esprit inoffensif, c’est-à-dire non tendan¬cieux, peut être fort suggestif et fort pertinent. Cependant le fond d’un mot d’esprit est indépendant de l’esprit considéré en soi ; c’est la pensée foncière qui, en vertu d’un artifice spécial d’expression, parvient à s’exprimer avec esprit. Mais, de même que les horloges ont coutume de renfermer un mécanisme de précision dans un boîtier pré¬cieux, de même il peut arriver que les productions les plus spirituelles recèlent justement les pensées les plus profondes.

Établissons, à propos de l’esprit de la pensée, une distinction nette entre le fond de la pensée et son revêtement spirituel ; sous cet angle, nous verrons s’éclairer, dans notre appréciation des mots d’esprit, bien des points obscurs. A notre grande surprise, nous constaterons alors que le plaisir que nous prenons à un mot d’esprit dépend de l’impression d’ensemble qui résulte et de son fond et de sa forme spirituelle, et que nous nous laissons duper par un de ces facteurs sur la valeur de l’autre. La réduction seule du mot d’esprit nous fait saisir l’erreur de notre jugement.

C’est ce qui d’ailleurs se passe aussi pour l’esprit des mots. Cette phrase : « Die Erfahrung besteht darin, dass man erlährt, was man nicht wünscht erfahren zu haben » (L’expérience consiste à acquérir l’expérience de ce dont l’on ne désirerait pas faire l’expérience) - nous sidère ; nous croyons y découvrir une vérité nouvelle, et ce n’est qu’au bout d’un certain temps que nous reconnaissons dans cette assertion une variante du truisme. « Nous nous instruisons à nos dépens. » (K. Fischer.) L’excellen¬te formule spirituelle, qui met en jeu l’association du mot « Erfahrung » (expérience) et du verbe « erfahren » (apprendre) chargé de définir la « Erfahrung », nous abuse à tel point que nous surestimons le fond même de la phrase. Il en est de même du mot d’esprit par unification de Lichtenberg, relatif au mois de janvier (p. 95) ; il ne dit que ce que nous savons depuis toujours, à savoir que les souhaits de nouvel an se réalisent aussi rarement que beaucoup d’autres ; et nous pourrions citer encore bien d’autres exemples du même genre.

Il en est tout autrement d’autres mots d’esprit dans lesquels la pensée juste et pertinente suffit évidemment à nous captiver ; le propos nous apparaît comme un mot d’esprit excellent, alors que seule la pensée est excellente, la formule spirituelle, par contre, souvent médiocre. Justement les mots de Lichtenberg brillent, en général, beaucoup plus par la pensée que par la forme spirituelle, sur laquelle notre appro¬bation de la première irradie à tort. P. ex. la réflexion sur « le flambeau de la Vérité » (p. 121) ne constitue guère une comparaison spirituelle, mais elle est si pertinente que toute la phrase nous apparaît comme remarquablement spirituelle.

Les mots d’esprit de Lichtenberg sont surtout remarquables par le fond de leur pensée et par leur pertinence. C’est à juste titre que Goethe disait de cet auteur que ses saillies si spirituelles et si plaisantes posent de véritables problèmes ; mieux encore, en effleurent la solution. Il relève, p. ex., dans cet ordre d’idées :

« Il lisait toujours Agamemnon au lieu de « angenommen » (accepté), tant il avait lu Homère. » La technique est : sottise + assonance ; mais Lichtenberg n’a découvert là rien moins que le secret même de la faute de lecture .

On peut en rapprocher le mot d’esprit suivant (p. 86), dont la technique ne nous avait que médiocrement satisfaits :

« Il s’étonnait de ce que les chats aient, juste à la place des yeux, deux trous taillés à même la peau. » La sottise, malgré son évidence, n’est qu’apparente ; en réa¬lité sous cette remarque simpliste se cache le grand problème du rôle de la téléologie dans la formation des animaux. Il ne s’impose pas en effet que la fente palpébrale s’ouvre justement au contact de la surface libre de la cornée et seule la théorie de l’évolution explique cette coïncidence.

Retenons-le bien : une phrase spirituelle nous donne une impression d’ensemble dans laquelle nous ne pouvons pas dissocier la part respective du fond de la pensée et celle de l’élaboration de l’esprit ; peut-être se trouvera-t-il plus tard, sur ce point, un parallèle encore plus topique.

*
**

Pour élucider du point de vue théorique l’essence de l’esprit, les mots inoffensifs ont plus de prix que les mots d’esprit tendancieux, les mots superficiels que les mots profonds. Les jeux de mots inoffensifs et superficiels présentent le problème de l’esprit sous sa forme la plus pure, parce qu’ils nous évitent de nous laisser égarer par la tendance et nous font échapper à l’erreur de jugement qui tient à la valeur du sens. Grâce à ce matériel, notre compréhension pourra réaliser de nouveaux progrès. Je choisis un exemple d’esprit des mots aussi inoffensif que possible. -

Une jeune fille en train de s’habiller (« anziehen ») se plaint, à l’annonce d’une visite : « Quel dommage qu’on ne puisse se montrer au moment où l’on est le plus attrayant » (Gerade wenn man am anziehendsten ist) .

Mais comme je commence à douter de mon droit à considérer ce mot comme non tendancieux, je vais le remplacer par un autre tout à fait simpliste, et, de ce fait, au-dessus de pareilles objections :

Dans une maison où j’étais invité, on sert à la fin du repas cet entremets nommé roulard dont la confection exige un certain talent de la part de la cuisinière. « C’est fait chez vous ? » demande un des invités. Et le maître de maison de répondre : « Certainement, c’est un home-roulard (home-rule).

Cette fois nous ne voulons pas analyser la technique de ce mot d’esprit, mais concentrer notre attention sur un autre facteur, qui est sans doute le plus important. Ce mot d’esprit impromptu - je m’en souviens fort bien - plut fort aux convives et nous fit rire de bon cœur. Dans ce cas, comme dans tant d’autres, la sensation éprou¬vée par l’auditeur ne peut provenir ni de la tendance, ni du fond de la pensée ; il ne reste donc qu’à l’attribuer à la technique du mot d’esprit. Les procédés techniques, décrits plus haut (condensation, déplacement, représentation indirecte, etc.) ont ainsi le pouvoir de susciter chez l’auditeur un sentiment de plaisir sans que nous puissions déterminer la modalité de ce pouvoir. De cette manière nous arrivons à la deuxième proposition capable d’élucider le problème de l’esprit ; la première (p. 22) énonçait que le caractère du mot d’esprit était lié à la forme expressive. Remarquons cependant que la seconde proposition ne nous a, en définitive, rien appris de nouveau. Elle ne fait qu’isoler ce qu’une expérience antérieure nous avait déjà enseigné. Nous nous rappelons en effet que lorsqu’il était possible de réduire le mot d’esprit, c’est-à-dire de remplacer son expression verbale par une autre, tout en conservant soigneusement l’intégralité de son sens, non seulement le caractère spirituel s’évanouissait, mais encore l’effet risible, bref tout ce qui en faisait le charme.

Nous n’osons poursuivre ici sans nous être préalablement expliqués avec nos autorités philosophiques.

Les philosophes, qui rangent l’esprit dans le comique et traitent du comique même dans l’esthétique, assignent comme caractère fondamental à la représentation esthé¬tique d’être complètement indépendante et dégagée de toute considération utilitaire des choses, de toute intention d’en faire usage pour satisfaire à un des grands besoins vitaux ; leur contemplation, la jouissance de leur représentation nous doivent suffire. « Cette jouissance, ce mode de représentation d’une chose, est purement esthétique ; elle est autonome, elle a en elle sa propre fin et n’a point d’autre objectif vital » (K. Fischer, p. 87).

Or, nous ne contredisons guère à ces paroles de K. Fischer, nous nous bornons peut-être à traduire sa pensée dans notre langage quand nous faisons ressortir que l’activité spirituelle ne doit pas être qualifiée d’activité sans but et sans des

A. Partie analytique 141

sein, puisqu’elle a évidemment un but : celui d’éveiller le plaisir chez l’auditeur. Je doute que nous ne puissions jamais rien entreprendre sans intention. Quand nous ne nous servons pas de notre appareil psychique pour obtenir la satisfaction d’un besoin vital, nous lui laissons prendre son plaisir en lui-même, nous cherchons à nous procurer du plaisir par sa propre activité. Je suppose que telle est la condition sine qua non de toute représentation esthétique, mais je me sens trop incompétent en matière d’esthétique pour soutenir cette proposition ; de l’esprit, par contre, je puis, à la lumière des deux considérations précédentes, affirmer qu’il est un mode d’activité qui tend à demander le plaisir à des processus psychiques, - intellectuels ou autres. Il est certainement encore d’autres modes d’activité qui tendent au même but. Ils diffèrent peut-être par la sphère de l’activité psychique à laquelle ils demandent le plaisir, peut-être par la méthode qu’ils emploient à cette intention. Nous ne sommes pas actuellement en état de trancher la question, mais nous retiendrons que la technique de l’esprit et la tendance à l’épargne (p. 62) qui la domine prennent part à la genèse de notre plaisir.

Mais avant de nous attaquer à cette énigme - comment les processus techniques de l’élaboration de l’esprit peuvent-ils procurer du plaisir à l’auditeur -, nous rappel¬lerons que, pour être plus simple et plus clair, nous avons fait abstraction des mots d’esprits tendancieux. Il nous faut pourtant chercher à élucider quelles sont les tendances de l’esprit et de quelle manière l’esprit les sert.

Tout d’abord, l’observation suivante nous invite à ne pas laisser de côté le mot d’esprit tendancieux dans notre recherche de l’origine du plaisir que nous procure l’esprit. Le plaisir que nous donne l’esprit inoffensif est presque toujours médiocre ; c’est tout au plus une sensation nette d’agrément ou un pâle sourire qu’il réussit à provoquer chez l’auditeur ; et encore une partie de cet effet revient-elle au fond même de la pensée, comme nous l’avons pu voir par des exemples appropriés (p. 133). Presque jamais l’esprit sans caractère tendancieux ne déchaîne ces brusques éclats de rire qui rendent si irrésistible l’esprit tendancieux. Leurs techniques pouvant être identiques, nous sommes amenés à penser que c’est justement en raison même de sa tendance que l’esprit tendancieux dispose de sources de plaisir inaccessibles à l’esprit inoffensif.

Il devient facile d’embrasser d’un coup d’œil les tendances de l’esprit. Lorsque l’esprit n’est pas à lui-même sa propre fin, c’est-à-dire lorsqu’il est inoffensif, il ne sert que deux tendances, qui elles-mêmes sont susceptibles d’être embrassées d’un seul coup d’œil :l’esprit est ou bien hostile (il sert à l’attaque, à la satire, à la défense), ou bien obscène (il déshabille). De prime abord, il convient de remarquer à nouveau que la nature technique de l’esprit - esprit des mots, esprit de la pensée - n’a aucun rapport avec chacune de ces deux tendances.

Il nous faudra de plus longs développements pour montrer comment l’esprit sert ces tendances. Je m’occuperai tout d’abord non pas de l’esprit hostile, mais de l’esprit qui déshabille. Certes, on l’a étudié bien plus rarement que le premier, comme si la répugnance avait irradié du fond à la forme elle-même ; toutefois, il ne faudra pas nous laisser égarer, car nous allons bientôt tomber sur un cas limite de l’esprit suscep¬tible, espérons-le, de nous éclairer sur bien des points demeurés obscurs.

On sait bien ce que l’on entend par « grivoiseries » (Zoten) : c’est l’évocation intentionnelle, par l’intermédiaire de la parole, de situations et d’actes sexuels. Cepen¬dant cette définition ne vaut guère mieux que d’autres. Une conférence sur l’anatomie des organes sexuels ou sur la physiologie de la génération n’a, malgré notre définition, rien à voir avec la grivoiserie. Il faut encore que la grivoiserie s’adresse à une per¬sonne déterminée, qui nous excite sexuellement, et à qui ce « propos salé » révèle l’excitation sexuelle de celui qui le tient, éveillant ainsi en elle une excitation du même ordre. Il se peut aussi que la grivoiserie provoque, chez qui l’entend, au lieu de l’excitation sexuelle, la honte et l’embarras, ce qui n’est qu’une réaction contre l’excitation, c’est-à-dire l’aveu détourné de celle-ci. La grivoiserie, par conséquent, vise à l’origine la femme et équivaut à une tentative de séduction. Lorsque, dans une réunion masculine, un homme se complaît à raconter ou à entendre des grivoiseries, il se place par l’imagination dans une situation primitive que les institutions sociales ne lui permettent plus de réaliser. Celui qui rit d’une grivoiserie rit comme s’il était témoin d’une agression sexuelle.

Le sexuel, qui constitue le fond même de la grivoiserie, ne se borne pas à ce qui distingue les sexes, mais s’étend, en outre, à ce qui est commun aux deux sexes et également objet de honte, à savoir à l’excrémentiel dans tous ses domaines. Or, c’est précisément là l’extension du « sexuel » au temps de l’enfance ; dans la représentation infantile existe en quelque sorte un cloaque dans lequel le sexuel et l’excrémentiel se distinguent peu ou prou . Partout, dans le domaine de la psychologie des névroses, le sexuel implique encore l’excrémentiel et reste compris au sens archaïque, infantile.

La grivoiserie déshabille, pour ainsi dire, la personne de l’autre sexe à qui elle s’adresse. Les propos obscènes forcent la personne attaquée à s’imaginer les parties respectives ou les actes correspondants et donnent à penser que le conteur les a lui-même devant les yeux. Incontestablement le plaisir de voir à nu les parties sexuelles est le thème primordial de la grivoiserie.

Il convient, pour élucider cette question, de remonter aux origines. La tendance à regarder à nu les caractères distinctifs du sexe est une des composantes primitives de notre libido. Elle serait déjà le substitut d’un plaisir que l’on peut considérer comme primaire : à savoir, celui de toucher les parties sexuelles. Comme c’est si souvent le cas, la vue a ici remplacé le toucher . La libido de la vue ou du toucher existe chez chacun de nous sous une double forme, active et passive, masculine et féminine ; elle se développe, suivant la prédominance du caractère sexuel, d’une façon dominante dans l’un ou dans l’autre sens. Chez le jeune enfant on peut aisément observer la ten¬dance à se mettre nu. Là ou le germe de cette tendance, contrairement à son destin habituel, n’est ni recouvert par d’autres strates ni réprimé, il se développe et devient la perversion des hommes adultes connue sous le nom d’exhibitionnisme. Chez la femme, cette tendance passive à l’exhibition est presque toujours neutralisée par la réaction puissante de la pudeur sexuelle. L’habillement lui réserve toutefois une échappatoire ; il suffira de faire observer combien l’exhibitionnisme licite de la femme est élastique et variable suivant les circonstances et les conventions sociales.

Cette tendance persiste à un haut degré chez l’homme, en tant que partie consti¬tuante de la libido, et sert à préparer l’acte sexuel. Si elle se manifeste à la première approche de la femme, il lui faut, pour deux raisons, avoir recours au langage. En premier lieu, afin de se montrer à la femme ; en second lieu, parce que l’éveil de ladite représentation, provoquée chez la femme, par ces propos, est apte à produire chez celle-ci l’état d’excitation correspondante et à éveiller en elle la tendance à l’exhibitionnisme passif. Ce discours suggestif n’est pas encore le propos grivois, mais il y aboutit. Si la femme capitule rapidement, le discours obscène ne dure point et cède la place aux actes sexuels. Il en est tout autrement lorsque l’homme ne peut escompter l’acquiescement facile de la femme, lorsque, au contraire, il se heurte à des réactions défensives. Les propos aptes à provoquer l’excitation sexuelle, les grivoi¬series, deviennent alors à eux-mêmes leur propre objectif ; l’agression sexuelle, étant arrêtée dans sa progression vers l’acte, se borne à provoquer l’excitation, dont elle se complaît à saisir les signes chez la femme. L’agression change alors de caractère, comme toute manifestation libidinale contrariée ; elle devient directement hostile et cruelle, elle appelle à son aide, pour surmonter l’obstacle, la composante sadique de l’instinct sexuel.

La résistance de la femme est ainsi la première condition de l’éclosion du propos grivois, seulement, il est vrai, dans le cas où la résistance n’apparaît que comme un atermoiement et laisse espérer que les efforts ne resteront pas vains. Le cas idéal d’une résistance est fourni par la présence d’un tiers, car l’éventualité de la condes-cendance immédiate de la femme doit être à peu près exclue. Ce tiers acquiert bientôt un rôle de premier plan dans le développement de la grivoiserie ; mais tout d’abord, à l’origine, la présence de la femme était indispensable. A la campagne ou à l’humble auberge, on peut observer que c’est l’entrée de la servante ou de la patronne qui déclenche la grivoiserie ; ce n’est qu’à un degré plus élevé de l’échelle sociale que se produit l’effet contraire ; la grivoiserie s’arrête dès qu’une femme paraît, les hommes ne reprennent ce genre d’amusement - qui à l’origine impliquait la présence d’une femme à la pudeur effarouchée - que lorsqu’ils sont « entre eux ». Ce n’est plus à la femme, mais au spectateur, à l’auditeur, que la grivoiserie a fini par s’adresser, et par cette évolution elle se rapproche déjà du caractère du mot d’esprit.

Dès à présent, notre attention peut se fixer sur deux facteurs : le rôle du tiers, c’est-à-dire de l’auditeur, et les conditions intrinsèques de la grivoiserie elle-même.

L’esprit tendancieux nécessite en général l’intervention de trois personnages : celui qui fait le mot, celui qui défraie la verve hostile ou sexuelle, enfin celui chez lequel se réalise l’intention de l’esprit, qui est de produire du plaisir. Nous recherche¬rons plus loin la raison profonde de ces rapports ; ce n’est pas celui qui fait le mot d’esprit qui en rit, qui jouit du plaisir qu’il procure ; c’est l’auditeur passif. Les trois personnages de la grivoiserie ont entre eux les mêmes rapports. Voici comment on peut décrire les choses : l’impulsion libidinale du premier, ne pouvant se satisfaire par la femme, se transforme en une tendance hostile à l’adresse de cette dernière et fait appel au tiers, qui était primitivement son trouble-fête, comme à un allié. Les paroles grivoises du premier livrent la femme sans voiles aux regards du tiers qui, en tant qu’auditeur, - puisqu’il peut satisfaire ainsi, à peu de frais, sa propre libido - se laisse volontiers séduire.

Il est curieux de voir comme le bas peuple se complaît à ces échanges de grivoi¬series, qui ne manquent jamais leur effet hilarant. Il convient également de remarquer que, malgré ces processus compliqués, qui présentent avec l’esprit tendancieux tant de points de contact, la grivoiserie est affranchie de toutes les exigences formelles particulières à l’esprit. L’évocation sans voiles de la nudité remplit d’aise le premier et déchaîne l’hilarité du tiers.

La nécessité d’une forme, spirituelle n’apparaît que lorsque l’on s’adresse à des gens raffinés et éduqués. La grivoiserie devient spirituelle et n’est plus tolérée qu’à cette condition. Son procédé technique le plus courant consiste dans l’allusion, c’est-à-dire dans le remplacement par un détail qui n’offre que des rapports lointains avec l’obscénité que l’auditeur rétablit en imagination, franche et entière. Plus l’écart est grand entre ce que la grivoiserie exprime directement et ce qu’elle suggère impérieu¬sement à l’auditeur, plus le mot est fin et plus il a droit de cité dans la bonne société. En dehors de l’allusion grossière ou fine, la grivoiserie spirituelle - comme le prou¬vent bien des exemples - peut s’approprier toutes les autres ressources de l’esprit des mots et de l’esprit de la pensée.

On comprend enfin les services que l’esprit peut rendre aux tendances qu’il sert. Il permet la satisfaction d’un instinct (le lubrique et l’hostile) en dépit d’un obstacle qui lui barre la route ; il tourne cet obstacle et tire ainsi du plaisir de cette source de plaisir, source que l’obstacle lui avait rendue inaccessible. L’obstacle qui s’interpose n’est au fond rien d’autre que l’inaptitude de la femme, en raison de sa position sociale et de son degré d’éducation, à supporter le sexuel autrement que voilé. Dans la situa¬tion primitive, la femme était présente, et l’on continue à la penser présente, ou bien elle continue, malgré son absence, à exercer une influence intimidatrice sur les hom-mes. Il est, d’autre part, d’observation courante, que, même parmi les hommes des classes élevées, la présence d’une fille de basse condition ravale la grivoiserie spiri¬tuelle au rang de la grivoiserie la plus vulgaire.

La force qui rend difficile ou impossible à la femme - et à un moindre degré à l’homme - la jouissance de l’obscénité crue, nous l’appelons le « refoulement » ; nous reconnaissons en elle ce même processus psychique qui, dans les cas morbide les plus graves, soustrait à la conscience des complexes émotifs complets ainsi que leurs dérivés et qui apparaît comme le facteur essentiel de la causation des psychonévroses. Nous attribuons à la culture et à la bonne éducation une grande influence sur le déve¬loppement du refoulement, et nous admettons que, dans ces conditions, l’organisation psychique subit une transformation, qui se transmet d’ailleurs parfois léguée sous la forme d’une disposition héréditaire, transformation qui nous rend inacceptable ce que nous ressentions comme agréable et que nous repoussons désormais de toutes les forces de notre psychisme. Le travail de refoulement de la culture annihile en nous des facultés primitives de jouissance, répudiées à présent par la censure. Le renon-cement est cependant terriblement dur à l’âme humaine. Or l’esprit tendancieux per¬met de neutraliser ce renoncement et de retrouver le bien perdu. L’obscénité spirituelle qui nous fait rire équivaut à la grivoiserie grossière dont s’ébaudit le paysan ; dans les deux cas la source du plaisir est identique ; nous ne saurions rire de la grivoiserie grossière, nous en aurions honte ou bien elle nous répugnerait ; nous ne pouvons rire que lorsque l’esprit est venu à la rescousse.

Ainsi se trouve démontré ce que nous avions présumé plus haut : que l’esprit ten¬dancieux s’alimente à des sources de plaisir autres que celles de l’esprit inoffensif, où tout le plaisir, d’une manière ou de l’autre, est lié à là technique. Rappelons que, dans l’impression produite en nous par l’esprit tendancieux, nous ne saurions distinguer quelle part du plaisir revient à la technique, quelle autre à la tendance. Nous ne savons donc, à proprement parler, de quoi nous rions. Tous les mots d’esprit obscènes nous exposent aux erreurs de jugement les plus flagrantes sur leur qualité de bons mots et cela dans la mesure où cette qualité dépend de leurs conditions formelles ; leur technique est souvent médiocre, leur effet risible est pourtant irrésistible.

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Recherchons à présent si l’esprit rend les mêmes services aux tendances hostiles.

D’emblée nous nous heurtons aux mêmes difficultés. Nos impulsions hostiles à l’égard de notre prochain ont été soumises, depuis notre enfance comme depuis celle de la culture humaine, aux mêmes restrictions, au même refoulement progressif que nos aspirations sexuelles. Nous n’en sommes pas encore arrivés à aimer nos ennemis ni à tendre la joue gauche lorsque l’on nous soufflette sur la droite ; de même toutes les prescriptions morales destinées à inhiber la haine agissante en portent nettement la marque : elles ne valaient à l’origine que pour une communauté restreinte de parents. En tant que nous nous considérons comme citoyens d’une même nation, nous nous affranchissons de la majorité de ces restrictions à l’égard des gens d’une autre nation. Mais, au sein de notre propre cercle, nous avons néanmoins réalisé des progrès dans la domination de nos impulsions hostiles ; suivant la forte expression de Lichtenberg, là où l’on dit « Pardon », on aurait autrefois donné une gifle. Les voies de fait, prohibées par la loi, ont été remplacées par des invectives verbales, et la connaissance plus approfondie de l’enchaînement des impulsions humaines, impliquant le « tout comprendre c’est tout pardonner », nous empêche de plus en plus de nous insurger contre notre prochain, lorsqu’il se trouve sur notre chemin. Doués, tant que nous sommes enfants, de puissantes dispositions à l’hostilité, une plus haute culture individuelle nous apprend par la suite qu’il est malséant de proférer des injures et, même dans les cas où la lutte est légitime, la liste des armes prohibées dans le combat s’est considérablement allongée. Depuis que nous avons dû renoncer à manifester notre hostilité par des voies de fait - empêchés que nous l’étions par la présence d’un tiers indifférent, qui a intérêt au maintien de sa sécurité personnelle - nous avons développé une nouvelle technique de l’invective, analogue à celle de l’agression sexuelle, technique qui vise à mettre ce tiers dans notre jeu contre notre adversaire. Nous dépeignons cet ennemi sous des traits mesquins, vils, méprisables, comiques, et, grâce à ce détour, nous savourons sa défaite que nous confirme le rire du tiers, dont le plaisir est tout gratuit.

Nous soupçonnons donc le rôle de l’esprit dans l’agression hostile. L’esprit nous permettra d’utiliser ce qu’il y a de ridicule en notre ennemi, et qu’il ne nous était pas permis d’exprimer à haute voix ou consciem¬ment, en raison des obstacles qui s’y opposaient. Et l’esprit éludera ainsi à nouveau des restrictions et nous rendra des sources de plaisir devenues inaccessibles. Il poussera, par surcroît, l’auditeur - gagné à notre cause par le plaisir qu’il a goûté - à prendre sans plus notre parti, de même qu’il nous arrive d’autres fois, séduits par l’esprit inoffensif, de surestimer le fond même d’une phrase formulée de façon spirituelle. Notre langue ne dit-elle pas avec une justesse absolue qu’ « il faut mettre les rieurs de son côté » ?

Considérons les mots d’esprit de M. N..., que nous avons cités dans le chapitre précédent. Ce sont tous des dénigrements. C’est tout comme si M. N... voulait s’écrier : « Ce ministre de l’agriculture est un véritable bœuf ! Laissez-moi en paix avec ce ***, qui crève de vanité. Je ne connais rien de plus fastidieux que les articles de cet historien sur Napoléon et l’Autriche ! » Mais le niveau moral élevé de M. N... l’empêchait de s’exprimer de la sorte. Aussi ces dénigrements font-ils appel à l’esprit pour trouver crédit auprès de l’auditeur qui, malgré leur justesse éventuelle, se serait refusé à entendre de telles opinions sous une forme non spirituelle. Un de ces mots est particulièrement instructif ; c’est celui du « rote Fadian », qui, peut-être, est le plus irrésistible de tous. Qu’est-ce qui nous force à rire, sans nous soucier, le moins du monde, de savoir s’il est fait injustement tort à ce pauvre écrivain ? Assurément la forme spirituelle, c’est-à-dire l’esprit. Mais de quoi rions-nous là ? Sans aucun doute, nous rions de sa personne même, figurée sous les traits du « filandreux rouquin », et en particulier de sa chevelure rousse. L’homme bien élevé s’est déshabitué de railler les tares physiques, en outre la chevelure rousse ne compte pas parmi les défauts physiques risibles. Elle semble néanmoins telle à l’écolier, au vulgaire et, en raison du niveau de leur éducation, à certains représentants communaux et parlementaires. Or, ce mot d’esprit de M. N... nous a permis - et ceci suivant le mode le plus ingénieux - à nous, gens adultes et délicats, de rire de la chevelure rousse de l’historien X, tout comme si nous étions des écoliers. Certes, M. N... n’y avait point songé ; mais il est fort douteux que quelqu’un, qui laisse courir son esprit, doive en connaître les inten¬tions précises.

L’obstacle à l’agression, que l’esprit aidait à tourner, était, dans ces cas, d’ordre intérieur - à savoir, la révolte esthétique contre l’invective ; d’autres fois il peut être d’ordre purement extérieur. Il en est ainsi lorsque Serenissimus, frappé de la ressem¬blance qu’un étranger offrait avec lui-même, demande : « Ta mère a-t-elle habité la résidence ? » et reçoit du tac au tac la réponse : « Non pas ma mère mais mon père. » L’interlocuteur voudrait sûrement assommer le malotru qui, par cette allusion, ose salir la mémoire de sa mère chérie. Mais ce malotru est Serenissimus, que l’on ne peut frapper, ni même offenser, sans expier cette vengeance durant toute sa vie. Il eût donc fallu sans mot dire avaler l’outrage. Heureusement l’esprit offre la possibilité de rendre, sans danger, à autrui, la monnaie de sa pièce, de saisir l’allusion par le moyen technique de l’unification et de la retourner contre l’assaillant. L’impression du spi¬rituel est ici si intimement déterminée par la tendance que, en présence de la riposte spirituelle, nous tendons à oublier que la question agressive elle-même joue de l’esprit par allusion.

Si fréquent est l’obstacle créé à l’injure ou à la riposte outrageante par des causes extrinsèques que l’esprit tendancieux affecte une prédilection toute spéciale pour 1’attaque ou la critique des gens haut placés et des gens qui prétendent au pouvoir. L’esprit permet alors de s’insurger contre une telle autorité et par là de se libérer de son poids. Là réside aussi l’attrait de la caricature, qui nous fait rire même quand elle est peu réussie, par cette seule raison que nous lui savons gré de s’insurger contre l’autorité.

Si nous retenons ce fait que l’esprit tendancieux se prête si bien à l’attaque contre tout ce qui est grand, respectable et puissant et que l’inhibition intérieure ou les cir¬constances extérieures préservent de la déconsidération directe, force nous est d’envi¬sager à part certains groupes de mots d’esprit qui semblent viser des personnes inférieures et faibles. J’ai en vue les histoires de marieurs, dont nous avons rapporté quelques exemples au. cours de l’examen des techniques multiples de l’esprit de la pensée. Dans quelques-unes d’entre elles, p. ex. « Elle est de plus sourde » et « Qui prêterait à ces gens ? » on se moque du marieur comme d’un imprudent et d’un étourdi, comique par la candeur en quelque sorte automatique avec laquelle il laisse échapper la vérité. Mais comment accorder, d’une part, les notions que nous avons acquises plus haut sur la nature de l’esprit tendancieux, d’autre part l’intensité du plaisir que nous procurent ces histoires, avec la mesquinerie des personnages visés par ce mot d’esprit ? Sont-ce là des adversaires dignes de notre esprit ? Ne semble-t-il pas plutôt que l’esprit ne mette en avant les marieurs que pour atteindre, derrière eux, quelque chose de plus important, tel le héros du proverbe, qui frappe le sac pour s’en prendre à l’âne ? Cette conception n’est réellement pas à dédaigner.

L’interprétation des histoires de marieurs demande à être poussée plus loin. Je pourrais certes ne pas m’engager dans cette voie, me contenter de n’y voir que « galé¬jades » et refuser à ces histoires le caractère spirituel. L’esprit comporte en effet une telle conditionnalité subjective ; notre attention vient d’être attirée sur ce point que nous devrons étudier plus tard. Cette condition le proclame - n’est esprit que ce que j’accepte comme tel. Ce qui pour moi est un mot d’esprit peut n’être pour un autre qu’une histoire comique. Un mot d’esprit nous suggère-t-il ce doute, c’est qu’il possè¬de une face - dans notre cas une façade comique - qui éblouit l’un tandis qu’un autre peut essayer de regarder derrière. On peut aussi soupçonner que cette façade soit destinée à éblouir le regard qui scrute et que, par conséquent, ces histoires cachent quelque chose.

En tout cas, si nos histoires de marieurs sont des mots d’esprit, elles sont des mots d’esprit d’autant meilleurs que non seulement elles sont capables, grâce à leur façade, de dissimuler ce qu’elles ont à dire, mais encore de dire quelque chose de défendu. L’interprétation qui, en se poursuivant, dévoile ce qui est caché et révèle comme tendancieuses ces histoires à façade comique, pourrait être celle-ci : celui qui laisse échapper ainsi inopinément la vérité, est, en réalité, heureux de jeter le masque. C’est là une conception juste et profondément psychologique. Sans ce consentement inté¬rieur personne ne succomberait à l’automatisme qui révèle ici la vérité . De la sorte le marieur, qui nous semblait tout d’abord ridicule, nous devient sympathique et digne de pitié. Quelle joie ce doit être pour cet homme d’être enfin libéré du fardeau de la dissimulation, quand il saisit la première occasion de crier la vérité tout entière ! Lorsqu’il voit que le jeu est perdu, que la fiancée déplaît au jeune homme, il révèle vo¬lon¬tiers un nouveau défaut qui avait passé inaperçu ; ou bien il s’empresse, à l’occasion d’un détail, d’apporter un argument décisif lui permettant de cracher son mépris à la face de ceux qui recourent à ses services : « Je vous demande qui prêterait à ces gens ! » Tout le ridicule tombe en l’espèce sur les parents ainsi mis en cause, qui, eux, ne reculent pas devant une pareille escroquerie pour procurer un mari à leur fille, sur la condition misérable des filles qui se prêtent à de tels trafics, sur l’indignité des unions scellées sous de tels auspices. Le marieur est spécialement qualifié pour les traumatiser, car il connaît de près tous ces abus, mais il ne peut les publier à haute voix, puisque sa pauvreté le condamne à en vivre. Or un conflit tout semblable affec¬te également l’âme populaire, qui a créé de telles histoires, car elle sait que la sainteté des unions matrimoniales souffre gravement de la révélation de tous ces prélimi¬naires.

Rappelons une remarque que nous avons formulée à propos de la technique de l’esprit : le contresens remplace souvent, dans le mot d’esprit lui-même, la moquerie et la critique incluses dans la pensée qui se cache derrière le mot ; par là, du reste, l’élaboration de l’esprit ressemble à l’élaboration du rêve ; en voici une confirmation nouvelle. Ce fait que la satire et la critique ne s’adressent pas à la personnalité du marieur qui, dans les exemples précédents, était une véritable « tête de Turc », est dé¬montré par toute une série de mots d’esprit dans lesquels le marieur est, tout au con¬traire, figuré comme un personnage d’intelligence supérieure, comme un dialec¬ticien capable d’aplanir toutes les difficultés. Ce sont des histoires dont la façade est logique au lieu d’être comique, des mots d’esprit de la pensée d’ordre sophistique. Dans une de ces histoires (p. 87) le marieur parvient à faire passer le prétendant sur la boiterie de la fiancée. C’est là, du moins, « chose faite ». tandis qu’une femme aux jambes droites risquerait à chaque instant de tomber, de se briser la jambe, d’où mala¬die, souffrance, frais médicaux ; tout cela vous est évité avec une boiteuse. Ou bien dans une autre histoire, il rétorque fort judicieusement, et un à un, les griefs du pré¬tendant à l’égard de sa fiancée, et il oppose à la dernière objection, celle-ci irréfutable, l’argu-ment suivant : « Que voulez-vous ! il vous faut donc une femme sans défauts ? » - comme si rien ne subsistait des insinuations précédentes. Il est aisé, dans ces deux cas, de signaler les points faibles de l’argumentation ; c’est ce que nous avons fait à propos de l’examen de leur tech¬nique. Cette fois, c’est un nouveau point qui nous intéresse. Le fait que le discours du marieur ait toutes les apparences d’une rigoureuse logique, apparences dont un examen attentif démontre le néant, recouvre cette vérité que l’esprit donne raison au marieur ; la pensée ne se risque pas à lui donner raison sur le mode sérieux et remplace ce mode sérieux par un camouflage spirituel ; mais, com¬me en bien d’autres circonstances, la plaisanterie trahit ici l’intention sérieuse. Nous ne craignons pas de nous tromper en supposant que toutes ces histoires à façade logique veulent vraiment dire ce qu’elles prétendent dire avec des arguments volontai¬rement erronés. C’est précisément cet emploi du sophisme comme truchement de la vérité qui lui confère le caractère de l’esprit, caractère qui dépend ainsi avant tout de la tendance. Le fond même de ces deux histoires est, en effet, le suivant : le préten¬dant se couvre réellement de ridicule en cherchant de tous côtés, avec un soin jaloux, des avantages à la fiancée, avantages qui, en réalité, S’écroulent l’un après l’autre, et il oublie ce faisant qu’il doit s’attendre à prendre pour femme une personne qui - comme tous les êtres humains - a forcément des défauts, tandis que la seule qualité capable de rendre supportable le mariage avec une créature plus ou moins imparfaite, à savoir l’inclination mutuelle, le désir d’une entente amicale, n’entrent même pas en ligne de compte dans tout ce marché.

La satire du prétendant qu’impliquent ces récits, au cours desquels le marieur se donne fort justement des airs de supériorité, est encore plus nette dans quelques autres histoires. Plus elles sont transparentes, moins elles participent à la technique de l’esprit ; elles demeurent, pour ainsi dire, aux confins de l’esprit ; tout ce qu’elles ont en commun avec la technique de l’esprit, c’est l’édification d’une façade. Cependant leurs tendances identiques et la dissimulation de celle-ci derrière une façade leur confèrent dans leurs effets le même pouvoir qu’à l’esprit. En outre, l’indigence des moyens techniques explique que bien des mots d’esprit de ce genre ne peuvent - sans nuire à leur effet - se passer de l’élément comique, du jargon, qui fait en l’espèce office de technique spirituelle.

Voici une histoire du même genre qui, tout en possédant toute la force de l’esprit tendancieux, ne laisse cependant rien paraître de sa technique : Le marieur demande : « Que réclamez-vous de votre fiancée ? » - Réponse : « Je la veux belle, je la veux riche, je la veux instruite. » - « Fort bien, dit le marieur, mais cela fait trois partis. » C’est là une réprimande en règle sans aucun revêtement spirituel.

Dans tous les exemples précédents, l’agression dissimulée visait encore des per¬sonnes ; dans les mots d’esprit de marieurs, toutes celles qui participent au trafic des mariages : fiancée, prétendant et parents. Mais l’esprit peut aussi bien s’attaquer à des institutions, à des gens en tant que protagonistes de ces institutions à des préceptes moraux ou religieux, à des idées générales sur la vie, qui jouissent d’un tel crédit qu’aucune protestation ne peut se passer du masque d’un mot d’esprit, même d’un mot d’esprit dissimulé sous une façade. Si les thèmes auxquels cet esprit tendan¬cieux s’attache ne sont pas nombreux, leurs modes d’expression et leurs revêtements sont fort variés. Je crois que nous sommes en droit de donner à ce genre d’esprit tendan¬cieux un nom spécial. Lequel sera le mieux approprié, c’est ce que nous ne pourrons déterminer qu’après avoir cité quelques exemples du genre.

Je rappelle deux histoires - celle du gourmet décavé surpris en train de se régaler de « saumon mayonnaise », et celle du professeur pochard - que nous avons signalées comme mots d’esprit sophistiques par déplacement ; je poursuis ici leur interprétation. Nous avons appris depuis que, lorsque la façace d’une histoire se présente avec toutes les apparences de la logique, la pensée qu’elle recouvre voudrait bien dire, sérieu¬sement : « Cet homme a raison », mais ne se risque pourtant pas, en présence de la contradiction qu’elle rencontre, à lui donner raison, sauf sur un point où son erreur est facilement démontrable. La « pointe » choisie est un véritable compromis entre son « tort » et sa « raison », ce qui n’est certes pas une solution, mais correspond parfaite¬ment à notre propre conflit intérieur. Ces deux histoires sont simplement épicurien¬nes ; elles reviennent à dire : « Cet homme a raison, il n’y a rien au-dessus de la jouis¬sance, peu importe la façon de se la procurer. » Voilà qui paraît terriblement immoral et, en effet, n’est guère autre chose ; au fond cette formule revient au Carpe diem du poète, qui proclame l’incertitude de la vie et la vanité du renoncement au nom de la vertu. Si l’idée que l’homme au « saumon mayonnaise » puisse être dans le vrai nous choque si vivement, c’est simplement parce que cette vérité est proclamée à l’occasion d’une jouissance des plus inférieures et qui nous semble fort superflue. En réalité, chacun de nous a eu des heures et des jours où il a adhéré à cette philosophie et repro¬ché à la morale d’exiger toujours sans jamais indemniser. Depuis que nous doutons de l’au-delà, où chacun de nos renoncements devait être récompensé par une satisfaction - la foi semble en effet bien rare si le renoncement en est le critérium -le Carpe diem devient un précepte sérieusement énoncé. Je veux bien retarder ma satisfaction, mais sais-je si demain je serai encore de ce monde ?

Di doman’ non c’è certezza . (Il n’y a pas de sécurité du lendemain).

Je veux bien renoncer à m’engager dans toutes les voies de satisfaction que la société réprouve, mais suis-je certain de ce qu’elle me dédommagera de mon renon¬cement - fût-ce après un certain laps de temps - en m’ouvrant la voie d’une satis¬faction licite ? Ce que les mots d’esprit chuchotent à voix basse, on peut l’énoncer à haute voix, à savoir : que les désirs et les aspirations des hommes ont le droit de s’affirmer en face de la morale exigeante et sans égards, et de nos jours on l’a dit en termes énergiques et saisissants : cette morale ne serait que le décret égoïste des quelques sujets riches et puissants qui peuvent, eux, toujours sans délai, satisfaire tous leurs désirs. Tant que l’art médical n’aura pas progressé davantage dans l’art d’assurer notre vie et tant que les institutions sociales ne l’auront pas rendue plus agréable, il sera impossible d’étouffer en nous la voix qui s’insurge contre les pres¬criptions de la morale. Tout homme de bonne foi finira, in petto tout au moins, par en faire l’aveu. La résolution de ce conflit n’est possible que par voie indirecte, en consi¬dérant la vie sous un angle nouveau. Il faut solidariser sa vie avec celle des autres, s’identifier soi-même dans la mesure du possible avec eux, afin de pouvoir supporter le raccourcissement de la durée de sa propre vie ; et il ne faut pas satisfaire d’une façon illégitime à ses propres besoins, il faut au contraire ne faire le sacrifice, parce que seul le maintien de tant d’exigences irréalisées peut engendrer la force capable de modifier l’ordre social. Mais on ne peut pas déplacer de la sorte, transférer à d’autres, tous ses besoins personnels, et il n’y a pas à ce conflit de solution générale et définitive.

Nous sommes enfin en état de donner à ces mots d’esprit le nom qui leur convient : ce sont des mots d’esprit cyniques ; ce qu’ils recouvrent, c’est du cynisme.

Parmi les institutions que vise le mot d’esprit cynique, aucune West plus impor¬tante, aucune n’est plus spécialement protégée par la loi morale, mais aucune, en même temps, ne se prête mieux à l’attaque, que celle du mariage ; aucune ne défraie donc plus généreusement l’esprit cynique. Or aucune exigence ne nous touche plus personnellement que celle de la liberté sexuelle, et nulle part la civilisation n’a tenté d’exercer une pression aussi énergique que dans le domaine de la sexualité. Un seul exemple suffira à exprimer ce que nous voulons dire : la « note du carnet du Prince Carnaval » (p. 114) :

« Une épouse est comme un parapluie - on prend malgré tout un fiacre. »

Nous avons déjà discuté la technique compliquée de cet exemple ; c’est une com¬paraison qui, tout d’abord, sidère et semble absurde et qui, comme nous le voyons maintenant, n’a par elle-même rien de spirituel ; c’est de plus une allusion (fiacre -véhicule public) et, procédé technique le plus puissant, une omission qui ajoute à l’incompréhensibilité. Voici quelle serait la marche régulière de la comparaison : on se marie pour s’assurer contre les tentations sexuelles, on s’aperçoit alors à l’usage que le mariage ne satisfait pourtant pas des besoins quelque peu impérieux ; de même on prend un parapluie pour se protéger contre la pluie, et malgré tout on se fait mouiller. Dans les deux cas, il faut un second moyen de protection plus efficace ; dans le premier cas c’est le fiacre, dans le second, la femme vénale. Voilà donc l’esprit pres¬que entièrement remplacé par le cynisme. On ne se risque pas à proclamer et à publier que le mariage n’est pas l’institution qui permet à l’homme de satisfaire à sa sexualité, à moins d’être un ami de la vérité ou un réformateur fervent du genre de Christian v. Ehrenfels . La force de ce mot réside en ce que - malgré les périphrases - la chose n’en est pas moins dite.

Une circonstance particulièrement favorable à l’esprit tendancieux est la satire de sa propre personne ou, pour s’exprimer d’une façon plus circonspecte, la satire d’une personnalité collective dont on fait soi-même partie, p. ex. sa propre nation. Cette condition de l’autocritique explique l’éclosion, sur le terrain de la vie populaire juive, d’une abondante moisson de mots d’esprit excellents, dont nous avons donné plus haut bon nombre d’exemples. Ce sont des histoires imaginées par des Juifs et dirigées contre des particularités de la race juive. Les mots d’esprit que les étrangers leur ont décochés sont, dans la plupart des cas, de brutales pochades dans lesquelles le fait que le Juif semble aux étrangers un personnage comique tient lieu d’esprit réel. Les mots d’esprit juifs inventés par des Juifs accordent également ce point, mais les Juifs sont conscients des défauts véritables de leur race ainsi que des qualités qui en sont fonction, et la participation de leur propre personne aux travers que le mot d’esprit raille réalise la condition subjective - qui, dans d’autres cas, est difficile à établir - de l’élaboration de l’esprit. J’ignore, du reste, si aucun autre peuple s’est diverti de lui-même avec une égale complaisance.

Comme exemple à l’appui, nous pouvons citer l’histoire (rapportée à la page 117) du Juif qui, dans le train, perd toute civilité et toute décence, aussitôt qu’il s’aperçoit que le nouveau venu dans le compartiment est un coreligionnaire. Cette anecdote nous a servi d’exemple de suggestion par le détail, de représentation par le petit côté ; il est représentatif de la mentalité démocratique juive, qui n’établit aucune différence entre le maître et le valet, mais qui trouble malheureusement de ce fait la discipline et la collaboration sociales. Une autre série de mots d’esprit, particulièrement intéres¬sante, décrit les rapports réciproques du Juif riche et du Juif pauvre ; leurs héros sont le tapeur juif (Schnorrer) et le patron ou le baron débonnaires. Le tapeur, qui est tous les dimanches accepté comme hôte dans une même maison, arrive un jour en compa¬gnie d’un jeune homme inconnu, qui fait mine de s’attabler. « Qui est-ce ? », demande le maître de maison, et il reçoit la réponse suivante : « Il est mon gendre depuis une semaine et j’ai promis de lui donner la table durant la première année. » - La tendance de ces histoires reste toujours la même : elle se dégagera mieux encore de la sui¬vante : le tapeur sollicite du baron l’argent nécessaire à une cure balnéaire à Ostende ; le médecin lui aurait recommandé la mer pour guérir ses malaises. Le baron lui fait observer qu’Ostende est une station fort coûteuse, qu’une autre, plus modique, pour¬rait peut-être fort bien faire l’affaire. Mais le tapeur repousse cette proposition en ces termes : « Monsieur le baron, rien ne me semble trop cher pour ma santé. » Voilà un superbe mot d’esprit par déplacement que nous aurions pu donner comme modèle du genre. Évidemment le baron veut réaliser une économie, mais le tapeur répond com¬me si l’argent du baron était le sien, et il est vrai que s’il en était réellement ainsi, il serait en droit de donner à sa santé le pas sur sa fortune, Ce mot d’esprit tend tout d’abord à nous faire rire de l’insolence de la réplique, mais, par exception, les mots d’esprit de cet ordre ne sont pas conditionnés par des façades trompeuses qui égarent la compréhension. La vérité qui se cache ici est que le tapeur qui - dans son imagi¬nation - considère l’argent du coreligionnaire riche comme le sien propre, est vrai¬ment presque fondé à commettre cette confusion en raison des prescriptions de la loi sacrée d’Israël. Assurément le sentiment de révolte qui a engendré ce mot d’esprit vise cette loi si onéreuse même pour les dévots.

Voici une autre histoire . Un tapeur rencontre un confrère dans l’escalier d’un richard ; celui-ci lui déconseille d’aller plus loin. « Ne monte pas, le baron est mal luné aujourd’hui et ne donne pas plus d’un florin. » - « -Je monte tout de même, dit le premier, pourquoi lui ferais-je cadeau d’un florin ? Me donne-t-il jamais quelque chose, à moi ? »

Ce mot emprunte la technique du contresens, puisque le tapeur affirme simul¬tanément que le baron ne lui donne rien et se met en devoir de solliciter une aumône. Mais le contresens n’est qu’apparent ; il est presque exact que le riche ne lui donne rien puisque, aux termes de la loi d’Israël, le riche est tenu de lui faire l’aumône et que même il devrait lui être reconnaissant de l’occasion qu’il lui offre de faire une bonne action. Il y a donc antinomie entre la conception religieuse et la conception banale et bourgeoise de l’aumône ; la seconde se révolte contre la première dans l’histoire du baron qui, ému par le récit des malheurs du tapeur, sonne son valet : « Fichez-le dehors, il me brise le cœur ! » Cette mise à nu de la tendance constitue de nouveau un cas-limite de l’esprit. Voici la tendance de tous ces mots : « Il n’est guère avantageux d’être un riche parmi les Juifs. La misère d’autrui empêche de jouir de sa propre fortune. » Les histoires précédentes ne diffèrent de cette dernière plainte dénuée d’esprit que par l’optique particulière à une situation donnée.

D’autres histoires, telle que la suivante, et qui, par leur technique, se présentent comme des cas limites de l’esprit, témoignent d’un cynisme profondément pessi¬miste : Un homme dur d’oreille consulte un médecin, qui conclut avec justesse que la surdité est due à une trop abondante consommation d’eau-de-vie. Il conseille donc à son malade d’y renoncer ; le patient promet de suivre ce conseil. Quelque temps après, le médecin rencontre son malade dans la rue et lui demande, à très haute voix, comment il va. « Merci, répond l’autre, inutile de crier si fort, docteur, j’ai cessé de boire et entends bien. » Plus tard, nouvelle rencontre. Le docteur, de sa voix naturelle, lui demande de ses nouvelles, mais il s’aperçoit qu’il n’est pas compris. « Qu’est-ce ? Comment ? » - « Vous voilà revenu à l’eau-de-vie, crie le docteur à l’oreille de son patient ; voilà pourquoi vous n’entendez pas. » - « Vous pouvez avoir raison, réplique l’homme dur d’oreille, je me suis remis à l’eau-de-vie, mais je vais vous dire pourquoi. Tant que je n’ai pas bu, j’ai entendu, mais tout ce que j’ai entendu ne valait pas l’eau-de-vie. » - Techniquement parlant, ce mot n’est guère que l’exposé d’une idée ; le jargon, les artifices de la narration sont ici indispensables à provoquer le rire, mais derrière se dresse cette triste question : « Cet homme n’a-t-il pas eu raison dans son choix ? »

Ce sont les mille aspects de la misère sans espoir des Juifs que figurent ces anecdotes pessimistes ; c’est ce caractère commun qui me permet de les grouper sous la rubrique de l’esprit tendancieux.

D’autres histoires, qui participent du même esprit cynique, et qui n’appartiennent pas toutes au cycle juif, prennent à partie les dogmes religieux et la croyance en Dieu elle-même. L’histoire du « Zyeuter du rabbin » est édifiée techniquement sur la faute de raisonnement qui résulte de la juxtaposition sur le même plan de l’imagination et de la réalité (on pourrait, du reste, considérer, avec tout autant de raison, sa technique comme un « déplacement »). Son esprit cynique ou critique s’attaque aux thauma¬turges et même à la foi aux miracles. A son lit de mort, Heine aurait fait un mot nettement blasphématoire. Il aurait répondu au prêtre qui amicalement le recomman¬dait à la grâce de Dieu et lui faisait espérer le pardon de ses péchés : « Bien sûr qu’il me pardonnera ; C’EST SON MÉTIER. » C’est là une comparaison qui rabaisse et, techniquement parlant, elle ne représente qu’une allusion, car un métier, Un com¬merce, une profession, c’est là le fait d’un ouvrier ou d’un médecin, par exemple, qui n’ont l’un et l’autre qu’un seul et unique métier. Mais la force du mot d’esprit réside dans la tendance. Tout ce qu’il veut dire est ceci : « Il me pardonnera certaine¬ment, car il n’est là que pour ça, je ne me le suis pas procuré pour autre chose » (comme s’il s’agissait de son médecin ou de son avocat). Chez ce moribond, qui gît sans force, une conscience demeure, c’est qu’il a créé Dieu et l’a doué de puissance pour s’en servir à l’occasion. Cette soi-disant créature, quelques instants avant son anéantisse¬ment, se pose encore en Créateur.

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Aux variétés de mots d’esprit tendancieux décrits jusqu’ici, à savoir :

l’esprit qui déshabille ou esprit obscène,
l’esprit agressif (hostile),
l’esprit cynique (critique, blasphématoire), j’en joindrais volontiers une quatrième, beaucoup plus rare, dont le trait caractéristique apparaît dans l’excellent exemple qui suit :

Deux Juifs se rencontrent en wagon dans une station de Galicie. « Où vas-tu ? » dit l’un. - « A Cracovie », dit l’autre. - « Vois quel menteur tu fais ! s’exclame l’autre. Tu dis que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à Lemberg. Mais je sais bien que tu vas vraiment à Cracovie. Pourquoi alors mentir ? »

L’effet de cette savoureuse histoire, qui semble d’une subtilité exagérée, est appa¬remment dû à la technique du contresens. Le second Juif se fait imputer à men¬songe sa déclaration qu’il va à Cracovie, ce qui est pourtant la vérité. Ce puissant procédé technique (le contresens) se combine cependant à un autre, la représentation par le contraire ; en effet, d’après l’affirmation incontestée du premier, le second ment quand il dit la vérité et dit la vérité au moyen d’un mensonge. Or, le sérieux de cette histoire consiste dans la recherche du critérium de la vérité ; à nouveau l’esprit conduit à un problème et exploite l’incertitude d’une de nos conceptions les plus courantes. Est-ce dire la vérité que de présenter les choses telles qu’elles sont, sans se préoccuper de la façon dont l’auditeur entendra ce qu’on dit ? N’est-ce peut-être là qu’une vérité jésui¬tique, et la réelle sincérité ne consiste-t-elle pas plutôt à tenir compte de la per¬sonne de l’auditeur et à lui fournir un tirage fidèle de son propre savoir ? Je considère ces mots d’esprit comme suffisamment différents des autres pour leur assigner une rubri¬que spéciale. Ils s’attaquent non pas à une personne ou à une institution, mais à la certitude de notre connaissance elle-même, qui fait partie de notre patrimoine spécu¬latif. Le nom le plus approprié à ce type d’esprit serait celui « d’esprit scep¬tique ».

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Au cours de nos études sur les tendances de l’esprit, nous avons peut-être éclairci quelques points et nous nous sommes certes sentis enhardis à poursuivre nos investigations ; mais les conclusions de ce chapitre et celles du chapitre précédent posent, par leur rapprochement, un problème difficile à résoudre. S’il est vrai que le plaisir causé par un mot d’esprit résulte d’une part de la technique, d’autre part de la tendance, comment embrasser d’un seul coup d’œil ces deux sources, si différentes, du plaisir conféré par le mot d’esprit ?

B

Partie synthétique

Chapitre III

Le mécanisme du plaisir
et la psychogenèse de l’esprit

Quelles sont les sources du plaisir que nous procure l’esprit ? Nous poserons en principe que nous le savons à présent. Certes, nous sommes sujets à l’erreur qui consiste à confondre l’agrément que nous donne le fond de la pensée exprimée par la phrase avec le plaisir proprement dit de l’esprit, mais ce dernier plaisir a essentielle¬ment deux sources : la technique et la tendance de l’esprit. Ce que nous voudrions rechercher à présent, c’est la manière dont le plaisir jaillit de ces sources, le méca¬nisme de cet « effet de plaisir ».

Nous atteindrons, semble-t-il, plus aisément notre but par l’esprit tendancieux que par l’esprit inoffensif. Nous commencerons donc par le premier.

Le plaisir procuré par l’esprit tendancieux tient à ce qu’il donne satisfaction à une tendance qui, sans lui, demeurerait insatisfaite. Qu’une telle satisfaction constitue une source du plaisir, voilà qui se passe de plus ample commentaire. Mais la façon dont l’esprit nous donne cette satisfaction dépend de circonstances spéciales, qui nous ouvriront peut-être des horizons nouveaux. Il faut distinguer deux cas. Dans le cas le plus simple, la satisfaction de la tendance se heurte à un obstacle extrinsèque, que l’esprit permet de tourner. C’est ce que nous a montré la réponse à Serenissimus, qui demandait si la mère de son interlocuteur avait été à la résidence, ou bien la question du critique d’art auquel les deux riches fripons montrent leur portrait : And where is the Saviour » (Où est le Sauveur ?). La tendance, dans l’un des cas, revient à répondre à l’injure par l’injure ; dans l’autre, à remplacer par une insulte la critique sollicitée. Ce qui, dans les deux cas, entrave la tendance, ce ne sont que des facteurs extrinsè¬ques : la haute situation et le pouvoir des personnes en cause. Remarquons toutefois que, bien que ces mots d’esprit - ou d’autres du même ordre - à caractère tendancieux, nous charment, ils ne sont pourtant pas capables de produire un grand effet risible.

Il en est tout autrement lorsque l’obstacle n’est plus d’ordre extrinsèque, lorsqu’un obstacle intrinsèque, un sentiment intérieur, s’oppose à la satisfaction directe de la tendance. Cette condition serait réalisée, d’après nous, dans les mots d’esprit agressifs de M. N..., dont le penchant très marqué à l’invective est tenu en échec par une haute culture esthétique. Dans le cas particulier de M. N... l’esprit aide à surmonter la résistance intérieure, à lever l’inhibition. Par là, à l’instar de ce qui se passe en cas d’obstacle extrinsèque, la satisfaction de la tendance est rendue possible, la répression ainsi que la « stagnation psychique » consécutive est évitée ; jusque-là le mécanisme du développement du plaisir serait, dans les deux cas, identique.

Nous serons cependant tentés d’approfondir ici les conditions qui différencient respectivement la situation psychologique dans les cas d’obstacle externe ou d’obs¬tacle interne, car il nous paraît possible que la levée de l’obstacle interne engendre un plaisir incomparablement supérieur. Mais je proposerais de nous contenter ici de peu et de nous en tenir provisoirement à cette seule constatation, qui se borne à ce qu’il y a pour nous d’essentiel. Les cas d’obstacle externe et les cas d’obstacle interne ne diffèrent que sur un point : dans le dernier cas, une inhibition déjà existante est levée, dans le premier le développement d’une inhibition nouvelle est entravé. Nous ne nous aventurerons pas trop loin dans la voie de la spéculation en disant que l’établissement comme le maintien d’une inhibition psychique nécessite un « effort psychique ». S’il est démontré, à présent, que l’esprit tendancieux, dans les deux cas, procure du plaisir, on sera tout près d’admettre que le « plaisir » ainsi acquis correspond à une épargne de l’effort psychique.

Nous voilà encore ramenés au principe de l’épargne que nous avons déjà rencon¬tré à l’occasion de la technique de l’esprit des mots. Nous croyions alors ne la retrouver que dans l’emploi de mots aussi peu nombreux ou aussi peu différents que possible les uns des autres ; à présent nous voilà aux prises avec la notion bien plus vaste de l’épargne de l’effort psychique, et nous envisageons la possibilité de pénétrer plus avant encore dans la nature de l’esprit en scrutant plus profondément la notion encore fort obscure de l’« effort psychique ».

Une certaine obscurité, que nous n’avons pu dissiper dans notre étude sur le mécanisme du plaisir propre à l’esprit tendancieux, nous apparaît comme le juste châtiment de notre tentative d’expliquer le compliqué avant le simple, l’esprit ten¬dancieux avant l’esprit inoffensif. Retenons que « l’épargne d’un effort nécessité par l’inhibition ou la répression » nous apparut comme le secret du plaisir procuré par l’esprit tendancieux et abordons, à présent, le mécanisme du plaisir engendré par le mot d’esprit inoffensif.

Des exemples appropriés de mots d’esprit inoffensifs, qui ne pouvaient impres¬sionner notre jugement ni par leur fond ni par leur tendance, nous ont amenés à conclure que les techniques de l’esprit sont par elles-mêmes des sources de plaisir ; cherchons si ce plaisir ne peut se ramener lui-même à une économie d’effort psychi¬que. La technique d’un de ces groupes de mots d’esprit (les jeux de mots) consistait à orienter notre psychisme suivant la consonance des mots plutôt que suivant leur sens ; à laisser la représentation auditive des mots se substituer à leur signification déterminée par leurs relations à la représentation des choses. Il nous est permis, en effet, de supposer que le travail psychique est, de ce fait, grandement facilité et que l’emploi sérieux des mots exige un certain effort pour renoncer à ce procédé si commode. Nous pouvons observer dans des états morbides de la fonction mentale, au cours desquels la faculté de concentrer l’effort psychique sur un seul point est probablement restreinte, que la représentation par assonance verbale prend de fait le pas sur le sens des mots ; de tels malades suivent dans leurs discours la progression des associations (« extrinsèques » au lieu de suivre celle des associations « intrin¬sèques » - pour nous servir de la for¬mule consacrée. De même chez l’enfant, accou¬tumé à considérer encore les mots comme des objets, nous remarquons la tendance à assigner à une consonance identi¬que ou analogue un sens identique, ce qui occasion¬ne bien des erreurs dont sourient les grandes personnes. Si, nous sommes charmés incontestablement lorsqu’un même mot ou un mot phonétiquement voisin nous trans¬porte d’un ordre d’idées à un autre ordre d’idées fort éloigné. (p. ex. le home-roulard qui transportait de la cuisine à la politique), on peut à bon droit ramener notre plaisir à l’économie d’un effort psy¬chique. Plus les deux ordres d’idées que le même mot rapproche sont éloignés l’un de l’autre, plus ils sont étrangers l’un à l’autre, plus gran¬de est l’épargne de trajet que la pensée réalise grâce à la technique de l’esprit. Il convient du reste de noter que, dans ce cas, l’esprit use d’un moyen de liaison que rejette et évite avec soin le raisonnement sérieux .

Dans un second groupe de procédés techniques de l’esprit -unification, assonance, emploi multiple, modification de locutions courantes, allusion à des citations - le caractère commun réside dans ce fait qu’on retrouve dans tous les cas quelque chose de connu, là où l’on aurait pu escompter du nouveau. Retrouver le connu est un plaisir et il nous sera encore aisé de retrouver en ce plaisir celui de l’épargne, de le rapporter à l’épargne d’effort psychique.

Il est universellement admis que l’on a plaisir à retrouver ce qu’on connaît, en un mot à « reconnaître ». Groos dit (p. 153) :« La reconnaissance s’accompagne tou¬jours d’un sentiment de plaisir, à condition toutefois de n’être pas devenue trop mécanique (p. ex. quand on s’habille, etc.). Le connu, à lui seul, s’accompagne aisé¬ment de cette sensation de bien-être que Faust éprouve en retrouvant son cabinet de travail après une rencontre pénible... » - « Si donc le fait même de reconnaître procure du plaisir, on peut bien s’attendre à ce que l’homme use de cette aptitude pour elle-même, c’est-à-dire s’en serve à la façon d’un jeu. De fait, Aristote a vu, dans la joie de la reconnaissance, le fondement de la jouissance artistique, et l’on ne saurait nier que ce principe mérite d’être pris en considération bien qu’il n’ait ni toute l’impor¬tance ni toute la portée que lui attribue Aristote. »

Groos traite ensuite des jeux dont le caractère consiste à exalter la joie de la reconnaissance par l’interposition d’un obstacle, c’est-à-dire par provocation d’une « stagnation psychique », que supprime ensuite l’acte de la reconnaissance. Mais sa tentative d’explication abandonne alors l’hypothèse de la reconnaissance, cause par elle-même de plaisir, quand, en appelant à ces jeux, il ramène le plaisir de la recon¬naissance à la joie de la force, de la difficulté vaincue. Selon moi, ce dernier facteur est secondaire et je ne vois pas de raison de renoncer à la conception plus simple, d’après laquelle la reconnaissance en soi est un plaisir en raison de la réduction de la dépense psychique, et d’après laquelle les jeux fondés sur ce plaisir n’useraient du mécanisme de la stagnation qu’afin d’exalter ce plaisir.

De même il est de notoriété publique que la rime, l’allitération, le refrain et autres formes de la répartition des sons en poésie, exploitent cette même source du plaisir à retrouver le connu. Le ,« sentiment de force » ne joue aucun rôle appréciable dans ces techniques si étroitement apparentées à celle de « l’emploi multiple » au domaine de l’esprit.

Étant donné l’étroitesse des rapports qui unissent la reconnaissance au souvenir, il n’est plus hasardé de supposer qu’il existe de même un plaisir du souvenir, c’est-à-dire que l’acte du souvenir par lui-même s’accompagne d’un sentiment de plaisir d’origine analogue. Groos ne semble pas hostile à une telle hypothèse, mais à nouveau il fait dériver le plaisir du souvenir du « sentiment de puissance » qui serait la cause primordiale de la jouissance inhérente à la plupart des jeux. A mon avis, il se trompe.

« Retrouver le connu » est encore le principe d’une autre technique auxiliaire de l’esprit, technique dont il n’a pas encore été question. Je veux parler de l’actualité, source féconde de plaisir qu’exploitent bien des mots d’esprit, et qui permet d’ex¬pliquer certaines particularités de leur histoire. Certains mots d’esprit n’y ont aucun recours, et ce sont ces exemples que nous utiliserons presque exclusivement dans une étude sur l’esprit. N’oublions pas cependant que ces mots d’esprit à effet durable nous ont peut-être moins fait rire que d’autres, dont l’emploi nous paraît à présent difficile, car ils nécessiteraient des commentaires étendus qui ne leur rendraient pourtant pas leur effet d’antan. Ces mots-ci faisaient allusion à des personnages, à des événements qui, à l’époque, étaient « d’actualité », défrayaient et tenaient en haleine la curiosité publique. Après qu’ils eurent perdu leur intérêt, que l’affaire en question eut été défi¬nitivement classée, ces mots d’esprit perdirent une partie et même la majeure partie de leur sel. Par exemple le mot sympathique de mon hôte, qui avait qualifié de home-roulard son entremets familial, a perdu pour moi la saveur qu’il possédait au moment où le home-rule avait sa rubrique quotidienne dans les nouvelles politiques de nos journaux. Si j’essayais aujourd’hui de justifier les mérites de ce mot d’esprit par le commentaire que ce seul mot - en nous épargnant un grand détour de la pensée - nous transporte du domaine de la cuisine au domaine fort éloigné de la politique, il me faudrait alors modifier ainsi mon commentaire : ce mot nous transporte du domaine de la cuisine au domaine fort lointain de la politique, domaine qui est sûr de solliciter notre intérêt parce qu’il est à l’ordre du jour de nos préoccupations. De même, cet autre mot d’esprit : « cette jeune fille me rappelle Dreyfus, l’armée ne croit pas à son innocence », nous semble aujourd’hui singulièrement périmé, bien que toutes ses res¬sources techniques soient demeurées identiques. La sidération obtenue par la com¬paraison et le sens équivoque du mot « innocence » ne peuvent empêcher que cette allusion, en son temps toute pimpante d’actualité, nous semble aujourd’hui complè¬tement dénuée d’intérêt. Voici encore un mot d’actualité : la princesse royale Louise s’était adressée à l’administration du four crématoire de Gotha pour savoir ce que coûterait une incinération. On lui répondit : « Sonst 5.000 Mark, ihr werde man aber nur 3.000 Markberechnen, da sie schon einmal durchgebrannt sei ») (5.000 Mark pour les autres, mais pour elle ce sera seulement 3.000, car elle s’est déjà brûlé une fois les ailes) . Un tel mot semble aujourd’hui irrésistible ; bientôt ce mot sera beau¬coup moins apprécié, et plus tard, lorsqu’il ne pourra plus être raconté sans commen¬taire sur la personnalité de la princesse et sur le sens qu’il convient de donner au « durchgebrannt »,ses qualités de jeu de mots ne lui serviront plus de rien.

Un grand nombre des mots d’esprit qui circulent ont leurs jours comptés et possèdent même un curriculum vitae, qui connaît la jeunesse, le déclin, pour sombrer enfin dans le plus complet oubli. Le besoin qu’éprouvent les hommes de tirer du plaisir de leurs processus cogitatifs fait constamment surgir des mots d’esprit nou¬veaux en rapport avec les événements du jour. La vitalité des mots d’esprit actuels ne dépend pas de leurs qualités propres ; elle est, par l’intermédiaire de l’allusion, empruntée à d’autres intérêts, dont le déclin entraîne celui du mot d’esprit. Or cette actualité, source d’une joie éphémère, mais source particulièrement riche, source qui vient grossir les sources propres à l’esprit, ne peut pas être purement et simplement homologuée au fait de retrouver le connu. Il s’agit plutôt d’une certaine qualité du connu qui possède en propre d’être fraîche, d’être nouvelle, de n’avoir pas encore subi les injures de l’oubli. La formation des rêves offre aussi cette prédilection particulière pour les faits récents et donne inévitablement à penser que cette alliance au récent confère une prime de plaisir particulière et se trouve de ce fait facilitée.

L’unification, qui n’est que la répétition s’appliquant aux rapports entre les idées au lieu de s’appliquer au matériel verbal, est considérée par G. Th. Fechner comme une des sources du plaisir de l’esprit. Fechner dit (Vorschule der Aesthetik I, XVII) : « A mon avis, dans notre champ d’étude actuel le principe de l’union intime du divers joue un rôle primordial ; mais l’appoint de conditions accessoires est encore nécessaire afin de permettre au plaisir, que les cas en question peuvent procurer, de franchir le seuil avec son caractère propre . »

Dans tous ces cas de répétition des mêmes rap ports ou du même matériel verbal, de redécouverte du connu et du récent, nous serons, sans doute, en droit d’attribuer le plaisir éprouvé à l’épargne de la dépense psychique, si tant est que notre point de vue parvienne à éclairer les faits isolés et à réaliser de nouvelles acquisitions d’ordre général. Il nous faut encore, nous le savons, élucider la genèse de l’épargne et préciser le sens de l’expression « dépense psychique ».

Le troisième groupe de techniques de l’esprit, - qui englobe la plupart des mots d’esprit de la pensée - et embrasse l’ensemble des fautes de raisonnement, déplace¬ments, contresens, représentations par le contraire, etc. semble avoir, au premier abord, son cachet particulier et n’être en rien apparenté aux techniques de la redécou-verte du connu ou du remplacement des associations pragmatiques par les associa¬tions verbales ; il est cependant fort aisé de démontrer qu’ils ressortissent à l’épargne et à l’allègement de la dépense psychique.

Il est plus facile et plus commode d’abandonner le chemin déjà battu par la pensée que de s’y tenir, de rassembler pêle-mêle des éléments hétéroclites que de les opposer les uns aux autres ; il est particulièrement aisé d’admettre des formules syllogistiques répudiées par la logique, et enfin d’accoupler les mots et les idées sans souci de leur sens, voilà qui est hors de doute ; or, ce sont là précisément les méthodes des techni¬ques spirituelles en question. Il est cependant étonnant que, ce faisant, l’élaboration de l’esprit soit une source de plaisir puisque, en dehors de l’esprit, toute manifestation analogue du moindre effort intellectuel éveille en nous de désagréables sentiments de répulsion.

Dans la vie sérieuse, le « plaisir du non-sens », comme nous dirons par abrévia¬tion, se cache, il est vrai, au point de disparaître. Pour le mettre en évidence, il nous faut recourir à deux cas, dans lesquels il apparaît encore ou se révèle à nouveau : c’est l’attitude de l’enfant qui apprend encore et celle de l’adulte dont l’humeur a été modi¬fiée par un toxique. Lorsque l’enfant apprend le vocabulaire de sa langue maternelle, il se plait à « expérimenter ce patrimoine de façon ludique » (Groos). Il accouple les mots sans souci de leur sens, pour jouir du plaisir du rythme et de la rime. Ce plaisir est progressivement interdit à l’enfant jusqu’au jour où finalement seules sont tolérées les associations de mots suivant leur sens. Mais, avec les progrès de l’âge, il cherche encore à s’affranchir de ces restrictions acquises à l’usage des mots, il les défigure par certaines fioritures, les altère par certains artifices (redoublement, tremblement), il se forge même avec ses camarades de jeu une langue conventionnelle. Ces démarches se retrouvent dans certaines catégories de psychopathies.

Je suis d’avis que, quel qu’ait été le mobile qui ait dicté à l’enfant l’initiative de tels jeux, il s’y prête, au cours de son développement ultérieur, en pleine conscience de leur absurdité et pour le seul attrait du fruit défendu par la raison. Il emploie le jeu à secouer le joug de la raison critique. Plus tyranniques encore sont les contraintes que nous impose l’apprentissage du jugement droit et de la discrimination, dans la réalité, du vrai et du faux ; aussi la tendance à réagir contre la rigueur de la pensée et de la réalité demeure-t-elle chez l’homme profonde et tenace. Ce point de vue domine aussi les processus de l’activité imaginative. Dans la dernière partie de l’enfance, et durant la période scolaire qui dépasse l’âge de la puberté, la critique a pris une telle puis¬sance que le sujet ne se risque plus que rarement à goûter directement au plaisir du « non-sens libéré ». Il ne se hasarde plus à énoncer de contresens ; mais la tendance foncière du jeune garçon à l’activité intempestive et absurde me semble dériver en droite ligne du plaisir du non-sens. Dans les cas pathologiques, cette tendance s’exalte souvent au point de dominer à nouveau les discours et les réponses de l’élève ; j’ai pu, chez quelques lycéens atteints de névroses, me convaincre de ce que leurs ratés n’étaient pas moins imputables à l’attrait inconscient pour le non-sens qu’à l’ignorance réelle,

Plus tard, l’étudiant ne se fait pas faute de réagir contre la contrainte de la pensée et de la réalité, dont le joug lui semble de plus en plus pénible et pesant. Bon nombre de blagues d’étudiants ressortissent à ces réactions. L’homme est « un chercheur infa¬tigable de plaisir » - je ne sais plus quel auteur a lancé cette heureuse formule - et chaque renoncement à un plaisir auquel il a une fois goûté lui est fort pénible. Par les joyeuses absurdités du « bagou de la bière », l’étudiant cherche à sauvegarder son plaisir du penser libre ; la scolarité du collège va le lui ravir de plus en plus. Beau¬coup plus tard encore, quand l’homme mûr rencontre ses collègues au cours d’un congrès scientifique et se retrouve de ce fait dans la situation de l’étudiant, il trouve, à l’issue de la séance, dans la « chronique des buvettes » qui défigure jusqu’à l’absurde les acquisitions nouvelles de la science, un dédommagement aux inhibitions nouvel¬lement acquises par sa pensée.

« Bagou de la bière » et « Chronique des buvettes », ces noms seuls témoignent de ce que la critique, qui a refoulé le plaisir du non-sens, est devenue à ce point impérieuse que, sans appoint toxique, elle ne peut se relâcher, fût-ce un seul instant. La modification de l’humeur est ce que l’alcool peut offrir de plus précieux à l’homme et ce qui fait que tous les hommes ne renoncent pas avec la même facilité à ce « poi¬son ». L’humeur enjouée, d’origine endogène ou toxique, abaisse les forces d’inhi¬bition, la critique en particulier, et rend par là de nouveau abordables des sources de plaisir dont la répression fermait l’accès. Il est fort instructif de noter combien l’exaltation de l’humeur nous rend peu exigeants sur la qualité de l’esprit. C’est que l’humeur supplée à l’esprit, comme l’esprit doit s’efforcer de suppléer à cette humeur qui offre des possibilités de jouissance habituellement inhibées, et, parmi ces dernières, le plaisir de l’absurde.

« Avec peu d’esprit et beaucoup de plaisir... »

L’alcool fait de l’adulte un véritable enfant qui prend plaisir à se laisser aller au fil de ses pensées, sans souci des contraintes de la logique.

Nous espérons avoir établi que les techniques de l’esprit par l’absurde représentent une source vive de plaisir. Que ce plaisir ressortisse à l’épargne d’une dépense psychi¬que, à l’allègement du joug de la critique, nous ne ferons que le rappeler.

Un coup d’œil d’ensemble sur les trois groupes de techniques de l’esprit que nous venons de distinguer montre que le premier et le troisième - le remplacement des asso¬ciations pragmatiques par les associations verbales et l’emploi du contresens - peuvent être envisagées solidairement comme le rétablissement de libertés primitives et l’allègement du joug de l’éducation intellectuelle ; ce sont des allègements psychi¬ques que l’on peut, dans une certaine mesure, opposer à l’épargne, qui constitue la technique du second groupe. Ainsi toute technique de l’esprit, donc tout plaisir issu de ces techniques, se ramène à ces deux principes : allègement de la dépense psychique en cours, épargne de la dépense psychique à venir. Ces deux ordres de technique et de « bénéfices de plaisir » correspondent, du moins en gros, à la distinction entre l’esprit des mots et l’esprit de la pensée.

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Les discussions qui précèdent nous ont inopinément ouvert une perspective sur l’histoire du développement, autrement dit sur la psychogenèse de l’esprit, sujet que nous allons à présent attaquer. Nous avons appris à connaître des stades préparatoires de l’esprit ; leur évolution jusqu’au stade tendancieux nous fera probablement décou¬vrir des rapports nouveaux entre les divers caractères de l’esprit. Antérieure¬ment à tout esprit il y eut quelque chose que l’on peut appeler jeu ou plaisanterie. Le jeu -gardons ce terme - apparaît chez l’enfant à l’époque où il apprend à employer des mots et à coordonner des pensées. En jouant, l’enfant obéit sans doute à un des instincts qui l’obligent à exercer ses facultés (Groos). Le jeu déclenche un plaisir qui résulte de la répétition du semblable, de la redécouverte du connu, de l’assonance, etc., et qui correspond à une épargne insoupçonnée de la dépense psychique. Il n’est pas étonnant que ce plaisir pousse l’enfant à cultiver le jeu, à s’y adonner de tout son cœur, sans souci du sens des mots ni de la cohérence des phrases. Jeu avec des mots et des pensées, motivé par un certain plaisir lui-même lié à l’épargne, voilà, semble-t-il, la première étape préparatoire de l’esprit.

A ce jeu, les progrès d’une faculté, que nous appellerons, à juste titre, critique ou raison, imposent un terme. Ce jeu est désormais condamné comme dénué de sens ou tout simplement comme absurde ; la critique le rend impossible. L’adolescent ne peut plus chercher le plaisir aux sources de la redécouverte du connu, etc., si ce n’est dans des occasions exceptionnelles, par exemple lorsqu’une veine de gaieté subite, sem¬blable à celle de l’enfant, vient lever l’inhibition de la critique. Alors seulement il lui est permis de se livrer à ces jeux d’autrefois auxquels il trouvait du plaisir ; mais l’homme ne veut pas être réduit à cette seule chance et renoncer à un plaisir qu’il a jadis connu. Il s’applique alors à trouver des moyens aptes à le rendre indépendant de cette bouffée de gaieté. Aussi le développement ultérieur du processus qui aboutit à l’esprit est-il dominé par cette double tendance : tromper la critique et suppléer à l’humeur.

Nous voici donc parvenus à la seconde étape préparatoire de l’esprit, c’est-à-dire à la plaisanterie. Elle sert à réaliser le bénéfice de plaisir lié au jeu, tout en imposant silence à l’opposition de la critique, qui étoufferait dans l’œuf le sentiment du plaisir. Une seule voie nous est offerte : il faut que l’assemblage absurde des mots ou l’agen¬cement incohérent des pensées ait tout de même un sens. Tout l’art de l’élaboration de l’esprit tend à trouver des mots et des constellations de pensées aptes à cet office. Toutes les ressources techniques de l’esprit ont déjà leur place marquée dans la plaisanterie ; aussi le langage parvient-il difficilement à délimiter leurs domaines respectifs. Ce qui différencie la plaisanterie du mot d’esprit, c’est que le sens de la phrase soustraite à la critique n’a pas besoin d’être profond, nouveau au seulement correct ; il lui suffit de pouvoir trouver son expression, peu importe que celle-ci soit insolite, oiseuse ou insipide. L’essentiel de la plaisanterie, c’est la satisfaction d’avoir permis ce que la critique défend.

Une simple plaisanterie est p. ex. le mot de Schleiermacher qui définit la jalousie : « passion qui cherche avec zèle ce qui procure la peine » (Die Eifersucht ist eine Leidenschaft, die mit Eifer sucht was Leiden schafft). En voici une autre : Le professeur Kästner, qui enseignait la physique à Gœttingen au XVIIIe siècle et était coutumier du mot d’esprit, demandait son âge à l’étudiant Kriegk (Krieg = guerre) qui prenait ses inscriptions ; celui-ci répond « trente ans », le maître réplique : « Eh, j’ai l’honneur de voir la guerre de Trente Ans . » C’est de même par une plaisanterie que le maître Rokitansky répondit à un interlocuteur qui l’interrogeait sur la profession de ses quatre fils : « Zwei heilen und zwei heulen. » (« Deux guérissent et deux barrissent ») (deux médecins et deux chanteurs). Cette réponse était exacte et par suite inattaquable, mais ne suggérait rien qui ne fût exprimé par les mots mis entre parenthèses. Incontestablement la réponse ne s’est écartée des formes banales que pour le plaisir de l’unification et de l’assonance lié à ces deux mots.

Enfin, je pense, nous y voyons clair. Nous avons toujours été gênés dans notre appréciation des techniques de l’esprit par ce fait que ces techniques n’appartiennent pas en propre à l’esprit et que cependant l’essence même de l’esprit semblait liée à elles, puisque leur suppression par la réduction enlevait à l’esprit tout son caractère et tout le plaisir qui en émanait. Nous commençons à comprendre que ce que nous avons décrit comme techniques de l’esprit - et que nous devrons persister en un cer¬tain sens à qualifier de tel -, ce sont plutôt les sources où l’esprit va puiser le plai¬sir, et nous ne trouvons rien d’étonnant à ce que d’autres processus s’en viennent, dans une même intention, puiser aux mêmes sources. La technique particulière, propre à l’esprit, consiste à protéger ces sources, génératrices de plaisir, contre l’intrusion de la critique, qui inhiberait ce plaisir. Ce procédé ne prête qu’à peu de considérations générales ; comme nous l’avons déjà mentionné, l’élaboration de l’esprit se manifeste dans la sélection d’un matériel de mots et de situations cogitatives qui permettent au jeu primitif avec les mots et les pensées de conquérir le visa de la critique ; pour y arriver, l’élaboration de l’esprit doit mettre en œuvre avec la plus grande adresse toutes les particularités du vocabulaire et toutes les constellations possibles des asso¬ciations d’idées. Peut-être serons-nous plus tard à même de caractériser encore l’éla¬boration de l’esprit par une propriété définie ; pour le moment, nous ne pouvons expli¬quer comment cette sélection s’opère en faveur de l’esprit. Car la tendance et l’œuvre de d’esprit, qui consistent à protéger contre la critique les alliances de mots et les associations d’idées génératrices de plaisir, constitueraient déjà les caractéristiques essentielles de la plaisanterie. Dès l’origine, elle a pour mission de lever les inhibi¬tions intrinsèques et de rouvrir les sources de plaisir que ces inhibitions avaient interdites. Nous verrons que, dans toute son évolution, l’esprit reste fidèle à ce caractère.

Nous voilà également en état d’assigner sa place exacte au facteur « sens dans le non-sens » (v. Introduction, p. 11), auquel les auteurs attribuent une telle importance dans le diagnostic de l’esprit et dans l’intelligence du plaisir qu’il produit. Les deux constantes de la conditionnalité de l’esprit - sa tendance à assurer le jeu qui divertit, et ses efforts pour le protéger contre la critique de la raison - expliquent à elles seules pourquoi, à l’état isolé, le mot d’esprit, quand il nous paraît absurde d’un point de vue, nous semble d’un autre sensé ou tout au moins tolérable. Comment il s’y prend, c’est l’affaire de l’élaboration de l’esprit ; là où il échoue, il est rejeté comme « non-sens ». Point n’est besoin pour nous de faire dériver le plaisir engendré par l’esprit de l’action antagoniste des sentiments qui résultent soit par voie directe, soit par « sidération et lumière » du sens et du non-sens simultanés du mot d’esprit. Inutile également de nous demander comment la succession du sentiment de, non-sens apparent et de reconnaissance du sens réel, réalisé par l’esprit, peut produire le plaisir. La psycho¬genèse de l’esprit nous a appris que son plaisir dérive du jeu avec les mots ou du déchaînement du non-sens et que le sens du mot d’esprit ne vise qu’à protéger ce plaisir contre la critique.

Ainsi la plaisanterie aurait déjà permis de déterminer le caractère essentiel de l’esprit. Il nous est loisible de suivre à présent l’évolution ultérieure de la plaisanterie jusqu’à son épanouissement dans l’esprit tendancieux. L’objectif principal de la plaisanterie est la recherche de notre amusement et, à cet effet, il lui suffit de n’être ni totalement insensée ni totalement oiseuse dans ses propos. Si ces propos ont quelque fond et quelque prix, la plaisanterie devient mot d’esprit. Une pensée qui, même sous sa forme la plus simple, eût été digne de notre intérêt, est alors parée d’une formule par elle-même séduisante . Il nous faut présumer qu’une telle association relève d’une intention et nous nous efforcerons de deviner l’intention qui préside à la formation du mot d’esprit. Une remarque, que nous avons formulée plus haut sans y insister, nous mettra sur la voie. Nous avons remarqué qu’un bon mot d’esprit nous donne comme une impression générale de plaisir, sans que nous soyons à même de distinguer immédiatement dans notre plaisir la part qui revient à la forme spirituelle de celle qui revient à la qualité même du fond de la pensée (p. 133). Nous nous trompons cons¬tamment sur ce point ; tantôt nous surestimons la qualité du mot d’esprit en raison de notre admiration pour le fond de la pensée, tantôt au contraire nous surestimons la pensée en raison du plaisir que nous procure son revêtement spirituel. Nous ne savons ce qui nous charme et ce qui nous fait rire. Cette incertitude réelle de notre jugement pourrait avoir motivé la formation de l’esprit proprement dit. La pensée recourt au revêtement spirituel afin de s’imposer à notre attention et d’acquérir à nos yeux plus de poids et plus de prix et surtout afin d’égarer et de séduire notre critique. Nous avons tendance à créditer la pensée du charme de la forme spirituelle et nous ne sommes dès lors plus disposés à rejeter ce qui nous a procuré de l’agrément, afin de ne pas tarir ainsi une source de plaisir. Le mot d’esprit nous a-t-il fait rire, nous voilà de ce fait dans les dispositions les plus défavorables à la critique, car nous nous trouvons tout à coup mis malgré nous en cette humeur qui nous permettait jadis de nous contenter du jeu et à laquelle l’esprit s’ingéniait à suppléer. Bien que nous ayons posé précédemment en principe qu’un tel genre d’esprit mérite le nom d’inoffensif et point encore de tendancieux, nous ne pourrons méconnaître que, rigoureusement parlant, la plaisanterie seule est sans tendance, c’est-à-dire qu’elle seule n’aspire qu’à créer le plaisir. L’esprit - même quand son fond n’est pas tendancieux, mais intéres-sant du seul point de vue de la pensée théorique - n’est en somme jamais totalement dépourvu de « tendance » ; il possède un second objectif qui est de favoriser la pensée en la grossissant et de la préserver de la critique. Il manifeste ici à nouveau sa nature primitive en s’opposant à cette force inhibitrice et restrictive qu’est le jugement critique.

Cette première utilisation de l’esprit, qui déborde la production du plaisir, ouvre la voie à toutes les autres. Nous reconnaissons maintenant en l’esprit un facteur psychi¬que capable, par sa puissance, de faire pencher la balance en sa faveur, suivant le plateau dans lequel il est jeté. Les grandes tendances, les grands instincts de la vie psychique l’utilisent à leurs fins. Originairement sans tendance, il était tout d’abord un jeu, il entre secondairement en connexion avec des tendances auxquelles aucune manifestation de la vie psychique ne saurait à la longue se soustraire. Nous savons comment l’esprit vient en aide aux tendances qui déshabillent, aux tendances hostiles, cyniques ou sceptiques. Par l’esprit obscène, issu de la grivoiserie, il fait du tiers - primitivement trouble-fête de la situation sexuelle, - en l’associant au plaisir, un allié, devant lequel la femme doit rougir. Par un procédé analogue, l’esprit à tendance agressive fait de l’auditeur, primitivement indifférent, un complice de ses haines et de ses mépris ; il suscite contre son ennemi une armée d’adversaires, alors qu’au début il était seul. Dans le premier cas il triomphe de l’inhibition de la pudeur et de ses bienséances par la prime de plaisir qu’il offre ; dans le second, il déroute à nouveau le jugement critique qui, sans lui, eût dans le débat pesé le pour et le contre. Dans le troisième et le quatrième cas l’esprit, en se mettant au service des tendances cyniques et sceptiques, ébranle le respect dû aux institutions et aux vérités auxquelles l’auditeur croyait jusqu’alors, en renforçant, d’une part, l’argument, et, d’autre part, en recourant à une offensive d’un genre nouveau. Tandis que l’argumentation cherche à mettre de son côté le jugement critique de l’auditeur, l’esprit s’attache à se débarrasser de cette critique. Incontestablement l’esprit suit la voie du meilleur rendement psychologique.

Cette revue d’ensemble des œuvres de l’esprit tendancieux a mis au premier plan ce qui est le plus facile à voir l’effet du mot d’esprit sur celui qui l’écoute. Plus signifi¬catif, au point de vue de la compréhension des choses, est l’effet du mot d’esprit dans la vie psychique de celui qui le fait on, pour adopter la seule formule exacte, à qui il vient à l’idée. Nous nous sommes déjà proposé - et nous réitérons ici ce dessein- d’étudier les processus psychiques du mot d’esprit en fonction des deux intéressés. Nous supposerons que le processus psychique, suscité chez l’auditeur par le mot d’esprit, soit dans la plupart des cas la réplique de celui qui se déroule chez l’auteur du mot. L’obstacle externe, qui doit être surmonté chez l’auditeur, correspond chez l’auteur du mot d’esprit à une inhibition interne. Chez ce dernier, l’attente de l’obstacle extérieur est pour le moins présente à titre de représentation inhibitrice. Dans certains cas, l’obstacle interne, dont l’esprit tendancieux doit triompher, est évident ; dans le cas de M. N... (voir p. 153) par exemple, nous devons admettre que ses mots d’esprit ne se bornent pas à rendre accessible à l’auditeur le plaisir de l’offensive injurieuse, mais avant tout, lui permettent à lui-même de lancer ces injures. Parmi les formes de l’inhibition ou de la répression internes, il en est une qui nous intéresse plus particu¬lièrement parce que c’est elle qui va le plus loin dans cette voie ; elle est désignée du nom de « refoulement » ; on la reconnaît à ce qu’elle ferme le retour à la conscience aux émotions et impulsions qu’elle a frappées d’interdit ainsi qu’à leurs dérivés. Nous allons voir que l’esprit tendancieux sait tirer du plaisir même de ces sources interdites par le refoulement. Si, comme nous venons de le laisser entendre, la levée des obsta¬cles externes est réductible à celle des inhibitions et des refoulements internes, on est en droit de dire que mieux que toutes les autres « étapes » de l’évolution de l’esprit, l’esprit tendancieux fait ressortir le caractère primordial de l’élaboration spirituelle, qui consiste dans la libération du plaisir par la levée des inhibitions. Il fortifie les tendances qu’il sert, en mettant dans leur jeu les impulsions réprimées, ou bien en se mettant tout simplement lui-même au service des tendances réprimées.

On admettra volontiers que ce sont bien là les démarches de l’esprit tendancieux, mais on se rendra compte de ce qu’on ne comprend pas par quel moyen il peut y réussir. Le secret de sa puissance réside dans le bénéfice de plaisir qu’il tire du jeu avec les mots et de la libération du non-sens et, si l’on doit le juger sur l’impression que produisent les plaisanteries non tendancieuses, On ne peut surestimer ce plaisir au point de lui attribuer la force de lever des inhibitions et des refoulements profon¬dément enracinés. Il ne s’agit pas ici, en réalité, d’un simple effet dynamique, mais d’un mécanisme de déclenchement plus compliqué. Au lieu de suivre les nombreux détours qui m’ont amené à la compréhension de ce mécanisme, je vais tenter de cou¬per au court par une synthèse.

G. Th. Fechner, dans sa Propédeutique à l’esthétique (Vorschule der Aesthetik, 1er vol., V), définit en ces termes le « principe du concours ou de l’exaltation esthétiques » : « La rencontre non contradictoire de plusieurs conditions de plaisir, assez faibles par elles-mêmes, produit une résultante de plaisir souvent bien supé¬rieure à celle qui correspondrait au coefficient de plaisir lié à chacune d’elles prise isolément, supérieure à celle que pourrait représenter la somme de ces effets isolés ; bien plus, il peut résulter de cette rencontre un élément de plaisir positif qui permette de franchir le seuil du plaisir, ce dont les facteurs isolés auraient été incapables : à la condition toutefois que la supériorité en plaisir, relativement à d’autres facteurs, puisse être perçue . » A mon avis, le thème de l’esprit nous fournit peu d’occasions de vérifier ce principe, qui s’applique à tant d’autres productions artistiques. L’esprit nous a appris autre chose encore, qui s’écarte du moins fort peu de ce principe, c’est que, dans la collaboration de plusieurs facteurs générateurs du plaisir, il est impos¬sible de démêler dans quelle mesure chacun d’eux contribua à l’effet général. On peut cependant faire varier la situation envisagée dans le « principe du concours », et soulever à propos de ces conditions nouvelles une Qu’arrive-t-il en général dans les cas où des conditions de plaisir se heurtent à des conditions de déplaisir ? De quoi dépend alors la résul¬tante et son signe algébrique L’esprit tendancieux constitue un cas particulier parmi toutes ces dites possibilités. Il existe d’une part une impulsion, une aspiration qui voudrait puiser du plaisir à une certaine source et qui même y parviendrait d’elle-même s’il ne surgissait aucun obstacle. Il existe d’autre part une aspiration antagoniste qui s’oppose au développement du plaisir et, par conséquent, l’inhibe ou le réprime. Comme le démontre le résultat, la force répressive doit être, dans une certaine me¬sure, supérieure à la force réprimée qui, de ce fait, n’est pourtant pas supprimée.

Survienne une seconde aspiration qui, bien qu’issue d’une autre source, soit capa¬ble de déclencher le plaisir par un processus identique, et qui agit, par conséquent, dans le même sens que l’aspiration réprimée. Quel pourra être le résultat en pareil cas ? Un exemple sera plus explicite que ce schéma. Supposons que l’aspiration con¬siste à invectiver une personne déterminée ; le sens des convenances, la culture esthétique s’opposent à cette aspiration de façon à rendre l’invective impossible ; si l’invective pouvait éclater, par exemple sous l’influence d’une modification de l’état affectif ou de l’humeur, l’éclat de la tendance injurieuse causerait ultérieurement une sensation de déplaisir. Il n’y a donc pas d’invective de proférée. Mais supposons que surgisse la possibilité d’utiliser le matériel de mots et de pensées destinés à l’invective à la confection d’un bon mot d’esprit, c’est-à-dire de puiser le plaisir à d’autres sour¬ces, sur lesquelles ne pèserait pas le même interdit. Cependant ce deuxième plaisir ne saurait éclore sans l’appoint de l’invective, mais dès que celle-ci peut se faire jour, le plaisir nouvellement libéré lui reste attaché. L’expérience de l’esprit tendancieux montre qu’en pareille occurrence la tendance réprimée peut recevoir du plaisir inhé¬rent à l’esprit la force nécessaire à vaincre l’inhibition, qui autrement eût été la plus forte. L’invective sera proférée pour rendre le mot d’esprit possible. Mais l’agrément qui en résulte n’est pas seulement celui que donne l’esprit ; il est incomparablement supérieur ; il dépasse de si loin le plaisir de l’esprit que force nous est d’admettre que la tendance primitivement réprimée a réussi à s’extérioriser presque intégralement. C’est ainsi que l’esprit tendancieux déclenche l’hilarité la plus franche.

La recherche des conditions du rire nous amènera peut-être à nous former une idée plus claire du concours que l’esprit apporte à la lutte contre la répression. Mais nous voyons ici encore que l’esprit tendancieux représente un cas particulier du « principe du concours ». Une possibilité de développement de plaisir se greffe sur une situation dans laquelle une autre possibilité de plaisir est contrecarrée, donc incapable de produire, par elle-même, aucun plaisir ; il en résulte un plaisir notable¬ment supérieur à celui qu’eût produit, à elle seule, la possibilité surajoutée. Cette dernière a donc pour ainsi dire servi de Prime de séduction ; un petit appoint de plaisir a permis de libérer une somme considérable de plaisir, qui, sans lui, fût demeurée fort difficilement accessible. J’ai de bonnes raisons de supposer que ce principe relève d’un mécanisme qui s’applique encore à bien d’autres domaines de la vie psychique, domaines même assez étrangers les uns aux autres ; je crois que le nom idoine de ce plaisir qui sert à libérer un plaisir plus grand est celui de « plaisir préliminaire » et nous appellerons ce principe « principe du plaisir préliminaire ».

Nous pouvons maintenant formuler ainsi le mode d’action de l’esprit tendancieux : il se met au service des tendances et, à la faveur du plaisir qu’engendre l’esprit, agissant en tant que plaisir préliminaire, il engendre, par la levée des répressions et des refoulements, un plaisir nouveau. Si nous jetons à présent un coup d’œil sur son évolution, nous pouvons dire que, du début à la fin de cette évolution, l’esprit est resté fidèle à sa propre nature. Il débute à la façon d’un jeu qui cherche son plaisir dans le libre emploi des mots et des pensées. Dès que les progrès de la raison lui font considérer le jeu des mots comme insipide, le jeu avec les pensées comme absurde, l’esprit se fait plaisanterie, afin de ne point renoncer à ces mêmes sources de plaisir et de retrouver dans le non-sens libéré un regain de plaisir. Puis, en tant que mot d’esprit proprement dit, encore dépourvu de tendance, il prête son concours à certaines pen¬sées qu’il met -en état de défier l’assaut du jugement critique ; à cet égard, le principe de la confusion des sources du plaisir lui est utile. Enfin il fait cause commune avec des tendances primordiales de l’âme, qui sont en lutte avec la répression, pour lever les inhibitions intrinsèques conformément au principe du plaisir préliminaire. Raison - jugement critique - répression, voilà les puissances qu’il combat tour à tour ; il ne renonce jamais à son plaisir primitif de jouer avec les mots, et, dès le stade de la plaisanterie, il fait jaillir de nouvelles sources de plaisir en levant les inhibitions. Le plaisir qu’il engendre, soit plaisir du jeu, soit plaisir par la levée des inhibitions, peut se ramener dans tout les cas à l’épargne de l’effort psychique, à condition qu’une telle conception ne soit pas incompatible avec l’essence même du plaisir et qu’elle se montre encore par ailleurs féconde .

Chapitre IV

Les mobiles de l’esprit
L’esprit en tant que processus social

Il pourrait sembler superflu de parler des mobiles de l’esprit, puisque la recherche du plaisir doit être reconnue comme étant la raison suffisante de son élaboration. Mais il n’est pas impossible, d’une part, que d’autres mobiles concourent à la produc¬tion de l’esprit et que, d’autre part, certaines observations connues nous obligent à poser le thème de la conditionnalité subjective de l’esprit.

Deux raisons surtout nous y engagent. Quoique l’élaboration de l’esprit excelle à tirer du plaisir des processus psychiques, tous les hommes, on le sait, ne sont pas également aptes à l’esprit. L’élaboration de l’esprit n’est pas à la portée de tout le monde, et notamment à un degré élevé, elle devient l’apanage d’une faible minorité, dont on dit, pour les distinguer des autres, qu’ils ont de l’esprit. « L’esprit » apparaît ici comme une faculté spéciale, comme une « faculté de l’âme » (pour employer l’ancienne terminologie) qui garde une certaine indépendance par rapport aux autres facultés : intelligence, imagination, mémoire, etc. On peut donc supposer aux gens d’esprit des dispositions particulières ou des aptitudes psychiques qui permettent ou favorisent l’élaboration de l’esprit.

Je crains de ne pouvoir aller bien loin dans l’investigation de ce thème. Il est bien rare que l’analyse d’un mot d’esprit isolé nous permette de pénétrer les conditions subjectives du psychisme de son auteur. Le hasard veut justement que le premier exemple qui nous ait servi à explorer la technique de l’esprit nous permette aussi de saisir sa conditionnalité subjective. Je veux parler du mots de Heine, qui a déjà attiré l’attention de Heymans et de Lipps :

« ... J’étais assis à côté de Salomon Rothschild, et il me traitait tout à fait d’égal à égal, de façon toute famillionnaire. » (Les Bains de Lucques).

Ce mot, Heine l’a mis dans la bouche d’un personnage comique, Hirsch-Hyacin¬the, buraliste, opérateur et taxateur à Hambourg, valet de chambre du noble baron Cristoforo Gumpelino (anciennement Gumpel). Le poète est fort attaché à ce personnage de sa création ; il donne en effet sans cesse la parole à Hirsch-Hyacinthe et lui attribue les saillies les plus amusantes et les plus franches ; il lui prête jusqu’à la sagesse pratique d’un Sancho Pança. Il est fort regrettable que Heine, peu porté, semble-t-il, à la forme dramatique, ait laissé tomber aussi vite cette savoureuse silhouette. Bien des passages nous donnent à penser que c’est le poète lui-même qui parle derrière le masque fragile de Hirsch-Hyacinthe, et bientôt nous acquérons la certitude que, dans ce personnage, le poète s’est parodié lui-même. Hirsch nous apprend les raisons qui lui ont fait abandonner son nom primitif pour celui de Hyacinthe. « J’y vois encore un avantage, poursuit-il, c’est que mon cachet porte un H et que je n’aurai pas besoin de m’en faire graver un autre. » Or Heine n’avait pas dédaigné lui-même cette économie lorsqu’à son baptême il échangea son prénom de « Harry » contre celui de « Henri » (Heinrich). De plus, tous ceux qui connaissent la vie de Heine peuvent se rappeler qu’il avait à Hambourg, théâtre de l’activité de Hirsch-Hyacinthe, un oncle du même nom, qui, en tant que richard de la famille, joua dans la vie du poète un rôle des plus importants. L’oncle s’appelait Salomon, tout comme le vieux Rothschild, qui avait accueilli Hirsch-Hyacinthe de façon si « famil¬lionnaire ». Ce qui, dans la bouche de Hirsch-Hyacinthe, semblait tout simplement plaisant, se double d’une réelle amertume, si nous l’appliquons au neveu Harry-Henri. Heine appartenait en effet à la famille, nous savons même que son désir le plus cher eût été d’épouser une des filles de cet oncle ; mais il ne fut point agréé par la cousine et l’oncle le traita toujours de façon un peu « famillionnaire », en parent pauvre. Jamais les riches cousins de Hambourg ne le considérèrent vraiment comme un des leurs ; je me souviens du récit d’une de mes vieilles tantes, qui était alliée à la famille Heine ; lorsqu’elle était encore une jeune et jolie femme, elle eut un jour pour voisin, à la table familiale, un jeune homme peu appétissant, que les autres convives trai¬taient par-dessous la jambe. Elle ne se sentit pas disposée à plus de condescendance à son égard ; elle ne sut que bien des années après que ce cousin négligent et négligé était le poète Henri Heine. Bien des indices démontrent à quel point Heine, dans sa jeunesse et plus tard, souffrit de l’ostracisme de ses riches cousins. C’est sur le terrain de cette souffrance subjective qu’est par la suite éclos le mot « famillionnaire ».

Bien d’autres bons mots de ce grand railleur laissent soupçonner des conditions subjectives analogues, mais je n’en connais point où elles s’imposent de façon plus évidente ; c’est pourquoi il serait hasardeux de chercher à préciser davantage la nature de ces conditions personnelles ; aussi bien ne sera-t-on pas disposé à attribuer a priori à chaque mot d’esprit des conditions génératrices aussi complexes. A cet égard, les mots d’esprit d’autres hommes célèbres ne se montrent pas plus révélateurs et on a l’impression que les déterminantes subjectives de l’élaboration de l’esprit sont assez voisines de celles qui provoquent les névroses, lorsqu’on apprend que Lichtenberg, par exemple, était un hypocondriaque caractérisé, nanti de toutes sortes de singu¬larités. La plupart des mots d’esprit, surtout ceux qui jaillissent de l’actualité, circulent de façon anonyme ; on pourrait se demander, par curiosité, dans quelle cervelle ils sont éclos. Si les hasards de la profession médicale vous mettent en présence d’un de ces faiseurs de bons mots qui, malgré leur médiocrité, trouvent leur publie et possè¬dent à leur actif nombre de mots d’esprit qui ont fait fortune, on pourra être surpris de découvrir que ce loustic possède une personnalité double, prédisposée aux maladies nerveuses. Mais, vu l’insuffisance de notre documentation, nous nous abstiendrons certainement de considérer la constitution psychonévrotique comme une condition subjective constante et nécessaire de la production de l’esprit.

Un exemple démonstratif nous est à nouveau fourni par les mots juifs, qui, comme nous l’avons déjà fait observer, sont exclusivement l’œuvre des Juifs, tandis que les histoires juives d’autre origine ne dépassent guère la pochade comique ou l’injure la plus grossière (p. 167). Cette condition, la participation de la propre per¬sonne, se dégage nettement ici tout comme dans le mot « famillionnaire » de Heine - et sa signification consiste en ce que la critique ou l’agression directes sont rendues plus difficiles et ne peuvent jouer qu’à la faveur d’un détour.

D’autres conditions subjectives ou conjonctures favorables à l’élaboration de l’esprit sont moins impénétrables. Le mobile de la production de mots inoffensifs est fréquemment le besoin ambitieux de montrer son esprit, de se manifester : ainsi une « pulsion » équivalente à ce qu’est l’exhibitionnisme dans le domaine du sexuel. L’existence de nombreuses pulsions inhibées, dont la répression a conservé un certain degré de labilité, fournira la disposition la plus favorable à la production de l’esprit tendancieux. En particulier, certaines composantes de la constitution sexuelle d’un sujet sont capables de figurer à titre de mobiles de la formation de l’esprit. Nombre d’histoires obscènes peuvent faire soupçonner chez leurs auteurs un secret penchant à l’exhibitionnisme. Les mots d’esprit tendancieux à type agressif sont particulièrement aisés à ceux dont la sexualité comporte une forte composante sadique que la vie a plus ou moins inhibée.

La seconde raison qui nous incite à l’investigation des conditions subjectives de l’esprit réside dans ce fait d’expérience que nul ne se résignerait à faire pour lui seul un mot d’esprit. L’élaboration de l’esprit est indissolublement liée au besoin de le communiquer aux autres ; ce besoin est même si impérieux qu’il triomphe assez souvent de scrupules légitimes. La communication du comique à autrui est également un plaisir ; mais elle ne constitue pas un désir impérieux ; lorsqu’on rencontre le comi¬que sur sa route, on peut le goûter seul. Dans le cas du mot d’esprit, au contraire, la communication s’impose ; le cycle psychique de la formation de l’esprit ne semble pas se clore sur l’inspiration du mot d’esprit ; il subsiste encore un quelque chose qui, dans la communication du mot d’esprit, cherche à parfaire le cycle de ce processus inconnu, Nous ne pouvons de prime abord deviner la cause de cette impulsion à commu¬niquer le mot d’esprit. Toutefois l’esprit offre une autre particularité, qui le distingue encore du comique. Si je rencontre le comique sur ma route, je puis moi-même en rire de bon cœur ; il est vrai que je puis aussi trouver l’occasion de faire rire un autre en lui en faisant part. Mais le mot d’esprit qui m’est venu à l’idée, que j’ai fait, je ne peux pas en rire moi-même, en dépit de l’agrément indiscutable que je lui trou¬ve. Il est possible qu’il y ait quelque rapport entre mon besoin de communiquer le mot d’esprit à autrui et cet effet risible qui m’est interdit à moi-même, tandis qu’il se manifeste chez autrui.

Pourquoi donc ne puis-je -rire moi-même de mon propre mot d’esprit ? Et quel est, en l’espèce, le rôle assigné à autrui ?

Occupons-nous tout d’abord de la seconde question. Dans le comique intervien¬nent en général deux personnages : en dehors de mon moi, le sujet chez lequel je découvre le trait comique ; si je trouve du comique aux objets, c’est qu’en vertu d’une démarche assez familière à notre représentation, je personnifie cet objet. Ces deux personnages, le moi et la personne-objet, suffisent au processus comique ; l’interven¬tion d’une tierce personne est possible mais non point indispensable. Le mot d’esprit, en tant que jeu avec ses propres paroles, ses propres pensées, se passe tout d’abord de personne-objet, mais dès le stade préliminaire de la plaisanterie, lorsqu’il a réussi à soustraire le jeu et le non-sens aux objections de la raison, il a besoin d’un tiers auquel il puisse faire part de sa réussite. Dans le cas du mot d’esprit, cette seconde personne ne correspond pas à la personne-objet, mais au tiers, à l’acolyte du comique. Il semble que, dans la plaisanterie, l’acolyte ait qualité pour décider si l’élaboration de l’esprit a atteint son but, comme si le moi n’était pas sûr de son propre jugement. De même l’esprit inoffensif, celui qui renforce une pensée, a besoin de l’approbation d’autrui pour se convaincre de ce qu’il a bien rempli sa mission. Quand le mot d’esprit se met au service des tendances qui déshabillent ou des tendances hostiles, on peut le figurer comme un processus psychique à trois personnages qui sont les mêmes que ceux du comique, mais le rôle du tiers est ici différent le processus psychique évolue entre le premier (le moi), et le tiers : (l’acolyte), non point, comme dans le comique, entre le moi et la personne-objet.

Chez le tiers du mot d’esprit, l’esprit peut aussi se heurter à des conditions subjec¬tives capables de faire avorter ce résultat : l’éveil du plaisir. Comme le dit Shakespeare (Love’s Labour’s lost, V, 2) :

« A jest’s prosperity lies in the ear
of him that hears it, never in the tongue
of him that makes it... »

Celui qui est absorbé dans des pensées sérieuses est hors d’état de témoigner, par sa réaction à la plaisanterie, que la plaisanterie a su sauvegarder le plaisir de jouer avec les mots. Il doit être d’humeur enjouée ou, tout au moins, indifférente pour pouvoir, vis-à-vis de la plaisanterie, jouer le rôle de tiers. Ce même obstacle inter¬vient également dans l’esprit inoffensif et dans l’esprit tendancieux ; mais dans ce dernier cas un autre obstacle surgit encore : c’est l’opposition à la tendance que l’esprit cherche à servir. Le tiers, auditeur d’un mot d’esprit obscène, même excellent, ne sera pas d’humeur à en rire, si ce mot vise une de ses proches parentes qu’il révère. Dans une réunion de curés et de pasteurs, personne ne se risquerait à comparer, comme l’a fait Heine, les ministres catholiques ou protestants à de petite commerçants ou à des représentants de maisons de gros ; devant un parterre de sujets dévoués à mon adversaire, les invectives les plus spirituelles que je pourrais lui décocher ne feraient pas l’effet de mots d’esprit, mais d’invectives pures et simples, et soulèveraient, non point le rire, mais l’indignation de l’auditoire. Une certaine disposition favorable, ou tout au moins une certaine indifférence, l’absence de tout élément capable de susciter des sentiments vifs opposés à la tendance, sont indispensables pour permettre au tiers de contribuer à l’accomplissement du processus spirituel.

Lorsque aucun de ces obstacles ne s’oppose à l’effet du mot d’esprit, voici ce qui se produit et ce qui nous reste à étudier - le plaisir, résultat du mot d’esprit, se mani¬feste d’une façon plus nette chez l’auditeur que chez l’auteur. Nous nous contentons de dire : « d’une façon plus nette », tout en étant tentés de poser la question de savoir si le plaisir de l’auditeur n’est pas même supérieur à celui de l’auteur, parce que - comme il est facile de le comprendre - les procédés de mesure et d’étalonnage nous font défaut. Nous voyons cependant que l’auditeur manifeste son plaisir par un éclat de rire, tandis que la première personne a lancé son mot d’esprit, le plus souvent, d’un air sérieux et impassible. Si je rapporte, à mon tour, un mot d’esprit que j’ai entendu, je dois, pour ne pas en compromettre l’effet, adopter dans mon récit l’attitude du premier narrateur. La question se pose à présent de savoir si cette conditionnalité du rire déclenché par le mot d’esprit nous autorise à formuler des conclusions applicables au processus psychique de la formation du mot d’esprit.

Nous ne pouvons relever ici tout ce qui a été dit et écrit sur la nature du rire. Nous pourrions d’ailleurs en être découragés par cette phrase que Dugas, élève de Ribot, place en tête de son livre, Psychologie du rire (1902) : « Il n’est pas de fait plus banal et plus étudié que le rire ; il n’en est pas qui ait eu le don d’exciter davantage la curiosité du vulgaire et celle des philosophes, il n’en est pas sur lequel on ait recueilli plus d’observations et bâti plus de théories, et avec cela il n’en est pas qui demeure plus inexpliqué ; on serait tenté de dire avec les sceptiques qu’il faut être content de rire et de ne pas chercher à savoir pourquoi on rit, d’autant que peut-être la réflexion tue le rire, et qu’il serait alors contradictoire qu’elle en découvrît les causes. » (p. 1) .

Par contre, nous ne laisserons pas échapper l’occasion d’utiliser à nos fins une conception du mécanisme du rire qui s’accorde parfaitement avec notre manière de penser. Je veux parler de l’explication que H. Spencer cherche à en donner dans son essai : Physiology of Laughter .

D’après Spencer, le rire est un phénomène de décharge de l’excitation psychique et montre que l’emploi de cette excitation s’est tout d’un coup heurté à un obstacle. Voici en quels termes il décrit la situation psychologique qui se résout par le rire : « Laughter naturally results only whencconsciousness is unawares transferred front great things to small - only when there is what we may call a descending incongruity . »

Dans le même esprit, des auteurs français(Dugas) considèrent le rire comme une détente - une manifestation de détente - et même la formule de A. Bains, Laughter a relief freom restraint » me parait moins éloignée de la conception de Spencer que bien des auteurs ne voudraient nous le faire croire.

Il nous parait cependant nécessaire de modifier la pensée de Spencer ; les idées qu’elle implique demandent à être en partie précisées, en partie retouchées. Nous dirions que le rire se déclenche dans le cas où une somme d’énergie psychique, primi¬tivement employée à l’investissement de certaines voies psychiques, a perdu toute utilisation, de telle sorte qu’elle peut se décharger librement. Nous nous rendons compte de la « suspicion » à laquelle une telle assertion nous expose, mais nous nous risquerons à invoquer à notre justification cette proposition excellente du travail de Lipps sur le comique et sur l’humour ; ce travail, du reste,

Je me bornerai à fournir une seule contribution au thème - traité avant et depuis Darwin, mais cependant pas encore définitivement épuisé - de l’élucidation physio¬logique du rire, c’est-à-dire de la déduction ou interprétation des actions musculaires caractéristiques du rire. La contorsion de la commissure des lèvres - grimace qui caractérise le sourire - se montre pour la première fois, à ce que je sache, chez le nourrisson repu et rassasié qui, en s’endormant laisse échapper le sein maternel. C’est là un geste réellement expressif qui correspond à la résolution de ne plus prendre de nourriture, et représente, pour ainsi dire, un « Assez » ou plutôt à un « Plus qu’assez ». Ce sens primitif du rassasiement joyeux a peut-être procuré au sourire qui, comme on le sait, demeure le phénomène fondamental du rire, le rapport ultérieur avec les processus de décharge joyeuse. (N. d. T.) nous ouvre des horizons débordant le comique et l’humour. « En fin de compte, les problèmes isolés de la psychologie nous ramènent toujours au cœur même de la psychologie, à telle enseigne qu’aucun problè¬me psychologique ne peut se traiter isolément » (p. 71). Les concepts « d’énergie psychique » de « décharge », et le fait de traiter l’énergie psychique comme une quantité, sont devenue pour moi des habitudes de pensée depuis que j’ai entrepris de considérer les faits de la psychopathologie sous un angle philosophique ; déjà dans ma Science des Rêves (1900) j’ai tenté, dans le même esprit que Lipps, de poser, non pas le contenu de la conscience, mais les processus psychiques - en eux-mêmes inconscients - comme « les facteurs réellement efficients du psychisme » . Ce n’est que lorsque je parle de l’ « investissement des voies psychiques » que je semble m’éloigner des métaphores employées par Lipps. Mon expérience relative à la mobilité de l’énergie psychique suivant certaines voies d’associations, ainsi que mon expérience touchant la conservation presque indéfinie des traces laissées par les processus psychiques, m’ont en effet incité à tenter de figurer l’inconnu sous cette forme imagée. Pour éviter tout malentendu, je dois ajouter que je ne prétends nulle¬ment proclamer que ces voies psychiques soient constituées par les cellules ou les fibres nerveuses, pas plus que par le système des neurones, qui, de nos jours, a pris leur place, bien qu’il doive être possible de représenter ces voies, d’une manière encore imprévisible, par des éléments organiques du système nerveux.

Ainsi, d’après notre hypothèse, dans le rire, les conditions sont telles qu’une somme d’énergie psychique, employée jusque-là à un investisse:ment, peut se déchar¬ger librement ; or, si tout rire n’est pas un signe de plaisir, celui que provoque un mot d’esprit en est un à coup sûr ; nous inclinerons donc à rapporter ce plaisir à la levée d’un investissement antérieur. Si l’auditeur d’un mot d’esprit rit, tandis que son auteur ne le peut pas, c’est que chez l’auditeur un certain effort d’investissement devient superflu et se décharge, tandis que la formation du mot d’esprit comporte des inhibi¬tions qui entravent ou la levée de l’inhibition ou la possibilité de la décharge. On ne peut, mieux caractériser le processus psychique de l’auditeur, c’est-à-dire du tiers du mot d’esprit, qu’en faisant ressortir qu’il récolte à très peu de frais le plaisir que lui procure le mot d’esprit. Il reçoit, pour ainsi dire, un don gratuit. Les termes du mot d’esprit, qu’il perçoit, font inéluctablement surgir en lui cette représentation, cette association d’idées, qui rencontraient chez lui de puissants obstacles intérieurs. Pour l’évoquer spontanément - en jouant le rôle de la première personne - il lui eût fallu faire un effort personnel et dépenser une somme d’énergie psychique au moins égale à la force de l’inhibition, de la répression ou du refou¬lement. Cet effort psychique lui a été épargné ; conformément aux explications ci-dessus (p. 179), nous dirions que son plaisir correspondrait à cette épargne. Cepen¬dant, d’après notre conception du mécanisme du rire, nous dirions bien plutôt que l’énergie d’investissement employée à l’inhibition est devenue tout à coup superflue, grâce à la production, par la voie des impressions auditives, de la représentation prohibée, et qu’elle s’est libérée et de la sorte est devenue toute prête à se décharger par le rire. Dans leur essence, les deux interprétations sont équivalentes, car l’écono¬mie de la dépense correspond exacte¬ment à l’inhibition devenue superflue. La seconde formule est pourtant plus sugges¬tive, parce qu’elle nous permet de dire que l’auditeur du mot l’esprit rit avec l’appoint d’énergie psychique libéré par la levée de l’ « investissement d’inhibition ; » il « rit » pour ainsi dire cet appoint.

L’impossibilité, pour l’auteur du mot d’esprit, d’en rire, nous fait supposer, comme nous venons de le dire, que le processus psychique de l’auteur diffère de celui du tiers, et que cette différence porte soit sur la levée de l’investissement d’inhibition, soit sur la possibilité de sa décharge. Mais cette première éventualité ne peut corres¬pondre à la réalité, comme nous devons aussitôt en convenir. L’investissement d’inhi¬bition doit avoir été levé également chez la première personne, sans quoi le mot d’esprit n’eût pas surgi, puisque, pour le former, il fallait triompher de ladite résis¬tance. Dans ces conditions, il serait de plus impossible que le premier goûtât au plaisir de l’esprit, puisque nous avons fait dériver ce plaisir de la levée de l’inhibition. Reste donc cette seconde éventualité, que le premier ne peut rire, malgré le plaisir qu’il éprouve, parce que la possibilité de la décharge est entravée. Ce trouble, qui s’oppose à la décharge nécessaire au rire, peut tenir à ce que l’énergie d’investissement libérée est immédiatement remployée à d’autres démarches endopsychiques. Nous avons bien fait d’envisager cette éventualité ; nous y reviendrons tout à l’heure. Mais chez le premier personnage du mot d’esprit une autre condition, qui aboutit au même résultat, peut être réalisée. Malgré la levée de l’investissement d’inhibition, peut-être aucune somme d’énergie susceptible de s’extérioriser n’a-t-elle été libérée. Car chez le premier personnage du mot d’esprit se poursuit l’élaboration de l’esprit qui doit correspondre à une certaine somme de dépense psychique nouvelle. C’est donc la première personne qui fournit elle-même la force nécessaire à la levée de l’inhibition ; il en résulte certainement pour elle un bénéfice de plaisir, dans le cas de l’esprit tendancieux, puisque le plaisir préliminaire acquis par l’élaboration de l’esprit se charge lui-même des démarches ultérieures nécessaires à la levée de l’inhibition ; mais dans chaque cas il faut défalquer du profit réalisé par la levée de l’inhibition la dépense nécessitée par l’élaboration de l’esprit ; c’est précisément cette dépense qui est épargnée à l’auditeur du mot d’esprit. Nous pouvons ajouter, à l’appui de ce qui précède, que pour le tiers aussi le mot d’esprit perd son effet risible dès qu’il exige un effort de travail cérébral. Les allusions du mot d’esprit doivent sauter aux yeux, les ellipses doivent être faciles à rétablir ; dès qu’il nécessite la réflexion consciente, le mot fait, en général, long feu. C’est là une différence importante entre le mot d’esprit et l’énigme ; peut-être la constellation psychique qui préside à l’élaboration de l’esprit n’est-elle point favorable en somme à la libre décharge du gain réalisé. Ici, nous ne sommes d’ailleurs pas en état d’aller beaucoup plus loin ; nous avons pu résoudre, d’une façon plus complète, la première partie du problème (pourquoi le tiers rit) que la seconde (pourquoi le premier ne rit pas).

Si, touchant les conditions du rire et les processus psychiques qui ont pour théâtre le tiers, nous nous en tenons à ces directives, nous voici toujours en état de nous expliquer d’une façon satisfaisante toute une série de particularités bien connues, mais encore incomprises, de l’esprit. Lorsqu’il s’agit de libérer, chez le tiers, un appoint d’énergie d’investissement susceptible d’être déchargé, plusieurs conditions sont nécessaires ou peuvent être considérées comme favorables : 1º il faut être sûr que le tiers lasse réellement cette dépense d’investissement ; 2º il faut empêcher que, une fois libérée, cette énergie trouve une autre utilisation psychique que la décharge mo¬trice ; 3º il n’y a que des avantages à ce que l’énergie d’investissement, destinée à être libérée chez le tiers, soit préalablement encore renforcée, exaltée. Certains procédés de l’élaboration de l’esprit répondent à ces intentions ; nous pouvons peut-être les grouper sous la rubrique de techniques secondaires ou auxiliaires.

La première de ces conditions établit l’une des aptitudes du tiers à être l’auditeur du mot d’esprit. Il faut absolument entre l’auteur et l’auditeur du mot une communion psychique telle que le tiers soit soumis à ces mêmes inhibitions internes dont l’élabo¬ration de l’esprit a triomphé chez le premier. Celui qui se complaît à la grivoiserie crue ne pourra prendre aucun plaisir à un bon mot spirituel qui déshabille ; les agressions de M.D... resteront incomprises des gens sans culture, habitués à donner libre cours à leur grossièreté. Ainsi chaque mot d’esprit exige son publie, et rire des mêmes mots d’esprit témoigne d’une grande affinité psychique. Nous touchons, du reste, ici à un point qui nous permettra de deviner, avec plus de précision, le pro¬cessus qui a pour théâtre le tiers. Il faut que ce dernier, par la force de l’habitude, soit capable de rétablir en lui-même, les inhibitions mêmes dont le mot d’esprit a triomphé chez le premier, de sorte que, dès que le tiers entend le mot d’esprit, la disposition à cette inhibition s’éveille en lui de façon impérieuse et automatique. Cette disposition à l’inhibition, que je considère comme un véritable effort, comparable à la mobilisa¬tion d’une armée, est reconnue simultanément comme étant superflue ou tardive, et, par suite, elle se décharge in statu nascendi par le rire .

La seconde condition requise pour la libre décharge, la nécessité d’éviter le remploi de l’énergie ainsi libérée à un autre usage, apparaît comme de beaucoup la plus importante. Elle nous fournit l’explication théorique de la portée incertaine du mot d’esprit quand les pensées qu’il exprime évoquent chez l’auditeur des repré¬sentations particulièrement émouvantes. Suivant la conformité ou l’antinomie entre les tendances du mot d’esprit et la série de pensées qui dominent l’auditeur, l’attention de ce dernier reste fixée sur le processus spirituel ou s’en retire. Mais il convient d’accorder un intérêt théorique plus grand encore à une série de techniques auxiliaires de l’esprit, qui visent évidemment à distraire l’attention de l’auditeur du processus spirituel lui-même, lequel de la sorte se déroulera automatiquement. Je dis avec intention « automatiquement » et non « inconsciemment » car ce dernier terme nous induirait en erreur. Il ne s’agit ici que de tenir à l’écart du processus psychique l’excès d’énergie d’investissement de l’attention, au moment où s’entend le mot d’esprit. L’efficacité de ces techniques auxiliaires nous autorise à supposer que c’est préci¬sément l’investissement de l’attention qui prend une grande part au contrôle et au remploi de l’énergie d’investissement libérée.

Il ne semble pas facile, en effet, d’empêcher l’emploi endopsychique des forces d’investissement devenues disponibles, car, au cours de nos processus cogitatifs, nous sommes constamment en train de déplacer de tels investissements d’une voie sur une autre, sans rien laisser perdre de leur énergie par décharge. Voici en pareil cas les moyens employés par l’esprit. Premièrement, il tend vers une formule brève qui donne peu de prise à l’attention. En second lieu, il satisfait à la condition de l’intelli¬gibilité aisée (ci. plus haut) ; dès qu’il ferait appel au travail cogitatif, qu’il exigerait un choix entre plusieurs orientations cogitatives, il compromettrait l’effet du mot, non seulement par l’effort psychique inévitable, niais encore par l’éveil de l’attention. Le mot d’esprit use en outre de l’artifice de détourner l’attention, en lui offrant, dans sa forme, un tour qui la captive ; pendant ce temps, la libération, ainsi que la décharge de l’investissement d’inhibition peuvent s’exécuter sans que l’attention y mette obsta¬cle. Les ellipses verbales remplissent déjà cet office ; elles incitent l’auditeur à les rétablir et parviennent ainsi à soustraire à l’attention le processus spirituel. La techni¬que de l’énigme, qui attire l’attention, est pour ainsi dire mise ici au service de l’élabo¬ration de l’esprit. Plus expédient encore est l’artifice qui consiste à édifier ces façades que nous avons déjà rencontrées dans plusieurs groupes de mots d’esprit tendancieux (p. 157). Les façades syllogistiques excellent à capter l’attention par le travail qu’elles lui imposent. Tandis que nous nous mettons en devoir de démêler sur quel point cette réponse peut être en défaut, nous rions déjà ; notre attention a été surprise, la décharge de l’énergie d’investissement de l’inhibition, devenue libre , a eu lieu. Ces mêmes considérations s’appliquent aux mots d’esprit à façade comique, dans lesquels le comique se fait l’auxiliaire de la technique de l’esprit. Une façade comique seconde de plusieurs façons l’effet du mot d’esprit, non seulement elle rend possible l’automatisme du processus spirituel en captant l’attention, mais encore elle facilite la décharge par l’esprit, en la faisant précéder d’une décharge par le comique. Le comi¬que fait ici office de plaisir préliminaire alléchant, ce qui nous explique comment certains mots d’esprit peuvent renoncer entièrement au plaisir préliminaire engendré par les techniques habituelles de l’esprit et user comme plaisir préliminaire du seul comique. Parmi les techniques propres à l’esprit, ce sont surtout le déplacement et la représentation par l’absurde qui, en dehors de leurs autres propriétés, sont le plus aptes à détourner l’attention et à favoriser ainsi le déroulement automatique du pro-cessus spirituel .

Nous le pressentons déjà et nous pourrons le comprendre mieux encore par la suite : cette condition, le détournement de l’attention, que nous venons de découvrir, n’est nullement un trait indifférent du processus psychique qui se déroule chez l’auditeur du mot d’esprit. Ce trait nous en explique d’autres. Tout d’abord comment il se fait que nous ne sachions à peu près jamais, en entendant un mot d’esprit, de quoi nous rions, bien que nous puissions secondairement l’établir par l’analyse. C’est que le rire résulte d’un processus automatique, impossible à réaliser si notre attention con¬sciente n’est point accaparée par ailleurs. En second lieu nous comprenons cette particularité du mot d’esprit, qui consiste en ce qu’il ne réalise son plein effet sur l’auditeur que lorsqu’il a pour lui le charme de la nouveauté, lorsqu’il le surprend. Cette propriété, responsable de la vie éphémère des mots d’esprit et de la nécessité d’en créer sans cesse de nouveaux, tient apparemment à ce qu’il est dans la nature même de la surprise ou du traquenard de ne pouvoir réussir une seconde fois. Quand on répète un mot d’esprit, l’attention est orientée par le souvenir du premier récit. On comprend ainsi le besoin de raconter le mot que l’on a déjà entendu à d’autres qui ne le connaissent pas encore. Probablement on récupère une partie des possibilités de plaisir, perdues par le manque de nouveauté, en savourant l’impression produite par le mot d’esprit sur le néophyte. C’est un mobile de ce genre qui peut somme toute avoir poussé le créateur du mot d’esprit à en faire part à autrui.

En troisième lieu je considère comme favorables, sinon indispensables, au proces¬sus spirituel, les techniques auxiliaires de l’élaboration de l’esprit qui visent à accroî¬tre préalablement la somme d’énergie destinée à la décharge, et exaltent de la sorte l’effet du mot d’esprit. Il est vrai que ces moyens auxiliaires renforcent aussi, dans la plupart des cas, l’attention portée au mot d’esprit, mais ils le mettent hors d’état de nuire, à la fois en fixant cette attention et en l’inhibant dans sa mobilité. Tout ce qui intéresse ou sidère agit dans les deux sens : avant tout l’absurde, de même l’opposi¬tion, le « contraste des représentations » dont certains auteurs ont voulu faire la carac¬téristique essentielle de l’esprit, mais dans lequel je ne puis voir autre chose qu’un moyen de renforcer l’effet du mot d’esprit. Tout ce qui sidère réalise chez l’auditeur cet état de dispersion de l’énergie que Lipps a qualifié de « stagnation psychique », et je crois qu’il a encore raison d’admettre que la « décharge » sera d’autant plus forte que la stagnation préalable aura été plus marquée. L’exposé de Lipps ne se rapporte pas, il est vrai, expressément à l’esprit, mais au comique en général ; quoi qu’il en soit, il nous parait très vraisemblable que, dans le cas de l’esprit, la décharge qui libère un investissement d’inhibition se trouve, par la stagnation, exaltée de même sorte.

La technique de l’esprit nous semble déterminée, somme toute, par deux sortes de tendances : l’une qui permet la formation du mot d’esprit chez la première personne, l’autre qui assure au mot d’esprit chez le tiers, un rendement de plaisir maximum. Semblable au visage de Janus, le double visage de l’esprit, qui protège le bénéfice primitif de plaisir contre l’assaut de la raison critique, ainsi que le mécanisme du plaisir préliminaire, répondent à la première tendance ; la complication ultérieure de la technique, dont les conditions viennent d’être développées dans ce chapitre, dérive de la présence du tiers. Ainsi l’esprit est un de ces coquins à double face qui servent à la fois deux maîtres. Tout ce qui tend à donner le plaisir est calculé par l’esprit en fonction du tiers, comme si des obstacles internes insurmontables empêchaient le créateur du mot de récolter lui-même ce plaisir. On a ainsi l’impression nette que le processus spirituel serait impossible en dehors de ce tiers. Mais, tandis que nous avons assez bien pénétré la nature de ce processus chez le tiers, il nous apparaît que le processus correspondant, qui a pour théâtre le premier sujet, nous demeure encore obscur. De ces deux questions : pourquoi ne pouvons-nous pas rire de l’esprit que nous faisons nous-mêmes ? et : pourquoi sommes-nous poussés à faire part à autrui de nos propres mots d’esprit ? la première s’est soustraite encore à toute réponse. Nous pouvons seulement présumer qu’il existe entre ces deux faits à élucider une connexion intime : pourquoi sommes-nous obligés de communiquer notre mot d’es¬prit à autrui ? parce que nous n’en pouvons pas rire nous-mêmes. De ce que nous avons appris, des conditions nécessaires à l’acquisition du plaisir et à la décharge chez le tiers, nous pouvons induire que, chez la première personne, les conditions néces¬saires à la décharge manquent et que celles que nécessite l’acquisition du plaisir ne sont remplies qu’assez imparfaitement. On ne peut nier alors que nous complétions notre propre plaisir par la faculté de rire, qui nous était auparavant interdite et ceci par la voie détournée de l’impression produite sur nous par la personne que nous avons réussi à faire rire. Nous rions pour ainsi dire par ricochet, suivant l’expression de Dugas. Le rire appartient aux manifestations les plus contagieuses des états d’âme ; si j’arrive, par la communication de mon mot d’esprit, à provoquer le rire chez autrui, je me sers en réalité de ce tiers pour éveiller mon propre rire, et l’on peut en effet observer que si tout d’abord le narrateur, en faisant son mot, a gardé son sérieux, il mêle bientôt un rire discret aux éclats de rire du tiers. La communication de mon mot d’esprit à autrui répondrait ainsi à plusieurs intentions : premièrement elle me donne¬rait la certitude objective de ce que l’élaboration de l’esprit a vraiment réussi ; deuxiè¬mement elle compléterait mon propre plaisir par choc en retour d’autrui sur moi-même ; troisièmement - si je ne fais que rapporter l’esprit des autres - elle récupérerait la somme de plaisir que le manque de nouveauté lui a fait perdre.

Au terme de cette discussion des processus psychiques de l’esprit, en tant qu’ils ont pour théâtre deux individus, il convient de jeter un coup d’œil rétrospectif sur le facteur de l’épargne, qui nous parut si important dans la conception psychologique de l’esprit et cela dès notre première élucidation de la technique. Voilà longtemps que nous nous sommes éloignés de la conception la plus immédiate, mais aussi la plus simpliste, de cette épargne, c’est-à-dire du fait pur et simple d’éviter une dépense psy¬chique en réduisant au minimum le nombre des mots et la formation des associations d’idées. Nous nous disions alors déjà qu’être concis, laconique, n’était pas encore être spirituel. La concision de l’esprit est une concision spéciale, elle est justement la « concision spirituelle ». Certes le bénéfice de plaisir primitif que nous trouvions à jouer avec les mots et les pensées émanait d’une simple épargne d’effort, mais, en passant du jeu à l’esprit, la tendance à l’épargne dut, elle aussi, modifier ses objectifs, car l’épargne réalisée en employant les mêmes mots ou en évitant de nouveaux agen-cements de pensées eût été insignifiante au regard de la dépense colossale de notre activité cogitative. Nous pouvons comparer l’économie psychique à la gestion d’une entreprise commerciale. Tant que les transactions sont peu importantes, il s’agit de dépenser le moins possible et de réduire au minimum les frais d’administration. L’épargne dépend encore de la valeur absolue de la dépense. Plus tard, lorsque les affaires ont pris de l’extension, l’importance relative des dépenses administratives diminue ; la somme totale des dépenses perd de son importance, pourvu que le nom¬bre des transactions et leur rendement s’accroissent dans des proportions suffisantes. Il serait mesquin, voire même préjudiciable, de lésiner sur les dépenses de l’exploi¬tation. Toutefois on aurait tort de penser que, même dans les grosses affaires, une sage tendance à l’épargne ne soit plus de mise. L’esprit d’économie du chef cherchera l’épargne dans tous les chapitres ; il se montrera satisfait si une même gestion, anté-rieurement fort onéreuse, peut se réaliser à moins de frais, quelque petite que cette épargne puisse paraître au regard des dépenses totales. D’une manière tout à fait analogue, dans la complexité de notre trafic psychique, des économies de détail restent pour nous des sources de plaisir, ainsi que le démontre notre vie quotidienne. Celui qui primitivement éclairait sa chambre au gaz et vient d’adopter l’électricité éprouvera pendant un certain temps une sensation nette de plaisir chaque fois qu’il manœuvrera son commutateur ; il l’éprouvera aussi longtemps qu’il se ressouviendra à ce moment des manœuvres compliquées que nécessitait de sa part l’allumage du gaz. De même, les économies réalisées par l’esprit en effort d’inhibition psychique, économies qui, par rapport à l’effort psychique total, sont insignifiantes, demeurent pour nous une source de plaisir, parce qu’elles nous épargnent une dépense particu¬lière à laquelle nous étions habitués et que cette fois encore nous étions déjà tout prêts à engager. Le caractère prévu de cette dépense, à laquelle nous étions prêts à faire face, est évidemment à mettre au premier plan.

Une épargne sur un point de détail, comme celle que nous venons de considérer, ne manquera pas de nous procurer un plaisir momentané, mais elle ne nous apportera pas un allègement durable tant que l’épargne réalisée pourra trouver ailleurs son remploi. Ce n’est que lorsque ce remploi pourra être évité que cette épargne parti-culière se transformera en un allègement général de la dépense psychique. Ainsi, grâce à une compréhension plus juste des processus psychiques de l’esprit, le facteur allègement vient remplacer pour nous le facteur épargne. Le premier des deux nous procure évidemment un sentiment de plaisir bien plus vif. Le processus qui se déroule chez la première personne du mot d’esprit engendre le plaisir par la levée d’inhibi¬tions, par la réduction de la dépense locale ; mais ce processus ne semble pouvoir s’arrêter et clore son cycle que lorsqu’il a, grâce à l’intervention d’un tiers, réalisé par la décharge l’allègement général.

C

Partie théorique

Chapitre V

Les rapports de l’esprit
avec le rêve et l’inconscient

À la fin du chapitre au cours duquel nous nous sommes attachés à découvrir la technique de l’esprit, nous avons dit (p. 129) que les processus de la condensation, avec ou sans substitution, du déplacement, de la représentation par le contresens, par le contraire, de la représentation indirecte, etc. qui, comme nous l’avons trouvé, jouent un rôle dans l’élaboration de l’esprit, présentent une très grande analogie avec les processus de l’ « élaboration du rêve » ; nous nous sommes réservé d’une part d’étudier de plus près ces ressemblances, d’autre part d’explorer les points qui sem¬blent, d’après ces indices, communs à l’esprit et au rêve. Ce travail de comparaison nous serait très facilité si nous pouvions considérer comme connu des lecteurs l’un des termes de la comparaison - l’ « élaboration du rêve ». Mieux vaut cependant n’y point compter. J’ai l’impression, en effet, que ma Science des Rêves, parue en 1900, a apporté à mes collègues plus de « sidération » que de « lumière » et je sais que le profane s’est contenté de réduire le livre à ce mot lapidaire « réalisation de désirs », mot dont il est aussi facile de se souvenir que de mésuser.

Dans l’étude constante des problèmes traités dans mon ouvrage, problèmes en présence desquels mon activité de médecin et de psychothérapeute me place jour¬nellement, je n’ai trouvé aucun fait susceptible de modifier ou de corriger mes idées ; il m’est donc loisible d’attendre patiemment que la compréhension de mes lecteurs m’ait rejoint ou qu’une critique pénétrante m’ait signalé les erreurs foncières de ma conception. Désireux d’établir une comparaison avec l’esprit je rappellerai, le plus succinctement possible, les notions essentielles concernant le rêve et son élaboration.

Nous connaissons le rêve par le souvenir, le plus souvent fragmentaire, qui nous en reste au réveil. Le rêve est alors un tissu d’impressions sensorielles, le plus souvent visuelles (parfois différentes), qui nous ont donné l’illusion d’un événement et auxquelles peuvent se mêler des processus cogitatifs (le « savoir » dans les rêves) et des manifestations d’ordre affectif. Ce dont nous nous souvenons ainsi en tant que rêve, je l’ai appelé « contenu manifeste du rêve ». Il est souvent complètement absur¬de et confus, parfois l’un ou l’autre ; mais même lorsqu’il est tout à fait cohérent comme dans beaucoup de rêves d’angoisse, il apparaît, par rapport à notre vie psy¬chique, comme quelque chose d’étranger, dont on ne parvient pas à discerner l’ori¬gine. L’explication de ces caractères du rêve a été jusqu’à présent recherchée en lui-même, on les considérait en effet comme les signes d’une activité désordonnée, dissociée, pour ainsi dire « endormie », des éléments nerveux.

J’ai montré par contre que ce contenu « manifeste », si singulier, du rêve peut toujours être rendu compréhensible en tant que transcription mutilée et altérée de certaines formations psychiques tout à fait correctes, qui méritent le nom de « pensées latentes du rêve ». Pour les pénétrer il faut réduire en ses éléments cons¬ti¬tutifs le contenu manifeste du rêve, sans avoir égard à son sens apparent éventuel, puis suivre les fils des associations qui partent de chacun des éléments ainsi isolés. Ces fils d’associations s’entrelacent et aboutissent finalement à une trame de pensées, qui non seulement sont parfaitement correctes, mais se rangent aisément dans la connexité de nos processus psychiques, à nous connus. Cette « analyse » a dépouillé le contenu du rêve de toutes les étrangetés qui nous étonnaient ; mais si nous voulons y réussir, il nous faut, chemin faisant, réfuter constamment les objections critiques qui s’opposent sans arrêt à la reproduction des associations intermédiaires suc¬ces-sives.

La comparaison entre le contenu manifeste du rêve, dont on se souvient, et les pensées latentes du rêve, ainsi découvertes, nous fournit la notion de l’ « élaboration du rêve ». Il convient d’appeler élaboration du rêve tout l’ensemble des processus de transformation qui ont introduit les pensées latentes du rêve dans le rêve manifeste. La surprise que le rêve avait d’abord provoquée en nous est, nous le voyons, inhérente à l’élaboration du rêve.

L’œuvre accomplie par l’élaboration du rêve peut être retracée de la manière suivante : une trame, le plus souvent fort compliquée, de pensées, assemblées durant le jour et non parvenues à réalisation - un « reste diurne » - garde, même pendant la nuit, la somme d’énergie requise - l’intérêt - et menace de troubler le sommeil. Ce reste diurne est transformé, par l’élaboration du rêve, en un rêve, et devient ainsi inoffensif pour le sommeil. Afin de donner prise à l’élaboration du rêve, ce reste diurne doit être apte à susciter des désirs, condition assez facile à remplir. Le désir qui émerge de la pensée onirique constitue le premier échelon, puis le noyau du rêve. L’expérience qui découle de l’analyse des rêves, et non pas la pure théorie, nous apprend que chez l’enfant un désir quelconque, résidu de l’état de veille, suffit à provoquer un rêve, alors cohérent et sensé, mais le plus souvent de courte durée, et dans lequel on peut aisément reconnaître la « réalisation d’un désir ». Il semble que, chez l’adulte, le désir provocateur du rêve doive, dans tous les cas, satisfaire à la condition d’être étranger à la pensée consciente, d’être par suite un désir refoulé, ou du moins susceptible de recevoir des renforcements à l’insu de la conscience. Sans l’hypothèse de l’inconscient tel que nous l’avons indiqué plus haut, je ne saurais aller plus avant dans la théorie du rêve, ni interpréter le matériel expérimental de l’analyse des rêves. Ce désir inconscient agissant sur le matériel des pensées du rêve, correct du point de vue de la conscience, produit alors le rêve. Ces matériaux sont, pour ainsi dire, entraînés dans l’inconscient ou, plus justement, soumis à un traitement conforme à celui qui agit au stade des processus cogitatifs inconscients, traitement caractéristi¬que de ce stade. Jusqu’à présent ce n’est que par les résultats mêmes de « l’élaboration du rêve » que nous connaissons les caractères du penser inconscient et ses différences d’avec le penser préconscient » susceptible de conscience.

L’exposé succinct d’une théorie nouvelle complexe et opposée aux habitudes cogi¬tatives n’est guère fait pour la clarifier. Je ne puis donc, en écrivant ces lignes, avoir d’autre intention que de renvoyer le lecteur à l’étude détaillée que j’ai consacrée à l’inconscient dans ma Science des Rêves, et aux travaux de Lipps, que je considère à cet égard comme de première importance. Je sais que celui qui vit sous le joug d’une bonne formation philosophique scolaire ou qui adhère même de loin à ce qu’on appelle un système philosophique s’insurge contre l’hypothèse du « psychique incon¬scient » tel que nous l’entendons, Lipps et moi, et qu’il préférerait en démontrer l’impossibilité par la définition du psychique. Mais les définitions sont conven¬tion¬nelles et sujettes à révision. Mon expérience m’a bien des fois montré que ceux qui combattent l’inconscient comme étant chose absurde ou impossible, n’ont pas puisé leurs impressions aux sources qui m’ont obligé, moi du moins, de reconnaître son existence. Ces adversaires de l’inconscient n’avaient jamais observé l’effet d’une sug¬gestion post-hypnotique, et les preuves que je tirais de mes analyses de névropathes non hypnotisés les plongeaient dans le plus grand étonnement. Il ne leur était jamais venu à l’idée que l’inconscient fût une chose que l’on ignore absolument, mais à laquelle cependant des arguments péremptoires nous obligent à conclure ; ces gens avaient, par contre, entendu par inconscient une chose susceptible de conscience, à laquelle l’on n’avait pas pensé à ce moment, quelque chose qui n’occupait pas le « champ visuel de l’attention ». Ils n’avaient jamais non plus essayé de se convaincre, par l’analyse d’un de leurs propres rêves, de l’existence de telles pensées inconscientes dans leur propre vie psychique, et, lorsque avec eux j’ébauchais une tentative de ce genre, ils ne pouvaient saisir leurs propres associations qu’avec étonnement et confu¬sion. J’ai acquis en outre l’impression de ce que la théorie de « l’inconscient » se heurtait principalement à des résistances d’ordre affectif qui s’expliquent par ce fait que personne ne veut connaître son inconscient, et pourtant trouve plus expédient d’en nier tout simplement la possibilité.

L’élaboration du rêve, à laquelle je reviens après cette digression, soumet les matériaux cogitatifs, qui lui arrivent sur le mode optatif, à un traitement tout à fait singulier. Elle transpose d’abord l’optatif en présent, remplaçant le « puisse-t-il être » par « cela est ». Ce « cela est » est destiné à la représentation hallucinatoire, à ce que j’ai désigné comme la « régression » de l’élaboration du rêve ; c’est la voie qui conduit des pensées aux images de la perception, ou bien de la région des formations cogi¬tatives à celle des perceptions sensorielles, pour user des termes de la « topique » encore inconnue de l’appareil psychique - topique qu’il ne faut pas entendre au sens anatomique. Sur cette voie, qui est contraire à la direction que suit le développement des complications psychiques, les pensées du rêve acquièrent un caractère visuel ; il en résulte une « situation » plastique, qui sert de noyau à l’ « image onirique » manifeste. Pour devenir susceptibles d’une telle représentation sensorielle, les pensées du rêve ont dû subir, dans leur expression, des transformations profondes. Mais, au cours de cette transmutation régressive en images sensorielles, les pensées subissent encore d’autres altérations, dont les unes sont nécessaires, donc concevables, les autres surprenantes. On comprend aisément qu’une conséquence accessoire inévitable de la régression soit la perte, dans le rêve manifeste, de presque toutes les relations cogitatives qui les reliaient entre elles. L’élaboration du rêve ne se charge d’exposer, pour ainsi dire, que la matière brute des représentations ; elle rejette leurs relations cogitatives ou se réserve du moins la liberté de les négliger. Par contre, il est une autre partie de l’élaboration du rêve que nous ne pouvons faire dériver de la régres-sion, de la transmutation régressive en images sensorielles, et c’est justement cette part qui importe à l’analogie de la formation du rêve et de celle de l’esprit. Le matériel des pensées oniriques subit, au cours de l’élaboration du rêve, une compression extraordinairement forte, une condensation. Les points d’où part la condensation sont les facteurs communs que recèlent les pensées oniriques, soit par l’effet du hasard, soit en raison de leur propre fond. Puisque ces facteurs communs ne suffisent pas, en général, à produire une condensation suffisante, l’élaboration du rêve crée des analo¬gies nouvelles, artificielles et fugitives et, à cet effet, se plaît même à employer des mots dont le son admette différentes interprétations. Ces nouvelles analogies desti¬nées à la condensation entrent, comme éléments représentatifs des pensées oniriques, dans le contenu manifeste du rêve, de sorte qu’un élément du rêve représente pour les pensées oniriques un point d’intersection, un carrefour, et doit, en général, être considéré comme « surdéterminé » par rapport à ces pensées. La condensation est la partie de l’élaboration du rêve la plus facile à saisir ; il suffit de comparer le texte écrit d’un rêve à la notation des pensées oniriques obtenues par l’analyse, pour se faire une idée exacte du degré de condensation que subit le rêve.

Il est moins aisé de prendre conscience de l’autre grande transformation que l’élaboration du rêve fait subir à la pensée onirique, c’est-à-dire de ce processus que j’ai nommé déplacement du rêve. Ce déplacement se manifeste par ce fait que tout ce qui, dans les pensées oniriques, se trouvait périphérique et était accessoire, se trouve, dans le rêve manifeste, transposé au centre et s’impose vivement aux sens ; et vice versa. Le rêve semble ainsi déplacé aux pensées oniriques, et c’est précisément en raison, de ce déplacement que le rêve paraît, au psychisme éveillé, étrange et incom¬préhensible. Pour réaliser un tel déplacement, il fallait que l’énergie d’investissement et glisser sans encombre des représentations importantes aux représentations insigni¬fiantes, ce qui, à la pensée normale,susceptible de conscience, ne peut que faire l’impression, d’une « faute de raisonnement ».

Transformation favorisant la représentation, condensation et déplacement, telles sont les trois démarches principales qu’il convient d’attribuer à l’élaboration du rêve. Une quatrième, qui n’a peut-être pas été suffisamment étudiée dans la Science des Rêves, dépasse l’objet de notre présent travail. Pour développer méthodiquement les idées de « topique de l’appareil psychique » et de « régression » - développement qui seul serait apte à mettre en valeur ces hypothèses de travail - il faudrait s’efforcer de déterminer à quels stades de la régression ont lieu les diverses transformations des pensées oniriques. Cette tentative n’a pas encore été sérieusement faite ; mais l’on peut, au moins pour le déplacement, admettre avec certitude qu’il doit se produire au moment où les matériaux cogitatifs qui concerne la condensation, on doit probable¬ment la considérer comme un processus dont l’action se prolonge jusqu’à l’arrivée dans la région des perceptions ; mais en général on se contentera de supposer qu’elle résulte d’une action simultanée de toutes les forces qui interviennent dans la forma¬tion du rêve. Tout en tenant compte de la circonspection qui s’impose évidemment dès qu’il s’agit de traiter de tels problèmes et des objections de principe qui s’élèvent lorsqu’on aborde de telles questions, objections que nous ne saurions discuter ici, je me risquerai à dire que le processus préparatoire du rêve, qui fait partie intégrante de son élaboration, doit avoir pour théâtre la région de l’inconscient. Il faudrait donc, grosso modo, reconnaître à la formation du rêve trois stades successifs : en premier lieu, la translation des restes diurnes préconscients dans l’inconscient, translation à laquelle doivent contribuer les conditions de l’état de sommeil ; en second lieu, l’éla-boration proprement dite du rêve dans l’inconscient ; en troisième lieu, la régression des matériaux oniriques ainsi traités vers la perception, sous les espèces -de laquelle le rêve se présente à la conscience.

Parmi les forces qui concourent à la formation du rêve, on peut discerner : le désir de dormir ; l’investissement résiduel de l’énergie que les restes diurnes, malgré leur étiolement par l’état de sommeil, ont conservée ; l’énergie psychique du désir incon¬scient qui forme le rêve ; la force antagoniste de la « censure » qui agit durant l’état de veille, mais ne désarme pas complètement durant le sommeil. La tâche de la for¬mation du rêve consiste avant tout à surmonter l’inhibition de la censure et c’est précisément cette tâche qui s’accomplit à la faveur des déplacements de l’énergie psychique au sein du matériel des pensées oniriques.

Rappelons-nous maintenant la raison qui, dans notre étude de l’esprit, nous a orientés vers le rêve. Nous avons trouvé que le caractère et les effets de l’esprit étaient liés à certains modes d’expression, à certains procédés techniques, dont la condensa¬tion, le déplacement et la représentation indirecte sont les types les plus frappants. Nous avons retrouvé comme caractéristiques de l’élaboration du rêve des processus qui aboutissent aux mêmes résultats : condensation, déplacement, repré¬sentation indirecte. Cette conformité ne nous amènerait-elle pas à conclure que l’élaboration de l’esprit et celle du rêve sont, pour le moins, identiques sur un point essentiel ? L’élabo¬ration du rêve, d’après moi, s’est dévoilée dans ses caractères principaux ; parmi les processus psychiques de l’esprit, c’est justement la partie que nous serions en droit de comparer à l’élaboration du rêve, le processus de la formation du mot d’esprit chez la première personne du mot, qui nous demeure cachée. Ne devrions-nous pas céder à la tentation de reconstituer ce processus sur le modèle de la formation du rêve ? Certains traits du rêve sont si étrangers à l’esprit que nous n’oserions pas transposer à la genèse de l’esprit les démarches correspondantes de l’élaboration onirique. La régression du cours de la pensée vers la perception ne s’applique évidemment pas à l’esprit ; mais si nous supposons applicables, par analogie, à la formation du mot d’esprit, les deux autres stades de la formation du rêve, à savoir la chute d’une pensée préconsciente dans l’inconscient et son traitement sur le mode inconscient, le résultat serait confor¬me à ce que nous observons dans l’esprit. Adoptons alors cette hypothèse que telle est, chez la première personne, la formation du mot d’esprit. Une pensée précon¬sciente est confiée momentanément au traitement inconscient, ce qui résulte de ce traitement est aussitôt récupéré par la perception consciente.

Avant de nous attacher à l’examen minutieux de cette proposition, il nous faudra penser à une objection susceptible de mettre en échec notre hypothèse. Nous partons de ce fait que les techniques de l’esprit nous ramènent à ces mêmes processus que nous avons déjà reconnus comme particuliers à l’élaboration du rêve. On pourrait aisément nous objecter que nous n’aurions pas fait figurer parmi les techniques de l’esprit la condensation, le déplacement, etc., et que nous n’aurions pas trouvé de concordances si parfaites entre les procédés représentatifs de l’esprit et ceux du rêve, si la connaissance préalable de l’élaboration du rêve n’avait pas influencé notre conception de la technique de l’esprit, de sorte qu’en fin de compte l’étude de l’esprit n’aurait fait que confirmer des idées préconçues, issues de notre conception du rêve, idées avec lesquelles nous aurions abordé cette étude. Une telle concordance, vu sa genèse, ne saurait donc prétendre à une existence effective en dehors de nos préjugés ; de fait, aucun autre auteur n’a dit que la condensation, le déplacement, la représen-tation indirecte, fussent des modes d’expression de l’esprit. Cette objection se soutient, mais en l’espèce ne porte pas. Il peut tout aussi bien se faire que notre pers¬picacité ait eu besoin d’être aiguisée par la connaissance de l’élaboration du rêve pour pouvoir reconnaître cette concordance réelle. Or, pour trancher la question, il suffit de décider si une critique judicieuse, s’attachant à chaque exemple en particulier, peut prouver qu’une telle conception de la technique de l’esprit donne une entorse à la vérité et fait de la sorte violence à toute autre conception plus simple et plus profon¬de, ou si, au contraire, la critique doit admettre que les propositions, suggérées par l’étude des rêves, sont vraiment confirmées par l’étude de l’esprit. Je suis d’avis que nous n’avons rien à craindre d’une telle critique et que la méthode de la réduction (p. 33), employée par nous, nous a appris à reconnaître d’une manière positive dans quels modes d’expression il fallait rechercher de l’esprit. Si nous avons donné à ces tech¬niques des noms qui anticipaient sur la découverte de la concordance entre la technique de l’esprit et celle de l’élaboration du rêve, c’était notre droit strict et en fin de compte une pure simplification facile à justifier.

Une autre objection serait, à notre avis, moins grave, mais ne saurait, en revanche, se réfuter aussi intégralement. Tout en admettant que les techniques de l’esprit, par elles-mêmes si conformes à nos desseins, méritent d’être retenues, on pourrait dire qu’elles ne constituent pourtant pas la totalité des techniques spirituelles possibles ou usuelles. Sous l’influence de notre modèle, l’élaboration du rêve, nous aurions choisi les seules techniques de l’esprit qui lui seraient conformes, tandis que d’autres techniques, que nous aurions négligées, prouveraient qu’une telle concordance n’est pas une loi générale. Je n’oserais assurément pas affirmer qu’il m’ait été donné d’élu¬cider la technique de tous les mots d’esprit qui circulent, et j’admets que mon inventaire des techniques de l’esprit présente plus d’une lacune, mais je n’ai, de propos délibéré, éliminé aucun type de technique que j’aie pu découvrir ; je peux même affirmer que les techniques les plus courantes, les plus importantes, les plus carac-téristiques de l’esprit, n’ont point échappé à mon attention.

L’esprit possède encore un autre trait caractéristique qui cadre bien avec notre conception de l’élaboration de l’esprit, elle-même issue de nos études sur le rêve. On dit, il est vrai, que l’on « fait » un mot d’esprit, mais l’on sent bien qu’on s’y prend autrement que pour émettre un jugement ou formuler une objection. Le mot d’esprit comporte au plus haut degré le caractère d’une « idée subite » involontaire. On ignore l’instant d’avant le trait d’esprit que l’on décochera et qu’on se sera borné à revêtir de mots. On éprouve plutôt quelque chose d’indéfinissable, qui ressemblerait à une absence, à une défaillance subite de la tension intellectuelle, puis tout d’un coup le mot d’esprit surgit, presque toujours tout paré des mots qui le revêtent. Certains modes appartenant à l’esprit - comme par exemple la comparaison, l’allusion - servent en dehors de lui à exprimer nos pensées. Je puis, de propos délibéré, faire une allu¬sion. En ce cas, tout d’abord, dans mon audition interne, j’envisage l’expression direc-te de ma pensée ; j’en inhibe l’extériorisation par un scrupule conforme à la situation, je me propose presque de remplacer l’expression directe par une sorte d’expression indirecte et j’en arrive alors à mon allusion ; mais une allusion, faite ainsi sous mon contrôle permanent, peut bien être viable, elle n’est jamais spirituelle ; l’allusion spiri¬tuelle, au contraire, surgit sans que j’en puisse suivre en moi-même les stades prépara¬toires. Je ne veux point exagérer l’importance de ce processus ; ce n’est pas un argument décisif, mais il est bien conforme à notre hypothèse que, dans la formation du mot d’esprit, une suite de pensées disparaisse momentanément pour émerger tout à coup de l’inconscient sous la forme d’un mot d’esprit.

Les mots d’esprit présentent également une manière particulière de se comporter dans nos associations. Souvent les mots d’esprit échappent à notre mémoire quand nous les cherchons ; d’autres fois par contre ils s’offrent, sans être appelés par notre volonté, et notamment à l’occasion de pensées qui ne semblent pas de nature à les évoquer. Il ne s’agit là encore que de petite traits, représentatifs néanmoins de l’ori¬gine inconsciente des mots d’esprit.

Réunissons à présent les caractères du mot d’esprit susceptibles de cadrer avec sa formation dans l’inconscient. Signalons en premier lieu sa concision particulière, trait nullement essentiel, mais fort caractéristique. Au premier abord, nous étions tentés d’y voir l’expression d’une tendance à l’épargne, mais cette conception perdit pour nous sa valeur du fait d’objections évidentes. Cette concision nous apparaît mainte¬nant plutôt comme un signe de l’élaboration inconsciente qu’a subie l’idée du mot d’esprit. La condensation, qui lui correspond dans le domaine du rêve, ne, peut répondre, en effet, à rien d’autre qu’à la localisation dans l’inconscient, et il nous faut admettre que, dans le processus inconscient de la pensée, se trouvent réalisées les conditions qui, dans le préconscient, font défaut à de telles condensations . Tout porte à croire que le processus de la condensation laisse tomber certains des éléments qui lui sont soumis ; d’autres se chargent alors de leur énergie d’investissement, se renforcent par la condensation ou acquièrent par elle une force exagérée. La conci¬sion du mot d’esprit serait donc, comme celle du rêve, un phénomène concomitant nécessaire de la condensation qui se produit et dans le rêve et dans l’esprit ; elle serait, dans les deux cas, le résultat d’un processus condensateur. C’est à cette origine que la concision du mot d’esprit devrait son caractère particulier, impossible à préciser, mais frappant pour le sentiment.

Nous avons précédemment (p. 223) considéré comme épargne de détail d’un des effets de la condensation, à savoir l’emploi multiple du même matériel, le jeu de mots, l’assonance, et nous avons fait dériver le plaisir procuré par l’esprit (inoffensif) de cette épargne ; plus tard nous avons trouvé que la tendance primitive de l’esprit consistait à réaliser ce bénéfice de plaisir : le jeu avec les mots, auquel l’esprit pouvait se livrer sans contrainte, durant le stade ludique, mais qui fut frappé d’interdit par la critique rationnelle, au cours de l’évolution intellectuelle ultérieure. A présent nous avons opté pour l’hypothèse que ces condensations, dont use la technique de l’esprit, éclosent automatiquement dans l’inconscient, en dehors de toute intention, au cours du processus cogitatif. Ne s’agit-il pas ici de deux conceptions différentes et en appa¬rence incompatibles d’un même fait ? Je ne le sais pas ; ce sont bien deux conceptions différentes qui demandent à être conciliées, mais il n’y a entre elles aucune contra¬diction. Elles ne sont qu’étrangères l’une à l’autre et, quand nous aurons pu établir quelque rapport entre elles, nous aurons, suivant toute probabilité, quelque peu pro¬gressé dans notre savoir. Le fait que les condensations de ce genre sont des sour¬ces de plaisir s’accorde fort bien avec cette hypothèse que l’inconscient réalise aisément les conditions nécessaires à leur genèse ; nous estimons même que l’immer¬sion dans l’inconscient se trouve due à ce que la condensation créatrice du plaisir, condensation indispensable au mot d’esprit, s’y produit avec grande facilité. Deux autres facteurs, qui semblent au premier abord étrangers l’un à l’autre, et qui se rencontrent comme par un hasard malencontreux, apparaîtront à plus ample informé comme étroitement solidaires, voire même consubstantiels. Il s’agit de ces deux propositions : d’une part, au cours de son développement, au stade du jeu, c’est-à-dire dans l’enfance de la raison, l’esprit était susceptible de produire de ces condensations génératrices de plaisir ; d’autre part, aux stades supérieurs de son développement, l’esprit accomplit le même travail en plongeant la pensée dans l’inconscient. L’infantile est, on le sait, la source de l’inconscient, les processus cogitatifs inconscients sont ceux-là mêmes qui, dans la première enfance, se manifestent à l’exclusion de tout autre. La pensée qui, pour créer l’esprit, plonge dans l’inconscient, ne le fait que pour retrouver la retraite de ses jeux d’antan avec les mots. Le penser revient, pour un moment, au stade infantile afin de goûter à nouveau à la source infantile de son plaisir. Si l’étude de la psychologie des névroses ne nous l’avait pas déjà enseigné, l’étude de l’esprit nous aurait fait soupçonner que, dans son étrangeté, l’élaboration inconsciente n’est autre chose que le type infantile du travail cogitatif. Il n’est toutefois pas aisé de saisir, chez l’enfant, ce penser infantile avec toutes ses particularités, conservées dans l’incon¬scient de l’adulte, car il est le plus souvent, pour ainsi dire, corrigé in statu nascendi. Dans certains cas on y parvient pourtant, et toujours alors nous rions de « la sottise enfantine ». Toute révélation d’un tel inconscient nous donne généralement l’impres¬sion du « comique » .

Il est plus aisé de saisir les caractères de ces processus cogitatifs inconscients dans les manifestations des sujets atteints de certains troubles psychiques. Il est fort probable que, comme le supposait le vieux Griesinger, nous serions en état de com¬prendre les divagations des psychopathes et d’en tirer des renseignements si nous ne leur imposions pas les exigences de la pensée consciente, et leur appliquions au contraire notre art d’interprétation comme nous le faisons pour les rêves . Pour le rêve déjà, nous avons, en son temps et lieu, fait entrer en ligne de compte le « retour de la vie psychique au stade embryonnaire »

Nous avons si amplement exposé, à propos de l’étude des processus de la condensation, l’importance de l’analogie de l’esprit et du rêve qu’il nous sera permis d’être plus bref dans ce qui va suivre. Nous savons que, dans l’élaboration du rêve, les déplacements marquent l’influence exercée par la censure de la pensée consciente ; par suite, chaque fois que nous rencontrons, parmi les techniques de l’esprit, le dépla¬cement, nous serons disposés à admettre, dans la formation de l’esprit, l’intervention d’une force inhibitrice. Nous savons également déjà qu’il en est très généralement ainsi ; l’esprit, qui aspire à revivre le plaisir d’antan dû au non-sens ou au jeu avec les mots, se trouve, dans l’état psychique normal, inhibé par l’opposition de la raison critique et se voit chaque fois dans l’obligation de triompher de cette inhibition. Mais la façon dont l’élaboration de l’esprit résout ce problème révèle une différence considérable entre l’esprit et le rêve. Dans l’élaboration du rêve, ce problème est régu¬lièrement résolu par les déplacements, par le choix de représentations suffisamment éloignées de celles qui sont repoussées pour pouvoir franchir la censure ; elles sont cependant les dérivés de ces dernières dont elles ont, par un transfert intégral, endossé l’investissement psychique. Aussi les déplacements ne manquent dans aucun rêve et y affectent une tout autre amplitude. Il faut compter parmi les déplacements, non seule¬ment la déviation du cours des idées, mais encore toutes les sortes de représentation indirecte, en particulier la substitution à un élément significatif, mais offensant, d’un autre élément indifférent, mais inoffensif en apparence à la censure, élément qui figure une allusion des plus lointaines au premier, un équivalent symbolique, une métaphore, un détail. On ne peut nier, que des rudiments de cette représentation indi¬recte apparaissent déjà dans les pensées préconscientes du rêve, par exemple la représentation par le symbole ou par la métaphore ; autrement la pensée n’aurait pu atteindre le stade de l’expression préconsciente. Les représentations indirectes de ce genre, comme les allusions dont le rapport à l’idée elle-même est fort transparent, sont d’ailleurs des moyens d’expression admissibles et fréquemment usités même par notre penser -conscient. Mais l’élaboration du rêve utilise jusqu’à l’excès ces moyens de la représentation indirecte. Toute espèce de connexion, sous la pression de la censure, suffit à créer un substitut par allusion ; le déplacement d’un élément vers n’importe quel autre semble permis. Particulièrement frappante et caractéristique de l’élabora¬tion du rêve est la substitution des associations dites extrinsèques (simultanéité, conti¬guïté dans l’espace, assonance), aux associations intrinsèques (similitude, causalité, etc.).

Tous ces procédés de déplacement appartiennent également à la technique du mot d’esprit, mais, le cas échéant, leur usage ne dépasse pas en général les limites qui leur sont assignées dans le penser conscient ; ils peuvent même manquer, bien que normalement le mot d’esprit ait aussi pour tâche de vaincre une inhibition. L’emploi réduit des déplacements dans l’élaboration de l’esprit tient à ce que l’esprit dispose, en général, nous nous en souvenons, d’une autre technique pour parer à l’inhibition ; nous n’avons même justement rien rencontré de plus caractéristique du mot d’esprit que cette technique. Contrairement au rêve, l’esprit ne se prête pas à des compromis, il n’élude pas l’inhibition, il s’attache à conserver intact le jeu avec les mots ou avec le non-sens ; toutefois il se borne à choisir les cas où ce jeu, où ce non-sens se présentent sous des dehors à la fois admissibles (plaisanterie) ou ingénieux (esprit), grâce au sens multiple des mots et à la variété infinie des relations cogitatives. Rien ne distingue mieux l’esprit des autres formations psychiques que sa double face et son double langage et c’est par-là, du moins, que les auteurs ont le mieux pénétré sa nature intime, en faisant ressortir le facteur « sens dans le non-sens ».

Étant donné la prépondérance absolue de cette technique particulière au mot d’esprit, technique destinée à triompher de ses inhibitions, il semblerait superfétatoire que l’esprit se servît encore, dans certains cas, de la technique du déplacement ; cependant, d’une part, certaines variétés de cette technique, telles que le déplacement proprement dit (déviation des pensées) - qui participe, en effet, du non-sens - gardent pour l’esprit leur valeur, en tant qu’objets et sources de plaisir ; d’autre part, il ne faut pas oublier que le stade le plus élevé de l’esprit, celui de l’esprit tendancieux, doit fréquemment surmonter deux sortes d’inhibitions : ses inhibitions propres et celles de ses tendances (p. 148) ; or les allusions et les déplacements sont bien à même de lui faciliter ’cette dernière tâche.

L’emploi fréquent et effréné, dans l’élaboration du rêve, de la représentation indirecte, du déplacement et spécialement de l’allusion, a une conséquence, que je ne mentionne pas en raison de son importance particulière, mais de l’occasion qu’elle m’a fournie d’étudier le problème de l’esprit. Si nous communiquons à un profane, à un non-initié l’analyse d’un rêve, analyse qui découvre ces voies singulières et choquan¬tes à l’état de veille (allusions, déplacements dont s’est servie l’élaboration du rêve) le lecteur éprouve une impression désagréable ; il déclare que ces interprétations res¬semblent à des « pointes » ; cependant il ne les considère évidemment pas comme des bons mots bien venus, mais comme des mots forcés, et pourrait-on dire, contraires aux lois du mot d’esprit. Or , cette impression s’explique aisément : elle provient de ce que l’élaboration du rêve recourt aux mêmes moyens que l’esprit mais dépasse dans leur emploi les limites que l’esprit respecte. Aussi allons-nous bientôt apprendre que la présence du tiers impose à l’esprit une certaine condition qui n’intéresse pas le rêve.

Parmi les techniques communes à l’esprit et au rêve, deux offrent un certain intérêt : la représentation par le contraire et l’emploi du contresens. La première - est un des moyens puissants dont dispose l’esprit, comme nous l’avons pu remarquer, entre autres, dans les exemples d’ « esprit par surenchère » (p. 104). La représentation par le contraire ne pouvait pas, du reste, se dérober, comme la plupart des autres tech¬niques analogues, à l’attention consciente ; celui qui s’efforce d’actionner volontaire¬ment en lui le mécanisme de l’élaboration de l’esprit, le faiseur de mots, ne tarde pas à s’apercevoir qu’une réponse spirituelle se fait à peu de frais en s’attachant à l’antithèse d’une assertion et en se fiant à la saillie qui, par une modification, écarte la réplique réservée à cette antithèse. Peut-être la représentation par le contraire doit-elle ce succès à ce qu’elle recèle en elle-même le germe d’un autre mode d’expression de la pensée, susceptible de déclencher le plaisir, et n’exigeant pas, pour être compris, de faire appel à l’inconscient. Je veux parler de l’ironie, qui se rapproche beaucoup de l’esprit et représente une variété du comique. Elle consiste essentiellement à dire le contraire de ce que l’on veut suggérer, tout en évitant aux autres l’occasion de la contradiction - les inflexions de la voix, les gestes significatifs, quelques artifices de style dans la narration écrite, indiquent clairement que l’on pense juste le contraire de ce que l’on dit. L’ironie n’est de mise que lorsque l’interlocuteur est prêt à entendre le contraire, de telle sorte qu’il ne peut lui-même échapper ainsi à l’envie de contredire. Cette condition fait que l’ironie risque très facilement de demeurer incomprise. La personne qui en use y trouve l’avantage de pouvoir tourner aisément les difficultés, d’une expression directe, s’il s’agit d’invectives, par exemple ; l’ironie offre à celui qui l’entend le plaisir comique, probablement parce qu’elle lui inspire un effort de contra¬diction dont l’inutilité apparaît aussitôt. Cette comparaison de l’esprit à une catégorie fort voisine du comique nous confirmera peut-être dans cette opinion que le rapport avec l’inconscient est le trait caractéristique de l’esprit, trait qui sans doute le distin¬gue également du comique .

Dans l’élaboration du rêve, le rôle de la représentation par le contraire est beau¬coup plus important encore que dans l’élaboration de l’esprit. Le rêve ne se plaît pas seulement à associer deux contraires en une image composite, il va souvent jusqu’à transformer un élément de la pensée onirique en son contraire, ce qui complique singulièrement le travail de l’interprétation. « De prime abord, on ne peut savoir si un élément susceptible d’antithèse figure, dans la pensée onirique, au sens positif ou négatif . »

Je dois faire ressortir que ce fait n’a point encore été du tout compris. Il semble cependant impliquer un caractère important du penser inconscient, dépourvu, suivant toute vraisemblance, d’un processus comparable au « jugement ». A la place du rejet par le jugement, on trouve, dans l’inconscient, le « refoulement ». Le refoulement peut être considéré comme intermédiaire entre le réflexe de défense et la condam¬nation .

Pourtant le non-sens, l’absurdité, dont le rêve est si coutumier, et qui lui ont valu tant de mépris injustifié, ne sont jamais dus à une mosaïque d’éléments représentatifs assemblés au hasard, mais ils sont régulièrement admis intentionnellement par l’élaboration du rêve afin d’exprimer une critique amère, une contradiction méprisante impliquée dans les pensées latentes du rêve. L’absurdité du contenu du rêve manifeste remplace donc ce jugement des pensées latentes du rêve : « C’est un non-sens. » Dans ma « Science des rêves » je me suis particulièrement attaché à cette argumentation, car elle m’a permis de combattre à outrance cette erreur que le rêve n’est en rien un phénomène psychique, erreur qui barre la route à toute reconnaissance de l’incon¬scient. Nous avons encore appris (lors de l’explication de certains mots d’esprit tendancieux, p. 82) que, dans l’esprit, le non-sens est employé aux mêmes fins de représentation. Nous savons aussi que le non-sens qui sert de façade à l’esprit est particulièrement apte à augmenter chez l’auditeur la dépense psychique, et par là la somme d’énergie susceptible d’être déchargée par le rire. En outre, n’oublions pas que dans l’esprit le non-sens est un but en soi, car l’intention de récupérer l’ancien plaisir du non-sens est l’un des mobiles de l’élaboration de l’esprit. D’autres procédés nous permettent encore de récupérer le non-sens et d’en tirer du plaisir : la caricature, l’hy¬perbole, la parodie, le travestissement en usent et réalisent alors le « non-sens comi¬que ». Soumettons ces modes expressifs à l’analyse, comme nous l’avons fait pour les mots d’esprit, et nous verrons qu’on peut tous les expliquer sans faire intervenir les processus inconscients tels que nous les concevons. Nous comprenons à présent aussi pourquoi le caractère du spirituel peut s’ajouter par surcroît à la caricature, à l’hyper¬bole, à la parodie ; c’est la diversité de la « scène psychique » qui le rend possible .

Je crois que la localisation de l’élaboration de l’esprit dans le système de l’inconscient nous est devenue plus précieuse depuis qu’elle nous a fait comprendre que les techniques, dont dépend cependant l’esprit, ne sont pas par ailleurs son apanage exclusif. Par là même s’éclaircissent aisément certains points douteux, qu’au début de notre étude de ces techniques nous avions dû provisoirement réserver. L’objection d’après laquelle les rapports indéniables qui relient l’esprit à l’inconscient ne s’appliqueraient qu’à certaines catégories de l’esprit tendancieux, tandis que nous sommes disposés à les étendre à toutes les formes, à tous les stades évolutifs de l’esprit, cette objection, dis-je, ne s’en impose que davantage à notre attention. Nous n’avons pas le droit de nous soustraire à son examen.

La genèse de l’esprit dans l’inconscient est indubitable lorsqu’il s’agit de mots d’esprit dictés par des tendances inconscientes ou renforcées par l’inconscient, partant dans la plupart des mots d’esprit « cyniques ». La tendance inconsciente entraîne alors la pensée préconsciente dans l’inconscient, afin de l’y transformer ; l’étude de la psy¬chologie des névroses nous a révélé de nombreux processus analogues. Mais cette force d’entraînement vers l’inconscient semble faire défaut dans les mots d’esprit tendancieux d’un autre ordre, dans l’esprit inoffensif et dans la plaisanterie ; le rapport de l’esprit à l’inconscient y est donc douteux.

Envisageons à présent l’expression spirituelle d’une pensée qui, en elle-même, n’est pas sans valeur, et qui surgit dans le cycle même des processus cogitatifs. Pour faire de cette pensée un mot d’esprit, il faut de toute évidence choisir, parmi les modes expressifs possibles, précisément celui qui est susceptible de réaliser le profit de plaisir verbal. L’auto-observation nous apprend que ce n’est pas l’attention con¬sciente qui fait ce choix ; mais ce choix gagnera certes à ce que l’investissement de la pensée préconsciente soit abaissé à l’inconsciente, car, ainsi que nous l’avons appris par l’élaboration du rêve, les voies associatives partant des mots sont, dans l’incon¬scient, traitées à la façon des associations partant des choses.

L’investissement inconscient offre des conditions infiniment plus favorables au choix de l’expression. Du reste, nous sommes fondés à admettre que le mode d’ex¬pression qui implique le bénéfice de plaisir verbal agit d’une façon semblable à la tendance inconsciente dans le premier cas, en attirant dans l’inconscient la conception encore instable de la pensée préconsciente. Quant au cas plus simple de la plai¬san¬terie, nous pouvons nous imaginer qu’une intention, sans cesse tendue vers le profit de plaisir verbal, saute sur l’occasion fournie à point nommé par le préconscient pour entraîner dans l’inconscient le processus d’investissement, selon le schéma qui nous est déjà connu.

Je désirerais vivement qu’il me fût possible, d’une part, d’expliquer plus claire¬ment ce point capital de ma conception du mot d’esprit, d’autre part, de l’appuyer sur des arguments décisifs. Mais à vrai dire il ne s’agit pas ici d’un double, mais d’un seul et même échec : je ne puis m’expliquer plus clairement en l’absence d’autres preuves à l’appui de ma conception. Cette dernière résulte de l’étude de la technique et de sa comparaison avec l’élaboration du rêve, et elle ne résulte que de là ; je trouve ensuite qu’elle s’accorde en somme parfaitement avec les particularités de l’esprit. Or ma conception résulte d’une induction ; si une telle conclusion nous mène, non point en pays connu, mais bien plutôt sur un terrain inexploré et nouveau pour la pensée, on l’appelle « hypothèse » et l’on n’accepte pas, et à juste titre, comme « preuve » le rapport qui relie l’hypothèse au matériel dont elle a été déduite. Nous ne la consi¬dérons comme « démontrée » que lorsque nous l’avons également atteinte par d’autres voles, lorsqu’elle se révèle comme le carrefour de connexions nouvelles. Mais nous ne disposons pas encore de telles preuves, nous qui commençons a peine à connaître les processus inconscients. Nous sachant sur un terrain vierge, nous nous bornerons donc, de notre poste d’observation, à jeter vers l’inexploré une simple et chétive passerelle.

Nous n’édifierons sur ces fondations que de modestes superstructures. Rappro¬chant les différents stades de l’esprit des dispositions psychiques qui leur sont les plus favorables, nous pourrions dire : « La plaisanterie jaillit d’une humeur joyeuse, qui semble avoir des affinités particulières en rapport avec une tendance à la réduction des investissements psychiques. Elle met déjà en oeuvre toutes les techniques caractéristiques de l’esprit et satisfait déjà à ses conditions essentielles par le choix d’un matériel de mots ou d’associations d’idées, qui permettent de s’accommoder à la fois des exigences du bénéfice de plaisir et de celles de la critique rationnelle. Il s’ensuit que la chute dans l’inconscient de l’investissement de la pensée, chute favo¬risée par l’humeur joyeuse, se réalise déjà dans la plaisanterie. Pour l’esprit inoffensif, mais lié à une pensée de quelque prix, le secours de l’humeur est inutile ; nous devons admettre ici l’intervention d’une aptitude personnelle, qui se manifeste par la facilité avec laquelle l’investissement préconscient est abandonné et échangé, un instant, pour l’inconscient. Une tendance, toujours à l’affût des occasions de renouveler le bénéfice primitif de plaisir, agit et entraîne dans l’inconscient l’expression préconsciente et encore instable de la pensée. Nous sommes presque tous capables de faire des plai¬santeries, quand nous sommes d’humeur joyeuse ; par contre, faire des mots d’esprit lorsque l’humeur n’y est pas n’appartient qu’à une minorité. Enfin, l’aiguillon le plus puissant de l’élaboration de l’esprit est la présence de fortes tendances, atteignant l’inconscient, tendances qui représentent une disposition particulière à la production spirituelle, et qui peuvent nous expliquer pourquoi les conditions subjectives de l’es¬prit se rencontrent si souvent chez les névrosés. Sous l’influence de fortes tendances, l’esprit jaillit même chez celui qui en est généralement dépourvu.

Malgré la part d’hypothèse que comporte encore notre élucidation de l’élaboration spirituelle, cette contribution épuise à proprement parler l’intérêt que nous portions à l’esprit. Il nous reste encore à achever brièvement le parallèle de l’esprit et du rêve, qui nous est plus familier : nous dirons a priori que nous nous attendons à ce que deux activités psychiques si hétérogènes ne nous permettent de saisir que des différences, eu dehors de la seule analogie que nous venons de relever. La différence la plus importante réside dans leurs rapports sociaux respectifs. Le rêve est un produit psychique parfaitement asocial ; il n’a rien à communiquer à autrui ; né dans le for intérieur d’une personne à titre de compromis entre les forces psychiques aux prises, il reste incompréhensible à cette personne elle-même et manque par conséquent tota¬lement d’intérêt pour autrui. Loin d’attacher du prix à sa compréhensibilité, il doit même se garder d’être compris, sous peine de se détruire ; il est conditionné par le déguisement. Il peut donc, à son gré, user du mécanisme qui domine les processus cogitatifs inconscients et il va dans ce sens jusqu’à user des déformations les plus radicales. L’esprit, au contraire, est la plus sociale des activités psychiques visant à un bénéfice de plaisir. Il nécessite le plus souvent l’intervention de trois personnes et ne complète son cycle que grâce à la participation d’un tiers au processus psychique qu’il a déclenché. Il doit donc satisfaire à la condition d’être compréhensible, il ne doit utiliser la déformation, qui peut se réaliser dans l’inconscient grâce à la condensation et au déplacement, que dans la mesure où la compréhension du tiers peut en corriger les effets. Au reste, rêve et esprit sont issus l’un et l’autre de sphères entièrement différentes de notre vie psychique, et occupent dans le système psychologique des régions fort distantes. Malgré ses travestissements, le rêve demeure toujours un désir ; l’esprit est un développement du jeu. En dépit de toute sa non-valeur dans la vie pratique, le rêve reste lié aux intérêts primordiaux de notre existence ; il cherche à satisfaire à nos besoins par le détour régressif de l’hallucination ; il doit son admission à la vie psychique au seul besoin qui subsiste à l’état nocturne : celui de dormir. L’esprit, par contre, cherche à réaliser un petit bénéfice de plaisir par l’activité simple et désintéressée de notre appareil psychique, plus tard il s’efforce de saisir au vol un bénéfice accessoire au cours de l’activité elle-même de ce dit appareil, et il acquiert ainsi secondairement des fonctions assez importantes, orientées vers le monde extérieur. Le rêve sert surtout à épargner le déplaisir, l’esprit à acquérir le plaisir ; or, c’est autour de ces deux centres que gravitent toutes nos activités psychiques.

Chapitre VI

L’esprit et les variétés du comique

Nous avons abordé les problèmes du comique d’une façon insolite. Il nous sem¬blait que l’esprit, considéré habituellement comme une variété du comique, présentait assez de particularités pour être étudié en lui-même ; nous avions ainsi négligé, dans la mesure du possible, ses rapports avec la catégorie plus compré¬hensive du comi¬que, non sans avoir, chemin faisant, saisi au vol quelques indications utiles à l’étude de ce dernier. Il ne nous a point été difficile de comprendre que, socialement parlant, le comique se comporte autrement que l’esprit. Le comique peut se contenter de deux personnages : celui qui le découvre et celui chez qui on le découvre. Le tiers, à qui le comique est communiqué, intensifie le processus comique sans y ajouter aucun élément nouveau. Dans le cas de l’esprit, ce tiers est indispen¬sable pour clore le cycle qui réalise le plaisir ; par contre, la deuxième personne peut être omise, sauf dans le cas de l’esprit tendancieux ou agressif. L’esprit se fait ; le comique se trouve, et cela tout d’abord chez les personnes et, par extension seulement, dans les objets et dans les situations, etc. Nous savons, qu’en matière d’esprit, les sources auxquelles le plaisir s’alimente n’ont pas leur origine en autrui, mais dans nos propres processus cogitatifs. Nous avons appris, par ailleurs, que l’esprit sait à l’occasion retrouver les sources du comique devenues inaccessibles, et que le comique sert souvent de façade à l’esprit (p. 232) pour suppléer au plaisir préliminaire, dans d’autres cas conditionné par la technique qui nous est déjà si bien connue. Tout cela indique que les rapports respec¬tifs de l’esprit et du comique ne sont pas des plus simples. D’autre part, les problèmes du comique lui-même se montrent si complexes, ils ont si victorieusement défié les efforts des philosophes, que nous ne pouvons pas nous flatter d’être en mesure de nous en rendre maîtres comme par un coup de main, si nous les abordons en partant de l’esprit. Pour l’exploration de l’esprit, nous étions munis, en outre, d’un instrument qui manquait à nos devanciers, la connaissance de l’élaboration du rêve ; pour l’étude du comique, nous ne disposons pas d’un tel avantage, et il faut nous résigner à n’atteindre de son essence que ce que l’esprit nous en a déjà livré, et encore dans la mesure où l’esprit fait partie du comique et comporte, dans sa propre nature, des traits communs, identiques ou modifiés.

La forme du comique la plus voisine de l’esprit est le naïf. A l’instar du comique, le naïf. en général, se trouve ; il ne se fait pas comme l’esprit ; le naïf ne peut même se faire en aucun cas, tandis qu’en matière de comique pur, il peut être question d’un comique intentionnel, d’une provocation du comique. Le naïf doit spontanément se manifester dans les discours et dans les actions d’autres personnes, qui tiennent la place du deuxième personnage du comique ou de l’esprit. Le naïf jaillit lorsque quelqu’un ne tient aucun compte d’une inhibition, parce que cette inhibition n’existe pas en lui, et que, par conséquent, il semble la surmonter sans aucun effort. Pour que l’homme naïf fasse un effet sur nous, il est indispensable que nous sachions qu’il ne possède pas cette inhibition, sans quoi nous ne l’appelons plus naïf mais effronté, nous ne rions pas de lui mais nous sommes indignés. L’effet du naïf est irrésistible et paraît simple à comprendre. Un effort d’inhibition qui nous est habituel devient, à l’audition des paroles naïves, subitement inutile et se décharge par le rire ; il n’est pas nécessaire, en l’espèce, de détourner l’attention, probablement parce que la levée de l’inhibition s’effectue directement et se passe de l’intermédiaire d’une opération indui¬te. Nous nous comportons, en ce cas, d’une façon analogue au troisième personnage du mot d’esprit, lequel réalise, sans frais et sans effort personnel, l’épargne de l’inhibition.

Vu l’intelligence de la genèse des inhibitions que nous avons acquise au cours de l’étude de l’évolution du jeu vers le mot d’esprit, nous ne serons pas étonnés de retrouver le naïf le plus souvent chez l’enfant et, par extension, chez l’adulte illettré que nous pouvons considérer, en raison de son développement intellectuel, comme un infantile. Il va de soi que les discours naïfs se prêtent mieux à la comparaison avec l’esprit que les actions naïves, étant donné que ce sont les discours, et non les actes, qui sont les modes d’expression habituels de l’esprit. Il est significatif que les discours naïfs, tels que ceux des enfants, peuvent, sans contrainte, être qualifiés également de « mots d’esprit naïfs ». La concordance entre l’esprit et la naïveté et la raison de leur divergence se dégageront aisément des quelques exemples suivants.

Une fillette de trois ans et demi sermonne son frère en ces termes : « Ne mange donc pas tant de ce plat, sans quoi tu seras malade et il faudra que tu prennes de la Bubizin. » - « Qu’est-ce que c’est que ça que de la Bubizin ? » demande la mère. - « Lorsque j’ai été malade, dit la petite en manière de justification, on m’a bien donné de la médecine ! » - La petite Allemande pense que le remède ordonné par le médecin s’appelle Maedi-zin (Maedi = fillette ; Medizin = médecine), quand il est destiné aux filles, et que, par conséquent, il doit s’appeler Bubi-zin lorsqu’il est prescrit à un petit garçon (Bubi = garçonnet). Voilà qui est construit à la façon d’un mot d’esprit des mots fondé sur la technique de l’assonance et qui aurait pu en effet être conté comme un vrai mot d’esprit, mais n’aurait alors provoqué de notre part qu’un sourire à demi contraint. Comme exemple de naïveté, ce mot nous paraÎt, par contre, excellent et nous fait rire aux éclats. Mais qu’est-ce qui établit ici la différence entre l’esprit et le naïf ? Évidemment ni le texte ni la technique, identiques dans l’un et l’autre cas, mais un facteur qui, à première vue, semble être très éloigné des deux. Il s’agit tout simplement de ce que, dans un cas, nous supposons que l’interlocuteur fait un mot d’esprit intentionnel, tandis que, dans le second, l’enfant veut de bonne foi tirer une conclusion sérieuse basée sur son ignorance encore intégrale. Seul le second cas est celui de la naïveté. C’est ici que nous remarquons pour la première fois l’immixtion d’une autre personne dans le processus psychique qui a pour théâtre la personne productrice.

L’analyse d’un deuxième exemple confirmera cette conception. Un frère et une sœur, âgés respectivement de dix et douze ans, représentent devant un parterre d’oncles et de tantes une pièce de leur composition. La scène figure une hutte au bord de la mer. Au premier acte, les deux auteurs- acteurs, braves pêcheurs, déplorent la dureté des temps, la modicité du gain. Le mari se décide à courir les mers, pour chercher fortune ; après des adieux touchants, le rideau tombe. Le second acte se passe quelques années plus tard. Le pêcheur a fait fortune et revient la bourse pleine ; il raconte à sa femme, qui l’attend devant la chaumière, les péripéties de son activité prospère. La femme l’interrompt avec orgueil : « Et moi aussi, pendant ce temps-là, je n’ai guère chômé ! » - elle ouvre la chaumière et montre sur le sol douze grosses poupées dormant, qu’elle présente comme ses enfants... A ce moment, les artistes furent interrompus par les éclats de rire bruyants de l’auditoire ; ils ne comprenaient point, ils regardaient avec étonnement leur chère famille qui jusqu’ici s’était bien tenue et les avait écoutés avec une attention soutenue. Ce rire s’explique ainsi : l’auditoire pose comme prémisses que les jeunes auteurs ignorent tout des conditions de la génération des enfants, et partant se figurent qu’une femme peut se flatter d’une nombreuse postérité née pendant une longue absence de son mari, et que ce dernier a tout lieu de s’en réjouir. Cependant ce que les jeunes auteurs ont produit, en raison de leur ignorance, peut s’appeler un non-sens, une absurdité.

Un troisième exemple montrera encore la mise en oeuvre, au service du naïf, d’une autre technique, à laquelle l’esprit nous a déjà initiés. On engage, pour une fillette, une gouvernante soi-disant « française », qui ne lui agrée point. A peine la nouvelle engagée s’est-elle éloignée, que la petite ne peut s’empêcher de dire sur un ton de critique : « Das soll eine Französin sein ! Vielleicht heisst sie sich so, weil sie einmal bei einem Franzosen gelegen ist ! » (« Ça, une Française ! Cela veut peut-être dire qu’elle a une fois couché auprès d’un Français ! » Ce serait, à la rigueur-, un mot d’esprit tolérable (double sens avec équivoque ou avec allusion équivoque) si l’enfant avait pu soupçonner le double sens. En réalité, elle n’avait fait que transposer à la peu sympathique étrangère une plaisanterie qu’elle avait souvent entendu appliquer à des objets faux. (« Das soll echtes Gold sein ? Das ist vielleicht einmal bei Gold gelegen ! » - Ça, de l’or véritable ? on l’a peut-être un jour posé - couché à côté de l’or 1) L’ignorance de l’enfant modifie radicalement le processus psychique des auditeurs au moment où ils s’en rendent compte ; c’est cette ignorance qui confère la naïveté aux paroles de l’enfant. Mais, cette condition fait qu’il y a place encore pour un pseudo-naïf : on peut, en effet, supposer chez l’enfant une ignorance qui n’existe plus, et les enfants feignent souvent la naïveté pour s’octroyer des libertés qui, autrement, ne leur seraient point concédées.

Ces exemples montrent quelle situation le naïf occupe entre l’esprit et le comique. Le naïf (du discours) coïncide avec l’esprit par sa forme et par son fond, il peut donner naissance à une impropriété de terme, à un non-sens ou à une grivoiserie. Mais dans le naïf, les processus psychiques qui ont pour théâtre la première personne - la personne productrice - et qui, dans l’esprit, nous ont présenté tant de traits inté-ressants et énigmatiques, font totalement défaut. L’individu naïf se figure avoir pensé et s’être exprimé d’une façon simple et normale sans soupçonner aucune arrière-pensée : aussi ne réalise-t-il aucun bénéfice de plaisir par la production du naïf. Les caractères du naïf sont déterminés exclusivement par la conception de la personne réceptrice qui correspond au troisième personnage du mot d’esprit. En outre, la per¬sonne productrice commet le naïf sans aucun effort : la technique compliquée qui, dans l’esprit, est destinée à paralyser l’inhibition de la critique rationnelle, fait défaut en elle, parce qu’elle ne possède pas encore cette inhibition, et ainsi elle peut exté¬rioriser le non-sens et la grivoiserie de plain-pied et sans compromis. Envisagé sous cet angle, le naïf est le cas limite de l’esprit : il se réalise lorsque l’on réduit à zéro le coefficient de cette censure dans l’équation de la formation de l’esprit.

Or, tandis que l’effet du mot d’esprit est subordonné à cette condition que les deux sujets possèdent à peu près les mêmes inhibitions ou les mêmes résistances internes, nous voyons que la condition du naïf réside en ce fait qu’un des sujets possède des inhibitions dont l’autre est dépourvu. C’est la personne en puissance d’inhibitions qui saisit le naïf, elle seule réalise le bénéfice de plaisir dû au naïf, et nous sommes par là près de deviner que ce plaisir provient de la levée d’une inhi¬bition. Étant donné que l’origine du plaisir de l’esprit est la même - un noyau de plaisir par les mots et par le non-sens, entouré d’une coque de plaisir par levée ou par allégement d’inhibition - il s’ensuit que ces rapports analogues à l’inhibition établis¬sent la parenté interne du naïf et du mot d’esprit. Dans les deux cas, le plaisir résulte de la levée d’une inhibition interne. Mais le processus psychique qui se déroule chez la personne réceptrice (laquelle, dans le naïf, correspond régulièrement à notre moi, tandis que nous pou¬vons, dans le mot d’esprit, nous mettre également à la place de la personne productrice) est, dans le cas du naïf, d’autant plus compliqué que celui qui se déroule chez la personne productrice est plus simplifié en comparaison de ce qui se passe dans le cas de l’esprit. Sur la personne réceptrice, l’audition du naïf doit agir d’une part comme un mot d’esprit, ce dont témoignent justement nos exemples, car chez elle, comme pour l’esprit, le seul effort d’entendre suffit à lever la censure. Mais cette explication ne s’applique qu’à une partie seulement du plaisir engendré par le naïf, et même cette fraction serait, dans d’autres formes du naïf, assez menacée, par exemple dans le cas de grivoiseries naïves. Une grivoiserie naïve serait même susceptible de nous faire aussitôt réagir par une indignation identique à celle que provoquerait parfois en nous la grivoiserie intentionnelle, si un autre facteur ne faisait avorter cette indignation et ne fournissait en même temps la majeure partie du plaisir du naïf.

Cet autre facteur est représenté par la condition ci-dessus mentionnée, à savoir que, pour reconnaître le naïf, il importe de nous rendre compte de ce que la personne productrice ne possède point l’inhibition interne. Ce n’est qu’après nous en être assurés que nous rions au lieu de nous indigner. Nous tenons en effet compte de l’état psychique de la personne productrice, nous nous mettons à sa place et cherchons à comprendre son état psychique par comparaison avec le nôtre. De cette manière de nous mettre à sa place et de nous comparer à elle résulte une épargne d’effort psy¬chique, qui se décharge par le rire.

On pourrait préférer cette explication plus simple : en pensant à l’absence de l’inhibition chez la personne qui commet le naïf l’indignation deviendrait inutile, le rire se produirait donc aux dépens de l’indignation épargnée. Pour écarter cette con¬ception qui, en général, est propre à nous égarer, je veux établir une distinction plus nette entre deux cas que, dans l’exposé qui précède, j’avais tout d’abord associés.

Le naïf qui se présente à nous peut être de nature spirituelle, comme le montrent nos exemples, ou de nature grivoise, choquante, ce qui arrivera notamment si le naïf s’extériorise non point par le discours, mais par l’acte. Ce dernier cas pourrait, en effet, nous induire en erreur en nous faisant supposer que le plaisir résulterait de l’indignation épargnée et transformée.

Mais c’est le premier cas qui tranche la question. Les paroles naïves, comme par exemple la « Bubizin », peuvent en elles-mêmes faire l’effet d’un mot d’esprit médiocre et n’offrir aucune prise à notre indignation. C’est certainement le cas le plus rare, mais le plus clair et de beaucoup le plus instructif. Dès que nous avons dans l’idée que c’est sérieusement et sans arrière-pensée que l’enfant a identifié la syllabe (Madi », du mot « Medizin » à celle de son propre nom « Maedi », le plaisir causé par ce mot s’accroît dans une proportion qui n’a plus rien de commun avec le plaisir du mot d’esprit. Nous considérons à présent cette parole successivement à deux points de vue : la première fois à celui de l’enfant, la seconde à notre point de vue à nous, et cette comparaison nous fait voir que l’enfant a découvert une identité et surmonté un obstacle qui nous arrêtait. Et alors c’est à peu près comme si nous nous disions : si tu veux comprendre ce que tu viens d’entendre, tu peux t’épargner l’effort nécessité par le maintien de cet obstacle. L’effort libéré à la faveur de cette comparaison est la source du plaisir que nous offre le naïf, et il se décharge par le rire ; il est vrai qu’il s’agit ici de cette même dépense psychique que nous aurions transformée en indi¬gnation, si la compréhension de la personne productrice, et, dans le cas présent, aussi la nature du propos, n’excluaient pas une telle indignation. Mais si nous prenons l’exemple de l’esprit naïf comme prototype de l’autre cas, celui du choquant naïf, nous voyons que, là encore, l’épargne des inhibitions peut résulter directement de la comparaison, qu’il est inutile d’admettre une indignation ébauchée, puis étouffée, et que cette dernière n’équivaut qu’à un autre emploi de la dépense devenue disponible ; c’est justement pour empêcher ce remploi que l’esprit devait édifier des organisations défensives compliquées.

Cette comparaison, cette épargne de dépense réalisée par notre immixtion dans le processus psychique de la personne productrice, ne peuvent acquérir de l’importance pour le naïf que si elles ne s’appliquent pas exclusivement à lui. En effet, nous en venons à supposer que ce mécanisme, absolument étranger à l’esprit, constitue une partie, et peut-être même la partie essentielle, des processus psychiques du comique. Vu sous cet angle - et c’est là certainement l’aspect le plus important du naïf -le naïf est ainsi une des variétés du comique. Ce qui, dans nos exemples de propos naïfs, s’ajoute au plaisir de l’esprit, c’est le plaisir du « comique ». Quant à ce dernier, nous serions portés à admettre qu’il résulterait en général de la dépense épargnée par la comparaison des faits et gestes d’autrui avec les nôtres propres. Mais comme nous abordons ici des considérations d’un ordre fort général, il convient tout d’abord d’en finir avec l’appréciation du naïf. Le naïf serait donc une forme du comique, en tant que le plaisir qu’il déclenche résulte de la différence de dépense psychique réalisée par notre « volonté de comprendre » autrui, et il se rapprocherait de l’esprit par cette condition que la dépense, épargnée par la comparaison, doit être un effort d’inhi¬bition .

Signalons encore brièvement quelques concordances et quelques divergences entre les conceptions auxquelles nous venons d’aboutir et celles qui, depuis long¬temps, ont cours dans la psychologie du comique. Cette immixtion dans les processus d’autrui, cette « volonté de comprendre » n’est évidemment que le « prêt comique » qui, depuis Jean Paul, joue son rôle dans l’analyse du comique ; la « comparaison » du processus psychique qui se déroule chez autrui avec celui qui se déroule en soi-même correspond au « contraste psychologique » auquel, enfin, nous pouvons assi¬gner ici sa place, tandis que, dans l’esprit, nous ne savions qu’en faire. Dans l’expli-cation du plaisir comique, nous nous écartons toutefois de bien des auteurs, qui le considèrent comme lié à des oscillations de l’attention entre les représentations qui se font réciproquement contraste. Nous ne saurions comprendre un tel mécanisme du plaisir ; nous observons que la comparaison, qui préside au contraste, détermine une différence de dépense psychique qui, en l’absence de toute autre occasion de remploi, est susceptible d’être déchargée et de devenir ainsi une source de plaisir .

Ce n’est pas sans appréhension que nous osons aborder le problème du comique proprement dit. Ce serait trop présumer de nous-mêmes que d’espérer voir nos efforts contribuer, d’une façon décisive, à sa solution, après que les travaux de tant de penseurs remarquables n’ont rien apporté qui nous satisfasse complètement. En effet, toute notre ambition se bornera à suivre, dans le domaine du comique, les directives qui ont déjà fait leurs preuves dans le domaine de l’esprit.

Le comique se présente tout d’abord comme une trouvaille involontaire au cours des rapports sociaux de l’humanité. On le trouve chez les personnes . particulièrement dans leurs gestes, leurs formes, leurs actions et les traits de leur caractère ; proba¬blement à l’origine dans leurs seules qualités physiques, plus tard aussi dans leurs qualités psychiques ou plus précisément dans les manifestations extérieures de ces dernières. Par un processus très courant de personnification, les animaux et même les objets inertes deviennent comiques. Le comique peut aussi se détacher de la personne elle-même dans la mesure où l’on reconnaît la condition qui rend une personne comi¬que. C’est là l’origine du comique de situation, et cette connaissance nous permet de rendre à volonté une personne comique en la plaçant dans une situation qui confère à ses actes ces conditions du comique. La découverte du pouvoir que nous avons de rendre notre prochain comique nous procure tin bénéfice inopiné de plaisir comique, et engendre une technique fort raffinée. On peut se rendre comique soi-même, tout aussi bien que les autres. Les moyens mis en œuvre sont - la transposition dans une situation comique, l’imitation, le déguisement, le démasquage, la caricature, la paro¬die, le travestissement, etc. Il est évident que ces techniques peuvent se mettre au service de tendances hostiles et agressives. On peut rendre comique quelqu’un pour le rendre méprisable, pour attenter à sa dignité ou à son autorité. Mais même si l’acte de rendre comique répondait régulièrement à cette intention, celle-ci ne constituerait pas nécessairement le sens du comique spontané.

Dans son caractère désordonné, cette vue d’ensemble des domaines où se ren¬contre le comique montre que son lieu d’origine est fort étendu, et que le comique ne comporte pas de conditions aussi spécialisées que, par exemple, le naïf. Pour décou¬vrir la condition favorable au comique, il importe, avant tout, de choisir un point de départ idoine : nous choisissons le comique des mouvements, parce que nos souvenirs nous apprennent que la figuration scénique la plus primitive, la pantomime, se sert du mouvement pour nous faire rire. Pourquoi rions-nous des gesticulations des clowns ? Parce que ces mouvements sont démesurés et qu’ils ne répondent pas à leur objectif. Nous rions d’un effort exagéré. Recherchons maintenant cette condition en dehors du comique artificiel, c’est-à-dire là où le comique est involontaire. Les mouvements de l’enfant ne nous semblent pas comiques, malgré ses ébats et ses sautillements. Par contre, l’enfant est comique lorsque, en apprenant à écrire, il tire la langue et suit avec elle les mouvements du porte-plume ; nous voyons dans cette synergie de la langue, une dépense inutile de mouvement qu’à la place de l’enfant nous eussions évitée. De même, chez l’adulte, nous nous amusons de ses gestes inutiles ou même de sa mimique expressive exagérée. Citons, comme exemples purs du comique de ce genre, le geste du joueur de quilles, qui se poursuit après le lancement de la boule, comme si celle-ci pouvait encore en être influencée ; de même sont comiques toutes les grimaces qui exagèrent la mimique expressive normale des émotions, même si elles sont involontaires comme celles des personnes atteintes de la danse de Saint-Guy (chorée) ; de même encore un homme, qui n’entend rien à la musique, trouvera comi¬ques les gesticulations passionnées d’un chef d’orchestre moderne, dont il ne saisit pas la nécessité. C’est bien de ce comique du mouvement que dérive encore le comique des formes du corps et le comique des traits du visage en tant que ces formes, ces traits sont conçus comme le résultat d’un mouvement exagéré et inutile. Des yeux écarquillés, un nez crochu qui tombe dans la bouche, des oreilles décollées, une bosse, ne produisent l’effet du comique qu’en tant que nous nous figurons les mouve¬ments nécessaires à la production de ces difformités ; en cette occurrence on attribue au nez, aux oreilles, aux autres parties du corps, une mobilité qu’ils ne possèdent pas dans la réalité. Il est incontestablement comique que quelqu’un puisse remuer les oreilles, il le serait plus encore s’il était en état de lever et de baisser isolément le nez. Une bonne partie de l’effet comique que nous produit l’animal tient à ce que nous lui voyons exécuter des mouvements que nous ne pouvons reproduire.

Mais qu’est-ce qui déclenche en nous le rire au moment où nous nous apercevons que les mouvements d’autrui sont démesurés et contraires à leur objectif ? C’est, je pense, la comparaison des mouvements de cette personne à ceux que j’eusse faits à sa place. Il va sans dire qu’il faut appliquer aux deux grandeurs comparées une com¬mune mesure, et cette mesure est ma dépense d’innervation liée, dans un cas comme dans l’autre, à la représentation du mouvement. Cette assertion demande à être illus¬trée et commentée.

Ce que nous mettons ici en parallèle, c’est, d’une part, la dépense psychique néces¬saire à une certaine représentation, d’autre part, le contenu de cette représentation. Notre assertion tend à dire que la première n’est pas, en général et en principe, indé¬pendante du second, c’est-à-dire du représenté, et en particulier que la représentation du grand nécessite plus de dépense psychique que la représentation du petit. Tant qu’il ne s’agit que de la représentation de certains mouvements d’amplitudes diverses, le bien-fondé théorique de notre proposition et sa démonstration par l’observation courante semblent faciles à établir. Nous verrons, en effet, qu’en pareil cas une qualité de la représentation coïncide réellement avec une qualité du représenté, bien que, d’ordinaire, la psychologie nous mette en garde contre une telle confusion.

J’ai acquis la représentation d’un mouvement d’une certaine amplitude en exécu¬tant ou en imitant moi-même ce mouvement, et, à l’occasion de cet acte, j’ai appris à connaître, dans mes sensations d’innervation, une mesure de ce mouvement .

Or lorsque je perçois, chez un autre, un mouvement similaire, de plus ou moins grande amplitude, la voie qui me mènera le plus sûrement à sa compréhension - à son aperception - coïncidera avec celle que je suivrais moi-même pour reproduire, par imitation, ce même mouvement : je puis alors décider lequel de ces deux mouve-ments nécessite, chez moi, une dépense supérieure. Cette impulsion à l’imitation se produit sans aucun doute lors de la perception du mouvement. Mais je n’imite pas en réalité ce mouvement, pas plus que je n’épelle quoique ayant appris à lire en épelant. Au lieu d’imiter ce mouvement en contractant mes muscles, je représente ce mouve-ment à l’aide des traces de souvenir laissées en moi par les dépenses que des mouvements analogues ont exigées de moi. Le « représenter » ou le « penser » se distingue de l’ « agir » ou de 1’« exécuter » surtout en ce qu’il déplace des énergies d’investissement beaucoup moindres et qu’il empêche la liquidation de la dépense principale. Mais de quelle manière la notion quantitative - du plus grand ou du plus petit - du mouvement perçu est-elle figurée dans notre représentation ? Et si une figu¬ration du quantitatif ne trouve plus sa place dans la représentation, qui se compose de qualités, comment puis-je alors distinguer les représentations de mouvements d’amplitudes différentes, comment puis-je établir entre elles la comparaison qui importe ici ?

C’est là que la physiologie nous montre la voie en nous apprenant que, même au cours de la représentation, des influx nerveux s’écoulent vers les muscles, influx qui, il est vrai, ne correspondent qu’à une dépense modique. On est alors tout près d’ad¬mettre que cette dépense d’innervation, liée à la représentation, est employée à figurer le facteur quantitatif de la représentation, que cette dépense est plus grande pour la représentation d’un grand mouvement, plus petite pour celle d’un petit mouve¬ment. Donc, la représentation du plus grand mouvement serait ici véritablement la représen¬tation la plus grande, c’est-à-dire s’accompagnant d’une plus grande dépense.

Or, l’observation courante démontre, de façon immédiate, que les hommes ont coutume d’exprimer, au moyen de dépenses variées, par une sorte de mimique repré¬sentative, le grand et le petit impliqués dans leurs représentations.

Il est facile de voir qu’un enfant, un homme du peuple, un sujet de certaines races, ne se contente pas, dans ses récits et dans ses prescriptions, de mots clairs et expli¬cites pour communiquer sa représentation à l’auditeur ; il en traduit le contenu par une mimique expressive, il associe le langage mimique au message verbal, il appuie surtout sur la quantité et l’intensité. Il lève la main par-dessus la tête pour parler d’une « haute montagne », il la rapproche du sol pour parler d’un « petit nain ». S’il s’est déshabitué de dépeindre avec les mains, il se laisse aller à dépeindre avec la voix, et si, sur ce point, il arrive à se maîtriser, il y a gros à parier qu’il écarquille les yeux pour parler de ce qui est grand et qu’il cligne des yeux pour parler de ce qui est petit. Ce ne sont pas ses propres affects qu’il extériorise ainsi, mais vraiment le contenu de ce qu’il représente.

Faut-il donc admettre que cette impulsion à la mimique ne soit éveillée que par le besoin de se communiquer, quand on voit qu’une bonne partie de ce mode expressif échappe entièrement à l’attention de l’auditeur ? Je crois plutôt que cette mimique, bien que moins active, existe, abstraction faite de toute communication, qu’elle se réalise encore si le sujet « représente » pour lui seul, s’il pense à quelque chose d’une façon figurative ; il exprime alors physiquement, comme dans le discours, le grand et le petit, en modifiant, tout au moins, l’innervation des traits de son visage ou de ses organes des sens. Je puis même me figurer que l’influx nerveux somatique qui corres¬pond au contenu du représenté a marqué le début et l’origine de la mimique destinée à communiquer une représentation, il suffirait d’accroître cet influx, de le rendre perceptible à autrui, pour lui faire remplir cette mission. En avançant qu’à « l’expres¬sion des émotions », reconnue comme effet somatique accessoire de certains proces¬sus psychiques, il faudrait joindre cette « expression du contenu des représenta¬tions », je conçois certes bien que mes observations relatives à la catégorie du grand et du petit n’épuisent pas le thème. Il y a même bien des considérations que je pourrais ajouter avant d’en arriver aux phénomènes de tension par lesquels une per¬sonne indique physiquement la concentration de son attention et le degré d’abstrac¬tion actuel de sa pensée. Je considère ce sujet comme important, et je crois que dans d’autres domaines encore de l’esthétique l’étude de cette mimique serait utile, comme elle nous le fut ici à la compréhension du comique.

Pour en revenir au comique du mouvement, je rappelle que la perception d’un mouvement donné s’accompagne de l’impulsion à le représenter par une certaine dépense, un certain effort. Donc, lorsque j’éprouve la « volonté de comprendre » ce mouvement, lorsque j’en réalise l’aperception, j’engage une certaine dépense, et, à ce stade du processus psychique, je me comporte exactement comme si je me mettais à la place de la personne observée. Je saisis probablement en même temps le but de ce mouvement, et je peux estimer, en vertu de l’expérience acquise. quelle dépense serait nécessaire à l’atteindre. Je fais alors abstraction de la personne observée, et je m’y prends comme si, pour mon propre compte, je cherchais à atteindre le but du mouvement. Ces deux virtualités représentatives reviennent à une comparaison entre le mouvement observé et le mien propre. Si le mouvement de l’autre personne est dé¬mesuré et contraire à son objectif, l’excès de ma dépense, nécessitée par la com¬préhension, est inhibé in statu nascendi, pour ainsi dire pendant la mobilisation ; cet excès est déclaré superflu, et il est ainsi libre d’être utilisé par ailleurs, éventuellement d’être déchargé par le rire. De cette façon, quand d’autres circonstances favorables surviennent, le plaisir dû au mouvement comique serait engendré par un excès de dépense d’influx nerveux, excès qui résulte de la. comparaison avec mon propre mou-vement et qui est devenu inutilisable.

Nous voyons à présent qu’il nous faut poursuivre nos discussions dans deux directions différentes : premièrement déterminer les conditions nécessaires à la dé¬charge de l’excès, deuxièmement voir si les autres cas du comique peuvent être conçus sur le modèle du comique du mouvement.

Nous aborderons tout d’abord ce dernier problème et, après le comique des mou¬vements et des actes, nous envisagerons le comique qui réside dans les productions intellectuelles et dans les traits de caractère d’une autre personne.

Nous pouvons prendre comme type du genre le non-sens comique réalisé, à l’examen, par le candidat ignorant ; il est certes plus difficile de citer un exemple simple concernant les traits du caractère. Ne nous laissons pas induire en erreur par ce fait que le non-sens et la sottise, qui sont si souvent comiques, ne le sont pourtant pas dans tous les cas, de même que les mêmes caractères qui nous font rire une fois par leur côté comique peuvent nous paraître d’autres fois abjects ou haïssables. Ce fait, dont nous ne devons Pas oublier de tenir compte, indique simplement qu’il y a, en dehors de la comparaison qui nous est déjà bien connue, d’autres conditions dont dépend l’effet comique ; nous pourrons chercher à démêler ces conditions dans un autre contexte.

Le comique que je trouve dans les caractères intellectuels et psychiques d’une autre personne ressort évidemment, lui aussi, d’une comparaison de cette personne avec mon propre moi ; il est, cependant, remarquable que le plus souvent le résultat de cette comparaison soit l’opposé de celui que l’on obtient dans le cas du mouvement ou de l’acte comiques. Dans ce dernier Cas, mon congénère me semblait comique, parce que sa dépense était supérieure à celle que je croyais nécessaire ; dans le cas de la production psychique, au contraire, le comique surgit lorsque ce congénère s’est épar¬gné une dépense qui me parait indispensable, car le non-sens et la sottise résultent d’un fonctionnement psychique à un niveau inférieur. Dans le premier cas, je ris parce que l’autre personne a fait trop d’efforts ; dans le second, parce qu’elle en a fait trop peu. Il apparaît donc que la cheville ouvrière du comique n’est que la différence de deux dépenses d’investissement, - dépense « par sympathie » et dépense de mon moi - ; peu importe au profit de qui s’établit cette différence. Cette bizarrerie, qui semblerait tout d’abord appelée à égarer notre jugement, s’efface toutefois si nous considérons que restreindre notre activité musculaire et accroître notre activité intellectuelle est conforme à la direction que nous poursuivons dans notre évolution vers un degré de culture supérieure. L’élévation de notre dépense cogitative restreint la dépense mo¬trice nécessaire à un même effet, progrès dont témoigne notre machinisme actuel .

C’est donc d’après ce même principe qu’une personne nous paraît comique lorsqu’elle déploie, par rapport à nous, trop d’effort dans ses actes physiques et trop peu dans ses actes psychiques ; il est incontestable que, dans ces deux cas, notre rire est la manifestation du plaisir causé par la supériorité que nous nous attribuons sur autrui. L’ordre, dans ces deux cas, est-il interverti, la dépense somatique de l’autre personne est-elle trouvée inférieure, sa dépense psychique supérieure à la nôtre : loin de rire, nous nous en étonnons et nous nous en émerveillons .

Cette origine du plaisir comique, le fait que ce plaisir tient, comme nous venons de le montrer, à la comparaison de l’autre personne avec notre moi propre - de la différence entre la dépense « par sympathie » et la dépense propre du moi - constitue sans doute son élément génétique le plus important. Mais assurément cet élément n’est pas seul en cause. Nous avons appris quelque part à faire abstraction de cette comparaison entre l’autre personne et le moi et à ne rechercher cette différence qui nous procure le plaisir que, d’un seul côté, soit dans la « sympathie », soit dans les processus qui ont pour théâtre notre moi propre, ce qui prouve que le sentiment de supériorité n’est pas une condition essentielle du plaisir comique. Une comparaison est indispensable à l’éclosion de ce plaisir ; nous trouvons que cette comparaison s’établit entre deux dépenses d’investissement qui se succèdent de près et s’appliquent à une même production : ou bien nous produisons ces deux dépenses par la voie de la « sympathie » par une autre personne, ou bien nous les trouvons, en dehors de tout rapport avec l’autre personne, dans nos propres processus psychiques. Dans le pre¬mier cas, où l’autre personne joue encore un rôle, mais indépendant d’une compa¬raison avec notre moi, la différence des dépenses d’investissement, qui procure le plaisir, tient à des influences extérieures, que nous pouvons embrasser sous le nom de « situation » ; c’est pourquoi cette sorte de comique peut être qualifiée de comique de situation. Les qualités de la personne qui fournit le comique n’interviennent pas à titre principal : nous rions même si nous reconnaissons que, nous trouvant dans la même situation, nous eussions agi comme elle. Nous tirons ici le comique des rapports de l’homme avec le monde extérieur qui le domine souvent, rapports qui, dans les pro¬cessus psychiques humains, sont aussi représentés par les conventions, les nécessités sociales, et même par les propres besoins corporels du sujet. Un cas typique de ce dernier genre est celui d’un homme qui, au cours d’une activité nécessitant le plein déploiement de ses forces psychiques, est saisi tout à coup d’une violente douleur ou du besoin de déféquer. Le contraste qui, par la voie de la « sympathie », nous fournit la différence comique est celui qui s’établit entre le grand intérêt que l’autre personne prenait avant la perturbation à son activité psychique et l’intérêt minime dont elle dispose encore après cette perturbation. La personne qui nous fournit cette différence nous apparaît à nouveau comique, parce qu’inférieure ; elle n’est, toutefois, inférieure que par rapport à son moi précédent, et non par rapport à nous, car nous savons qu’en pareille occurrence, notre attitude eût été la même. Mais il est remarquable que ce ne soit que dans les cas par « sympathie », dans le cas où c’est un autre qui se trouve dans une pareille situation, que nous trouvions comique cette infériorité, cette défaite de l’homme, tandis que, si nous nous trouvions nous-mêmes dans un pareil embarras, nous n’éprouverions que des émotions pénibles. Il est probable qu’il nous faut nous sentir nous-mêmes à l’abri d’un pareil embarras pour pouvoir trouver plaisante la différence qui résulte de la comparaison des investissements successifs.

L’autre source du comique, celle que nous trouvons dans la variation de nos pro¬pres investissements, intéresse particulièrement nos relations avec l’avenir, que nous avons coutume d’anticiper dans nos représentations d’attente. Je suppose qu’une dépense quantitativement bien déterminée est le fond de chacune de nos représen¬ta¬tions d’attente, dépense qui, dans le cas de la désillusion, est ainsi rabaissée d’une différence déterminée, et je rappelle ici à nouveau les remarques que j’ai faites plus haut au sujet de la a mimique de représentation ». Mais il me semble plus facile de mettre en évidence la dépense d’investissement effective ment mobilisée par l’attente. Il est toute une série de cas où, de toute évidence, l’attente se manifeste sous forme de préparations motrices, surtout lorsque l’événement attendu fait appel à la motilité ; on peut même apprécier quantitativement ces préparations. Je m’apprête à reprendre une balle qu’on me lance ; tout mon corps se tend pour résister au choc de la balle ; et les mouvements excessifs que j’exécute, si la légèreté de la balle trompe mon attente, ne font que me rendre comique aux yeux des spectateurs. Cette attente m’a poussé à faire une dépense de mouvement excessive. De même, si je sors d’un panier un fruit que j’estimais lourd, et que le fruit soit creux, modelé dans la cire, ma main trahit, par l’élan que j’avais préparé à cet effet, un excès de potentiel nerveux et par là je prête à rire. Dans un cas, tout au moins, l’expérience physiologique peut démontrer, chez l’animal, la dépense d’attente, et cela d’une façon directement mesurable. Dans ses recherches sur la sécrétion salivaire, Pavlov montre à des chiens, porteurs de fistules salivaires, des aliments divers : la quantité de salive sécrétée varie suivant qu’au cours de l’expérience l’attente de l’animal qui se préparait à consommer la pâture présentée, est renforcée ou trompée.

Là encore où l’attente intéresse simplement mes organes des sens et non ma motilité, il me semble qu’elle se manifeste par une certaine dépense motrice, qui met les sens en tension et les neutralise à l’égard des autres impressions non attendues ; je me crois en droit de concevoir, en général, la fixation de l’attention comme un acte moteur qui équivaudrait à une certaine dépense. Il convient de supposer aussi que l’activité préparatoire de l’attente ne sera pas sans relation avec l’intensité de l’impres¬sion attendue, mais que je représenterai la grandeur ou la petitesse de cette intensité par ma mimique à l’aide d’une dépense de préparation plus grande ou plus petite, tout comme dans le cas de la communication verbale ou dans celui du penser qui n’est pas expectatif. Il est vrai que la dépense d’attente comportera plusieurs composantes et que ma désillusion, elle aussi, sera influencée par divers facteurs ; il ne s’agira pas seulement de déterminer si, sensoriellement parlant, la réalité est supérieure ou inférieure à mon attente, mais encore si elle est digne du grand intérêt que je lui avais réservé dans mon attente. Je suis ainsi amené à faire entrer en ligne de compte, outre la dépense nécessaire à la représentation du grand et du petit (mimique représen¬tative), la dépense que nécessite la tension de l’attention (dépense d’attente), et, par surcroît, dans certains cas, la dépense d’abstraction. Mais ces autres types de dépense peuvent se ramener aisément à celle du grand et du petit, car ce qui est plus inté¬ressant, ce qui est plus relevé, et même ce qui est plus abstrait, ne constitue que des cas d’espèce, particulièrement qualifiés, de ce qui est plus grand. Ajoutons que, sui-vant Lipps et d’autres, c’est le contraste quantitatif - et non qualitatif - qui est consi¬déré, en première ligne, comme source du plaisir comique ; nous voilà donc, en somme, satisfaits d’avoir adopté comme point de départ de nos recherches le comique du mouvement.

Conformément à la thèse de Kant, « le comique est une attente qui se réduit à rien », Lipps, dans un ouvrage souvent cité ici, a tenté de faire dériver, sans excep¬tion, tout plaisir comique, de l’attente. Bien que sa tentative ait donné maints résultats fort instructifs et fort précieux, je voudrais m’associer aux auteurs qui, dans leur critique, ont prétendu que Lipps avait rétréci outre mesure le champ des origines du comique et forcé les phénomènes du comique pour les faire entrer dans le cadre de sa formule.

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Les hommes ne se sont pas contentés de savourer le comique au hasard des rencontres ; ils se sont efforcés de le produire intentionnellement, et l’on en apprend davantage sur la nature du comique par l’étude des différents moyens dont on dispose pour le produire. On peut, avant tout, le produire en se rendant soi-même comique pour mettre les autres en gaieté, par exemple en jouant la maladresse ou la sottise. On produit alors le comique tout comme si l’on était réellement comique, du fait qu’on remplit la, condition de la comparaison, dont résulte la différence de dépense ; mais on ne se rend pas, de ce fait, ridicule ou méprisable, -on peut même, le cas échéant, inspirer de l’admiration. Le partenaire, en effet, n’éprouve pas de sentiment de supé¬riorité, s’il comprend que l’on s’est borné à simuler ; ce qui démontre clairement, une fois de plus, qu’en principe, le comique est indépendant du sentiment de supériorité.

Pour rendre autrui comique, nous avons tout d’abord la ressource de le placer dans une situation où la sujétion de l’homme aux contingences extérieures, en particulier aux contingences sociales, le rend comique, quelles que soient ses qualités propres ; c’est là l’exploitation du comique de situation. Cette transposition du prochain dans une situation comique peut être des plus réelles (a practical joke), si, par exemple, on lui lance un croc-en-jambe afin de le faire tomber gauchement, si on le fait paraître sot, si on exploite sa crédulité pour lui faire accroire des absurdités, etc. ; ou bien cette transposition peut être simplement fictive, réalisée alors par la parole ou le geste. L’agression, qui use souvent de cette arme du comique, profite largement de la prérogative du plaisir comique d’être indépendant de la réalité même de la situation comique, de sorte qu’au fond tout homme est susceptible d’être rendu comique.

Mais il y a encore d’autres moyens de tourner au comique quelqu’un ou quelque chose ; ces moyens, qui méritent une attention particulière, nous découvrent en partie de nouvelles sources du plaisir comique. Signalons, parmi ces moyens, l’imitation qui procure à l’auditeur un plaisir extrême, et qui rend son objet comique, en dehors de toute exagération caricaturale. Il est plus facile de scruter l’effet comique de la cari¬cature que celui de l’imitation pure et simple. La caricature, la parodie et le travestis¬sement, comme son contraire pragmatique, le démasquage, s’attaquent aux personnes et aux objets à qui l’on doit le respect, qui détiennent quelque autorité, qui s’élèvent, dans un sens ou dans l’autre, au-dessus du commun. Ce sont des procédés de dégra¬dation, procédés pour lesquels la langue allemande possède l’heureuse expression de : Herabsetzung . Ce qui est élevé est grand au sens figuré, au sens psychique, et je suis porté à supposer, ou plutôt à renouveler à ce ’propos cette supposition que, comme le grand au sens somatique, le grand au sens psychique est représenté par une dépense supplémentaire. Il n’est pas nécessaire d’aller chercher bien loin pour observer que, si je parle de ce qui est élevé, l’innervation de ma voix se modifie, ma mimique change, tout mon maintien cherche à se mettre au diapason de la dignité de ce que je repré¬sente. Je m’impose une contrainte solennelle, à peu près comme si je devais affronter la présence d’un haut personnage, d’un monarque ou d’Un prince de la science. Ce ne serait guère me tromper que de supposer que cette nouvelle innervation de la mimi¬que de représentation témoigne d’une dépense supplémentaire. Un troisième cas de dépense supplémentaire se présente lorsque je m’engage dans un ordre d’idées abstrai¬tes, au lieu de m’en tenir aux représentations familières du concret et du plastique. Or, si les procédés signalés plus haut, destinés à la dégradation du relevé, me font représenter ce relevé comme ce qui m’est familier, me permettant, en sa présence idéale, de prendre mes aises, de « me mettre au repos », comme on dit dans le militai¬re, je m’épargne la dépense supplémentaire de la contrainte solennelle, et la comparai¬son de ce mode de représentation suggéré « par sympathie », au mode de représenta¬tion usité en pareille occurrence, et qui cherche à se réaliser simultanément, cette comparaison, dis-je, crée à nouveau la différence de dépense susceptible d’être déchargée par le rire.

La caricature réalise, comme on sait, la dégradation, en extrayant de l’expression générale du sujet haut placé un seul trait, comique par lui-même, qui devait dans l’ensemble passer inaperçu. Par l’isolement de ce trait on peut alors produire un effet comique qui, dans notre souvenir, irradie au sujet tout entier. Néanmoins, une condi¬tion s’impose, c’est que la présence même du sujet haut placé ne nous contraigne pas à persévérer dans notre tendance au respect. Lorsque l’original n’offre pas, par lui-même, un trait qui prête au comique, la caricature n’hésite pas à créer un trait comique en outrant un trait nullement comique par lui-même. C’est là encore une caractéristique de l’origine du plaisir comique que de telles entorses à la vérité ne nuisent guère à l’effet de la caricature.

La parodie et le travestissement parviennent par une autre voie à rabaisser ce qui est haut placé : ils détruisent la conformité qui existe entre le caractère d’une per¬sonne, telle qu’elle nous est connue, et ses actes et ses paroles ; ils remplacent, ou les personnages haut placés ou bien leurs faits et gestes, par des personnages ou par des gestes d’un ordre inférieur. C’est par là qu’ils se distinguent de la caricature, mais ils produisent le plaisir comique par le même mécanisme. C’est encore le même méca¬nisme qui est mis en oeuvre par le démasquage, mais celui-ci ne vise que la dignité et l’autorité usurpées par l’imposture et de ce fait dignes d’être arrachées à leur détenteur. Nous avons appris à reconnaître l’effet comique du démasquage dans quelques mots d’esprit, par exemple dans celui qui vise cette femme distinguée criant aux premières douleurs de l’enfantement : « Ah ! mon Dieu ! » et à qui le médecin ne veut porter secours que lorsqu’elle s’écrie : « Ai waih ! » Après ce que nous venons d’apprendre des caractères du comique, il est incontestable que cette histoire constitue un type parfait de démasquage comique et n’a aucun droit au titre de mot d’esprit. Elle ne rappelle le mot d’esprit que par sa mise en scène, par le procédé technique de la « représentation par un détail », dans le cas particulier par le cri qui fournit l’indica¬tion suffisante. Avouons cependant que, si nous faisons appel au sentiment de notre langue pour trancher cette question, rien ne nous empêchera de qualifier cette histoire de mot d’esprit. Nous comprendrons cette particularité, si nous observons que l’usage de la langue ne s’est pas moulé sur nos conceptions scientifiques touchant la nature de l’esprit, conceptions que nous avons acquises à grand-peine au cours de nos recher¬ches. Étant donné qu’il est dans les attributions de l’esprit de rendre à nouveau acces¬sibles d’anciennes sources du plaisir comique (p. 151) on peut, si l’on se contente d’une lointaine analogie, qualifier de mot d’esprit tout artifice qui dévoile un comique non flagrant. Mais ce dernier trait s’applique par excellence au démasquage, ainsi qu’à d’autres méthodes de ridiculisation .

On peut encore faire rentrer dans le « démasquage » certains procédés de ridicu¬lisation qui nous sont déjà connus, procédés qui ravalent la dignité d’un homme en montrant qu’il participe à l’infirmité humaine, et particulièrement que son activité psychique est dominée par ses besoins corporels. Le démasquage revient alors à dire : Tel ou tel, que l’on admire à l’égal d’un demi-dieu, n’est qu’un homme comme toi et moi. Se rangent encore dans cette catégorie tous les efforts destinés à mettre en évi¬dence, derrière la richesse, la liberté apparente de la production psychique, l’automa¬tisme psychique dans toute sa monotonie. Les exemples que nous avons donnés des mots d’esprit de marieurs se présentent ainsi comme des « démas¬quages » ; il est vrai que lorsque nous les citions nous nous demandions si nous étions bien en droit de ranger ces histoires parmi les mots d’esprit. Nous voilà maintenant en état d’affirmer avec plus de certitude, que l’anecdote de l’écho, qui fait chorus à toutes les assertions du dit marieur et même, finalement, corrobore l’aveu de la bosse par l’exclamation : « Et encore quelle bosse ! », que cette anecdote, disons-nous, est essentiellement une histoire comique, un exemple de démasquage de l’automatisme psychique. Mais l’histoire comique ne fait ici office que de façade ; pour qui veut bien saisir le sens caché des anecdotes de marieurs, elle demeure dans son ensemble un mot d’esprit parfaitement campé. Celui qui n’approfondit pas s’en tient à l’histoire comique. Ces considérations s’appliquent encore à un autre mot d’esprit, celui du marieur qui, pour rétorquer une objection, finit par dire la vérité en s’écriant : « Qui prêterait donc à de telles gens ! » : démasquage comique servant de façace à un mot d’esprit. Mais le caractère de l’esprit est ici beaucoup moins méconnaissable, puisque le discours du marieur est en même temps une représentation par le contraire. En voulant démontrer que ces gens sont riches, il démontre par là même qu’ils ne le sont pas, qu’ils sont même fort pauvres. L’esprit se combine ici au comique, nous apprenant ainsi qu’une même allégation peut être à la fois spirituelle et comique.

Nous sommes heureux de saisir l’occasion de revenir du comique par démasquage au mot d’esprit, car, au fond, notre programme comporte, non pas la détermination de la nature du comique, mais l’élucidation des rapports respectifs de l’esprit et du comique. Nous joindrons au cas de la révélation de l’automatisme psychique, où le sentiment de l’alternative entre le comique et l’esprit nous a laissés désemparés, un autre cas où l’esprit se confond de même avec le comique. Je veux parler des mots d’esprit par le non-sens. Or, nos recherches montreront finalement que, dans ce dernier cas, la rencontre de l’esprit et du comique possède une dérivation théorique.

Nous avons vu plus haut, dans notre discussion des techniques de l’esprit, que nombre de mots d’esprit usent de ce procédé technique : laisser le champ libre à cer¬taines manières du penser, qui sont en usage dans l’inconscient, mais qui ne peu¬vent être considérées, dans le conscient, que comme des « fautes de raisonne¬ment » ; nous avons pourtant plus tard douté de leur caractère de mot d’esprit, de sorte que nous étions disposés a les ranger simplement parmi les histoires comiques. Nous ne pouvions nous défendre de quelques hésitations, car nous ne connaissions pas encore le caractère essentiel du mot d’esprit. Plus tard nous avons trouvé, par analogie avec l’élaboration du rêve, ce caractère, dans un compromis ménagé par l’élaboration de l’esprit entre les exigences de la critique rationnelle, et la pulsion à ne pas renoncer à ce plaisir d’antan lié au non-sens et au jeu avec les mots. Le compromis ainsi réalisé, lorsque la pointe préconsciente de la pensée était confiée pour un moment à l’élabo¬ration inconsciente, satisfait dans tous les cas à l’un et l’autre désideratum, mais offrait prise à la critique à différents égards et se trouvait ainsi exposé à subir de sa part des jugements divers. L’esprit avait une fois réussi à usurper, par ruse, la forme d’une phrase insignifiante mais admissible ; une autre fois à se faufiler dans l’expres¬sion d’une pensée intéressante ; dans le cas extrême du compromis, il avait renoncé à satisfaire aux exigences de la critique et, se fiant à ses propres sources de plaisir, il se présentait à la critique dans le simple appareil du non-sens. Il ne craignait alors pas d’encourir sa désapprobation, car il pouvait escompter que J’auditeur redresserait, par le traitement inconscient, la déformation de l’expression du mot d’esprit et, par là, eu rétablirait le sens réel.

En quel cas l’esprit apparaîtra-t-il à la critique comme un non-sens ? Tout spé¬cialement lorsqu’il adoptera les façons de penser que l’inconscient accepte, mais que le conscient réprouve, c’est-à-dire lorsqu’il usera des fautes de raisonnement. Quel¬ques modes du penser inconscient subsistent, comme nous le savons, également dans le conscient, par exemple certaines formes de la représentation indirecte, l’allusion, etc., bien que leur emploi conscient soit soumis à des restrictions assez importantes. Grâce à ces techniques, le mot d’esprit ne heurte que peu ou prou la critique ; ce résultat n’est atteint que lorsque la technique met en œuvre des moyens que la pensée consciente a définitivement rejetés. Le mot d’esprit peut encore éviter de heurter la critique, s’il sait dissimuler la faute de raisonnement, s’il sait la revêtir d’une appa¬rence de logique, comme dans l’histoire de la tarte et de la liqueur, du saumon mayonnaise et autres anecdotes du même genre. Mais s’il laisse subsister la faute de raisonnement sans la travestir, il encourt, à coup sûr, l’opposition de la critique.

Voici encore une autre conjoncture qui, dans ce cas, tourne à l’avantage de l’esprit. Les fautes de raisonnement dont il use dans sa technique comme modes de penser de l’inconscient paraissent - souvent, sinon constamment - comiques à la critique. La tolérance consciente des modes de penser propres à l’inconscient et rejetés comme dé¬fectueux est un des moyens utilisés pour produire le plaisir comique ; cela se com¬prend aisément, car l’investissement préconscient nécessite certainement une plus forte dépense que l’investissement qu’on laisse se produire dans l’inconscient. En entendant et en comparant la pensée, conçue sur le mode inconscient, à la pensée correcte, nous réalisons la différence de dépense d’où résulte le plaisir comique. Or, un mot d’esprit qui use dans sa technique de telles fautes de raisonnement, et qui de ce fait paraît absurde, peut, en même temps, avoir un effet comique. Si nous ne parve¬nons pas à dépister le mot d’esprit, il ne subsiste encore, dans ce cas, que l’histoire comique, la farce.

Un excellent exemple d’un effet de comique pur, par tolérance du mode de penser propre à l’inconscient, est fourni par l’histoire du chaudron emprunté qui, au rendu, -avait un trou. L’emprunteur, prétendait, premièrement, qu’il n’avait point emprunté de chaudron ; deuxièmement, que le chaudron avait déjà un trou lorsqu’il l’avait emprunté et, troisièmement, qu’il l’avait rendu intact, sans trou (p. 89). C’est justement l’incom¬patibilité de plusieurs pensées contradictoires, dont chacune a, prise isolément, sa raison d’être, qui n’existe plus dans l’inconscient. Le rêve qui, nous le savons, est une manifestation des modes de penser de l’inconscient, ne connaît pas, conformément à cette loi, l’alternative : « Ou - Ou Bien », mais seulement la juxtaposition simul¬tanée. Dans le songe que, malgré sa complication, j’avais choisi pour servir le type au travail d’interprétation dans ma Science des Rêves , je cherche à me blanchir du reproche de n’avoir pas guéri les troubles d’une malade par le traitement psychothé¬rapique. Voici mes arguments : 1º la malade serait le propre auteur de ses maux, parce qu’elle ne voulait pas admettre ma solution ; 2º ses douleurs seraient d’origine organique, donc ne me regarderaient pas ; 3º ses souffrances tiendraient à son veuva¬ge, dont je n’étais évidemment pas responsable ; 4º ses douleurs proviendraient d’une injection faite avec une seringue malpropre par un autre que moi. Tous ces arguments sont ainsi juxtaposés, comme s’ils ne s’éliminaient pas l’un l’autre. Il me faudrait, pour ne pas être taxé d’absurdité, remplacer le « et » du songe par le « ou » - ou bien ».

Voici une autre histoire comique du même genre. Dans un village de Hongrie, un forgeron commet un crime méritant la mort ; le maire toutefois décide de faire pendre non point le forgeron, mais un tailleur, sous prétexte que le village a deux tailleurs, mais seul forgeron et que, d’autre part, justice doit être faite. Cette sorte de dépla¬cement de la personne du coupable à celle d’un autre est en contradiction avec toutes les lois de la logique consciente, mais non point avec la façon de penser propre à l’inconscient. Je n’hésite pas à considérer cette histoire comme comique et pourtant j’ai rangé l’histoire du chaudron parmi les mots d’esprit. Je dois cependant avouer que cette dernière, elle aussi, mérite plutôt la qualification de « comique », que de spiri¬tuelle. Mais je comprends maintenant pourquoi mon sentiment, si net en d’autres circonstances, m’a fait hésiter entre le caractère comique ou spirituel de cette histoire. Il s’agit ici d’un cas où il m’est impossible de prendre une décision par intuition, du cas où le comique résulte du dévoilement des modes de penser exclusivement propres à l’inconscient. Une telle histoire peut être à la fois comique et spirituelle ; elle me donnera néanmoins l’impression du spirituel, même si elle est simplement comique, parce que l’emploi des fautes de raisonnement propres à l’inconscient m’oriente vers l’esprit, de même que plus haut les procédés mis en œuvre pour révéler le comique qui se dissimule (p. 311).

Je dois m’attacher à bien expliquer ce point particulièrement délicat de mon analyse, les rapports de l’esprit et du comique, et, dans cette intention, je voudrais compléter mon exposé par quelques propositions négatives. Je ferai remarquer tout d’abord que ce cas de rencontre de l’esprit et du comique n’est pas identique au précédent (p. 312). La distinction, il est vrai, est subtile, mais on peut l’établir avec certitude. Dans le cas précédent, en effet, le comique résidait dans la révélation de l’automatisme psychique. Or, celui-ci n’est nullement l’apanage de l’inconscient et, dans les techniques de l’esprit, il ne joue pas non plus un rôle de premier plan. Les rapports entre le démasquage et l’esprit ne sont que fortuits, ils se présentent lorsque le démasquage prête ses services à une autre technique spirituelle, par exemple à la représentation par le contraire. Par contre, dans le cas de tolérance des modes de penser propres à l’inconscient, la rencontre de l’esprit et du comique est une nécessité, car le procédé même qui, chez la première personne du mot d’esprit, est mis au service de la technique de déclenchement du plaisir, produit, de par sa nature, chez la troisième personne, le plaisir comique.

On serait tenté de généraliser ce dernier cas et de chercher les rapports de l’esprit avec le comique dans ce fait que l’esprit agit sur la troisième personne suivant le mécanisme du plaisir comique. Mais il ne saurait en être question, car le contact avec le comique ne s’établit pas dans tous les mots d’esprit, pas même dans la majorité d’entre eux. Le plus souvent, on peut discerner nettement l’esprit du comique. Dès que l’esprit parvient à éviter l’apparence de l’absurde, donc dans la majorité des mots d’esprit par double sens ou par allusion, il ne détermine en aucune façon chez l’audi¬teur un effet comparable à celui du comique. On peut s’en convaincre par les exemples cités précédemment et par quelques autres, que je rapporte ici :

Congratulation à un joueur à l’occasion de ses 70 ans :

« Trente et quarante. » (Morcellement avec allusion).

Hevesi décrivant la fabrication du tabac : « Die hellgelben Blätter... wurden da in eine Beize getunkt und in dieser Tunke gebeizt. » (Les feuilles jaune clair reçurent un bain de mordant et se mordancèrent dans ce bain.) (Emploi multiple du même matériel.)

Madame de Maintenon fut appelée Madame de Maintenant. (Modification de nom.)

Le professeur Kästner dit à un prince qui, au cours d’une observation astro¬nomique, s’était placé devant le télescope : « Mein Prinz, ich weiss wohl, dass Sie durchläuchtig sind, aber Sie sind nicht durchsichtig. (Mon Prince, je sais bien que vous êtes transcendant (sérénissime), mais non pas transparent.)

On qualifia le comte Andrassy de : Minister des schönen Aeusseren (Ministre du bel extérieur), il était ministre des Affaires étrangères (Minister des Aeusseren, de l’extérieur).

On pourrait croire, du moins, que tous les mots d’esprit à façade absurde doivent avoir l’apparence et l’effet du comique. Je rappelle cependant que bien souvent les mots d’esprit de ce genre ont sur l’auditeur un autre effet, celui de la sidération et de la tendance à les rejeter. C’est évidemment selon que le non-sens du mot d’esprit apparaît comme un non-sens comique ou comme un non-sens pur et simple, ce dont nous n’avons pas encore démêlé la condition. Nous nous en tenons donc à cette conclusion que, de par sa nature, l’esprit doit être distingué du comique, et que leur rencontre n’a lieu, d’une part, que dans certains cas spéciaux, d’autre part, dans la tendance à puiser le plaisir à des sources intellectuelles.

En cherchant à établir les rapports respectifs de l’esprit et du comique, nous découvrons à présent cette différence, que nous devons faire ressortir comme la plus importante et qui, de plus, signale un des caractères psychologiques primordiaux du comique. Nous étions amenés à placer la source du plaisir spirituel dans l’incon¬scient ; nous ne saurions trouver aucune raison d’y localiser le comique. Bien plus, toutes nos analyses concourent à démontrer que la source du plaisir comique réside dans la comparaison de deux dépenses, elles-mêmes attribuables au préconscient. L’esprit et le comique se distinguent donc avant tout par leur localisation psychique : l’esprit est, pour ainsi dire, au comique, la contribution qui lui vient du domaine de l’inconscient.

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Nous n’encourrons pas le reproche de nous être laissés aller à une digression, car ce sont les rapports de l’esprit et du comique qui nous ont amenés à J’étude du comique. Mais il est grand temps de revenir à notre thème d’alors, c’est-à-dire aux moyens qui servent à rendre comique. Nous avons commencé par la discussion de la caricature et du démasquage, en raison des points de repère qu’ils sont susceptibles de nous fournir dans l’analyse du comique de l’imitation, que nous allons tenter. L’imitation, dans la plupart des cas, s’allie certes à un soupçon de caricature, d’exa¬gération de certains traits, qui sans elle passeraient inaperçus ; elle comporte aussi le caractère du rabaissement. Pourtant ces traits n’épuisent pas son essence - incontes¬ta¬blement l’imitation en elle-même représente une source de plaisir comique particu¬lièrement riche, puisque c’est justement l’imitation fidèle qui nous fait le plus rire. Il est fort malaisé d’en donner une explication satisfaisante, si l’on ne veut pas se rallier à l’opinion de Bergson , qui rapproche le comique de l’imitation de celui de la révélation de l’automatisme psychique. Bergson estime que tout ce qui, chez une personne vivante, rappelle le mécanisme inanimé, fait un effet comique. Telle est sa formule : « Mécanisation de la vie . » Bergson explique le comique de l’imitation en partant d’un problème soulevé par Pascal dans ses Pensées : « Deux visages sembla¬bles, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance. » Il dit que le vivant, selon notre attente, ne devrait jamais se répéter d’une façon complètement similaire. Là où il y a cette répétition, nous soupçonnons toujours un mécanisme fonctionnant derrière le vivant. Si l’on voit deux visages qui se ressem¬blent trop fidèlement, on pense à deux moulages, issus d’un même moule ou dus à un procédé mécanique analogue. Bref, la cause du rire, dans ces cas, résiderait dans la transposition du vivant à l’inanimé ; nous pourrions dire la dégradation du vivant à l’inanimé (I. c., p. 35). Si nous adoptons la thèse si séduisante de Bergson, nous n’aurons pas de peine à faire rentrer son point de vue dans notre propre formule. Instruits par notre expérience, qui nous apprend que chaque être vivant est divers et sollicite, de notre compréhension, une sorte de dépense, nous nous trouvons désillu¬sionnés si, en vertu de la conformité complète ou de l’imitation fidèle, nous n’avons plus besoin d’engager une nouvelle dépense. Mais nous sommes désillusionnés dans le sens de l’allègement ; aussi la dépense d’attente, devenue inutile, se solde par le rire. Cette même formule s’appliquerait aussi à tous les cas de raideur comique, signalés par Bergson : habitudes professionnelles, idées fixes et expressions répétées à tout propos. On pourrait ramener tous ces cas à la comparaison entre notre propre dépense d’attente et celle qu’implique la compréhension de ce qui est simplement demeuré pareil, comparaison où la dépense d’attente, des deux la plus importante, se fonde sur l’observation de la diversité et de la plasticité individuelles du vivant. Ainsi, dans l’imitation, la source du plaisir comique ne serait pas le comique de situation, mais le comique d’attente.

Puisque nous avons fait dériver le plaisir comique en général d’une comparaison, nous voici tenus d’analyser le comique de la comparaison elle-même, également apte à « rendre comique ». Notre intérêt s’accroîtra si nous nous rappelons que, dans le cas de la comparaison, le « sentiment », auquel nous faisons appel lorsqu’il s’agit de distinguer un mot d’esprit d’un mot tout simplement comique, nous laisse souvent désemparés. (Voir p. 118.)

Ce thème mériterait certes plus de développement que ne nous le permet le programme de nos, recherches. La qualité primordiale que nous exigeons de la com¬paraison, c’est d’être juste, c’est-à-dire d’attirer notre attention sur une concordance réellement existante entre deux objets différents. Le plaisir primitif que nous éprouvons à retrouver le semblable (Groos, p. 133), n’est pas le seul facteur qui favorise l’emploi de la comparaison ; il faut encore ajouter que la comparaison est susceptible d’un emploi qui allège le travail intellectuel, quand l’on compare, comme il est en général d’usage, le moins connu au plus connu, cette comparaison, ce que l’on élucide, grâce à cette comparaison, ce que l’on connaît le moins bien et ce qui semble le plus difficile. Chacune de ces comparaisons, en particulier celle de l’abstrait au concret, est liée à un certain abaissement et à une certaine épargne de dépense d’abstraction (dans le sens de la mimique de représentation) ; toutefois cette économie ne suffit naturellement pas à faire surgir nettement le caractère du comique. Ce caractère ne surgit pas d’emblée, mais peu à peu, du plaisir d’allègement produit par la comparaison : il y a bien des cas qui ne font que côtoyer le comique, et à propos desquels on peut se demander s’ils possèdent vraiment le caractère du comique. La comparaison devient indubitablement comique, lorsque la différence de « niveau » de la dépense en abstraction s’accroît entre les deux termes de la comparaison, lorsque le sérieux et l’inconnu, surtout dans l’ordre intellectuel et moral, entrent en parallèle avec le vulgaire et le banal. Le plaisir de l’allègement, dont il vient d’être question, et la contribution fournie par les conditions qui commandent la mimique de repré¬sentation, peuvent peut-être nous expliquer comment, dans la comparaison, on passe d’une sorte d’agrément général au comique par des transitions graduelles déterminées par des relations quantitatives. J’éviterai probablement un malentendu, en faisant ressortir que, dans la comparaison, je ne fais pas dériver le plaisir comique du con¬traste des deux objets comparés, mais de la différence des deux dépenses en abstrac¬tion. Ce qui est inconnu, abstrait, réellement élevé du point de vue intellectuel, est difficile à saisir ; or, en affirmant sa concordance avec le vulgaire qui nous est familier et dont la représentation ne nécessite aucune dépense d’abstraction, nous le démasquons comme étant tout aussi vulgaire. Le comique de la comparaison se réduit donc à n’être qu’un cas particulier de la dégradation.

La comparaison peut, comme nous l’avons vu précédemment, être spirituelle sans aucun mélange de comique, précisément lorsqu’elle évite le rabaissement. Ainsi la comparaison de la Vérité à un flambeau qui ne peut être promené à travers une foule « sans brûler la barbe à quelqu’un », est purement spirituelle, parce qu’elle prend au sens littéral une locution qui est tombée en désuétude (« le flambeau de la Vérité ») ; cette comparaison n’est pas du tout comique car, malgré son caractère concret, le flambeau n’est pas exempt d’une certaine noblesse, Toutefois une comparaison peut aisément être tout aussi spirituelle que comique ; elle peut être l’un indépendamment de l’autre, quand elle se fait l’auxiliaire de certaines techniques de l’esprit, par exem¬ple de l’unification ou de l’allusion. Ainsi la comparaison de Nestroy, qui assimile la mémoire à un « magasin » (p. 125), est à la fois comique et spirituelle : comique parce que la comparaison d’une notion psychologique à un magasin représente un rabaissement extraordinaire ; elle est par ailleurs spirituelle, parce que celui qui en use est un commis qui établit ainsi, par cette comparaison, une unification des plus inattendues entre la psychologie, et sa propre activité professionnelle. Ces lignes de Heine : « Jusqu’à ce que tous les boutons me soient sautés du pantalon de la patien¬ce » n’apparaissent tout d’abord que comme un excellent exemple de comparaison comique et ravalante ; à un examen plus approfondi, il faut cependant leur recon¬naître aussi le caractère spirituel, car la comparaison représente un procédé d’allusion à l’obscène et permet ainsi la libération du plaisir que nous procure l’obscène. Le même matériel détermine, par une rencontre, il est vrai, pas tout à fait fortuite, un double bénéfice de plaisir, comique et spirituel ; bien que les conditions de l’un favo¬risent l’éclosion de l’autre, une telle unification ne peut qu’agir de façon troublante sur le « sentiment » qui doit nous indiquer si, dans ce cas, il s’agit d’esprit ou de comique. Seule une analyse minutieuse, et libérée de la disposition joyeuse qui accueillit le mot, saura trancher la question.

Quelque tentant qu’il soit de dépister ces conditionnalités plus profondes de l’acquisition du plaisir comique, je dois me rappeler que ni mes études antérieures, ni ma profession journalière ne me qualifient pour pousser mes recherches au-delà du domaine de l’esprit, et j’avoue que c’est justement le thème de la comparaison comi¬que qui me fait sentir mon incompétence.

Nous serons donc heureux qu’on nous le rappelle - beaucoup d’auteurs n’admettent pas de distinction tranchée entre l’esprit et le comique, ni du point de vue théorique, ni du point de vue pratique. Ces auteurs considèrent l’esprit tout simplement comme « le comique du discours » ou « des mots », tandis que nous-mêmes nous avons été amenés à les distinguer l’un de l’autre. Pour éprouver l’opinion de ces auteurs, nous choisirons un exemple de comique intentionnel et un autre de comique involontaire du discours, afin de les comparer à l’esprit. Nous nous étions déjà flattés antérieu¬rement de distinguer le discours comique du discours spirituel.

« Avec la fourchette et mille maux
Sa mère le retira du pot. »

n’est que comique ; par contre, la phrase de Heine sur les quatre castes de la population de Göttingen :

Professeurs, étudiants, philistins et bétail.

est au plus haut point spirituelle.

Je prends pour type du comique intentionnel du discours de « Wippchen » de Stettenheim. On qualifie cet auteur de spirituel, parce qu’il possède, à un très haut degré, le talent d’évoquer le comique. En effet, cette faculté caractérise précisément l’esprit que l’on « a », par opposition à celui que l’on « fait ». Il est indéniable que les lettres écrites par « Wippchen », de la ville de Bernau, en sa qualité de correspondant d’un journal, sont spirituelles, parce qu’elles comportent nombre de mots d’esprit, fort divers, dont certains sont vraiment réussis (« fastueusement déshabillés » à propos d’une parade chez les sauvages) ; mais ce qui donne à ces productions leur caractère propre, ce n’est pas chacun de ces mots d’esprit pris en soi, mais le véritable feu roulant comique du discours, « Wippchen » est à coup sûr, à l’origine, un personnage à intention satirique, une variante du « Schmock » de G. Freytag, un de ces ignorants qui usent et mésusent des trésors de la culture nationale. Mais il apparaît que l’agrément que Stettenheim trouvait aux effets comiques obtenus par la présentation de son personnage a progressivement relégué à l’arrière-plan ses tendances satiriques. Ce que dit et fait « Wippchen » est en majeure partie du « non-sens comique » ; l’auteur, à raison après tout, profite de la disposition joyeuse créée chez son lecteur par le fatras de pareilles productions pour sortir, à côté de propos tout à fait admissi¬bles, toutes sortes de niaiseries, qui, prises isolément, eussent paru intolérables. Or le non-sens de « Wippchen » garde sa personnalité spécifique grâce à une technique toute spéciale. En examinant de plus près ces « mots d’esprit », on en remarque tout spécialement certains qui impriment leur cachet à l’œuvre tout entière. « Wippchen » use principalement d’assemblages (fusions), de modifications de locutions et de citations connues, et il remplace volontiers, dans leur texte, les banalités par des expressions plus prétentieuses et plus choisies. Il est vrai que tout cela se rapproche beaucoup des techniques de l’esprit.

Voici des fusions (extraites de la préface et des premières pages de la série entière) :

« La Turquie a autant d’argent qu’il y a de foin dans [la mer », ce qui résulte de la fusion de ces deux dictons :

« de l’argent comme du foin »
« de l’argent comme les sables de la mer »,

rajustés l’un à l’autre. Ou bien : « Je ne suis plus qu’une colonne effeuillée qui témoigne de sa splendeur passée », condensation de : « arbre effeuillé » et de « une colonne qui témoigne, etc. » Ou bien : « Où est le fil d’Ariane qui nous tirera du Scylla de ces écuries d’Augias ? », propos auquel trois légendes grecques ont fourni chacune leur apport.

Les modifications et substitutions peuvent être aisément envisagées dans leur ensemble. Leur caractère apparaît dans les exemples suivants qui appartiennent en propre à « Wippchen », et dans lesquels émerge régulièrement une autre locution courante, le plus souvent banale, devenue un lieu commun :

« Me poser le papier et l’encre plus haut. » On dit, dans un style imagé, « poser la corbeille à pain plus haut » pour dire . placer quelqu’un dans une situation pénible. Pourquoi ne pas étendre cette image à d’autres sujets ?

« Schlachten, in denen die Russen einmal den Kürzeren, einmal den Längeren ziehen » (Des batailles au cours desquelles les Russes tirent tantôt la courte paille, tantôt, la paille longue). La première expression seule est d’usage courant ; d’après sa dérivation, il ne serait pas absurde d’admettre aussi la seconde.

« De très bonne heure déjà, Pégase s’agitait en moi. P En rétablissant « le poète » à la place de « Pégase ») nous obtenons une formule autobiographique, galvaudée et périmée. « Pégase » ne se prête certes pas à être substitué au met « poète », mais il y a entre les deux termes association d’idées, et de plus c’est un mot grandiloquent.

« C’est ainsi que je vivais dans des chaussures d’enfant pleines d’épines. » Encore une métaphore au lieu d’un simple mot. « Quitter ses chaussures d’enfant » est une des métaphores qui ont trait à l’enfance.

Dans la foule des autres productions de « Wippchen », nous pouvons encore relever des exemples de comique pur, p. ex. de désillusion comique - « Pendant des heures la lutte oscilla et finit par rester indécise. » Ou bien le démasquage comique (de l’ignorance ) - « Clio, la méduse de l’histoire » ; des citations : « Habent sua fata morgana. » Mais nous nous intéressons plutôt aux fusions et aux modifications, parce qu’elles rappellent les techniques de l’esprit, qui nous sont déjà connues. Que l’on compare à ces modifications les mots d’esprit suivants : « Il a un grand avenir derrière lui. » - « Il a un idéal devant la tête » ; -puis les mots par modification lancés par Lichtenberg :« Nouveaux bains guérissent bien », et autres semblables. Les propos de « Wippchen », qui usent de ces mêmes techniques, peuvent-ils être considérés comme des mots d’esprit ou, sinon, comment peut-on les distinguer ?

Il n’est certes pas difficile de répondre. Rappelons que le mot d’esprit présente à l’auditeur un double visage et lui impose deux conceptions différentes. Dans les mots d’esprit par non-sens, comme ceux que nous venons justement de citer, l’une des conceptions, celle qui s’en tient uniquement au texte, affirme le non-sens ; l’autre, celle qui, au fil des allusions, suit sa voie à travers l’inconscient de l’auditeur, atteint le sens profond. Dans les propos de « Wippchen », qui se rapprochent de l’esprit, l’un des masques du mot d’esprit est vide, comme étiolé, c’est une tête de Janus dont un seul visage serait modelé. Si l’on se laisse entraîner dans l’inconscient par la techni¬que, on ne trouve que le néant. Ces fusions, par la synthèse de leurs deux éléments, ne donnent jamais un sens vraiment nouveau : le moindre essai d’analyse les dissocie aussitôt. Les modifications et les substitutions - tout comme dans le mot d’esprit - ramènent à une formule courante et familière, mais la modification ou la substitution n’expriment par elles-mêmes rien. Il ne reste ainsi à ces soi-disant « mots d’esprit » que l’une des conceptions, l’une des faces : celle du non-sens. On peut alors, à son gré, ou bien appeler ces productions, qui se sont affranchies d’un des caractères les plus essentiels de l’esprit, « mauvais » mots d’esprit, ou bien leur refuser l’épithète de spirituelles.

Incontestablement, ces mots d’esprit avortés produisent leur effet comique, qui peut s’expliquer de plus d’une manière. Ou bien le comique résulte de la révélation des modes de penser propres à l’inconscient, comme dans les cas envisagés plus haut, ou bien le plaisir jaillit de la comparaison avec le mot d’esprit parfait. Rien ne nous empêche d’admettre ici le concours de ces deux sources du plaisir comique. On ne peut nier que ce qui fait ici du non-sens un non-sens comique, c’est précisément sa ressemblance imparfaite avec l’esprit.

Dans d’autres cas, dont la technique est transparente, le contraste entre ce que l’on apporte et ce qu’il faudrait apporter confère au non-sens un comique irrésistible. La contrepartie du mot d’esprit, l’énigme, pourra peut-être, à cet égard, nous fournir de meilleurs exemples que l’esprit. Voici un exemple de question comique : « Qu’est-ce qui pend à la muraille et permet de s’essuyer les mains ? » Ce ne serait qu’une sotte énigme si la réponse était : l’essuie-mains. Cette réponse n’est justement pas la bonne. - « Non, c’est un hareng. » - « Mais, pour l’amour de Dieu, objecte l’interlocuteur interloqué, un hareng n’est pas suspendu au mur. » - « Tu peux l’y accrocher. » - « Mais qui aurait l’idée de s’essuyer les mains à un hareng ? » - « Mais, répond l’autre de façon conciliante, personne ne t’y oblige. » - Cette explication, donnée par deux déplacements typiques, montre tout ce qui manque à cette question pour être une énigme véritable et, en raison même de cette insuffisance absolue, elle apparaît non point comme absurdement sotte mais comme irrésistiblement comique. Ainsi, du fait de ne pas répondre à des conditions essentielles, mots d’esprit, énigmes, et autres pro¬pos incapables, en toute autre circonstance, de déclencher le plaisir comique, sont susceptibles de devenir des sources de ce dit plaisir.

Encore moins difficile à pénétrer est le comique involontaire du discours, que nous trouvons en particulier dans les poèmes de Friederike Kempner à l’état de véritables cascades :

GEGEN DIE VIVISEKTION

Ein unbekanntes Rand der Seelen kettet
Den Menschen an das arme Tier.
Das Tier hat einen Willen - ergo Seele -
Wenn auch’ne kleinere als wir.

CONTRE LA VIVISECTION

Un lien inconnu des âmes
Lie l’homme à l’animal infortuné.
L’animal sait vouloir - ergo il a une âme -
Bien qu’elle soit plus petite que la nôtre.

Voici encore un exemple de dialogue entre deux tendres époux :

DER KONTRAST

« Wie glücklich bin ich », ruft sic leise,
« Auch ich » - sagt lauter ihr Gemahl,
« Es macht mich deine Art und Weise
« Sehr stolz auf meine gute Wahl ! »

CONTRASTE

« . Comme je suis heureuse », dit l’épouse à voix basse,
« Et moi », répond l’époux, plus haut.
« Ta manière d’être et de te comporter
« Me rendent fier de mon bon choix ! à

Ici rien ne rappelle l’esprit. Sans aucun doute, c’est l’insuffisance de ces « poè¬mes » qui les rend comiques, l’extraordinaire lourdeur de l’expression, tirée des lieux communs les plus rebattus ou de locutions feuilletonesques, la niaiserie, le caractère borné des pensées, l’absence de toute trace d’idée ou de langage vraiment poétiques. Tout cela ne nous explique pourtant pas pourquoi nous trouvons comiques les poèmes de Mme Kempner ; bien d’autres productions du même genre nous paraissent franchement mauvaises et, loin de nous faire rire, nous irritent. C’est justement parce que les productions de Mme Kempner sont si nettement inférieures à ce que nous exigeons d’un poème qu’elles nous paraissent comiques ; une marge notablement plus réduite nous disposerait plutôt à critiquer qu’à rire. D’autres facteurs accessoires ajoutent encore à l’effet comique des poèmes de Mme Kempner : l’incontestable bonne intention de l’auteur, une certaine sentimentalité qui désarme notre ironie et notre irritation, et qui se laisse deviner derrière cette phraséologie misérable. Un pro-blème, dont nous avions remis l’examen à plus tard, vient ici solliciter notre attention. La différence de dépense psychique est à coup sûr la condition fondamentale du plaisir comique, mais l’observation montre qu’une telle différence ne produit pas constamment le plaisir. Quelles conditions doivent s’adjoindre, quelles perturbations doivent être évitées, pour que le plaisir comique puisse effectivement résulter de la différence de dépense ? Avant de répondre à cette question nous clorons les discus¬sions qui précèdent par cette conclusion : le comique du discours ne se confond pas avec l’esprit ; l’esprit doit donc être autre chose que le comique du discours.

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Sur. le point d’aborder cette dernière question, celle des conditions dans lesquelles le plaisir comique peut résulter de la différence de dépense, nous nous permettrons un allègement qui ne peut tourner qu’à notre propre plaisir. La réponse précise à cette question équivaudrait à un exposé complet de la nature du comique, ce dont nous nous sentons incapables et qui dépasse notre compétence. Nous nous bornerons encore à n’envisager le problème du comique que jusqu’au point où ce problème se sépare nettement de celui de l’esprit.

Les critiques ont reproché à toutes les théories du comique de laisser dans leurs définitions échapper l’essentiel du comique lui-même. Le comique résulte d’un con¬traste de représentations ; oui, mais dans la mesure où ce contraste fait un effet comique et non point un effet différent. Le sentiment du comique résulterait de la suppression d’une attente ; oui, s’il se trouve que cette désillusion n’est pas pénible. Ces objections sont sans doute fondées, mais c’est aller trop loin que d’en conclure que le critère essentiel du comique nous ait jusqu’ici échappé. Ce qui empêche ces définitions d’avoir une portée générale, c’est qu’il existe des conditions indispensables à l’éclosion du plaisir comique, qui toutefois ne recèlent pas l’essence du comique. La réfutation des objections, l’explication des contradictions soulevées par ces défini¬tions du comique, seront cependant assez aisées si nous faisons émaner le plaisir comique de la différence qui s’établit quand on compare entre elles deux dépenses psychiques. Le plaisir comique et son critérium, le rire, ne peuvent se produire qu’à la condition que cette différence devienne inutilisable et susceptible d’être déchargée. Nous ne pouvons éprouver cet effet de plaisir, mais tout au plus un plaisir fugitif qui n’a en rien le caractère du comique lorsque cette différence, aussitôt perçue, trouve un autre emploi. De même que l’esprit a besoin d’organismes spéciaux destinés à empê-cher le remploi de la dépense psychique reconnue superflue, de même le plaisir comi¬que ne peut se produire que lorsque cette dernière condition se trouve réalisée. C’est pourquoi, dans notre vie représentative, les cas qui comportent de telles différences de dépense psychique sont très nombreux, au regard de ceux, comparativement fort rares, qui engendrent le comique.

Deux observations s’imposent d’emblée à qui embrasse, fût-ce d’un coup d’œil rapide, les conditions qui président à l’éclosion du comique par la différence de dépense : premièrement, il est des cas où le comique se présente infailliblement et pour ainsi dire nécessairement, et, par contre il en est d’autres où le comique semble absolument dépendre de certaines conditions et du point de vue du spectateur ; deuxièmement, des différences particulièrement importantes triomphent très fré¬quemment de conditions défavorables et le comique jaillit malgré elles. On pourrait, conformément au premier point, diviser le comique en deux classes, le comique inéluctable, et le comique circonstanciel ; dans la première classe, on devrait néan-moins s’attendre a priori à ce que l’inéluctabilité du comique souffrît des exceptions. Il serait fort séduisant de rechercher les conditions requises par l’une et l’autre classe.

Ce sont les conditions groupées en partie sous la rubrique d’ « isolation » du cas comique qui régissent essentiellement la deuxième classe. Une analyse plus serrée permet de reconnaître, à peu près, les conditions suivantes :

a) La condition la plus favorable à l’éclosion du plaisir comique dérive d’un senti¬ment général de bonne humeur qui « dispose à rire ». Dans la gaieté d’origine toxi¬que, presque tout paraît comique, probablement par comparaison entre la dépense actuelle et celle qu’exigerait la disposition normale. L’esprit, le comique, et toutes les méthodes analogues destinées à nous procurer du plaisir au moyen d’une activité psychique, ne sont en effet rien autre que des moyens destinés à retrouver, de ce seul fait, cette humeur enjouée - cette euphorie - quand elle n’existe pas en tant que disposition générale du psychisme.

b) On peut également citer parmi les conditions favorables l’attente du comique, la préparation au plaisir comique. Ainsi, lorsqu’on a l’intention de provoquer le comique et que cette intention est partagée par le partenaire, des différences infimes -suffisent, des différences qui passeraient inaperçues en l’absence de cette intention. Tel qui se met à une lecture comique ou va au théâtre voir une farce doit à cette seule intention de rire de choses qui, dans la vie de tous les jours, ne lui eussent presque jamais sem¬blé comiques. Il finit par rire du souvenir d’avoir ri, de l’attente du rire, dès l’entrée en scène de l’acteur comique, avant même que celui-ci ait pu tenter de le faire rire. C’est pourquo4 après coup, on est parfois honteux de ce dont on a pu rire au théâtre.

c) Des conditions défavorables au comique sont liées à la nature de l’activité psychique actuelle du sujet. Le travail représentatif et cogitatif orienté vers un objec¬tif sérieux entrave la possibilité de la décharge des investissements, ces investisse¬ments étant nécessaires aux déplacements exigés par ce travail, de telle sorte que seules les différences de dépense d’une importance inattendue parviennent à se frayer une voie jusqu’au plaisir comique. Sont particulièrement défavorables au comique toute espèce de processus cogitatifs suffisamment éloignés du plastique pour mettre fin à toute mimique représentative ; la méditation abstraite ne laisse aucune place au comique, sauf dans le cas où cette opération cogitative est subitement interrompue.

d) L’occasion de déclenchement du plaisir comique s’évanouit encore lorsque l’attention est justement accaparée par la comparaison dont le, comique pourrait résulter. Dans ces circonstances tout ce qui autrement eût infailliblement engendré le comique perd tout son pouvoir comique. Un mouvement, une production intellec¬tuelle, ne peuvent devenir comiques pour celui dont l’intérêt se porte, à ce moment, sur la comparaison de ce mouvement, de cette production avec un étalon qu’il se représente clairement. Ainsi l’examinateur ne trouve point comique le non-sens dû à l’ignorance du candidat ; il s’en irrite, tandis que les camarades du candidat, plus soucieux du résultat de l’examen que du savoir de leur concurrent, rient de bon cœur de ce même non-sens. Le professeur de gymnastique ou de danse n’est que rarement sensible aux mouvements comiques de ses élèves ; au prédicateur échappe complète¬ment tout ce qui est comique dans les défauts du caractère humain, défauts dont l’auteur de comédies tire ses meilleurs effets. Le processus comique ne peut supporter un excès d’investissement par l’attention ; il est nécessaire qu’il puisse se dérouler en passant inaperçu - en ceci d’ailleurs semblable à l’esprit. - Il y aurait, cependant, antinomie avec la nomenclature des « processus de la conscience » dont je nie suis servi à bon escient dans ma Science des Rêves, si l’on voulait qualifier ce processus de nécessairement inconscient. Il appartient bien plutôt au préconscient, et l’on peut donner à juste titre le nom d’ « automatique » aux processus qui ont pour théâtre le préconscient et sont privés de l’investissement de l’attention, auquel est précisément liée la conscience. Le processus qui consiste à comparer les dépenses doit rester automatique, s’il veut engendrer le plaisir comique.

e) Le comique est tout particulièrement troublé quand le thème qui doit le pro¬voquer déclenche, du même coup, un affect violent. La décharge de la différence efficace d’énergie est en général, alors, complètement impossible. Les affects, la disposition, l’attitude de l’individu dans chaque cas particulier, font comprendre que, suivant le point de vue de chacun, le comique surgisse ou avorte, et qu’il n’existe de comique absolu que dans des cas exceptionnels. La marge de contingence ou de relativité est par là bien plus étendue pour le comique que pour l’esprit, que l’on ne rencontre jamais sur sa route, mais qu’il faut toujours faire et dont la production permet déjà de tenir compte des conditions susceptibles de le faire accepter. Mais le développement de l’affect est l’obstacle le plus sérieux que puisse rencontrer le comi¬que, c’est là un point universellement admis . C’est pourquoi l’on dit que le sentiment comique apparaît au mieux dans les cas où l’état d’âme est à peu près indifférent, sans participation notable du sentiment ni de l’intérêt. Cependant, dans certains cas où précisément se déclenche un affect puissant, une différence de dépense particulière¬ment importante peut provoquer l’automatisme de la décharge. Lorsque le colonel Butler répond avec un rire amer aux exhortations d’Octavio par cette exclamation :

« Remerciements de la Maison d’Autriche ! »

son amertume ne l’a pas empêché de rire au souvenir du traitement décevant dont il croit avoir été victime ; d’autre part l’énormité de cette déception ne peut trouver, de la part du poète, une expression plus saisissante que cette effraction du rire dans le tourbillon même de la passion déchaînée. Cette explication s’appliquerait, à mon avis, à tous les cas où le rire se déclenche dans des circonstances qui n’ont rien de plaisant et en même temps que des affects particulièrement pénibles et poignants.

f) Si nous ajoutons encore que le développement du plaisir comique peut être favorisé par l’adjonction d’un élément plaisant quelconque, qui agit pour ainsi dire par contact (à l’instar du principe du plaisir préliminaire dans le cas de l’esprit tendan¬cieux), nous aurons envisagé les conditions du plaisir comique d’une manière, sinon complète, du moins suffisante pour le programme que nous nous sommes tracé. Nous voyous de la sorte qu’aucune autre hypothèse ne rend aussi aisément compte de ces conditions, ainsi que de l’inconstance et de la contingence de l’effet comique, que celle qui fait dériver le plaisir comique de la décharge d’une différence susceptible, en raison de la variabilité des circonstances, de trouver un emploi autre que la décharge.

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Il conviendrait aussi de réserver une place plus importante à l’étude du comique du sexuel et de l’obscène ; sur ce point nous nous bornerons cependant ici à quelques remarques. Notre point de départ serait, là encore, le déshabillage. Un déshabillage fortuit nous paraît comique, parce que nous comparons la facilité avec laquelle nous le savourons au grand effort qu’exigerait de nous, dans les circonstances habituelles, la réalisation d’un objectif semblable. Par là, ce cas se rapproche du comique naïf, mais il est plus simple. Tout déshabillage, auquel un tiers nous fait assister en specta¬teur ou, dans le cas de la grivoiserie, en auditeur, équivaut à placer la personne déshabillée dans une situation comique. Nous avons appris que l’objectif de l’esprit consiste à supplanter la grivoiserie grossière et à nous rendre ainsi une source perdue du plaisir comique. Par contre, surprendre volontairement un de ces déshabillages n’est pas comique pour le guetteur, car l’effort supprime alors pour lui la condition du plaisir comique ; il ne subsiste ici que le plaisir sexuel du spectacle. Mais si, après coup, le guetteur raconte à un autre sa découverte, la personne guettée redevient co¬mique, car elle est considérée par le tiers comme ayant omis l’effort qu’eût nécessité le mystère de son intimité. Ce cas mis à part, le sexuel et l’obscène nous fournissent amplement l’occasion d’atteindre, en dehors de l’excitation sexuelle agréable, le plaisir comique, en tant que l’homme y peut être représenté comme rivé à ses besoins corporels (dégradation) ou que derrière l’amour éthéré se dévoilent les exigences somatiques (démasquage).

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Nous serons surpris de nous trouver également, par l’ouvrage charmant et vivant de Bergson (Le Rire), invités à chercher à comprendre le comique par sa psycho¬genèse. Nous connaissons déjà les formules que Bergson a appliquées au caractère comique : Mécanisation de la Vie, Substitution quelconque de l’artificiel au naturel Bergson, par une association d’idées, du reste facile à concevoir, va de l’automatisme à l’automate, et cherche à ramener toute une série d’effets comiques au souvenir pâli des jouets de notre enfance. Dans cet ordre d’idées, il s’élève en une page à un point de vue qu’il abandonne d’ailleurs bientôt ; il tente de faire dériver le comique du contrecoup de nos joies d’enfant. « Peut-être devrions-nous pousser la simplification plus loin encore, remonter à nos souvenirs les plus anciens, chercher, dans les jeux qui amusèrent l’enfant, la première ébauche des combinaisons qui font rire l’homme... Trop souvent surtout nous méconnaissons ce qu’il y a d’encore enfantin, pour ainsi dire, dans la plupart de nos émotions joyeuses » (p. 68 et suivantes). Pour nous, qui avons remonté, dans l’étude de l’esprit, jusqu’à l’assimilation au jeu de l’enfant, jeu avec les mots et les pensées, proscrit par la critique raisonnante, il serait fort séduisant de dépister également les racines infantiles du comique, soupçonnées par Bergson.

En effet, en étudiant les rapports du comique à l’enfant, nous trouvons toute une série de relations qui s’annoncent pleines de promesses. L’enfant par lui-même ne semble nullement comique, bien que sa nature réalise toutes les conditions qui, par comparaison avec la nôtre, déterminent une différence comique ; citons, parmi elles, l’excès des dépenses en mouvement, le trop peu de dépense intellectuelle, la domi¬nation des opérations psychiques par les fonctions somatiques, et ainsi de suite. L’enfant nous paraît comique, non pas quand il reste enfant, mais seulement quand il se pose en grande personne sérieuse, et ceci alors à la façon de tout être qui se déguiserait. Mais tant qu’il conserve sa nature d’enfant, nous éprouvons, à l’observer, un plaisir pur, rappelant peut-être, de fort loin, le plaisir comique. Nous qualifions l’enfant de naïf, en tant qu’il nous montre son absence d’inhibition, et nous qualifions de naïf-comique tout ce que, dans ses propos, nous aurions considéré comme obscène ou spirituel de la part d’un adulte.

D’autre part, l’enfant n’a pas le sentiment du comique. Cette proposition semble se borner à dire que le sentiment du comique surgit un jour, au cours du développement psychique, comme nombre d’autres facultés : ce qui ne serait nullement remarquable, attendu que ce sentiment - il faut l’avouer -apparaît déjà nettement à un âge qui appar¬tient encore à l’enfance. On peut toutefois démontrer que cette assertion à l’enfant manque le sentiment du comique est mieux qu’un simple truisme. Tout d’abord on concevra aisément qu’il ne peut en être autrement, si tant est que soit juste notre conception qui fait dériver le sentiment du comique d’une différence de dépense résultant du fait de vouloir comprendre l’autre personne. Prenons à nouveau l’exemple du comique du mouvement. La comparaison qui fournit la différence se formulerait dans le langage du conscient comme suit : Il fait ainsi, et moi je ferais, j’ai fait autrement. Mais l’enfant manque de cet étalon qui figure dans la seconde proposition, il ne comprend que par la voie de l’imitation et il agit ainsi qu’il voit agir. L’éducation lui apporte cet étalon : « Voici comme tu dois faire », et lorsque l’enfant arrive à employer cet étalon à ses comparaisons, il est bien près d’aboutir à cette conclusion : voilà qui est mal fait, j’aurais fait mieux. Il rit dans ce cas de l’autre personne, il se rit d’elle avec le sentiment de sa propre supériorité. Rien n’empêche de faire dériver aussi ce rire de la différence de dépense, mais l’analogie avec les cas où nous-mêmes nous rions d’un autre nous permet de conclure que l’enfant n’éprouve nullement le sentiment du comique lorsqu’il rit par supériorité. Ce rire est le rire du plaisir pur. Là où le jugement de notre propre supériorité se manifeste nettement, nous ne rions pas, nous sourions seulement ou, si nous rions, nous pouvons nettement distinguer 1e sentiment conscient de notre supériorité du comique qui nous fait rire.

Il est probablement exact de dire que l’enfant rit par pur plaisir dans des circons¬tances variées qui nous paraissent « comiques », sans que nous puissions dire pour¬quoi, tandis que chez lui les motifs sont nets et transparents. Par exemple, lorsque nous voyons, dans la rue, quelqu’un glisser et tomber, nous rions car, sans qu’on sache pourquoi, cette impression est comique. L’enfant rit dans les mêmes conditions par sentiment de supériorité ou par joie maligne : « Tu es tombé, et moi pas. » Il semble que, si certains mobiles du plaisir de l’enfant se perdent pour nous autres adultes, nous éprouvons en revanche, dans ces mêmes circonstances, le sentiment du comique qui supplée à ces plaisirs perdus.

S’il nous était permis de généraliser, nous serions fort tentés de rapporter le caractère spécifique du comique que nous recherchons au réveil de l’infantile, et de concevoir le comique comme la récupération du « rire infantile perdu ». On pourrait dire alors que je ris de la différence de dépense faite par l’autre ou par moi-même, chaque fois que je retrouve, en l’autre, l’enfant. Ou plus exactement, le parallèle complet qui aboutit au comique s’exprimerait ainsi dans son intégralité :

Ainsi fait-il. - Moi je fais autrement -
Il le fait comme je le faisais, enfant.

Ainsi le rire serait chaque fois dû à la comparaison de mon moi adulte avec mon moi infantile. Même la variabilité du sens de la différence comique, à savoir que c’est tantôt le plus, tantôt le moins de la dépense qui me paraît comique, s’accorderait fort bien avec la condition infantile ; dans ces cas le comique se trouve effectivement toujours du côté de l’infantile.

Cette assertion n’est pas en contradiction avec ce fait que, en tant que terme de comparaison, l’enfant lui-même ne me produit pas une impression comique, mais une impression de plaisir pur, ni avec cet autre fait que la comparaison à l’infantile ne produit un effet comique que si un autre emploi de la différence est évité. Car les conditions de la décharge entrent ici en jeu. Tout ce qui agrège un processus psychique à un « ensemble » s’oppose à la décharge de l’investissement en excès et oriente cet investissement vers un autre emploi ; tout ce qui isole un acte psychique est favorable à la décharge. Il s’ensuit qu’une attitude consciente qui adopte l’enfant comme terme de comparaison rend impossible la décharge nécessaire à l’éclosion du plaisir comique ; seul l’investissement préconscient est susceptible d’approcher d’une « isolation » semblable à celle qu’il nous est par ailleurs loisible d’attribuer également aux processus psychiques qui se déroulent chez l’enfant. Cette adjonction à la comparaison : « Voilà ce que j’ai fait également dans mon enfance », qui serait l’origi¬ne de l’effet comique, ne jouerait, quand il s’agit de différences moyennes, que si aucun autre ensemble ne pouvait se saisir de l’excès d’énergie libéré.

Si nous persistons à chercher l’essence du comique dans la liaison préconsciente avec l’infantile, nous devons aller un peu plus loin que Bergson et convenir de ce que la comparaison qui doit faire naître le comique n’est pas tenue d’évoquer les anciens plaisirs ou jeux de l’enfance ; il lui suffit de toucher en général à la nature de l’enfant, peut-être bien même aux chagrins infantiles. Sur ce point, nous nous écartons de Bergson, mais nous demeurons d’accord avec nous-mêmes en faisant dériver le plaisir comique, non point du souvenir d’un plaisir, mais encore et toujours d’une compa¬raison. Les cas de la première catégorie se superposent peut-être aux cas dans lesquels le comique est infaillible et irrésistible. Appliquons donc ici le schéma des possibilités du comique, établi plus haut. Nous disions que la différence comique pouvait résulter :

a) de la comparaison de l’autre personne avec le moi,
ou b) d’une comparaison ayant pour seul théâtre l’autre personne,
ou c) d’une comparaison ayant pour seul théâtre le moi.

Dans le premier cas, l’autre personne m’apparaîtrait comme un enfant ; dans le second, elle s’abaisserait elle-même jusqu’à l’enfant ; dans le troisième, je trouverais l’enfant en moi-même. Au premier cas appartiennent le comique du mouvement et des formes, de même que le comique des opérations intellectuelles et du caractère ; les traits infantiles correspondants seraient le besoin de mouvement et le moindre développement intellectuel et moral de l’enfant : le sot m’apparaîtrait ainsi comique, dans la mesure où il me rappellerait un enfant paresseux ; l’homme mauvais, dans la mesure où il me rappellerait un enfant méchant. D’un plaisir de l’enfance perdu par l’adulte, il ne pourrait être question que dans le cas de la joie du mouvement, si propre à l’enfant.

Le deuxième cas, dans lequel le comique repose intégralement sur la « sympa¬thie », embrasse les éventualités les plus nombreuses : le comique de la situation, de l’hyperbole (caricature), de l’imitation, de la dégradation et du démasquage. C’est le cas qui tire le plus grand profit de l’intervention du point de vue infantile. Le comique de situation est, en effet, conditionné en majeure partie par les circonstances embar¬rassantes dans lesquelles nous nous retrouvons aussi désarmés qu’un enfant ; la pire de ces situations, celle où nous sommes troublés, au cours de nos occupations, par les exigences impérieuses de nos besoins corporels, répond à la maîtrise encore incom¬plète de l’enfant sur ses fonctions somatiques.. Dans les cas où le comique de situation réside dans la répétition, il s’appuie sur ce plaisir si particulier que l’enfant trouve à répéter (des questions, des histoires) et qui fait de lui le fléau de l’adulte. L’hyperbole, qui plaît encore à l’adulte, à condition toutefois qu’elle trouve moyen de ne pas heurter sa critique, correspond au manque de mesure propre à l’enfant, à son ignorance de toutes les relations quantitatives dont la notion est, chez lui, postérieure à celle des relations qualitatives. Observer la mesure, modérer même les impulsions permises, voilà qui représente une acquisition tardive de l’éducation, et résulte d’une inhibition réciproque des différentes activités psychiques agrégées en un ensemble. Là où cette cohérence faiblit, dans l’inconscient du rêve, dans le mono-idéisme des psychonévroses, le dérèglement propre à l’enfant reparaît.

Le comique de l’imitation nous avait semblé relativement difficile à comprendre, tant que nous y avions négligé le facteur infantile. L’imitation est, cependant, l’art suprême de l’enfant et le promoteur de la plupart de ses jeux. L’ambition de l’enfant vise bien moins à se distinguer parmi ses pareils qu’à imiter les grands. Des rapports de l’enfant à l’adulte dépend aussi le comique de la dégradation, à laquelle corres¬pond, dans la vie infantile, la condescendance de l’adulte. Rien ne fait plus de plaisir à l’enfant que de voir l’adulte condescendre à oublier sa supériorité écrasante pour partager ses jeux de pair à compagnon. Cet allègement, qui procure à l’enfant un plaisir pur, devient chez l’adulte, sous les espèces de la dégradation, à la fois un moyen de rendre comique et une source de plaisir comique. Quant au démasquage, nous savons qu’il se ramène à la dégradation.

Il est beaucoup plus difficile de fonder le troisième cas, le comique de l’attente, sur les rapports avec l’infantile ; ce qui explique que, parmi les auteurs, ceux qui ont placé ce cas au premier plan de leur conception du comique n’ont pas pu trouver occasion de faire entrer en ligne de compte, dans le comique, le facteur infantile. Le comique de l’attente est, en effet, celui qui s’éloigne le plus de la mentalité de l’enfant, la faculté de le saisir apparaît plus tardivement chez lui. Dans la majorité des cas de ce genre, là où l’adulte trouvera du comique, l’enfant n’éprouvera que du désappointe¬ment. On pourrait cependant en appeler à la félicité de l’attente, à la crédulité de l’enfance, pour comprendre qu’on puisse se considérer soi-même comme comique « en tant qu’enfant » lorsqu’on est victime de la désillusion comique.

Bien que les développements précédents nous permettent de traduire, avec une certaine vraisemblance, le sentiment du comique à peu près en ces termes - « Est comique tout ce qui ne sied pas à l’adulte », je n’oserais, pourtant, vu mon attitude en présence du problème du comique, défendre cette dernière proposition avec la même conviction que les précédentes. Je ne saurais décider si la dégradation « vers l’en¬fant » n’est qu’un cas particulier de la dégradation comique ou si le fond de tout comique réside dans une dégradation vers l’enfant .

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Si superficielle que soit une étude du comique, elle paraîtrait notoirement incom¬plète si elle ne comportait encore quelques remarques relatives à l’humour. La parenté de leur nature est si peu douteuse qu’un essai sur le comique doit apporter au moins un appoint à la compréhension de l’humour. Tout ce que l’on a écrit de juste sur l’humour, tous les éloges qu’on lui a décernés (car l’humour est une des manifesta¬tions psychiques les plus élevées et les plus chères aux penseurs), le tout ne nous dispense pas de chercher à exprimer son essence suivant les formules que nous avons appliquées au comique et à l’esprit.

Nous avons vu que le déclenchement d’affects pénibles constitue le plus grand obstacle à l’effet comique. Du moment que le mouvement mal adapté à ses fins cause, un dommage, que la sottise mène à mal, que la désillusion produit la douleur, la pos¬sibilité de l’effet comique n’existe plus, du moins pour celui qui ne peut se défendre de ces sentiments pénibles, qu’il soit frappé lui-même ou qu’il soit atteint par rico¬chet ; par contre, l’attitude d’un tiers désintéressé fait voir qu’en pareil cas la situation comporte tout ce qui est nécessaire à un effet comique, Or, l’humour nous permet d’atteindre au plaisir en dépit des affects pénibles qui devraient le troubler ; il supplante l’évolution de ces affects, il se met à leur place. Voici ses conditions : une situation où, par la force de nos habitudes, nous sommes tentés de déclencher un affect pénible, tandis que, d’autre part, certains mobiles nous déterminent à réprimer cet affect in statu nascendi. Dans ces cas, la personne lésée, la personne qui souffre, etc., pourrait ainsi éprouver du plaisir humoristique, tandis que le tiers désintéressé rirait par la vertu du plaisir comique. Le plaisir de l’humour naît alors, nous ne saurions dire autrement, aux dépens de ce déclenchement d’affect qui ne s’est pas produit ; il résulte de l’épargne d’une dépense affective.

De toutes les variétés du comique, l’humour est la plus modeste ; il parcourt tout son cycle chez le même individu ; la participation d’autrui n’y ajoute rien, Je puis garder pour moi seul la jouissance du plaisir qui jaillit de mon humour, sans me sentir poussé à en rien communiquer. Il n’est pas facile de dire ce qui se passe chez la personne qui engendre le plaisir de l’humeur ; nous pouvons cependant nous en former quelque idée, si nous envisageons les cas où l’humour nous a été communiqué, ou bien ceux où nous l’éprouvons « par sympathie », et arrivons ainsi, par la compré-hension de la personne humoristique, à goûter le même plaisir qu’elle. Le cas le plus grossier, ce que l’on appelle « l’humour de gibet à, est particulièrement instructif. Le fripon que l’on mène à la potence un lundi s’écrie : « Voilà une semaine qui com¬mence bien ! » C’est, à la vérité, un mot d’esprit, car la remarque est par elle-même bien topique ; d’autre part elle est déplacée de façon tout à fait absurde, puisque la semaine ne comportera plus pour lui d’autres événements. Il faut cependant de l’humour pour lancer un tel mot d’esprit, c’est-à-dire pour ne pas tenir compte de ce qui distingue ce début de semaine des autres, pour démentir la différence qui serait capable de susciter des réactions émotives d’un ordre tout particulier. Voici un autre cas du même genre. Sur le chemin du supplice, le fripon, dans la crainte de prendre froid, demande un foulard pour protéger son cou nu ; cette précaution, fort louable en toute autre circonstance, est plus que superfétatoire et oiseuse, en raison de la destinée imminente de ce cou. On doit convenir qu’il y a quelque grandeur, d’âme dans cette « blague » , dans cette pleine possession de soi-même et dans cette façon de se détourner de tout ce qui devrait jeter à bas et réduire au désespoir. Cette sorte de magnanimité de l’humour apparaît de toute évidence dans les cas où notre admiration n’est plus inhibée par les circonstances où se trouve le sujet qui fait l’humour.

Dans l’Hernani de Victor Hugo, le bandit, impliqué dans une conspiration contre son roi Charles Ier d’Espagne, Charles-Quint, empereur d’Allemagne, est tombé aux mains de son puissant rival ; il connaît le sort réservé au coupable de haute trahison. Sa tête va tomber. Mais cette perspective ne l’empêche pas de revendiquer sa qualité de grand d’Espagne et de proclamer qu’il ne renoncera à aucune des prérogatives attachées à son rang. Un grand d’Espagne avait le droit de rester couvert devant son souverain :

... Oui, nos têtes, ô roi,
Ont le droit de tomber couvertes devant toi.

Voilà de l’humour de grand style, et, si l’auditoire n’en rit pas, c’est parce que l’admiration étouffe en nous le plaisir humoristique. Dans le cas du fripon qui ne veut pas attraper froid sur le chemin du gibet, nous rions à gorge déployée. Cette situation, qui devrait réduire le délinquant au désespoir, pourrait éveiller chez nous une profonde pitié ; mais notre pitié est inhibée, car nous comprenons que lui, le principal intéressé, est indifférent à son propre sort. Par suite de cette compréhension, la dépense de pitié que nous tenions toute prête ne trouve plus son emploi, et nous la soldons par le rire. L’indifférence du fripon nous gagne Pour ainsi dire, bien que nous soyons conscients de la grande dépense de travail psychique qu’elle a dû lui coûter.

La pitié épargnée, voilà une des sources les plus fréquentes du plaisir humoris¬tique. C’est le mécanisme habituel de l’humour de Mark Twain. Dans les récits qui ont trait à la vie de son frère, il nous raconte que celui-ci, attaché à une vaste entre¬prise de travaux publics, fut surpris par l’explosion précoce d’une mine et s’en fut, par les airs, retomber fort loin de son chantier ; nous sommes irrésistiblement saisis de compassion pour ce malheureux sinistré ; nous voudrions savoir si son accident n’a pas eu de conséquences graves, mais la suite de l’histoire nous apprend qu’on lui retint une demi-journée de salaire « pour s’être éloigne de son chantier » ; notre pitié s’évanouit, et notre cœur se cuirasse à l’égal de celui des entrepreneurs ; nous deve¬nons aussi indifférents qu’eux à l’éventualité du préjudice causé à sa santé. Une autre fois, Mark Twain nous expose son arbre généalogique, qu’il fait remonter à un compagnon de Christophe Colomb. Cependant, lorsqu’il en vient à nous décrire le caractère de cet ancêtre, dont les bagages se bornaient à quelques pièces de linge portant des chiffres différents, nous ne pouvons que rire aux dépens du respect que nous nous épargnons et auquel nous étions tout disposés aux premières phrases de cette histoire de famille. Le mécanisme du plaisir humoristique n’est point troublé de ce fait que nous le sachions : cette généalogie est fictive, cette fiction sert la tendance satirique visant à stigmatiser ceux qui parent leurs récits généalogiques de couleurs éclatantes. Car ce mécanisme est tout aussi indépendant de la condition de réalité qu’il l’était dans le cas du « rendre comique ». Voici encore une autre histoire de Mark Twain : Son frère s’était aménagé une demeure souterraine, dans laquelle il avait placé un lit, une table et une lampe, et dont le toit était fait d’une toile à voile trouée ; à peine sa chambre était-elle en état qu’une vache, qu’on ramenait le soir du pâturage, tomba par le trou de la toile sur la table et éteignit la lampe. Le frère déploya la plus grande patience à faire sortir la vache et à réparer le désordre ; il fit de même lorsque les mêmes tribulations se renouvelèrent la nuit suivante, et ainsi de suite toutes les nuits. Cette histoire devient comique par sa répétition. Mark Twain la termine ainsi - lorsque, à la 46e nuit, la vache revint à tomber, le frère se dit - « La chose commence à devenir monotone. » C’est alors que nous ne pouvons retenir notre joie humoris¬tique, car il y avait longtemps que nous nous attendions à voir le frère s’irriter de l’acharnement de cet accident. L’humour au petit pied que nous faisons, le cas échéant, dans notre existence, se produit en général aux dépens de notre méconten¬tement il remplace notre colère .

Les variétés de l’humour sont extraordinairement nombreuses, selon la nature de l’émoi affectif qui est économisé pour produire l’humour : pitié, dépit, douleur, attendrissement, etc. Il semble que la série de ces variétés ne soit pas encore épuisée, car le domaine de l’humour s’élargit chaque jour davantage, chaque fois qu’un artiste ou un écrivain parvient à soumettre au joug de l’humour des émois affectifs jusque-là indomptés et, comme dans les exemples précédents, à en faire, au moyen d’artifices semblables, des sources de plaisir humoristique. Les artistes du Simplizissimus, par exemple, sont à ce point de vue arrivés à des résultats tout à fait étonnants en pro-duisant l’humour aux frais de l’épouvante et du dégoût. Du reste, les formes sous les¬quelles l’humour se présente sont déterminées par deux particularités, qui dépendent des conditions de son éclosion. L’humour peut, tout d’abord, fusionner avec l’esprit ou avec une autre variété du comique ; son rôle consiste alors à éliminer l’éventualité du développement d’un affect, éventualité impliquée par la situation et susceptible d’en¬traver l’effet de plaisir. Il peut, en second lieu, ou compenser complètement le déve¬loppement de cet affect, ou simplement l’atténuer, ce qui représente même le cas le plus fréquent, car le moindre effort, ainsi que les diverses formes de l’humour « émoussé » (« gebrochener » Humor) , réalise cet humour qui sourit à travers les larmes. Il enlève à l’affect une partie de son énergie et lui donne en échange la résonance humoristique.

Comme nous l’ont montré les exemples précédents, le plaisir humoristique obtenu « par sympathie » avec l’auteur de l’humour tire son origine d’une technique parti¬culière, qu’on pourrait comparer au déplacement, technique qui déçoit l’affect déjà prêt à se déclencher pour porter l’investissement sur un autre point, souvent ac¬cessoire. Mais nous n’en sommes pas plus avancés dans la compréhension du proces¬sus qui effectue, chez la personne humoristique elle-même, le déplacement inhibant l’évolution de l’affect. Nous voyons que l’endosseur de l’humour imite le créateur de l’humour dans ses propres processus psychiques, mais nous n’apprenons pas par là quelles forces permettent chez ce dernier la réalisation de ce processus.

On ne peut dire qu’une chose, c’est que, dans le cas où un homme triomphe de son affect douloureux, en comparant l’immensité des intérêts mondiaux à sa propre petitesse, ce triomphe n’est pas le fait de l’humour, mais de la pensée philosophique, aussi n’éprouvons-nous aucun plaisir à nous transporter au sein de ses pensées. Le déplacement humoristique est donc aussi impossible au plein jour de l’attention consciente que la comparaison comique ; comme cette dernière, il est lié à la condi¬tion de demeurer préconscient ou automatique.

On peut acquérir quelque lumière sur le déplacement humoristique en le considérant sous l’angle d’un processus de défense. Les processus de défense sont les équivalents psychiques des réflexes de fuite et sont destinés à empêcher l’éclosion du déplaisir qui dérive de sources internes ; à cet effet, ils agissent comme régulateurs automatiques des opérations psychiques ; il est vrai qu’en fin de compte cette régu¬lation se manifeste comme nocive et c’est pourquoi il lui faut être subordonnée au contrôle du penser conscient. J’ai démontré qu’un certain type de cette réaction de défense, le refoulement avorté, est l’agent des psychonévroses. Or l’humour peut être considéré comme la manifestation la plus élevée de ces réactions de défense. Il dédai¬gne de soustraire à l’attention consciente, comme le fait le refoulement, le contenu de la représentation lié à l’affect pénible et il triomphe ainsi de l’automatisme de défen¬se ; pour ce faire, il trouve moyen de soustraire au déplaisir son énergie déjà prête à se déclencher et de transformer cette énergie en plaisir par la voie de la décharge. On peut même penser que là encore ce sont les rapports avec l’infantile qui lui fournis¬sent les moyens de s’acquitter de cette tâche. Seule notre enfance connut des affects, alors fort pénibles, dont, adultes, nous souririons aujourd’hui tout comme l’adulte, en tant qu’humoriste, rit de ses affects pénibles de l’heure présente. L’élévation de son moi, dont témoigne le déplacement humoristique - et qui d’ailleurs pourrait se formuler comme suit : « Je suis trop grand pour que ces événements me touchent de façon pénible » -, cette élévation, dis-je, l’adulte pourrait bien la tirer de la comparaison entre son moi actuel et son moi infantile. Cette opinion se trouve, dans une certaine mesure, corroborée par le rôle dévolu à l’infantile dans les processus névropathiques du refoulement.

En somme, l’humour se rapproche plus du comique que de l’esprit. Comme le comique, il a sa localisation psychique dans le préconscient, tandis que l’esprit, d’après nos recherches, représenterait un compromis entre l’inconscient et le pré¬conscient. D’autre part, il ne participe point d’un caractère particulier commun à l’esprit et au comique et que peut-être nous n’avons pas jusqu’ici suffisamment mis en valeur. Le comique ne peut naître qu’à une condition : nous devons avoir l’occasion d’employer, simultanément ou à brève échéance, pour la même opération repré¬sentative, deux modes différents de représentation, entre lesquels s’établira la « com-paraison » et se réalisera la différence comique. De telles différences surgissent entre ce qui nous est étranger et ce qui nous est propre, entre l’habituel et le modifié, l’attendu et le fortuit .

Ce qui, dans le cas du spirituel, importe au processus qui se déroule chez l’audi¬teur, c’est la différence existant entre deux conceptions simultanées d’une même chose, conceptions qui travaillent chacune avec des dépenses différentes. La première de ces deux conceptions, orientée par les indications contenues dans le mot d’esprit, suit le chemin de la pensée à travers l’inconscient ; l’autre demeure en surface et présente le mot d’esprit comme une proposition quelconque issue du préconscient et devenue consciente. Ce ne serait peut-être pas errer que de faire dériver le plaisir qu’éprouve l’auditeur du mot d’esprit de la différence de ces deux mots repré¬sentatifs .

Ce que nous venons d’énoncer touchant l’esprit West rien d’autre que ce que nous avons appelé sa double face, sa tête de Janus, alors, que la relation de l’esprit au comi¬que ne nous semblait pas encore élucidée .

Dans le cas de l’humour ce trait caractéristique que nous avons mis ici en valeur s’efface. Nous éprouvons, il est vrai, le plaisir humoristique là où nous évitons un émoi affectif auquel nous nous attendions en raison de sa corrélation habituelle avec la situation présente ; dans ce sens l’humour peut aussi trouver sa place dans le con¬cept élargi du comique d’attente. Mais, dans l’humour, il ne s’agit plus de deux modes représentatifs de même contenu ; ici, l’émotion désagréable qui doit être évitée domine la situation, et ainsi se trouve supprimé tout élément de comparaison entre les caractères respectifs de l’humour, d’une part, du comique et de l’esprit, de l’autre. Au fond, le déplacement humoristique représente un cas particulier de cette utilisation différente d’une dépense devenue disponible, utilisation qui, comme nous l’avons vu, fait si aisément échec à l’effet comique.

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Nous voilà donc arrivés au terme de notre tâche, après avoir ramené le mécanisme du plaisir humoristique à une formule analogue à celles du plaisir comique et de l’esprit. Le plaisir de l’esprit nous semblait conditionné par l’épargne de la dépense nécessitée par l’inhibition ; celle du comique par l’épargne de la dépense nécessitée par la représentation (ou par l’investissement) ; celle de l’humour par l’épargne de la dépense nécessitée par le sentiment. Dans les trois modes de fonctionnement de notre appareil psychique, le plaisir découle d’une épargne ; tous trois s’accordent sur ce point : ils représentent des méthodes permettant de regagner, par le jeu de notre activité psychique, un plaisir qu’en réalité le développement seul de cette même activité nous avait fait perdre. Car cette euphorie, à laquelle nous nous efforçons par-là d’atteindre, n’est rien autre que l’humeur d’un âge où notre activité psychique s’exerçait à peu de frais, l’humeur de notre enfance, temps auquel nous ignorions le comique, étions incapables d’esprit et n’avions que faire de l’humour pour goûter la joie de vivre.

Appendice

L’humour

Dans mon livre : Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, paru en 1905, je n’ai en réalité traité l’humour que du point de vue-économique. Je cherchais à découvrir la source du plaisir que nous procure l’humour, et je pense avoir montré que le bénéfice de plaisir dû à l’humour dérive de l’épargne d’une dépense affective.

Le processus humoristique peut se réaliser de deux manières, soit chez une seule personne, qui elle-même adopte l’attitude humoristique, soit entre deux personnes, dont l’une ne prend aucune part au processus de l’humour, mais dont la seconde considère la première sous l’angle humoristique. Quand, pour nous en tenir à l’exem¬ple le plus grossier, le délinquant mené à la potence un lundi s’écrie : « La semaine commence bien ! », c’est lui-même qui fait l’humour ; le processus humoristique tout entier a pour théâtre sa propre personne et lui procure évidemment une certaine satisfaction. Moi, l’auditeur désintéressé, je suis touché pour ainsi dire à distance par l’attitude humoristique du criminel ; je perçois, peut-être d’une façon analogue à la sienne, le bénéfice de plaisir humoristique.

Nous sommes en présence du second cas lorsque, par exemple, un écrivain ou un narrateur décrit sur le mode humoristique la manière d’être de personnages réels ou fictifs. Ces personnages n’ont par eux-mêmes aucun besoin de manifester de l’humour ; l’attitude humoristique n’appartient qu’à celui qui les prend pour objet, et le lecteur ou auditeur participe au plaisir de l’humour de la même manière que dans le cas précédent. Nous dirons, pour nous résumer, que l’humour peut être ou contre soi-même ou contre autrui : il faut admettre qu’il procure à qui s’en sert un bénéfice de plaisir, et qu’un bénéfice de plaisir analogue échoit à l’auditeur désintéressé de l’humour.

Nous saisirons au mieux la genèse du bénéfice de plaisir humoristique en consi¬dérant le processus qui se déroule chez l’auditeur, au moment où un autre fait devant lui de l’humour. L’auteur voit celui-ci dans une situation qui lui permettait de s’atten-dre de sa part à la manifestation d’un certain affect : cet homme va se mettre en colère, se plaindre, souffrir visiblement ; il va avoir peur, frémir d’horreur, peut-être même se désespérer, et le spectateur-auditeur est prêt à le suivre dans cette voie, à laisser naître en lui les mêmes émois affectifs. Mais l’attente de cet affect est déçue, l’autre ne manifeste pas le moindre affect, fait à la place une plaisanterie ; l’épargne de dépense affective engendre chez l’auditeur le plaisir humoristique.

Jusque-là point de difficulté, mais on se dit bientôt que, des deux, c’est le proces¬sus qui se déroule chez l’autre, chez l’humoriste, qui mérite la plus grande atten¬tion. Aucun doute ne subsiste : l’essence de l’humour réside en ce fait qu’on s’épargne les affects auxquels la situation devrait donner lieu et qu’on se met au-dessus de telles manifestations affectives grâce à une plaisanterie. Jusque-là, le processus qui se déroule chez l’humoriste doit être identique à celui qui se déroule chez l’auditeur, ou plus justement le processus de l’auditeur doit être la copie du processus de l’hu¬moriste. Mais comment l’humoriste parvient-il à prendre cette atti¬tude psychique qui lui rend superflue la décharge affective, quel est le dynamisme de l’attitude humoris¬tique ? Il faut évidemment rechercher la solution du problème chez l’humoriste : on ne peut supposer chez l’auditeur qu’un écho, une copie de ce processus inconnu.

Il serait temps de nous familiariser avec quelques caractéristiques de l’humour. L’humour a non seulement quelque chose de libérateur, analogue en cela à l’esprit et au comique, mais encore quelque chose de sublime et d’élevé, traits qui ne se retrouvent pas dans ces deux autres modes d’acquisition du plaisir par une activité intellectuelle. Le sublime tient évidemment au triomphe du narcissisme, à l’invul-nérabilité du moi qui s’affirme victorieusement. Le moi se refuse à se laisser entamer, à se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures, il se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher ; bien plus, il fait voir qu’ils peuvent même lui devenir occasions de plaisir. Ce dernier trait est la carac-téristique essentielle de l’humour. Supposons que le criminel mené un lundi à la potence ait dit : « Cela m’est égal, qu’est-ce que ça peut faire qu’un type comme moi soit pendu, le monde n’en continuera pas moins à tourner » - il nous faudrait avouer que ce propos eût manifesté la même domination grandiose de la situation réelle, qu’il eût été sage et pertinent, mais nous n’y saurions trouver la moindre trace d’humour ; bien plus, il repose sur une appréciation de la réalité qui est en contradiction absolue avec celle qu’en aurait l’humour. L’humour ne se résigne pas, il défié, il implique non seulement le triomphe du moi, mais encore du principe du plaisir qui trouve ainsi moyen de s’affirmer en dépit de réalités extérieures défavorables.

Ces deux derniers traits - démenti à la réalité, affirmation du principe du plaisir, rapprochent l’humour des processus régressifs ou « réactionnaires » qui nous ont tellement occupés en psychopathologie. En tant que moyen de défense contre la douleur, il prend place dans la grande série des méthodes que la vie psychique de l’homme a édifiées en vue de se soustraire à la contrainte de la douleur, série qui s’ouvre par la névrose et la folie et embrasse également l’ivresse, le repliement sur soi-même, l’extase. L’humour doit à cette relation une dignité qui manque totalement, par exemple, à l’esprit, car ce dernier n’a pour but qu’un bénéfice de plaisir ou bien il met ce bénéfice de plaisir au service de l’agression. En quoi consiste donc l’attitude humoristique par laquelle on se refuse à la douleur, on proclame l’invincibilité du moi par le monde réel et l’on affirme victorieusement le principe du plaisir, le tout sans quitter le terrain de la santé psychique, contrairement à ce qui a lieu dans les autres processus qui possèdent un même objectif ? Ces deux attitudes semblent en effet inconciliables.

Si nous envisageons la situation de quelqu’un qui adopte à l’égard d’autres personnes l’attitude humoristique, nous serons tout prêts à nous rallier à la conception que j’avais déjà formulée, avec quelque hésitation, dans-mon livre sur l’esprit. Nous penserons qu’il se conduit à leur égard comme l’adulte à l’égard de l’enfant, quand l’adulte reconnaît la vanité des intérêts et des souffrances qui semblent importants à l’enfant et en rit. C’est ainsi que l’humoriste acquiert sa supériorité : il adopte le rôle de l’adulte, il s’identifie jusqu’à un certain point au père et il rabaisse les autres à n’être que des enfants. Cette hypothèse rend certes compte de l’état des choses, mais elle ne semble pas s’imposer. On se demande comment l’humoriste en vient à assumer ce rôle.

On se rappelle alors l’autre situation qui peut engendrer l’humour, situation sans doute la plus primitive et la plus significative : celle dans laquelle un sujet adopte une attitude humoristique envers lui-même, afin de se défendre contre une souffrance. Est-il sensé de dire que l’on se traite alors soi-même en enfant et que l’on joue en même temps envers cet enfant le rôle supérieur de l’adulte ?

Je pense que nous donnons à cette idée peu plausible un solide appui en tenant compte de ce que nos observations cliniques nous ont appris de la structure de notre moi. Ce moi n’est nullement simple, il recèle une instance particulière qui en est pour ainsi dire le noyau : le surmoi, avec lequel il se confond parfois au point de ne pas nous permettre de les distinguer l’un de l’autre, tandis que dans d’autres circonstances ils se différencient nettement. Le surmoi est génétiquement l’héritier de l’instance parentale, il tient souvent le moi sous une sévère tutelle, continuant à le traiter vrai¬ment comme autrefois les parents - ou le père - traitaient l’enfant. Nous arrivons ainsi à une élucidation dynamique de l’attitude humoristique : elle consisterait en ce que l’humoriste a retiré à son moi l’accent psychique et l’a reporté à son surmoi. Au surmoi, ainsi exalté, le moi peut apparaître minuscule et tous ses intérêts futiles, et il devient dès lors facile au surmoi, grâce à une telle répartition de l’énergie, d’étouffer les réactions éventuelles du moi.

Fidèles à notre formulaire habituel, nous devrons dire, au lieu de « report de l’accent psychique », « déplacement de grandes quantités d’investissement ». On peut alors se demander si nous sommes en droit de nous représenter d’aussi excessifs déplacements d’une instance à une autre de l’appareil psychique. On dirait une hypothèse fabriquée ad hoc, mais rappelons que nous avons a maintes reprises, sans doute pas assez souvent, tenu compte d’un tel facteur lorsque nous avons tenté de nous représenter « métapsychologiquement » les processus psychiques. Nous avons par exemple, admis que ce qui différencie un investissement érotique ordinaire de l’objet d’un état « amoureux », c’est que, dans ce dernier cas, infiniment plus d’inves-tissement passe à l’objet ; le moi pour ainsi dire, « se vide vers l’objet ». L’étude de quelques cas de paranoïa m’a permis d’établir que les idées de persécution se constituent de bonne heure et subsistent longtemps sans manifester d’effet sensible, jusqu’au jour où une certaine occasion leur fournit les « grandeurs d’investissement » qui les rendent enfin dominantes. De même, la guérison de semblables accès para¬noïaques doit consister moins en la résolution et en la correction des idées délirantes que dans le retrait de l’investissement qui leur a été prêté. L’alternance de la mélan¬colie et de la manie, alternance d’oppression cruelle infligée au moi par le surmoi et de libération du moi succédant à cette oppression, nous a semblé être due à un changement d’investissement de cet ordre, changement que l’on devrait d’ailleurs également considérer comme susceptible d’expliquer toute une série de phénomènes de la vie psychique normale. Si de telles explications ont été si rarement données, il faut incriminer la réserve plutôt louable que nous avons observée. Le terrain sur lequel nous nous sentons en sûreté est celui de la pathologie de la vie psychique, c’est là que nous faisons nos observations, que nous acquérons nos convictions. Nous ne nous permettons provisoirement de juger le normal que dans la mesure où nous parvenons à le deviner parmi les « isolations » et les déformations du pathologique. Si nous surmontons un jour notre timidité, nous reconnaîtrons le grand rôle dévolu, dans la compréhension des processus psychiques, tant aux relations statiques qu’aux échanges dynamiques intéressant la quantité de l’énergie d’investissement.

Je pense ainsi que l’explication éventuelle que nous avons proposée mérite d’être retenue : une personne se trouvant dans une situation donnée surinvestit soudain son surmoi et, dans cette attitude nouvelle, modifie les réactions de son moi. Cette hypo¬thèse relative à l’humour rappelle de fort près ce qui se passe par ailleurs dans le domaine de l’esprit qui lui est si étroitement apparenté. Voici le mécanisme génétique de l’esprit qu’il me fallut en effet reconnaître : une pensée préconsciente est pour un moment abandonnée à l’élaboration inconsciente ; l’esprit serait ainsi la contribution que l’inconscient apporte au comique. Semblablement, l’humour serait la contribution apportée au comique par l’intermédiaire du surmoi.

Nous savons par ailleurs que le surmoi est un dur maître. On dira que la con¬descendance du surmoi à permettre au moi un petit bénéfice de plaisir s’accorde mal avec ce caractère. Il est exact de dire que le plaisir humoristique n’atteint jamais au degré où parvient le plaisir du comique ou de l’esprit, qu’il ne se manifeste jamais par des éclats de rire ; il est également exact que le surmoi, lorsqu’il provoque l’attitude humoristique, écarte au fond la réalité et sert une illusion. Cependant nous attribuons à cet assez faible plaisir - sans trop savoir pourquoi - un caractère de haute valeur, nous le ressentons comme particulièrement apte à nous libérer et à nous exalter. La plaisanterie que fait l’humour n’en est d’ailleurs pas l’élément essentiel, elle n’a que la valeur d’une épreuve ; le principal est l’intention que sert l’humour, qu’il s’exerce aux dépens de soi-même ou d’autrui. L’humour semble dire : « Regarde ! voilà le monde qui te semble si dangereux ! Un jeu d’enfant ! le mieux est donc de plaisanter ! »

Si vraiment c’est le surmoi qui, par l’humour, s’adresse, plein de bonté et de con¬solation, au moi intimidé ou épouvanté, cela nous rappellera qu’il nous reste encore beaucoup à apprendre de l’essence du surmoi. Tous les hommes d’ailleurs ne sont pas également capables d’adopter l’attitude humoristique ; c’est là un don rare et précieux, et à beaucoup manque jusqu’à la faculté de jouir du plaisir humoristique qu’on leur offre. Et finalement, quand le surmoi s’efforce, par l’humour, à consoler le moi et à le préserver de la souffrance, il ne dément point par là son origine, sa dérivation de l’instance parentale.

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