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Syndicats et conseils ouvriers

mercredi 30 juin 2021, par Robert Paris

David North

extraits de "Le marxisme et les syndicats"

Basés sur les rapports de production capitalistes, les syndicats sont, par leur nature propre, forcés d’adopter une attitude essentiellement hostile à la lutte de classe. Déployant toute leur énergie pour en arriver à des ententes avec les employeurs sur le prix de la force de travail et sur les conditions générales dans lesquelles la plus-value sera extraite des travailleurs, les syndicats sont obligés de garantir que leurs membres vont fournir en contrepartie leur force de travail selon les termes du contrat conclu. Comme Gramsci l’a dit, « Les syndicats représentent la légalité, et doivent viser à ce que leurs membres la respectent. »

Défendre la légalité implique qu’il faut supprimer la lutte de classe. Et cela signifie, par le fait même, que les syndicats s’enlèvent en fin de compte la possibilité d’atteindre même les plus modestes objectifs qu’ils se donnent officiellement. C’est là la contradiction dans laquelle le syndicalisme s’empêtre.

Il faut insister encore sur un autre point : le conflit entre les syndicats et le mouvement révolutionnaire ne vient pas fondamentalement de défauts et d’erreurs des dirigeants syndicaux, bien qu’il n’en manque pas, mais de la nature des syndicats eux-mêmes. C’est l’opposition organique des syndicats au développement et à la généralisation de la lutte des classes qui est au coeur du conflit entre eux et nous. Cette opposition devient plus déterminée, plus amère et fatale alors que la lutte des classes semblera menacer les rapports de production du capitalisme, qui sont les fondations socio-économiques sur lesquelles repose le syndicalisme lui-même.

En plus, le poids de la contradiction repose sur le mouvement socialiste, qui représente la classe ouvrière non dans son rôle limité du vendeur de la force de travail, mais dans sa potentialité historique d’être l’antithèse révolutionnaire des rapports de production capitalistes.

Ces deux aspects critiques et essentiels du syndicalisme, sa tendance à vouloir supprimer la lutte de classe et son hostilité au mouvement socialiste sont clairement démontrés par l’histoire. À cet égard, l’histoire du mouvement syndical en Angleterre et en Allemagne fournit des leçons importantes.
Les syndicats en Angleterre

L’Angleterre est habituellement considérée comme le domaine classique du syndicalisme moderne, où par cette forme d’organisation, la classe ouvrière est arrivée à de remarquables réalisations. Et en effet, c’est l’impression que les syndicats ont laissée à Edouard Bernstein durant son séjour prolongé en Angleterre de la fin des années 1880 aux années 1890. Les prétendus succès du syndicalisme britannique ont convaincu Bernstein que c’était les luttes économiques de ces organisations, pas les efforts politiques du mouvement révolutionnaire, qui seraient le facteur décisif pour faire avancer la classe ouvrière et permettraient la transformation graduelle de la société vers le socialisme.

Il n’y rien de ce que peuvent dire les petits-bourgeois radicaux qui n’ait pas déjà été anticipé, il y a plus d’un siècle, par le père du révisionnisme moderne. Le fait que ces arguments aient plus de cent ans ne les invalide pas en soi. Après tout, j’admets ouvertement que quelques-uns des arguments que j’énonce ici ont été formulés il y a plus de cent ans aussi par Rosa Luxembourg contre Bernstein. Mais ceux de Luxembourg ont l’avantage d’avoir été démontrés comme exacts par le siècle qui vient de passer, alors que ceux des néobernsteiniens ont été complètement réfutés. En fait, les critiques contemporains de Bernstein avaient noté qu’il avait grossièrement exagéré ce que le syndicalisme avait accompli en Grande-Bretagne. En effet, l’attrait du syndicalisme, dont la domination sur le mouvement ouvrier a commencé à s’imposer vers les 1850, était l’expression de la dégénérescence politique et de la stagnation intellectuelle qui ont suivi la défaite du grand mouvement révolutionnaire politique de la classe ouvrière britannique, le chartisme. Le mouvement chartiste a représenté le zénith d’une exceptionnelle effervescence politique, intellectuelle et culturelle qui a gagné de larges sections de la classe ouvrière dans les décennies qui ont suivi la Révolution française. Des années après la défaite du chartisme en 1848-49, Thomas Cooper, un de ses dirigeants les plus respectés, faisait contraster l’esprit révolutionnaire du vieux mouvement et le point de vue petit-bourgeois ennuyant qui était cultivé dans les syndicats. Dans son autobiographie, il écrivait :

« Dans le vieux temps du chartisme, il est vrai, des milliers de travailleurs du Lancashire ne portaient que des guenilles ; et plusieurs de ceux-là manquaient de nourriture. Mais leur intelligence éclatait où que vous alliez. Vous pouviez les voir en groupes, discutant de la grande doctrine de la justice politique que chaque homme sain et adulte devait avoir un vote dans l’élection de ceux qui allaient faire les lois par lesquelles ils seraient gouvernés ; ou bien ils se disputaient le plus sérieusement du monde sur les enseignements du Socialisme. Aujourd’hui, vous ne verrez plus de groupes au Lancashire. Mais vous pourrez entendre des hommes bien mis, les mains dans les poches, parler de coopératives et des parts qu’ils y possèdent, ou de comment monter des sociétés. »[3]

Un nouveau genre de dirigeant syndical a émergé avec les syndicats : des gentilshommes timides, mendiant la respectabilité aux classes moyennes, et prêchant le nouvel Évangile du compromis de classe, sont venus remplacer les vieux chartistes révolutionnaires. Comme Théodore Rothstein, un historien socialiste du chartisme, l’a écrit :

« Des hommes de grand talent, de grand tempérament, de grande et profonde érudition, qui seulement quelques années auparavant avaient ébranlé les bases mêmes de la société capitaliste et avaient été à la tête de centaines de milliers de travailleurs des manufactures, étaient maintenant des silhouettes solitaires se mouvant dans l’obscurité, incompris de la majorité, compris seulement par un petit groupe, alors que ceux qui les remplaçaient n’avaient même une fraction de leur intellect, de leur talent et de leur caractère, et qui attiraient eux aussi des centaines de milliers de travailleurs avec l’Évangile prônant « des sous, c’est ce qu’il nous faut » et qu’il fallait pour y arriver s’entendre avec les employeurs, même au prix de l’indépendance de leur classe. »[4]

Quant au syndicalisme, Rothstein en a fait la description qui suit :

« La caractéristique distinctive de ce point de vue de l’esprit était l’acceptation de la société capitaliste, acceptation qui trouvait son expression dans le rejet de l’action politique, et dans la reconnaissance des enseignements de l’économie politique vulgaire de l’harmonie des intérêts entre la classe des employeurs et la classe ouvrière. » [5]

Les apologistes du syndicalisme ont défendu le fait que les travailleurs britanniques se soient retirés de l’action politique comme nécessaire pour permettre à la classe de concentrer ses énergies sur les opportunités plus prometteuses qu’offrait la lutte économique. Cette théorie est réfutée par le fait que la montée du syndicalisme n’a pas été associée à une intensification des luttes économiques, mais plutôt à leur répudiation générale par les nouveaux dirigeants de la classe ouvrière. Entre le début des années 1870 et le milieu des années 1890, les grands jours du syndicalisme en Angleterre, les salaires des travailleurs n’ont pas changé. Le syndicalisme n’a pas été discrédité durant cette période à cause de la diminution importante du prix des produits de base comme la farine, les pommes de terre, le pain, la viande, le thé, le sucre et le beurre.

Dans les premières décennies du 19e siècle, lorsque le sentiment révolutionnaire était largement répandu chez les travailleurs, la bourgeoisie anglaise a âprement résisté à toute tendance conciliatrice. Mais, vers la fin du siècle, la bourgeoisie avait appris à mieux évaluer les immenses services que leur rendaient les syndicats pour stabiliser le capitalisme, surtout en tant que garde-fou à la ré- émergence des tendances socialistes au sein de la classe ouvrière. Comme l’économiste bourgeois allemand Brentano l’a écrit : Si les syndicats avaient échoué en Angleterre, ce n’aurait « en aucun cas signifié le triomphe des employeurs. Cela aurait signifié le renforcement des tendances révolutionnaires partout à travers le monde. L’Angleterre, qui se vantait de n’avoir pas jusqu’alors de parti ouvrier révolutionnaire d’importance, aurait pu faire compétition au continent dans ce domaine » [6]

Marx et Engels ont été des exilés révolutionnaires en Angleterre durant la période où le syndicalisme gagnait en importance. Même avant qu’ils arrivent en Angleterre, ils avaient compris que le syndicalisme était objectivement la réponse de la classe ouvrière aux efforts des employeurs pour diminuer leurs salaires. S’opposant au théoricien petit-bourgeois, Pierre-Joseph Proudhon, qui niait quelque utilité que ce soit aux syndicats et aux grèves parce que les augmentations de salaires obtenues ne menaient à rien d’autre qu’une augmentation des prix, Marx affirmait que les deux formaient une composante nécessaire de la lutte de la classe ouvrière pour défendre son niveau de vie.

Marx avait sûrement raison lorsqu’il critiquait Proudhon, mais il est nécessaire de garder à l’esprit que ces écrits de jeunesse prenaient forme alors que les syndicats étaient encore aux couches. La classe ouvrière n’avait à peu près pas d’expérience de cette nouvelle forme organisationnelle. La possibilité ne pouvait être écartée à cette époque que les syndicats puissent évoluer en instruments puissants de la lutte révolutionnaire, ou au moins comme les précurseurs directs de tels instruments. C’est cet espoir qu’exprime Marx en 1866 lorsqu’il écrit qu’en tant que « centres organisationnels » les syndicats avaient joué le même rôle pour la classe ouvrière que « les municipalités et les communes médiévales avaient joué pour la classe moyenne. »[7]

Même alors, toutefois, Marx s’inquiétait de ce que « les syndicats n’ont pas encore entièrement pris conscience de la puissance qu’ils possèdent pour agir contre le système d’esclavage salarié lui-même. » Mais ils allaient finir par s’en rendre compte :

« En plus de leurs buts initiaux, ils doivent maintenant apprendre à agir délibérément en tant que centres organisationnels de la classe ouvrière pour réaliser le but plus large de l’émanciper complètement. Ils doivent aider chacun des mouvements sociaux et politiques qui va dans ce sens. Se considérant eux-mêmes comme les champions et les représentants de toute la classe ouvrière, et agissant comme tels, ils ne peuvent échouer à enrôler les hommes qui n’en sont pas membres. Ils doivent s’occuper avec grand soin des intérêts des moins bien payés, comme les travailleurs agricoles, rendus impuissants par des circonstances exceptionnelles. Ils doivent convaincre le monde dans son ensemble que leurs efforts, loin d’être mesquins et égoïstes, visent à émanciper les millions d’opprimés. »[8]

Marx voulait donner une orientation socialiste aux syndicats. Il a averti les travailleurs « de ne pas se méprendre » sur la signification des luttes engagées par les syndicats. Au plus, les syndicats « se battaient avec les effets, pas avec les causes ; ils ralentissent la descente ; ils sont comme un traitement palliatif, et ne guérissent pas la maladie. » Il était nécessaire que les syndicats entreprennent la lutte contre le système qui était la cause des misères des travailleurs ; et, donc, Marx proposait aux syndicats d’abandonner leur slogan conservateur, « Un juste salaire pour un juste travail » et de le remplacer par la demande révolutionnaire, « Abolition du système salarié. » [9]

Mais l’avis de Marx ne fit pas grande impression, et dès la fin des 1870, les écrits de Marx et Engels traitant du syndicalisme devinrent beaucoup plus critiques. Alors que les économistes bourgeois montraient une plus grande sympathie envers les syndicats, Marx et Engels ont pris toutes les mesures pour expliquer le véritable sens de l’endossement qu’ils leurs avaient donné plus tôt. Ils se sont démarqués des penseurs bourgeois comme Lujo Brentano, chez qui l’enthousiasme que provoquaient les syndicats exposait, selon Marx et Engels, son désir « de faire des esclaves salariés des esclaves salariés satisfaits. » [10]

Dès 1879, les écrits de Engels sur le syndicalisme ont le ton certain du dégoût. Il a noté que les syndicats ont mis dans leurs statuts organisationnels l’interdiction d’entreprendre toute action sur le terrain politique, empêchant ainsi « toute participation dans toute activité en général par la classe ouvrière en tant que classe. » Dans une lettre à Bernstein, datée du 17 juin 1879, Engels se plaignait de ce que les syndicats aient mené la classe ouvrière dans un cul-de-sac. « Il ne faut rien tenter qui puisse masquer le fait qu’en ce moment il n’existe pas ici de véritable mouvement ouvrier au sens auquel on l’entend sur le continent, et aussi, je ne crois pas que tu manquerais beaucoup si, au moins pour tout de suite, tu ne recevais pas de rapports sur les activités des syndicats ici. »[11]

Dans un article écrit six années plus tard, dans lequel il comparait l’Angleterre de 1885 avec celle de 1845, Engels n’a pas tenté de cacher son mépris pour le rôle conservateur que jouent les syndicats. Formant une aristocratie au sein de la classe ouvrière, ils cultivaient les plus amicales relations avec les employeurs, dans le but de s’assurer d’une position confortable. Les syndicalistes, écrivait Engels avec un sarcasme cinglant, « sont de nos jours de très bonnes gens avec qui faire affaire, en particulier pour n’importe quel capitaliste sensé, et en général pour toute la classe capitaliste. »[12]

Mais les syndicats n’ont rien de moins qu’ignoré la majorité de la classe ouvrière, pour qui « l’état de misère et d’insécurité dans lequel ils se trouvent maintenant est aussi, sinon plus, grand qu’auparavant. Les quartiers le plus à l’Est de Londres sont un bassin toujours grandissant de misère stagnante et de désolation, de famine lorsqu’il manque de travail, de dégradation, physique et morale, lorsqu’il y a travail. » [13]

Les espoirs d’Engels ont été ravivés vers la fin des années 1880 par le développement d’un nouveau mouvement syndical plus militant qui se développe au sein des sections les plus exploitées de la classe ouvrière. Des socialistes, dont Eleanor Marx, étaient actifs dans ce nouveau mouvement. Engels a répondu à ces développements avec enthousiasme, et a noté avec grande satisfaction que « Ces nouveaux syndicats regroupant les hommes et les femmes sans métier sont totalement différents des vieilles organisations de l’aristocratie ouvrière et ne peuvent tomber dans les mêmes travers conservateurs ... Et ils se sont organisés dans des circonstances bien différentes, les dirigeants étant des socialistes, des agitateurs socialistes en plus. Je vois en eux le véritable commencement du mouvement. »[14]

Mais les espoirs de Engels ne se réalisèrent pas. Il n’a pas été long avant que ces « nouveaux » syndicats ne commencent à montrer les mêmes tendances conservatrices que les vieux. Ce fut une des premières démonstrations de la conception théorique que nous considérons comme critique dans notre analyse des syndicats, plus précisément que le caractère essentiel de ces organisations n’est pas déterminé par la position sociale et le statut des sections particulières de la classe ouvrière regroupées en elles. Ces facteurs, tout au plus, influencent certains aspects secondaires des politiques syndicales, certains syndicats pouvant être plus ou moins militants que la moyenne. En dernière analyse, la forme syndicale, dont la structure est tirée et incrustée dans les rapports sociaux et les rapports de production du capitalisme, et ajoutons dans le cadre de l’État Nation, exerce l’influence déterminante sur l’orientation de son « contenu », les membres ouvriers.
Le Parti Social-démocrate et les syndicats allemands

Sur le continent, plus spécialement en Allemagne, les leçons théoriques avaient été tirées de ces premières expériences avec le syndicalisme. Les socialistes allemands ne voyaient pas les syndicats anglais comme les précurseurs du socialisme, mais plutôt comme l’expression organisationnelle de la domination politique et idéologique de la classe ouvrière par la bourgeoisie. Cette attitude critique ne venait pas seulement de conceptions théoriques, mais aussi d’un rapport de force différent au sein du mouvement ouvrier entre le parti politique marxiste et les syndicats. En Allemagne, l’impulsion pour le développement d’un mouvement ouvrier de masse ne provenait pas des syndicats, mais du Parti Social-démocrate, qui a réussi, entre 1878 et 1890 en plein dans la période des lois antisocialistes de Bismarck, à établir son autorité politique en tant que direction de la classe ouvrière. C’est sur l’initiative du PSD que les syndicats soi-disant « libres » furent créés, principalement pour servir d’agences de recrutement pour le mouvement socialiste.

L’influence des syndicats, appuyés par le PSD qui leurs fournissaient ses cadres et ses politiques, commença à grandir dans les années 1890. Mais les effets persistants de la dépression industrielle qui se prolongeait empêchèrent le nombre de leurs membres de croître, et aussi tard qu’en 1893, il y avait huit fois plus de votes pour les sociaux-démocrates que de membres des syndicats. Même là, plusieurs au sein du PSD s’inquiétaient de ce que les syndicats pourraient vouloir entrer en compétition avec le parti pour l’influence sur la classe ouvrière. Ce qui fut nié catégoriquement par les syndicats, que leur dirigeant, Carl Legien, définissait comme « les écoles de recrutement du parti » au congrès du parti tenu à Cologne en 1893.

Toutefois, les syndicats allemands commencèrent à grandir rapidement en 1895, la dépression industrielle arrivant à son terme. Le changement du rapport de force augmenta les tensions entre le parti et les syndicats. Dès 1900, le nombre de membres des syndicats atteignait les 600 000. Quatre ans plus tard, il atteignait le million. Comme le rapport des votants pour le PSD aux membres des syndicats diminuait, le PSD dépendait significativement plus des votes des syndicalistes.

Même si les dirigeants syndicaux eux-mêmes n’ont pas voulu offrir leur appui politique à Bernstein lorsqu’il déroula pour la première fois la bannière du révisionnisme, il avait été largement compris dans les cercles du parti que ses théories ne pouvaient que changer l’orientation du mouvement socialiste allemand vers une ligne semblable à celle de l’Angleterre, ligne selon laquelle les syndicats réformistes remplaceraient le parti politique révolutionnaire comme axe du mouvement ouvrier.

Dans leur opposition à Bernstein, les principaux théoriciens de la Social-démocratie portèrent une attention particulière aux efforts qu’il faisait pour dépeindre les syndicats comme le bastion indispensable du mouvement socialiste. Ce fut, naturellement, Rosa Luxembourg qui prit la tête de cette lutte. Son oeuvre la plus importante sur ce sujet, Réforme et révolution, fait de la chair à saucisse de l’affirmation de Bernstein selon laquelle les efforts des syndicats contrecarraient efficacement les mécanismes d’exploitation du capitalisme, et menaient, quoique graduellement, à la socialisation de la société. Luxembourg l’a catégoriquement contredit : le syndicalisme ne menait pas à l’abolition de l’exploitation de classe. Plutôt, le syndicalisme cherchait à s’assurer que le prolétariat, dans le cadre de la structure d’exploitation capitaliste, reçoive en salaire les meilleurs prix que le marché puisse permettre.

En tout état de cause, les efforts des syndicats pour accroître les salaires des travailleurs ne pouvaient faire mieux que ce que permettaient les fluctuations du marché et la dynamique de l’expansion capitaliste en général. La société capitaliste, avertissait-elle, n’allait pas « vers une époque caractérisée par le développement victorieux des syndicats, mais plutôt vers des temps plus durs pour eux. » Ainsi, peu importe les gains temporaires qu’ils réussiraient à faire, les syndicats étaient condamnés au « travail de Sisyphe » tant que leur travail resterait enraciné dans les limites définies par le système capitaliste. Les dirigeants syndicaux n’ont jamais pardonné à Luxembourg l’usage de cette métaphore éclairée, qui donnait une évaluation des activités des syndicats si pertinente, si dévastatrice et si presciente.

Ce résumé est loin de rendre justice à l’analyse de Luxembourg sur les raisons objectives de l’inaptitude des syndicats à faire autre chose que mitiger, et encore de façon temporaire, l’exploitation de la classe ouvrière sous le capitalisme. J’aimerais faire référence à un autre aspect de sa critique du bernsteinisme qui est spécialement approprié aujourd’hui. Il s’agit du fait qu’elle nie qu’il y ait quoique soit d’intrinsèquement et d’implicitement socialiste dans les activités des syndicats, ou que leur travail est essentiel à la cause socialiste. Luxembourg n’a pas nié que les syndicats, dans la mesure où ils sont dirigés par des socialistes, pourraient rendre d’importants services au mouvement révolutionnaire. En fait, avec sa critique, elle espérait arriver à un tel développement. (Que ce but fut réalisable est une autre question que nous aborderons plus loin.) Mais elle a dénoncé toute illusion qu’il existe une tendance intrinsèquement socialiste dans le syndicalisme.

« C’est précisément les syndicats anglais, a écrit Luxembourg, en tant que représentants classiques de l’étroitesse d’esprit imbue d’elle-même, qui éclaire le fait que le mouvement syndical, en soi et pour soi, est entièrement non-socialiste ; en fait, il peut être dans certaines circonstances un obstacle direct à l’expansion de la conscience socialiste ; exactement comme la conscience socialiste peut être un obstacle à la réalisation de succès purement syndicaux. »

Ce passage est aujourd’hui encore une réplique dévastatrice à ceux qui s’adaptent servilement aux syndicats et à leur bureaucratie et qui ne peuvent concevoir du mouvement ouvrier que sa forme syndicaliste. Il y est très clair qu’il n’existe pas de liens intrinsèques et indissolubles entre le syndicalisme et le socialisme. Nécessairement, ils prennent des voies qui ne vont pas dans la même direction. Plutôt, le syndicalisme, par sa nature « entièrement non-socialiste » comme le disait Luxembourg, mine le développement de la conscience socialiste. Et, en plus, les principes politiques des socialistes qui demandent que ces derniers basent leurs actions sur les intérêts historiques de la classe ouvrière, entrent en collision avec les buts pratiques des syndicats.

En Angleterre, les syndicats se sont développés sur les ruines du chartisme et indépendamment du mouvement socialiste. En Allemagne, d’un autre côté, les syndicats sont nés sous la tutelle directe du mouvement socialiste. Ses dirigeants étaient formés avec du Marx et du Engels. Et même là, en essence, les syndicats allemands n’étaient pas plus dévoués à la cause du socialisme qu’en Angleterre. Au début de ce siècle, plus confiants en eux-mêmes à cause de l’augmentation du nombre de leurs membres de plusieurs centaines de milliers d’adhérents, les syndicats montraient leur gêne devant l’influence politique du parti et leur subordination à ses buts politiques. Cette gêne s’est exprimée par une nouvelle plate-forme : celle de la neutralité politique. Une section croissante de dirigeants syndicaux commençait à argumenter qu’il n’y avait pas de raison pour que leurs organisations aient dû offrir une loyauté spéciale aux campagnes du PSD. En fait, la domination du PSD, avançaient-ils, coûtait aux syndicats la possibilité de gagner de nouveaux membres parmi les travailleurs qui n’étaient pas intéressés, ou étaient opposés aux politiques socialistes. On trouve Otto Hué parmi les représentants les plus importants de cette tendance. Il défendait que les syndicats ne pouvaient que mieux servir « les intérêts professionnels », pas de classe, de ses membres s’ils adoptaient la neutralité politique. « Ce que feront politiquement leurs membres, écrit Hué, si les syndicats sont neutres, est et doit être une question sans importance pour les dirigeants syndicaux. »

Entre 1900 et 1905, la tension monta entre le parti et les syndicats. Les dirigeants syndicaux, en tant que délégués au congrès du PSD, continuèrent à voter pour l’orthodoxie socialiste. Le développement de la situation objective n’avait pas encore atteint le point où la lutte théorique contre le révisionnisme commençait à prendre une forme pratique. Cela changea en 1905 à cause d’événements en Allemagne même et hors de ses frontières.

Premièrement, l’explosion de la révolution à travers la Russie a eu un immense impact sur la classe ouvrière allemande. Les travailleurs suivirent avec grand intérêt le compte-rendu détaillé des luttes révolutionnaires qui paraissaient dans la presse socialiste. En plus, les événements russes coïncidaient (ils l’ auraient même inspirée) avec une vague de dures grèves à travers l’Allemagne, particulièrement chez les mineurs de la Ruhr. En dépit du militantisme des ouvriers, les grèves firent face à une grande résistance de la part des propriétaires des mines. Les syndicats furent ébranlés par l’intransigeance des propriétaires, pour laquelle ils n’avaient pas de riposte efficace. Ils mirent fin aux grèves, ébranlant ainsi la confiance des travailleurs sur l’efficacité des tactiques syndicales traditionnelles.

Face à cette nouvelle situation, Luxembourg, appuyé par Kautsky, a défendu que les événements en Russie avaient une signification pour toute l’Europe et avait montré aux travailleurs allemands le potentiel d’une nouvelle forme de combat de masse : la grève politique. L’idée d’une grève politique de masse a trouvé un appui généralisé au sein de la classe ouvrière. Mais les dirigeants syndicaux étaient horrifiés devant les implications des arguments de Luxembourg. S’il eut fallu que les travailleurs agissent sur la base de la théorie de Luxembourg, les syndicats se seraient embarqués dans des « aventures révolutionnaires » que les représentants syndicaux jugeaient ne pas être de leur ressort. Les grèves en masse imposeraient de grands frais aux syndicats et pourraient vider les comptes bancaires dont les dirigeants syndicaux étaient si fiers.

Pour empêcher une telle catastrophe, ils décidèrent de lancer une attaque préventive contre Luxembourg et les autres radicaux du PSD. Au congrès syndical tenu à Cologne en mai 1905, une commission spéciale était établie pour préparer une résolution qui définirait l’attitude que prendraient les syndicats sur la question des grèves de masse. Le porte-parole de la commission, Théodore Bömelburg a déclaré : « Pour continuer à développer nos organisations, nous devons pacifier le mouvement ouvrier. Nous devons voir à ce que les discussions sur les grèves de masse cessent, et que les solutions [aux problèmes] du futur restent ouvertes jusqu’à ce que le temps soit mûr. » [15]

Ce qui revenait au même que de déclarer la guerre à l’aile gauche de PSD, le congrès syndical adopta une résolution déclarant qu’il n’était pas permis de discuter de la question de la grève politique de masse au sein des syndicats. Cette résolution avertissait les travailleurs « de ne pas se laisser distraire des tâches quotidiennes de construire les organisations ouvrières en écoutant ou en propageant de telles idées. » [16]

Le PSD a été durement ébranlé par la rébellion des dirigeants du syndicat contre le parti. Kautsky a déclaré que le congrès avait révélé la profondeur de l’aliénation des syndicats envers le parti, et noté, avec une certaine ironie, qu’il lui semblait absurde que « le désir des syndicats de paix et de calme » soit proclamé l’année « la plus révolutionnaire de toute l’histoire humaine. » Il était évident pour Kautsky que les dirigeants syndicaux étaient plus intéressés à gérer des comptes bancaires qu’à « la qualité morale des masses. »

Chez les dirigeants syndicaux, la haine de l’aile gauche du PSD pris des dimensions pathologiques. Rosa Luxembourg en particulier, était constamment la cible de dénonciations très acerbes. Otto Hué, qui éditait le journal des mineurs, incitait ceux qui avaient un surplus d’énergie révolutionnaire à aller en Russie « plutôt que de propager les discussions sur la grève générale à partir de leurs chalets d’été. » Les attaques contre Luxembourg s’intensifièrent, alors qu’elle croupissait dans une prison de Pologne, condamnée pour activités révolutionnaires. Écoeuré par les attaques vicieuses contre la personne de Luxembourg, à l’époque encore son amie et alliée, Kautsky a dénoncé la persécution « d’une dirigeante de la lutte de classe prolétarienne. » Ce n’est pas Luxembourg, écrit Kautsky, qui met en danger les liens entre le parti et les syndicats, mais bien plutôt les représentants syndicaux, qui ressentent « une haine instinctive pour toute forme du mouvement ouvrier qui se donne un but plus ambitieux que cinq sous de plus de l’heure. »

Pendant un certain temps, la direction du PSD s’est défendue contre les représentants syndicaux, mais avec le plus de précautions possibles. Au congrès du parti à Jena en septembre 1905, Bebel a introduit une résolution aux mots habilement choisis qui reconnaissait partiellement la validité de la grève politique de masse, mais seulement en tant qu’arme défensive. En retour, les syndicats acceptèrent la formulation de Bebel, mais pas pour longtemps. Au congrès du parti à Mannheim en septembre 1906, les dirigeants syndicaux demandèrent, et obtinrent du PSD que soit votée une résolution qui établissait le principe de « l’égalité » entre les syndicats et le parti. Sur toutes les questions touchant directement les syndicats, le parti devait trouver une position acceptable aux yeux de la direction syndicale. Malgré des objections vigoureuses, les dirigeants du parti ont collaboré avec les représentants syndicaux pour mettre un terme aux discussions et passer rapidement la résolution de façon bureaucratique.

À partir de là, le PSD a été dans les faits dirigés par la commission générale des syndicats. Le lien entre les syndicats et le parti était, nota Luxembourg, semblable à celui de la mégère et du paysan. « Lorsque nous sommes d’accord, c’est toi qui décide et lorsque nous ne sommes pas d’accord, c’est moi. »

Dans leurs disputes avec Luxembourg et les forces révolutionnaires au sein du PSD, les représentants syndicaux avaient l’habitude de dire qu’ils avaient une bien meilleure idée que les théoriciens révolutionnaires de ce que l’ouvrier moyen voulait vraiment. Dans leurs abstractions et leurs visions utopistes, Luxembourg et les révolutionnaires de même acabit, n’avaient pas vraiment de solutions pratiques aux problèmes auxquels étaient confrontés les travailleurs dans les mines ou sur le plancher des manufactures. Il était très bien pour un théoricien de rêver d’un cataclysme révolutionnaire futur, duquel sortirait l’utopie socialiste, mais dans l’immédiat, les travailleurs étaient beaucoup plus concernés par quelques marks de plus sur leur paie hebdomadaire.

Il est probablement vrai que les arguments des représentants syndicaux reflétaient le point de vue de grandes sections des travailleurs durant les années où le débat sur la grève de masse avait lieu. Il est même possible que si cette question ait fait l’objet d’un vote en 1905 ou en 1906, plus de travailleurs auraient penché du côté de Legien que de Luxembourg. Toutefois, lorsqu’on considère l’attitude des ouvriers par rapport à la dispute entre les marxistes et les dirigeants syndicaux réformistes, il est important de ne pas oublier que les représentants syndicaux étaient, d’une certaine façon, « liés » institutionnellement et constitutionnellement aux politiques développées conformément à la dépendance intrinsèque des syndicats sur les rapports de production capitaliste et l’organisation de l’État Nation. La classe ouvrière, en tant que force sociale essentiellement révolutionnaire, n’était pas soumise de la même façon au programme d’adaptation graduelle des réformistes.

Le développement des contradictions sous-jacentes du système capitaliste usait le tissu du compromis en Allemagne. Alors que les tensions entre les classes grandissaient, les travailleurs adoptèrent une attitude plus agressive et plus hostile face à leurs employeurs et à l’État. En 1910-11, les arguments de Luxembourg avaient clairement commencé à trouver écho au sein de grandes sections de la classe ouvrière. Plus particulièrement après les grèves de 1912-13, qui avaient échoué à cause de la résistance tenace des employeurs, la satisfaction que les travailleurs avaient par rapport aux représentants syndicaux diminua de façon notable.

Le début de la Guerre Mondiale en 1914 a temporairement arrêté le processus de radicalisation. Mais en 1915-16, le mécontentement social de la classe ouvrière, exacerbé par la guerre, débordait les barrages mis en place par les représentants syndicaux. Les vieux arguments bureaucratiques contre la grève politique de masse ont finalement été réfutés décisivement en octobre-novembre 1918 avec le début de la Révolution en Allemagne. Le caractère révolutionnaire du mouvement de masse a pu s’exprimer, comme l’avait anticipé en théorie Luxembourg et en pratique la Révolution en Russie, dans de nouvelles formes organisationnelles de comités de la base et plus spécialement dans les conseils ouvriers nés de l’opposition aux syndicats officiels.

Les expériences de la classe ouvrière allemande et anglaise représentent le plus grand test que l’histoire a fait passer au syndicalisme. Nous aurions pu, avec plus de temps, compléter et enrichir notre analyse du conflit essentiel entre le socialisme et le syndicalisme d’innombrables exemples tirés d’encore plus de pays, de toutes les décennies du début du siècle à aujourd’hui. Le besoin existe sûrement pour une étude plus détaillée, mais le but de cette conférence était de monter les fondations historiques et théoriques sur lesquelles d’autres études empiriques pourront se baser.

Conclusion : le rôle historique de la conscience socialiste

De plus, le principal but de cette conférence n’était pas de donner autant d’exemples que possible de la trahison des syndicats. Plutôt, le thème essentiel qui la sous-tend, comme pour les autres conférences données cette semaine, est le rôle dans l’histoire de la conscience socialiste et de la lutte pour la développer dans la classe ouvrière. C’est là la signification du parti révolutionnaire marxiste. Même si le militantisme syndicaliste renaissait spontanément, et un tel développement serait impensable sans une explosion de rebellions de la base contre les vieilles organisations bureaucratiques, un tel mouvement prometteur n’adoptera des politiques révolutionnaires qu’en conséquence du travail indépendant du parti marxiste pour développer une conscience socialiste au sein de la classe ouvrière.

Il est aussi important de noter que les mêmes qui insistent sur le fait que l’autorité des syndicats est incontestable, s’opposent à la lutte pour gagner la classe ouvrière au marxisme. Cette question est le plus explicitement exprimée dans des écrits récents de Cliff Slaughter, qui dénonce ces marxistes (il veut parler du CIQI) « qui continuent à penser qu’ils ont pour mission d’élever les consciences, d’intervenir politiquement et de politiser les soulèvements spontanés de la classe ouvrière... »

Je ne crois pas exagérer en disant qu’il y a une composante d’intention criminelle dans ces mots. Nous approchons la fin d’un siècle qui a été témoin des pires tragédies historiques. Le prix payé en sang par l’humanité, pour les échecs et les trahisons de plusieurs luttes révolutionnaires est incalculable. Les victimes tombées à cause des conséquences politiques des révolutions trahies se comptent par centaines de millions. Même au cours des dernières années, nous avons vu les résultats humiliants et fatals de la désorientation des masses soviétiques. Et encore, face à cette désorientation politique universelle, Slaughter dénonce ceux qui cherchent à résoudre cette désorientation sur la base de la science socialiste.

Les intérêts de la classe ouvrière sont bien mal servis par les glorifications cyniques de sa spontanéité, c’est-à-dire de son niveau de conscience d’aujourd’hui et de ses formes organisationnelles actuelles. Pour Slaughter et les autres ex-marxistes du même acabit, embrasser la spontanéité de la classe ouvrière ne sert qu’à couvrir leur propre collaboration avec les bureaucraties ouvrières et syndicales. Nous ne nous excusons pas d’insister sur le fait que l’avenir de la classe ouvrière dépend de la force de nos interventions politiques et du succès de nos efforts pour élever sa conscience.

Nous nous basons sur les fondations dégagées par les grands fondateurs et représentants du socialisme scientifique. Nous rejetons la déclaration de Slaughter pour être une répudiation des principes essentiels qui ont constitué la raison d’être du mouvement marxiste depuis son origine. Le prolétariat est le sujet historique actif du projet socialiste. Mais le socialisme n’est pas sorti, et ne pouvait pas sortir directement de la classe ouvrière. Il a, façon de parler, sa propre histoire intellectuelle. Marx n’a jamais prétendu que sa conception des tâches historiques du prolétariat se conformait à quelque « opinion publique » générale que peut avoir la vaste majorité des travailleurs à n’importe quel moment de son développement. Il est absurde même de suggérer que Marx, le plus grand esprit depuis Aristote, ait dévoué toute sa vie à formuler des idées qui ne feraient que reproduire ce qu’un travailleur moyen pourrait penser par lui-même.

En 1844, Marx écrivait : « La question n’est pas ce que tel ou tel autre prolétaire, ou même l’ensemble du prolétariat, considère actuellement comme son but. La question est ce qu’est le prolétariat, et à partir de son être, qu’est-ce qu’il devra réaliser. Son but et son activité historique sont visiblement et irrévocablement préfigurés dans la situation de sa propre vie aussi bien que dans toute l’organisation de la société bourgeoise d’aujourd’hui. » [17]

Si la conscience socialiste était générée par le développement spontané de la lutte de classe, alors il y n’y aurait plus de raison d’organiser ces classes internationales. Quel besoin y aurait-il pour des conférences sur l’histoire, la philosophie, l’économie politique, la stratégie révolutionnaire et la culture si la classe ouvrière, à l’aide de ses organisations de masse actuelles et au niveau présent de conscience historique et politique, pouvait automatiquement s’affranchir des tâches que lui pose le développement de la crise mondiale du capitalisme ?

Considérons l’arrière-plan politique sur lequel ces classes sont organisées. Au moment même où nous nous rencontrons, les économies du Sud-est asiatique plongent dans la confusion la plus extrême. Presque du jour au lendemain, l’existence de centaines de millions de personnes est en péril. En Indonésie, la valeur de la monnaie est tombée de 22% avant-hier. Depuis six mois, le roupie indonésien a perdu presque 80% de sa valeur. Le FMI demande un régime d’austérité brutale, et dans de telles conditions, l’éruption de luttes sociales massives est inévitable.

Toutefois, ce qui sortira de ces luttes ne dépend-il pas de l’assimilation par la classe ouvrière indonésienne des leçons tragiques de sa propre histoire, un autre chapitre cauchemardesque de l’histoire du 20e siècle ? Ne serait-il pas nécessaire de revoir avec les travailleurs, les étudiants et les intellectuels indonésiens les événements de 1965-66, c’est-à-dire comment le plus grand Parti Communiste après celui de l’URSS et de la Chine, fort de plus d’un million de membres, a été impuissant devant le coup d’État de Suharto. Plus d’un demi-million de personnes ont été assassinés par la contre-révolution. Les rivières de Sumatra et de Bali étaient bloquées par les corps des victimes. Les prisonniers arrêtés suite au coup de Suharto ont continué à être exécutés jusque dans les années 90. Il y en a des questions et des problèmes sans réponses qui sont restés dans le noir ! Les leçons stratégiques de cette période constituent la base sur laquelle les travailleurs indonésiens doivent obtenir leur revanche pour les crimes de la bourgeoisie indonésienne, soutenue par l’impérialisme américain, et aussi l’australien, je dois dire.

La question ici n’est pas un problème indonésien, mais une tâche à l’échelle de l’histoire mondiale. C’est ainsi que ces classes se terminent, comme elles ont commencé, en insistant sur le fait que l’avenir de l’humanité du 21e siècle dépend de l’assimilation des leçons des expériences stratégiques de l’histoire du 20e siècle. Et si nous devions en quelques mots seulement énoncer la principale conclusion auquel nous sommes arrivés à la fin de notre examen de ce siècle troublé, c’est bien que le destin de l’humanité est lié de façon inextricable avec la lutte pour le développement de la conscience et de la culture socialiste au sein de la classe ouvrière internationale, une lutte qui trouve son expression politique essentielle avec la construction du Parti Mondial de la Révolution Socialiste. (...)

II° Congrès de l’I.C.

Textes adoptés par l’Internationale Communiste de Lénine et Trotsky

Juillet 1920

Le mouvement syndical, les comités de fabrique et d’usines

1

1. Les syndicats créés par la classe ouvrière pendant la période du développement pacifique du capitalisme représentaient des organisations ouvrières destinées à lutter pour la hausse des salaires ouvriers sur le marché du travail et l’amélioration des conditions du travail salarié. Les marxistes révolutionnaires furent obligés d’entrer en contact avec le Parti politique du prolétariat, le Parti social-démocrate, afin d’engager une lutte commune pour le Socialisme. Les mêmes raisons qui, à de rares exceptions près, avaient fait de la démocratie socialiste non une arme de la lutte révolutionnaire du prolétariat pour le renversement du capitalisme, mais une organisation entraînant l’effort révolutionnaire du prolétariat dans l’intérêt de la bourgeoisie, firent que, pendant la guerre, les syndicats se présentèrent le plus souvent en qualité d’éléments de l’appareil militaire de la bourgeoisie ; ils aidèrent cette dernière à exploiter la classe ouvrière avec la plus grande intensité et à faire mener la guerre de la manière la plus énergique, au nom des intérêts du capitalisme. N’englobant que les ouvriers spécialisés les mieux rétribués par les patrons, n’agissant que dans des limites corporatives très étroites, enchaînés par un appareil bureaucratique, complètement étranger aux masses trompées par leurs leaders opportunistes, les syndicats ont non seulement trahi la cause de la Révolution sociale, mais aussi celle de la lutte pour l’amélioration des conditions de la vie des ouvriers qu’ils avaient organisés. Ils ont abandonné le terrain de la lutte professionnelle contre les patrons et l’ont remplacé, coûte que coûte, par un programme de transactions aimables avec les capitalistes. Cette politique a été non seulement celle des Trade-Unions libérales en Angleterre et en Amérique, des syndicats libres, prétendûment socialistes d’Allemagne et d’Autriche, mais aussi des Unions syndicales de France.

2. Les conséquences économiques de la guerre, la désorganisation complète du système économique du monde entier, la cherté affolante de la vie, l’exploitation la plus intense du travail des femmes et des enfants, la question de l’habitation, qui vont progressivement de mal en pis, tout cela pousse les masses prolétariennes dans la voie de la lutte contre le capitalisme. Par son caractère et par son envergure se dessinant plus nettement de jour en jour, ce combat devient une grande bataille révolutionnaire détruisant les bases générales du capitalisme. L’augmentation des salaires d’une catégorie quelconque d’ouvriers, arrachée aux patrons au prix d’une lutte économique acharnée, est réduite le lendemain à zéro par la hausse du coût de la vie. Or, la hausse des prix doit continuer, car la classe capitaliste des pays vainqueurs, tout en ruinant par sa politique d’exploitation l’Europe orientale et centrale, n’est pas en état d’organiser le système économique du monde entier ; elle le désorganise au contraire de plus en plus. Pour s’assurer le succès dans la lutte économique, les larges masses ouvrières qui demeuraient jusqu’à présent en dehors des syndicats y affluent maintenant. On constate dans tous les pays capitalistes une croissance prodigieuse des syndicats qui ne représentent plus maintenant l’organisation des seuls éléments avancés du prolétariat, mais celle de toute sa masse. En entrant dans les syndicats, les masses cherchent à en faire leur arme de combat. L’antagonisme des classes devenant toujours de plus en plus aigu force les syndicats à organiser des grèves dont la répercussion se fait sentir dans le monde capitaliste tout entier, en interrompant le processus de la production et de l’échange capitalistes. En augmentant leurs exigences à mesure qu’augmente le prix de la vie et qu’elles-mêmes s’épuisent de plus en plus, les masses ouvrières détruisent par cela même tout calcul capitaliste qui représente le fondement élémentaire d’une économie organisée. Les syndicats, qui étaient devenus pendant la guerre les organes de l’asservissement des masses ouvrières aux intérêts de la bourgeoisie, représentent maintenant les organes de la destruction du capitalisme.

3. Mais la vieille bureaucratie professionnelle et les anciennes formes de l’organisation syndicale entravent de toute manière cette transformation du caractère des syndicats. La vieille bureaucratie professionnelle cherche partout à faire garder aux syndicats leur caractère d’organisations de l’aristocratie ouvrière ; elle cherche à maintenir en vigueur les règles rendant impossible l’entrée des masses ouvrières mal payées dans les syndicats. La vieille bureaucratie syndicale s’efforce encore de remplacer le mouvement gréviste qui revêt chaque jour de plus en plus le caractère d’un conflit révolutionnaire entre la bourgeoisie et le prolétariat par une politique de contrats à long terme qui ont perdu toute signification en présence des variations fantastiques des prix. Elle cherche à imposer aux ouvriers la politique des communes ouvrières, des Conseils réunis de l’industrie (Joint Industrials Councils) et à entraver par la voie légale, grâce à l’aide de l’Etat capitaliste, l’expansion du mouvement gréviste. Aux moments critiques de la lutte, la bourgeoisie sème la discorde parmi les masses ouvrières militantes et empêche les actions isolées de différentes catégories d’ouvriers de fusionner dans une action de classe générale ; elle est soutenue dans ces tentatives par l’œuvre des anciennes organisations syndicales, morcelant les travailleurs d’une branche d’industrie en groupes professionnels artificiellement isolés, bien qu’ils soient tous rattachés les uns aux autres par le fait même de l’exploitation capitaliste. Elle s’appuie sur le pouvoir de la tradition idéologique de l’ancienne aristocratie ouvrière, bien que cette dernière soit sans cesse affaiblie par l’abolition des privilèges de divers groupes du prolétariat ; cette abolition s’explique par la décomposition générale du capitalisme, le nivellement de la situation de divers éléments de la classe ouvrière, l’égalisation de leurs besoins et leur manque de sécurité.

C’est de cette manière que la bureaucratie syndicale substitue de faibles ruisseaux au puissant courant du mouvement ouvrier, substitue des revendications partielles réformistes aux buts révolutionnaires généraux du mouvement et entrave d’une manière générale la transformation des efforts isolés du prolétariat en une lutte révolutionnaire unique tendant à la destruction du capitalisme.

4. Etant donnée la tendance prononcée des larges masses ouvrières à s’incorporer dans les syndicats, et considérant le caractère objectivement révolutionnaire de la lutte que ces masses soutiennent en dépit de la bureaucratie professionnelle, il importe que les communistes de tous les pays fassent partie des syndicats et travaillent à en faire des organes conscients de lutte pour le renversement du régime capitaliste et le triomphe du Communisme. Ils doivent prendre l’initiative de la création des syndicats partout où ces derniers n’existent pas encore.

Toute désertion volontaire du mouvement professionnel, toute tentative de création artificielle de syndicats qui ne serait pas déterminée par les violences excessives de la bureaucratie professionnelle (dissolution des filiales locales révolutionnaires syndicales par les centres opportunistes) ou par leur étroite politique aristocratique fermant aux grandes masses de travailleurs peu qualifiés l’entrée des organes syndicaux, présente un danger énorme pour le mouvement communiste. Elle écarte de la masse les ouvriers les plus avancés, les plus conscients, et les pousse vers les chefs opportunistes travaillant pour les intérêts de la bourgeoisie... Les hésitations des masses ouvrières, leur indécision politique et l’influence que possèdent sur eux les leaders opportunistes ne pourront être vaincus que par une lutte de plus en plus âpre dans la mesure où les couches profondes du prolétariat apprendront par expérience, par les leçons de leurs victoires et de leurs défaites, que jamais le système économique capitaliste ne leur permettra d’obtenir des conditions de vie humaines et supportables, dans la mesure où les travailleurs communistes avancés apprendront, par l’expérience de leur lutte économique, à être non seulement des propagandistes théoriques de l’idée communiste, mais aussi des meneurs résolus de l’action économique et syndicale. Ce n’est que de cette façon qu’il sera possible d’écarter des syndicats leurs leaders opportunistes, de mettre des communistes à la tête et d’en faire un organe de la lutte révolutionnaire pour le Communisme. Ce n’est que de cette manière qu’il sera possible d’arrêter la désagrégation des syndicats, de les remplacer par des Unions industrielles, d’écarter la bureaucratie étrangère aux masses et de lui substituer un organe formé par les représentants des ouvriers industriels (Betriebsvertreter) en n’abandonnant aux institutions centrales que les fonctions strictement nécessaires.

5. Comme les communistes attachent plus de prix au but et à la substance des syndicats qu’à leur forme, ils ne doivent pas hésiter devant les scissions qui pourraient se produire au sein des organisations syndicales si, pour les éviter, il était nécessaire d’abandonner le travail révolutionnaire, de se refuser à organiser la partie la plus exploitée du prolétariat. S’il arrive pourtant qu’une scission s’impose comme une nécessité absolue, on ne devra y recourir que possédant la certitude que les communistes réussiront par leur participation économique à convaincre les larges masses ouvrières, que la scission se justifie non par des considérations dictées par un but révolutionnaire encore très éloigné et vague, mais par les intérêts concrets immédiats de la classe ouvrière, correspondant aux nécessités de l’action économique. Dans le cas où une scission deviendrait inévitable, les communistes devraient accorder une grande attention à ce que cette scission ne les isole pas de la masse ouvrière.

6. Partout où la scission entre les tendances syndicales opportunistes et révolutionnaires s’est déjà produite, où il existe, comme en Amérique, des syndicats aux tendances révolutionnaires, sinon communistes, à côté des syndicats opportunistes, les communistes sont dans l’obligation de prêter leur concours à ces syndicats révolutionnaires, de les soutenir, de les aider à se libérer des préjugés syndicalistes et à se placer sur le terrain du Communisme, car ce dernier est l’unique boussole fidèle et sûre dans toutes les questions compliquées de la lutte économique. Partout où se constituent des organisations industrielles (soit sur la base des syndicats, soit en dehors d’eux), tels les Shop Stewards, les Betriebsraete (Conseils de Production), organisations se donnant pour but de lutter contre les tendances contre-révolutionnaires de la bureaucratie syndicale, il est bien entendu que les communistes sont tenus de les soutenir avec toute l’énergie possible. Mais le concours prêté aux syndicats révolutionnaires ne doit pas signifier la sortie des communistes des syndicats opportunistes en état d’effervescence politique et en évolution vers la lutte de classe. Bien au contraire, c’est en s’efforçant de hâter cette révolution de la masse des syndicats qui se trouvent déjà sur la voie de la lutte révolutionnaire que les communistes pourront jouer le rôle d’un élément unissant moralement et pratiquement les ouvriers organisés pour une lutte commune tendant à la destruction du régime capitaliste.

7. A l’époque où le capitalisme tombe en ruines, la lutte économique du prolétariat se transforme en lutte politique beaucoup plus rapidement qu’à l’époque de développement pacifique du régime capitaliste. Tout conflit économique important peut soulever devant les ouvriers la question de la Révolution. Il est donc du devoir des communistes de faire ressortir devant les ouvriers, dans toutes les phases de la lutte économique, que cette lutte ne saurait être couronnée de succès que lorsque la classe ouvrière aura vaincu la classe capitaliste dans une bataille rangée et se chargera, sa dictature une fois établie, de l’organisation socialiste du pays. C’est en partant de là que les communistes doivent tendre à réaliser, dans la mesure du possible, une union parfaite entre les syndicats et le Parti Communiste, en les subordonnant à ce dernier, avant-garde de la Révolution. Dans ce but, les communistes doivent organiser dans tous ces syndicats et Conseils de Production (Betriebsraeie) des fractions communistes, qui les aideront à s emparer du mouvement syndical et à le diriger.

2

1. La lutte économique du prolétariat pour la hausse des salaires et pour l’amélioration générale des conditions de la vie des masses accentue tous les jours son caractère de lutte sans issue. La désorganisation économique qui envahit un pays après l’autre, dans une proportion toujours croissante, démontre, même aux ouvriers les plus arriérés, qu’il ne suffit pas de lutter pour la hausse des salaires et la réduction de la journée de travail, que la classe capitaliste perd de plus en plus la capacité de rétablir la vie économique et de garantir aux ouvriers ne fut ce que les conditions d’existence qu’elle leur assurait avant la guerre. La conscience toujours croissante des masses ouvrières fait naître parmi eux une tendance à créer des organisations capables d’entamer la lutte pour la renaissance économique au moyen du contrôle ouvrier exercé sur l’industrie par les Conseils de Production. Cette tendance à créer des Conseils industriels ouvriers, qui gagne les ouvriers de tous les pays, tire son origine de facteurs différents et multiples (lutte contre la bureaucratie réactionnaire, fatigue causée par les défaites essuyées par les syndicats, tendances à la création d’organisations embrassant tous les travailleurs) et s’inspire en définitive de l’effort fait pour réaliser le contrôle de l’industrie, tâche historique spéciale des Conseils industriels ouvriers. C’est pourquoi on commettrait une erreur en cherchant à ne former ces Conseils que d’ouvriers partisans de la dictature du prolétariat. La tâche du Parti Communiste consiste, au contraire, à profiter de la désorganisation économique pour organiser les ouvriers et à les mettre dans la nécessité de combattre pour la dictature du prolétariat tout en élargissant l’idée de la lutte pour le contrôle ouvrier, idée que tous comprennent maintenant.

2. Le Parti Communiste ne pourra s’acquitter de cette tâche qu’en consolidant dans la conscience des masses la ferme assurance que la restauration de la vie économique sur la base capitaliste est actuellement impossible ; elle signifierait d’ailleurs un nouvel asservissement à la classe capitaliste. L’organisation économique correspondant aux intérêts des masses ouvrières n’est possible que si l’Etat est gouverné par la classe ouvrière et si la main ferme de la dictature prolétarienne se charge de l’abolition du capitalisme et de la nouvelle organisation socialiste.

3. La lutte des Comités de fabriques et d’usines contre le capitalisme a pour but immédiat l’introduction du contrôle ouvrier dans toutes les branches de l’industrie. Les ouvriers de chaque entreprise, indépendamment de leurs professions, souffrent du sabotage des capitalistes qui estiment assez souvent que la suspension de l’activité de telle ou telle industrie leur sera avantageuse, la faim devant contraindre les ouvriers à accepter les conditions les plus dures pour éviter à quelque capitaliste un accroissement de frais. La lutte contre cette sorte de sabotage unit la plupart des ouvriers indépendamment de leurs idées politiques, et fait des Comités d’usines et de fabriques, élus par tous les travailleurs d’une entreprise, de véritables organisations de masse du prolétariat. Mais la désorganisation de l’économie capitaliste est non seulement la conséquence de la volonté consciente des capitalistes, mais aussi et beaucoup plus celle de la décadence irrésistible de leur régime. Aussi, les Comités ouvriers seront-ils forcés, dans leur action contre les conséquences de cette décadence, à dépasser les bornes du contrôle des fabriques et des usines isolées et se trouveront-ils bientôt en face de la question du contrôle ouvrier à exercer sur des branches entières de l’industrie et sur son ensemble. Les tentatives d’ouvriers d’exercer leur contrôle non seulement sur l’approvisionnement des fabriques et des usines en matières premières, mais aussi sur les opérations financières des entreprises industrielles, provoqueront cependant, de la part de la bourgeoisie et du gouvernement capitaliste, des mesures de rigueur contre la classe ouvrière, ce qui transformera la lutte ouvrière pour le contrôle de l’industrie en une lutte pour la conquête du pouvoir par la classe ouvrière.

4. La propagande en faveur des Conseils industriels doit être menée de manière à ancrer dans la conviction des grandes masses ouvrières, même de celles qui n’appartiennent pas directement au prolétariat industriel, que la responsabilité de la désorganisation économique incombe à la bourgeoisie, et que le prolétariat, exigeant le contrôle ouvrier, lutte pour l’organisation de l’industrie, pour la suppression de la spéculation et de la vie chère. La tâche des Partis Communistes est de combattre pour le contrôle de l’industrie, en profitant dans ce but de toutes les circonstances se trouvant à l’ordre du jour, de la pénurie du combustible et de la désorganisation des transports, en fusionnant dans le même but les éléments isolés du prolétariat et en attirant de son côté les milieux les plus larges de la petite bourgeoisie qui se prolétarise davantage de jour en jour et souffre cruellement de la désorganisation économique.

5. Les Conseils industriels ouvriers ne sauraient remplacer les syndicats. Ils ne peuvent que s’organiser au courant de l’action dans diverses branches de l’industrie et créer peu à peu un appareil général capable de diriger toute la lutte. Déjà, à l’heure qu’il est, les syndicats représentent des organes de combat centralisés, bien qu’ils n’englobent pas des masses ouvrières aussi larges que peuvent embrasser les Conseils industriels ouvriers en leur qualité d’organisations accessibles à toutes les entreprises ouvrières. Le partage de toutes les tâches de la classe ouvrière entre les Comités industriels ouvriers et les syndicats est le résultat du développement historique de la Révolution sociale. Les syndicats ont organisé les masses ouvrières dans le but d’une lutte pour la hausse des salaires et pour la réduction des journées ouvrières et l’ont fait sur une large échelle. Les Conseils ouvriers industriels s’organisent pour le contrôle ouvrier de l’industrie et la lutte contre la désorganisation économique ; ils englobent toutes les entreprises ouvrières, mais la lutte qu’ils soutiennent ne peut revêtir que très lentement un caractère politique général. Ce n’est que dans la mesure où les syndicats arriveront à surmonter les tendances contre-révolutionnaires de leur bureaucratie, ou deviendront des organes conscients de la Révolution, que les communistes auront le devoir de soutenir les Conseils industriels ouvriers dans leurs tendances à devenir des groupes industriels syndicalistes.

6. La tâche des communistes se réduit aux efforts qu’ils doivent faire pour que les syndicats et les Conseils industriels ouvriers se pénètrent du même esprit de résolution combative, de conscience et de compréhension des meilleurs méthodes de combat, c’est-à-dire de l’esprit communiste. Pour s’en acquitter, les communistes doivent soumettre, en fait, les syndicats et les Comités ouvriers au Parti Communiste et créer ainsi des organes prolétariens des masses qui serviront de base à un puissant Parti prolétarien centralisé, englobant toutes les organisations prolétariennes et les faisant toutes marcher dans la voie que conduit à la victoire de la classe ouvrière et à la dictature du prolétariat - au Communisme.

7. Pendant que les communistes se font des syndicats et des Conseils industriels une arme puissante pour la Révolution, ces organisations des masses se préparent au grand rôle qui leur incombera avec l’établissement de la dictature du prolétariat. Ce sera en effet leur devoir de devenir la base socialiste de la nouvelle organisation de la vie économique. Les syndicats, organisés en qualité de piliers de l’industrie, s’appuyant sur les Conseils industriels ouvriers qui représenteront les organisations des fabriques et des usines, enseigneront aux masses ouvrières leur devoir industriel, formeront avec les ouvriers les plus avancés des directeurs d’entreprises, organiseront le contrôle technique des spécialistes ; ils étudieront et exécuteront, de concert avec les représentants du pouvoir ouvrier, les plans de la politique économique socialiste.

3

Les syndicats manifestaient en temps de paix des tendances à former une Union internationale. Pendant les grèves, les capitalistes recouraient à la main-d’œuvre des pays voisins et aux services des « renards » étrangers. Mais avant la guerre, l’Internationale syndicale n’avait qu’une importance secondaire. Elle s’occupait de l’organisation de secours financiers réciproques et d’un service de statistique concernant la vie ouvrière, mais elle ne cherchait pas à unifier la vie ouvrière parce que les syndicats dirigés par des opportunistes, faisaient leur possible pour se soustraire à toute lutte révolutionnaire internationale. Les leaders opportunistes des syndicats qui, pendant la guerre, furent les serviteurs fidèles de la bourgeoisie dans leurs pays respectifs, cherchent maintenant à restaurer l’Internationale syndicale en se faisant une arme du capitalisme universel international, dirigée contre le prolétariat. Ils créent avec Jouhaux, Gompers, Legien, etc., un « Bureau de Travail » auprès de la « Ligue des Nations », qui n’est autre chose qu’une organisation de brigandage capitaliste international. Ils tâchent d’étouffer dans tous les pays le mouvement gréviste en faisant décréter l’arbitrage obligatoire des représentants de l’Etat capitaliste. Ils cherchent partout à obtenir, à force de compromis avec les capitalistes, toutes espèces de faveurs pour les ouvriers capitalistes, afin de briser de cette manière l’union chaque jour plus étroite de la classe ouvrière. L’Internationale syndicale d’Amsterdam est donc la remplaçante de la 2° Internationale de Bruxelles en faillite. Les ouvriers communistes qui font partie des syndicats de tous les pays doivent, au contraire, travailler à la création d’un front syndicaliste international. Il ne s’agit plus de secours pécuniaires en cas de grève ; il faut désormais qu’au moment où le danger menacerait la classe ouvrière d’un pays, les syndicats des autres pays, en qualité d’organisations de masses, prennent sa défense et fassent tout pour empêcher la bourgeoisie de leur pays de venir en aide à celle qui est aux prises avec la classe ouvrière. Dans tous les Etats, la lutte économique du prolétariat devient de plus en plus révolutionnaire. Aussi les syndicats doivent-ils employer consciemment toute leur énergie à appuyer toute action révolutionnaire, tant dans leur propre pays que dans les autres. Ils doivent s’orienter dans ce but vers la plus grande centralisation de l’action, non seulement dans chaque pays à part, mais aussi dans l’Internationale ; ils le feront en adhérant à l’Internationale Communiste et en y fusionnant en une seule armée les divers éléments engagés dans le combat, afin qu’ils agissent de concert et se prêtent un concours mutuel.

Antonio Gramsci (1919)

Syndicats et conseils ouvriers

Source : L’Ordine Nuovo, 11 octobre 1919 ;

L’organisation prolétarienne qui se rassemble, expression totale de la masse ouvrière et paysanne, dans les bureaux centraux de la Confederazione del Lavoro, traverse une crise constitutionnelle de nature similaire à la crise dans laquelle l’État parlementaire démocratique débat vainement. La solution de l’un sera la solution de l’autre, car, en résolvant le problème de la volonté de pouvoir dans le cas de leur organisation de classe, les travailleurs arriveront à la création de l’échafaudage organique de leur état et ils s’y opposeront victorieusement. à l’État parlementaire.

Les travailleurs estiment que le complexe de « leur » organisation est devenu un appareil si énorme, qui a fini par obéir à ses propres lois, intime à sa structure et à son fonctionnement compliqué, mais étranger à la masse qui a pris conscience de son histoire. mission en tant que classe révolutionnaire. Ils estiment que leur volonté de pouvoir ne s’exprime pas, dans un sens clair et précis, à travers les hiérarchies institutionnelles actuelles. Ils sentent que même à la maison, dans la maison qu’ils ont construite avec ténacité, avec des efforts patients la cimentant avec du sang et des larmes, la machine écrase l’homme,la bureaucratie stérilise l’esprit créateur et le dilettantisme banal et verbaliste tente en vain de masquer l’absence de concepts précis sur les nécessités de la production industrielle et le manque de compréhension de la psychologie des masses prolétariennes. Les travailleurs sont irrités par ces conditions réelles, mais ils sont individuellement impuissants à les changer ; les paroles et les volontés des hommes sont trop petites par rapport aux lois de fer inhérentes à la structure de l’appareil syndical.

Les dirigeants de l’organisation ne remarquent pas cette crise profonde et généralisée. Plus il apparaît clairement que la classe ouvrière n’est pas organisée sous des formes correspondant à sa véritable structure historique, plus il arrive que la classe ouvrière ne soit pas alignée dans une configuration qui s’adapte sans cesse aux lois qui régissent le processus intime de l’histoire réelle. développement de la classe elle-même ; plus ces dirigeants persistent dans leur aveuglement et se forcent à régler « juridiquement » les dissensions et les conflits. Esprits éminemment bureaucratiques, ils croient qu’une condition objective, ancrée dans la psychologie qui se développe dans les expériences de vie de l’usine, peut être surmontée avec un discours qui émeut les sentiments, et avec un ordre du jour voté à l’unanimité dans une assemblée rendue laide par brouhaha et méandres oratoires.Aujourd’hui, ils se forcent à « s’élever à la hauteur des temps » et, comme pour démontrer qu’ils sont aussi capables de « réfléchir durement », refaçonner les idéologies syndicales anciennes et usées, insistant péniblement sur les relations d’identité entre les soviets et l’union, insistant péniblement pour affirmer que le système actuel d’organisation syndicale constitue le système de forces dans lequel la dictature du prolétariat doit se concrétiser.insistant péniblement pour affirmer que le système actuel d’organisation syndicale constitue le système de forces dans lequel doit se concrétiser la dictature du prolétariat.insistant péniblement pour affirmer que le système actuel d’organisation syndicale constitue le système de forces dans lequel doit se concrétiser la dictature du prolétariat.

L’union, sous sa forme actuelle dans les pays d’Europe occidentale, est un type d’organisation non seulement essentiellement différent du soviet, mais également et, de façon notable, de l’union qui se développe de plus en plus en la république communiste rouge. Les syndicats, la Camere del Lavoro, les fédérations industrielles, la Confederazione Generale del Lavoro, sont le type d’organisation prolétarienne spécifique à la période de l’histoire dominée par le capital. Dans un certain sens, on peut affirmer qu’elle fait partie intégrante de la société capitaliste et qu’elle a une fonction inhérente au régime de la propriété privée. En cette période où les individus ont de la valeur dans la mesure où ils sont propriétaires de biens et échangent leurs biens,les travailleurs ont également dû obéir à la loi de fer de la nécessité générale et sont devenus des commerçants de leur seule propriété, force de travail et intelligence professionnelle. Plus exposés aux risques de la concurrence, les travailleurs ont accumulé leurs biens dans des « entreprises » toujours plus vastes et complètes, ils ont créé cet énorme appareil de concentration de chair et de greffe, ils ont imposé des prix et des heures et ils ont discipliné le marché. Ils ont assumé de l’extérieur ou ont généré de l’intérieur un personnel administratif de confiance, expert dans ce type de spéculation, jusqu’à la domination des conditions du marché, capable de stipuler des contrats, d’évaluer les aléas commerciaux, de lancer des opérations économiquement utiles . Le caractère essentiel de l’union est compétitif, il n’est pas communiste.L’union ne peut être un instrument de renouvellement radical de la société : elle peut offrir au prolétariat des bureaucrates avertis, des experts techniques en matière industrielle de caractère général, elle ne peut pas être la base du pouvoir prolétarien. Il n’offre aucune possibilité de choisir des prolétaires individuels capables et dignes de diriger la société, il ne peut pas générer de hiérarchies qui incarnent la poussée vitale, le rythme de progrès de la société communiste.

La dictature prolétarienne peut se matérialiser dans un type d’organisation propre à l’activité particulière des producteurs et non des salariés, esclaves du capital. Le conseil d’usine est la première cellule de cette organisation. Puisque dans le conseil toutes les branches du travail sont représentées, proportionnellement à la contribution que chaque métier et chaque branche du travail apporte au développement de l’objet que l’usine produit pour le collectif, l’institution est de classe, elle est sociale. Sa raison d’être est dans le travail, dans la production industrielle, dans un état donc permanent et non seulement dans un salaire, dans la division des classes, dans un état donc transitoire et qui est précisément à surmonter.

Ainsi le conseil réalise l’unité de la classe ouvrière, donne aux masses une cohésion et une forme qui sont de la même nature que la cohésion et la forme que la masse assume dans l’organisation générale de la société.

Le conseil d’usine est le modèle de l’État prolétarien. Tous les problèmes inhérents à l’organisation de l’État prolétarien sont inhérents à l’organisation du conseil. Dans l’un et l’autre, le concept de délabrement citoyen et le concept de camarade se développent : la collaboration pour bien produire et développer utilement la solidarité, multiplie les liens d’affection et de fraternité. Tout le monde est indispensable, tout le monde est à son poste, et chacun a une fonction et un poste. Même les travailleurs les plus ignorants et les plus arriérés, même les ingénieurs les plus vains et les plus « cultivés » finissent par se convaincre de cette vérité dans l’organisation de l’usine : tous finissent par acquérir une conscience communiste pour comprendre le grand pas en avant que représente l’économie communiste sur l’économie capitaliste.Le conseil est l’organe le plus approprié d’éducation réciproque et de développement du nouvel esprit social que le prolétariat a réussi à développer à partir de l’expérience vivante et fertile de la communauté de travail. La solidarité ouvrière qui dans l’union s’est développée dans la lutte contre le capitalisme, dans la souffrance et le sacrifice, dans le conseil est positive, est permanente, se fait chair même dans les moments les plus négligeables de la production industrielle, est contenue dans la conscience glorieuse d’être un ensemble organique, un système homogène et compact qui fonctionne utilement, qui produit de manière désintéressée la richesse sociale, affirme sa souveraineté, actionne son pouvoir et sa liberté de créer l’histoire. L’existence d’une organisation, dans laquelle la classe ouvrière est alignée dans son homogénéité d’une classe productrice,et qui permet une floraison spontanée et libre de hiérarchies et d’individus appropriés et capables, aura des effets importants et fondamentaux sur la constitution et l’esprit qui animent l’activité des syndicats.

Le conseil d’usine est également fondé sur les métiers. Dans chaque section, les travailleurs sont séparés par équipe et chaque équipe est une unité de travail (métier) : le conseil est constitué précisément de commissaires que les travailleurs élisent par section métier (équipe). Mais l’union est basée sur l’individu, le conseil est basé sur l’unité organique et concrète des métiers qui se développe dans la discipline du processus industriel. L’équipe (métier) se sent distincte dans le corps homogène de la classe, mais en même temps elle se sent engagée dans le système de discipline et d’ordre qui permet, avec son fonctionnement exact et précis, le développement de la production. En tant qu’intérêt économique et politique, le commerce est uni par solidarité avec le corps de la classe ;elle s’en différencie comme intérêt technique et comme développement de l’instrument particulier qu’elle adopte pour le travail. De la même manière, toutes les industries sont homogènes et solidaires dans le but de réaliser une production, une distribution et une accumulation sociale de richesse parfaites ; mais chaque industrie a des intérêts distincts quant à l’organisation technique de son activité spécifique.

L’existence du conseil donne aux travailleurs la responsabilité directe de la production, il les pousse à améliorer le travail, instille une discipline consciente et volontaire, crée la psychologie du producteur, du créateur de l’histoire. Les travailleurs introduisent dans le syndicat cette nouvelle conscience et de la simple activité de lutte de classe, le syndicat se consacre au travail fondamental d’impressionner une nouvelle configuration sur la vie économique et la technique du travail, il se consacre à l’élaboration de la forme de la vie économique et technique professionnelle propre à la culture communiste. En ce sens, les syndicats, qui sont constitués des travailleurs les meilleurs et les plus conscients, déclenchent le moment suprême de la lutte des classes et de la dictature du prolétariat:ils créent les conditions objectives dans lesquelles les classes ne peuvent plus exister ni renaître.

En Russie, c’est ce que font les syndicats industriels. Ils sont devenus les organismes dans lesquels toutes les entreprises individuelles d’une certaine industrie fusionnent, se connectent, agissent, formant une grande unité industrielle. La concurrence inutile est éliminée, les grands services d’administration, de réapprovisionnement, de distribution et d’accumulation sont unifiés dans les grands centres. Les systèmes de travail, les secrets de fabrication, les nouvelles applications deviennent immédiatement communs à l’ensemble de l’industrie. La multiplicité des fonctions bureaucratiques et disciplinaires inhérentes aux relations de propriété privée et d’entreprise individuelle se réduit à de simples nécessités industrielles. L’application des principes syndicaux à l’industrie textile a permis en Russie de réduire la bureaucratie de 100 000 à 3 500 employés.

L’organisation par usine compose la classe (toute la classe) en une unité homogène et qui adhère plastiquement au processus industriel de production et la domine pour s’approprier définitivement. Dans l’organisation par usine se fait donc chair la dictature prolétarienne, l’État communiste qui détruit la domination de la classe dans les superstructures politiques et dans ses mécanismes généraux. Les syndicats professionnels et industriels sont les vertèbres solides du grand corps prolétarien. Ils élaborent des expériences individuelles et locales, et ils les rassemblent, déclenchant cette égalisation nationale des conditions de travail et de production sur laquelle se fonde concrètement l’égalité communiste.

Mais comme il est impossible d’imprimer aux syndicats cette direction positivement de classe et communiste, il est nécessaire que les travailleurs tournent toute leur volonté et leur foi vers la consolidation et la diffusion des conseils, vers l’unification organique de la classe ouvrière. Sur cette base homogène et solide fleurira et développera toutes les structures supérieures de la dictature et de l’économie communistes.

Messages

  • Comme Gramsci l’a dit, « Les syndicats représentent la légalité, et doivent viser à ce que leurs membres la respectent. »

    Défendre la légalité implique qu’il faut supprimer la lutte de classe. Et cela signifie, par le fait même, que les syndicats s’enlèvent en fin de compte la possibilité d’atteindre même les plus modestes objectifs qu’ils se donnent officiellement. C’est là la contradiction dans laquelle le syndicalisme s’empêtre.

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