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« La Jungle » de Upton Sinclair

dimanche 6 septembre 2020, par Robert Paris

« La Jungle » de Upton Sinclair, présenté par Jack London

Introduction

Paru le 8 novembre 1905 dans l’hebdomadaire « L’appel à la raison », alors que celui-ci venait d’achever la publication en feuilletons de la première partie de « La Jungle » (roman d’Upton Sinclair). Tous les grands éditeurs – y compris celui de Jack London et malgré son insistance – avaient refusé de publier ce roman traitant de la condition de vie des immigrés polonais dans les abattoirs de Chicago. Les éditions de « The Appeal to Reason » acceptèrent de diffuser le volume dans les milieux prolétaires à la condition expresse que London lui consacrât l’appel ci-dessous, et deux comptes rendus dans des journaux bourgeois ou à grand tirage. Huit mois après la sortie en librairie (février 1906), « La Jungle » avait rapporté à son auteur trente mille dollars de l’époque. Somme aussitôt employée à la fondation d’une communauté d’écrivains et artistes socialistes : « Helicon Hall ». « La Jungle » a été rééditée par 34 éditeurs en langue anglaise, et a été traduite en 33 langues ou dialectes. « Si ce livre s’est répandu dans le monde entier, c’est grâce à l’appui de Jack London », écrivait Upton Sinclair en 1925, vingt ans après l’appel ci-dessous.

Appel de Jack London

Lisez « La Jungle », camarades !

« Chers Camarades,

« Le voici enfin ! Le livre que nous attendions depuis tant d’années ! « La Case de l’Oncle Tom » de l’esclavage au salariat ! L’ouvrage du camarade Sinclair, « La Jungle », et, de que « La Case de l’Oncle Tom » a fait pour les esclaves noirs, « La Jungle » a de grandes chances de le faire pour les esclaves du salariat d’aujourd’hui.

C’est essentiellement un livre actuel. Les magnifiques théories de Bellamy dans « Looking Backward » sont toutes excellentes. Elles servent un but, elles le servent bien. « Looking Backward » était un grand livre. Mais je crois pouvoir dire que « La Jungle » qui ne contient pas de magnifiques théories est un livre encore plus grand.

Il est vivant, plein de chaleur. Plein de vie, jusqu’à la brutalité. Il est écrit avec de la sueur, du sang, des gémissements et des larmes. Il décrit, non pas l’homme tel qu’il devrait être, mais comme il est contraint d’être dans notre monde, au Vingtième Siècle. Il décrit notre pays, non pas tel qu’il devrait être, tel qu’il semble être dans l’imagination des orateurs éloquents célébrant l’anniversaire du 4 juillet, c’est-à-dire la patrie de la liberté et de l’égalité des chances ; mais il le dépeint tel qu’il est en réalité, la patrie de l’oppression et de l’injustice, un cauchemar de misères, une géhenne de souffrances, un enfer pour l’homme, une jungle de bêtes féroces.

Et voilà l’essence même du livre du Camarade Sinclair : la jungle ! Et c’est le nom qu’il lui a donné. Ce livre doit marcher. Et vous, Camarades, vous devez le faire marcher. C’est une œuvre d’amour de la part de l’homme qui l’a écrit. Ce doit être pour vous une œuvre d’amour de le diffuser.

Et puis, notez une chose, Camarades, et souvenez-vous en : ce livre est purement prolétarien. il faut qu’il le reste jusqu’au bout. Il a été écrit par un intellectuel prolétarien. Il a été écrit pour le prolétariat. Il doit être publié par un éditeur prolétarien. Il doit être lu par le prolétariat. Et, vous pouvez m’en croire, s’il n’est pas diffusé par le prolétariat, il ne sera pas diffusé du tout. Bref, ce doit être un suprême effort prolétarien.

Rappelez-vous, ce livre doit exploser à la face de l’ennemi. Aucune maison d’édition capitaliste n’oserait le publier. On en rira – certains s’en moqueront -, certains le dénigreront. Mais surtout, ce qu’il y aura de pire, le plus dangereux accueil qu’il pourrait recevoir, ce serait le silence. C’est ainsi que procède le capitalisme.

Camarades, n’oubliez pas la conspiration du silence. Le silence est le danger le plus grave auquel ce livre doit faire face. Le livre se défend par ses propres mérites. Vous l’avez lu, vous êtes au courant. Tout ce dont il a besoin, c’est un public. Ce public vous devez le lui faire trouver. Vous ne devez pas autoriser ce silence. Ce qu’on doit penser de ce livre, il faut le crier sur tous les toits ; en toute circonstances, en tous lieux. Vous devez en parler, à gorge déployée, tout sauf le silence. Ouvrez la bouche, videz vos poumons, faites monter une clameur telle que ceux qui occupent les postes de commande se demandent la cause de tout ce vacarme et qui sait ? sentent vaciller sous eux l’édifice qu’ils ont érigé et qui est entièrement fondé sur la rapine.

Tout ce que vous avez à faire, c’est de donner à ce livre une première impulsion. Vous l’avez lu vous-mêmes, et vous vous en porterez garants. Dès qu’il aura pris son départ, il ira loin, il dépassera votre rayon d’action. Les imprimeurs se surmèneront à sortir des éditions de plus en plus importantes. Il sortira par centaines de mille. Il sera lu par tous les travailleurs. Il trouvera le chemin d’innombrables oreilles qui étaient jusqu’à présent restées sourdes à la voix du Socialisme. Il labourera le sol où sera semée notre propagande. Il suscitera des milliers de conversions à notre cause. Camarades, cela dépend de vous !

Avec vous pour la révolution !

Jack London

Note

Pour aider à la diffusion du roman d’Upton Sinclair, Jack London s’était engagé à lui consacrer deux comptes rendus dans des journaux bourgeois ou à grand tirage. Le premier parut dans le grand quotidien de William R. Hearst « The New York Evening Journal », le 8 août 1906 ; le second a été publié par le magazine socialiste « Wilshire’s » en janvier 1907. En fait, le premier n’est qu’une version abrégée du second. C’est la version complète qui a été retenue ci-dessous. Rappelons que les dénonciations de « La Jungle » provoquèrent l’adoption d’une nouvelle loi sur l’hygiène alimentaire. Et qu’elles provoquèrent même l’indignation de personnages – entre autres Winston Churchill – très éloignés du Socialisme. L’un d’eux déclara : « Je croyais que Chicago était une édition de poche de l’enfer. Je me suis trompé : c’est l’enfer qui est une édition de poche de Chicago ».

D’abord, cette Terre, une scène si assombrie de malheur que vous risquez d’être malade devant ces tableaux successifs. Et pourtant, soyez patient. Notre texte montrera peut-être dans quelque cinquième acte ce que signifie ce Drame Sauvage.

« La Jungle », article de Jack London :

« Lorsque John Burns, le grand leader du parti travailliste anglais, membre actuel du Cabinet, visita Chicago, un reporter lui demanda son opinion sur cette ville. « Chicago », répondit-il, « c’est une édition de poche de l’enfer. »

Quelques temps après, il fut approché par un autre reporter qui désirait savoir si son opinion sur Chicago avait déjà changé. « Oui, en effet », s’empressa-t-il de répondre. « Mon opinion actuelle, c’est que l’enfer est une édition de poche de Chicago ».

Upton Sinclair était peut-être du même avis quand il choisit Chicago pour être le théâtre de son roman sur l’industrie, « La Jungle ». En tout cas, il prit la plus grande cité industrielle du pays, celle qui est la plus mûre du point de vue industriel, le plus parfait spécimen de civilisation de la jungle qu’il pût trouver. On ne peut mettre en question la pertinence de son choix, car Chicago est certainement l’industrialisme incarné, le foyer des conflits entre le capital et le travail, une ville de batailles de rues et de sang, avec une organisation de capitalistes conscients de leur classe, où les maîtres d’école sont constitués en syndicats et affiliés en compagnie des maçons et de briqueteurs à la Fédération Américaine du Travail, où les employés de bureau eux-mêmes font pleuvoir les meubles de leurs bureaux par les fenêtres des gratte-ciels, sur la tête des policiers qui essaient, au cours d’une grève du bœuf, de livrer de la viande en contrebande, et où les ambulances emportent en nombre sensiblement égaux policiers et grévistes.

Tel est donc le décor du roman d’Upton Sinclair, Chicago, la jungle industrielle de la civilisation du XXe siècle. Et dès maintenant, il est aussi bien de devancer les légions qui vont se dresser pour dire que ce livre n’est pas vrai. Le premier, Upton Sinclair dit lui-même : « Ce livre est un livre vrai, en substance et dans le détail, c’est une peinture exacte et fidèle de la vie dont il traite. »

Néanmoins, en dépit de l’évidence intrinsèque de la vérité, il y aura beaucoup de gens pour qualifier « La Jungle » de tissu de mensonges, et tout d’abord, il faut s’y attendre, les journaux de Chicago. Ils sont rapides à réagir quand on dit la vérité toute nue sur leur ville bien-aimée. Il n’y a pas plus de trois mois, un orateur de réunion publique (Jack London lui-même à une réunion de masse en janvier 1906), à New York, donnant des exemples de salaires extrêmement bas dans les ateliers de Chicago où les ouvriers sont exploités, parlait de femmes recevant quatre-vingt-dix cents par semaine. Les journaux de Chicago ne tardèrent pas à le traiter de menteur – tous sauf l’un d’entre eux, qui s’était vraiment renseigné, et qui avait découvert que non seulement il y avait beaucoup d’ouvrières qui ne recevaient pas plus de quatre-vingt-dix cents par semaine, mais qui en avait trouvé certaines dont le salaire était encore plus bas, cinquante cents par semaine.

Quand les éditeurs de « La Jungle » à New York lurent le livre pour la première fois, il l’envoyèrent au rédacteur en chef de l’un des plus grands journaux de Chicago et l’opinion que ce monsieur donna par écrit, fut qu’Upton Sinclair « était le plus fieffé menteur de tous les Etats-Unis ». Alors les éditeurs mirent Upton Sinclair en cause. Il cita ses sources. Les éditeurs restaient sceptiques – préoccupés sans aucun doute par des visions de procès se dénouant par la faillite. Ils voulurent s’en assurer. Ils envoyèrent un avocat à Chicago pour enquêter. Et après environ une semaine le rapport de l’avocat arriva pour établir que Sinclair avait passé sous silence ce qu’il y avait de pire.

Alors, le livre parut, et le voici. C’est l’histoire de la destruction d’un homme, de pauvres rouages brisés dans le labeur impitoyable de la machine industrielle. C’est essentiellement un livre d’aujourd’hui. Il est vivant et chaud, brutal à force d’être vivant. Il est écrit avec de la sueur et du sang, des gémissements et des larmes. Il décrit, non pas ce que l’homme devrait être, dans notre monde, au XXe siècle. Il dépeint, non pas ce que notre pays devrait être, ni ce que notre pays semble être pour ceux qui vivent dans un confort ouaté loin du ghetto des travailleurs, mais il dépeint notre pays tel qu’il est en réalité, la patrie de l’oppression et de l’injustice, un cauchemar de misère, un enfer de souffrance, une jungle dans laquelle les bêtes sauvages dévorent ou sont dévorées.

Comme héros, Upton Sinclair n’a pas choisi un Américain de naissance qui, à travers les brouillards des beaux discours pour commémoration du Quatre Juillet et campagnes électorales, voit clairement d’une certaine façon les faits monstrueux qui caractérisent la vie du travailleur américain. Upton Sinclair n’a pas commis cette erreur. Il a choisi un étranger, un Lithuanien, fuyant l’oppression et l’injustice de l’Europe, rêvant de liberté, d’égalité de droits avec tous les hommes dans la recherche du bonheur.

Ce Lithuanien est un certain Jurgis, un jeune géant, au dos large, débordant de vigueur, passionnément épris de travail, d’ambition, un travailleur choisi entre mille qui peut établir un rythme de travail à briser le cœur et le caractère des hommes qui travaillent à côté de lui et qui doivent conserver cette cadence en dépit du fait qu’ils sont des débiles à côté de lui.

Bref, Jurgis était « cette sorte d’hommes sur lesquels les patrons aiment mettre la main, et les patrons s’adressent des reproches quand ils n’ont pas pu le faire. » Jurgis était indomptable. Cela à cause de ses muscles puissants et de sa superbe santé. Peu importait la dernière infortune qui tombait sur lui, il carrait les épaules en disant : « Pas d’importance, je travaillerai plus dur ! » Il ne pensait pas un instant à l’époque où ses muscles ne seraient plus aussi forts, sa santé aussi resplendissante, quand il ne serait plus capable de travailler encore plus dur.

Il était à Chicago depuis deux jours. Il était dans la foule qui se pressait devant les grilles des conserveries. « Toute la journée, ces grilles étaient assiégées par des hommes affamés et sans le sou ; ils venaient littéralement, par milliers, chaque matin, se battaient entre eux pour avoir une chance de gagner leur vie. La bise glacée, le froid, leur importaient peu, ils étaient toujours à pied d’œuvre deux heures avant le lever du soleil, une heure avant le commencement du travail. Quelquefois leur visage se gelait, quelquefois c’étaient leurs pieds et leurs mains – mais ils n’avaient pas d’autre endroit où aller. »

Mais Jurgis ne resta dans cette foule que pendant une demi-heure. Ses épaules énormes, sa jeunesse, sa santé, sa force sans souillure le firent remarquer dans la foule comme une vierge au milieu des sorcières. Car il était vierge en ce qui concernait le travail, son corps magnifique n’avait pas encore été entamé par le labeur. Il fut rapidement choisi par un patron et envoyé au travail. Jurgis était un travailleur comme on en trouve un sur mille. Il y avait dans cette foule des hommes qui étaient venus tous les jours pendant un mois. Ils représentaient les neuf cent quatre-vingt dix-neuf.

Jurgis était prospère. Il gagnait dix-sept cents et demi de l’heure, et il se trouva précisément qu’il travaillait un grand nombre d’heures. La chose qu’il fit ensuite ne nécessitait aucune incitation de la part du Président Roosevelt. Avec dans le sang la joie de la jeunesse, la corne de l’abondance de la prospérité répandant son contenu sur lui, il se maria. « Ce fut l’heure de l’extase suprême dans la vie de l’une des plus nobles créatures de Dieu, la fête nuptiale et la transfiguration par la joie de la petite Ona Lukozaite. »

Jurgis travaillait à l’abattoir, il pataugeait dans le sang chaud qui se répandait sur le sol, il balayait dans une trappe avec un balai de cantonnier les entrailles fumantes dès qu’elles étaient extraites des carcasses. Mais cela lui était égal. Il était terriblement heureux. Il entreprit d’acheter une maison – à crédit.

Pourquoi payer un loyer quand on peut acheter une maison pour moins d’argent ? Telle était la question posée dans l’annonce publicitaire. « Et pourquoi, en effet ? » C’était là ce que Jurgis se demandait. Ils étaient très nombreux dans les deux familles réunies de Jurgis et d’Ona. Ils étudièrent soigneusement et longuement les économies faites dans leur vieux pays (trois cents dollars) et acceptèrent de payer douze dollars par mois jusqu’à ce que le montant total de douze cents dollars soit atteint. Alors la maison leur appartiendrait. Jusqu’à ce moment-là, aux termes du contrat qu’on leur avait imposé, ils seraient locataires. Le non-paiement d’une échéance leur faisait perdre tout ce qu’ils avaient déjà versé. Et finalement, ils perdirent les trois cents dollars, les loyers et l’intérêt qu’ils avaient payé, parce que la maison avait été construite, non pour servir de domicile, mais comme une spéculation sur le malheur, et elle avait été revendue un grand nombre de fois à des gens aussi simples qu’eux.

Entre-temps, Jurgis avait travaillé et s’était instruit. Il commençait à voir des choses et à comprendre. Il voyait comment les ouvriers placés à certains postes réglaient le rythme des autres et pour ces postes-là on choisissait des hommes à qui on payait des salaires élevés, et dont on changeait souvent. Cela s’appelait « activer l’équipe » et si un homme quel qu’il fût ne pouvait pas conserver la cadence, il y en avait à la porte des centaines qui suppliaient qu’on les laisse essayer.

Il vit que les patrons volaient les hommes, comme ceux-ci se volaient entre eux, tandis que les contremaîtres volaient les patrons. Il y avait Durham, appartenant à un homme qui essayait de gagner tout l’argent qu’il pouvait, sans se soucier des moyens employés ; et au-dessous de lui, rangés suivant les rangs et les grades comme une armée, il y avait les directeurs, les contremaîtres et les chefs d’équipe ; chaque homme faisait marcher celui qui était placé immédiatement au-dessous de lui, pour essayer de tirer de lui le plus de travail possible. Tous les hommes du même rang étaient en rivalité ; les comptes étaient tenus séparément pour chaque ouvrier, chacun vivait dans la terreur de perdre sa place si un autre avait un meilleur rendement que lui. On n’y mettait aucune forme de loyauté ni de décence, il n’y avait pas de place pour ces considérations, en aucun cas un homme n’aurait compté quand un dollar était en jeu. L’homme qui faisait des rapports, espionnait ses camarades franchirait des échelons ; l’homme qui ne s’occupait que de ses propres affaires et faisait son travail – eh bien, on « activerait sa cadence » jusqu’à le vider complètement, et ensuite « on le jetterait au ruisseau ».

Et pourquoi les patrons se seraient-ils occupés des hommes ? Il y en avait toujours davantage. « Un jour Durham fit passer une annonce pour recruter deux hommes chargés de couper la glace ; toute la journée les sans-logis et les affamés de la ville vinrent des quatre coins de ses deux cents mille carrés en pataugeant dans la neige. Ce soir-là huit cents d’entre eux s’entassèrent dans la gare du district du parc à bestiaux – ils emplissaient les pièces, dormaient sur les genoux les uns des autres, comme dans un toboggan, s’entassaient les uns sur les autres dans les corridors, jusqu’au moment où la police ferma les portes et en laissa quelques-uns à se geler en-dehors. Le lendemain, avant le lever du jour, ils étaient trois mille chez Durham, et l’on était obligé d’envoyer des réserves de police pour calmer l’émeute. Alors les patrons de Durham en choisirent vingt parmi les plus forts » et les envoyèrent au travail.

Et le spectre de l’accident commença à se dresser devant les yeux de Jurgis. C’était sa terreur continuelle. Terrible comme la mort, cela pouvait se produire à tout instant. En trois ans, l’un de ses amis, Mikolas, un désosseur de bœufs était resté couché chez lui à deux reprises avec un empoisonnement de sang, une fois pendant trois mois, une autre fois sept mois.

Jurgis voyait aussi comment l’« accélération de la cadence » augmentait les risques d’accident. « Pendant l’hiver, sur le parquet d’abattage, on était exposé à être couvert de sang qui se caillait et devenait solide. Les hommes s’enveloppaient les pieds de journaux et de vieux sacs, qui s’imprégnaient de sang et durcissaient. Tous ceux qui utilisaient un couteau ne pouvaient porter de gants ; si bien que leurs bras devenaient blancs de givre, que leurs mains s’engourdissaient, et il y avait des accidents. » De temps en temps, quand les patrons ne regardaient pas, les hommes, simplement pour se réchauffer, plongeaient leurs pieds et leurs chevilles dans les carcasses fumantes des bœufs fraîchement tués.

Une autre chose que vit Jurgis, et apprit par ce qu’on lui racontait, c’était le défilé des nationalités. A une certaine époque « les travailleurs étaient allemands. Ensuite, quand arriva une main-d’œuvre moins chère, ces Allemands s’en allèrent. Les suivants étaient des Irlandais. Ensuite, les Bohémiens, puis les Polonais. Les gens arrivaient par hordes ; et le vieux Durham les avait pressurés de plus en plus, en augmentant leur cadence et les avait complètement épuisés. Les Polonais avaient été évincés par les Lithuaniens, et à présent les Lithuaniens laissaient la place aux Slovaques. Maintenant, qui était plus pauvre et plus malheureux que les Slovaques, impossible de le dire ; mais les fabricants de conserves le trouveraient, ne vous inquiétez pas. Il était facile de les attirer, car les salaires étaient réellement beaucoup plus élevés, mais les malheureux ne s’apercevaient que trop tard que tout le reste était aussi d’un prix plus élevé. »

Il restait alors à Jurgis à apprendre le mensonge, ou les innombrables mensonges de la société. La nourriture était falsifiée, le lait des enfants frelaté, même l’insecticide que Jurgis payait vingt-cinq cents était truqué et ne faisait aucun mal aux insectes. Sous sa maison il y avait une fosse d’aisance qui n’avait pas été vidée depuis quinze ans.

« Jurgis allait et venait, l’esprit envahi par les soupçons ; il comprenait qu’il était entouré de puissances hostiles qui cherchaient à lui prendre son argent. Les boutiques placardaient sur leurs vitrines toutes sortes de mensonges pour l’allécher, les palissades mêmes de sa rue, les lampadaires et les poteaux télégraphiques étaient couverts d’affiches mensongères. La grande société qui l’employait lui mentait, et mentait au pays tout entier – du haut en bas, et mentait au pays tout entier – du haut en bas, tout n’était qu’un gigantesque mensonge. »

Le travail devenait rare. Jurgis ne travaillait plus qu’à temps réduit, il apprit ce que signifiait réellement cette mirifique paie de dix-sept cents et demi de l’heure. Il y avait des journées où il ne travaillait pas plus de deux heures, d’autres où il ne travaillait pas du tout. Mais il s’arrangeait pour arriver à une moyenne de six heures par jour, ce qui lui assurait des semaines de six dollars.

Survint alors cette chose qui hante le monde du travail, l’accident. Ce n’était qu’une blessure à la cheville. Il continua à travailler jusqu’au moment où il se trouva mal. Après cela, il passa trois semaines au lit, retourna travailler trop tôt, et se recoucha pour deux mois. Pendant ce temps-là tous les membres des deux familles avaient dû se mettre à travailler. Les enfants vendaient des journaux dans les rues. Ona cousait des jambons dans des sacs toute la journée, et sa cousine, Marija, peignait des boîtes. Et le petit Stanislovas travaillait sur une merveilleuse machine qui faisait tout le travail presque à elle seule. Tout ce qu’il avait à faire, c’était de poser une boîte de saindoux vide toutes les fois que le bras de la machine se tendait vers lui.

« Et c’est ainsi que furent décidées la place que le petit Stanislovas occuperait dans l’univers, sa destinée jusqu’à la fin de ses jours. Heure après heure, jour après jour, année après année, il était écrit qu’il se tiendrait debout sur une certaine portion de plancher d’un pied carré depuis sept heures du matin jusqu’à midi, puis de midi et demi jusqu’à cinq heures et demie, sans jamais faire un autre mouvement ni avoir une autre pensée, que placer des boîtes de saindoux. » Et pour cela, il recevait quelque chose comme trois dollars par semaine, qui représentaient sa part personnelle des gains totaux des 1.750.000 enfants ouvriers des Etats-Unis. Et son salaire payait un peu plus que les intérêts de la maison.

Et Jurgis restait couché sur le dos, impuissant, mourant de faim, afin qu’on puisse faire face aux paiements sur la maison, intérêts compris. Pour cette raison, lorsqu’il fut de nouveau sur pieds, il avait cessé d’être le bel homme qu’on remarque dans la foule. Il était mince et hagard, il paraissait misérable. Il avait perdu sa place ; il se mêlait à la foule attendant à la grille, matin après matin, en s’efforçant d’être dans les premiers et de paraître ardent au travail.

Ce qu’il y avait de particulièrement amer dans tout cela, c’était que Jurgis en voyait clairement la signification. Au début, il était frais et vigoureux, et il avait eu du travail le premier jour ; mais maintenant, il était un article abîmé, d’occasion, pour ainsi dire, et on ne voulait pas de lui – on l’avait épuisé, avec cette accélération des cadences et ce manque de soins et maintenant on le mettait eu rebut.

La situation était devenue désespérée. Plusieurs membres de la famille perdirent leur place et Jurgis, en dernier recours, descendit dans l’enfer des usines d’engrais et se mit au travail. Vint alors un autre accident, d’une nature différente. Ona, sa femme, fut indignement – trop indignement pour qu’on le précise ici – traitée par son chef d’équipe, Jurgis frappa ce dernier, et fut mis en prison. Ona et lui perdirent leur place.

Dans le monde des travailleurs, un désastre n’arrive jamais seul. La perte de la maison suivit la perte de leurs places. Du fait que Jurgis avait frappé son chef, il fut mis sur la liste noire de toutes les usines de conserves et ne put même pas retrouver sa place dans l’usine d’engrais. La famille fut dispersée, ses membres suivirent chacun le chemin menant à l’enfer des vivants. Les plus favorisés par la chance moururent, comme le père de Jurgis, atteint d’un empoisonnement du sang après avoir travaillé dans les produits chimiques, et le jeune fils de Jurgis, Antanas, noyé dans la rue. (Et à ce sujet, je tiens à dire que c’est un fait exact. J’ai parlé personnellement à un homme de Chicago, qui travaillait pour des œuvres de charité et qui avait enterré l’enfant noyé dans les rues de la Cité des Conserves.)

Et Jurgis, subissant le bannissement représenté par l’inscription sur la liste noire, faisait ces réflexions : « Il n’y a pas de justice, on n’a aucun droit, nulle part – il y a seulement la force, la tyrannie, la volonté et la puissance, impitoyable et sans limite. On l’avait foulé aux pieds, vidé jusqu’à la moelle des os, on avait tué son vieux père, brisé et détruit sa femme, écrasé et dompté sa famille tout entière. Et à présent, ils en avaient fini avec lui. Ils n’avaient plus rien à faire de lui. »

« Alors on le regarda avec pitié – pauvre diable, il était sur la liste noire. Il avait autant de chances de trouver du travail dans la Cité de la Conserve que d’être choisi comme maire de Chicago. Son nom figurait sur une liste secrète dans tous les bureaux, petits ou grands, de la place. On avait son nom à Saint Louis, à New York, à Omha et Boston, à Kansas City et St Joseph. Il avait été condamné, la sentence avait été exécutée sans procès ni appel ; il ne pourrait jamais plus travailler pour les fabricants de conserves. »

Et « La Jungle » ne se termine pas là. Jurgis vit assez pour aller jusqu’au fond de la pourriture et de la corruption de la machine industrielle et politique ; et tout ce qu’il voit et apprend, le livre le dit.

C’est un livre qui mérite vraiment d’être lu, un livre qui peut rester comme un morceau d’histoire, au même titre que « La Case de l’Oncle Tom ». Dans cet ordre d’idées, il y a de grandes chances pour qu’il se révèle comme étant « La Case de l’Oncle Tom » de l’esclavage du salariat. Il est dédié non pas à un Hutington ou un Carnegie mais aux travailleurs d’Amérique. Il a un accent de vérité et de puissance, il est soutenu aux Etats-Unis par plus quatre cent mille hommes et femmes qui font tous leurs efforts pour lui donner une diffusion plus grande que n’en a jamais connu aucun livre depuis cinquante ans. Non seulement il peut accéder à une « grande vente », mais il a toutes les chances de devenir l’ouvrage « le plus vendu ». Et cependant, c’est ce qu’il y a d’étrange dans la vie moderne, « La Jungle » peut être lue à des centaines de milliers, des millions d’exemplaires sans être pour cela rangée par les magazines au rang des « best sellers ». La raison en est qu’il va être lu par la classe ouvrière, et dans la classe ouvrière, il a déjà été lu à des centaines de milliers d’exemplaires. Chers patrons, auriez-vous l’intelligence de lire pour une fois la littérature que lit toute votre classe ouvrière ? »

« The Jungle » d’Upton Sinclair :

« (…) Avec un membre coupant du bœuf dans une conserverie et un autre travaillant dans une fabrique de saucisses, la famille avait une connaissance de première main de la grande majorité des escroqueries de Packingtown. Car c’était la coutume, comme ils l’ont constaté, chaque fois que la viande était si gâtée qu’elle ne pouvait pas être utilisée pour autre chose, soit pour la conserver, soit pour la hacher en saucisse. Avec ce qui leur avait été dit par Jonas, qui avait travaillé dans les salles de conserves au vinaigre, ils pouvaient maintenant étudier l’ensemble de l’industrie de la viande gâtée à l’intérieur et lire une nouvelle et sombre signification dans cette vieille plaisanterie de Packingtown - qu’ils utilisent tout du porc sauf le cri.

Jonas leur avait dit comment la viande qui était sortie des cornichons se retrouvait souvent aigre, et comment ils la frottaient avec du soda pour enlever l’odeur, et la vendaient pour être mangée sur des comptoirs de repas gratuits ; aussi de tous les miracles de la chimie qu’ils ont accomplis, donnant à toute sorte de viande, fraîche ou salée, entière ou hachée, toute couleur et toute saveur et toute odeur qu’ils ont choisie. Dans le décapage des jambons, ils disposaient d’un ingénieux appareil, grâce auquel ils gagnaient du temps et augmentaient la capacité de l’usine - une machine composée d’une aiguille creuse attachée à une pompe ; en plongeant cette aiguille dans la viande et en travaillant avec son pied, un homme pouvait remplir un jambon de cornichon en quelques secondes. Et pourtant, malgré cela, il y aurait des jambons gâtés, certains avec une odeur si mauvaise qu’un homme pourrait à peine supporter d’être dans la pièce avec eux. Pour les pomper, les emballeurs disposaient d’un second cornichon beaucoup plus fort qui détruisait l’odeur - un processus connu des ouvriers comme « leur donnant trente pour cent ». De plus, après que les jambons aient été fumés, on en trouverait certains qui ont mal tourné. Auparavant, ceux-ci avaient été vendus comme « Grade Three Grade », mais plus tard, une personne ingénieuse avait frappé un nouvel appareil, et maintenant ils extrayaient l’os, sur lequel se trouvait généralement la mauvaise partie, et inséraient dans le trou un blanc chaud le fer. Après cette invention, il n’y avait plus de grade un, deux et trois - il n’y avait plus que le grade un. Les emballeurs étaient toujours à l’origine de tels stratagèmes - ils avaient ce qu’ils appelaient des « jambons désossés », qui étaient tous les bricoles du porc farcis dans des boyaux ; et "jambons de Californie", qui étaient les épaules, avec de grosses articulations des articulations, et presque toute la viande découpée ; et de fantastiques « jambons à peau », qui étaient faits des plus vieux porcs, dont les peaux étaient si lourdes et grossières que personne ne les achèterait - c’est-à-dire jusqu’à ce qu’ils soient cuits et hachés finement et étiquetés « fromage de tête !

Ce n’est que lorsque le jambon entier a été gâté qu’il est entré dans le département d’Elzbieta. Coupé par les flyers de deux mille tours par minute, et mélangé à une demi-tonne d’autres viandes, aucune odeur qui ait jamais été dans un jambon ne pouvait faire la différence. Il n’y a jamais eu la moindre attention portée à ce qui a été coupé pour les saucisses ; il y aurait tout le chemin du retour de la vieille saucisse d’Europe qui avait été rejetée, et qui était moisie et blanche - elle serait dosée avec du borax et de la glycérine, et jetée dans les trémies et refaite pour la consommation domestique. Il y aurait de la viande qui était tombée par terre, dans la saleté et la sciure, où les travailleurs avaient piétiné et craché des milliards de germes de consommation. Il y aurait de la viande stockée en gros tas dans les chambres ; et l’eau des toits qui fuyaient coulait par-dessus, et des milliers de rats s’y précipitaient. Il faisait trop sombre dans ces lieux de stockage pour bien voir, mais un homme pouvait passer sa main sur ces tas de viande et balayer des poignées de fumier séché de rats. Ces rats étaient des nuisances et les emballeurs leur mettaient du pain empoisonné ; ils mourraient, puis les rats, le pain et la viande iraient ensemble dans les trémies. Ce n’est pas une histoire de fée ni une blague ; la viande était pelletée dans des chariots, et l’homme qui faisait la pelleterie ne dérangerait pas de soulever un rat même quand il en voyait un - il y avait des choses qui entraient dans la saucisse par rapport à lesquelles un rat empoisonné était une friandise. Il n’y avait pas de place pour que les hommes se lavent les mains avant de prendre leur dîner, et ils ont donc pris l’habitude de les laver dans l’eau qui devait être versée dans la saucisse. Il y avait les extrémités de la viande fumée, et les restes de bœuf salé, et toutes les chances et les extrémités des déchets des plantes, qui seraient jetés dans de vieux barils dans la cave et laissés là. Dans le cadre du système d’économie rigide que les emballeurs appliquaient, il y avait des emplois pour lesquels il ne payait qu’une seule fois depuis longtemps, parmi lesquels le nettoyage des barils de déchets. Chaque printemps, ils le faisaient ; et dans les tonneaux, il y aurait de la saleté et de la rouille et de vieux clous et de l’eau viciée - et des chargements de charrettes après chargements en seraient chargés et jetés dans les trémies avec de la viande fraîche, et envoyés au petit déjeuner du public. Ils en feraient en partie des saucisses « fumées » - mais comme le fumage prenait du temps, et était donc cher, ils faisaient appel à leur département de chimie, le conservaient avec du borax et le coloraient avec de la gélatine pour la faire brunir. Toutes leurs saucisses sont sorties du même bol, mais quand elles sont venues les envelopper, elles en ont tamponné certaines « spéciales », et pour cela, elles ont facturé deux cents de plus la livre.

Tel était le nouvel environnement dans lequel Elzbieta était placée, et tel était le travail qu’elle était obligée de faire. C’était un travail stupéfiant et brutal ; cela ne lui laissait aucun temps pour réfléchir, aucune force pour quoi que ce soit. Elle faisait partie de la machine qu’elle entretenait, et toutes les facultés qui n’étaient pas nécessaires pour la machine étaient vouées à être écrasées. Il n’y avait qu’une seule miséricorde à propos de la cruauté cruelle - que cela lui donnait le cadeau de l’insensibilité. Elle sombra peu à peu dans la torpeur - elle se tut. Elle rencontrerait Jurgis et Ona dans la soirée, et les trois rentreraient à pied ensemble, souvent sans dire un mot. Ona, aussi, tombait dans une habitude de silence - Ona, qui avait chanté une fois comme un oiseau. Elle était malade et misérable, et souvent elle avait à peine assez de force pour se ramener chez elle. Et là, ils mangeaient ce qu’ils avaient à manger, et ensuite, parce qu’il n’y avait que leur misère à raconter, ils rampaient dans le lit et tombaient dans une stupeur et ne bougeaient jamais jusqu’à ce qu’il soit temps de se lever à nouveau, et de s’habiller à la lueur des bougies et retournez aux machines. Ils étaient tellement engourdis qu’ils ne souffraient même plus beaucoup de faim, maintenant ; seuls les enfants continuaient de s’inquiéter lorsque la nourriture manquait.

Pourtant, l’âme d’Ona n’était pas morte - l’âme d’aucun d’eux n’était morte, mais seulement endormie ; et de temps en temps, ils se réveillaient, et c’était une période cruelle. Les portes de la mémoire s’ouvriraient - de vieilles joies leur tendraient les bras, de vieux espoirs et de rêves les appelleraient, et ils remueraient sous le fardeau qui leur incombait, et ressentir son poids à jamais incommensurable. Ils ne pouvaient même pas crier en dessous ; mais l’angoisse les saisirait, plus terrible que l’agonie de la mort. C’était à peine une chose à dire - une chose jamais dite par tout le monde, qui ne connaîtra pas sa propre défaite.

Ils ont été battus ; ils avaient perdu la partie, ils ont été balayés. Ce n’était pas moins tragique parce que c’était tellement sordide, parce que cela avait à voir avec les salaires, les factures d’épicerie et les loyers. Ils avaient rêvé de liberté ; d’une chance de les regarder et d’apprendre quelque chose ; être décent et propre, voir son enfant grandir pour être fort. Et maintenant, tout était parti - ce ne serait jamais ! Ils avaient joué le jeu et ils avaient perdu. Six ans de labeur supplémentaires auxquels ils ont dû faire face avant de pouvoir espérer le moindre répit, la cessation des paiements sur la maison ; et comme il était cruellement certain qu’ils ne pourraient jamais supporter six ans d’une vie telle qu’ils vivaient ! Ils étaient perdus, ils descendaient - et il n’y avait pas de délivrance pour eux, pas d’espoir ; pour toute l’aide que cela leur a apportée, la vaste ville dans laquelle ils vivaient aurait pu être un déchet océanique, un désert, un désert, un tombeau. Si souvent, cette humeur venait à Ona, la nuit, quand quelque chose la réveillait ; elle mentirait, effrayée par les battements de son propre cœur, face aux yeux rouge sang de la vieille terreur primitive de la vie. Une fois, elle a pleuré à haute voix et a réveillé Jurgis, qui était fatigué et en colère. Après cela, elle a appris à pleurer silencieusement - leurs humeurs se réunissaient si rarement maintenant ! C’était comme si leurs espoirs étaient enterrés dans des tombes séparées.

Jurgis, étant un homme, avait ses propres problèmes. Un autre spectre le suivait. Il n’en avait jamais parlé, et il ne laisserait personne d’autre en parler - il n’en avait jamais reconnu l’existence. Pourtant, la bataille avec elle a pris toute la virilité qu’il avait - et une ou deux fois, hélas, un peu plus. Jurgis avait découvert la boisson.

Il travaillait dans la fosse fumante de l’enfer ; jour après jour, semaine après semaine - jusqu’à présent, aucun organe de son corps ne faisait son travail sans douleur, jusqu’à ce que le bruit des briseurs de l’océan résonne dans sa tête jour et nuit, et que les bâtiments se balancent et dansent devant lui alors qu’il descendit la rue. Et de toute l’horreur sans fin de cela il y avait un répit, une délivrance - il pouvait boire ! Il pouvait oublier la douleur, il pouvait glisser le fardeau ; il reverrait clairement, il serait maître de son cerveau, de ses pensées, de sa volonté. Son moi mort remuerait en lui, et il se retrouverait à rire et à faire des blagues avec ses compagnons - il serait de nouveau un homme et maître de sa vie.

Ce n’était pas facile pour Jurgis de prendre plus de deux ou trois verres. Avec le premier verre, il pouvait manger un repas, et il pouvait se persuader que c’était de l’économie ; avec la seconde, il pouvait manger un autre repas - mais il viendrait un moment où il ne pourrait plus manger, puis payer un verre était une extravagance impensable, un défi aux instincts de sa classe hantée par la faim. Un jour, cependant, il a sauté le pas, a bu tout ce qu’il avait dans ses poches, et est rentré chez lui à moitié "sifflé", selon l’expression des hommes. Il était plus heureux qu’il ne l’avait été depuis un an ; et pourtant, parce qu’il savait que le bonheur ne durerait pas, il était sauvage aussi avec ceux qui le briseraient, avec le monde et avec sa vie ; et là encore, en dessous, il était malade de honte. Ensuite, quand il a vu le désespoir de sa famille et a compté l’argent qu’il avait dépensé, les larmes lui sont montées aux yeux et il a commencé la longue bataille avec le spectre.

Ce fut une bataille qui n’a pas de fin, qui ne pourra jamais en avoir. Mais Jurgis ne s’en rendait pas compte très clairement ; il n’a pas eu beaucoup de temps pour réfléchir. Il savait simplement qu’il se battait toujours. Imprégné de misère et de désespoir comme il l’était, le simple fait de marcher dans la rue devait être mis sur la grille. Il y avait sûrement un salon au coin - peut-être aux quatre coins, et certains au milieu du bloc aussi ; et chacun lui tendit la main, chacun avait sa propre personnalité, des allures pas comme les autres. Aller et venir - avant le lever du soleil et après la tombée de la nuit - il y avait de la chaleur et une lueur de lumière, et la vapeur de la nourriture chaude, et peut-être de la musique, ou un visage amical, et un mot de bonne humeur. Jurgis a développé un penchant pour avoir Ona sur son bras chaque fois qu’il sortait dans la rue, et il la tiendrait fermement et marcherait vite. C’était pitoyable que Ona le sache - cela le poussait à y penser ; la chose n’était pas juste, car Ona n’avait jamais goûté de boisson et ne pouvait donc pas comprendre. Parfois, dans des heures désespérées, il se retrouvait à souhaiter qu’elle apprenne ce que c’était, afin qu’il n’ait pas à avoir honte en sa présence. Ils pourraient boire ensemble et échapper à l’horreur - s’échapper pendant un moment, quoi qu’il arrive.

Il y a donc eu un temps où presque toute la vie consciente de Jurgis a consisté en une lutte contre l’envie d’alcool. Il aurait des humeurs moches, quand il détestait Ona et toute la famille, parce qu’ils se mettaient sur son chemin. Il était idiot de se marier ; il s’était attaché, s’était fait esclave. C’est parce qu’il était marié qu’il a été obligé de rester dans les cours ; s’il n’y avait pas eu cela, il aurait pu s’en aller comme Jonas, et au diable les packers. Il y avait peu d’hommes célibataires dans l’usine d’engrais - et ces quelques-uns ne travaillaient que pour avoir une chance de s’échapper. En attendant, aussi, ils avaient quelque chose à penser pendant qu’ils travaillaient, - ils avaient le souvenir de la dernière fois qu’ils avaient été ivres et l’espoir du moment où ils seraient encore ivres. Quant à Jurgis, il était censé rapporter chaque centime ; il ne pouvait même pas aller avec les hommes à midi - il était censé s’asseoir et manger son dîner sur un tas de poussière d’engrais.

Ce n’était pas toujours son humeur, bien sûr ; il aimait toujours sa famille. Mais tout à l’heure était un temps d’épreuve. Pauvre petite Antanas, par exemple - qui n’avait jamais manqué de le gagner avec le sourire - la petite Antanas ne souriait pas tout à l’heure, étant une masse de boutons rouges de feu. Il avait eu toutes les maladies dont les bébés sont héritiers, en succession rapide, la scarlatine, les oreillons et la coqueluche la première année, et maintenant il était atteint de rougeole. Il n’y avait personne pour lui, sauf Kotrina ; il n’y avait pas de médecin pour l’aider, car ils étaient trop pauvres et les enfants ne mouraient pas de la rougeole - du moins pas souvent. De temps en temps, Kotrina trouverait le temps de sangloter sur ses malheurs, mais la plupart du temps, il devait le laisser seul, barricadé sur le lit. Le sol était plein de courants d’air et s’il prenait froid, il mourrait. La nuit, il était attaché, de peur qu’il ne lui enlève les couvertures, tandis que la famille gisait d’épuisement. Il mentait et criait pendant des heures, presque dans des convulsions ; puis, quand il était épuisé, il mentait en gémissant et en pleurant dans son tourment. Il brûlait de fièvre et ses yeux coulaient de plaies ; dans la journée, il était une chose étrange et espiègle à voir, un plâtre de boutons et de sueur, une grande masse violette de misère.

Pourtant, tout cela n’était pas aussi cruel que cela puisse paraître, car, aussi malade qu’il soit, le petit Antanas était le membre le moins malheureux de cette famille. Il était tout à fait capable de supporter ses souffrances - c’était comme s’il avait toutes ces plaintes pour montrer quel prodige de santé il était. Il était l’enfant de la jeunesse et de la joie de ses parents ; il a grandi comme le rosier du conjurateur, et tout le monde était son huître. En général, il se baladait dans la cuisine toute la journée avec un regard maigre et affamé - la portion de l’allocation familiale qui lui incombait n’était pas suffisante, et il était incontrôlable dans sa demande de plus. Antanas n’avait qu’un peu plus d’un an, et déjà personne d’autre que son père ne pouvait le gérer.

Il semblait qu’il avait pris toutes les forces de sa mère - n’avait rien laissé à ceux qui pourraient le suivre. Ona était à nouveau avec l’enfant maintenant, et c’était une chose terrible à contempler ; même Jurgis, muet et désespéré comme il l’était, ne pouvait que comprendre que d’autres souffrances étaient en route, et frissonnait à l’idée.

Car Ona allait visiblement en morceaux. En premier lieu, elle développait une toux, comme celle qui avait tué le vieux Dede Antanas. Elle en avait eu la trace depuis ce matin fatal où la société avide de tramways l’avait mise sous la pluie ; mais maintenant ça commençait à devenir sérieux et à la réveiller la nuit. Pire encore, la nervosité effrayante dont elle souffrait ; elle aurait des maux de tête effrayants et des pleurs sans but ; et parfois elle rentrait à la maison la nuit frissonnante et gémissante, et se jetait sur le lit et fondait en larmes. Plusieurs fois, elle était tout à fait hors d’elle et hystérique ; puis Jurgis devenait à moitié fou de frayeur. Elzbieta lui expliquait que cela ne pouvait pas être aidé, qu’une femme était soumise à de telles choses lorsqu’elle était enceinte ; mais il était à peine persuadé, et implorait et suppliait de savoir ce qui s’était passé. Elle n’avait jamais été comme ça auparavant, dirait-il - c’était monstrueux et impensable. C’était la vie qu’elle devait vivre, le travail maudit qu’elle devait faire, qui la tuait par centimètres. Elle n’était pas équipée pour cela - aucune femme n’était équipée pour cela, aucune femme ne devait être autorisée à faire un tel travail ; si le monde ne pouvait pas les maintenir en vie d’une autre manière, il devrait les tuer immédiatement et en finir avec cela. Ils ne doivent pas se marier, avoir des enfants ; aucun ouvrier ne devrait se marier - si lui, Jurgis, avait su à quoi ressemblait une femme, il se serait d’abord arraché les yeux. Alors il continuerait, devenant lui-même à moitié hystérique, ce qui était insupportable à voir chez un grand homme ; Ona se ressaisirait et se jetterait dans ses bras, le suppliant de s’arrêter, d’être immobile, qu’elle irait mieux, ce serait bien. Alors, elle mentait et sanglotait son chagrin sur son épaule, tandis qu’il la regardait, impuissante comme un animal blessé, la cible d’ennemis invisibles. »

In English : « The Jungle », Upton Sinclair

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