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Musique et inconscient

dimanche 4 octobre 2020, par Robert Paris

Myers écrit : « La musique apparaît moins comme un produit de nos besoins terrestres et de la sélection naturelle que comme une aptitude subliminale se manifestant de façon accidentelle, indépendante des influences externes et du moi supraliminal… Elle est quelque chose qui se découvre plutôt qu’un produit qui se fabrique. »

Bazaillas Albert rajoute dans « Musique et inconscience » : « Mais à ce titre, elle exprime immédiatement, comme une méthode de synthèse naturelle, les procédés de l’inconscient. »

Musique et inconscient

Bien des professeurs de musique ont demandé à leurs élèves comme aux auditeurs à quoi ils pensaient en écoutant la musique, à quoi ils pensaient quand une musique les touchait, les troublait, les faisait pleurer. Et ils étaient perturbés en entendant la réponse presque invariable malgré l’effort pour se souvenir de leurs pensées : « je ne pensais à rien ». Des classes entières d’élèves qui aiment la musique, qu’elle touche, ont répondu à des professeurs persuadés de la thèse inverse de la musique représentative, qu’ils ne voyaient rien, ne pensaient à rien de conscient, quand ils écoutaient ou jouaient de la musique…. Ils étaient eux-mêmes étonnés de n’avoir pensé à... absolument rien comme s’ils avaient eu un blanc de la conscience !

La musique produit donc un effet de rêve éveillé qui n’est pas pour étonner si on sait que l’on a sans cesse des instants de ce type en mode de conscience dit normal... Certains en retirent des impressions de flash-back mais la plupart disent ne se souvenir de rien de ce qui leur est passé par la tête durant une période où ils étaient plongés dans la musique sauf un sentiment éventuel de bien-être.

Ecoutons Romain Rolland lorsque Jean-Christophe, traîné par son grand-père dans l’ennuyeuse église, " bâille à s’en décrocher la mâchoire. Soudain, une cataracte de sons : l’orgue joue. Un frisson lui court le long de l’échine (...) Il ne comprend rien à ce bruit, il ne sait pas ce que cela veut dire : cela brille, cela tourbillonne, on ne peut rien distinguer, mais c’est bon. (...) et quand le fleuve de sons ruisselle d’un bout à l’autre de l’église, remplissant les voûtes, rejaillissant contre les murs, on est emporté avec lui, on vole à tire-d’aile de-ci de-là, on n’a qu’à se laisser faire. On est libre. On est heureux. "

On est heureux sans savoir pourquoi, sans avoir pensé à quelque chose en particulier. Tout au plus est-on capable de commentaires plats comme "c’était beau", "tel instrument m’a plu" ou autre réflexion que nous estimons très extérieure en la faisant. Nous sommes incapables de parler de nos états mentaux durant la musique !

Certains patients en séance de musicothérapie réceptive après l’écoute de certaines musiques : "c’était agréable, j’étais détendue, comme bercé par la musique " ou encore "J’étais dans la musique" ou " c’est comme si la musique et moi ne faisions qu’un, à tel point que par moment je ne l’entendais plus ".

Cela signifie que la partie du cerveau impliquée dans l’émotion musicale est plutôt liée à l’inconscient…

On a également remarqué que des personnes affectées par des maux psychologiques liés à une vie trop rationnelle dans laquelle l’inconscient finit par se révolter pour exiger sa part pouvaient soigner leur maladie en jouant d’un instrument. Dès lors, pendant qu’ils jouent, ils ne subissent plus cette pression d’une vie trop gouvernée par le rationnel. Soigner des maux psychologiques par la pratique de la musique est une méthode désormais reconnue. La thérapie par la musique peut par exemple soigner une dépression ou un blocage moteur psycho-physiologique. C’est un autre signe que la musique fait appel dans le cerveau à l’inconscient.

Bien sûr, certains auteurs ont cherché leur inspiration dans la vie matérielle, dans les sources, dans les animaux, dans le vent, dans la pluie, dans la cascade et leur musique peut évoquer ces situations. Cependant, le plus souvent la musique n’est pas représentative d’un monde matériel bien défini. Celui qui écoute est touché et il ne sait pas ce qui fait qu’il est touché. La rythmologie musicale a interprétée par le cerveau comme une évocation de la rythmologie des circuits neuronaux. Nul ne sait comment…

Il arrive qu’une personne pleure à chaudes larmes en écoutant une musique qu’elle ne se souvient pas avoir écouté sans qu’elle sache quels sentiments cette musique a bien pu évoquer, quelle époque ou quelle situation son cerveau l’a amené à retrouver. Encore une manifestation du lien entre musique et inconscient.

La fabrique de musique elle-même en est une manifestation chez le compositeur. Nombre de compositeurs croient entendre cette musique directement dans leur cerveau plus qu’il ne leur semble composer de manière consciente, voulue par eux, conçue par leur conscience. Une fois encore, il semble bien que l’inconscient soit à l’œuvre. On constate même une considérable différence entre le caractère des compositeurs et le caractère de leur musique. Comme disait Mozart, « je suis grossier mais ma musique ne l’est pas ».

Bien sûr cela suppose un niveau de l’inconscient capable d’atteindre la conscience, comme dans les rêves, dans les psychoses, dans les maladies d’origine psychologique.

Un autre point remarquable : chez les personnes démentes, les actes conscients sont rares mais la mémoire de la musique reste un acte possible. Marine Cygler explique ainsi :

« Mes travaux ont une double facette : la recherche clinique, avec les résidents d’une maison de retraite médicalisée, et la recherche fondamentale, qui veut répondre à la question : "Pourquoi les capacités musicales sont-elles conservées dans un cerveau dément ?" « Tout a commencé par une observation spectaculaire. Des personnes âgées, atteintes de la maladie d’Alzheimer à un stade si avancé qu’elles ne se souvenaient plus de ce qu’elles avaient fait dans le quart d’heure précédent, étaient capables d’apprendre de nouvelles chansons. C’était il y a cinq ans. J’étudiais alors les zones du cerveau qui permettent de percevoir et de se souvenir de la musique chez des volontaires jeunes et sains. « Aujourd’hui, des ateliers d’apprentissage de "chants nouveaux", mis en place par le docteur Odile Letortu, ont lieu aux Pervenches, une institution proche de Caen (Calvados). Là, des patients atteints d’Alzheimer, des femmes, pour la grande majorité, apprennent des chansons qui leur sont totalement inconnues, comme J’ai demandé à la lune, d’Indochine. Après plusieurs séances, elles sont certes toujours incapables de réciter le texte, mais elles reproduisent la mélodie spontanément. Mieux : elles s’en souviennent - même plus de deux mois sans l’avoir entendue -, ce qui représente "des années" à l’échelle de la maladie d’Alzheimer. Evidemment, elles ne savent pas quand elles l’ont apprise, elles estiment souvent que c’est un chant de leur enfance, période pour laquelle les souvenirs sont les plus vivaces quand on est atteint de cette maladie. « Avec cette expérience, on montre également la spécificité de la musique et sa capacité à se maintenir dans la mémoire malgré les défaillances du cerveau. Nous faisons l’hypothèse que cette capacité surprenante serait le résultat du statut mobilisateur de la musique, qui touche notre perception, nos émotions et nos mouvements puisque souvent, à l’écoute d’une musique entraînante, nos pieds ou nos mains tapent le rythme. « Finalement, c’est comme un sport très complet qui fait fonctionner beaucoup de régions cérébrales. Nous avons en effet déjà montré, grâce à la neuroimagerie, que la mémorisation des airs musicaux mettait en jeu des régions cérébrales plus diffuses que le langage. En somme, pour la musique, il n’y a pas une seule et unique manière de s’imprimer dans le cerveau, contrairement au langage qui repose sur un réseau de neurones très spécifique et donc beaucoup plus vulnérable. « Par ailleurs, grâce à ces patients atteints d’Alzheimer, nous entrouvrons une porte sur un fonctionnement peu accessible de la mémoire : la mémoire inconsciente. Celle-ci est en effet masquée par la mémoire consciente, qu’on appelle déclarative, chez la personne saine. « Nous espérons découvrir, grâce à la neuroimagerie, ce qui se passe dans le cerveau de ces patients lorsque nous leur présentons des informations plus ou moins familières, comme les chansons récemment apprises. Et ainsi, identifier les réseaux de neurones qui sont stimulés quand la mémoire inconsciente entre en jeu. »

Un autre type de preuve du niveau inconscient de l’éveil à la musique est la constatation que l’enfant en train de se développer dans le ventre de sa mère reste marqué par la musique qu’il a pu entendre ou pas dans cette période où sa conscience n’est pas encore véritablement à l’œuvre….

De même, une personne dans un coma dans lequel le cerveau continue à fonctionner est sensible à la musique alors que sa conscience est endormie.

On ne s’étonnera pas du coup que la musique soit reliée aux émotions humaines et nous semble les exprimer…

Bien sûr, un individu cultive au cours de sa vie une certaine culture musicale particulière, des goûts particuliers, reliés aux goûts de son entourage, de son époque ou de la société où il vit. La musique fait donc partie de la culture qui est reliée à la conscience que développe la collectivité et l’individu. Mais cette dernière n’est possible que parce que notre cerveau est sensible à la musique et cette sensibilité semble bien provenir de l’inconscient bien plus que du niveau conscient.

Plus l’Homme développe le culte de sa domination, de sa technicité et de son intelligence, plus le besoin de son inconscient d’avoir des plages de liberté peut devenir important, le besoin de débrancher, de ne plus penser à rien, de rêver, d’être dans l’inconscient, de se livrer à l’irrationnel. Le trop piloté, le trop conscient peut causer de véritables maladies graves. Chaque individu a un besoin de garder sa part de rêve éveillé. Nier cette part de notre individu peut amener de véritables explosions dépressives.

Le fonctionnement humain est un mélange complexe de ces deux contraires, le conscient et l’inconscient. Les deux se combattent l’influence mais ils ont en même temps besoin de s’interpénétrer.
La musique est un moyen pour l’individu de débrancher, de déconnecter le trop conscient, le trop dirigé de la vie quotidienne, de laisser de la place pour le cerveau inconscient.

Dans le domaine, on peut dire que la musique est aussi interpénétration de conscient et d’inconscient. Par exemple, avec la chanson, la musique se couple avec un domaine conscient.

La sublimation des sentiments conscients réalisée par la musique a été plusieurs fois analysée et soulignée. Cette sublimation est en relation avec l’inconscient. Cette sublimation explique que la musique ait été utilisée pour évoquer l’élévation des sentiments que la religion veut provoquer. L’autre lien entre mysticisme et religion provient du caractère mystérieux de la création et de l’impression musicale qui semble venir du dedans sans être pilotée par l’individu, par sa volonté et ses liens avec le monde extérieur. Il y a un automatisme interne de musique chez le compositeur. Schopenhauer écrit que la musique est le résultat d’un processus qui se déroule à l’intérieur du musicien, surtout quand celui-ci crée sur le vif. La musique est le résultat d’un processus et est elle-même un processus, mais elle est le résultat d’un processus qui n’a rien à voir avec la musique. Ce processus est, fondamentalement et profondément, en l’homme.

Wagner dit dans ses Mémoires : « j’ai compris que mon vertige m’entraînait vers une nouvelle forme musicale » On voit que l’irrationnel de l’inspiration conduit l’artiste vers une nécessité de mise en forme pour transmettre l’inspiration.

Freud était un grand théoricien de l’inconscient mais il avait visiblement une inhibition de ce côté puisqu’il refusait de se laisser aller à la musique au point de refuser d’en entendre même occasionnellement ! Son attitude vis-à-vis de la musique est plus un refus violent qu’une insensibilité comme on l’a dit parfois à tort. Là, ce n’est pas la théorie de Freud qui est en cause mais son analyse...

Max Graf rapporte :

"Progressivement, Freud rassemblait autour de lui un cercle d’élèves intéressés et inspirés. Un jour, il me surprit en m’annonçant qu’il aimerait avoir une réunion dans sa maison une fois par semaine ; il souhaitait la présence non seulement d’un nombre de ses élèves, mais aussi de quelques personnalités venant d’autres domaines de préoccupation intellectuelle. Il mentionna devant moi Herman Bahr, l’écrivain qui était alors le chef du courant moderne chez les artistes à Vienne, et qui avait une vive sensibilité pour toutes les tendances intellectuelles nouvelles. Freud voulait que ses théories soient discutées de tous les points de vue possibles. Il me demanda si j’étais intéressé par une telle entreprise. Je fus ainsi pendant plusieurs années membre de ce groupe d’amis qui se rencontraient chaque mercredi dans la maison de Freud. La majorité de ce groupe était naturellement composée des médecins qui étaient familiarisés avec la nouvelle psychologie freudienne. Il y avait quelques écrivains, moi-même qui étais critique musical, et Leher, le musicologue de l’Académie de musique d’État à Vienne. J’entrepris la tâche d’étudier la psychologie des grands musiciens et le processus de composition en musique en me servant de la psychanalyse.
Nous nous réunissions dans le bureau de Freud chaque mercredi soir. Freud était assis au bout d’une longue table, écoutant, prenant part à la discussion, fumant son cigare, et pesant chaque mot d’un regard grave et pénétrant. A sa droite était assis Alfred Adler, dont la parole emportait la conviction à cause de sa pondération, de son réel sérieux et de sa sobriété. A la gauche de Freud se tenait Wilhelm Stekel, l’homme à propos duquel Freud publia plus tard une critique acérée, mais qui, a ce moment-là, était actif et plein d’idées. Parmi les médecins du cercle de Freud je rencontrais Paul Federn, un des élèves de Freud les plus loyaux, et qui représente, avec succès, les tendances orthodoxes de l’école de Freud.
Les réunions suivaient un rituel déterminé. D’abord un des membres présentait une communication. Puis, on servait du café noir et des gâteaux ; des cigares et des cigarettes étaient sur la table et on en consommait une grande quantité. Après un quart d’heure de convivialité, la discussion commençait. Le dernier mot, décisif était toujours prononcé par Freud lui-même. Il y avait dans cette pièce l’atmosphère de la fondation d’une religion. Freud lui-même était son nouveau prophète qui faisait apparaître comme superficielles les méthodes d’étude psychologique qui avaient prévalu précédemment. Les élèves de Freud, tous inspirés et convaincus, étaient ses disciples. En dépit du fait que ’Le contraste entre les personnalités de ce cercle d’élèves était grand, à cette première période de la recherche freudienne, tous étaient unis dans leur respect et leur inspiration avec Freud.
C’est pendant ces réunions du mercredi que j’ai présenté des exposés sur les processus psychologiques dans l’écriture musicale de Beethoven et de Richard Wagner. Il est surprenant à quel point la nouvelle psychologie de
Freud se démontra utile dans l’analyse du travail artistique. Le mécanisme du rêve et ceux de l’imagination artistique étaient semblables ; l’inconscient et le conscient agissaient ensemble conformément aux lois formulées par Freud ; le jeu et le contre-jeu des affects, des inhibitions, les transformations des affects, tout devenait intelligible. Un jour j’ai apporté à Freud un essai d’analyse du Hollandais volant de Richard Wagner ; ces figures poétiques de Wagner se rattachaient à des impressions d’enfance. Freud me dit qu’il ne retournerait pas ce travail (le premier de son genre) ; il le publia dans ses Textes de psychologie appliquée (Vienne, par Deuticke). Dans un autre livre, intitulé l’Atelier intérieur du musicien (publié par Ferdinand Enke à Stuttgart) j’ai utilisé les théories freudiennes pour l’interprétation du travail créateur musical."

dans "Souvenirs du Professeur Freud" (1942)

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