Accueil > 02 - Livre Deux : SCIENCES > Formation et filiation de l’homme > Filiation ou émergence de l’homme ?

Filiation ou émergence de l’homme ?

vendredi 15 juin 2007, par Max

L’homme est un drôle de singe

"L’ordre est largement le produit de la contingence. (…) Tout déroulement de l’histoire, altéré d’un iota apparemment insignifiant à son commencement, aurait donné un aboutissement également sensé et totalement différent, mais extrêmement déplaisant pour notre vanité, puisqu’il n’inclurait pas de vie consciente d’elle-même. (…) Des milliers et des milliers de fois, il s’en est fallu de peu pour que nous soyons purement et simplement effacés du film de la vie. (...) Homo sapiens est un détail dans l’histoire de la vie, et n’en incarne pas une tendance."

Stephen Jay Gould dans "La vie est belle"

Apparition et évolution de l’homme, le film

Les grands singes et l’homme, le film

De l’homme et de la femme préhistoriques, le film

L’homme et le singe, le film

Site : Matière et révolution

www.matierevolution.fr

Sommaire du site

Pourquoi ce site ?

MOTS CLEFS :

dialectique
discontinuité
physique quantiquerelativité
chaos déterministe
système dynamique
non-linéarité
émergence
inhibition
boucle de rétroactionrupture de symétrie
le temps -
contradictions
crise
transition de phasecriticalité - attracteur étrange
auto-organisationvide - révolution permanente - Zénon d’Elée -
Blanqui -
Lénine -
TrotskyRosa Luxemburg
Prigogine -
Barta -
Gould - marxisme - Marx - la révolution

Pour nous écrire, cliquez sur Répondre à cet article

Lire à l’extérieur du site :
Sur l’évolution de l’homme


Le bébé chimpanzé ressemble bien plus au bébé humain que les adultes entre eux. l’évolution n’a pas lieu entre individus déjà développés. L’homme gardé une face d’enfant. C’est la néoténie. L’humain est un singe retardé. Ses phases de développement sont décalées. Cela explique qu’il soit toujours en phase d’apprentissage intellectuel.

Résumé

L’évolution de l’homme, comme l’indique ce terme, est présentée comme une série continue d’êtres qui vont d’une espèce de pré-singe à une espèce de pré-humain puis aux diverses formes successives d’humains. Les progrès de la connaissance, entravés bien sûr par les limites des connaissances dus aux faibles restes des espèces anciennes, montrent que cette image est fausse. La non-linéarité, la discontinuité, l’émergence caractérisent l’apparition de l’homme sur tous les plans : physiologique, psychologique, technologique, intellectuel, social, et organisationnel.

L’émergence de l’homme

par Ian Taterstall :

"Nous regardons notre propre espèce comme l’entité biologique ayant atteint un sommet évolutif, et même plus que cela, le sommet de l’évolution. Et nous aimons souligner ce fait en attribuant à nos plus proches apparentés une position plus basse que la nôtre sur la ligne ascendante qui culmine dans notre position élevée. Or, c’est une conception absolument fausse que de mesurer le succès évolutif de telle ou telle espèce en fonction de son progrès en direction du sommet d’une échelle. (...) La plupart des personnes qui veulent se représenter l’apparition de l’homme en termes d’histoire évolutive tendent à la concevoir comme un lent mouvement de perfectionnement, de nos adaptations au cours du temps. Si tel était le cas, le processus nous ayant façonnés apparaitrait rétrospectivement inéluctable. De nombreux paléoanthropologues, ces chercheurs qui étudient les archives fossiles, trouvent une certaine commodité intellectuelle à regarder notre histoire évolutive comme une longue montée laborieuse mais régulière, qui nous a fait passer du stade la brute à celui de l’être intelligent. Ils ont même forgé le terme d’"hominisation" afin de décrire le processus à l’origine de l’homme, ce qui renforce l’impression que non seulement notre espèce est unique en son genre, mais que le mécanisme évolutif qui nous a façonnés l’est tout autant. Cette conception présente de nombreux risques. (...) Les scientifiques l’ont appris petit à petit, à mesure que se sont accumulées les données des archives paléontologiques - lesquelles les ont contraint à abandonner l’idée que notre histoire biologique a uniquement consisté en une simple progression linéaire (...) Depuis des années, les paléontologues se rendaient vaguement compte que (...) les nouvelles espèces, au lieu d’apparaitre en raison d’une transformation graduelle d’une espèce souche, au cours du temps, semblaient surgir brusquement dans les archives géologiques (...) Elles disparaissaient aussi brutalement qu’elles étaient apparues (...) Les archives fossiles n’obéissaient pas aux prédictions de la théorie du changement graduel. (...) Le nouveau schéma explicatif était constitué de longues périodes de stabilité des espèces interrompues par de brefs phénomènes de spéciation, d’extinction et de remplacement. (...) Eldredge et Gould proposaient, en réalité, que l’évolution, tout en étant graduelle, procédait par à-coups : "l’évolution par sauts" (...) .

Bien souvent les modifications de l’environnement non seulement surviennent en général trop rapidement pour que la sélection naturelle puisse y répondre immédiatement, mais elles ont aussi généralement pour conséquence de permettre la colonisation rapide de vastes portions de territoire par toutes sortes de nouvelles espèces, ce qui conduit à une compétition et à des remplacements rapides de faunes. Comme nous le verrons, notre propre genre Homo est peut-être apparu dans le cadre de ce type de "poussée de remplacement" faunistique promue par l’environnement. (...) Eldredge et Gould ont rejeté la notion selon laquelle nous devrions apercevoir un lent changement de génération en génération. Au contraire, ils ont estimé que la spéciation est un processus rare, difficile à réaliser, ce qui a pour conséquence que les lignées sont pour l’essentiel stables, et que les remplacements d’espèces ne se produisent qu’occasionnellement et rapidement. (...)
Nous avons tendu jusqu’à présent à voir l’histoire de notre lignée comme moins touffue qu’elle n’a réellement été. En même temps, nous avons toujours tendu à voir notre propre espèce comme plus centrale dans l’évolution de notre famille qu’elle ne peut l’être, étant donné qu’elle ne représente en fait qu’une brindille terminale parmi d’autres au sein d’un gros buisson (mais il est vrai la seule survivante aujourd’hui). (...) Mais accepter ce cadre explicatif nous conduit à abandonner, une fois pour toutes, la notion tenace selon laquelle nous sommes le résultat final, parfait ou non, d’un processus continu d’amélioration. (...) Dans le cas de notre lignage, par exemple, les paléo que l’apparition de la bipédie, l’évolution de la dimension du cerveau ou de certains détails du crâne et de la denture. (...) Si fascinants et importants qu’ils soient, les caractéristiques et les complexes fonctionnels n’existent pas à l’état isolé. (...) La nature peut seulement agréer ou rejeter un organisme dans sa totalité. Par conséquent, il est par exemple totalement inutile, dans un sens fondamental, de débattre de la question de savoir si la bipédie est apparue en tant d’adaptation locomotrice, ou bien en tant que mécanisme thermorégulateur, ou bien en tant que moyen d’augmenter le champ de vision, ou bien encore en tant que moyen d’éviter l’attention des prédateurs intéressés prioritairement par les silhouettes horizontales. Il suffit d’admettre que ce comportement est simplement apparu chez la première espèce bipède de notre lignage probablement (....) plus en complément à l’aptitude à grimper aux arbres qu’en remplacement de celle-ci. (...) Ces premier individus bipèdes (et cette première espèce bipède) étaient des organismes fonctionnels globaux, et s’ils ont connu un succès évolutif, c’est nécessairement en tant que tout, et non pas en tant que véhicules de l’un ou l’autre de leurs "traits". "


Le passage du singe à l’homme

L’idée qu’il n’est pas nécessaire d’un très grand nombre de mutations pour passer d’une espèce à une autre est illustrée par Jean Chaline avec le passage du singe à l’homme. Une modification de 1% dans l’ADN, entre le chimpanzé et l’homme, correspond à un changement morphologique de l’ordre de 60%, et à un changement considérable du mode de vie.

L’explication de l’évolution vers l’homme par la sélection pose problème. La sélection naturelle ne peut avoir bâti le cerveau car elle ne peut que sélectionner en vue de besoins immédiats. Les premiers hommes ont disposé d’un cerveau dont les capacités allaient bien au delà de leurs besoins, c’est-à-dire des réflexions nécessitées par leur mode de vie. D’autre part, le temps qu’a mis l’évolution de l’homme au singe est beaucoup trop court pour une interprétation de type avantage sélectif par sélection naturelle qui nécessiterait des millions d’années.

Une nouvelle thèse est développée par François Jacob en 1981 dans « Le jeu des possibles » : « comme l’a montré Allan Wilson , les différences d’organisation entre humains et grands singes ne peuvent se fonder que sur des changements dans quelques gènes de régulation. Une conclusion semblable a déjà été atteinte par les anatomistes et les paléontologistes qui ont souligné l’importance de ce qu’ils ont appelé « retardement du développement » comme facteur d’évolution. Parmi les événements les plus dramatiques de l’évolution, certains en effet sont liés à des changements qui avancent la maturité sexuelle à un stade plus précoce du développement. Des traits qui jusque là caractérisaient l’embryon deviennent alors ceux de l’adulte. C’est très vraisemblablement un tel mécanisme qui a donné naissance aux vertébrés à partir de quelque invertébré marin. C’est ce même processus qui semble avoir joué un rôle majeur dans la voie qui a mené à l’homme. L’embryon humain se développe selon un schéma de retardement conservant chez l’adulte une série de traits qui, chez les autres primates et les ancêtres de l’homme, caractérisent le petit. »

C’est en partant de cette notion d’horloge interne du vivant que Jean Chaline a cherché à expliquer un paradoxe de l’évolution des pré-singes, menant d’une part aux singes actuels et, d’autre part, à l’homme. Ce paradoxe est le suivant : comment une toute petite différence du capital génétique peut-elle avoir produit des animaux aussi différents morphologiquement ? La réponse serait dans une modification des rythmes du développement entre le singe et l’homme, l’allongement d’une phase entraînant un décalage des suivantes. L’homme serait un singe à l’horloge retardée. Konrad Lorenz écrit : « rester durablement un être en devenir, cette propriété si essentielle à la condition humaine de l’homme authentique est sans doute un don que nous devons à la nature néoténique de l’être humain. » Cette idée illustre le caractère retardé, ou néoténique, de l’être humain.

C’est en 1977 que Stephen Jay Gould a reposé le problème dans son ouvrage « Ontogénie et phylogénie » (malheureusement jamais traduit en français). Tout d’abord la première remarque est la ressemblance plus grande entre les stades infantiles des singes et de l’homme qu’entre leurs stades adultes, et notamment en comparant la morphologie du crâne. Le crâne de l’embryon humain diffère peu de celui de l’embryon chimpanzé. Mais, à l’état adulte, l’homme conserve des caractéristiques de la jeunesse, contrairement au chimpanzé. Le ralentissement sensible de notre développement entraîne pour l’homme une différence moins grande entre bébé et adulte, que pour les autres singes. L’homme est un singe retardé et pour lequel un retard a entraîné de nombreuses modifications de toutes les autres horloges. L’accroissement de la taille de notre cerveau n’est qu’une conséquence indirecte du report de la période de croissance rapide prénatale des singes à une autre période.
Le bébé humain est plus prématuré que celui du chimpanzé. La phase lactéale (dents de lait) dure de 3 à 4 ans chez le chimpanzé alors qu’elle dure de 7 à 8 ans chez l’homme. Selon Chaline, un grand nombre de modifications entre le singe et l’homme seraient liées à la néoténie, c’est-à-dire à ce retard d’horloge. Le menton de la mandibule des hommes modernes apparaît entre 6 et 13 ans. Ce serait le résultat d’un retard qui aurait des effets inégaux sur le développement des dents, s’arrêtant vers 7 ans, et de la partie basale de la mandibule qui se poursuit jusqu’à la maturité sexuelle. Il en serait de même en ce qui concerne notamment les poumons ou le pelage réduit de l’homme. Par exemple, nous avons la pilosité d’un enfant chimpanzé. La descente du larynx de l’homme qui agrandit le pharynx et permet le langage articulé est un phénomène tardif qui commence chez l’embryon, se poursuit chez le foetus et s’accomplit chez le jeune. Chez l’homme, jusqu’à un an et demi, la position du larynx est la même que chez le singe.
Autre phénomène tardif du développement : la croissance du fémur liée aussi à une maturité sexuelle avancée. Nous avons une très longue période de gestation, une enfance qui se prolonge de façon remarquable et une longévité plus grande que les autres mammifères et notamment les plus proches de nous, les singes.
La datation va à l’encontre d’une idée très courante selon laquelle le processus principal de formation de l’homme serait la croissance du cerveau. Des scientifiques comme Gould et Jacob n’ont pas cessé de souligner que nous sommes mal disposés à comprendre les mécanismes de l’évolution. Nous voulons absolument faire dériver notre particularité par rapport aux autres animaux de notre gros cerveau. On peut le constater en examinant les diverses thèses racontant l’évolution humaine. La bipédie a été une étape considérable de la révolution humaine, alors que Gould a montré que notre morphologie du crâne peut très bien n’être que le produit de la néoténie.

Le point de vue des contradicteurs

Un certain nombre de paléontologues développent d’abord des arguments contre la théorie des équilibres ponctués. Par exemple, certains paléontologues vont contester la validité des conclusions de Stephen Jay Gould concernant les séries de mollusques du lac Turkana en disant que les changements brutaux de plusieurs coquillages en même temps pourraient être liés à des changements d’acidité de l’eau à ces époques. Pour prouver quelle est la bonne modélisation, il faudrait des séries de variables qu’on étudierait sans qu’il y ait de grands changements du milieu.

Les objections à la loi fractale de l’évolution développée par Chaline, Nottale et Grou ne manquent pas non plus :
les changements choisis dans l’arborescence sont des changements qualitatifs dont on observe la progression des dates. En général, dans ce type d’arborescence évolutive, on avait retenu des changements quantitatifs, comme la céphalisation ou le rapport entre la taille du cerveau et la taille du corps.
certaines dates de l’arborescence de Jean Chaline sont des apparitions d’organes et d’autres sont des fossiles. Or, objecte Guillaume Lecointre, on n’est jamais sûr qu’un fossile soit le premier représentant du changement morphologique.
On peut remarquer que ces objections seraient également des critiques des théories précédentes et surtout des plus linéaires. Lecointre dit ainsi « juger de l’importance d’une innovation par rapport à l’environnement est difficile car on s’aperçoit que l’innovation au moment où elle apparaît sert à autre chose que ce à quoi elle va servir ensuite. Ainsi nous savons maintenant que certains dinosaures téropodes ont eu des plumes sans savoir voler. »
La difficulté d’utilisation des datations fossiles est une critique valable mais elle vaut aussi bien contre tous les modèles d’évolution. Lecointre critique le déterminisme sous-jacent que Chaline croit voir dans l’évolution et déclare qu’il combat ce point de vue philosophique. Nous avons là aussi une racine des critiques contre l’idée de Chaline. Ce qu’il récuse ce n’est pas les limites ou les défauts probables de la loi proposée par Chaline mais l’idée même d’un déterminisme génétique, d’une loi de l’évolution.
Une question se pose concernant la théorie de Chaline : est-ce que cette prédictibilité qu’il attribue à sa fractale ne va pas à l’encontre de la notion de hasard obéissant à des lois, et donc déterministe mais imprédictible ? Dans son ouvrage qui vient de paraître, écrit en collaboration avec Nottale et Grou et intitulé « Les arbres de l’évolution », Chaline donne une réponse qui est : la prédictibilité dans l’imprédictibilité. Comme on le voit, la vie reste un phénomène qui n’est pas compréhensible de manière directe, et continue de poser de nombreux problèmes notamment philosophiques.

Une nouvelle synthèse pluridisciplinaire

Rappelons le caractère pluridisciplinaire de la théorie de l’évolution qui, désormais, ne concerne pas seulement la paléontologie et la génétique, en passant par l’embryologie mais touche à toutes les sciences avec l’étude des rythmes chaotiques. En effet, si certains peuvent être choqués que Chaline se soit associé, pour étudier l’évolution du vivant, à l’astrophysicien Nottale et à l’économiste Grou, et en font même un argument contre cette thèse, il ne fait là que suivre un chemin parcouru par bien d’autres. Je citerai seulement deux exemples : celui du naturaliste Darwin qui a trouvé sa propre thèse en lisant la thèse économique d’Adam Smith et celle du démographe Malthus, plus encore qu’en circulant autour du monde à bord du navire Beagle. Un deuxième exemple est celui des fractales de Mandelbrot. Sa découverte ne s’est faite ni par des études de mathématiques pures ni de physique, mais en travaillant l’économie et en remarquant le caractère auto-similaire à plusieurs échelles de la courbe des prix du coton.
Je reviens maintenant à la question posée au début : faut-il aller chercher la thèse du chaos pour étudier l’évolution, le coeur ou le cerveau et en parler également à propos de physique ? La réponse est à mon avis la suivante : le chaos est concerné dans toutes les études scientifiques liées aux rythmes naturels car la rythmologie de la nature n’est pas périodique mais chaotique.
Je dirai qu’il y a deux démarches opposées, non seulement sur l’évolution mais plus généralement en sciences. La première démarche, celle conventionnelle, celle de l’adaptation, demande : « à quoi ça sert ? » lorsqu’elle constate l’apparition d’un nouvel organe ou un nouveau mode de vie. La deuxième démarche, celle du chaos déterministe, demande : « comment cela se produit, et quel en est le processus ? »


L’hominisation :
Notre cerveau, un produit du hasard et de la nécessité
 [1]

De toutes les question scientifiques, celle qui pose le plus de problèmes à l’homme c’est l’étude de sa propre personne, et dans celle-ci, c’est l’étude de son cerveau. C’est celle où son outil d’étude est le même que l’objet de cette étude. Mais surtout c’est celle où il est le moins objectif et le plus le sujet de ses sentiments à son propre égard. C’est aussi depuis toujours la principale interrogation philosophique. [2] On peut aisément lui demander d’avoir une attitude scientifique matérialiste concernant sas jambes, une attitude réaliste concernant son cœur mais c’est le déchirer que lui demander d’admettre que son cerveau est un simple objet matériel qui possède quelques propriétés particulières. C’est l’insulter que de lui dire qu’un cerveau de singe un peu plus gros n’est pas la chose extraordinaire qui lui est arrivée. Pour une majorité de scientifiques (sans parler des autres) il y a un a-priori : le fonctionnement du cerveau humain ne peut s’expliquer uniquement par des causes matérielles. Il y aurait des causes que l’on peut appeler spirituelles. Quant à l’apparition du gros cerveau, c’est encore pire : si on fait souvent appel à des causes réelles, on tient à affirmer que le gros cerveau entraîne une supériorité de l’homme. Par exemple, on peut dire que c’est une adaptation réussie ou encore que c’est un produit de la lutte pour la vie ... Et surtout, on affirme de façon péremptoire que ce qui le sépare des autres animaux c’est essentiellement son intelligence. C’est une évidence qu’il n’est pas question de remettre en cause. La seule question qu’il accepte de se poser, c’est comment un tel cerveau, si différent du reste du règne vivant, a-t-il pu être produit par la nature. Et, souvent, la réponse est qu’il n’y a pas de réponse naturelle. De là à chercher des réponses surnaturelles ....

Au risque d’aller à l’encontre de bien des idées reçues, propagées y compris par certains scientifiques parmi les plus médiatisés, rappelons quelques faits :
1 – Le phénomène « homme » s’est, dans sa plus grande durée, déroulé avec un cerveau de singe.
2 – Le développement du cerveau est la dernière étape des évolutions de l’hominisation et ce n’est son origine ni son étape la plus compliquée, ni la principale (le changement radical n’est pas là) et encore moins la cause de toutes les autres. Citons les changements physiologiques radicaux qui ont largement précédé cette fameuse tendance au gros cerveau :
Modification génétique des chromosomes
Pouce opposable aux autres doigts
Trou occipital dans le prolongement de la colonne vertébrale
Renforcement des jambes
Modification des hanches
Modification de la plante des pieds
Modification des rythmes du développement (retardement des étapes ou néoténie) qui prolonge la phase d’apprentissage et modifie la forme du cerveau
Libération du front des muscles qui retenaient le crâne
Station debout
Fin progressive de la vie arboricole
Travail des outils

Activité collective et vie sociale

Enfin, développement de la taille du cerveau
3 – L’évolution des singes n’est nullement dirigée vers l’homme mais va dans tous les sens. Là où l’homme est apparu, il n’est pas une transformation nécessaire et indispensable des singes vers l’homme puisque les singes se maintiennent dans la même zone où l’homme apparaît.
4 – Les diverses étapes ont eu entre elles des distances très variées. Nombre d’entre elles sont indépendantes des autres. Il n’y a pas eu tout au long un enchaînement qui rendait le résultat ni prédictible ni nécessaire et encore moins inévitable.
4 – L’homme n’a pas un gros cerveau en vue d’avoir des capacités intellectuelles. Celles-ci ne sont qu’une conséquence inattendue de l’évolution même si cette considération lui déplaît moralement. Considérer que le gros cerveau est une adaptation à des conditions plus difficiles d’existence est une aberration car l’homme n’avait pas, à l’époque de l’apparition du gros cerveau, besoin d’un cerveau ayant autant de capacités. Son cerveau de l’époque n’est pas plus adapté aux tâches qui lui étaient nécessaires qu’il ne l’est aujourd’hui. Actuellement, alors que son activité s’est beaucoup perfectionnée et complexifiée, il travaille avec exactement le même cerveau qu’auparavant.
4 – Il convient de constater que l’homme est un produit de l’histoire et pas seulement de l’histoire de son cerveau. En effet, tous les éléments qui caractérisent notre physiologie sont nés à des époques diverses (apparus chez divers ancêtres de l’homme). Prenons simplement quelques éléments de son squelette :
a – la formule dentaire de base il y a 3,5 millions d’années
b – le bassin il y a 3,5 millions d’années
c – l’extrémité du scrotum il y a 2,5 millions d’années
d – le genou et le pied il y a 1,8 millions d’années
e – le coude il y a 1,5 millions d’années
f – la position du crâne par rapport à la colonne il y a 250.000 ans
g – le poignet et la forme sphérique du crâne il y a 100.000 ans qui est la dernière évolution importante du squelette.

Du singe à l’homme


L’idée qu’il n’est pas nécessaire d’un très grand nombre de mutations pour passer d’une espèce à une autre est illustrée par Chaline avec le passage du singe à l’homme. Une modification de 1% dans l’ADN, entre le chimpanzé et l’homme, correspond à un changement morphologique de l’ordre de 60%, et à un changement considérable du mode de vie.
L’explication de l’évolution vers l’homme par la sélection pose problème. La sélection naturelle ne peut avoir bâti le cerveau car elle ne peut que sélectionner en vue de besoins immédiats. Les premiers hommes ont disposé d’un cerveau dont les capacités allaient bien au delà de leurs besoins, c’est-à-dire des réflexions nécessitées par leur mode de vie. D’autre part, le temps qu’a mis l’évolution de l’homme au singe est beaucoup trop court pour une interprétation de type avantage sélectif par sélection naturelle qui nécessiterait des millions d’années.
Une nouvelle thèse est développée par François Jacob en 1981 dans « Le jeu des possibles » : « comme l’a montré Allan Wilson, les différences d’organisation entre humains et grands singes ne peuvent se fonder que sur des changements dans quelques gènes de régulation. Une conclusion semblable a déjà été atteinte par les anatomistes et les paléontologistes qui ont souligné l’importance de ce qu’ils ont appelé « retardement du développement » comme facteur d’évolution. Parmi les événements les plus dramatiques de l’évolution, certains en effet sont liés à des changements qui avancent la maturité sexuelle à un stade plus précoce du développement. Des traits qui jusque là caractérisaient l’embryon deviennent alors ceux de l’adulte. C’est très vraisemblablement un tel mécanisme qui a donné naissance aux vertébrés à partir de quelque invertébré marin. C’est ce même processus qui semble avoir joué un rôle majeur dans la voie qui a mené à l’homme. L’embryon humain se développe selon un schéma de retardement conservant chez l’adulte une série de traits qui, chez les autres primates et les ancêtres de l’homme, caractérisent le petit. »
C’est en partant de cette notion d’horloge interne du vivant que Jean Chaline a cherché à expliquer un paradoxe de l’évolution des pré-singes, menant d’une part aux singes actuels et, d’autre part, à l’homme. Ce paradoxe est le suivant : comment une toute petite différence du capital génétique peut-elle avoir produit des animaux aussi différents morphologiquement ? La réponse serait dans une modification des rythmes du développement entre le singe et l’homme, l’allongement d’une phase entraînant un décalage des suivantes. L’homme serait un singe à l’horloge retardée. Konrad Lorenz écrit : « rester durablement un être en devenir, cette propriété si essentielle à la condition humaine de l’homme authentique est sans doute un don que nous devons à la nature néoténique de l’être humain. » Il soutient ainsi le caractère retardé, ou néoténique, de l’être humain.
C’est en 1977 que Stephen Jay Gould a reposé le problème dans son ouvrage « Ontogénie et phylogénie » (malheureusement jamais traduit en français). Tout d’abord la première remarque que l’on peut faire est la ressemblance plus grande entre les stades infantiles des singes et de l’homme qu’entre leurs stades adultes, et notamment en comparant la morphologie du crâne. Le crâne de l’embryon humain diffère peu de celui de l’embryon chimpanzé. Mais, à l’état adulte, l’homme conserve des caractéristiques de la jeunesse, contrairement au chimpanzé. Le ralentissement sensible de notre développement entraîne pour l’homme une différence moins grande entre bébé et adulte, que pour les autres singes. L’homme est un singe retardé et pour lequel un retard a entraîné de nombreuses modifications de toutes les autres horloges. L’accroissement de la taille de notre cerveau n’est qu’une conséquence indirecte du report de la période de croissance rapide prénatale des singes à une autre période.
Le bébé humain est plus prématuré que celui du chimpanzé. La phase lactéale (dents de lait) dure de 3 à 4 ans chez le chimpanzé alors qu’elle dure de 7 à 8 ans chez l’homme. Selon Jean Chaline, un grand nombre de modifications entre le singe et l’homme seraient liées à la néoténie, c’est-à-dire à ce retard d’horloge. Le menton de la mandibule des hommes modernes apparaît entre 6 et 13 ans. Ce serait le résultat d’un retard qui aurait des effets inégaux sur le développement des dents, s’arrêtant vers 7 ans, et de la partie basale de la mandibule qui se poursuit jusqu’à la maturité sexuelle. Il en serait de même en ce qui concerne notamment les poumons ou le pelage réduit de l’homme. Par exemple, nous avons la pilosité d’un enfant chimpanzé. La descente du larynx de l’homme qui agrandit le pharynx et permet le langage articulé est un phénomène tardif qui commence chez l’embryon, se poursuit chez le foetus et s’accomplit chez le jeune. Chez l’homme, jusqu’à un an et demi, la position du larynx est la même que chez le singe.
Autre phénomène tardif du développement : la croissance du fémur liée aussi à une maturité sexuelle avancée. Nous avons une très longue période de gestation, une enfance qui se prolonge de façon remarquable et une longévité plus grande que les autres mammifères et notamment les plus proches de nous, les singes.
Cette datation va à l’encontre d’une idée très courante selon laquelle le processus principal de formation de l’homme serait la croissance du cerveau. Des scientifiques comme Gould et Jacob n’ont pas cessé de souligner que nous sommes mal disposés à comprendre les mécanismes de l’évolution. Nous voulons absolument faire dériver notre particularité par rapport aux autres animaux de notre gros cerveau. On peut le constater en examinant les diverses thèses racontant l’évolution humaine. La partie du haut indique à quel point la bipédie a été la principale révolution humaine, alors que Gould a montré que notre morphologie du crâne peut très bien n’être que le produit de la néoténie.

Ecoutons d’abord Gérard Weisbuch : « Une vaste classe de systèmes physiques, connus sous le nom de systèmes multi-phasiques, sont des systèmes désordonnés au niveau macroscopique, mais quelques uns sont également désordonnés au niveau microscopique. Les verres, par exemple, diffèrent des cristaux en ce que les liaisons interatomiques dans le verre ne sont pas distribuées selon les symétries que l’on observe dans les cristaux. En dépit de ce désordre, les propriétés physiques macroscopiques d’un verre de composition donnée seront généralement identiques pour différents échantillons. (..) Les modèles simples utilisés sont basés sur des réseaux aux nœuds desquels sont placés par exemple des composants conducteurs et isolants. (..) Ces exemples simples illustrent l’approche choisie par un certain nombre de biologistes théoriciens. (..) Cette approche de la biologie est dynamique. Nous partons d’une description locale des changements d’état et nous espérons obtenir une description globale du système, c’est-à-dire le comportement à long terme du système en tant qu’entité. (..) En procédant ainsi avec des automates logiques, on obtient des transitions de phase comme l’a montré Stuart Kauffman en traitant de la différenciation cellulaire avec des automates booléens aléatoires. »

Le chaos déterministe est une méthode qui a eu un développement important grâce aux ordinateurs car elle travaille sur des équations qu’on ne peut pas résoudre autrement que par une quantité de calculs successifs pour lesquels l’ordinateur est techniquement indispensable. Mais cela ne signifie nullement que le cerveau fonctionnerait sur le même mode que l’ordinateur. La thèse du chaos cérébral ne suppose pas que le cerveau serait quelque chose ressemblant à un mécanisme de calcul, à un automate programmable. L’ordinateur n’est pas un cerveau. Le cerveau n’est pas constitué par un programme indépendant du matériel qu’il fait fonctionner. Il n’y a pas le logiciel ou software de l’ordinateur indépendant du matériel ou hardware. Au contraire, le cerveau est auto-programmé par son appareillage de fonctionnement biochimique et les programmes évoluent sans cesse en interaction avec lui. Le cerveau est sensible alors qu’aucun ordinateur ne l’est. Or la sensibilité est une condition indispensable à la mémoire comme à l’intelligence. Le modèle chaotique du cerveau est donc une interprétation de son fonctionnement mais la représentation schématique ne prétend pas remplacer le modèle vivant !
Il ne s’agit pas d’une théorie achevée du cerveau. En particulier, la théorie du chaos ne peut prétendre avoir fini d’en décrypter l’énigme fondamentale : le lien entre le mécanisme électrique et chimique et la pensée humaine. Aucune théorie actuelle ne peut y prétendre. La thèse du chaos cérébral n’est encore qu’une hypothèse.

« Le mécanisme de fonctionnement de l’esprit humain a besoin d’une dialectique : sans contradiction, il n’avance pas. Il ne sort de son inertie qu’en entrant dans une dynamique du contre. (..) La science n’avancerait pas sans ce qui la provoque. Le progrès et la contradiction conjuguent en elle les pôles d’une dialectique articulée autour des paradoxes qui jouent le rôle de catalyseurs. », voilà ce qu’écrit le physicien Etienne Klein dans « Conversation avec le sphinx ». La pensée fondée sur la contradiction, voilà une image saisissante.

Quelques préjugés sur la question de l’homme

Les interventions fréquentes autant que médiatisées de Yves Coppens méritent elles aussi le détour. Il a utilisé les découvertes, faites par son équipe de recherche en son absence, sur des ossements humains très anciens pour se lancer dans l’arène médiatique et n’en est plus sorti. Et on comprend pourquoi vu son discours. La dernière en date, son émission de janvier 2003 et rediffusé en août sur l’évolution vers l’hominisation, avec un film de Jacques Malaterre conseillé scientifiquement par Yves Coppens intitulé « l’odyssée de l’espèce » a eu un très grand succès dans le public.
Ce film diffuse trois thèses qui sont depuis longtemps dépassées par ... l’évolution des idées en sciences :
Les espèces évoluent POUR s’adapter à l’environnement (climat, végétation, ...)
C’est la sécheresse et la déforestation à l’est du rift est-africain qui a produit l’homme
C’est par sa propre volonté que l’homme s’est redressé
Il convient de citer des extraits du texte de ce film dit scientifique : « Les hommes ont peu de chance de survivre. Du coup, ils se défendent et s’adaptent. Il y a quelques millions d’années quelques créatures se mettent debout. Un va quitter les arbres et se dresser sur ses pattes arrière. Son audace le porte. Il faut qu’il découvre une autre façon de vivre. Ces populations de singes vont se faire piéger par une catastrophe naturelle. L’immense faille du grand rift se forme. La faille devient une barrière. De part et d’autre, la vie va suivre des chemins radicalement différents. Les singes sont divisés en deux groupes : les singes de la forêt et ceux de la savane. D’un côté, la grande forêt a disparu. Les singes de la savane sont menacés d’extinction. Les singes se partagent les derniers arbres survivants. Le malheur (du futur homme) va le pousser à faire une découverte prodigieuse. Se déplaçant dans les grandes herbes de la savane, il ne voit rien. Alors, il se dresse sur ses pattes arrière. Et là, c’est fantastique : il voit. Etre à quatre pattes dans la savane l’empêche de voir. Alors, il a une intuition. Il va marcher sur deux pattes le plus longtemps possible. Ca y est : il est bipède. La longue marche commence. A 2000 kilomètres de là, un autre homme s’est dressé sur ses pattes arrière. La nouvelle s’est-elle répandue jusque là ? Ou est-ce pure coïncidence ? Personne ne le sait. Ils auront des enfants et des petits-enfants auxquels ils légueront leur formidable découverte. La sécheresse fait disparaître de plus en plus de forêts. Nos ancêtres sont soumis à une pression croissante. S’adapter, changer ou disparaître. Leur vie est un combat. De nombreuses espèces disparaissent. Seuls quelques hominiens audacieux vont survivre : des australopithèques.  »
« Trois millions d’années : un nouveau tournant de l’espèce. un changement de climat une fois encore est à l’origine de cette nouvelle naissance. Au pôle, une nouvelle calotte glaciaire et, en Afrique, des sécheresses s’abattent brutalement. Peu d’australopithèques vont résister. Un nouvel hominien arrive : Homo Habilis. Son invention va changer notre destinée. Si Homo Habilis est plus grand que ses prédécesseurs, la vraie différence se cache dans son cerveau. Dans son cerveau plus élaboré, des idées sont prêtes à germer ; Chaque jour, Habilis s’interroge sur les systèmes de la nature. Il invente l’outil en pierre et taille le bois. Habilis laisse derrière lui un esprit de conquête toujours présent chez l’homme d’aujourd’hui. Il a de multiples particularités qui le caractérisent. La perte de l’un des siens est un déchirement. Il ne peut accepter cette fatalité. Il s’adapte à de nouvelles conditions et il évolue. Quand il pénètre en Asie, il est devenu un Homo Erectus. Il va soumettre la nature. ».
Désolé pour la longueur de la citation (et surtout pour son contenu) mais cette thèse est largement diffusée et présentée comme le summum de ce que l’on sait sur l’évolution de l’homme ! Et il faut le lire pour le croire ... c’est-à-dire pour admettre qu’un scientifique dit réputé profère dans son propre domaine de telles choses aujourd’hui après les nombreuses études qui ont écarté nombre des hypothèses ici diffusées.
Des bévues importantes et d’autres sans gravité comme celle qui prétend qu’une caractéristique de l’homme c’est que la mort d’un des siens le stresse. Le chimpanzé subit une très grande peine de la perte d’un proche et particulièrement d’un enfant, comme la plupart des primates ! On a longtemps cru que, dans la zone où l’homme était apparu, les grands singes avaient disparu. En effet, on n’avait pas retrouvé de fossiles de singe. Le site de Ngorora, au Kenya, a montré qu’il n’en était rien. On y trouvé une molaire de singe, type préchimpanzé et daté de 12,5 millions d’années. Le site de Lukeino a livré deux molaires et une incisive de prégorille et daté d’au moins 13 millions d’années. Ces restes reposaient dans les mêmes couches géologiques qu’Orrorin tugenensis, l’homme apparu il y a 6 millions d’années quia donc cohabité avec les singes.
Coppens continue d’affirmer que l’homme est apparu dans la savane, du fait de la disparition de la forêt. Pourtant, de multiples faits prouvent que cette hypothèse ne doit plus être retenue.
Le principal consiste à faire penser que c’est l’intelligence, l’astuce, l’audace d’un pré-hominien qui a fait l’homme et même que c’est la culture intellectuelle qui est l’élément premier d’une série d’enchaînements. Un point de vue idéaliste très dépassé en somme.
Dans certaines étapes, cette affirmation est même ridicule. C’est le cas pour la station debout. Nous savons aujourd’hui que ce qui a permis à l’homme de se redresser, et du coup qui a libéré la main permettant à l’homme de travailler de façon perfectionnée, de produire des outils et de développer, par le travail, son intelligence, c’est une modification génétique de la physiologie. Et pas un acte d’audace et de volonté face à des conditions rendues plus difficiles ! La savane ne peut remplacer la disposition des hanches, de la colonne vertébrale et la disposition du cerveau par rapport à cette colonne vertébrale. Sans ces changements dus à une modification des gènes pilotant le développement de l’être humain par rapport au singe, pas question de station debout, même si on n’y voit pas dans les grandes herbes ....
La thèse un peu forcée de la déforestation qui aurait entraîné une adaptation évolutive n’est pas crédible parce qu’il aurait fallu un temps bien trop long pour que cette évolution ait lieu. D’autre part, cela sous-entend que l’évolution des espèces entraîne des changements morphologiques en fonction des besoins. Là aussi, c’est une interprétation archifausse du darwinisme. Sinon, cela signifierait que des quantités d’évolutions morphologiques se seraient produites suite à la déforestation et que seule la modification adéquate des hanches, de la colonne et du crâne auraient été retenues. Cela ne tient pas debout et cette fois c’est le cas de le dire !
On peut relever de multiples contradictions avec cette thèse du rift mis à part que les datations ne correspondent pas entre les restes humains et l’époque de la déforestation. On peut noter par exemple que les singes n’ont pas disparu à l’est du rift là où l’homme apparaissait !
C’est en fait un choix idéologique très ancien et qui a une racine sociale qui amène une fois encore un scientifique à affirmer que l’homme intelligent a précédé les autres changements. Alors qu’à la base, il y a la biologie puis le comportement social, l’activité de l’homme et du coup l’intelligence, même si cette simplification ne vaut que pour le lancement de l’espèce et qu’ensuite tout interagit. On exposera plus loin l’interprétation de Stephen Jay Gould et de Jean Chaline selon laquelle l’homme est un singe dont l’horloge du développement est retardée : un singe qui dans sa phase adulte est encore un singe jeune, à la fois physiquement et intellectuellement !.
Pour souligner sans doute les préjugés qui guident ses affirmations, Yves Coppens, interviewé par la revue Sciences et Avenir d’août 2003, déclarait même :
« Ceux qui prétendent que l’homme est un singe et, vice versa le singe un homme, sont pour moi de la provocation. N’ayons pas peur des mots, nous sommes un organisme supérieur. L’homme est au sommet de l’échelle du vivant. (...) Je constate en permanence un progrès dans l’évolution biologique... comme d’ailleurs dans l’espèce humaine. » (sic)
Interviewé dans la revue « Science et vie » de novembre 2003, Yves Coppens déclare : « dès que l’on touche à l’origine de l’homme l’idéologie n’est jamais loin.  » Pour une fois, reconnaissons qu’il a bien raison !
On comprend que la revue « Science et avenir » ait ressenti le besoin d’affirmer en tête de cet interview des deux monstres sacrés : « du Big Bang à l’homme du futur, la grande odyssée. Qui mieux qu’ Hubert Reeves et Yves Coppens pouvaient nous accompagner dans cette saga extraordinaire. L’un a remué le ciel, l’autre la terre pour retrouver nos origines » Et la radio France Info a fait de Coppens son interlocuteur scientifique privilégié, ce que Reeves est à la télévision !

Stephen Hawking explique dans « Une brève histoire du temps » pourquoi il faudrait croire à cette conception cosmologique, du Big Bang aux trous noirs et aux cordes ou supercordes, « Ce que l’on connaît comme le principe anthropique peut être résumé par la phrase : ‘’c’est parce que nous existons que nous voyons l’univers tel qu’il est.’’. (..) Le principe anthropique faible pose que dans un univers qui est grand et infini dans l’espace et/ou dans le temps, les conditions nécessaires au développement de la vie intelligente ne se rencontreront que dans certaines régions limitées dans l’espace et dans le temps. Les êtres intelligents de ces régions devraient donc ne pas être étonnés que leur voisinage dans l’univers remplisse les conditions qui sont nécessaires pour leur existence. Un peu comme une personne riche vivant dans un environnement riche sans jamais voir de pauvreté. Un exemple, de l’utilisation de ce principe anthropique faible est d’ « expliquer » pourquoi le Big bang est apparu il y a dix milliards d’années de cela : il a fallu tout ce temps aux êtres intelligents pour évoluer. (..) Peu de personnes devraient contester la validité ou l’utilité du principe anthropique faible. (..) A la question : ‘‘pourquoi l’univers est-il tel que nous le voyons ?’’, la réponse est simple : s’il avait été différent nous ne serions pas là. Les lois de la Physique, nous le savons aujourd’hui, contiennent beaucoup de nombres fondamentaux, comme la taille de la charge électrique de l’électron et le rapport des masses du proton et de l’électron. (..) Le fait remarquable est que la valeur de ces nombres semble avoir été finement ajustée pour rendre possible le développement de la vie.(..) Si le stade initial n’avait été choisi avec le plus de soin possible pour en arriver à ce que nous voyons autour de nous, l’univers n’aurait que peu de chance de contenir quelque région dans laquelle la vie pourrait apparaître. (..) Il serait très difficile d’expliquer que l’univers n’aurait dû commencer que de cette façon, à moins que ce ne soit l’acte d’un Dieu désireux de créer des êtres comme nous. »
Pour résumer la thèse de Hawking, l’univers a été créé pour l’homme, l’homme intelligent créé pour trouver la théorie cosmologique de Hawking et la théorie cosmologique créée pour permettre à l’homme détenteur de cette théorie de mieux réussir dans cet univers et, du coup, d’imposer sa théorie (CQFD !). Est-il nécessaire de discuter une telle thèse caricaturale ?
« Le Monde » du 29 octobre 2003 écrit dans une page consacrée à Hawking que son ouvrage le plus connu « une brève histoire du temps » est « censé vulgariser la cosmologie » et cite Pierre Luminet, directeur de recherche en astrophysique, qui fait remarquer : « de temps en temps, le public a besoin d’une icône scientifique ». Et il montre que c’est surtout une excellente affaire médiatique : « Il a simplement résolu un autre problème : comment gagner beaucoup d’argent (..) », citant ici Brandon Carter.

Friedrich ENGELS

LE RÔLE DU TRAVAIL DANS LA TRANSFORMATION DU SINGE EN HOMME

Le travail, disent les économistes, est la source de toute richesse. Il l’est effectivement ...conjointement avec la nature qui lui fournit la matière qu’il transforme en richesse. Mais il est infiniment plus encore. Il est la condition fondamentale première de toute vie humaine, et il l’est à un point tel que, dans un certain sens, il nous faut dire : le travail a créé l’homme lui même.
Il y a plusieurs centaines de milliers d’années, à une époque encore impossible à déterminer avec certitude de cette période de l’histoire de la terre que les géologues appellent l’ère tertiaire, probablement vers la fin, vivait quelque part dans la zone tropicale vraisemblablement sur un vaste continent englouti aujourd’hui dans l’océan Indien une race de singes anthropoïdes qui avaient atteint un développement particulièrement élevé. Darwin nous a donné une description approximative de ces singes qui seraient nos ancêtres. Ils étaient entièrement velus, avaient de la barbe et les oreilles pointues et vivaient en bandes sur les arbres.
Sous l’influence, au premier chef sans doute, de leur mode de vie qui exige que les mains accomplissent, pour grimper, d’autres fonctions que les pieds, ces singes commencèrent à perdre l’habitude de s’aider de leurs mains pour marcher en terrain plat et adoptèrent de plus en plus une démarche verticale. Ainsi était franchi le pas décisif pour le passage du singe à l’homme.
Tous les singes anthropoïdes vivant encore de nos jours peuvent se tenir debout et se déplacer sur leurs deux jambes seulement ; mais ils ne le font qu’en cas de nécessité et avec la plus extrême maladresse. Leur marche naturelle s’accomplit en position à demi verticale et implique l’usage des mains. La plupart appuient sur le sol les phalanges médianes de leurs doigts repliés et, rentrant les jambes, font passer le corps entre leurs longs bras, comme un paralytique qui marche avec des béquilles. En général, nous pouvons aujourd’hui encore observer chez les singes tous stades du passage de la marche à quatre pattes à la marche sur deux jambes. Mais chez aucun d’eux cette dernière n’a dépassé le niveau d’un moyen de fortune.
Si, chez nos ancêtres velus, la marche verticale devait devenir d’abord la règle, puis une nécessité, cela suppose que les mains devaient s’acquitter de plus en plus d’activités d’une autre sorte. Même chez les singes, il règne déjà une certaine division des fonctions entre les mains et les pieds. Comme nous l’avons déjà dit, la main est utilisée d’une autre façon que le pied pour grimper. Elle sert plus spécialement à cueillir et à tenir la nourriture, comme le font déjà avec leurs pattes de devant certains mammifères inférieurs. Beaucoup de singes s’en servent pour construire des nids dans les arbres ou même, comme le chimpanzé, des toits entre les branches pour se garantir du mauvais temps. Avec la main ils saisissent des bâtons pour se défendre contre leurs ennemis ou les bombardent avec des fruits et des pierres. En captivité, elle leur sert à accomplir un certain nombre d’opérations simples qu’ils imitent de l’homme. Mais c’est ici précisément qu’apparaît toute la différence entre la main non développée du singe même le plus semblable à l’homme et la main de l’homme hautement perfectionnée par le travail de milliers de siècles. Le nombre et la disposition générale des os et des muscles sont les mêmes chez l’un et chez l’autre ; mais la main du sauvage le plus inférieur peut exécuter des centaines d’opérations qu’aucune main de singe ne peut imiter. Aucune main de singe n’a jamais fabriqué le couteau de pierre le plus grossier.
Aussi les opérations auxquelles nos ancêtres, au cours de nombreux millénaires, ont appris à adapter peu à peu leur main à l’époque du passage du singe à l’homme n’ont elles pu être au début que des opérations très simples. Les sauvages les plus inférieurs, même ceux chez lesquels on peut supposer une rechute à un état assez proche de l’animal, accompagnée de régression physique, sont à un niveau bien plus élevé encore que ces créatures de transition. Avant que le premier caillou ait été façonné par la main de l’homme pour en faire un couteau, il a dû s’écouler des périodes au regard desquelles la période historique connue de nous apparaît insignifiante. Mais le pas décisif était accompli : la main s’était libérée ; elle pouvait désormais acquérir de plus en plus d’habiletés nouvelles, et la souplesse plus grande ainsi acquise se transmit par hérédité et augmenta de génération en génération.
Ainsi, la main n’est pas seulement l’organe du travail, elle est aussi le produit du travail. Ce n’est que grâce à lui, grâce à l’adaptation à des opérations toujours nouvelles, grâce à la transmission héréditaire du développement particulier ainsi acquis des muscles, des tendons et, à intervalles plus longs, des os eux mêmes, grâce enfin à l’application sans cesse répétée de cet affinement héréditaire à des opérations nouvelles, toujours plus compliquées, que la main de l’homme a atteint ce haut degré de perfection où elle peut faire surgir le miracle des tableaux de Raphaël, des statues de Thorvaldsen, de la musique de Paganini.
Mais la main n’était pas seule. Elle était simplement un des membres de tout un organisme extrêmement complexe. Ce qui profitait à la main profitait au corps tout entier, au service duquel elle travaillait, et cela de deux façons. Tout d’abord, en vertu de la loi de corrélation de croissance, comme l’a nommée Darwin. Selon cette loi, les formes déterminées de diverses parties d’un être organique sont toujours liées à certaines formes d’autres parties qui apparemment n’ont aucun lien avec elles. Ainsi, tous les animaux sans exception qui ont des globules rouges sans noyau cellulaire et dont l’occiput est relié à la première vertèbre par une double articulation (condyles) ont aussi sans exception des glandes mammaires pour allaiter leurs petits. Ainsi, chez les mammifères, les sabots fourchus sont régulièrement associés à l’estomac multiple du ruminant. La modification de formes déterminées entraîne le changement de forme d’autres parties du corps sans que nous puissions expliquer cette connexion. Les chats tout blancs aux yeux bleus sont toujours, ou presque toujours, sourds. L’affinement progressif de la main humaine et le perfectionnement simultané du pied pour la marche verticale ont à coup sûr réagi également, par l’effet d’une corrélation semblable, sur d’autres parties de l’organisme. Toutefois, cette action est encore beaucoup trop peu étudiée pour qu’on puisse faire plus ici que la constater en général.
La réaction directe et qui peut être prouvée du développement de la main sur le reste de l’organisme est bien plus importante. Comme nous l’avons déjà dit, nos ancêtres simiesques étaient des êtres sociables ; il est évidemment impossible de faire dériver l’homme, le plus sociable des animaux, d’un ancêtre immédiat qui ne le serait pas. La domination de la nature qui commence avec le développement de la main, avec le travail, a élargi à chaque progrès l’horizon de l’homme. Dans les objets naturels, il découvrait constamment des propriétés nouvelles, inconnues jusqu’alors. D’autre part, le développement du travail a nécessairement contribué à resserrer les liens entre les membres de la société en multipliant les cas d’assistance mutuelle, de coopération commune, et en rendant plus claire chez chaque individu la conscience de l’utilité de cette coopération. Bref, les hommes en formation en arrivèrent au point où ils avaient réciproquement quelque chose à se dire. Le besoin se créa son organe, le larynx non développé du singe se transforma, lentement mais sûrement, grâce à la modulation pour s’adapter à une modulation sans cesse développée ? et les organes de la bouche apprirent peu à peu à prononcer un son articulé après l’autre.
La comparaison avec les animaux démontre que cette explication de l’origine du langage, né du travail et l’accompagnant, est la seule exacte. Ce que ceux ci, même les plus développés, ont à se communiquer est si minime qu’ils peuvent le faire sans recourir au langage articulé. A l’état de nature, aucun animal ne ressent comme une imperfection le fait de ne pouvoir parler ou comprendre le langage humain. Il en va tout autrement quand il est domestiqué par l’homme. Dans les relations avec les hommes, le chien et le cheval ont acquis une oreille si fine pour le langage articulé qu’ils peuvent facilement apprendre à comprendre tout langage, dans les limites du champ de leur représentation. Ils ont gagné en outre la faculté de ressentir par exemple de l’attachement pour les hommes, de la reconnaissance, etc., sentiments qui leur étaient autrefois étrangers ; et quiconque a eu beaucoup affaire à ces animaux pourra difficilement échapper à la conviction qu’il y a suffisamment de cas où ils ressentent maintenant le fait de ne pouvoir parler comme une imperfection à laquelle il n’est toutefois plus possible de remédier, étant donné la trop grande spécialisation dans une direction déterminée de leurs organes vocaux. Mais là où l’organe existe, cette incapacité disparaît aussi à l’intérieur de certaines limites. Les organes buccaux des oiseaux sont assurément aussi différents que possible de ceux de l’homme ; et pourtant les oiseaux sont les seuls animaux qui apprennent à parler, et c’est l’oiseau à la voix la plus affreuse, le perroquet, qui parle le mieux. Qu’on ne dise pas qu’il ne comprend pas ce qu’il dit. Sans doute répétera-t-il pendant des heures, en jacassant, tout son vocabulaire, par pur plaisir de parler ou d’être dans la société d’hommes. Mais, dans les limites du champ de sa représentation, il peut aussi apprendre à comprendre ce qu’il dit. Apprenez des injures à un perroquet, de sorte qu’il ait quelque idée de leur sens (un des amusements de prédilection des matelots qui reviennent des régions tropicales) ; excitez le, et vous verrez bien vite qu’il sait utiliser ses injures avec autant de pertinence qu’une marchande de légumes de Berlin. De même lorsqu’il s’agit de mendier des friandises.
D’abord le travail et puis, en même temps que lui, le langage tels sont les deux stimulants essentiels sous l’influence desquels le cerveau d’un singe s’est peu à peu transformé en un cerveau d’homme, qui, malgré toute ressemblance, le dépasse de loin en taille et en perfection. Mais marchant de pair avec le développement du cerveau, il y eut celui de ses outils immédiats, les organes des sens. De même que, déjà, le développement progressif du langage s’accompagne nécessairement d’une amélioration correspondante de l’organe de l’ouïe, de même le développement du cerveau s’accompagne en général de celui de tous les sens. La vue de l’aigle porte beaucoup plus loin que celle de l’homme ; mais l’oeil de l’homme remarque beaucoup plus dans les choses que celui de l’aigle. Le chien a le nez bien plus fin que l’homme, mais il ne distingue pas le centième des odeurs qui sont pour celui ci les signes certains de diverses choses. Et le sens du toucher qui, chez le singe, existe à peine dans ses rudiments les plus grossiers, n’a été développé qu’avec la main humaine elle même, grâce au travail.
Le développement du cerveau et des sens qui lui sont subordonnés, la clarté croissante de la conscience, le développement de la faculté d’abstraction et de raisonnement ont réagi sur le travail et le langage et n’ont cessé de leur donner, à l’un et à l’autre, des impulsions nouvelles pour continuer à se perfectionner. Ce perfectionnement ne se termina pas au moment où l’homme fut définitivement séparé du singe ; dans l’ensemble, il a continué depuis. Avec des progrès différents en degré et en direction chez les divers peuples et aux différentes époques, interrompus même çà et là par une régression locale et temporaire, il s’est poursuivi d’un pas vigoureux, recevant d’une part une puissante impulsion, d’autre part une direction plus définie d’un élément nouveau qui a surgi de surcroît avec l’apparition de l’homme achevé la société.
Des centaines de milliers d’années, l’équivalent dans l’histoire de la terre d’une seconde dans la vie de l’homme, ont dû s’écouler avant que de la bande de singes grimpant aux arbres soit sortie une société humaine. Mais, en fin de compte, elle a émergé. Et que trouvons nous ici encore comme différence caractéristique entre le troupeau de singes et la société humaine ? Le travail. Le troupeau de singes se contentait d’épuiser la nourriture de l’aire qui lui était assignée par la situation géographique ou par la résistance de troupeaux voisins ; il errait de place en place ou entrait en lutte avec les bandes avoisinantes pour gagner une nouvelle aire riche en nourriture, mais il était incapable de tirer de son domaine alimentaire plus que celui ci n’offrait par nature, en dehors de ce qu’il le fumait inconsciemment de ses ordures. Dès que tous les territoires susceptibles d’alimenter les singes furent occupés, il ne pouvait plus y avoir d’augmentation de leur population. Le nombre des animaux pouvait tout au plus rester constant. Mais tous les animaux pratiquent à un haut degré le gaspillage de la nourriture et en outre détruisent en germe les pousses nouvelles. Au contraire du chasseur, le loup n’épargne pas la chevrette qui lui fournira de petits chevreuils l’année suivante ; en Grèce, les chèvres qui broutent les jeunes broussailles avant qu’elles aient eu le temps de pousser ont rendu arides toutes les montagnes de ce pays. Cette « économie de déprédation » des animaux joue un rôle important dans la transformation progressive des espèces, en les obligeant à s’accoutumer à une nourriture autre que la nourriture habituelle, grâce à quoi leur sang acquiert une autre composition chimique et leur constitution physique tout entière change peu à peu, tandis que les espèces fixées une fois pour toutes dépérissent. Il n’est pas douteux que ce gaspillage a puissamment contribué à la transformation de nos ancêtres en hommes. Dans une race de singes, surpassant de loin toutes les autres quant à l’intelligence et à la faculté d’adaptation, cette pratique devait avoir pour résultat un accroissement continuel du nombre des plantes entrant dans leur nourriture ainsi que la consommation de plus en plus de parties comestibles de ces plantes ; en un mot, la nourriture devint de plus en plus variée, et, du même coup, les éléments entrant dans l’organisme, créant ainsi les conditions chimiques du passage du singe à l’homme. Mais tout cela n’était pas encore du travail proprement dit. Le travail commence avec la fabrication d’outils. Or quels sont les outils les plus anciens que nous trouvions ? Comment se présentent les premiers outils, à en juger d’après les vestiges retrouvés d’hommes préhistoriques et d’après le mode de vie des premiers peuples de l’histoire ainsi que des sauvages actuels les plus primitifs ? Comme instruments de chasse et de pêche, les premiers servant en même temps d’armes. Mais la chasse et la pêche supposent le passage de l’alimentation purement végétarienne à la consommation simultanée de la viande, et nous avons à nouveau ici un pas essentiel vers la transformation en homme. L’alimentation carnée contenait, presque toutes prêtes, les substances essentielles dont le corps a besoin pour son métabolisme ; en même temps que la digestion, elle raccourcissait dans le corps la durée des autres processus végétatifs, correspondant au processus de la vie des plantes, et gagnait ainsi plus de temps, plus de matière et plus d’appétit pour la manifestation de la vie animale au sens propre. Et plus l’homme en formation s’éloignait de la plante, plus il s’élevait aussi au dessus de l’animal. De même que l’accoutumance à la nourriture végétale à côté de la viande a fait des chats et des chiens sauvages les serviteurs de l’homme, de même l’accoutumance à la nourriture carnée à côté de l’alimentation végétale a essentiellement contribue à donner à l’homme en formation la force physique et l’indépendance. Mais la chose la plus essentielle a été l’action de la nourriture carnée sur le cerveau, qui recevait en quantités bien plus abondantes qu’avant les éléments nécessaires à sa nourriture et à son développement et qui, par suite, a pu se développer plus rapidement et plus parfaitement de génération en génération. N’en déplaise à MM. Les végétariens, l’homme n’est pas devenu l’homme sans régime carné, et même si le régime carné a conduit à telle ou telle période, chez tous les peuples que nous connaissons, au cannibalisme (les ancêtres des Berlinois, les Wélétabes ou Wilzes, mangeaient encore leurs parents au Xe siècle), cela ne nous fait plus rien aujourd’hui.
Le régime carné a conduit à deux nouveaux progrès d’importance décisive : l’usage du feu et la domestication des animaux. Le premier a raccourci plus encore le processus de digestion en pourvoyant la bouche d’une nourriture déjà pour ainsi dire à demi digérée ; la seconde a rendu le régime carné plus abondant en lui ouvrant, à côté de la chasse, une source nouvelle et plus régulière, et de plus, avec le lait et ses produits, elle a fourni un aliment nouveau, de valeur au moins égale à la viande par sa composition. L’un et l’autre devinrent ainsi, d’une manière déjà directe, des moyens nouveaux d’émancipation pour l’homme ; cela nous conduirait trop loin d’entrer ici dans le détail de leurs effets indirects, si grande qu’ai été leur importance pour le développement de l’homme et de la société.
De même que l’homme apprit à manger tout ce qui était comestible, de même il apprit à vivre sous tous les climats. Il se répandit par toute la terre habitable, lui, le seul animal qui était en état de le faire par lui même. Les autres animaux, qui se sont acclimatés partout, ne l’ont pas appris par eux mêmes, mais seulement en suivant l’homme : ce sont les animaux domestiques et la vermine. Et le passage de la chaleur égale du climat de leur patrie primitive à des régions plus froides, où l’année se partageait en hiver et en été, créa de nouveaux besoins : des logements et des vêtements pour se protéger du froid et de l’humidité, de nouvelles branches de travail et, de là, de nouvelles activités, qui éloignèrent de plus en plus l’homme de l’animal.
Grâce à l’action conjuguée de la main, des organes de la parole et du cerveau, non seulement chez chaque individu, mais aussi dans la société, les êtres humains furent à même d’accomplir des opérations de plus en plus complexes, d’établir et d’atteindre des objectifs de plus en plus élevés. De génération en génération, le travail lui même devint différent, plus parfait, plus varié. A la chasse et à l’élevage s’adjoignit l’agriculture, à celle ci s’ajoutèrent le filage, le tissage, le travail des métaux, la poterie, la navigation. L’art et la science apparurent enfin à côté du commerce et de l’industrie, les tribus se transformèrent en nations et en États, le droit et la politique se développèrent, et, en même temps qu’eux, le reflet à travers l’imagination des choses humaines dans l’esprit de l’homme : la religion. Devant toutes ces formations, qui se présentaient au premier chef comme des produits de l’esprit et qui semblaient dominer les sociétés humaines, les produits plus modestes du travail des mains passèrent au second plan ; et cela d’autant plus que l’esprit qui établissait le plan du travail, et déjà à un stade très précoce du développement de la société (par exemple dans la famille primitive), avait la possibilité de faire exécuter par d’autres mains que les siennes propres le travail projeté. C’est à l’esprit, au développement et à l’activité du cerveau que fut attribué tout le mérite de la progression rapide de la civilisation ; les hommes s’habituèrent à expliquer leurs actions par leur pensée au lieu de l’expliquer par leurs besoins (qui cependant se reflètent assurément dans leur tête, deviennent conscients), et c’est ainsi qu’avec le temps on vit naître cette conception idéaliste du monde qui, surtout depuis le déclin du monde antique, a dominé les esprits. Elle règne encore à tel point que même les savants matérialistes de l’école de Darwin ne peuvent toujours pas se faire une idée claire de l’origine de l’homme, car, sous l’influence de cette idéologie, ils ne reconnaissent pas le rôle que le travail a joué dans cette évolution.
Comme nous l’avons déjà indiqué, les animaux modifient la nature extérieure par leur activité aussi bien que l’homme, bien que dans une mesure moindre, et, comme nous l’avons vu, les modifications qu’ils ont opérées dans leur milieu réagissent à leur tour en les transformant sur leurs auteurs. Car rien dans la nature n’arrive isolément. Chaque phénomène réagit sur l’autre et inversement, et c’est la plupart du temps parce qu’ils oublient ce mouvement et cette action réciproque universels que nos savants sont empêchés d’y voir clair dans les choses les plus simples. Nous avons vu comment les chèvres mettent obstacle au reboisement de la Grèce ; à Sainte Hélène, les chèvres et les porcs débarqués par les premiers navigateurs à la voile qui y abordèrent ont réussi à extirper presque entièrement l’ancienne flore de l’île et ont préparé le terrain sur lequel purent se propager les plantes amenées ultérieurement par d’autres navigateurs et des colons. Mais lorsque les animaux exercent une action durable sur leur milieu, cela se fait sans qu’ils le veuillent, et c’est, pour ces animaux eux mêmes, un hasard. Or, plus les hommes s’éloignent de l’animal, plus leur action sur la nature prend le caractère d’une activité préméditée, méthodique, visant des fins déterminées, connues d’avance. L’animal détruit la végétation d’une contrée sans savoir ce qu’il fait. L’homme la détruit pour semer dans le sol devenu disponible des céréales ou y planter des arbres et des vignes dont il sait qu’ils lui rapporteront une moisson plusieurs fois supérieure à ce qu’il a semé. Il transfère des plantes utiles et des animaux domestiques d’un pays à l’autre et il modifie ainsi la flore et la faune de continents entiers. Plus encore. Grâce à la sélection artificielle, la main de l’homme transforme les plantes et les animaux au point qu’on ne peut plus les reconnaître. On cherche encore vainement les plantes sauvages dont descendent nos espèces de céréales. On discute encore pour savoir de quel animal sauvage descendent nos chiens, eux mêmes si différents entre eux, et nos races tout aussi nombreuses de chevaux.
D’ailleurs, il va de soi qu’il ne nous vient pas à l’idée de dénier aux animaux la faculté d’agir de façon méthodique, préméditée. Au contraire. Un mode d’action méthodique existe déjà en germe partout où du protoplasme, de l’albumine vivante existent et réagissent, c’est à dire exécutent des mouvements déterminés, si simples soient ils, comme suite à des excitations externes déterminées. Une telle réaction a lieu là ou il n’existe même pas encore de cellule, et bien moins encore de cellule nerveuse. La façon dont les plantes insectivores capturent leur proie apparaît également, dans une certaine mesure, méthodique, bien qu’absolument inconsciente. Chez les animaux, la capacité d’agir de façon consciente, méthodique, se développe à mesure que se développe le système nerveux, et, chez les mammifères, elle atteint un niveau déjà élevé. Dans la chasse à courre au renard, telle qu’on la pratique en Angleterre, on peut observer chaque jour avec quelle précision le renard sait mettre à profit sa grande connaissance des lieux pour échapper à ses poursuivants, et combien il connaît et utilise bien tous les avantages de terrain qui interrompent la piste. Chez nos animaux domestiques, que la société des hommes a développés plus encore, on peut observer chaque jour des traits de malice qui se situent tout à fait au même niveau que ceux que nous constatons chez les enfants. Car, de même que l’histoire de l’évolution de l’embryon humain dans le ventre de sa mère ne représente qu’une répétition en raccourci de l’histoire de millions d’années d’évolution physique de nos ancêtres animaux, en commençant par le ver, de même l’évolution mentale de l’enfant est une répétition, seulement plus ramassée encore, de l’évolution intellectuelle de ces ancêtres, du moins des derniers. Cependant, l’ensemble de l’action méthodique de tous les animaux n’a pas réussi à marquer la terre du sceau de leur volonté. Pour cela, il fallait l’homme.
Bref, l’animal utilise seulement la nature extérieure et provoque en elle des modifications par sa seule présence ; par les changements qu’il y apporte, l’homme l’amène à servir à ses fins, il la domine. Et c’est en cela que consiste la dernière différence essentielle entre l’homme et le reste des animaux, et cette différence, c’est encore une fois au travail que l’homme la doit. Cependant, ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie mineure et autres lieux essartaient les forêts pour gagner de la terre arable, étaient loin de s’attendre à jeter par là les bases de l’actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d’accumulation et de conservation de l’humidité. Les Italiens qui, sur le versant sud des Alpes, saccageaient les forêts de sapins, conservées avec tant de soins sur le versant nord, n’avaient pas idée qu’ils sapaient par là l’élevage de haute montagne sur leur territoire ; ils soupçonnaient moins encore que, ce faisant, ils privaient d’eau leurs sources de montagne pendant la plus grande partie de l’année et que celles ci, à la saison des pluies, allaient déverser sur la plaine des torrents d’autant plus furieux. Ceux qui répandirent la pomme de terre en Europe ne savaient pas qu’avec les tubercules farineux ils répandaient aussi la scrofule. Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein, et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures, de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement.
Et en fait, nous apprenons chaque jour à comprendre plus correctement ces lois et à connaître les conséquences plus proches ou plus lointaines de nos interventions dans le cours normal des choses de la nature. Surtout depuis les énormes progrès des sciences de la nature au cours de ce siècle, nous sommes de plus en plus à même de connaître les conséquences naturelles lointaines, tout au moins de nos actions les plus courantes dans le domaine de la production, et, par suite, d’apprendre à les maîtriser. Mais plus il en sera ainsi, plus les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature et plus deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, l’homme et la nature, l’âme et le corps, idée qui s’est répandue en Europe depuis le déclin de l’antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé.
Mais s’il a déjà fallu le travail de millénaires pour que nous apprenions dans une certaine mesure à calculer les effets naturels lointains de nos actions visant la production, ce fut bien plus difficile encore en ce qui concerne les conséquences sociales lointaines de ces actions. Nous avons fait mention de la pomme de terre et de la propagation de la scrofule qui l’a suivie. Mais qu’est ce que la scrofule à côté des effets qu’a eus sur les conditions de vie des masses populaires de pays entiers la réduction de la nourriture de la population laborieuse aux seules pommes de terre ? Qu’est elle à côté de la famine qui, à la suite de la maladie de la pomme de terre, s’abattit sur l’Irlande en 1847, conduisit à la tombe un million d’Irlandais se nourrissant exclusivement ou presque exclusivement de ces tubercules et en jeta deux millions au delà de l’océan ? Lorsque les Arabes apprirent à distiller l’alcool, ils n’auraient jamais pu imaginer qu’ils venaient de créer un des principaux instruments avec lesquels on rayerait de la face du monde les populations indigènes de l’Amérique non encore découverte. Et, lorsqu’ensuite Christophe Colomb découvrit l’Amérique, il ne savait pas que, ce faisant, il rappelait à la vie l’esclavage depuis longtemps disparu en Europe et jetait les bases de la traite des Noirs. Les hommes qui, aux XVIIe et XVIII’ siècles, travaillaient à réaliser la machine à vapeur n’avaient pas idée qu’ils créaient l’instrument qui, plus qu’aucun autre, allait révolutionner les conditions sociales du monde entier, et en particulier de l’Europe, en concentrant les richesses du côté de la minorité et en créant le dénuement du côté de l’immense majorité, la machine à vapeur allait en premier lieu procurer la domination sociale et politique à la bourgeoisie, mais ensuite elle engendrerait entre la bourgeoisie et le prolétariat une lutte de classes qui ne peut se terminer qu’avec la chute de la bourgeoisie et l’abolition de toutes les antagonismes de classes. Mais, même dans ce domaine, nous apprenons peu à peu, au prix d’une longue et souvent dure expérience et grâce à la confrontation et à l’étude des matériaux historiques, à élucider les conséquences sociales indirectes et lointaines de notre activité productrice et, de ce fait, la possibilité nous est donnée de dominer et de régler ces conséquences aussi.
Mais, pour mener à bien cette réglementation, il faut plus que la seule connaissance. Il faut un bouleversement complet de tout notre mode de production existant, et avec lui, de tout notre régime social actuel.
Tous les modes de production existant jusqu’ici n’ont visé qu’à atteindre l’effet utile le plus proche, le plus immédiat du travail. On laissait entièrement de côté les conséquences ultérieures, celles qui n’intervenaient que plus tard, qui n’entraient en jeu que du fait de la répétition et de l’accumulation progressives. La propriété primitive en commun du sol correspondait d’une part à un stade de développement des hommes qui limitait somme toute leur horizon à ce qui était le plus proche, et supposait d’autre part un certain excédent de sol disponible qui laissait une certaine marge pour parer aux conséquences néfastes éventuelles de cette économie absolument primitive. Une fois cet excédent de sol épuisé, la propriété commune tomba en désuétude. Cependant, toutes les formes supérieures de production ont abouti à séparer la population en classes différentes et, par suite, à opposer classes dominantes et classes opprimées ; ainsi, l’intérêt de la classe dominante est devenu l’élément moteur de la production, dans la mesure où celle ci ne se limitait pas à entretenir de la façon la plus précaire l’existences des opprimés. C’est le mode de production capitaliste régnant actuellement en Europe occidentale qui réalise le plus complètement cette fin. Les capitalistes individuels qui dominent la production et l’échange ne peuvent se soucier que de l’effet utile le plus immédiat de leur action. Et même cet effet utile dans la mesure où il s’agit de l’usage de l’article produit ou échangé passe entièrement au second plan ; le profit à réaliser par la vente devient le seul moteur.
La science sociale de la bourgeoisie, l’économie politique classique, ne s’occupe principalement que des effets sociaux immédiatement recherchés des actions humaines orientées vers la production et l’échange. Cela correspond tout à fait à l’organisation sociale dont elle est l’expression théorique. Là où des capitalistes individuels produisent et échangent pour le profit immédiat, on ne peut prendre en considération au premier chef que les résultats les plus proches, les plus immédiats. Pourvu que individuellement le fabricant ou le négociant vende la marchandise produite ou achetée avec le petit profit d’usage, il est satisfait et ne se préoccupe pas de ce qu’il advient ensuite de la marchandise et de son acheteur. Il en va de même des effets naturels de ces actions. Les planteurs espagnols à Cuba qui incendièrent les forêts sur les pentes et trouvèrent dans la cendre assez d’engrais pour une génération d’arbres à café extrêmement rentables, que leur importait que, par la suite, les averses tropicales emportent la couche de terre superficielle désormais sans protection, ne laissant derrière elle que les rochers nus ? Vis à vis de la nature comme de la société, on ne considère principalement, dans le mode de production actuel, que le résultat le plus proche, le plus tangible ; et ensuite on s’étonne encore que les conséquences lointaines des actions visant à ce résultat immédiat soient tout autres, le plus souvent tout à fait opposées ; que l’harmonie de l’offre et de la demande se convertisse en son opposé polaire, ainsi que nous le montre le déroulement de chaque cycle industriel décennal, et ainsi que l’Allemagne en a eu un petit avant goût avec le « krach » ; que la propriété privée reposant sur le travail personnel évolue nécessairement vers l’absence de propriété des travailleurs, tandis que toute possession se concentre de plus en plus entre les mains des non travailleurs ; que ...[ Le manuscrit s’interrompt ici...]

LE PROCESSUS D’ÉVOLUTION DE L’HOMME


L’homme, lui aussi, naît par différenciation. Cela est vrai non seulement au sens de l’individu, le développement s’opérant à partir de la cellule unique de l’oeuf jusqu’à l’organisme le plus complexe que produise la nature, cela est vrai aussi au sens historique. C’est le jour où, après des millénaires de lutte, la main fut définitivement différenciée du pied et l’attitude verticale enfin assurée que l’homme se sépara du singe, et que furent établies les bases du développement du langage articulé et du prodigieux perfectionnement du cerveau, qui a depuis rendu l’écart entre l’homme et le singe infranchissable. La spécialisation de la main, voilà qui signifie l’outil, et l’outil signifie l’activité spécifiquement humaine, la réaction modificatrice de l’homme sur la nature, sur la production. Il est aussi des animaux au sens étroit du mot : la fourmi, l’abeille, le castor, qui ont des outils, mais ce ne sont que des membres de leur corps ; il est aussi des animaux qui produisent, mais leur action productrice sur la nature environnante est à peu près nulle au regard de la nature. Seul l’homme est parvenu à imprimer son sceau à la nature, non seulement en déplaçant le monde végétal et animal, mais aussi en transformant l’aspect, le climat de son habitat, voire les plantes et les animaux, et cela à un point tel que les conséquences de son activité ne peuvent disparaître qu’avec le dépérissement général de la terre. S’il est parvenu à ce résultat, c’est d’abord et essentiellement grâce à la main. Même la machine à vapeur, qui est jusqu’ici son outil le plus puissant pour transformer la nature, repose en dernière analyse, parce que c’est un outil, sur la main. Mais la tête a accompagné pas à pas l’évolution de la main ; d’abord vint la conscience des conditions requises pour chaque résultat pratique utile et plus tard, comme conséquence, chez les peuples les plus favorisés, l’intelligence des lois naturelles qui conditionnent ces résultats utiles. Et avec la connaissance rapidement grandissante des lois de la nature, les moyens de réagir sur la nature ont grandi aussi ; la main, à elle seule, n’aurait jamais réalisé la machine à vapeur si, corrélativement, le cerveau de l’homme ne s’était développé avec la main et à côté d’elle, et en partie grâce à elle.
Avec l’homme, nous entrons dans l’histoire. Les animaux aussi ont une histoire, celle de leur descendance et de leur développement progressif jusqu’à leur état actuel. Mais cette histoire, ils ne la font pas, et dans la mesure où ils y participent, c’est sans qu’ils le sachent ni le veuillent. Au rebours, plus les hommes s’éloignent des animaux au sens étroit du mot, plus ils font eux mêmes, consciemment, leur histoire, plus diminue l’influence d’effets imprévus, de forces incontrôlées sur cette histoire, plus précise devient la correspondance du résultat historique avec le but fixé d’avance. Si cependant nous appliquons ce critérium à l’histoire humaine, même à celle des peuples les plus développés de notre temps, nous trouvons qu’ici encore une disproportion gigantesque subsiste entre les buts fixés d’avance et les résultats obtenus, que les effets inattendus prédominent, que les forces incontrôlées sont beaucoup plus puissantes que celles qui sont mises en oeuvre suivant un plan. Il ne peut en être autrement tant que l’activité historique la plus essentielle des hommes, celle qui les a élevés de l’animalité à l’humanité et qui constitue le fondement matériel de tous leurs autres genres d’activité, la production de ce dont ils ont besoin pour vivre, c’est à dire aujourd’hui la production sociale, reste soumise au jeu des effets non intentionnels de forces non contrôlées et n’atteint que par exception le but voulu, mais aboutit le plus souvent au résultat contraire. Dans les pays industriels les plus avancés, nous avons dompté les forces de la nature et les avons contraintes au service des hommes ; nous avons ainsi multiplié la production à l’infini, si bien qu’actuellement un enfant produit plus qu’autrefois cent adultes. Et quelle en est la conséquence ? Surtravail toujours croissant et misère de plus en plus grande des masses, avec, tous les dix ans, un grand krach. Darwin ne savait pas quelle âpre satire de l’humanité, et spécialement de ses concitoyens il écrivait quand il démontrait que la libre concurrence, la lutte pour la vie, célébrée par les économistes comme la plus haute conquête de l’histoire, est l’état normal du règne animal. Seule une organisation consciente de la production sociale, dans laquelle production et répartition sont planifiées peut élever les hommes au dessus du reste du monde anima ; au point de vue social de la même façon que la production en général les a élevés en tant qu’espèce. L’évolution historique rend une telle organisation de jour en jour plus indispensable, mais aussi de jour en jour plus réalisable. D’elle datera une nouvelle époque de l’histoire, dans laquelle les hommes eux mêmes, et avec eux toutes les branches de leur activité, notamment les sciences de la nature, connaîtront un progrès qui rejettera dans l’ombre la plus profonde tout ce qui l’aura précédé.

L’ETAT SAUVAGE


1.— Stade inférieur Enfance du genre humain qui, vivant tout au moins en partie dans les arbres, et cela seul explique qu’il se soit maintenu malgré les grands fauves, résidait encore dans ses habitats primitifs, les forêts tropicales ou subtropicales. Des fruits avec ou sans écorce, des racines servaient à sa nourriture ; le résultat principal de cette époque, c’est l’élaboration d’un langage articulé. De tous les peuples dont on a connaissance durant la période historique, aucun n’appartenait plus à cet état primitif. Bien qu’il ait pu s’étendre sur de nombreux milliers d’années, nous ne pouvons le prouver par des témoignages directs ; cependant, une fois accordé que l’homme descend du règne animal, il devient inévitable d’admettre cette période de transition.
2.—Stade moyen Il commence avec la consommation de poissons (aussi bien que de crustacés, de coquillages et autres animaux aquatiques) et avec l’usage du feu. Les deux choses vont de pair, car la consommation de poissons n’est rendue pleinement possible que par l’usage du feu. Mais grâce à cette nouvelle alimentation, les hommes s’affranchissent du climat et des lieux ; en suivant les fleuves et les côtes, ils ont pu, même à l’état sauvage, se répandre sur la majeure partie de la terre. La diffusion sur tous les continents des outils de pierre grossièrement travaillés et non polis de la première époque de l’âge de la pierre, connus sous le nom de paléolithiques et appartenant tous ou pour la plupart à cette période, témoigne de ces migrations. L’occupation de zones nouvelles, aussi bien que l’instinct de découverte et d’invention constamment en éveil et la possession du feu par frottement, ont procuré de nouveaux moyens de subsistance, tels que les racines et les tubercules féculents, cuits dans des cendres chaudes ou dans des fours creusés à même la terre, tels que le gibier aussi, qui, avec l’invention des premières armes, la massue et la lance, devint un appoint occasionnel de nourriture. Il n’y a jamais eu de peuples exclusivement chasseurs comme ils figurent dans les livres, c’est à dire de peuples qui vivent seulement de la chasse ; car le produit de la chasse est beaucoup trop aléatoire. Par suite de la précarité persistante des sources d’alimentation, il semble que le cannibalisme apparaît à ce stade pour se maintenir longtemps après. Les Australiens et beaucoup de Polynésiens en sont encore, de nos jours, à ce stade moyen de l’état sauvage.
3.—Stade supérieur Il commence avec l’invention de l’arc et de la flèche, grâce auxquels le gibier devint un aliment régulier, et la chasse, une des branches normales du travail. L’arc, la corde et la flèche forment déjà un instrument très complexe, dont l’invention présuppose une expérience prolongée, répétée, et des facultés mentales plus aiguisées, donc aussi la connaissance simultanée d’une foule d’autres inventions. Si nous comparons les peuples qui connaissent bien l’arc et la flèche, mais ne connaissent pas encore la poterie ( de laquelle Morgan date le passage à l’état barbare ), nous trouvons déjà, de fait, quelques premiers établissements en villages, une certaine maîtrise de la production des moyens d’existence, des récipients et des ustensiles de bois, le tissage à la main ( sans métier ) avec des fibres d’écorce, des paniers tressés d’écorce ou de jonc, des outils de pierre polie ( néolithiques ). La plupart du temps, le feu et la hache de pierre ont déjà fourni la pirogue creusée dans un tronc d’arbre et, dans certaines régions, des poutres et des planches pour la construction d’habitations. Nous trouvons par exemple tous ces progrès chez les Indiens du nord ouest de l’Amérique, qui connaissent bien l’arc et la flèche, mais non la poterie. L’arc et la flèche ont été, pour l’état sauvage, ce qu’est l’épée de fer pour l’âge barbare et l’arme à feu pour la civilisation : l’arme décisive.

Portfolio


[1« On ne peut séparer la pensée d’une matière qui pense » disait déjà Friedrich Engels dans « Socialisme scientifique et socialisme utopique ».

[2« La grande question fondamentale de toute philosophie et spécialement de la philosophie moderne, est celle du rapport de la pensée à l’être. » écrit Engels dans « Ludwig Feuerbach ».

Messages

  • "Ce qui élève l’homme par rapport à l’animal, c’est la conscience qu’il a d’être un animal. Du fait qu’il sait qu’il est un animal, il cesse de l’être."

    Georg Wilhelm Friedrich Hegel

  • Il existe un témoignage spectaculaire de ce que l’évolutionniste George Gaylord Simpson, de Harvard, appelle "le quantum d’évolution", une poussée de développement explosive chez les ancêtres de l’homme, "explosive" dans un sens relatif. (...) Un exemple de "quantum d’évolution" se produisit chez les chevaux, il y a environ 25 millions d’années. Les chevaux s’étaient nourris surtout de feuilles succulentes, faciles à mâcher, mais leur survie fut menacée quand les forêts devinrent clairsemées (...) Cesser de brouter pour paître (ce qui entraîna des changements dans la forme des dents pour offrir des surfaces broyeuses plus efficaces, et l’apparition d’un ciment particulièrement résistant en même temps que des dents plus longues) se fit très vite en termes d’évolution et demanda de huit à dix millions d’années. Mais des changements bien plus importants se firent en bien moins de temps chez les hommes-singes et leurs descendants (...) Le cerveau au presuqe doublé en moins de deux millions d’années."

    John Pfeiffer dans "L’émergence de l’homme"

  • Jean-Claude Ameisen dans "La sculpture du vivant" :

    "L’évolution est une succession infinie d’accidents, construisant, déconstruisant, et reconstruisant sans cesse, faisant naître de la nouveauté."

  • bonsoir
    merci pour l’article

    si l’evolution ne marche pas vers un but , alors pourquoi on remarque une réduction de la taille des muscles masticateurs ansi que celle des molaires chez homo- ergaster par rapport a habilis ou rudolfensis ? si ce n’est pas de l’adaptation ça , c’est quoi ?

    • L’idée d’adaptation pose plusieurs problèmes : celui d’une présentation en termes d’action positive, d’action progressiste, d’action continue, de but.

      Chaline écrit :

      Quant à l’adaptation considérée comme le moteur de l’évolution, la biologie du développement montre par exemple que la main à 5 doigts n’est pas une adaptation graduelle (graduaptation), mais un effet secondaire du gène "shh" qui conditionne aussi le système nerveux et le tube digestif (voir à ce sujet les travaux de l’équipe de Dubloule) ! J’ai développé ces idées dans un livre intitulé Les horloges du vivant. Mais la "pensée unique" néo-darwinienne refuse de voir les nouvelles réalités et ne se pose surtout pas de question. Ce n’est pas la fonction qui crée l’organe, comme le pensait Lamarck. Ce n’est pas l’adaptation (sélection naturelle) qui façonne l’organe, comme l’estimait la théorie synthétique (sauf dans le cas des "graduaptations", c’est-à-dire des adaptations graduelles d’un caractère). C’est le nouvel organe, apparu par mutation (saltaptation), qui permet une nouvelle fonction - à condition que la sélection naturelle lui donne son label de survie ! Par contre, je rejette totalement les approches de Denton qui est un créationniste incompétent en paléontologie… J’ai écrit un roman scientifique anticréationniste, Opération Adam, sous le pseudonyme de Ivan Petrovitch C. où je présente les arguments des deux camps…

    • merci pour votre reponse monsieur

      votre livre est il disponible sur le net ? ( les horloges du vivants)

      j’aurais tout de meme aimé que vous me donniez une réponse au sujet de la reduction de la taille de l’appareil masticateur et des reduction des molaires de l’ergaster par- rapport a ceux qu’ils l’ont precedé ? ansi que la stabilisiataion de son genou ? ou l’augmentation de la taille de son cerveau , comment peut- on explique ça ? on vois que l’evolution suit un but qui est le perfectionnement de la bipedie , et l’adaptation de l’appareil masticateur au regime alimentaire ( par exemple) .
      merci beaucoup

    • Les horloges du vivant sont de Chaline et l’ouvrage est disponible en librairie.
      Homo ergaster (« l’homme artisan ») est un représentant disparu du genre Homo. La plupart des fossiles aujourd’hui attribués à ce taxon étaient anciennement attribués à Homo erectus.

      Pour beaucoup de scientifiques, les « H. erectus africains » ont des spécificités qui justifient leur classement au sein d’une nouvelle espèce. Quelques autres auteurs continuent à refuser H. ergaster en tant qu’espèce indépendante, ne le considérant que comme une variété géographique d’Homo erectus

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.