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La révolte des misérables de Fra Dolcino contre les riches, les puissants et l’Eglise féodale
lundi 10 février 2020, par
La révolte des misérables de Fra Dolcino contre les riches, les puissants et l’Eglise féodale
Umberto Eco, dans « Le nom de la rose », sur l’insurrection de Fra Dolcino
« L’histoire débute avant fra Dolcino, dit Ubertin, il y a plus de soixante ans, et moi j’étais un enfant. Ce fut à Parme. Là commença à prêcher un certain Gérard Segalelli, qui invitait tout le monde à la vie de pénitence, et parcourait les routes en criant : « Pénitenziagité ! », qui était sa façon d’homme inculte pour dire « Penitentiam agite, appropinquabit enim regnum coelorum. » Il invitait ses disciples à se faire pareils aux apôtres, il voulut que sa secte prît le nom des apôtres, et que les siens parcourussent le monde comme de pauvres mendiants ne vivant que d’aumônes… Lui et les siens furent accusés de ne plus reconnaître l’autorité des prêtres, la célébration de la messe, la confession, et de vagabonder dans l’oisiveté… Vêtu d’un manteau blanc passé sur une tunique blanche et avec ses longs cheveux, il acquit chez les simples une réputation de sainteté. Il vendit une de ses maisons et quand il en obtint le paiement, il se plaça sur une pierre… tenant dans sa main une bourse remplie… et leur jeta en disant : « En prenne qui voudra »… François aussi se dépouilla de tout… mais Gérard fit un faux pas ; François ne se heurta jamais à la sainte Eglise… Gérard allait regroupant les simples et disait : « Venez avec moi dans la vigne » et ceux qui ne le connaissaient pas entraient avec lui dans la vigne d’autrui, croyant qu’elle lui appartenait, et ils mangeaient le raisin d’autrui… Gérard continuait à crier : « Pénitenziagité » mais un de ses disciples, un certain Guy Putagio, tenta de prendre la direction du groupe, et il allait en grande pompe avec de nombreuses montures et faisait des grandes dépenses et des banquets comme les cardinaux de l’Eglise de Rome. Et puis ce furent des rixes entre eux, pour le commandement de la secte, et il se passa des choses d’une grande ignominie… L’évêque Obizzo de Parme décida finalement de mettre Gérard aux fers. C’est alors qu’arriva une chose étrange, qui te dit comme la nature humaine est faible, et insidieuse la plante de l’hérésie. Car, pour finir, l’évêque libéra Gérard et l’accueillit chez lui, à sa table, et il riait de ses lazzi, et le gardait comme bouffon… Mais, finalement le pape intervint, l’évêque revint à sa juste sévérité, et Gérard finit sur le bûcher comme hérétique impénitent…
Mais l’hérésie survécut à la destruction même des hérétiques. Dolcino était un bâtard d’un prêtre, qui vivait dans le diocèse de Novare, dans cette partie-ci de l’Italie, un peu plus au septentrion. Quelqu’un soutint qu’il naquit ailleurs, dans la vallée de l’ossola, ou à Ramagnano. Mais peu importe. C’était un jeune homme d’une intelligence aigüe et son éducation en fit un lettré, mais il vola le prêtre qui s’occupait de lui et s’enfuit vers l’orient, dans la ville de Trente. Et là, il reprit la prédication de Gérard, de façon encore plus hérétique, soutenant qu’il était l’unique vrai apôtre de Dieu et tout devait être en commun dans l’amour, et qu’il était licite d’aller indifféremment avec toutes les femmes, raison pour laquelle personne ne pouvait se voir accuser de concubinat, même s’il allait avec l’épouse et avec la fille… Dolcino commença sa prédication à Trente. Là il séduisit une très belle jeune fille et de famille noble, Marguerite, à moins que ne soit elle qui le séduisit… A ce point-là, l’évêque de Trente le chassa de son diocèse, mais désormais Dolcino avait rassemblé plus de mille partisans, et il entreprit une longue marche qui le ramena dans les contrées où il était né. Et tout au long du chemin se joignaient à lui d’autres ingénus, captivés par ses paroles, et peut-être beaucoup d’hérétiques vaudois qui habitaient les montagnes par où il passait se réunirent-ils aussi à lui, ou bien c’est lui qui voulait s’allier aux vaudois de ces terres du septentrion. Arrivé dans la région de Novare, Dolcino trouva une atmosphère favorable à sa révolte, car les vassaux qui gouvernaient le pays de Gattinara au nom de l’évêque de Verceil avaient été chassés par la population qui accueillit donc les bannis de Dolcino comme de bons alliés… Comme tu vois, l’hérésie s’est mariée à la révolte contre les seigneurs… Dolcino s’établit avec les siens, qui étaient maintenant trois mille, sur un mont près de Novare, dit de la Paroi Chauve, où ils bâtirent châtelets et masures ; Dolcinon régnait sur toute cette foule d’hommes et de femmes qui vivaient dans la promiscuité la plus honteuse. De là-haut, il envoyait des missives à ses fidèles, où il exposait sa doctrine hérétique. Il disait et écrivait que leur idéal était la pauvreté et qu’ils n’étaient liés par aucun lien d’obédience extérieur, et que lui, Dolcino, avait été mandaté par Dieu pour desceller les prophéties et comprendre les écritures de l’Ancien et du Nouveau Testament. Et il appelait « ministres du diable » les clercs séculiers, prédicateurs et mineurs, et il déliait tout un chacun du devoir de leur obéir. Il distinguait quatra âges dans la vie du peuple de Dieu : le premier celui de l’Ancien Testament, des patriarches et des prophètes, avant la venue du Christ, où le mariage était bon car les gens devaient se multiplier ; le deuxième âge, celui de Christ et des apôtres, et ce fut l’époque de la sainteté et de la chasteté. Puis vint le troisième, où les souverains pontifes durent d’abord accepter les richesses terrestres pour pouvoir gouverner le peuple, mais quand les hommes commencèrent à s’éloigner de l’amour de Dieu, vint Benoît qui parla contre toute possession temporelle. Lorsque, ensuite, même les moines de Benoît se remirent à accumuler des richesses, vinrent les frères de saint François et de saint Dominique, encore plus sévères que Benoît dans leurs prédications contre la domination et la richesse terrestres. Enfin, maintenant que la vie de tant de prélats contredisait à nouveau tous ces bons préceptes, on était arrivé au terme du troisième âge et il fallait se convertir aux enseignements des apôtres… Il disait que pour mettre fin à ce troisième âge de la corruption, il fallait que tous les clercs, les moines et les frères mourussent de mort très cruelle, il disait que tous les prélats de l’Eglise, les clercs, les nonnes cloîtrées, les religieux et les religieuses et tous ceux qui font partie des ordres des prêcheurs et des minorites, des ermites, et le pape Boniface en personne auraient dû être exterminés par l’empereur élu par lui, Dolcino, à savoir Frédéric de Sicile…
Par sa seconde lettre, Dolcino, en l’an 1303, se nommait chef suprême de la congrégation apostolique, et il nommait comme ses lieutenants la perfide Marguerite et Longin de Pegame, Frédéric de Novare, Albert Carentino et Valderic de Brescia. Puis il commençait à divaguer sur une suite de papes futurs, deux bons, le premier et le dernier, deux mauvais, le second et le troisième… C’est le pape Clément V qui prêcha la croisade contre Dolcino… Dans ces lettres, Dolcino soutenait désormais des théories inconciliables avec l’orthodoxie. Il affirma que l’Eglise romaine est une catin, qu’on ne doit pas obéissance aux prêtres, que déorénavant tout pouvoir spirituel passait par la secte des apôtres, que seuls les apôtres forment la nouvelle Eglise, que les apôtres peuvent annuler le mariage, que nul ne pourra être sauvé s’il ne fait pas partie de la secte, qu’aucun pape ne peut remetre les pêchés, qu’on ne doit pas payer les dîmes, que la vie est plus parfaite sans vœux qu’avec des vœux, qu’une église consacrée ne vaut rien pour la prière, pas davantage qu’une écurie, et qu’on peut adorer Christ dans les bois et dans les églises indifféremment…
Comme il prit position sur la Paroi Chauve, il commença à mettre à sac les villages de la vallée, à faire des incursions de pillard pour se procurer le ravitaillement, menant en somme une véritable guerre contre les bourgs voisins… Peut-être reçut-il des appuis de certains bourgs, s’insinuant ainsi dans le nœud inextricable des discordes locales.
En attendant, l’hiver de l’an 1305 était venu, l’un des plus rigoureux des dernières décennies, et dans toute la contrée régnait une grande famine. Dolcino envoyait une troisième lettre à ses partisans et beaucoup se joignaient encore à lui ; mais là-haut la vie était devenue impossible et ils étaient pris d’une telle faim qu’ils mangeaient la chair des chevaux et d’autres bêtes de somme et du foin cuit. Un grand nombre en mourut…
L’évêque de Verceil avait fait appel à Clément V et une croisade avait été prêchée contre les hérétiques. une indulgence plénière fut proclamée pour quiconque y participerait, et l’on sollicita Louis de Savoie, les inquisiteurs de Lombardie, l’archevêque de Milan. Beaucoup prirent la croix pour venir en aide aux Verceillois et aux Novarois, même de la Savoie, de la Provence, de la France, et l’évêque de Verceil eut le commandement suprême. Ce n’était qu’accrochages continuels entre les avant-gardes des deux armées, mais les fortifications de Dolcino s’avéraient imprenables, et d’une manière ou d’une autre les impies recevaient des secours…
Vers la fin de l’an 1305, l’hérésiarque fut pourtant contraint à abandonner la Paroi Chauve, laissant derrière lui les blessés et les malades, et il se transféra dans le territoire de Trivero, où il se retrancha sur un mont, qu’on appelait alors Zubello et qui depuis lors fut dit Rubello ou Rebello, parce qu’il était devenu la place forte des rebelles à l’Eglise. En somme, je ne peux pas te raconter tout ce qui advint, et ce furent des massacres terribles. Mais à la fin, les rebelles furent contraints à se rendre, Dolcino et les siens furent capturés et périrent sur le bûcher…
J’appris donc comment en mars de l’an 1307, le samedi saint, Dolcino, Marguerite et Longin, enfin pris, furent conduits dans la ville de Biella et remis à l’évêque, qui attendait la décision du pape. Le pape, sitôt qu’il apprit la nouvelle, la transmit au roi de France, Philippe, en écrivant : « Des nouvelles infiniment agréables sont parvenues, fécondes en joie et allégresse, pour ce que le démon pestifère, fils de Bélial et grande horreur hérésiarque, Dolcino, après de longs dangers, des peines et des massacres incessants, et de fréquentes incursions, est enfin, avec ses partisans, prisonnier dans nos prisons, grâce à notre vénérable frère Raniero, évêque de Verceil, capturé en le jour de la Sainte Cène du Seigneur, et la nombreuse gent qui était avec lui, infectée par la contagion, fut tuée ce jour même. »
Le pape se montra impitoyable en regard des prisonniers et commanda à l’évêque de les mettre à mort. Alors, en juillet de la même année, le premier jour du mois, les hérétiques furent remis au bras séculier. Tandis que les cloches de la ville sonnaient à toute volée, on les plaça sur un chariot, entourés des bourreaux, suivis de la milice, qui parcourut toute la ville, et à chaque coin de rue, avec des tenailles rougies à blanc, on déchirait les chairs des coupables. »
Fra Dolcino et les Dolciniens
Fra Dolcino fait partie des héritiers idéologiques de Joachim de Flore puis de Gherardo Segarelli.
Son programme :
– Le refus de la hiérarchie ecclésiastique et le retour aux idéaux originaux de pauvreté et d’humilité.
– Le refus du système féodal
– La libération de toute contrainte et de tout assujettissement.
– L’organisation d’une société égalitaire d’aide et de respect mutuel, mettant en commun les biens et respectant l’égalité des sexes.
De 1300 à 1307, Fra Dolcino dirige un fort mouvement populaire réuni sur ces bases en Italie du Nord. L’Eglise catholique et les grands féodaux rassemblent des troupes pour exterminer les dolciniens. Ceux-ci réagissent par une forme de guérilla et par leur regroupement dans des camps fortifiés (par exemple sur le mont Rubello dans les Alpes pennines, province de Biella).
Après leur capture par l’Église, Fra Dolcino et sa compagne Margherita Boninsegna n’ont pas droit à un procès. Ils sont torturés, Fra Dolcino subit une castration, puis le couple est démembré. Les parties de leurs corps sont ensuite jetées au bûcher par le bourreau. En 1322, une trentaine de disciples de Dolcino sont encore brûlés vifs sur la place du marché de Padoue.
Première lettre de Dolcino et Margherita aux val-susains en lutte
Un révolutionnaire torturé et brûlé vif en 1307 par l’Eglise (voir ici page 10 et suivantes)
« Le nom de la Rose » de Umberto Eco et l’hérésie de Fra Dolcino
« Le nom de la Rose » (le roman)
Naissance, vie et mort d’une hérésie médiévale (en italien)
Fra Dolcino, le maudit (en italien)
Mémoire historique de Fra Dolcino et de son époque (en anglais)
Dolcino, le sphynx libertaire (en italien)
Mouvements sociaux et crise politique dans l’Europe médiévale
[Le commentaire de Labriola dans « Socialisme et Philosophie »
https://books.google.fr/books?id=mzgXDgAAQBAJ&pg=PT151&lpg=PT151&dq=r%C3%A9volution+sociale+de+fra+dolcino&source=bl&ots=yiDvSXp1O5&sig=ACfU3U0nHiat91gMnqRMgHEg-Y6LbBxETA&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwij3Z2zws3lAhWpx4UKHZRHDcY4ChDoATABegQIBRAB#v=onepage&q=r%C3%A9volution%20sociale%20de%20fra%20dolcino&f=false]