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Comment comprendre que la Révolution française, amoureuse de la liberté, bascule dans « la Terreur » ?

dimanche 3 novembre 2019, par Robert Paris

Comment comprendre que la Révolution française, amoureuse de la liberté, bascule dans « la Terreur » ?

Tout d’abord, il importe de remarquer que la terreur a débuté par celle des armées de la noblesse française alliée aux royautés d’Europe et à l’Angleterre. C’est la première terreur. Elle est illustrée par une proclamation fameuse : le manifeste de Brunschvig qui affirme que quiconque se sera saisi des biens de la noblesse et du clergé, les aura brûlés, les aura pris, sera brûlé à la broche par la contre-révolution sociale des féodaux d’Europe.

Ensuite, il y a la terreur de la contre-révolution en France même, celle des nobles, du clergé, de la réaction des villes et des campagnes, celle de la Vendée notamment. On les oublie aisément du fait de la politique de terreur de la révolution elle-même mais cette dernière ne s’explique que parce que la révolution française est prise à la gorge par la contre-révolution, ses émissaires sont fréquemment assassinés, ses armées sont attaquées et la menace est claire : si la contre-révolution sociale féodale et royale réussit, le peuple révolutionnaire sera mis à la broche !!!

Il faut rappeler que la révolution sociale et politique, loin d’être d’abord violente contre ses ennemis a été très magnanime. Elle a prié la royauté de comprendre le peuple. Elle a cru ses promesses. Elle n’a pas emprisonné ses ennemis et les a laissés fuir le pays. Elle a cru aux promesses de ceux qui restaient. Elle n’a pas systématiquement saisi tous les biens de l’ancien régime. Elle a bien traité la famille royale et a cru à sa bonne foi.

Ce n’est qu’en voyant que la royauté jouait le jeu des puissances féodales de l’Europe, qu’en voyant que le roi s’enfuyait, qu’en voyant que les nobles et le clergé comptaient renverser la révolution par la violence et la guerre que le peuple travailleur a été pris d’une nouvelle insurrection, appelée à tort jacobine. Les jacobins n’étaient que l’un des partis qui a surfé sur cette deuxième révolution sociale et politique française, celle de 1793. Quand elle a commencé, la contre-révolution avait déjà bel et bien démontré toute la violence de sa propre terreur.

Ensuite, il faut bien comprendre que, au sein des personnels de la révolution, il y a deux ailes différentes, l’une exprimant les intérêts de la bourgeoisie et l’autre ceux du petit peuple travailleur, des bras nus, des sans culottes, des femmes révolutionnaires, des pauvres, des domestiques, des ouvriers, etc. Par moment, les deux peuvent sembler unies derrière des personnages comme Danton, Robespierre, Barrère, Collot d’Herbois, Billaud-Varenne, Couthon, Fouquier de Tinville, Vadier, Saint-Just, Baudot, Lebas, Vouland, Dupin, Fayau, Baraillon…

. Mais, assez vite, il devient clair que la grande bourgeoisie qui se cache derrière ces personnages ne fait que surfer sur l’élan révolutionnaire pour en finir avec les ennemis de la révolution, mais qu’elle ne souhaite qu’une seule chose : arrêter cet élan révolutionnaire qui menace tous les riches, y compris la bourgeoisie. En particulier, cette bourgeoisie révolutionnaire, capable parfois ou par la voix de certains de ses dirigeants, de suivre en paroles les élans populaires, veut quand même en finir avec la montée révolutionnaire, avec l’auto-organisation des masses pauvres, avec les comités de piques, avec les organisations révolutionnaires de femmes, avec l’armement des plus démunis, avec leurs dirigeants politiques. Les militants révolutionnaires, dirigeants du peuple travailleur avaient pour noms : Chalier, Dolivier, Théophile Leclerc, Jacques Roux, Varlet, Sylvain Maréchal, Claire Lacombe, Pauline Léon, Olympes de Gouges, Théroigne de Méricourt, Marat, Babeuf… Lire la suite

Un des moyens va être de détourner l’insurrection sociale qui revendique de plus en plus sur le terrain revendicatif et économique comme politique de la classe opprimée, en les lançant sur la déchristianisation. C’est l’une des origines de la Terreur.

Ensuite, ces dirigeants bourgeois vont offrir comme proie afin de les calmer les otages de la révolution qui sont dans ses prisons. Elle va lui proposer de les juger, de les condamner et de les tuer, mais se gardera de réellement donner au peuple opprimé les moyens de diriger eux-mêmes toute la machine d’Etat qui va ainsi envoyer à la mort quelques ennemis ou quelques innocents. Cette répression violente, qui va finir par des condamnations en mort en masse, au fur et à mesure qu’il s’avère que la révolution recule face à la contre-révolution, et que le peuple s’indigne des trahisons dans les rangs de la bourgeoisie révolutionnaire ou de l’appareil d’Etat bourgeois, les machines à tuer vont devenir un moyen sanglant de calmer le peuple qui gronde et dénonce la trahison de ses propres dirigeants.

Ensuite, la bourgeoisie révolutionnaire, incapable de réellement satisfaire les aspirations des plus exploités et opprimés sans nuire aux intérêts politiques et sociaux de la grande bourgeoisie qu’ils ne cessent de défendre y compris pour les Robespierre, Danton et autres, va étendre ses condamnations à mort et ses assassinats aux dirigeants politiques adverses, les girondins et aussi aux dirigeants politiques du peuple travailleur, tous accusés de participer à une trahison générale de la révolution. La Terreur d’Etat commence alors à frapper directement le peuple travailleur lui-même.

Confondre l’élan citoyen révolutionnaire de 1793 qui veut s’en prendre à tous les profiteurs, à tous les trompeurs, à tous les exploiteurs et oppresseurs, avec la terreur d’Etat des dirigeants bourgeois qui surfent sur la révolution sociale dont ils font semblant d’accepter les objectifs, c’est ne rien comprendre non seulement à la terreur mais à la révolution française elle-même.

Ce n’est qu’à ses débuts que la révolution a cru n’être qu’un seul mouvement, aux mains d’un seul peuple unifié sur les moyens et sur les buts. Cette lune de miel entre bourgeoisie révolutionnaire et peuple travailleur n’a pas duré un an. Elle s’est rapidement terminé dans le sang, les dirigeants de la bourgeoisie montrant rapidement qu’ils ne craignaient pas de tirer eux-mêmes sur des manifestations révolutionnaires en plein Paris !

Quand certains auteurs discutent de « la Terreur », en bien comme en mal, comme s’il ne s’agissait pas de trois terreurs différentes et même opposées, l’une réactionnaire, nobiliaire, cléricale et des Etats européens, la deuxième de la bourgeoisie révolutionnaire et de son Etat, et enfin la troisième terreur, celle du peuple travailleur, ne veulent surtout pas discuter des bases sociales de cette épisode sanglant, des raisons réelles, politiques et sociales, de cette situation, et surtout des buts très divergents de ces trois forces sociales pour entrer dans une phase violente.

La terreur menée par le peuple travailleur révolutionnaire

Marat :

« Il n’y a que les cultivateurs, les petits marchands, les artisans et les ouvriers, les manœuvres et les prolétaires, comme les appellent les aristocrates, qui pourront former un peuple libre. » Et l’Ami du Peuple rêve d’opposer une authentique classe prolétarienne aux aristocrates qui combattent la Révolution et aux bourgeois riches et opulents qu’il accuse de la compromettre avant de la trahir. « Nous ne nous laisserons plus endormir par les bourgeois comme nous l’avons fait jusqu’à présent » (25 mars 1791). Mais s’il dénonce dans l’inégalité politique et matérielle la source de la servitude plébéienne, Marat ne sait que vitupérer les accapareurs et attaquer les profiteurs de la misère. II n’a ni doctrine de lutte des classes, ni système précis de moyens et d’objectifs.

« Bourgeois et bras nus » de Daniel Guérin :

« Ceux que leurs adversaires affublèrent du nom d’ « enragés » : Jacques Roux, Théophile Leclerc, Jean Varlet, furent en 1793 les interprètes directs et authentiques du mouvement des masses ; ils furent, comme n’hésita pas à l’écrire Karl Marx, « les représentants principaux du mouvement révolutionnaire ». A ces trois noms doit être attaché celui de Gracchus Babeuf. »

À partir de 1791, lorsque le massacre du Champ-de-Mars (17 juillet) par Jean Sylvain Bailly eut fait mitrailler le peuple, les militants des sections parisiennes firent de leur costume un manifeste politique contre le régime de monarchie constitutionnelle censitaire.

Quelques journalistes surent coller à ce peuple combattant et révolutionnaire : Jean-Paul Marat et son Ami du peuple, dans un tout autre registre, Jacques-René Hébert et son Père Duchesne, mais aussi Jacques Roux et son groupe les Enragés. Ils en furent longtemps les porte-paroles, plus que les guides, incontestés. Les sans-culottes se rassemblaient, d’une part, dans les assemblées des sections et, d’autre part, dans les clubs. Les assemblées des sections, organismes de la vie de quartier institués dès 1790, n’accueillaient en principe que les citoyens actifs ; cependant, le rôle primordial joué par nombre d’ouvriers et petits artisans, ainsi que le fait qu’ils étaient restés armés depuis 1789, leur donna voix au chapitre. Les clubs surtout — club des Cordeliers, club de l’Évêché, Société fraternelle des deux sexes, Club helvétique — furent l’instrument dont les sans-culottes se servirent pour influencer la vie politique. Le club de l’Évêché, issu des Cordeliers, joua un rôle important dans la préparation du 10 août, jour de la prise des Tuileries et de la chute du trône. À partir de septembre 1792, le club des Jacobins s’ouvrit aux citoyens les plus pauvres : il devint dès lors le plus important des lieux de réunion pour les sans-culottes.

Ceux-ci manifestaient leurs revendications par des pétitions des sections présentées aux assemblées (Législative, puis Convention) par des délégués ; il y eut ainsi une succession de pétitions réclamant l’arrestation des chefs girondins avant l’insurrection du 31 mai au 2 juin. L’insurrection, la « journée », était le second moyen d’action. La violence armée fut un recours fréquent du 10 août 1792 aux vaines émeutes de germinal et prairial an III. Les émeutiers, appuyés par les canons de la garde nationale à laquelle ils appartenaient, venaient montrer leur force menaçante pour obtenir gain de cause. De leur détermination et de la capacité de résistance du pouvoir politique dépendait évidemment le succès de la tentative : réel le 10 août ou le 2 juin, il fut nul durant la période de la Convention thermidorienne.

Avec la mise en place, en 1792 et 1793, des comités de surveillance, les sans-culottes eurent un troisième moyen de pression sur la politique : la police et les tribunaux reçurent par milliers les dénonciations des traîtres et conspirateurs supposés. Pour l’efficacité de la Terreur, la surveillance révolutionnaire exercée par les sans-culottes était indispensable. Celle-ci abolie par la Convention thermidorienne, vint le moment où les sans-culottes, privés du club des Jacobins, désarmés, fichés et suivis par une police remarquablement infiltrée, durent abandonner leur pouvoir de pression. La République ne serait plus ni sauvée ni dirigée par leur colère, mais par les militaires.

Les 48 sections de Paris qui, dans le cadre de la Commune, constituèrent les foyers mêmes du nouveau pouvoir populaire, avaient une origine beaucoup plus récente. A l’occasion de l’élection en deux degrés aux Etats-généraux, le ministre de le Louis XVI, Necker, avait découpé Paris en 60 districts (…) Cette opération avait pour but d’affaiblir, en le divisant, l’esprit révolutionnaire de la capitale. (…) Au lendemain du 14 juillet, la subdivision de Paris en 60 bureaux de vote qui, à l’origine devaient se réunir une seule et unique fois, fut rendue permanente. Plus tard, ceux-ci furent remplacés par 48 sections. A la veille du 10 août 1792, les sections arrachèrent à l’Assemblée le droit de se réunir en permanence ; et après le 10 août non plus seulement ceux qui payaient le « cens » mais tous les citoyens y furent admis. (…) Nous voyons les premiers symptômes de dualité de pouvoirs dès juillet 1789. A l’orée de la Révolution, il y a dualité de pouvoirs non seulement entre le roi et l’Assemblée nationale, mais déjà entre l’Assemblée nationale, interprète des volontés de la haute bourgeoisie, et la Commune de Paris, cette dernière s’appuyant sur les couches inférieures du tiers état de la capitale. (…) La dualité de pouvoirs se manifesta d’une façon beaucoup plus accusée à l’occasion de l’insurrection du 10 août 1792. Dès la seconde quinzaine de juillet, les sections avaient nommé des délégués qui s’étaient réunis à l’Hôtel de Ville. (…) Le 10 août, l’assemblée des sections se substitua à la Commune légale et se constitua en Commune révolutionnaire. Celle-ci se présenta face à l’Assemblée bourgeoise comme l’organe de la volonté populaire. (…) Mais la dualité de pouvoirs est un fait révolutionnaire et non constitutionnel. Elle peut durer un certain temps, mais pas très longtemps. (…)

Tôt ou tard, l’un des pouvoirs finit par éliminer l’autre. (…) « La dualité de pouvoirs est, en son essence, un régime de crise sociale : marquant un extrême fractionnement de la nation, elle comporte, en potentiel ou bien ouvertement, la guerre civile. » Au lendemain du 10 août, les pouvoirs de la Commune révolutionnaire de Paris et ceux de l’Assemblée s’équilibrèrent un instant. Cette situation qui provoqua une crise politique aiguë, ne dura que quelques semaines. L’un des deux pouvoirs dut finalement s’effacer devant l’autre, et ce fut la Commune. Au lendemain du 10 août 1792, les pouvoirs de la Commune révolutionnaire de Paris et ceux de l’Assemblée s’équilibrent un instant. Cette situation, qui provoqua une crise politique aigüe, ne persista que quelques semaines. La Commune eut le dessous. Le 31 mars 1793, la dualité de pouvoirs prit de nouveau une forme ouverte. Comme au 10 août, une Commune révolutionnaire s’était substituée à la Commune et, face à la Convention et à son Comité de Salut public, elle avait fait figure de nouveau pouvoir. Mais la dualité ne dura cette fois, que l’espace d’un matin. Le pouvoir officiel s’empressa de faire rentrer dans le néant la Commune insurrectionnelle. Après la chute des Girondins, la lutte entre la Convention et la Commune, entre le pouvoir borugeois et le pouvoir des masses, continua sourdement. Elle prit, à nouveau, un caractère aigu, en novembre 1793, lorsque la Commune, se substituant à la Convention, entraîna le pays dans la campagne de déchristianisation et imposa à l’Assemblée le culte de la Raison.

La bourgeoisie riposta en rognant les pouvoirs de la Commune qui, par le décret du 4 décembre, fut étroitement subordonnée au pouvoir central. En février-mars 1794, la lutte se raviva entre les deux pouvoirs. Celui issu des masses fut, alors, d’avantage représenté par les sociétés populaires des sections, groupées en un comité central, que par la Commune elle-même. Mais les dirigeants de cette dernière, sous la pression populaire, eurent, à deux reprises, avant la chute des hébertistes, avant celle de Robespierre, de vélléités de coup d’Etat. Ce fut le chant du cygne de la dualité de pouvoirs. La bourgeoisie accusa les partisans de la Commune de vouloir « avilir la représentation nationale » et elle brisa le pouvoir populaire, donnant ainsi le coup de grâce à la Révolution. (…) Du moment où la bourgeoisie se mettait en travers du torrent populaire, elle devait se forger une arme lui permettant de résister à la pression des bras nus : le renforcement du pouvoir central. Le synchronisme des dates – cette fois encore – est frappant : le décret sur la liberté des cultes est du 6 décembre (1793) ; le grand décret par lequel furent mis définitivement en place les premiers éléments d’un pouvoir central fort, est du 4 décembre. On assiste à une étape de la formation de la machine de l’Etat par laquelle la bourgeoisie va asservir le prolétariat. L’Etat centralisé, bureaucratique et policier, « cet effroyable corps parasite qui enveloppe le corps de la société française et en bouche tous les pores » (selon Marx dans « Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte, 1852) (…). L’une des raisons pour lesquelles l’évolution que l’on va retracer a été mal comprise provient sans doute de ce que le régime de 1793 a confondu, sous les divers noms de « dictature de salut public », « dictature montagnarde », « dictature jacobine », « gouvernement révolutionnaire », deux sortes de contrainte : d’une part, un pouvoir populaire, démocratique, décentralisé, propulsé du bas vers le haut, celui des sans culottes en armes, groupés dans leurs sections, leurs comités révolutionnaires, leurs clubs, leurs communes, exigeant à l’occasion de revers extérieurs le châtiment impitoyable de l’ennemi intérieur ; d’autre part, une dictature bourgeoise, autoritaire, centralisée, propulsée du haut vers le bas et dirigée certes contre les résidus de l’Ancien Régime, mais aussi, et de plus en plus, contre les bras-nus. (…)

Le décret du 4 décembre stipulait, par ailleurs, que les comités révolutionnaires relèveraient directement et sans aucun intermédiaire du Comité de sureté générale. Ils devenaient des organes subalternes de police, des rouages d’Etat. Les communes, dans toute l’étendue de la France, et, du même coup, leurs sociétés populaires, leurs comités révolutionnaires, se virent interdire toutes relations directes entre eux, toute réunion dite centrale englobant plusieurs localités ou plusieurs départements. (…) Dans le décret du 4 décembre, un article entier leur fut consacré : « Tout congrès ou réunions centrales établis, soit par les représentants du peuple, soit par les sociétés populaires, sous quelque dénomination qu’ils puissent avoir sont révoqués et expressément défendus par ce décret, comme subversifs de l’unité d’action du gouvernement, et tendant au fédéralisme. » (…) Les militants d’avant-garde ne se méprirent pas sur le sens du renforcement du pouvoir central, dont les premiers signes s’étaient manifestés dès l’été 1793. Ils comprirent que le gouvernement fort qui, peu à peu, s’établissait avait une pointe dirigée contre l’avant-garde populaire. Les enragés, les premiers, avaient dénoncé l’évolution qui se dessinait. Le 4 août, Leclerc avait commenté en ces termes la proposition de Danton d’ériger le Comité de Salut public en Comité de gouvernement : « Je ne vois, dans cette masse de pouvoirs réunis dans le Comité de salut public, qu’une dictature effrayante. » Les enragés constataient avec stupeur que la Terreur, dont ils avaient tant de fois réclamé l’institution n’était plus la la terreur par en bas mais une terreur par en haut qui broyait indistinctement la contre-révolution et la révolution militante. Les hébertistes, qui voyaient le Conseil exécutif, où ils étaient influents, réduit par la dictature à un rôle subsidiaire, avaient aperçu, eux aussi, le danger, et l’avaient dénoncé. (…) Opposer le Conseil exécutif au Comité de Salut public, c’était mal poser la question : la vraie rivalité n’était pas tant entre ces deux organismes qu’entre le pouvoir central (Convention et Comité de Salut public) et la Commune, entre le pouvoir bourgeois et le pouvoir populaire. Si l’on voulait achever d’écraser les royalistes de l’intérieur et de l’extérieur, si l’on voulait que cette contrainte ne servît pas, en même temps, contre les masses, il eût fallu se délivrer pour de bon du mythe de la « représentation », ressusciter la Commune insurrectionnelle du 10 août 1792 et du 31 mai 1793. Mais il y manquait encore bien des conditions telles que, entre autres, l’existence non seulement à Paris, mais aussi dans tout le pays, d’une avant-garde suffisamment nombreuse, différenciée et consciente. »

Daniel Guérin dans « La révolution française et nous » :

« Un phénomène caractéristique de toutes les révolutions consiste dans la coexistence momentanée de deux formes antagonistes de pouvoir politique. La dualité de pouvoirs, bien qu’encore relativement embryonnaire, se manifesta, avec une certaine netteté déjà, au cours de la Révolution française. (…) Nous voyons les premiers symptômes de ce phénomène apparaître dès juillet 1789. A l’orée de la révolution, il y a dualité de pouvoirs non seulement entre le roi et l’Assemblée nationale, mais déjà entre l’Assemblée nationale, interprète des volontés de la haute bourgeoisie, et la Commune de Paris, cette dernière s’appuyant sur les couches inférieures du tiers-état de la capitale. Le second pouvoir, émanation directe du peuple, ne traitait pas seulement le parlement d’égal à égal, il lui parlait à peine né sur le ton de protection (…). La dualité de pouvoirs se manifesta de façon beaucoup plus accusée à l’occasion de l’insurrection du 10 août 1792. Dès la seconde quinzaine de juillet, les sections avaient nommé des délégués qui s’étaient réunis à l’Hôtel de ville. Le 10 août, l’assemblée des sections se substitua à la Commune légale et se constitua en Commune révolutionnaire. »

« Jacques Roux prononça, dans sa petite église, son premier « prêche civique » : il célébrait le « triomphe des braves parisiens sur les ennemis du bien public ». Il fut fort applaudi par ses paroissiens et par la garde nationale, mais ses supérieurs commencèrent à s’inquiéter. Il y avait de quoi, car il n’était qu’à ses débuts de révolutionnaire, et il montra bientôt des dispositions remarquables à cet égard. Après la nuit du 4 août, il ne craignit pas de prêcher au prône « la doctrine dangereuse que les terres appartenaient à tous également », et il participa probablement, en avril 1790, à la mise à sac des châteaux de Boisroches et Saint-Georges des Agoûts. Il fut révoqué, frappé d’interdit par son évêque, et sa tête fut mise à prix : il dut s’enfuir, et on perd sa trace jusqu’à la fin de l’année. Il réapparut à Paris, aux club des Cordeliers, puis à l’église de Saint-Sulpice, où, bien que toujours soumis à interdit, il prêta serment à la Constitution en ces termes : « Je jure donc, messieurs, en présence du ciel et de la terre, que je serai fidèle à la Nation, à la loi et au Roi, qui sont indivisibles. J’ajouterai même que je suis prêt à verser jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour le soutien d’une révolution qui a déjà changé, sur la surface du globe, le sort de l’espèce humaine en rendant les hommes égaux entre eux, comme ils le sont de toute éternité devant Dieu. »
Il fut finalement nommé vicaire à Saint-Nicolas des Champs, dans la section des Gravilliers. Ses prêches enflammés, qui défendaient systématiquement les droits des petites gens, le rendirent fort populaire. En mai 1792, suite aux premières défaites de la campagne militaire, il fit imprimer un discours, qu’il avait prononcé à Notre-Dame, et qui fut vendu au profit des pauvres : on y trouve, seize mois avant la Terreur, des idées et des principes qui présideront à la mise en place du régime ultra-répressif de l’automne 93 . « Désarmez les citoyens tièdes et suspects, mettez à prix la tête des émigrés conspirateurs et des tyrans couronnés qui sont armés contre notre liberté. Prenez en otage les femmes, les enfants des traîtres à la patrie, qu’ils répondent des événements de la guerre, qu’enchaînés ils soient exposés les premiers au feu de l’ennemi ou plutôt au premier fer des assassins qu’ils auront recrutés, que les maisons de ces lâches habitants qui ont livré nos places fortes soient rasées et démolies. » La guerre y est déclarée aux riches en faveur des pauvres : « Une nation qui a secoué le joug de la tyrannie doit se roidir contre les coups redoutables de l’aristocratie de la fortune. Elle ne doit pas souffrir que des hommes profondément corrompus dévorent les propriétés, les manufactures, le commerce, la liberté. Qu’ils sucent, goutte à goutte, le sang du citoyen, et qu’ainsi par d’indignes trafics ils préparent le retour à la servitude. » Il faut décréter la peine de mort contre les accapareurs, les faux-monnayeurs, interdire l’exportation de denrées alimentaires… Jacques Roux était en avance sur son temps, et fort écouté dans les milieux populaires. Aussi après le 10 août, où il combattit sans doute dans les rangs des insurgés, fut-il élu par sa section au tribunal extraordinaire du 17 août, destiné à juger les royalistes. Toutefois son élection fut cassée du fait de sa prêtrise, et il semble en avoir conçu beaucoup d’amertume. Il essaya de se rattraper au moment des élections à la Convention, mais il s’y prit si mal (il fit circuler de fausses lettres de recommandation en sa faveur et des bulletins à son nom) qu’il fut dénoncé comme intrigant et ne recueillit que trois voix… Il échoua de même lors des élections départementales, mais sa section l’envoya finalement siéger au Conseil Général de la Commune. Chargé, en tant que membre de la municipalité, d’assister à l’exécution de Louis XVI, il fit preuve face au roi déchu et condamné d’une grande dureté, qui lui fut reprochée par la suite : il n’est pas prouvé qu’il refusa de recevoir le testament que Louis XVI avait écrit dans la nuit précédant son exécution, ni qu’il prononça la fameuse phrase : « Je ne suis chargé que de vous conduire à l’échafaud » (bien qu’il s’en soit vanté plus tard, c’est probablement un détail inventé), mais il est bien attesté qu’il se montra d’une brutalité telle que plusieurs témoins, même très hostiles à Louis XVI, en furent choqués. C’est probablement pour cette raison que la Commune tenta de le chasser par un vote épuratoire défavorable dès le 14 février. La section des Gravilliers dut faire pression sur le Conseil pour que son député soit maintenu en fonction.
La crise économique qui s’amplifiait poussait Roux à accumuler les réclamations proprement politiques : il demandait donc inlassablement, dans les journaux et dans des pétitions auprès des autorités, la taxation des produits de première nécessité, la réglementation des prix par le gouvernement, la peine de mort pour les accapareurs. Il préconisait même des greniers publics et une nationalisation de la vente des subsistances. Fut-il le meneur des journées de février où éclatèrent les troubles du sucre ? Il n’est pas prouvé qu’il ait organisé le pillage des épiceries, mais il est certain qu’il y était favorable : il affirma après coup que « les épiciers n’ont fait que restituer au peuple ce qu’ils lui faisaient payer beaucoup trop cher depuis longtemps. » Il ne regrettait qu’une chose, qu’il n’y ait pas eu de têtes coupées… Les Conventionnels n’apprécièrent pas cette déclaration, la Commune non plus : on avait frôlé la guerre civile en février, les gouvernants le savaient et ils commençaient à comprendre que Roux était dangereux.
Il joua malgré tout un rôle important le 31 mai et le 2 juin, non seulement en entraînant les Gravilliers dans l’insurrection, mais aussi en « relevant l’esprit public » de la section du Finistère, qui avait failli manquer à l’appel au dernier moment. Du coup, la Commune lui demanda de rédiger l’adresse qui réclamait à la Convention l’arrestation des vingt-deux Girondins.
Mais il se méfiait des Montagnards qu’il jugeait trop timides sur le plan économique. Entouré d’un petit groupe de militants qu’on commençait à appeler les « Enragés », il multiplia, dans des affiches, aux Cordeliers, parfois aussi au Club des Républicaines Révolutionnaires, les attaques contre le gouvernement : il fut si violent qu’il effraya Marat lui-même et gagna la haine féroce de Robespierre. Le 23 juin, jour de l’acceptation de la Constitution, il tenta de forcer la Convention à insérer dans le nouveau texte un article spécial précisant que « la liberté ne consiste pas à affamer ses semblables. » Mais lorsqu’à la tête d’une délégation des Cordeliers et de la Société Révolutionnaire des Gravilliers, il présenta une pétition dans ce sens à l’Assemblée, Robespierre l’interrompit et le fit chasser. Le 25 juin, il revint à la charge, bravant l’Incorruptible : il avait même, la veille, tenté sans grand succès de rallier les Jacobins… Le texte qu’il présentait aux députés est passé à l’histoire sous le nom de « Manifeste des Enragés [1] ». Y sont résumées les idées qu’il avait toujours défendues : la première lutte est celle des pauvres contre les riches, les mots de Liberté, d’Egalité, de Fraternité sont des fantômes pour qui a faim, le droit naturel autorise les malheureux à reprendre par la force le nécessaire dont les riches les privent. Roux réclamait donc à nouveau la peine de mort contre les accapareurs et les agioteurs (il voulait l’inscription dans la Constitution de cette peine), la taxation des denrées, l’interdiction de la vente du numéraire, le cours forcé de l’assignat, l’impôt progressif. Il soulignait aussi la nécessité du maintien de la démocratie directe au niveau des sections et de la surveillance du gouvernement par les électeurs. La répression violente, qu’on n’appelait pas encore la Terreur, devait être appliquée strictement au niveau économique : l’instrument devait en être une force spécifique, une armée révolutionnaire… Ces idées allaient être progressivement adoptées par le gouvernement révolutionnaire, mais à l’été 93, revendiquées en bloc au lendemain de l’acceptation de la Constitution, elles effrayèrent tout le monde, y compris les plus progressistes des Conventionnels. Par ailleurs, Jacques Roux allait très loin, une fois encore, dans la critique du régime : il dénonçait la faiblesse de la Constitution, préconisait son rejet et parlait de « crime de lèse-nation » de la part de ses rédacteurs… La Montagne, en entendant ces mots, se mit à « mugir » [2] : le côté gauche de l’Assemblée fit obstruction, Legendre désavoua Roux au nom des Cordeliers, Thuriot l’accusa de servir des intérêts royalistes. Collot d’Herbois, qui présidait la séance, eut de la peine à rétablir le calme et fit au malheureux pétitionnaire une réponse sanglante. Robespierre intervint pour déclarer que les sectionnaires avaient été trompés par leur meneur, dont il dénonça « l’intention perfide » : du coup, certains membres de la délégation des Gravilliers qui accompagnaient Roux prirent peur et se rétractèrent, déclarant courageusement : « notre religion a été surprise : ce n’est pas là la pétition qu’on nous avoit lue et à laquelle nous avions donné notre adhésion. » Roux se retrouvait seul contre tous. Il parvint pourtant à retourner partiellement la situation en sa faveur : le soir même il relut sa pétition à l’assemblée générale des Gravilliers, où il se fit applaudir. Les Cordeliers se rallièrent de nouveau à lui et décidèrent l’envoi de la pétition à la Convention. La Commune refusa de le blâmer, malgré les attaques de Chaumette et d’Hébert…
Robespierre décida dès lors de se charger lui-même de l’élimination du perturbateur. Sa guerre personnelle contre Roux est sans doute l’un des épisodes où l’on voit le mieux à l’œuvre celui que ses ennemis ont appelé, pas toujours sans raison, le « tigre Robespierre » : la perte de l’adversaire décidée, il n’épargna aucun moyen pour le détruire. Des troubles sociaux se multipliaient : à la Convention, des députés robespierristes réclamèrent à chaque séance l’identification et la punition des meneurs, en prenant bien soin de les dissocier des malheureux qu’ils entraînaient. Ils ne citèrent pas de noms. Ce fut le 28 juin, aux Jacobins, que Robespierre dénonça lui-même celui qu’il visait : il prononça contre cet « homme ignare », « intrigant qui veut s’élever sur les débris des puissances que nous avons abattues », un réquisitoire complet, d’une grande force mais aussi d’une totale perfidie : Roux y apparaissait comme un agent de l’étranger, un homme qui agissait « de concert avec les Autrichiens » et faisait aussi le jeu des Girondins. Le surlendemain, une députation du club, que l’Incorruptible conduisait lui-même avec Hébert et Collot d’Herbois, se rendit aux Cordeliers pour réclamer l’exclusion du « traître ». L’affaire ne traîna pas. Enfin, la Commune dûment chapitrée blâma puis chassa le chef des Enragés.
Soudain, Marat lui-même passa à l’offensive : l’Ami du peuple, gravement malade, usa ses dernières forces à écrire contre Roux et ses idées un pamphlet d’une extrême virulence, publié le 4 juillet. Il attaquait le curé rouge sur sa vie privée (d’après des notes fournies par Collot d’Herbois…) et reprochait à ses idées de « jeter les bons citoyens dans des démarches violentes, hasardées, téméraires, et désastreuses. » Roux tenta de se justifier : il publia une brochure en réponse, où il relevait les calomnies du texte de Marat et rappelait la proximité de leurs idées. Ce fut en vain. Dix jours plus tard, Marat était assassiné.
Malgré le désaveu de l’Ami du peuple et la chasse que lui menait Robespierre, Roux ne se découragea pas. Il tenta aussitôt, comme tous les ultra-révolutionnaires, de récupérer le souvenir du « martyr de la république » et fit paraître dès le seize juillet un journal, le Publiciste de la République Française, signé de l’ « Ombre de Marat » : il y poursuivait sa campagne contre les administrations, précisait ses idées en faveur de la démocratie directe. Robespierre eut alors recours à un dernier trait empoisonné : Simone Evrard, la « Veuve Marat », vint en personne se plaindre à la barre de l’Assemblée du triste usage fait par le curé rouge de la mémoire de son compagnon. Elle prononça un très beau discours, pathétique, du plus pur style classique : personne ne s’en étonna, bien qu’elle fut une simple ouvrière, de surcroît analphabète. Personne sans doute non plus ne fut dupe. Son texte est une des belles réussites littéraires de Robespierre… Le frère de l’Incorruptible, ou peut-être David, qui étaient des amis personnels de Marat, avaient convaincu la jeune femme de participer à la guerre contre Jacques Roux. Son intervention fut décisive : le 22 août, Roux fut arrêté par la Commune sous l’accusation, absurde, de détournement de fonds. Remis en liberté faute de preuves, il fut victime d’une telle campagne de dénonciations, savamment orchestrée, qu’on le remit en prison en septembre. Passible en principe du Tribunal de police correctionnel, il réclama tout l’hiver d’être jugé, pendant que la Comité de Salut Public achevait d’écraser les Enragés. Finalement, le Tribunal se déclara incompétent et le renvoya devant le Tribunal Révolutionnaire. Roux comprit que son sort était scellé : Le 4 février, jour où lui fut notifiée la décision du tribunal, il se poignarda devant ses juges. Il ne mourut pas immédiatement et fut transporté à Bicêtre. Le 10 février, il réitéra sa tentative et cette fois-ci réussit son suicide, après avoir recommandé aux autorités son fils adoptif, un orphelin nommé Masselin.
Robespierre et les Montagnards avaient obtenu ce qu’ils voulaient. On peut juger féroce jusqu’à la cruauté, voire ignoble, la mise à mort programmée du « curé rouge » et la destruction du mouvement qu’il avait dirigé, mais on peut sans doute comprendre les raisons qui guidèrent l’Incorruptible et ses alliés : si la générosité de Roux et la sincérité de sa défense des pauvres ne font, rétrospectivement, aucun doute, il n’en reste pas moins vrai que son attitude était dangereuse jusqu’à l’inconscience en contexte de guerre civile et d’instabilité gouvernementale. Il avait réellement cherché à faire rejeter la Constitution Montagnarde, et à soulever la population parisienne contre le gouvernement. C’était un crime impardonnable aux yeux des Montagnards, conscients de la fragilité de leur œuvre et de la nécessité d’assurer à la Révolution des appuis suffisants pour lui permettre de perdurer. »

Source

Daniel Guérin dans « Bourgeois et bras nus » :

« En fait, en 1793-1794, deux types de contrainte tout à fait différents s’étaient manifestés simultanément. La bourgeoisie révolutionnaire et les sans-culottes formaient par rapport à l’ensemble de la nation deux minorités. Ces deux minorités étaient d’accord sur la nécessité de briser par la contrainte révolutionnaire la résistance de la contre-révolution. Mais elles n’étaient pas du tout intéressées au même type de contrainte. La bourgeoisie révolutionnaire exerçait une « terreur » arbitraire, incontrôlée, barbare, au moyen d’une dictature par en haut, celle du Comité de Salut public (à peine camouflée sous la fiction de la Convention souveraine) ; l’avant-garde populaire voulait une « terreur » exercée à bon escient contre les saboteurs de la révolution par les sans-culottes en armes, organisés démocratiquement dans leurs clubs et dans la Commune. La confusion entre ces deux tendances à la contrainte est d’autant plus facile à commettre qu’elles prirent naissance ensemble. Quand, en avril 1793, après la trahison de Dumouriez, les bras-nus se levèrent pour exiger des mesures d’exception, la bourgeoisie révolutionnaire les suivit, mais, au lieu d’asseoir cette contrainte sur la Commune, sur les organes locaux du pouvoir populaire fédérés entre eux, elle la fit émaner d’un pouvoir central, qui prétendait tenir sa légitimité du parlement et qui se mua toujours davantage en dictature bourgeoise centralisée, dirigée non seulement contre la majorité réactionnaire du pays (aristocratie et girondins), mais également contre l’avant-garde populaire. (…)

La question religieuse joua dans la révolution française un rôle à peine moins important que les problèmes politiques fondamentaux qui viennent d’être évoqués.

Tout d’abord, elle était partie intégrante de l’assaut que les masses populaires donnèrent à l’Ancien Régime abhorré. L’hostilité des sans-culottes à l’égard de l’Eglise était une des formes de leur instinct de classe. Tandis que, dans le calme de leur cabinet, les philosophes du 18ème siècle s’étaient rangés contre la religion au nom de principes abstraits, ceux de la « base » avaient vu dans l’Eglise un des principaux obstacles à l’émancipation humaine. Le scandale que qu’offraient les mœurs des hommes noirs, leur corruption et leur vénalité en même temps que leur complicité avec l’aristocratie et l’absolutisme, avaient plus fait pour ouvrir leurs yeux que les méditations des philosophes. (…) Au début du 18ème siècle, un modeste curé d’origine plébéienne, Jean Meslier, avait poussé le premier cri de révolte contre l’Eglise. (…) De modestes travailleurs, copistes, colporteurs, artisans, typographes déchiffrèrent passionnément ces manuscrits et lièrent la lutte anti-religieuse à celle pour l’émancipation sociale. Longtemps avant 1789, ils avaient ouvert la voie à la déchristianisation. Quant à la bourgeoisie du 18ème siècle, elle était tiraillée entre deux impulsions contradictoires. D’une part, elle poursuivait l’Eglise d’une haine tenace, parce qu’elle était l’un des plus fermes soutiens du vieux monde absolutiste à survivances féodales, un des plus sérieux obstacles à sa pleine émancipation, et aussi parce qu’elle convoitait les riches biens temporels du clergé. Mais, d’autre part, elle considérait, à juste titre, la religion comme une force de conservation sociale. Elle lui savait gré de maintenir le peuple dans l’obéissance, de lui apprendre à révérer la propriété bourgeoise, de le faire renoncer à une amélioration de son sort terrestre en lui promettant le bonheur dans l’au-delà. Elle redoutait qu’un peuple ayant cessé d’être encadré par les prêtres, ayant rejeté les principes moraux inculqués par l’Eglise, livré à ses seuls instincts, ne mît en danger sa propre domination de classe. (…) Dès le début de la révolution, la peur des masses populaires incita la bourgeoisie à ménager l’Eglise. Ce ne fut qu’à très petits pas qu’elle s’achemina vers la solution démocratique bourgeoise du problème des rapports entre l’église et l’Etat, à savoir la séparation des deux puissances rivales ; plus de budget des cultes ; plus de culte dominant et privilégié ; plus de manifestations publiques d’un seul culte ; la religion « affaire privée ».

Le compromis bâtard auquel elle s’arrêta tout d’abord, la constitution civile du clergé (12 juillet 1790), resta très en deçà de ce programme. Les constituants accordèrent au catholicisme la situation d’un culte privilégié, dont les desservants étaient salariés et nommés par l’Etat, liés à lui par un serment. (…) Mais la cléricaille ne leur su aucun grè de leur timidité. Le Vatican engagea le fer contre la constitution civile du clergé. Il incita les prêtres à refuser de prêter serment, organisant contre la révolution le sabotage des prêtres réfractaires. La bourgeoisie révolutionnaire se trouva donc obligée de dépasser la constitution civile du clergé. Mais le fit avec prudence (…) Les moins timorés étaient les bourgeois qui acquirent des biens nationaux : le spectre d’une revanche de l’ancienne Eglise, avec pour corollaire la restitution des domaines confisqués au clergé, hantait leurs nuits.

N’osant supprimer le budget des cultes, on s’était bornés à le grignoter. Parallèlement, l’on s’engagea tout doucement dans la voie de la séparation de l’Eglise et de l’Etat ; avant de cesser ses travaux, le 20 septembre 1792, l’Assemblée législative décida que la tenue de l’état-civil incomberait non plus à l’Eglise mais à l’Etat. Enfin, des mesures furent prises qui constituèrent un premier pas vers la suppression des manifestations extérieures du culte catholique (…)

Dès l’été 1792, les premiers symptômes d’une crise industrielle se manifestèrent. Pour relancer l’activité économique, il y avait un moyen : la guerre. (…) Du côté français, la prétention d’apporter la liberté aux pays voisins ne fut qu’un prétexte recouvrant des appétits expansionnistes. (…) La guerre dans laquelle la bourgeoisie s’était engagée d’un cœur léger, aboutit à un résultat imprévu : loin de faire diversion à la révolution, elle entraîna celle-ci plus loin dans sa marche en avant. La vie chère et la disette tendirent à détacher les bras-nus de la bourgeoisie, à dissocier les forces dont la conjugaison avait permis le renversement de l’Ancien Régime. Les masses populaires souffrirent de la faim et tout particulièrement au lieu même où leur intervention avait été décisive : à Paris. Les sans-culottes avaient offert leurs bras et versé leur sang pour la bourgeoisie révolutionnaire. Celle-ci, en guise de remerciement, les privait des denrées indispensables à l’existence.

Les premiers symptômes d’une scission entre bourgeois et bras-nus apparurent dès le début de 1792. En janvier, une agitation assez étendue se produisit dans les quartiers populaires de la capitale contre la hausse du prix du sucre. Des délégations de sections firent entendre leurs protestations à l’Asssemblée, dénoncèrent les « vils accapareurs et leurs infâmes capitalistes ». Au début de 1793, l’antagonisme se précisa. A Paris et à Lyon, des mouvements d’un genre nouveau se produisirent, d’ordre purement économique, dirigés non plus contre l’Ancien Régime, mais contre la vie chère et la disette. Mais ils ne prirent que très rarement la forme de grèves, parce qu’à cette époque beaucoup de travailleurs n’étaient pas salariés (le nombre d’artisans l’emportait sur celui des ouvriers payés à la journée), et aussi parce que les salariés dispersés dans une multitude de petites entreprises, privés, en outre, par la loi Le Chapelier (14 juin 1791) du droit de coalition, ne pouvaient guère se concerter pour faire triompher des revendications de salaires.

Au surplus, les sans-culottes ne comprenaient pas bien le mécanisme, nouveau pour eux, de l’inflation ; ils ne saisissaient pas que la hausse des prix était la conséquence directe de la multiplication du signe monétaire et non pas seulement le résultat de la conspiration de quelques contre-révolutionnaires, spéculateurs ou accapareurs. Ils croyaient qu’il était relativement facile d’agir sur les prix, par la loi et par quelques mesures de police. C’est pourquoi ils demandèrent moins le relèvement du tarif des « journées » que la taxation des denrées. Pourtant quelques grèves se produisirent. Au début d’avril, les garçons boulangers se coalisèrent, exigeant 50 sols par jour et une bouteille de vin. Au début de mai, les compagnons charpentiers, tailleurs de pierre, etc…, réclamèrent une augmentation de salaires, justifiée par la hausse des denrées. En mars et en juin, la Convention dut prendre des mesures pour réprimer l’agitation gréviste dans les fabriques de papier. Mais, à la fin de 1792 et au début de 1793, les bras-nus luttèrent moins sur le plan de l’entreprise que sur celui de la section locale, qui rassemblait tous les citoyens. Les sections parisiennes se concertèrent pour faire pression sur la Convention et lui arracher des mesures contre la vie chère. Leurs députations sans cesse renouvelées portèrent à la barre de l’assemblée des pétitions qu’appuyait la foule massée au-dehors ou pénétrant dans la salle.

La bourgeoisie ne se trompa pas sur le caractère de classe que prirent ces manifestations. Sa réaction fut très vive et –le point mérite d’être souligné – elle fut unanime. Oubliant leurs querelles fratricides, l’aile droite girondine et l’aile gauche montagnarde se retrouvèrent d’accord contre l’avant-garde populaire. Les jacobins, plus directement en contact avec les sans-culottes, menacés, en outre, de perdre leur clientèle et d’être débordés par les extrémistes, ne se montrèrent pas les moins acharnés. (…) A Paris, au début de février 1793, une délégation des 48 sections de Paris présenta à la barre de la Convention une pétition demandant une loi sur les subsistances et un prix maximum pour le blé. Une violente rumeur s’éleva dans toutes les parties de la salle. On réclama l’expulsion d’un des orateurs. Marat, l’« Ami du peuple », se fit, en cette occasion, le défenseur des possédants effrayés. (…) Au lendemain de cette journée, les députés du département de Paris éprouvèrent le besoin de désavouer par une « Lettre à leurs commettants » les auteurs de la pétition. Parmi les signataires de cette lettre, on retrouve les principaux chefs jacobins : Robespierre, Danton, Marat, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Robespierre et le jeune David. (…)

Le 25, les sans-culottes passèrent à l’action directe. A la stupeur indignée de la bourgeoisie qui parla de « pillages », ils envahirent les boutiques et obligèrent les commerçants à céder leurs marchandises à des prix qu’ils avaient eux-mêmes fixés ; parmi eux, de nombreuses femmes, des blanchisseuses notamment qui se plaignaient de la cherté du savon. Le soir même, aux Jacobins, Robespierre exhala sa colère : « Quand le peuple se lève, ne doit-il pas avoir un but digne de lui ? De chétives marchandises doivent-elles l’occuper ? » (…)

Mais les bras-nus ne se laissèrent pas faire la leçon par les jacobins. (...) Le 1er mai, le ton monta encore. Les sections du faubourg Saint-Antoine envoyèrent une députation à la barre de l’Assemblée. (...) le peuple n’obtenant toujours pas satisfaction, passa à l’action directe. Les 26, 27 et 28 juin, il y eût à Paris de graves troubles. Les bras-nus, comme en février, obligèrent les commerçants à vendre leurs denrées, le savon notamment, à plus bas prix. (...) Pendant les mois de juillet et d’août, il y eu une fermentation permanente dans les faubourgs. Les sans-culottes ne s’indignaient pas seulement de la cherté des subsistances, ils souffraient aussi de leur rareté. Paris était mal ravitaillé, le pain manquait, les queues ne cessaient pas aux portes des boulangeries. A la fin de juillet, l’approvisionnement de la capitale en farine devenant de plus en plus précaire, une vive émotion s’empara des sections. (...) Le 6 août, il y eut une séance houleuse au Conseil général de la Commune. (...) Robespierre se plaignit que l’on fomentât des troubles. (...) Au cours de la seconde quinzaine d’août, à Paris, les attaques se firent de plus en plus vives contre la municipalité et son administration des subsistances. (...) Cette effervescence longtemps contenue devait aboutir au début de septembre à une explosion. (...) Le 4, dès l’aube, les ouvriers désertèrent leurs lieux de travail, se rassemblèrent au nombre de plusieurs milliers, place de l’Hôtel-de-ville. Il y avait là des ouvriers du bâtiment, maçons et serruriers notamment, des travailleurs des manufactures de guerre, des typographes, etc. Pour la première fois, le prolétariat se dégageait de la masse hétérogène des sans-culottes.

Une table fut posée au milieu de la place noire de monde. Un bureau fut formé. L’assemblée s’organisa. Une pétition fut rédigée et soumise aux assistants. Une députation fut nommée (…) et fut réclamé que fussent prises un certain nombre de mesures énergiques pour assurer l’approvisionnement de Paris en pain. Un colloque s’établit alors entre le Maire et les ouvriers, les seconds assaillant le premier de questions pressantes. (…) La foule restée dehors s’impatienta. (…) Chaumette, débordé, courut à la Convention prévenir de ce qui se passait. (…) La discussion recommença. (…) Du pain ! Du pain ! Enfin Chaumette revint de la Convention, en rapporta un décret au terme duquel le maximum des objets de première nécessité serait fixé dans les huit jours. Mais les ouvriers ne croyaient plus à la parole des autorités. « Ce ne sont pas des promesses qu’il nous faut, c’est du pain et tout de suite. » se récrièrent-ils. Le lendemain 5, Tiger (parlant au nom des ouvriers) ayant harcelé Chaumette fut arrêté. (…)

Ceux que leurs adversaires affublèrent du nom d’ « enragés » : Jacques Roux, Théophile Leclerc, Jean Varlet, furent en 1793 les interprètes directs et authentiques du mouvement des masses ; ils furent, comme n’hésita pas à l’écrire Karl Marx, « les représentants principaux du mouvement révolutionnaire ».

A ces trois noms doit être attaché celui de Gracchus Babeuf. Il ne s’associe certes que partiellement au mouvement des enragés. Il devait être davantage leur continuateur qu’il ne fut leur compagnon de lutte. Mais il appartient à la même espèce d’hommes (…) Tous quatre étaient des révoltés (…) Tous quatre avaient partagé la grande misère des masses. (…) Au nom de ce peuple qu’ils côtoyaient tous les jours, les enragés élevèrent une protestation qui va beaucoup plus loin que les doléances des modestes délégations populaires. Ils osèrent attaquer la bourgeoisie de front. Ils entrevirent que la guerre – la guerre bourgeoise, la guerre pour la suprématie commerciale – aggravait la condition des bras-nus ; ils aperçurent l’escroquerie de l’inflation, source de profit pour le riche, ruineuse pour le pauvre. Le 25 juin 1793, Jacques Roux vint lire une pétition à la barre de la Convention : « (…) La liberté n’est qu’un vain fantôme quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. (…) La république n’est qu’un vain fantôme quand la contre-révolution s’opère de jour en jour par le prix des denrées auquel les trois quarts des citoyens ne peuvent atteindre sans verser des larmes. » (…)

Les enragés eurent le mérite incontestable, face aux montagnards enfermés dans le légalisme parlementaire, de proclamer la nécessité de l’action directe. Ils eurent aussi le courage de s’attaquer aux réputations établies, à la plus haute, à celle à laquelle il était le plus dangereux de toucher. Ils osèrent s’en prendre à l’idole populaire qu’était Robespierre. Théophile Leclerc rangeait ce dernier parmi les « quelques despotes insolents de l’opinion publique ». Jacques Roux dénonçait prophétiquement « les hommes mielleux en apparence, mais sanguinaires en réalité ». (…) La Société des Femmes Révolutionnaires de Claire Lacombe poussa la témérité jusqu’à appeler Robespierre : « Monsieur Robespierre », injure impardonnable à l’époque. »

Babeuf n’a pas cautionné la politique de la terreur de la bourgeoisie

« Bourgeois et bras nus » de Daniel Guérin :

« Les adversaires de la souveraineté populaire avaient mis la bourgeoisie en garde, dès le début de la Révolution, contre l’interprétation radicale que ne manquerait pas de tirer l’homme de la rue. A la Constituante, le baron Malouet avait lancé cet avertissement : « Vous avez voulu rapprocher intimement le peuple de la souveraineté et vous lui en donnez continuellement la tentation sans lui en conférer l’exercice. Je ne crois pas cette vue saine. Vous affaiblissez les pouvoirs suprêmes par la dépendance où vous les avez mis d’une abstraction. » De fait, les objections des penseurs bourgeois contre la démocratie directe furent bousculées par la logique populaire. A l’effroi de la bourgeoisie révolutionnaire, les sans-culottes opposèrent, maintes fois, à la soi-disant souveraineté de l’assemblée parlementaire, la véritable souveraineté du peuple, s’exerçant directement là où il était rassemblé : dans ses sections, dans ses communes, dans ses sociétés populaires. C’est ainsi que le 3 novembre 1792, la section de la Cité présenta à l’approbation des autres sections de Paris une adresse : « Les Citoyens de Paris déclarent (…) qu’ils ne reconnaissent les députés de la Convention que comme des rédacteurs d’un projet de constitution et administrateurs provisoires de la république.

Au cours de l’insurrection manquée, du 10 mars 1793, plusieurs sections, puis le Club des Cordeliers, adoptèrent une motion, rédigée par l’ »enragé » Varlet : « Le département de Paris, partie intégrante du souverain, est invitée à s’emparer de l’exercice de la souveraineté ; le corps électoral de Paris est autorisé à renouveler les membres de la Convention traîtres à la cause du peuple. » (…) Le 4 mai, une députation du faubourg Saint-Antoine défilant à la Convention, son orateur déclara qu’il était suivi de mille citoyens, « membres du souverain qui venait dicter ses volontés à ses mandataires. (…) Le 20 mai 1795, la foule des émeutiers, faisant éruption dans la salle des séances de la Convention, invoquera ses droits de souverain et un homme criera aux députés : « Allez-vous-en tous ! Nous allons former la Convention nous-mêmes ! »

La logique populaire ne partit pas d’une idée préconçue, d’une théorie de la démocratie directe. Elle n’était pas encore capable d’adresser au parlementarisme bourgeois les critiques que devait diriger contre lui la pensée marxiste et libertaire moderne. Au contraire, le peuple se laissa séduire par la fiction de l’assemblée centrale souveraine, qui frappait son imagination et lui en imposait, car elle était le symbole de l’unité de la nation, la veille encore morcelée en « états » et en « provinces ». Il ne se dressa pas contre le parlement, il tenta de lui substituer une autre forme de pouvoir, son émanation directe, que dans la mesure où le parlement, interprète des intérêts de la bourgeoisie, heurta les siens propres. (…)

Les formes nouvelles de pouvoir politique que le peuple découvrit ne furent pas une création de l’esprit, l’œuvre de doctrinaires. Le peuple n’est pas métaphysicien. Spontanément, il utilisa et élargit des institutions anciennes en leur donnant un contenu nouveau. La Commune de Paris était issue d’une vieille tradition remontant au 11ème siècle, époque où le tiers-état des villes s’était constitué au sein de la société féodale et avait conquis de haute lutte les libertés communales. Au 14ème siècle, la Commune parisienne, conduite par le prévôt des marchands, Etienne Marcel, s’était affrontée avec le pouvoir royal et les deux autres « états ». Tel était, en bref, l’origine historique de la Commune. Et voici maintenant comment elle ressuscita : les députés de Paris aux Etats-généraux étaient élus en 1789 par une assemblée des électeurs ; celle-ci, après la chute de la Bastille, prit en mains l’administration de la capitale et se donna le vieux nom de « commune ». (…)

Les 48 sections de Paris qui, dans le cadre de la Commune, constituèrent les foyers mêmes du nouveau pouvoir populaire, avaient une origine beaucoup plus récente. A l’occasion de l’élection en deux degrés aux Etats-généraux, le ministre de le Louis XVI, Necker, avait découpé Paris en 60 districts (…) Cette opération avait pour but d’affaiblir, en le divisant, l’esprit révolutionnaire de la capitale. (…) Au lendemain du 14 juillet, la subdivision de Paris en 60 bureaux de vote qui, à l’origine devaient se réunir une seule et unique fois, fut rendue permanente. Plus tard, ceux-ci furent remplacés par 48 sections. A la veille du 10 août 1792, les sections arrachèrent à l’Assemblée le droit de se réunir en permanence ; et après le 10 août non plus seulement ceux qui payaient le « cens » mais tous les citoyens y furent admis.

Un phénomène caractéristique de toutes les révolutions consiste dans la coexistence momentanée de deux formes antagonistes de pouvoir politique. La dualité de pouvoirs, bien qu’encore relativement embryonnaire, se manifesta, avec une certaine netteté déjà, au cours de la Révolution française. (…) Nous voyons les premiers symptômes de ce phénomène apparaître dès juillet 1789. A l’orée de la révolution, il y a dualité de pouvoirs non seulement entre le roi et l’Assemblée nationale, mais déjà entre l’Assemblée nationale, interprète des volontés de la haute bourgeoisie, et la Commune de Paris, cette dernière s’appuyant sur les couches inférieures du tiers-état de la capitale. Le second pouvoir, émanation directe du peuple, ne traitait pas seulement le parlement d’égal à égal, il lui parlait à peine né sur le ton de protection (…).

La dualité de pouvoirs se manifesta de façon beaucoup plus accusée à l’occasion de l’insurrection du 10 août 1792. Dès la seconde quinzaine de juillet, les sections avaient nommé des délégués qui s’étaient réunis à l’Hôtel de ville. Le 10 août, l’assemblée des sections se substitua à la Commune légale et se constitua en Commune révolutionnaire. (…) Mais la dualité de pouvoirs est un fait révolutionnaire et non constitutionnel. Elle ne peut être que transitoire. Tôt ou tard, l’un des deux pouvoirs doit éliminer l’autre. Au lendemain du 10 août 1792, les pouvoirs de la Commune révolutionnaire de Paris et ceux de l’Assemblée s’équilibrèrent un instant. Cette situation, qui provoqua une crise politique aiguë, ne persista que quelques semaines. La Commune eut le dessous.

Le 31 mars 1793, la dualité de pouvoirs prit de nouveau une forme ouverte. Comme au 10 août, une Commune révolutionnaire s’était substituée à la Commune, et, face à la Convention et à son Comité de Salut public, elle avait fait figure de nouveau pouvoir. Mais la dualité de dura cette fois que l’espace d’un matin. Le pouvoir officiel s’empressa de faire rentrer dans le néant la Commune insurrectionnelle.

Après la chute des Girondins, la lutte entre la Convention et la Commune, entre le pouvoir bourgeois et le pouvoir des masses, continué sourdement. Elle prit, à nouveau, un caractère aigu, en novembre 1793, lorsque la Commune, se substituant à la Convention, entraîna le pays dans la campagne de déchristianisation et imposa à l’Assemblée le culte de la Raison. La bourgeoisie riposta en rognant les pouvoirs de la Commune qui, par le décret du 4 décembre, fut étroitement subordonnée au pouvoir central.

En février-mars 1794, la lutte se raviva entre les deux pouvoirs. Celui issu des masses fut, alors, davantage représenté par les sociétés populaires, des sections, regroupées en un comité central, que par la Commune elle-même. Mais les dirigeants de cette dernière, sous la pression populaire, eurent à deux reprises, avant la chute des hébertitstes, avant celle de Robespierre, des velléités de coup d’état. Ce fut le chant du cygne de la dualité de pouvoirs. La bourgeoisie accusa les partisans de la Commune de vouloir « avilir la représentation nationale » et elle brisa le pouvoir populaire, donnant ainsi le coup de grâce à la Révolution. (…) Le peuple s’en laissa certes imposer par la fiction de la Convention souveraine, car il ne pouvait pas encore apercevoir les vices du régime parlementaire en tant qu’institution constitutionnelle, mais déjà le parlement révélait son incapacité congénitale à suivre la marche rapide de la Révolution : tout d’abord parce qu’il était élu pour une période longue et qu’entre-temps la conscience des masses avait subi des modifications profondes ; ensuite parce que (…) il formait, non la tête de la Révolution, mais son arrière-garde. (…) Les sans-culottes sentirent d’instinct la nécessité d’opposer à la démocratie parlementaire, indirecte et abstraite, des formes plus directes, plus souples, plus transparentes de représentation. Les sections, communes, sociétés populaires traduisirent immédiatement, au jour le jour, la volonté de l’avant-garde révolutionnaire. (…) Des communes s’étaient constituées, à l’exemple de Paris, dans toute la France. Et, tout naturellement, ces pouvoirs locaux, dans une même défiance vis-à-vis du pouvoir royal et de l’Assemblée qui le ménageait, éprouvèrent le besoin de se fédérer autour de la Commune parisienne.

L’Assemblée nationale prit ombrage de cette aspiration, elle récupéra le mouvement, et la fête de la Fédération du 14 juillet 1790 ne fut qu’une caricature de fédération, dérivée au profit du pouvoir central et du roi lui-même. Mais la notion de fédération resta ancrée dans la conscience populaire (…) Particulièrement significatif est l’appel que le comité de surveillance adressa le 3 septembre 1792, à toutes les municipalités de France. (…) Au printemps 1793, dans le feu de la lutte contre la majorité girondine de l’assemblée parlementaire, l’idée d’une fédération des communes de France, sous l’égide de la Commune parisienne, surgit à nouveau, toujours sous l’empire de la nécessité. (…) La Commune, tout en se défendant de vouloir imposer sa suprématie au reste de la France, se proposait comme le guide politique des 44 0000 communes. (…) Ces velléités de fédération continuèrent à se manifester jusqu’à la chute de la Commune. Elles déplurent fort à la bourgeoisie. (…) A partir de décembre 1793, la bourgeoisie ne cessa de renforcer le pouvoir central, afin de briser toute tentative de fédération entre les communes ou les sociétés populaires. (…) La bourgeoisie s’obstina à soutenir que la démocratie de type communal était une forme régressive et non progressive par rapport au régime parlementaire. Elle accusa, avec mauvaise foi, les partisans de la Commune de vouloir ressusciter le passé. Or le nouveau pouvoir, dont la Commune était l’embryon, ne visait nullement à revenir à l’émiettement, au morcellement du Moyen Age. Il ne remettait pas en cause l’unité de la nation si chèrement conquise. Au contraire, il était l’expression de cette unité, supérieure à celle, contraignante, réalisée d’abord par l’absolutisme, ensuite par le régime représentatif et par le centralisme bourgeois. (…)

En fait, en 1793-1794, deux types de contrainte tout à fait différents s’étaient manifestés simultanément. La bourgeoisie révolutionnaire et les sans-culottes formaient par rapport à l’ensemble de la nation deux minorités. Ces deux minorités étaient d’accord sur la nécessité de briser par la contrainte révolutionnaire la résistance de la contre-révolution. Mais elles n’étaient pas du tout intéressées au même type de contrainte. La bourgeoisie révolutionnaire exerçait une « terreur » arbitraire, incontrôlée, barbare, au moyen d’une dictature par en haut, celle du Comité de Salut public (à peine camouflée sous la fiction de la Convention souveraine) ; l’avant-garde populaire voulait une « terreur » exercée à bon escient contre les saboteurs de la révolution par les sans-culottes en armes, organisés démocratiquement dans leurs clubs et dans la Commune. La confusion entre ces deux tendances à la contrainte est d’autant plus facile à commettre qu’elles prirent naissance ensemble. Quand, en avril 1793, après la trahison de Dumouriez, les bras-nus se levèrent pour exiger des mesures d’exception, la bourgeoisie révolutionnaire les suivit, mais, au lieu d’asseoir cette contrainte sur la Commune, sur les organes locaux du pouvoir populaire fédérés entre eux, elle la fit émaner d’un pouvoir central, qui prétendait tenir sa légitimité du parlement et qui se mua toujours davantage en dictature bourgeoise centralisée, dirigée non seulement contre la majorité réactionnaire du pays (aristocratie et girondins), mais également contre l’avant-garde populaire. (…)
La question religieuse joua dans la révolution française un rôle à peine moins important que les problèmes politiques fondamentaux qui viennent d’être évoqués.

Tout d’abord, elle était partie intégrante de l’assaut que les masses populaires donnèrent à l’Ancien Régime abhorré. L’hostilité des sans-culottes à l’égard de l’Eglise était une des formes de leur instinct de classe. Tandis que, dans le calme de leur cabinet, les philosophes du 18ème siècle s’étaient rangés contre la religion au nom de principes abstraits, ceux de la « base » avaient vu dans l’Eglise un des principaux obstacles à l’émancipation humaine. Le scandale que qu’offraient les mœurs des hommes noirs, leur corruption et leur vénalité en même temps que leur complicité avec l’aristocratie et l’absolutisme, avaient plus fait pour ouvrir leurs yeux que les méditations des philosophes. (…) Au début du 18ème siècle, un modeste curé d’origine plébéienne, Jean Meslier, avait poussé le premier cri de révolte contre l’Eglise. (…) De modestes travailleurs, copistes, colporteurs, artisans, typographes déchiffrèrent passionnément ces manuscrits et lièrent la lutte anti-religieuse à celle pour l’émancipation sociale. Longtemps avant 1789, ils avaient ouvert la voie à la déchristianisation. Quant à la bourgeoisie du 18ème siècle, elle était tiraillée entre deux impulsions contradictoires. D’une part, elle poursuivait l’Eglise d’une haine tenace, parce qu’elle était l’un des plus fermes soutiens du vieux monde absolutiste à survivances féodales, un des plus sérieux obstacles à sa pleine émancipation, et aussi parce qu’elle convoitait les riches biens temporels du clergé. Mais, d’autre part, elle considérait, à juste titre, la religion comme une force de conservation sociale. Elle lui savait gré de maintenir le peuple dans l’obéissance, de lui apprendre à révérer la propriété bourgeoise, de le faire renoncer à une amélioration de son sort terrestre en lui promettant le bonheur dans l’au-delà. Elle redoutait qu’un peuple ayant cessé d’être encadré par les prêtres, ayant rejeté les principes moraux inculqués par l’Eglise, livré à ses seuls instincts, ne mît en danger sa propre domination de classe. (…) Dès le début de la révolution, la peur des masses populaires incita la bourgeoisie à ménager l’Eglise. Ce ne fut qu’à très petits pas qu’elle s’achemina vers la solution démocratique bourgeoise du problème des rapports entre l’église et l’Etat, à savoir la séparation des deux puissances rivales ; plus de budget des cultes ; plus de culte dominant et privilégié ; plus de manifestations publiques d’un seul culte ; la religion « affaire privée ».

Analysant le comportement des couches populaires urbaines (« le prolétariat et les autres catégories sociales n’appartenant pas à la bourgeoisie »), Marx affirme :

« La révolution de 1789 n’avait d’autre modèle - au moins en Europe - que la révolution de 1648, la révolution de 1648 que le soulèvement des Pays-Bas contre l’Espagne. Les deux révolutions étaient d’un siècle en avance sur leurs modèles, non seulement quant au temps, mais aussi quant au contenu.
Dans les deux révolutions la bourgeoisie était la classe qui se trouvait réellement à la tête du mouvement. Dans les villes, le prolétariat et les autres catégories sociales n’appartenant pas à la bourgeoisie ou bien n’avaient pas des intérêts différents de ceux de la bourgeoisie, ou bien ne formaient encore de classes ou de fractions de classe ayant une évolution pas indépendante. Par conséquent, même là où elles s’opposaient à la bourgeoisie, comme par exemple de 1793 à 1794 en France, elles ne luttaient que pour faire triompher les intérêts de la bourgeoisie, quand bien même ce n’était pas à sa manière. Toute la Terreur en France ne fut rien d’autre qu’une méthode plébéienne d’en finir avec les ennemis de la bourgeoisie, l’absolutisme, le féodalisme et l’esprit petit-bourgeois.
Les révolutions de 1648 et de 1789 n’étaient pas des révolutions anglaise et française, c’étaient des révolutions de style européen. Elles n’étaient pas la victoire d’une classe déterminée de la société sur l’ancien système politique, mais la proclamation d’un système politique pour la nouvelle société européenne. Elles étaient le triomphe de la bourgeoisie, mais le triomphe de la bourgeoisie était alors le triomphe d’un nouveau système social, la victoire de la propriété bourgeoise sur la propriété féodale, du sentiment national sur le provincialisme, de la concurrence sur le corporatisme, du partage sur le majorat, de la domination du propriétaire de la terre sur la domination du propriétaire qui l’était grâce à la terre, des lumières sur la superstition, de la famille sur le nom, de l’industrie sur la paresse héroïque, du droit bourgeois sur les privilèges moyenâgeux. La révolution de 1648 était le triomphe du XVII° siècle sur le XVI°, la révolution de 1789, la victoire du XVIII° siècle sur le XVII°. Ces révolutions exprimaient encore plus les besoins du monde d’alors que ceux des régions du monde où elles se produisaient, la France et l’Angleterre. »

Source

Léon Trotsky dans « Terrorisme et Communisme » :

« Nous rappellerons, tout d’abord, la Réforme, qui trace une sorte de ligne de partage entre l’histoire du moyen-âge et l’histoire moderne : plus elle embrassait les intérêts profond des masses populaires, plus elle prenait d’ampleur, plus la guerre civile qui se déroulait sous les étendards religieux devenait acharnée, et plus la terreur était, des deux côtés, impitoyable… L’événement le plus considérable de l’histoire moderne après la Réforme et la "Grande Rébellion", un événement qui, par son importance, laisse loin derrière lui les deux précédents, a été la grande Révolution française. A cette révolution classique a correspondu un terrorisme classique. Kautsky est prêt à excuser la terreur des Jacobins, en reconnaissant qu’aucune autre mesure ne leur eût permis de sauver la République. … Le degré d’acharnement de la lutte dépend de toute une série de conditions intérieures et internationales. Plus la résistance de l’ennemi de classe vaincu se montrera acharnée et dangereuse, plus le système de coercition se transformera inévitablement en système de terreur.

Rosa Luxemburg dans « L’année 1793 » :

« Et le peuple de Paris engagea un nouveau combat. Ce fut la deuxième révolution - la révolution populaire -, le 10 août 1792. Ce jour-là, le peuple prit d’assaut le Palais royal et l’Hôtel de ville. La bourgeoisie était du côté du roi, qui, doté d’un pouvoir affaibli, défendait ses intérêts contre ceux du peuple. Cela n’empêcha pas le peuple de renverser le trône. La bourgeoisie tenait l’Hôtel de ville et l’administration municipale d’une main ferme et voulut dominer le peuple avec sa police et la Garde nationale. Cela n’empêcha pas le peuple de prendre d’assaut l’Hôtel de ville, d’en expulser la bourgeoisie et de tenir dans ses mains calleuses l’administration municipale de Paris. En ce temps-là, l’administration de la Commune de Paris était totalement indépendante de l’administration de l’État. La Commune , s’appuyant sur le peuple révolutionnaire victorieux, obligea la Convention (la nouvelle Assemblée nationale), qui se réunit en septembre 1792 et proclama aussitôt la République, à faire d’importantes concessions. Sans la puissance menaçante de ce peuple, la Convention aurait probablement fait aussi peu de choses que les Assemblées précédentes pour les masses populaires. La grande majorité des membres de la Convention étaient hostiles aux changements imposés par la révolution du 10 août. Une partie de la Convention - le parti de la Gironde (ainsi nommé, car ses principaux dirigeants provenaient de ce département) - mena une lutte ouverte contre la souveraineté de la Commune révolutionnaire de Paris. Les Girondins, représentants de la moyenne bourgeoisie républicaine, étaient d’ardents partisans de la République et des adversaires acharnés de toute réforme économique d’ampleur au profit du peuple travailleur. Seule la minorité de la Convention, la Montagne (ainsi nommée parce que ses membres occupaient les bancs les plus hauts dans la salle de la Convention), défendait fidèlement la cause du peuple travailleur. Aussi longtemps que les girondins siégèrent à la Convention, ceux de la Montagne ne purent la plupart du temps pratiquement rien faire, car les girondins avaient évidemment toujours la majorité de leur côté (...).Examinons ce que le peuple travailleur obtint au cours de sa brève période où il exerça un rôle dominant. Les dirigeants du peuple, comme les membres de l’administration municipale et les montagnards souhaitaient ardemment la complète libération économique du peuple. Ils aspiraient sincèrement à la réalisation de l’égalité formelle de tous devant la loi, mais aussi à une réelle égalité économique. Tous leurs discours et tous leurs actes étaient basés sur une idée : dans la république populaire, il ne devrait y avoir ni riches ni pauvres ; la république populaire, cela veut dire que l’État libre bâti sur la souveraineté populaire ne pourrait rester longtemps en place si le peuple, souverain politiquement, se trouvait dépendant des riches et dominé économiquement.

Mais comment réaliser l’égalité économique pour tous ? À notre époque, les partis ouvriers sociaux-démocrates de tous les pays ont inscrit sur leur bannière comme aboutissement de leur combat l’égalité économique pour tous. Et pour réaliser cet objectif, ils exigent l’abolition de la propriété privée de tous les outils de travail ; la propriété de la terre, des usines, des ateliers, etc., doit être transférée à l’ensemble du peuple travailleur. Le parti de la Montagne chercha à résoudre ce problème tout autrement. Très peu parmi eux, et aussi parmi les membres de la Commune, partageaient le point de vue de la social-démocratie d’aujourd’hui... Seules quelques voix isolées, qui disparurent dans la masse des autres. Elles ne trouvèrent même pas une écoute favorable auprès de la partie la plus progressiste du peuple de Paris : le prolétariat. Au contraire, ni le prolétariat ni les montagnards ne pensaient à l’abolition de la propriété privée des moyens de travail. Ils voulaient réaliser l’égalité économique de tous en donnant à tous les citoyens français qui ne possédaient rien une parcelle de propriété privée. En un mot, ni le prolétariat parisien d’alors ni les montagnards n’étaient socialistes. (...)

Tout autre était la situation il y a cent ans. En France, comme dans d’autres États, le prolétariat représentait à peine une petite partie de la masse du peuple travailleur. La paysannerie, qui constitue la plus grande part du peuple français, était satisfaite de ce qu’elle avait obtenu pendant la Révolution. En effet, comme nous l’avons signalé, seuls les cultivateurs les plus riches pouvaient acheter des terres. La partie la plus pauvre de la paysannerie française ne souhaitait pas la propriété collective socialiste, mais une augmentation de leur part de propriété. Les montagnards avaient justement l’intention de remettre aux paysans toutes les terres de la noblesse et du clergé qui n’avaient pas encore été vendues. La distance entre les montagnards et le socialisme est démontrée par le fait que, en accord avec les autres conventionnels, ces derniers ont partagé à quelques paysans ce qu’il restait des anciens biens communaux (prairies, champs, terrains en friches). (...)

Après tout cela, il est clair que les montagnards, malgré toute leur bonne volonté, étaient incapables de réaliser leur désir ardent : l’égalité économique de tous. Cette aspiration n’était pas réalisable en ce temps-là. En outre, les moyens dont on se servait n’eurent comme effet que de retarder pour une brève période le développement de la constitution du capitalisme, c’est-à-dire la plus grande inégalité économique. (...)

Tant que la Montagne était entre leurs mains, ils ont dû trouver leur salut dans des moyens économiques coercitifs, notamment pour empêcher le peuple de Paris de mourir de faim. Ces moyens étaient les suivants : la fixation d’un prix maximal pour le pain et pour d’autres denrées alimentaires, des emprunts obligatoires auprès des riches et, tout particulièrement à Paris, l’achat de pain de la part de la commune afin de le distribuer au peuple au prix le plus bas possible. Tout cela n’était que des interventions purement et simplement superficielles dans la vie économique française. Tout cela ne pouvait que mener à la paupérisation de gens riches et ne fournir qu’une aide momentanée au peuple affamé - rien de plus. Et même si les intentions du parti des montagnards de donner des terres à tous ceux qui désiraient travailler avaient été atteintes, l’égalité économique n’aurait pas pourtant été acquise pour longtemps. À la fin du siècle dernier, la France occupait dans le système capitaliste la même position que les autres pays d’Europe de l’Ouest. Elle devait rechercher inéluctablement la transformation des petits propriétaires en prolétaires et l’unification de l’ensemble des biens - y compris de la propriété foncière - dans les mains de quelques riches.

(...) Après la chute de la Commune et de la Montagne, le prolétariat parisien pris par la faim se souleva encore quelques fois contre la Convention, en criant : « Du pain et la Constitution de 1793. » Ce n’étaient toutefois plus que des faibles sursauts d’une flamme révolutionnaire en voie d’extinction. Les forces du prolétariat étaient épuisées ; quant à la conjuration organisée en 1796 par le socialiste Babeuf contre le gouvernement d’alors, dans le but d’introduire une constitution socialiste, il fut tout aussi infructueux. Babeuf avait bien compris que l’égalité économique n’était pas compatible avec la propriété privée des moyens de production, qu’il voulait socialiser. Il se trompait toutefois lorsqu’il supposait pouvoir l’appliquer dans la France d’alors avec l’aide d’une poignée de conjurés. Babeuf et ses amis pouvaient encore moins compter sur un succès que les montagnards. Ses projets socialistes ont été étouffés dans l’oeuf.

(...) La conjuration de Babeuf n’a pu troubler qu’un instant le calme de la bourgeoisie française repue qui s’enrichissait. Elle avait déjà oublié les « frayeurs de l’an 1793 ». C’est bien elle et non le prolétariat qui a récolté tous les fruits de la Révolution française. L’ampleur de la violence que la Montagne a déployée contre la noblesse et ses biens n’a pas servi au prolétariat mais à la bourgeoisie. La majeure partie des biens [du clergé] réquisitionnés - « les biens nationaux » - ont été achetés et sont tombés dans les mains de la bourgeoisie aisée. La paupérisation du clergé et de la noblesse n’a fait que renforcer les pouvoirs économiques, sociaux et politiques de la bourgeoisie française.

(...) Tels sont les effets sociaux immédiats de la Révolution française. Actuellement, un siècle plus tard, nous voyons clairement les conséquences ultérieures de la Grande Révolution. Elle a certes installé la bourgeoisie sur le trône, mais le règne de la bourgeoisie est indissociable du développement du prolétariat.

Et c’est maintenant particulièrement que nous voyons de nos propres yeux à quel point son succès conquis sur la noblesse court à sa ruine. »

Kropotkine dans « La Grande Révolution » :

« Alors que les révolutionnaires triomphaient, croyant la Révolution près d’être achevée, – la réaction comprenait que maintenant allait commencer la grande lutte, la vraie, entre le passé et l’avenir, dans chaque ville de province, grande et petite, dans chaque hameau ; que c’était pour elle le moment de travailler à maîtriser la révolution.

La réaction comprenait davantage. Elle voyait que la bourgeoisie, qui jusqu’alors avait cherché appui chez le peuple afin d’obtenir des droits constitutionnels et de maîtriser la haute noblesse, allait, maintenant qu’elle avait senti et vu la force du peuple, tout faire pour maîtriser le peuple, le désarmer, le faire rentrer dans la soumission.

Cette terreur du peuple se fit sentir dans l’Assemblée tout de suite après le 5 octobre. Plus de deux cents députés refusèrent de se rendre à Paris et demandèrent des passeports pour rentrer chez eux. On les leur refusa, on les traita de traîtres, mais un certain nombre donnèrent tout de même leur démission : ils ne pensaient pas aller si loin ! Comme après le 14 juillet, ce fut une nouvelle émigration, mais cette fois-ci ce n’était plus la Cour qui en donnait le signal : c’était l’Assemblée.

Cependant, l’Assemblée avait aussi dans son sein une forte majorité de représentants de la bourgeoisie qui surent profiter des premier moments pour asseoir le pouvoir de leur classe sur des bases solides. Aussi, avant même de se rendre à Paris, le 19 octobre, l’Assemblée avait déjà voté la responsabilité des ministres ainsi que des agents de l’administration devant la représentation nationale, et le vote des impôts par l’Assemblée, – les deux premières conditions d’un gouvernement constitutionnel. Le titre du roi de France devenait : roi des Français.

Pendant que l’Assemblée profitait ainsi du mouvement du 5 octobre pour s’établir souveraine, la municipalité bourgeoise de Paris, c’est à dire le Conseil des Trois Cents, qui s’était imposé après le 14 juillet, profitait de son côté des événements pour établir son autorité. Soixante administrateurs, pris dans le sein des Trois Cents, et répartis en huit départements (subsistances, police, travaux publics, hôpitaux, éducation, domaines et revenus, impôts et garde nationale) s’arrogeaient tous ces pouvoirs et devenaient une puissance respectable, d’autant plus qu’ils avaient pour eux les 60.000 hommes de garde nationale, pris seulement parmi les citoyens aisés.

Bailly, le maire de Paris, et Lafayette surtout, le commandant de la garde nationale, devenaient d’importants personnages. quant à la police, la bourgeoisie se mêla de tout : réunions, journaux, colportage, annonces, – afin de supprimer tout ce qui lui était hostile. Et enfin, les Trois Cents, profitant du meurtre d’un boulanger (21 octobre), allèrent implorer de l’Assemblée une loi martiale que celle-ci s’empressa de voter. Il suffisait désormais qu’un officier municipal fît déployer le drapeau rouge pour que la loi martiale fût proclamée ; alors tout attroupement devenait criminel, et la troupe, requise par l’officier municipal, pouvait faire feu sur le peuple après rois sommations. S le peuple se retirait paisiblement, sans violence, avant la dernière sommation, les instigateurs seuls de la sédition étaient poursuivis et envoyés pour trois ans en prison – si l’attroupement était sans armes ; mis à mort, s’il était armé. Mais en cas de violences commises par le peuple, c’était la mort pour tous ceux qui s’en seraient rendus coupables. La mort aussi pour chaque soldat ou officier de la garde nationale qui exciterait ou fomenterait des attroupements !

Un meurtre commis dans la rue avait suffi pour faire rendre cette loi, et dans toute la presse de Paris, comme l’a très bien remarqué Louis Blanc, il n’y eut qu’une seule voix – celle de Marat – pour protester contre cette loi atroce et pour dire qu’en temps de révolution, lorsqu’une nation est encore à rompre ses fers et à se débattre douloureusement contre ses ennemis, une loi martiale n’a pas de raison d’être. Dans l’Assemblée, il n’y eut que Robespierre et Buzot pour protester ; et encore – pas en principe ! Il ne fallait pas proclamer, disaient-ils, la loi martiale avant d’avoir établi un tribunal qui pût juger les criminels de lèse-nation. (…)

Les journées de Septembre 1792

Le tocsin dans tout Paris, la générale battue dans les rues, le canon d’alarme dont les trois coups retentissait chaque quart d’heure, les chants des volontaires partant pour la frontière, tout contribuait, ce jour-là, dimanche, le 2 septembre, à élever la colère du peuple jusqu’à la fureur.

Dès midi ou deux heures, des rassemblements commencèrent à se former autour des prisons. Des prêtres que l’on transférait de la mairie à la prison de l’Abbaye, au nombre de vingt-quatre (1), dans des voitures fermées, furent assaillies dans la rue par des fédérés de Marseille ou d’Avignon. Quatre prêtres furent tués avant de gagner la prison. Deux furent massacrés en arrivant, à la porte. Les autres furent introduits ; mais à peine eurent-ils été soumis au plus léger interrogatoire, qu’une multitude armée de piques, d’épées, de sabres, força la porte de la prison et tua les prêtres, sauf l’abbé Picard, instituteur des sourds-muets, et son sous-instituteur.

C’est ainsi que commencèrent les massacres à l’Abbaye, prison qui jouissait surtout d’une mauvaise réputation dans le quartier. L’attroupement qui s’était formé autour de cette prison, et qui était composé de gens établis, petits commerçants du quartier, demandait qu’on mît à mort les royalistes arrêtés depuis le 10 août. On savait dans le quartier que l’or coulait chez eux, qu’ils faisaient bonne chère et recevaient en prison leurs femmes et amies en toute liberté. Ils avaient illuminé après l’échec subi par l’armée française à Mons, et chanté victoire après la prise de Longwy. Ils insultaient les passants de derrière les barreaux et promettaient l’arrivée imminente des Prussiens et l’égorgement des révolutionnaires. Tout Paris parlait d’un complot tramé dans les prisons, d’armes introduites, et l’on savait partout que les prisons étaient devenues de vraies fabriques de faux assignats et de faux billets de la Maison de secours, par lesquels on essayait de ruiner le crédit public.

Tout cela se répétait dans les attroupements qui s’étaient formés autour de l’Abbaye, de la Force, de la Conciergerie. Bientôt ces attroupements eurent forcé les portes des prisons et commencèrent à y tuer les officiers de l’état-major suisse, les gardes du roi, les prêtres qui devaient être déportés à cause de leur refus de prêter serment à la Constitution, et les conspirateurs royalistes arrêtés depuis le 10 août.

La spontanéité de cet assaut semble avoir frappé tout le monde par l’imprévu. Loin d’avoir été préparé par la Commune et par Danton, comme les historiens royalistes se plaisent à l’affirmer (2), les massacres étaient si peu prévus, que la Commune dut prendre en toute hâte des mesures pour protéger le Temple et pour sauver ceux qui étaient emprisonnés pour dettes, mois de nourrice, etc., ainsi que les dames de l’entourage de Marie-Antoinette. Ces dames ne purent être sauvées que sous le couvert de la nuit, par des commissaires de la Commune qui ne s’acquittèrent de leur tâche qu’avec beaucoup de difficultés, au risque de périr eux-mêmes de la main des foules qui entouraient les prisons et stationnaient dans les rues avoisinantes (3).

Dès que les massacres commencèrent à l’Abbaye, et l’on sait qu’ils commencèrent vers deux heures et demie (Mon agonie de trente-huit heures,par Jourgniac de Saint-Méard), la Commune prit immédiatement des mesures pour les empêcher. Elle en avertit tout de suite l’Assemblée, qui nomma des commissaires pour parler au peuple (4), et à la séance du conseil général de la Commune qui s’ouvrit dans l’après-midi, le procureur Manuel rendait déjà compte, vers six heures, de ses efforts infructueux pour arrêter les massacres. « Il dit que les efforts des douze commissaires de l’Assemblée nationale, les siens, et ceux de ses collègues du corps municipal ont été infructueux pour sauver les criminels de la mort. » Dans sa séance du soir, la Commune recevait le rapport de ses commissaires envoyés à la Force, et décidait qu’ils s’y transporteraient de nouveau, pour calmer les esprits (5).

La Commune avait même ordonné, dans la nuit du 2 au 3, à Santerre, commandant de la garde nationale, d’envoyer des détachements pour arrêter les massacres. Mais la garde nationale ne voulait pas intervenir. Autrement, il est évident qu’au moins les bataillons des sections modérées auraient marché. Évidemment, l’opinion s’était formée à Paris, que faire marcher l’armée contre les attroupements, c’eût été allumer une guerre civile, au moment même où l’ennemi était à quelques jours de marche, et où l’union était surtout nécessaire. « On vous divise ; on sème la haine ; on veut allumer la guerre civile », disait l’Assemblée dans sa proclamation du 3 septembre, en invitant tous les citoyens à rester unis. Dans la circonstance, il n’y avait d’autre arme que la persuasion. Mais, aux exhortations des envoyés de la Commune qui voulaient empêcher les massacres, un des hommes du peuple à l’Abbaye répondit très justement en demandant à Manuel, si ces gueux de Prussiens et d’Autrichiens, venus à Paris, chercheraient à distinguer les innocents des coupables, ou bien frapperaient en masse ? (6) Et un autre, ou peut-être le même, ajouta : « Ce sang est celui de Montmorin et de sa compagnie ; nous sommes à notre poste, retournez au vôtre ; si tous ceux que nous avons préposés à la justice eussent fait leur devoir, nous ne serions pas ici. »(7) C’est ce que la population de Paris, et tous les révolutionnaires, comprirent très bien ce jour-là.

En tout cas, le Comité de surveillance de la Commune (8) sitôt qu’il apprit le résultat de la mission de Manuel, dans l’après-midi du 2 septembre, lança l’appel suivant : « Au nom du peuple, Camarades, il vous est enjoint de tuer tous les prisonniers de l’Abbaye, sans distinction, à l’exemption de l’abbé Lenfant, que vous mettrez dans un lieu sûr. A l’Hôtel de Ville, le 2 septembre. (Signé : Panis, Sergent, administrateurs.) »

Immédiatement un tribunal provisoire, composé de douze jurés nommés par le peuple, fut installé, et l’huissier Maillard, si bien connu à Paris depuis le 14 juillet et le 5 octobre 1789, en fut nommé président. Un tribunal semblable fut improvisé à la Force par deux ou trois membres de la Commune, et ces deux tribunaux s’appliquèrent à sauver autant de prisonniers qu’il leur fut possible. Ainsi Maillard réussit à sauver Cazotte, gravement compromis (Michelet, livre VII, chap. V), et de Sombreuil, connu comme un ennemi déclaré de la Révolution. Profitant de la présence de leurs filles, mademoiselle Cazotte et mademoiselle de Sombreuil, qui s’étaient fait enfermer en prison avec leurs pères, et aussi de l’âge avancé de Sombreuil, il réussit à obtenir leur acquittement. Plus tard, dans un document que Granier de Cassagnac (9) a reproduit en fac-similé, Maillard put dire avec fierté qu’il sauva ainsi la vie à quarante-trois personnes. Inutile de dire que « le verre de sang » de mademoiselle de Sombreuil est une des infâmes inventions des écrivains royalistes (Voy. Louis Blanc, livre VIII, ch. II ; L. Combes, Épisodes et curiosités révolutionnaires,1872.)

A la Force, il y eut aussi beaucoup d’acquittements ; au dire de Tallien, il n’y eut qu’une femme qui périt, madame de Lamballe. Chaque acquittement était salué par des cris de Vive la Nation,et l’acquitté était reconduit jusqu’à son domicile par des hommes de la foule, avec toutes les marques de sympathie ; mais son escorte refusait de absolument recevoir de l’argent du libéré ou de sa famille. On acquitta ainsi des royalistes, contre lesquels il n’y avait cependant pas de faits avérés, comme le frère du ministre Bertrand de Molleville, et même un ennemi acharné de la Révolution, l’Autrichien Weber, frère de lait de la reine, et on les reconduisait en triomphe, avec des transports de joie, jusque chez leurs parents ou amis.

Au couvent des Carmes, on avait commencé à incarcérer des prêtres depuis le 11 août, et là se trouvait le fameux archevêque d’Arles, que l’on accusait d’avoir été la cause du massacre des patriotes dans cette ville. Tous, ils devaient être déportés, lorsque survint le 2 septembre. Un certain nombre d’hommes armés de sabres firent irruption ce jour-là dans le couvent et tuèrent l’archevêque d’Arles, ainsi que, après un jugement sommaire, un nombre considérable de prêtres qui refusaient de prêter le serment civique. Plusieurs se sauvèrent cependant en escaladant un mur, d’autres furent sauvés, ainsi qu’il ressort de la section du Luxembourg, et par des hommes à piques en station dans la prison.

Les massacres continuèrent encore le 3, et le soir le Comité de surveillance de la Commune expédiait dans les départements, sous le couvert du ministre de la justice, une circulaire rédigée par Marat et dans laquelle il attaquait l’Assemblée, racontait les événements et recommandait aux départements d’imiter Paris.

Cependant, l’agitation du peuple se calmait, dit Saint-Méard, et le 3, vers huit heures, il entendit plusieurs voix crier : « Grâce, grâce pour ceux qui restent ! » D’ailleurs, il ne restait plus que peu de prisonniers politiques dans les prisons. Mais il arriva ce qui forcément devait arriver. A ceux qui avaient attaqué les prisons par conviction, vinrent se mêler d’autres éléments, des éléments douteux. Et enfin, il se produisit ce que Michelet a très bien appelé « la fureur de l’épuration » – le désir de purger Paris, non seulement des conspirateurs royalistes, mais aussi des faux-monnayeurs, des fabricants de faux assignats, des escrocs, même des filles publiques, qu’on disait toutes royalistes ! Le 3, on avait déjà massacré des voleurs au Grand-Châtelet et des forçats aux Bernardins, et le 4, une troupe d’hommes se porta pour massacrer à la Salpêtrière, à Bicêtre, jusqu’à « la Correction » de Bicêtre que le peuple aurait dû respecter comme un lieu de souffrance de miséreux, comme lui-même, surtout des enfants. Enfin la Commune réussit à mettre fin à ces massacres, – le 4 selon Maton de la Varenne (10).

En tout, plus de mille personnes périrent, dont 202 prêtres, 26 gardes royaux, une trentaine de Suisses de l’état-major, et plus de 300 prisonniers de droit commun, dont ceux enfermés à la Conciergerie fabriquaient pendant leur détention de faux assignats. Maton de la la Varenne, qui a donné dans son Histoire particulière(pp. 409-460), une liste alphabétique des personnes tuées pendant ces journées de septembre, trouve un total de 1.086, plus trois inconnus qui périrent accidentellement. Sur quoi les historiens royalistes ont brodé leurs romans et ont parlé de 8.000 et même de 12.852 tués (11).

Tous les historiens de la Grande Révolution, en commençant par Buchez et Roux, ont relevé l’opinion de divers révolutionnaires connus sur ces massacres, et un trait frappant se dégage des nombreuses citations qu’ils ont publiées. C’est que les Girondins, qui plus tard se servirent le plus des journées de septembre pour attaquer violemment et avec persistance les Montagnards, ne se départirent en aucune façon, pendant ces journées, de la même attitude du « laisser-faire » qu’ils reprochèrent plus tard à Danton, à Robespierre, à la Commune. La Commune, seule, prit dans son Conseil général et dans son Comité de surveillance, des mesures plus ou moins efficaces pour arrêter les massacres, ou, du moins, les circonscrire et les légaliser, lorsqu’elle vit qu’il était impossible de les empêcher. Les autres agirent mollement, ou bien ne crurent pas devoir intervenir ; et la plupart approuvèrent après que la chose fut faite. Ce qui prouve jusqu’à quel point, malgré le cri d’humanité outragée que soulevaient ces massacres, tous comprirent qu’ils étaient la conséquence inévitable du 10 août et de la politique louche des gouvernants eux-mêmes pendant les vingt jours qui suivirent la prise des Tuileries.

Roland, dans sa lettre du 3 septembre, si souvent citée, parle des massacres en des termes qui en reconnaissent la nécessité (12), et l’essentiel, pour lui, est de développer la thèse qui va devenir la thèse favorite des Girondins : c’est que, s’il fallait le désordre avant le 10 août, maintenant tout devait rentrer dans l’ordre. En général, les Girondins, comme l’ont très bien dit Buchez et Roux, « sont surtout préoccupés d’eux-mêmes » ; « ils voient avec chagrin le pouvoir sorti de leurs mains et passé dans celles de leurs adversaires... mais ils n’ont pas de motifs pour blâmer le mouvement qui se fait... Ils ne se dissimulent pas que lui seul peut sauver l’indépendance nationale, et les garantir eux-mêmes de la vengeance de l’émigration armée. »(P. 394) (13).

Les principaux journaux, tels que le Moniteur, les Révolutions de Paris de Prud’homme, approuvent, tandis que les autres, comme les Annales patriotiques et la Chronique de Paris, et même Brissot dans le Patriote français, se bornent à quelques mots froids et indifférents sur ces journées. Quant à la presse royaliste, il est évident qu’elle s’est emparé de ces faits pour faire circuler pendant un siècle les récits les plus fantaisistes. Nous ne nous occuperons pas de les contredire. Mais il y a une erreur d’appréciation qui se rencontre aussi chez les historiens républicains et qui mérite d’être relevée.

Il est vrai que le nombre de ceux qui tuèrent dans les prisons ne se montait pas à plus de trois cents hommes. Sur quoi on accuse de lâcheté tous les républicains qui n’y ont pas mis fin. Rien n’est cependant plus erroné que ce calcul. Le chiffre de trois ou quatre cents est correct. Mais il suffit de lire les récits de Weber, de mademoiselle de Tourzel, de Maton de la Varenne, etc., pour voir que si les meurtres étaient l’œuvre d’un nombre limité d’hommes, il y avait autour de chaque prison, dans les voies avoisinantes, des quantités de gens qui approuvaient le massacre et qui auraient fait appel aux armes contre quiconque serait venu les empêcher. D’ailleurs les bulletins des sections, l’attitude de la garde nationale et l’attitude même des révolutionnaires en vedette prouvent que tous avaient compris qu’un intervention militaire eût été le signal d’une guerre civile qui, de quelque côté qu’eût tourné la victoire, aurait amené des massacres bien plus étendus, et plus terribles encore, que ceux des prisons.

D’autre part, Michelet a dit, et ce mot a été répété depuis, que c’était la peur, la peur sans fondement, toujours féroce, qui avait inspiré ces massacres. Quelques centaines de royalistes de plus ou de moins dans Paris ne présentaient pas, a-t-on dit, de danger pour la Révolution. Mais raisonner ainsi, c’est méconnaître, ce me semble, la force de la réaction. Ces quelques cents royalistes avaient pour eux la majorité, l’immense majorité de la bourgeoisie aisée, toute l’aristocratie, l’Assemblée législative, le directoire du département, la plupart des juges de paix, et l’immense majorité des fonctionnaires. C’est cette masse compacte d’éléments opposés à la Révolution qui n’attendait que l’approche des Allemands pour les recevoir à bras ouverts et inaugurer avec leur aide la Terreur contre-révolutionnaire, le massacre Noir. On n’a qu’à se souvenir de la Terreur Blanche sous les Bourbons, rentrés en 1814 sous la haute protection des armées étrangères.

D’ailleurs, il y a un fait qui passe inaperçu chez les historiens, mais qui résume toute la situation, et donne la vraie raison du mouvement du 2 septembre.

C’est que, au beau milieu des massacres, le matin du 4 septembre, l’Assemblée se décida enfin, sur la proposition de Chabot, à prononcer la parole si longtemps attendue. Dans une adresse aux Français, elle déclara que le respect pour la future Convention empêchait ses membres de prévenir, par leur résolution ce qu’ils attendent de la nation française ; mais qu’ils prêtaient, dès maintenant, comme individus, le serment qu’ils ne pouvaient prêter comme représentants du peuple : « de combattre de toutes leurs forces les rois et la royauté ! » Pas de roi ! Jamais de capitulation, jamais de roi étranger !Et dès que cette adresse fut votée, malgré la restriction qui vient d’être mentionnée, les commissaires de l’Assemblée qui se rendirent aux sections avec cette adresse furent reçus sur-le-champ avec empressement, et les sections se chargèrent de mettre fin aux massacres.

Il fallut cependant que Marat conseillât au peuple, très instamment, de massacrer les fourbes royalistes de l’Assemblée législative, et que Robespierre dénonçât Carra et les Girondins en général, comme disposés à accepter un roi étranger ; il fallut que la Commune ordonnât des perquisitions chez Roland et Brissot, pour que le Girondin Guadet vînt apporter, le 4, – seulement le 4 – une adresse par laquelle les représentants étaient invités à jurer de combattre de toutes leurs forces les rois et les royautés. Si une déclaration nette de ce genre avait été votée immédiatement après le 10 août, et si Louis XVI avait été mis en jugement, les massacres de septembre n’auraient certainement pas eu lieu. Le peuple aurait vu l’impuissance de la conjuration royaliste, du moment qu’elle n’aurait pas eu l’appui de l’Assemblée, du gouvernement.

Et, qu’on ne dise pas que les soupçons de Robespierre n’étaient que pure vision. Condorcet, le vieux républicain, l’unique représentant, dans la Législative, qui se fût ouvertement prononcé pour la République dès 1791, tout en répudiant pour son compte – et seulement pour son compte – toute idée de désirer le duc de Brunswick sur le trône de France, ne reconnaît-il pas dans la Chronique de Paris, qu’on lui en avait parlé quelquefois ? (14) C’est que pendant ces jours d’interrègne, bien des candidatures - celle du duc d’York, du duc d’Orléans, du duc de Chartres (candidat de Dumouriez) et même du duc de Brunswick – furent certainement discutées parmi les hommes politiques qui ne voulaient pas de République, comme les Feuillants, ou qui ne croyaient pas, comme les Girondins, à la possibilité d’une victoire de la France.

Dans ces hésitations, dans cette pusillanimité, dans cette fourberie des hommes d’État, réside la vraie cause du désespoir qui s’empara de la population de Paris le 2 septembre.

(1) De seize, dit Méhée fils (Felhémési, La Vérité tout entière sur les vrais acteurs de la journée du 2 septembre, et sur plusieurs journées et nuits secrètes des anciens comités de gouvernement, Paris, 1794.) Je maintiens l’orthographe du titre. « Felhémési » est l’anagramme de « Méhée fils ».

(2) Ils citent pour cela les personnes qui furent libérées entre le 30 août et le 2 septembre, grâce à l’intervention de Danton et d’autres personnages révolutionnaires, et disent : « Vous voyez bien qu’ils sauvaient leurs amis ! » Ce qu’ils oublient pourtant de dire, c’est que, sur les trois mille personnes arrêtées le 30, plus de deux mille furent relâchées. Il suffisait pour cela d’être réclamé par un révolutionnaire. Quant à Danton et à sa part dans les journées de septembre, voy. A. Aulard, Études et leçons sur la Révolution française,1893-1897, 3è série.

(3) Madame de Touzel, gouvernante du dauphin, et sa jeune fille Pauline, trois femmes de chambre de la reine, madame de Lamballe et sa femme de chambre avaient été transférées du Temple à la Force. Et de là, elles furent toutes sauvées, sauf madame de Lamballe, par des commissaires de la Commune. A deux heures et demie dans la nuit du 2 au 3 septembre, ces commissaires, Truchot, Tallien et Guiraud, virent rendre compte à l’Assemblée de leurs efforts. A la prison de la Force et à celle de Sainte-Pélagie, ils avaient fait sortir toutes les personnes détenues pour dettes. Après en avoir fait rapport à la Commune (vers minuit), Truchot retourna à la Force pour en faire sortir toutes les femmes. « J’ai pu en faire sortir vingt-quatre », disait-il, « Nous avons principalement mis sous notre protection mademoiselle de Tourzel et madame Sainte-Brice... Pour notre propre sûreté nous nous sommes retirés, car on nous menaçait aussi. Nous avons conduit ces deux dames à la section des Droits de l’Homme en attendant qu’on les juge. » (Buchez et Roux, XVII, 353.) Ces paroles de Truchot sont absolument confirmées, puisqu’on sait, par le récit de Pauline de Tourzel, avec quelle difficulté le commissaire de la Commune (elle ne le connaissait pas et parlait d’un inconnu) réussit à lui faire traverser les rues aux alentours de la prison, remplies de monde qui veillait à ce qu’on n’enlevât aucun des prisonniers. Madame de Lamballe, aussi, allait être sauvée, par Pétion, mais le doute pane sur les forces qui s’y opposèrent. On parle d’émissaires du duc d’Orléans, qui voulait sa mort ; on donne même des noms. Ce qui est certain, c’est que tant de personnes influentes étaient intéressées à ce que cette confidente de la reine (depuis l’affaire du collier) ne parlât, que l’impossibilité de la sauver n’a rien qui nous étonne.

(4) Bazire, Dussaulx, François de Neufchâteau, le fameux Girondiu Isnard, Laquinio, étaient de ce nombre. Bazire invita Chabot, aimé des faubourgs, à se joindre à eux. (Louis Blanc, II, 19.)

(5) Procès-verbaux de la Commune, cités par Buchez et Roux, XVII, 368. Tallien, dans son rapport à l’Assemblée, qui fut fait plus tard pendant la nuit, confirmait les paroles de Manuel : « Le procureur de la Commune, disait-il, s’est présenté le premier [à l’Abbaye] et a employé tous les moyens que lui suggérait son zèle et son humanité. Il ne put rien gagner et vit tomber à ses pieds plusieurs victimes. Lui-même a couru des dangers, et on a été obligé de l’enlever, dans la crainte qu’il ne soit victime de son zèle. » A minuit, lorsque le peuple se fut porté vers la Force, « nos commissaires, dit Tallien, s’y sont transportés et n’ont pu rien gagner. Des députations se sont succédé et lorsque nous sommes partis pour nous rendre ici, une nouvelle députation allait encore s’y rendre. »

(6) « Dites donc, monsieur le citoyen, si ces gueux de Prussiens et d’Autrichiens venaient à Paris, chercheraient-ils aussi les coupables ? ne frapperaient-ils pas à tort et à travers, comme les Suisses du 10 août ? Moi, je ne suis pas un orateur, je n’endors personne, et je vous dis que je suis père de famille, que j’ai une femme et cinq enfants que je veux bien laisser ici, à la garde de la section, pour aller combattre l’ennemi ; mais je n’entends pas que les scélérats qui sont en prison, à qui d’autres scélérats viendront ouvrir les portes, aillent égorger ma femme et mes enfants » Je cite d’après Felhémési (Méhée fils), La Vérité tout entière, etc.

(7) C’est ainsi que Prudhomme donne dans son journal la réponse faite par un homme du peuple, lors de la première visite à l’Abbaye d’une députation du Corps Législatif et de la Municipalité (Cité par Buchez et Roux, XVII, 426)

(8) Le Comité de surveillance de la Commune (qui avait remplacé, le 14 avril, la précédente administration et qui était composé d’abord de quinze membres de la police municipale) avait été réorganisé en vertu d’un arrêté du Conseil général de la Commune, du 30 août : il fut alors formé de quatre membres, Panis, Sergent, Duplain et Sourdeuil, qui, avec l’autorisation du Conseil, et « vu la crise des circonstances et les divers et importants travaux auxquels il leur faut vaquer », s’adjoignirent le 2 septembre sept autres membres, Marat, Deforgues, Lenfant, Leclerc, Durfort, Cailly et Guermeur. (Buchez et Roux, XVII, pages 405 et 433 ; XVIII, pages 186-187. Michelet, qui a vu l’acte original ne parle que de six membres : il ne mentionne pas Durfort). Robespierre siégeait au conseil général. Marat y prenait part « comme journaliste », – la Commune ayant décrété qu’une tribune serait érigée dans la salle des délibérations pour un journaliste, Marat (Michelet, I, VII, ch. IV). Danton cherchait à concilier la Commune avec le pouvoir exécutif de l’Assemblée, c’est-à-dire, avec le ministère dont il faisait partie.

(9) Histoire des Girondins et des massacres de septembre,2 tomes, 1860.

(10) M...-de-la-Varennes, Histoire particulière des événements qui ont eu lieu en France pendant les mois de juin, de juillet, d’août et de septembre, et qui ont opéré la chûte du trône royal,Paris 1806. Il y eut encore quelques massacres isolés le 5.

(11) Peltier, écrivain archi-royaliste et menteur, en donnant tout par détail, trouva le chiffre de 1.005, mais il ajouta qu’on avait tué aussi à Bicêtre et dans les rues,ce qui lui permit de porter le total à 8.000 (Dernier tableau de Paris, ou récit historique de la Révolution du 10 août,2 volumes, Londres, 1792-1793.) A cela, Buchez et Roux font remarquer très justement que « Peltier seul dit qu’on ait tué ailleurs que dans les prisons », en contradiction avec tous ses contemporains.

(12) « Je sais que les révolutions ne se calculent point par les règles ordinaires ; mais je sais aussi que le pouvoir qui les fait doit bientôt se ranger sous l’abri des lois, si l’on ne veut qu’il opère une entière dissolution. La colère du peuple et le commencement de l’insurrection sont comparables à l’action d’un torrent qui renverse les obstacles qu’aucune autre puissance n’aurait anéantis, mais dont le débordement va porter au loin le ravage et la dévastation, s’il ne rentre bientôt dans son lit... Hier fut un jour sur les événements duquel il faut peut-être laisser un voile ; je sais que le peuple, terrible dans sa vengeance, y porte encore une sorte de justice ; il ne prend pas pour victime tout ce qui se présente à sa fureur, il la dirige sur ceux qu’il croit avoir été trop longtemps épargnés par le glaive de la loi, et que le péril des circonstances lui persuade devoir être immolés sans délai... Mais le salut de Paris exige que tous les pouvoirs rentrent à l’instant dans leurs bornes respectives. »

(13) Il n’y a pas de doute que les ministres girondins savaient très bien ce qui se passait dans les prisons. On sait que Servan, ministre de la guerre, se rendit le 2, dans l’après-midi, à la Commune, où il prit rendez-vous, pour les huit heures, avec Santerre, Pétion, Hébert, Billaud-Varenne, etc., pour discuter les mesures militaires. Il est évident qu’à la Commune on parla des massacres, et que Roland en fut averti, mais que Servan, comme les autres, se dit qu’il fallait courir au plus pressé, – aux frontières, et ne pas provoquer, sous aucun prétexte, la guerre civile en France.

(14) Carra, éditeur des Annales patriotiques, un des principaux organes de la Gironde, parla de Brunswick en ces termes, dans le numéro du 19 juillet 1792 : « C’est le plus grand guerrier et le plus habile politique de l’Europe, que ce duc de Brunswick ; il est très instruit, très éclairé, très aimable : il ne lui manque, peut-être, qu’une couronne, je ne dis pas pour être le plus grand roi de la terre, mais pour être le véritable restaurateur de la liberté en Europe. S’il arrive à Paris, je gage que sa première démarche sera de venir aux Jacobins et d’y mettre le bonnet rouge. »

La terreur de la contre-révolution nobiliaire et européenne

Dès le 17 juillet 1789, le comte d’Artois, futur Charles X, suivi par les Polignac et quelques grands seigneurs de la cour, furent les premiers à passer à l’étranger. Ils rejoignirent à Turin la cour du roi de Sardaigne, beau-père du comte de Provence, du comte d’Artois et de leur sœur Clotilde de France puis l’électorat de Trèves où régnait leur oncle maternel Clément Wenceslas de Saxe.

Le marquis de Bouillé, tous les membres du ministère de Broglie, Calonne, le prince de Bourbon-Condé, prince du sang, et la plupart des courtisans ne tardèrent pas à délaisser leurs souverains pour les suivre.

Pour sa part, le comte de Provence, futur Louis XVIII, ne quitta la France qu’au soir du 20 juin 1791 — la nuit même de la tentative de fuite de Louis XVI —, mais en suivant un autre itinéraire (il prit le chemin le plus court vers les Pays-Bas autrichiens).

La rodomontade de Bouillé, qui menaçait Paris de destruction, déclarant qu’il n’en laisserait pierre sur pierre, incita les royalistes à passer à l’étranger. Ils établirent ouvertement des bureaux, à Paris et dans les principales villes de France, pour hâter l’Émigration. Leurs journaux exagérèrent beaucoup les préparatifs des puissances étrangères contre la France, le nombre des émigrés réunis aux frontières et prédirent avec emphase leur triomphe et la chute de la Constitution.

S’ensuit l’exil des officiers de l’armée et de la marine ainsi que les prêtres qui refusaient la Constitution civile du clergé, votée le 12 juillet 1790 (et dénoncée par le pape).

La fuite et l’arrestation de Louis XVI à Varennes, le 21 juin 1791, provoquent une nouvelle vague de départs. On constate qu’entre 1789 et le 10 août 1792, date de la prise des Tuileries, 30 000 personnes quittent le pays.

L’armée des Princes : dans l’électorat de Trêves, à Coblence, les émigrés lèvent des troupes sous les ordres du prince de Condé avec l’appui du comte de Provence, futur Louis XVIII et frère du roi Louis XVI. Ces rassemblements armés inquiètent l’Assemblée législative. Elle émet un décret le 29 novembre 1791 qui invite le roi Louis XVI à demander aux princes allemands qui accueillent les émigrés, de disperser les attroupements et d’interdire les recrutements pour l’armée des Princes.

Kropotkine dans « La Grande Révolution » :

La contre-révolution dans le Midi

« Lorsqu’on étudie la Grande Révolution, on est tellement entraîné par les grandes luttes qui se déroulent à Paris, qu’on est porté à négliger l’état des provinces et la force qu’y possédait entre temps la contre-révolution. Cependant cette force restait immense. Elle avait pour l’appuyer les siècles du passé et les intérêts du moment ; et il faut l’étudier pour comprendre combien minime est la puissance d’une assemblée de représentants pendant une révolution, alors même que ceux-ci seraient inspirés, par impossible, des meilleures intentions. Lorsqu’il s’agit de lutte, dans chaque ville et dans chaque petit hameau, contre les forces de l’ancien régime qui, après un moment de stupeur, se réorganisent pour arrêter la révolution, – il n’y a que la poussée des révolutionnaires sur place qui puisse réussir à vaincre cette résistance.

Il faudrait des années et des années d’étude dans les archives locales pour retracer tous les agissements des royalistes pendant la grande Révolution. Quelques épisodes permettront cependant d’en donner une idée.

On connaît plus ou moins l’insurrection de la Vendée. Mais on n’est que trop enclins à croire que là, au milieu de populations demi-sauvages, inspirées par le fanatisme religieux, se trouvait le seul foyer sérieux de contre-révolution. Et cependant le Midi représentait un autre foyer du même genre, d’autant plus redoutable que les campagnes sur lesquelles s’appuyaient les royalistes pour exploiter les haines religieuses des catholiques contre les protestants, se trouvaient à côté d’autres campagnes et de grandes villes qui avaient fourni un des meilleurs contingents à la Révolution.

La direction de ces divers mouvements partait de Coblentz, petite ville allemande située dans l’Électorat de Trèves, qui était devenue le centre principal de l’émigration royaliste. Depuis l’été de 1791, lorsque le comte d’Artois, suivi de l’ex-ministre Calonne, et plus tard de son frère, le comte de Provence, vint s’établir dans cette ville, elle devint le centre principal des complots royalistes. De là partaient les émissaires qui organisaient dans toute la France les insurrections contre-révolutionnaires. Ils embauchaient partout des soldats pour Coblentz, – même à Paris, où le rédacteur de la Gazette de Parisoffrait ouvertement 60 livres à chaque soldat embauché. Pendant quelque temps on dirigeait ces hommes presque ouvertement, d’abord sur Metz, puis sur Coblentz.

« La société les suivait », dit Ernest Daudet dans son étude, Les conspirations royalistes dans le Midi ; « la noblesse imitait les princes, et beaucoup de bourgeois, de petites gens, imitaient la noblesse. On émigrait par ton, par misère ou par peur. Une jeune femme, rencontrée dans une diligence par un agent secret du gouvernement et interrogée par lui, répondait : – « Je suis couturière : ma clientèle est partie pour l’Allemagne ; je me fais « émigrette » afin d’aller les retrouver. »

Toute une cour, avec ses ministres, ses chambellans et ses réceptions officielles, et aussi ses intrigues et ses misères, se créait autour des frères du roi, et les souverains de l’Europe reconnaissaient cette cour, traitaient et complotaient avec elle. Tout le temps on s’y attendait à voir Louis XVI arriver, pour se mettre à la tête des troupes d’émigrés. On l’attendait en juin 1791, lors de sa fuite à Varenne, et plus tard, en novembre 1791, en janvier 1792. enfin, on décida de préparer le grand coup pour juillet 1792, lorsque les armées royalistes de l’Ouest et du Midi, soutenues par les invasions anglaise, allemande, sarde et espagnole, marcheraient sur Paris, soulevant Lyon et d’autres grandes villes au passage, - pendant que les royalistes de Paris frapperaient leur grand coup, disperseraient l’Assemblée et châtieraient les enragés, les jacobins...

« Replacer le roi sur le trône », c’est-à-dire en faire de nouveau un roi absolu ; réintroduire l’ancien régime, tel qu’il avait existé au moment de la convocation des États généraux, c’étaient là leurs vœux. Et lorsque le roi de Prusse, plus intelligent que ces revenants de Versailles, leur demandait : « Ne serait-il pas de la justice comme de la prudence de faire à la nation le sacrifice de certains abus de l’ancien gouvernement ? » – « Sire, lui répondait-on, pas un seul changement, pas une seule grâce ! » (Pièce aux Archives des affaires étrangères, citée par E. Daudet.)

Inutile d’ajouter que toutes les cabales, tous les commérages, toutes les jalousies qui caractérisaient Versailles se reproduisaient à Coblentz. Les deux frères avaient chacun sa cour, sa maîtresse attitrée, ses réceptions et son cercle, tandis que les nobles fainéants vivaient de commérages, d’autant plus méchants que beaucoup d’émigrés tombaient bientôt dans la misère.

Autour de ce centre gravitaient maintenant, au vu et au su de tout le monde, ceux des curés fanatiques qui préféraient la guerre civile à la soumission constitutionnelle offerte par les nouveaux décrets, ainsi que les aventuriers nobles qui aimaient mieux risquer une conspiration que de se résigner à la perte de leur situation privilégiée. Ils venaient à Coblentz, obtenaient l’investiture des princes ainsi que de Rome, pour leurs complots et s’en retournaient dans les régions montagneuses des Cévennes ou sur les plages de la Vendée, allumer le fanatisme religieux des paysans et organiser les soulèvements royalistes.

Les historiens sympathiques à la Révolution glissent peut-être trop rapidement sur ces résistances contre-révolutionnaires ; ce qui porte souvent le lecteur moderne à les considérer comme l’œuvre de quelques fanatiques dont la Révolution eut facilement raison. Mais, en réalité, les complots royalistes couvraient des régions entières, et comme ils trouvaient appui, d’une part, parmi les gros bonnets de la bourgeoisie et, d’autre part, dans les haines religieuses entre protestants et catholiques – ce fut le cas dans le Midi, – les révolutionnaires eurent à lutter à leur corps défendant contre les royalistes, dans chaque ville et dans chaque petite commune.

Ainsi, pendant que l’on fêtait à Paris, le 14 juillet 1790, la grande fête de la Fédération, à laquelle toute la France prenait part et qui semblait devoir placer la Révolution sur une solide base communale, les royalistes préparaient dans le Sud-Est la fédération des contre-révolutionnaires. Le 18 août de cette même année, près de 20.000 représentants de 185 communes du Vivarais se réunissaient dans la plaine de Jalès. Tous portaient la croix blanche au chapeau. Dirigés par des nobles, ils posèrent ce jour-là les bases de la fédération royaliste du Midi, qui fut constituée solennellement au mois de février suivant.

Cette fédération prépara d’abord une série d’insurrections pour l’été de 1791, et ensuite la grande insurrection qui devait éclater en juillet 1792, avec l’appui de l’invasion étrangère, et porter le coup de grâce à la Révolution. Elle fonctionna ainsi pendant deux ans, entretenant des correspondances régulières, d’une part avec les Tuileries et d’autre part avec Coblentz. Elle jurait de « rétablir le roi dans sa gloire, le clergé dans ses biens, la noblesse dans ses honneurs ». Et quand ses premières tentatives échouèrent, elle organisa, avec l’aide de Claude Allier, curé-prieur de Chambonnaz, une vaste conspiration qui devait mettre sur pied plus de 50.000 hommes. Conduite par un grand nombre de prêtres, sous les plis du drapeau blanc, et soutenue par la Sardaigne, l’Espagne et l’Autriche, cette armée devait marcher sur Paris, « libérer » le roi, disperser l’Assemblée et châtier les patriotes.

Dans la Lozère, Charrier, notaire, ex-député à l’Assemblée nationale, marié à une demoiselle noble et investi du commandement suprême par le comte d’Artois, organisait ouvertement les milices contre-révolutionnaires et formait même ses artilleurs.

Chambéry, ville du royaume de Sardaigne à cette époque, était un autre centre des émigrés, Bussy y avait même formé une légion royaliste, qu’il exerçait en plein jour. Ainsi s’organisait la contre-révolution dans le Midi, alors que dans l’Ouest les curés et les nobles préparaient le soulèvement de la Vendée avec l’aide de l’Angleterre.

Et qu’on ne nous dise pas que ces conspirateurs et ces rassemblements étaient peu nombreux. C’est que les révolutionnaires aussi, – ceux du moins qui étaient décidés à agir, – n’étaient pas nombreux non plus. Dans chaque parti, de tout temps, les hommes d’action furent une infime minorité. Mais grâce à l’inertie, aux préjugés, aux intérêts acquis, à l’argent et à la religion, la contre-révolution tenait des régions entières ; et c’est cette force terrible de la réaction – et non pas l’esprit sanguinaire des révolutionnaires – qui explique les fureurs de la Révolution en 1793 et 1794, lorsqu’elle dut faire un effort suprême pour se dégager des bras qui l’étouffaient.

Les adhérents de Claude Allier, prêts à prendre les armes, se montaient-ils à 60.000 hommes, comme il l’affirmait lors de la visite qu’il fit à Coblentz en janvier 1792, il est permis d’en douter. Mais ce qui est certain, c’est que dans chaque ville du Midi la lutte entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires se poursuivait sans relâche, faisant pencher la balance tantôt d’un côté, tantôt de l’autre.

A Perpignan, les militaires royalistes se préparaient à ouvrir la frontière aux armées espagnoles. A Arles, dans la lutte locale entre les monnetiers et les chiffonistes, c’est-à-dire entre les patriotes et les contre-révolutionnaires, la victoire restait à ces derniers. « Avertis, dit un auteur, que les Marseillais organisaient une expédition contre eux, qu’ils avaient même pillé l’arsenal de Marseille pour se mettre en état de faire la campagne, ils se préparaient à la résistance, se fortifiaient, muraient les portes de leur ville, creusaient des fossés autour de l’enceinte, assuraient leurs communications avec la mer et réorganisaient la garde nationale de façon à réduire à l’impuissance les patriotes. »

Ces quelques lignes, empruntées à Ernest Daudet (1), sont caractéristiques. C’est le tableau de ce qui se passait un peu partout dans toute la France. Il fallut quatre années de révolution, c’est-à-dire l’absence pendant quatre années d’un gouvernement fort, et des luttes incessantes de la part des révolutionnaires, pour paralyser plus ou moins la réaction.

A Montpellier, les patriotes durent fonder une ligue pour défendre, contre les royalistes, les prêtres qui avaient prêté serment à la Constitution, ainsi que ceux qui allaient aux messes des prêtres assermentés. Souvent on se battait dans les rues. A Lunel dans l’Hérault, à Yssingeaux dans la Haute-Loire, à Mende dans la Lozère, c’était la même chose. On ne désarmait pas. Au fond, on peut dire que dans chaque ville de cette région les mêmes luttes se produisaient entre les royalistes ou bien les Feuillants de l’endroit et les « patriotes », et plus tard entre les Girondins et les « anarchistes ». On pourrait même ajouter que dans l’immense majorité des villes du Centre et de l’Ouest, les réactionnaires obtenaient le dessus, et que la Révolution ne trouva un appui sérieux que dans une trentaine de départements sur quatre-vingt-trois. Pis que cela. Les révolutionnaires eux-mêmes ne s’enhardissaient pour la plupart et ne se décidaient à braver les royalistes que très lentement, à mesure que leur éducation révolutionnaire se faisait par les événements.

Dans toutes ces villes, les contre-révolutionnaires se donnaient la main. Les riches avaient mille moyens, que les patriotes ne possédaient généralement pas, de se déplacer, de correspondre au moyen d’émissaires spéciaux, de se cacher dans les châteaux, d’y accumuler des armes. Les patriotes correspondaient, sans doute, avec les Sociétés populaires et les Fraternelles de Paris, avec la Société des Indigents, ainsi qu’avec la Société mère des Jacobins ; mais ils étaient si pauvres ! Les armes et les moyens de déplacement leur manquaient.

Et puis, tout ce qui se liguait contre la révolution était soutenu du dehors. L’Angleterre a toujours suivi la politique qu’elle suit encore de nos jours : celle d’affaiblir ses rivaux en se créant parmi eux des partisans avec de l’argent. « L’argent de Pitt » n’était nullement un fantôme. Loin de là ! Avec l’aide de cet argent les royalistes venaient librement de leur centre et dépôt d’armes, Jersey, à Saint-Malo et à Nantes ; et dans tous les grands ports de France, surtout ceux de Saint-Malo, Nantes, Bordeaux, l’argent anglais gagnait des adhérents et soutenait les « commerçantistes » qui se mettaient contre la Révolution. Catherine II de Russie faisait comme Pitt. Au fond, toutes les monarchies européennes se mirent de la partie. Si en Bretagne, en Vendée, à Bordeaux et à Toulon les royalistes comptaient sur l’Angleterre, en Alsace et en Lorraine ils comptaient sur l’Allemagne et dans le Midi sur les secours armés promis par la Sardaigne ainsi que sur l’armée espagnole qui devait débarquer à Aigues-Mortes. Les chevaliers de Malte devaient aussi concourir à cette expédition avec deux frégates.

Au commencement de 1792, le département de la Lozère et celui de l’Ardèche, devenus tous deux le rendez-vous des prêtres réfractaires, étaient couverts d’un réseau de conspirations royalistes, dont le centre était Mende, petite ville perdue dans les montagnes du Vivarais, où l’état d’esprit était très arriéré et où les riches et les nobles tenaient en leurs mains la municipalité. Leurs émissaires parcouraient les villages des alentours, enjoignant aux paysans de s’armer de fusils, de faux et de fourches, et d’être prêts à accourir au premier appel. Ainsi se préparait le coup de main, à l’aide duquel on espérait soulever le Gévaudan et le Velay et obliger le Vivarais à marcher à leur suite.

Il est vrai que toutes les insurrections royalistes qui eurent lieu en 1791 et en 1792, à Perpignan, à Arles, à Mende, à Yssingeaux et dans le Vivarais, avortèrent. Le cri de « A bas les patriotes ! » ne suffisait pas pour rallier un nombre suffisant d’insurgés, et les patriotes surent promptement disperser les bandes royalistes. Mais ce fut pendant deux années la lutte sans interruption. Il y eut des moments où tout le pays était en proie à la guerre civile, où le tocsin sonnait sans relâche dans les villes des alentours.

A un moment donné, il fallut que des bandes armées de Marseillais vinssent faire la chasse aux contre-révolutionnaires dans la région, s’emparant d’Arles et d’Aigues-Mortes, et inaugurant le règne de la terreur qui atteignit plus tard de si fortes proportions dans le Midi, à Lyon et dans l’Ardèche. Quant à l’insurrection organisée par le comte de Saillans en juillet 1792, éclatant en même temps que celle de la Vendée et au moment où les armées allemandes marchaient sur Paris, elle aurait certainement eu une influence funeste sur la marche de la Révolution, si le peuple n’y avait promptement mis fin. Heureusement, le peuple lui-même s’en chargea dans le Midi, tandis que Paris s’organisa de son côté pour s’emparer enfin du centre de toutes les conspirations royalistes, – les Tuileries.
(…)

LA CONTRE-RÉVOLUTION EN BRETAGNE – MARAT ASSASSINÉ

La France, assaillie de tous côtés par la coalition des monarchies européennes, au milieu de l’œuvre immense de reconstruction qu’elle avait entreprise, traversait, cela se comprend, une crise très difficile. Et c’est en étudiant cette crise dans ses détails, en réalisant au jour le jour les souffrances que le peuple dut subir, que l’on comprend toute la profondeur du crime des satisfaits, alors que, pour retenir leurs privilèges, ils n’hésitaient pas à plonger la France dans les horreurs d’une guerre civile et d’une invasion étrangère.

Eh bien ! Les Girondins, exclus de la Convention le 2 juin 1793, n’hésitèrent pas à se rendre dans les départements pour y souffler la guerre civile, avec l’appui des royalistes et même de l’étranger.

On se souvient que la Convention, après avoir expulsé trente-et-un représentants Girondins de son sein, les avait fait arrêter à domicile, en laissant à chacun la latitude de circuler dans Paris, à la condition d’être suivi d’un gendarme. Vergniaud, Gensonné, Fonfrède restèrent en effet à Paris, et Vergniaud en profita pour adresser de temps en temps des lettres, pleines de fiel, à la Convention. Quant aux autres, ils s’évadèrent pour aller soulever les départements. Les royalistes ne demandaient pas mieux, et l’on vit bientôt des soulèvements contre-révolutionnaires éclater dans soixante départements, – les Girondins et les royalistes les plus outranciers marchant la main dans la main.

Dès 1791, il s’ourdissait déjà en Bretagne un complot royaliste qui avait pour but de rétablir les États de cette province et la vieille administration par les trois ordres. Tufin, marquis de la Rouërie, avait été placé par les princes émigrés à la tête de cette conspiration. Cependant le complot fut dénoncé à Danton, qui le fit surveiller. Le marquis de la Rouërie fut forcé de se cacher, et en janvier 1793, il mourut dans le château d’un de ses amis où il fut enterré secrètement. L’insurrection éclata néanmoins avec l’appui des Anglais. Par l’intermédiaire des marins contrebandiers, et des émigrés, qui s’étaient réunis, les uns à Jersey et les autres à Londres, le ministère anglais préparait une vaste insurrection qui devait lui livrer la place forte de Saint-Malo, Brest, Cherbourg et peut-être aussi Nantes et Bordeaux.

Lorsque la Convention eut décrété d’arrestation les principaux députés girondins, Pétion, Guadet, Brissot, Barbaroux, Louvet, Buzot et Lanjuinais, s’évadèrent pour se mettre, en Normandie et en Bretagne, à la tête de l’insurrection. Arrivés à Caen, ils y organisèrent l’Association des département réunis, pour marcher contre Paris, firent arrêter les délégués de la Convention et chauffèrent à blanc les esprits contre les Montagnards. Le général Wimpfen, qui commandait les troupes de la République en Normandie et qui se rangea du côté des insurgés, ne leur cacha ni ses opinions royalistes, ni son intention de chercher un appui en Angleterre, et les chefs girondins ne rompirent pas avec lui.

Heureusement le peuple, en Normandie et en Bretagne, ne suivit pas les meneurs royalistes et les prêtres. Les villes se rangèrent du côté de la Révolution, et l’insurrection, vaincue à Vernon, échoua (1).

La marche des chefs girondins à travers la Bretagne dans les chemins couverts, n’osant se montrer dans les plus petites villes, où les patriotes les auraient arrêtés, fait voir combien peu de sympathie ils trouvèrent, même dans ce pays breton, où la Convention n’avait cependant pas su se concilier les paysans, et où la levée des recrues pour la guerre sur le Rhin ne pouvait être reçue avec empressement. Lorsque Wimpfen voulut marcher sur Paris, Caen ne lui fournit que quelques dizaines de volontaires (2). Dans toute la normandie et la Bretagne il ne se réunit que cinq à six cents hommes, qui ne se battirent même pas, lorsqu’ils se trouvèrent en présence d’une petite armée venue de Paris.

Cependant, dans certaines villes, et notamment dans les ports de Saint-Malo et de Brest, les royalistes trouvaient un fort appui parmi les négociants, et il fallut un puissant effort de la part des patriotes pour empêcher que Saint-Malo ne fût livré, comme le fut Toulon, aux Anglais.

Il faut lire, en effet, les lettres du jeune Jullien, commissaire du Comité de salut public, ou de Jean Bon Saint-André, conventionnel en mission, pour comprendre combien faibles étaient les forces matérielles de la République, et jusqu’à quel point les classes opulentes étaient prêtes à soutenir les envahisseurs étrangers. Tout avait été préparé pour livrer à la flotte anglaise la forteresse de Saint-Malo, – qui était armée de 123 canons et de 25 mortiers et très bien approvisionnée de boulets, de bombes et de poudres. Ce fut seulement l’arrivée des commissaires de la Convention qui releva le zèle des patriotes et empêcha cette trahison.

Les représentants en mission ne s’adressèrent pas aux administrations : ils savaient qu’elles étaient gangrenées de royalisme et de « négociantisme ». Ils allèrent à la Société patriotique de chaque ville, grande ou petite. Ils lui proposèrent, d’abord, de « s’épurer ». chaque membre devait dire à haute voix, devant la Société, ce qu’il avait été avant 1789, ce qu’il avait fait depuis ; – s’il avait signé les pétitions royalistes des 8.000 et des 20.000 ; quelle était sa fortune avant 1789, et ce qu’elle était à ce moment. Ceux qui ne pouvaient répondre d’une façon satisfaisante à ces questions étaient exclus de la Société patriotique.

L’épuration faite, la Société patriotique devenait l’organe de la Convention. Avec son aide, le représentant en mission procédait à une épuration semblable de la municipalité, en en faisant exclure les membres royalistes et les « profiteurs ». Alors, appuyé par la Société populaire, il réveillait l’enthousiasme dans la population, surtout chez les sans-culottes. Il dirigeait l’enrôlement des volontaires et amenait les patriotes à faire des efforts souvent héroïques pour l’armement et la défense des côtes. Il organisait les fêtes patriotiques et inaugurait le calendrier républicain. Et quand il partait pour accomplir le même travail ailleurs, il chargeait la nouvelle municipalité du soin de prendre toutes les mesures pour le transport des munitions, des vivres, des troupes – toujours sous la surveillance de la Société populaire, – et il entretenait avec cette Société une correspondance suivie.

Souvent la guerre demandait d’énormes sacrifices. Mais dans chaque ville, à Quimper, à Saint-Malo même, les conventionnels en mission trouvèrent des hommes dévoués à la Révolution ; et avec leur aide ils organisèrent la défense. Les émigrés et les vaisseaux anglais n’osèrent même pas approcher de Saint-Malo ou de Brest.

L’insurrection échoua ainsi en Normandie et en Bretagne. Mais c’est de Caen que vint Charlotte Corday, pour assassiner Marat. Influencée par tout ce qu’elle entendait dire autour d’elle contre la république des sans-culottes montagnards, éblouie peut-être par les airs de « républicain comme il faut » que se donnaient les Girondins venus à Caen, où elle se rencontra avec Barbaroux, Charlotte Corday se rendit le 11 juillet à Paris, pour tuer quelqu’un des révolutionnaires en vue.

Les historiens girondins, qui tous haïssaient Marat, l’auteur principal du 31 mai, ont prétendu que Charlotte Corday était une républicaine. C’est absolument faux. Mademoiselle Marie-Charlotte Corday d’Armont était d’une famille archi-royaliste, et ses deux frères étaient émigrés ; elle-même, élevée au couvent de l’Abbaye-aux-Dames, de Caen, vivait chez une parente, madame de Breteville, « que la peur seule empêchait de se dire royaliste ». Tout le « républicanisme » prétendu de mademoiselle Corday d’Armont consistait à ce qu’elle refusa un jour de boire à la santé du roi, et expliqua son refus en disant qu’elle serait républicaine, « si les Français étaient dignes de la République ». C’est-à-dire, qu’elle était constitutionnaliste, probablement feuillante. Wimpfen prétendait qu’elle était royaliste tout de bon.

Tout porte à croire que Charlotte Corday d’Armont ne fut pas une isolée. Caen, nous venons de le voir, était le centre de l’Association des départements réunis, soulevés contre la Convention montagnarde, et il est très probable qu’un complot avait été préparé pour le 14 ou le 15 juillet ; qu’il était question de tuer, ce jour-là, « Danton, Robespierre, Marat et compagnie », et que Charlotte Corday était renseignée là-dessus. Sa visite au girondin Duperret, auquel elle remit des imprimés et une lettre qui lui était adressée de Caen par Barbaroux, et le conseil qu’elle lui donna de se retirer sans retard à Caen tendent plutôt à représenter Charlotte Corday comme l’instrument d’un complot tramé à Caen par les Girondins et les royalistes (3).

Le plan de Charlotte Corday avait été, disait-elle, de frapper Marat au Champ de Mars, pendant la fête anniversaire de la Révolution, le 14 juillet, ou bien, s’il n’y venait pas, à la Convention. Mais la fête avait été remise, et Marat, malade, n’allait plus à la Convention. Alors elle lui écrivit pour le prier de la recevoir, et, n’ayant pas eu de réponse, elle lui écrivit de nouveau, jouant cette fois-ci jésuitiquement sur la bonté qu’elle lui connaissait, ou dont ses amis lui auraient parlé. Elle disait dans cette lettre qu’elle était malheureuse, qu’elle était persécutée ; avec une pareille recommandation elle était sûre d’être reçue.

Avec ce billet et un couteau caché sous son fichu, elle alla, le 13 juillet, à sept heures du soir, chez Marat. Sa femme, Catherine Évrard, hésita un moment, mais finit par laisser entrer la jeune demoiselle dans le pauvre appartement de l’ami du peuple.

Marat, rongé par la fièvre depuis deux ou trois mois, après la vie de bête fauve traquée qu’il avait menée depuis 1789, était assis dans une baignoire couverte, corrigeant les épreuves de son journal sur une planche mise en travers de la baignoire. C’est là que Charlotte Corday d’Armont frappa l’Ami du Peuple à la poitrine. Il expira sur le champ.

Trois jours plus tard, le 16, un autre ami du peuple, Chalier, était guillotiné par les Girondins à Lyon.

Avec Marat, le peuple perdit son ami le plus dévoué. Les historiens girondins, qui ont haï Marat, l’ont représenté comme un fou sanguinaire qui ne savait même pas ce qu’il voulait. Mais nous savons aujourd’hui comment se font ces réputations. Le fait est qu’aux époques les plus sombres de la Révolution, en 1790 et 1791, lorsqu’il voyait que l’héroïsme du peuple n’avait pas eu raison de la royauté, Marat écrivait en effet qu’il faudrait abattre quelques milliers de tête d’aristocrates pour faire marcher la Révolution. Mais le fond de son esprit n’était nullement sanguinaire. Seulement il aima le peuple, lui et son héroïque compagne, Catherine Évrard (4), d’un amour infiniment plus profond que tous ceux de ses contemporains que la Révolution mit en relief, et il fut fidèle à cet amour.

Dès que la Révolution commença, Marat se mit au pain et à l’eau – non au figuré, mais en réalité. Et quand il fut assassiné, on trouva que toute la fortune de de l’Ami du Peuple était un assignat de vingt-cinq livres.

Plus âgé que la plupart de ses jeunes camarades dans la Révolution, et plus expérimenté qu’eux, Marat sut comprendre les diverses phases de la Révolution, et en prévoir les suivantes, bien mieux que tous ses contemporains. Ce fut le seul, on pourrait dire, des hommes de la Révolution, qui avait réellement la conception et le coup d’œil d’un homme qui voit les choses en grand dans leurs rapports multiples (5). Qu’il ait eu sa part de vanité, cela s’explique en partie par le fait qu’il fut toujours poursuivi, toujours traqué, même au plus fort de la Révolution, alors que chaque nouvelle phase de la Révolution venait prouver la justesse de ses prévisions. Mais ce sont là des accessoires. Le fond de son esprit était d’avoir compris ce qu’il fallait faire, à chaque moment donné, pour le triomphe de la cause du peuple, le triomphe de la Révolution populaire, non pas d’une Révolution abstraite, théorique.

Cependant, lorsque la Révolution, après l’abolition réelle des droits féodaux, eut à faire encore un pas en avant pour consolider son œuvre ; lorsqu’il s’agit de faire en sorte qu’elle profitât aux couches sociales les plus profondes, en donnant à tous la sécurité de la vie et du travail, Marat ne saisit pas ce qu’il y avait de vrai dans les idées de Jacques Roux, de Varlet, de Chalier, de l’Ange et de tant d’autres. Ne pouvant pas dégager lui-même l’idée du profond changement communiste, dont les précurseurs cherchaient les formes possibles et réalisables ; craignant, d’autre part, que la France ne perdît les libertés déjà conquises, il ne donna pas à ces communistes l’appui nécessaire de son énergie et de son immense influence. Il ne se fit pas le porte-parole du communisme naissant.

« Si mon frère avait vécu, disait la sœur de Marat, on n’aurait jamais guillotiné Danton, ni Camille Desmoulins. » Ni les Hébertistes non plus. En général, si Marat comprenait les fureurs momentanées du peuple, et les considérait comme nécessaires à certains moments, il ne fut certainement pas partisan de la Terreur, comme elle fut pratiquée après septembre 1793.

(1) « L’hymne civique des Bretons, marchant contre l’anarchie », tel était le titre de la chanson des Girondins, que Guadet donne en note des Mémoires de Buzot, pp. 68-69. En voici un des couplets :
D’un trône étayé par ses crimes,
Robespierre, cuivré de sang,
Du doigt désigne ses victimes
A l’anarchiste rugissant.
Cette Marseillaise des Girondins demandait la mort de Danton, de Pache, de Marat, et son refrain était
Guerre et mort aux tyrans,
Mort aux apôtres du carnage !
Et pendant ce temps eux-mêmes demandaient et préparaient le carnage des révolutionnaires.

(2) La revue dont parla Charlotte Corday devant les juges, et qui aurait réuni des milliers d’hommes, était un mensonge, probablement pour faire peur aux sans-culottes parisiens.

(3) Qu’un complot existât, et que les Girondins en sussent quelque chose, cela nous semble prouvé. Ainsi, le 10 juillet on lisait au conseil général de la Commune de Paris une lettre, reçue à Strasbourg et envoyée à Paris pr le maire de cette cité, dans laquelle on lisait ces lignes : « ... La Montagne, la Commune, la Jacobinière et toute la séquelle scélérate sont à deux doigts du tombeau... D’ici au 15 juillet, nous danserons ! je désire qu’il n’y ait pas d’autre sang répandu que celui des Danton, Robespierre, Marat et compagnie... » (Je cite d’après Louis Blanc). Le 11 et le 12 juillet, la Chronique de Paris, journal girondin, faisait déjà des allusions à la mort de Marat.

(4) « Une femme divine, touchée de sa situation, lorsqu’il fuyait de cave en cave, avait pris et caché chez elle l’Ami du Peuple, lui avait voué sa fortune, immolé son repos », disait de Catherine Évrard la sœur de Marat, Albertine, dont les paroles sont citées par Michelet.

(5) C’est un plaisir de constater que l’étude de l’œuvre de Marat, négligée jusqu’à ce jour, a amené M. Jaurès à parler avec respect de cette qualité de l’esprit du tribun populaire.

LA VENDÉE – LYON – LE MIDI

Si l’insurrection échoua en Normandie et en Bretagne, les contre-révolutionnaires eurent plus de succès dans le Poitou (départements des Deux-Sèvres, Vienne et Vendée), à Bordeaux, à Limoges, et aussi, en partie, dans l’Est. Il y eut des soulèvements contre la Convention montagnarde à Besançon, à Dijon, à Mâcon – régions dont la bourgeoisie, nous l’avons vu, avait été féroce, en 1789, contre les paysans révoltés.

Le Midi, travaillé depuis longtemps par les royalistes, se souleva en plusieurs endroits. Marseille tomba aux mains des contre-révolutionnaires, girondins et royalistes, nomma un gouvernement provisoire et voulut marcher contre Paris. Toulouse, Nîmes et Grenoble se soulevèrent de même contre la Convention.

Toulon reçut une flotte anglaise et espagnole qui prit possession de cette place forte au nom de Louis XVII. Bordeaux, ville de commerce, fut aussi prêt à se soulever à l’appel des Girondins ; et Lyon, où la bourgeoisie marchande dominait depuis le 29 mai, se mit en insurrection ouverte contre la Convention et soutint un long siège, pendant que les Piémontais, profitant du désarroi dans l’armée qui devait avoir Lyon pour base, entraient en France.

Jusqu’à présent, les vraies causes du soulèvement de la Vendée ne sont pas suffisamment éclaircies. Certainement, l’attachement des paysans à leurs prêtres, habilement exploité par Rome, fut pour beaucoup dans leurs haines contre-révolutionnaires. Certainement, il y avait aussi dans les campagnes vendéennes un vague attachement au roi, et il était facile aux royalistes d’apitoyer les paysans sur le sort de ce pauvre roi qui « voulut le bien du peuple et fut guillotiné par les Parisiens » ; et, que de larmes furent versées par les femmes sur le sort du pauvre enfant, le Dauphin, enfermé dans une prison ! Les émissaires qui arrivaient de Rome, de Coblentz et d’Angleterre, munis de bulles du pape, d’ordres royaux, et d’or, avaient beau jeu dans ces conditions, surtout lorsqu’ils étaient protégés par la bourgeoisie – les ex-négriers de Nantes et les commerçants, auxquels l’Angleterre prodiguaient des promesses d’appui contre les sans-culottes.

Enfin, il y avait cette raison, qui, à elle seule, pouvait suffire pour soulever des provinces entières : la levée de trois cent mille hommes, ordonnée par la Convention pour repousser l’invasion. Cette levée fut considérée en Vendée comme une atteinte au droit le plus sacré de l’individu – celui de rester dans son pays natal.

Et cependant il est permis de croire qu’il y eut encore d’autres causes pour armer les paysans vendéens contre la Révolution. Continuellement, en étudiant les documents de l’époque, on aperçoit des causes qui devient produire un profond ressentiment chez les paysans contre l’Assemblée Constituante et la Législative. Le seul fait d’avoir aboli la réunion plénière des habitants de chaque village, qui avait été la règle jusqu’à ce que la Constituante l’eût abolie en décembre 1789, et le fait d’avoir divisé les paysans en deux classes – les citoyens actifs et les citoyens passifs – et livré l’administration des affaires communales, qui intéressaient tout le monde, aux élus des paysans enrichis, – cela seul suffisait pour réveiller dans les villages le mécontentement contre la Révolution. Celle-ci devenait l’œuvre des bourgeois de la ville.

Il est vrai que, le 4 août, la Révolution avait admis en principe l’abolition des droits féodaux et de la mainmorte ; mais celle-ci n’existait plus, à ce qu’il paraît, dans l’Ouest, et l’abolition des droits féodaux ne fut faite d’abord que sur le papier ; et comme le soulèvement des campagnes fut faible dans les régions de l’Ouest, les paysans se voyaient forcés de payer les redevances féodales, comme auparavant.

D’autre part, – et ceci fut très important pour les campagnes – la vente des biens nationaux, dont la plupart – tous les biens de l’Église – auraient dû revenir aux pauvres, tandis que maintenant ils étaient achetés par les bourgeois de la ville, renforçait les haines. A quoi il faut encore ajouter le pillage des terres communales au profit des bourgeois – pillage que la Législative vint renforcer par ses décrets (Voy. ch. XXVI.)

Ainsi la Révolution, tout en imposant de nouvelles charges aux paysans – impôts, recrues, réquisitions – ne donnait encore, jusqu’en août 1793, rien aux campagnes, à moins que celles-ci ne se fussent elles-mêmes emparées des terres des nobles ou du clergé. Par conséquent, une haine sourde naissait dans les villages contre les villes, et nous voyons, en effet, en Vendée, que le soulèvement est une guerre déclarée par la campagne à la ville, au bourgeois en général (1).

A l’instigation de Rome, l’insurrection éclata furieuse, sanguinaire, sous la direction des prêtres. Et la Convention ne pouvait lui opposer que des contingents insignifiants, commandés par des généraux, soit incapables, soit intéressés à faire traîner la guerre paresseusement en longueur.

Les députés girondins aidant, par leurs lettres, c’est ce qui arriva. Le soulèvement put s’étendre et devint bientôt si menaçant que les Montagnards eurent recours, pour y mettre fin, à des mesures odieuses.

Le plan des Vendéens était de s’emparer de toutes les villes, d’y exterminer les « patriotes » républicains, d’étendre l’insurrection sur les départements voisins, et de marcher ensuite sur Paris. Au commencement de juin 1793, les chefs vendéens, Cathelineau, Lescure, Stoflet, La Rochejacquelein, à la tête de 40.000 hommes, s’emparèrent en effet de la ville de Saumur, qui leur donnait ainsi la Loire. Puis, franchissant la Loire, ils s’emparèrent d’Angers (17 juin) et, cachant habilement leurs mouvements, ils se jetèrent rapidement sur Nantes, le port de la Loire, ce qui allait les mettre en contact direct avec la flotte anglaise. Le 29 et le 30 juin, leurs armées, rapidement concentrées, attaquaient Nantes. Mais, dans cette entreprise, ils furent battus par les républicains, perdirent Cathelineau, le vrai chef démocrate du soulèvement, et durent abandonner Saumur, pour se retirer sur la rive gauche de la Loire.

Il fallut, alors, un suprême effort de la part de la République pour attaquer les Vendéens dans leur propre pays, et ce fut une guerre d’extermination, qui amena vingt à trente mille Vendéens, suivis de leurs femmes, à l’idée d’émigrer en Angleterre, après avoir traversé la Bretagne. Ils traversèrent donc la Loire du sud au nord, et marchèrent vers le nord. Mais l’Angleterre ne voulait nullement de ces émigrés ; les Bretons, de leur côté, les reçurent froidement, d’autant plus que les patriotes bretons reprenaient le dessus, et toute cette masse d’hommes affamés et en guenilles fut de nouveau refoulée vers la Loire.

Nous avons déjà vu de quelle fureur sauvage les Vendéens, poussés par les prêtres, étaient animés dès le début de leur soulèvement. Maintenant, la guerre devenait une guerre d’extermination. En octobre 1793, – c’est madame La Rochejaquelein qui le dit, – leur mot d’ordre était : Plus de grâces ! Le 20 septembre 1793, les Vendéens avaient comblé le puits de Montaigu de corps encore vivants de soldats républicains, écrasés à coups de pierre. Charette, en prenant Noirmoutiers le 15 octobre, avait fait fusiller tous ceux qui s’étaient rendus. On enterrait des hommes vivants jusqu’au cou, et l’on s’amusait en faisant subir toute sorte de souffrances à la tête (2).

D’autre part, lorsque toute cette masse d’hommes rejetés sur la Loire fut refluée sur Nantes, les prisons de cette ville commencèrent à se remplir d’une façon menaçante. Dans ces bouges grouillants d’êtres humains, le typhus et toutes sortes de maladies contagieuses faisaient ravage ; elles se propageaient déjà dans la ville, épuisée par le siège. Comme à Paris, après le 10 août, les royalistes emprisonnés menaçaient d’égorger tous les républicains, dès que « l’armée royale » des Vendéens se rapprocherait de Nantes. Et les patriotes n’étaient que quelques centaines dans cette cité qui s’était enrichie par la traite des noirs et le travail des nègres à Saint Domingue, et qui s’appauvrissait, maintenant que l’esclavage était aboli. La fatigue des patriotes, pour empêcher la prise de Nantes par un coup de main de « l’armée royale » et l’égorgement des républicains, était telle que les hommes des patrouilles patriotes n’en pouvaient plus.

Alors le cri : « Tous à l’eau ! » qui se faisait entendre depuis 1792, devint menaçant. Une folie que Michelet compare à celle qui s’empare des hommes dans une ville pendant la peste, s’empara alors de la population la plus pauvre de la ville, et le conventionnel en mission, Carrier, dont le tempérament ne se prêtait que trop à ce genre de fureurs, laissa faire.

On commença par les prêtres, et l’on finit par exterminer plus de 2.000 hommes et femmes enfermés dans les prisons de Nantes. Quant à la Vendée en général, le Comité de salut public, sans même approfondir les causes du soulèvement de toute une région, et se contentant de l’explication banale de « fanatisme de ces brutes de paysans », sans chercher à comprendre le paysan et à l’intéresser à la République, conçut la sauvage idée d’exterminer les Vendéens et de dépeupler la Vendée. Seize camps retranchés furent fondés et douze « colonnes infernales » furent lancées sur le pays pour le ravager, brûler les cabanes des paysans et exterminer les habitants.

On devine facilement les fruits de ce système. La Vendée devint une plaie sanglante de la Révolution et qui saigna pendant deux années. Une immense région fut totalement perdue pour la République, et la Vendée fut la cause des déchirements les plus sanglants entre les Montagnards eux-mêmes.

Les soulèvements en Provence et à Lyon eurent une influence tout aussi funeste sur la marche de la Révolution. Lyon était alors une ville d’industries de luxe. Des quantités considérables d’ouvriers-artistes y étaient occupés, en chambre, à tisser de fines soieries et à faire des broderies d’or et d’argent. Toute cette industrie s’était arrêtée pendant la Révolution, et la population lyonnaise se trouvait divisée en deux couches hostiles. Les ouvriers-maîtres, les petits patrons et la bourgeoisie haute et moyenne, étaient contre la Révolution ; tandis que les ouvriers proprement dits, ceux qui travaillaient pour les petits patrons ou qui trouvaient du travail dans les industries connexes du tissage, se passionnaient pour la Révolution, et posaient dès lors les jalons du socialisme qui allait se développer au dix-neuvième siècle. Ils suivaient volontiers Chalier, un communiste mystique, ami de Marat, qui avait une forte influence dans la municipalité, dont les aspirations populaires ressemblaient à celles de la Commune de Paris. D’autre part, une propagande communiste active se faisait aussi par l’Ange – un précurseur de Fourier – et ses amis.

Les bourgeois, de leur côté, écoutaient volontiers les nobles et surtout les prêtres. Le clergé local avait alors à Lyon une forte influence, et se trouvait renforcé par une masse de prêtres émigrés qui venaient de la Savoie. La plupart des sections de Lyon avaient été habilement envahies par la bourgeoisie girondine, derrière laquelle se cachaient les royalistes.

Le conflit éclata, nous l’avons vu, le 29 mai 1793. On se battit dans les rues, et la bourgeoisie l’emporta. Chalier fut arrêté et, mollement défendu à Paris par Robespierre et Marat, il fut exécuté le 16 juillet, après quoi les représailles de la part des bourgeois et des royalistes furent terribles. La bourgeoisie lyonnaise, girondine jusque-là, encouragée par les révoltes de l’Ouest, fit ouvertement cause commune avec les émigrés royalistes. Elle arma 20.000 hommes et mit la ville en état de défense contre la Convention.

Marseille allait prêter main forte à Lyon. Ici, les partisans des Girondins s’étaient soulevés après le 31 mai. Inspirés par le Girondin Rebecqui, qui y était accouru en toute hâte, les sections, dont le grand nombre était aussi aux mains des Girondins, avaient levé une armée de 10.000 hommes qui se dirigea vers Lyon, avec l’intention de marcher de là sur Paris, contre les Montagnards. Ce soulèvement prit rapidement, comme on devait bien s’y attendre, un caractère franchement royaliste. D’autres villes du Midi – Toulon, Nîmes, Montauban, – se joignirent au mouvement.

Cependant l’armée marseillaise fut bientôt battue par les troupes de la Convention, commandées par Carteaux, qui rentra victorieux à Marseille, le 25 août 1793. Rebecqui se noya, mais une partie des royalistes vaincus se réfugia à Toulon, et ce grand port militaire fut livré aux Anglais. L’amiral anglais prit la ville, proclama Louis XVII roi de France et fit venir par mer une armée de 8.000 espagnols, pour tenir Toulon et ses forts.

Pendant ce temps, 20.000 Piémontais entraient en France pour secourir les royalistes lyonnais, et descendaient vers Lyon par les vallées de la Sallenche, la Tarentaise et la Maurienne. Les tentatives du conventionnel Dubois-Crancé d’entrer en pourparlers avec Lyon échouèrent. Le mouvement était tombé maintenant aux mains des royalistes, et ceux-ci ne voulaient pas entendre raison. Le commandant Précy, qui avait combattu dans les rangs des Suisses au 10 août, était un des fidèles de Louis XVI. Beaucoup de royalistes que l’on croyait émigrés étaient aussi venus à Lyon, combattre contre la République, et les chefs du parti royaliste se concertaient avec un agent des princes, Imbert-Colomès, sur les moyens de relier l’insurrection lyonnaise avec les opérations de l’armée piémontaise. Enfin le Comité de salut public lyonnais avait pour secrétaire le général Roubiès, père de l’Oratoire, tandis que le commandant Précy se trouvait en rapport avec l’agent des princes et leur demandait des renforts de troupes piémontaises et autrichiennes.

Il ne restait donc qu’à faire un siège en règle de Lyon, et ce siège fut commencé, le 3 août, par de vieilles troupes détachées pour cela de l’armée des Alpes, et des canons amenés de Besançon et de Grenoble. Les ouvriers lyonnais ne voulaient pas de la guerre contre-révolutionnaire, mais ils ne se sentaient pas assez forts pour se soulever. Ils s’échappaient de la ville assiégée et venaient rejoindre l’armée des sans-culottes qui, manquant elle-même de pain, le partagea avec 20.000 de ces fugitifs.

Entre temps, Kellermann avait cependant réussi, en septembre, à repousser les Piémontais, et Couthon et Maignet, deux conventionnels en mission, qui avaient levé en Auvergne une armée de paysans, armés de faux, de piques et de fourches, arrivaient le 2 octobre pour renforcer Kellermann. Le 9, les armées de la Convention prenaient enfin possession de Lyon.

Il est triste de dire que la répression républicaine fut terrible. Couthon inclinait, paraît-il, pour une politique de pacification, mais les terroristes eurent le dessus à la Convention. Il fut question d’appliquer à Lyon le plan que le Girondin Imbert avait proposé pour Paris, c’est-à-dire détruire Lyon, de façon qu’il n’en restât que des ruines sur lesquelles on planterait l’inscription : Lyon fit la guerre à la liberté – Lyon n’est plus. Mais ce plan insensé ne fut pas accepté et la Convention décida que les maisons des riches seraient démolies, mais que celles des pauvres seraient respectées. L’exécution de ce plan fut confiée à Collot-d’Herbois, et s’il ne le réalisa pas, c’est que la réalisation en était matériellement impossible : une ville ne se démolit pas facilement. Mais, par les exécutions et les fusillades dans le tas, auxquelles Collot eut recours, il fit un tort immense à la Révolution.

Les Girondins avaient beaucoup compté pour leur soulèvement sur Bordeaux. Cette ville « négociantiste » se souleva en effet, mais l’insurrection ne dura pas. Le peuple ne se laissa pas entraîner ; il ne crut pas aux accusations de « royalisme et d’orléanisme » lancées contre les Montagnards, et lorsque les députés girondins, évadés de Paris, arrivèrent à Bordeaux, ils durent se cacher dans cette cité qui aurait dû être, dans leurs rêves, le centre de leur soulèvement. Bientôt Bordeaux fit sa soumission aux commissaires de la Convention.

Quant à Toulon, qui était travaillé depuis longtemps par les agents anglais, et où les officiers de la marine étaient tous royalistes, il se livra entièrement à une flotte anglaise. Les patriotes, peu nombreux d’ailleurs, furent emprisonnés, et comme les Anglais, sans perdre de temps, armèrent les forts et en construisirent de nouveaux, il fallut un siège en règle pour s’en emparer. Ce ne fut fait qu’en décembre 1793.

(1) Quelques indices d’un caractère social dans le soulèvement la Vendée se trouvent, dit Avenel, dans l’ouvrage d’Antonin Proust : La justice révolutionnaire à Niort.

(2) Voyez Michelet qui a étudié la guerre de la Vendée d’après les documents locaux, sur les lieux. « On a souvent discuté, dit-il, de la triste question de savoir, qui avait eu l’initiative de ces barbaries, et lequel des deux partis alla plus loin, dans le crime ; on parle insatiablement des noyades de Carrier ; mais pourquoi parle-t-on moins mes massacres de Carette ?... D’anciens officiers vendéens, rudes et féroces, avouaient naguère à leur médecin, qui nous l’a redit, que jamais ils ne prirent un soldat (surtout de l’armée de Mayence) sans le faire périr, et dans les tortures, quand on en avait le temps.
« Quand les Nantais arrivèrent, en avril 93, à Challans, ils virent cloué à une porte je ne sais quoi qui ressemblait à une grande chauve-souris ; c’était un soldat républicain qui, depuis plusieurs heures, restait piqué là, dans une effroyable agonie, et qui ne pouvait mourir » (livre XI, ch. V.)

LA GUERRE – L’INVASION REPOUSSÉE

Après la trahison de Dumouriez et l’arrestation des chefs Girondins, la République eut de nouveau à accomplir tout un travail de réorganisation de ses armées sur une base démocratique, et elle dut renouveler tout le commandement supérieur afin de remplacer les chefs girondins et royalistes par des républicains montagnards.

Les conditions dans lesquelles s’accomplissait ce remaniement étaient si difficiles, que seulement l’énergie sauvage d’une nation en révolution fut capable de le mener à bonne fin, en face de l’invasion, des soulèvements intérieurs et du travail souterrain des conspirations qui se faisaient dans toute la France par les possédants pour affamer les armées des sans-culottes et les livrer à l’ennemi. Car presque partout les administrations des départements et des districts, restées aux mains des Feuillants et des Girondins, faisaient tout pour empêcher les provisions et les munitions d’arriver aux armées.

Il fallut tout le génie de la Révolution et toute l’audace juvénile d’un peuple éveillé de son long sommeil, toute la foi des révolutionnaires en un avenir d’Égalité, pour mener à bonne fin la lutte de titans que les sans-culottes eurent à soutenir contre l’invasion et la trahison. Mais, que de fois le peuple, saigné à blanc, ne fût-il pas sur le point de succomber !

Si aujourd’hui la guerre peut désoler et ruiner des provinces entières, on conçoit les ravages qu’elle faisait il y a cent vingt ans, au milieu d’une population beaucoup plus pauvre. Dans les départements voisins du théâtre de la guerre, les blés étaient coupés, la plupart en vert, pour servir de fourrage. La majeure partie des chevaux et des bêtes de trait étaient réquisitionnés, là où opérait une des quatorze armées de la République. Le pain manquait aux soldats comme aux paysans et aux plus pauvres dans les villes. Mais tout le reste manquait aussi. En Bretagne, en Alsace, les représentants en mission étaient forcés de demander aux habitants de certaines villes, comme Brest ou Strasbourg, de se déchausser de leurs souliers pour les envoyer aux soldats. Tous les cuirs étaient réquisitionnés, ainsi que les cordonniers, pour faire des chaussures, mais les chaussures manquaient toujours, et l’on distribuait des sabots aux soldats. Mais quoi ! On se voyait forcé de créer des comités pour réquisitionner dans les maisons des particuliers « les batteries de cuisine, chaudrons, poêlons, casseroles, baquets et autres objets en cuivre et en plomb, de même que les cuivres et les plombs non travaillés ». Cela s’est fait dans le district de Strasbourg.

A Strasbourg, les représentants et la municipalité se virent forcés de demander aux habitants des habits, des bas, des souliers, des chemises, des draps de lit, des couvertures et du vieux linge – pour habiller les volontaires déguenillés, ainsi que des lits dans les maisons particulières, pour soigner les blessés. Mais tout cela ne suffisait pas, et de temps en temps les conventionnels en mission se voyaient forcés d’imposer de lourds impôts révolutionnaires qu’ils faisaient prélever surtout sur les riches. Ce fut surtout le cas en Alsace, où les grands seigneurs ne voulaient pas renoncer à leurs droits féodaux, pour la défense desquels s’était armée l’Autriche. Dans le Midi, à Narbonne, un des représentants de la Convention se vit obligé de requérir tous les citoyens et les citoyennes de la ville pour décharger les barques et charger les charrettes qui devaient transporter des fourrages pour l’armée (1).

Peu à peu, cependant, l’armée fut réorganisée. Les généraux girondins furent éliminés ; des jeunes prirent leurs places. C’étaient partout des hommes nouveaux, pour lesquels la guerre n’avait jamais été un métier, et qui arrivaient aux armées avec tout l’enthousiasme d’un peuple en révolution. Ils créèrent bientôt une nouvelle tactique, que plus tard on attribua à Napoléon, la tactique des déplacements rapides et des grandes masses écrasant l’ennemi dans ses corps d’armée séparés, avant de les laisser opérer leur jonction. Misérablement vêtus, en loques, souvent nu-pieds, très souvent sans nourriture, mais inspirés du feu sacré de la Révolution et de l’égalité, les volontaires de 1793 remportaient des victoires là où la défaite semblait certaine. En même temps les commissaires de la convention déployaient une énergie farouche pour nourrir ces armées, les vêtir, les transporter. Pour la plupart, l’égalité fut leur principe. Il y eut, sans doute, parmi ces conventionnels quelques brebis galeuses, comme Cambacérès. Il y eut des sots qui s’entouraient du faste qui perdit plus tard Bonaparte et il y eut quelques concussionnaires. Mais ceux-là furent de très rares exceptions. Presque tous les deux cents conventionnels en mission surent partager les misères et les dangers avec les soldats.

Ces efforts amenèrent le succès, et après avoir traversé en août et en septembre une très sombre période de revers, les armées républicaines reprirent le dessus. L’invasion fut endiguée au commencement de l’automne.

En juin, après la trahison de Dumouriez, l’armée du Nord était en pleine déroute – ses généraux prêts à en venir aux mains – et elle avait contre elle quatre armées représentant près de 118.000 hommes, Anglais, Autrichiens, Hanovriens et Hollandais. Forcée d’abandonner son camp retranché et de se réfugier derrière la Sarpe, elle laissait les forteresses de Valenciennes et de Condé à l’ennemi et ouvrait la route de Paris.

Les deux armées qui défendaient la Moselle et le Rhin comptaient à peine 60.000 combattants, et elles avaient contre elles 83.000 Prussiens et Autrichiens, ainsi qu’un corps de cavalerie d’environ 6.000 émigrés. Custine, dont l’attachement à la République était très suspect, abandonnait les positions occupées en 1792 et laissait les Allemands investir la forteresse de Mayence, sur le Rhin.

Du côté de la Savoie et de Nice, où il fallait tenir tête à 40.000 Piémontais, soutenus par 8.000 Autrichiens, il n’y avait que l’armée des Alpes et celle des Alpes-Maritimes, toutes deux en complète désorganisation à la suite des soulèvements du Forez, de Lyon et de la Provence.

Du côté des Pyrénées, 23.000 Espagnols entraient en France et ne rencontraient qu’une dizaine de mille hommes sans canons et sans provisions. Avec l’aide des émigrés, cette armée s’emparait de plusieurs forts et menaçait tout le Roussillon.

Quant à l’Angleterre, elle inaugurait dès 1793 la tactique qu’elle suivit plus tard dans les guerres contre Napoléon. Sans trop s’avancer elle-même, elle préférait payer les puissances de la coalition, et profitait de la faiblesse de la France pour lui enlever ses colonies et ruiner son commerce à l’extérieur. En juin 1793, le gouvernement anglais déclara le blocus de tous les ports français, et les vaisseaux anglais, contrairement aux usages du droit international d’alors, se mirent à saisir les vaisseaux neutres qui apportaient des vivres en France. En même temps l’Angleterre favorisait les émigrés, importait des armes et des ballots de proclamations pour soulever la Bretagne et la Vendée, préparait la saisie des ports de Saint-Malo, Brest, Nantes, Bordeaux, Toulon, etc.

A l’intérieur, c’étaient cent mille paysans soulevés en Vendée et fanatisée par les prêtres ; la Bretagne en fermentation et travaillée par les Anglais ; la bourgeoisie des grandes villes commerçantes, comme Nantes, Bordeaux, Marseille, furieuse de l’arrêt des « affaires » et se mettant de connivence avec les Anglais. Lyon et la Provence en pleine révolte ; le Forez travaillé par les prêtres et les émigrés ; et, à Paris même, tout ce qui s’était enrichi depuis 1789, impatient d’en finir avec la Révolution, se préparant à lui donner l’assaut.

Dans ces conditions, les alliés se sentirent si sûrs de rétablir sous peu la royauté et de placer Louis XVII sur le trône, que ce n’était pour eux qu’une question de quelques semaines. Fersen, le confident de Marie-Antoinette, discutait déjà avec ses amis comment serait composé le conseil de régence ; tandis que le plan de mettre le comte d’Artois à la tête des mécontents en Bretagne était convenu entre l’Angleterre, l’Espagne et la Russie (2).

Si les alliés avaient seulement marché droit sur Paris, ils auraient certainement mis la Révolution en péril. Mais, soit par crainte d’un nouveau Deux-Septembre, soit qu’ils préférassent la possession des places-fortes enlevées à la France à un siège de Paris, ils s’arrêtèrent dans leur marche pour s’emparer d’abord de Valenciennes et de Mayence. Mayence se défendit, et ne capitula que le 22 juillet. Quelques jours auparavant, Condé se rendait après une résistance de quatre mois, et le 26 juillet Valenciennes, après un assaut des alliés, capitulait à son tour, aux applaudissements de la bourgeoisie, qui, pendant tout le siège, avait entretenu des relations avec le duc d’York. L’Autriche prit possession de ces deux places fortes.
Au Nord, la route de Paris était ouverte, depuis le 10 août, aux alliés, qui avaient plus de 300.000 hommes entre Ostende et Bâle.
Qu’est-ce qui retint encore une fois les alliés et les empêcha de marcher sur Paris pour délivrer Marie-Antoinette et le Dauphin ? Était-ce toujours le désir de s’emparer d’abord des forteresses qui resteraient à eux, quoi qu’il arrivât en France ? Était-ce la peur de la résistance sauvage que pouvait offrir la France républicaine ? Ou bien, étaient-ce – ce qui nous semble plus probable – des considérations d’un ordre diplomatique ?
Les documents qui concernent la diplomatie française de cette époque n’étant pas encore publiés, nous sommes réduits à des conjectures. Nous savons cependant, que, pendant l’été et l’automne de 1793, des pourparlers furent menés par le Comité de salut public avec l’Autriche concernant la mise en liberté de Marie-Antoinette, du Dauphin, de sa sœur et de leur tante, madame Élisabeth. Et nous savons que Danton resta jusqu’en 1794 en pourparlers secrets avec les whigs anglais, pour arrêter l’invasion anglaise. D’un jour à l’autre on s’attendait en Angleterre à voir Fox, le chef des whigs, renverser Pitt, le chef des tories, et arriver au pouvoir ; et à deux reprises (fin janvier 1794, lors de la discussion de la réponse au discours de la Couronne, et le 16 mars 1794) on espérait que le parlement anglais se prononcerait contre la continuation de la guerre contre la France (3).
En tout cas, le fait est qu’après leurs premiers succès, les alliés ne marchèrent pas sur Paris et se mirent de nouveau à assiéger les forteresses ; le duc d’York se porta à Dunkerque, dont il commença le siège le 24 août, et le duc de Cobourg assiégea le Quesnoy.
Cela donna à la République un moment de répit, et permit à Bouchotte, ministre de la guerre qui avait succédé à Pache, de réorganiser l’armée, renforcée d’une levée de 60.000 hommes, et de lui trouver des commandants républicains, pendant que Carnot, au Comité de salut public, essayait d’apporter plus d’ensemble aux actions des généraux, et que les conventionnels en mission allaient porter le souffle révolutionnaire aux armées. On traversa ainsi le mois d’août, pendant lequel les revers à la frontière et en Vendée avaient ravivé les espérances des royalistes et semé le désespoir parmi une bonne partie des républicains.
Cependant, dès les premiers jours de septembre 1793, les armées de la République, talonnées par l’opinion, prenaient l’offensive dans le Nord, sur le Rhin, dans les Pyrénées. Mais si cette nouvelle tactique était suivie dans le Nord, où le duc d’York, furieusement attaqué par les Français à Hondschoote, fut forcé de lever le siège de Dunkerque, ailleurs elle ne donna encore que des résultats indécis.
Le Comité de salut public en profita pour demander et obtenir de la Convention des pouvoirs presque dictatoriaux, « jusqu’à la paix ». Mais ce qui aida le plus à arrêter les progrès de l’invasion, c’est que les soldats, voyant partout de nouveaux chefs, franchement républicains, sortir de leurs rangs pour arriver aux commandements supérieurs en quelques jours, et stimulés par l’exemple des commissaires de la Convention qui marchaient, eux-mêmes, l’épée à la main, à la tête des colonnes d’assaut, firent des prodiges de valeur. Le 15 et le 16 octobre, malgré des pertes extrêmement fortes, ils remportaient à Wattignies une première grande victoire sur les Autrichiens, qu’on peut dire vraiment enlevée à la baïonnette, puisque le village de Wattignies changea de maîtres jusqu’à huit fois pendant la bataille. Maubeuge, assiégé par les Autrichiens, fut alors débloqué, et cette victoire exerça sur la marche des événements la même influence que la victoire de Valmy avait exercée en 1792.
Lyon, nous l’avons vu, avait été forcé de se rendre le 9 octobre, et en décembre Toulon fut repris aux Anglais après un assaut qui fut commencé le 8 frimaire an II (28 novembre 1793) et continué le 26 frimaire (16 décembre), lorsque la « redoute anglaise » et les forts de l’Éguillette et de Balagnier furent enlevés de vive force. L’escadre anglaise mit le feu aux vaisseaux français amarrés dans le port, ainsi qu’aux arsenaux, aux chantiers et aux magasins, et quitta la rade, en abandonnant à la vengeance des républicains les royalistes qui lui avaient livré Toulon.
Malheureusement, cette vengeance fut furieuse, et laissa de profondes traces de haine dans les cœurs. Cent cinquante personnes, pour la plupart des officiers de la marine, furent mitraillés dans le tas, après quoi vint la vengeance au détail des tribunaux révolutionnaires.
En Alsace et sur le Rhin, où les armées de la République avaient à combattre les Prussiens et les Autrichiens, elles durent, dès le commencement de la campagne, abandonner leur ligne de défense autour de Wisembourg. Cela ouvrait la route de Strasbourg, dont la bourgeoisie appelait les Autrichiens en les pressant de venir prendre possession de la ville au nom de Louis XVII. Heureusement les Autrichiens ne se souciaient nullement de renforcer la royauté en France, ce qui donna le temps à Hoche et à Pichegru, aidés de Saint-Just et de Lebas, qui représentaient la Convention, de réorganiser l’armée et de prendre eux-mêmes l’offensive. Hoche battit les Autrichiens au Genisberg le 5 nivôse (25 décembre) et débloqua Landau.
Mais l’hiver était venu, et la campagne de 1793 se termina sans qu’il y eût d’autres succès à signaler d’un côté ou de l’autre. Les armées de l’Autriche, de la Prusse, des Hessois, des Hollandais, des Piémontais et des Espagnols restaient sur les frontières de la France ; mais l’élan des alliés s’était épuisé. La Prusse voulait même se retirer de l’alliance ; il fallut que l’Angleterre prît à la Haye ( le 28 avril 1794) l’engagement de payer au roi de Prusse une somme de 7.500.000 francs et de verser chaque année une contribution de 1. 250.000 fr. pour que celui-ci s’engageât à entretenir une armée de 62.400 hommes destinés à combattre la France.
Au printemps suivant, la guerre devait certainement recommencer, mais la République put lutter déjà dans des conditions bien plus avantageuses qu’en 1792 et en 1793. Grâce à l’élan qu’elle sut inspirer aux classes les plus pauvres, la Révolution se dégagea peu à peu des ennemis extérieurs qui avaient cherché à l’étrangler.
Mais au prix de quels sacrifices, de quelles convulsions à l’intérieur, de quelle aliénation de la liberté, qui devait tuer cette même Révolution et livrer la France au despotisme d’un « sauveur » militaire !

(1) Faut-il dire que malgré tout ce que les historiens réactionnaires racontent sur la Terreur, on voit, d’après les documents des Archives, que seuls, les sans-culottes et quelques jeunes citoyennes se rendirent à cet appel patriotique : qu’« aucun muscadin et aucune muscadine » ne se trouvèrent sur les quais du canal. Sur quoi le représentant se borne à imposer aux riches un « don patriotique » à l’avantage des pauvres.

(2) Lettre du baron de Stedinck, écrite le 26 avril de Saint-Pétersbourg.

(3) G. Avenel, Lundis révolutionnaires, p. 245. Avenel attribuait même la chute de Danton à l’échec de cette diplomatie, qui fut toujours combattue par Robespierre et Barère.

La terreur du pouvoir bourgeois révolutionnaire

Dans la nuit du 9 au 10 août 1792, sous la menace du danger extérieur (le manifeste de Brunswick de l’armée de la noblesse française unie aux armées féodales européennes vient d’être publié et il affirme la lutte à mort contre le peuple français révolté) et la crainte d’une trahison de Louis XVI, 28 sections sur 48 nomment des commissaires à pouvoirs illimités. La Commune de Paris est supprimée ; Mandat, le commandant de la garde nationale de Paris, est assassiné et remplacé par Santerre. La commune insurrectionnelle qui prend sa place élit comme premier président Huguenin. Par la suite, elle est dirigée par Jérôme Pétion, Pierre Louis Manuel et son substitut Danton. Le 10 août et les jours suivants, les sections qui n’avaient pas élu de commissaires rejoignent les 28 premières sections. Le 11, la section de la place Vendôme, qui se rebaptise section des piques, élit Robespierre comme représentant. À ce moment-là, 52 commissaires désignés avec la participation des citoyens forment le Conseil général de la Commune. Le 21 août, le Conseil général de la Commune obtient que le département de Paris soit dissous : ainsi, la Commune prenait sa place, cumulant les pouvoirs communal et départemental. Les rivalités entre l’Assemblée législative finissante et la Commune durent jusqu’à la fin du mois d’août. La Commune fait pression pour accélérer les procès des coupables du massacre du 10 août, et finit par obtenir le 17 août la création d’un tribunal extraordinaire élu par les sections. L’Assemblée décide de frapper en décrétant le renouvellement du Conseil général de la Commune ; mais celui-ci refuse, et fait annuler le décret. L’Assemblée se contente de faire élire six représentants par chaque section pour compléter le Conseil. Le 2 septembre, la Commune décrète de faire tirer le canon d’alarme, sonner le tocsin et battre la générale : c’est le début des massacres de Septembre. Elle envoie des représentants inspecter les prisons, tenter de modérer les massacres, mais globalement son action est peu décisive. La Commune insurrectionnelle de Paris réclama la (re)création du Tribunal révolutionnaire, destiné à juger les suspects, et obtint satisfaction le 10 mars 1793 ; elle imposa la proscription des Girondins, les 31 mai et 2 juin 1793), la loi du maximum général (29 septembre 1793), l’institution de la Terreur et participa au mouvement de déchristianisation. Titulaire des pouvoirs de police, elle nomma les policiers de Paris chargés d’incarcérer en masse les suspects. Elle fut dominée en 1793 par le Comité de salut public dirigé par Robespierre, Saint-Just et Couthon. La Commune insurrectionnelle de Paris perdit son influence après l’élimination des Hébertistes (24 mars 1794). La Convention nationale décida de guillotiner 93 de ses membres. Le 9 Thermidor, la Commune tente de s’opposer au renversement de Robespierre, mais ne réussit plus à mobiliser les sections en masse comme auparavant, le peuple se sentant abandonné par ses représentants. Il lui manque également un chef militaire pour contrer efficacement la Convention qui déclare ses membres hors-la-loi10. Le dernier maire de la Commune insurrectionnelle fut Jean-Baptiste Fleuriot-Lescot qui garda sa fonction jusqu’au 9 Thermidor An II (27 juillet 1794).

A l’opposé de la démocratie révolutionnaire presque entièrement aux mains des couches populaires allant de la petite bourgeoisie aux bras nus, on trouve l’activité des assemblées dirigées par la bourgeoisie, du gouvernement et de l’appareil d’Etat, ainsi que de leurs institutions à tous les niveaux. La direction de la police, de la justice, de la haute administration ne sont quasiment jamais aux mains des masses populaires, sauf éventuellement dans certains moments insurrectionnels très brefs.

Le jacobinisme n’est pas une avancée dans la révolution, mais seulement la tentative réussie d’empêcher la contre-révolution de l’emporter. Robespierre a seulement représenté le point extrême où la politique de la bourgeoisie pouvait aller en s’appuyant en partie sur le mouvement populaire. Mais c’était pour mieux lui casser les reins ensuite. Ce sont les historiens staliniens qui ont fait de Robespierre un révolutionnaire pur, les historiens bourgeois pour leur part se démarquant ensuite de quiconque avait participé à la Terreur, afin de dénoncer à leur manière tout acte révolutionnaire du peuple…

Même la radicalité des Jacobins et de Robespierre n’a jamais débordé des intérêts bien conçus de la bourgeoisie. Cela a toujours été un moyen d’éviter que les masses populaires s’indépendantisent complètement du pouvoir d’Etat. La politique d’un Robespierre n’est pas caractérisée par la Terreur, ni par une politique violente vis-à-vis de la noblesse, ni vis-à-vis du roi. Robespierre n’avait pas favorisé la guerre en Europe, ni voté la mort du roi, ni voulu de la terreur révolutionnaire quand elle était décrétée par la commune révolutionnaire de Paris, mise en place par les comités de bras nus, les piques. Il les a pris en charge pour mieux empêcher le peuple travailleur d’agir de manière autonome du pouvoir bourgeois. Une fois que l’Etat a repris l’initiative de la terreur, de la réquisition, de la terreur ou de la déchristianisation, il les a fait arrêter et a cassé ensuite par la répression policière les reins de la commune insurrectionnelle et des comités populaires, ainsi que des compagnies de piques.

Les dirigeants bourgeois et petits-bourgeois de la Révolution française ont-ils sciemment choisi d’aller vers la politique de la terreur ? La réalité est bien plus complexe et aussi très différente. Ils l’ont fait sous la pression des masses populaires, y compris quand celles-ci croyaient seulement les soutenir. Le jacobinisme est très loin d’être le courant le plus radical de la révolution française. Il va certes accompagner le courant révolutionnaire jusqu’à son plus haut sommet en 1793 mais il va aussi se charger de lui couper son élan, de casser son aile active, les comités de piques notamment, de briser le courant anticatholique, de détruire les contestations féministes, ouvrières et populaires, de décourager les milieux populaires. C’est seulement quand le jacobinisme aura cassé le ressort populaire que la réaction pourra relever la tête. On remarquera alors que la tête de la réaction est constituée des hommes d’Etat sur lesquels le jacobinisme s’est appuyé pour gouverner : Cambacérès, Carnot, Barère, Cambon, Fouché, Barras...
On remarquera aussi que les jacobins ne dédaignaient pas de pactiser avec la grande bourgeoisie, y compris les esclavagistes des colonies.
On peut grandement se tromper sur le radicalisme social et politique de Robespierre qui doit tout aux circonstances, à la guerre contre les armées de la noblesse, à la résistance de la royauté, à la réaction nobilière et religieuse, etc. Ils ont contraint la direction de la révolution à saisir les biens, à décréter le maximum des prix, à prendre des mesures révolutionnaires, à lancer la terreur, à satisfaire les exigences des milieux populaires, etc. Ce n’est pas par radicalisme social que Robespierre et ses amis jacobins ont fait ce choix mais pour aller jusqu’au bout de la révolution bourgeoise.
Robespierre déclare contre les déchristianiseurs :
« Non, la Convention n’a point fait cette démarche téméraire ; la Convention ne le fera jamais. Son intention est de maintenir la liberté des culte qu’elle a proclamée, et de réprimer en même temps tous ceux qui en abuseraient pour troubler l’ordre public ; elle ne permettra pas qu’on persécute les ministres paisibles du culte, et elle les punira avec sévérité toutes les fois qu’ils oseront se prévaloir de leurs fonctions pour tromper les citoyens et pour armer les préjugés ou le royalisme contre la République… L’athéisme est aristocratique ; l’idée d’un grand être qui veille sur l’innocence opprimée, et qui punit le crime triomphant est toute populaire. Le peuple, les malheureux m’applaudissent : si je trouvais des censeurs ce serait parmi les riches et les coupables. » Robespierre dénonce les Enragés comme des factieux :
Robespierre est l’auteur des déclarations politiquement et socialement les plus radicales proférées par un dirigeant de la bourgeoisie parvenu au pouvoir et pas par radicalisme, ni politique ni social, mais par conscience politique des nécessités de la révolution en lutte contre la féodalité et la royauté. Il a mis en place des mesures de réquisition des biens des propriétaires, qu’il soient nobles ou bourgeois, au service de la révolution, de la guerre ou du fonctionnement social. Il a assumé les avancées populaires spontanées de la révolution tant qu’il a estimé que la révolution bourgeoise en avait absolument besoin pour avancer et se maintenir. Il a lâché les masses populaires dès qu’il a estimé que la révolution sociale avait atteint le terme fixé, sachant parfaitement qu’il signait en même temps son propre arrêt de mort. Robespierre, en agissant ainsi, ne s’est pas révélé le pire trompeur du peuple, comme on pourrait le croire de prime abord, mais un révolutionnaire bourgeois conséquent, plus conséquent que sa classe, moins limité par des intérêts immédiats à défendre, plus conscient d’intérêts historiques de la bourgeoisie. On trouve chez lui la plus grande solidarité avec les exploités qui puisse exister chez un dirigeant bourgeois et en même temps la plus grande hostilité vis-à-vis des revendications de classe prolétariennes. Certaines déclarations de Robespierre sont même carrément anti-bourgeoises et presque communistes au plus haut de la vague révolutionnaire, à la grande époque où il arrive au pouvoir avec l’insurrection dite de la Commune de Paris. Mais jamais Robespierre ne perd la conscience que les sans culottes sont les plus grands dangers pour la classe bourgeoise qu’il représente.
Même la radicalité des Jacobins et de Robespierre n’a jamais débordé des intérêts bien conçus de la bourgeoisie. Cela a toujours été un moyen d’éviter que les masses populaires s’indépendantisent complètement du pouvoir d’Etat. La politique d’un Robespierre n’est pas caractérisée par la Terreur, ni par une politique violente vis-à-vis de la noblesse, ni vis-à-vis du roi. Robespierre n’avait pas favorisé la guerre en Europe, ni voté la mort du roi, ni voulu de la terreur révolutionnaire quand elle était décrétée par la commune révolutionnaire de Paris, mise en place par les comités de bras nus, les piques. Il les a pris en charge pour mieux empêcher le peuple travailleur d’agir de manière autonome du pouvoir bourgeois. Une fois que l’Etat a repris l’initiative de la terreur, de la réquisition, de la terreur ou de la déchristianisation, il les a fait arrêter et a cassé ensuite par la répression policière les reins de la commune insurrectionnelle et des comités populaires, ainsi que des compagnies de piques. Le jacobinisme n’est pas une avancée dans la révolution, mais seulement la tentative réussie d’empêcher la contre-révolution de l’emporter. Robespierre a seulement représenté le point extrême où la politique de la bourgeoisie pouvait aller en s’appuyant en partie sur le mouvement populaire. Mais c’était pour mieux lui casser les reins ensuite. Ce sont les historiens staliniens qui ont fait de Robespierre un révolutionnaire pur, les historiens bourgeois pour leur part se démarquant ensuite de quiconque avait participé à la Terreur, afin de dénoncer à leur manière tout acte révolutionnaire du peuple…

Les Montagnards, Robespierre et les Jacobins étaient-ils l’aile marchante de la révolution française ?
http://www.matierevolution.fr/spip.php?article3001

Thermidor et la fin de la Terreur

Les enragés, les premiers, avaient dénoncé l’évolution qui se dessinait…. Ils constataient avec stupeur que la Terreur, dont ils avaient tant de fois réclamé l’institution n’était plus la terreur par en bas mais une terreur par en haut qui broyait indistinctement la contre-révolution et la révolution militante.
Les hébertistes, qui voyaient le Conseil exécutif, où ils étaient influents, réduit par la dictature à un rôle subalterne, avaient aperçus, eux aussi, le danger, et l’avaient dénoncé…
A partir de mars 1794, nous entrons dans une phase de réaction ouverte. Le pouvoir central ne tente même plus de dissimuler son jeu. Il se démasque. Il frappe. La bourgeoisie révolutionnaire ne vise plus seulement à contenir le mouvement des masses, mais à le paralyser et à le décapiter…
L’avant-garde populaire, loin de se laisser refouler, se radicalisa et son agitation prit un caractère alarmant pour la bourgeoisie. L’avant-garde – l’élite des sans-culottes de la capitale et d’un certain nombre de villes de province – n’avait pas déposé les armes. Le mouvement de masses s’était rétréci. Ce qu’il avait perdu en étendue, il l’avait gagné en profondeur… Il avait retrouvé la forme d’un mouvement principalement économique, d’une protestation contre la disette et la vie chère. Ce renouveau de l’agitation pour les subsistances était d’ailleurs motivé par une aggravation très nette de la situation alimentaire. A partir de fin décembre 1793, la contrainte se relâchant, le ravitaillement de la capitale avait empiré et la taxation avait cessé d’être observée. Les sans-culottes recommencèrent, comme de février à septembre 1793, à « crier au pain », à passer à l’action directe…
La bourgeoisie montagnarde tenta de briser le mouvement en le privant de ceux qu’elle considérait comme ses meneurs… Elle liquida les hébertistes comme elle avait liquidé les enragés… Les Hébert, les Chaumette qui avaient aidé la bourgeoisie à venir à bout des Jacques Roux, des Leclerc et des Varlet étaient, à leur tour, traités d’enragés, confondus avec les enragés, liquidés comme des enragés…
Néanmoins, c’était faire beaucoup d’honneur aux hébertistes que de les confondre avec les enragés. S’ils lâchèrent imprudemment le mot d’« insurrection », ils envisagèrent une simple « journée » du genre de celle du 5 septembre, qui leur ouvrirait à eux, plébéiens, l’accès du pouvoir. Et encore il ne semble pas qu’ils s’y soient préparés sérieusement…
Dans la nuit du 13 au 14 mars, Hébert et ses partisans se laissèrent prendre sans avoir tenté un geste de résistance…
L’avant-garde populaire comprit la véritable signification de l’événement. Elle aperçut que, malgré les faiblesses, les inconséquences de l’hébertisme, sa chute renversait le rapport des forces entre bourgeois et bras-nus. Au-delà des plébéiens, c’était la classe laborieuse, c’était la révolution même qui venaient d’être frappées. Après le premier instant de stupeur, elle réagit.
Une vive effervescence se manifesta dans les sociétés populaires des sections. Beaucoup de travailleurs dirent bien haut leur sympathie pour les inculpés…
L’exécution des hébertistes ne fut pas seulement la défaite d’une faction politique, mais aussi et surtout celle des bras-nus. Et tout d’abord, le 24 mars sonna le glas de la démocratie populaire…
La bourgeoisie révolutionnaire profita de la chute des hébertistes pour en finir, une fois pour toutes, avec le spectre de la démocratie directe. Un à un, tous les organes du pouvoir populaire durent épurés, châtrés, domestiqués.
En premier lieu, les sections. De très nombreuses arrestations furent opérées à celle de Marat, fief de Momoro, de Bonne-Nouvelle, à la Section Révolutionnaire, etc. Les comités révolutionnaires des sections furent particulièrement visés…
Le 12 mai, Collot d’Herbois dénonça les sociétés sectionnaires comme des foyers d’opposition. Le 15, la Société des Jacobins arrêta qu’elle n’admettrait plus des députations des sociétés sectionnaires et que tous ceux de ses membres, qui le seraient aussi de ces sociétés particulières, seraient tenus d’en sortir dans le délai de dix jours, sous peine d’être exclus des Jacobins. Les sociétés populaires comprirent qu’on les invitait à se supprimer elles-mêmes…
La Convention vota, le 13 mars, un décret permettant au pouvoir central de destituer les délégués des sections au Conseil Général, considérés désormais comme des fonctionnaires publics, et de les remplacer par voie d’autorité… La Commune n’était plus qu’un rouage du gouvernement central. Les bras-nus ne se reconnurent plus en elle…
Le 27 mars, Barère demanda à la Convention et obtint d’elle le licenciement pur et simple de l’armée révolutionnaire…
Marat, à qui les bras-nus avaient voué un culte, fut désacralisé… Son portrait fut traîné dans la boue… Les habitants des communes voisines de Paris dirent que, s’il était possible que Marat les eût trompés, ils ne pouvaient plus faire confiance à personne…
L’assouplissement du maximum et la hausse des prix qui en fut la conséquence provoquèrent de vives réactions parmi les salariés… La classe ouvrière tenta de réagir. Ses réactions furent brutalement réprimées…
Le 12 décembre, le Comité de Salut public arrêta : « Toutes coalitions ou rassemblements d’ouvriers sont défendus ; les communications que le travail peut rendre utiles ou nécessaires entre les ouvriers de différents ateliers n’auront lieu que par l’intermédiaire ou avec la permission expresse de l’administration dont chaque atelier dépend… Le travail ne pourra être suspendu sous aucun prétexte… Dans aucun cas, les ouvriers ne pourront s’attrouper pour porter leurs plaintes ; les attroupements qui pourraient se former seront dissipés ; les auteurs et les instigateurs seront mis en état d’arrestation et punis suivant les lois. »
Pendant l’hiver et le printemps 1794, les conflits du travail furent incessants, leur répression de plus en plus rigoureuse…
Le 17 février, le Comité de Salut public arrêta que ceux qui persisteraient à exiger un salaire supérieur au maximum seraient regardés comme suspects et traités comme tels… La Terreur était retournée contre les ouvriers…
Sous le nom de Barère, les ouvriers en grève écrivaient « anthropophage » et sous les noms de Prieur et de Lindet, « trompeur du peuple », « toujours bête et stupide »…
A partir du mois de juin, le pouvoir central s’oriente de plus en plus nettement vers une politique de compression des salaires et de répression des grèves…
Robespierre prend ouvertement fait et cause pour le retour au libéralisme économique. Dans son ultime discours du 26 juillet 1794, il déclare, s’en prenant à la mémoire des hébertistes : « Les conspirateurs nous ont précipités malgré nous dans des mesures violentes, que leurs crimes seuls ont rendu nécessaires, et réduit la république à la plus affreuse disette… »
La réaction thermidorienne était en germe dans la retraite économique du début de 1794…
La double liquidation des hébertistes et des dantonistes, ce que l’on a appelé la « chute des factions » n’avait renforcé qu’en apparence le gouvernement de salut public. De cette sanglante opération, il sortait, en réalité, dangereusement affaibli. Il avait scié lui-même la branche qui le supportait…
Par la suite, le pouvoir frappa à l’aveuglette, confondant pêle-mêle dans sa répression l’avant-garde populaire, la contre-révolution, les débris de l’hébertisme et ceux du dantonisme, happant au passage de pauvres gens…
Le 22 juillet, devant les deux Comités (gouvernement) réunis, Billaud-Varenne chargea à fond contre Robespierre, parla de le mettre en accusation…
Le 26 juillet (8 thermidor), Robespierre parut à la tribune de la Convention, une épaisse liasse de papiers à la main… L’attaque était dirigée essentiellement contre les « technocrates » : Carnot, Barère, Cambon. En termes à peine voilés, il demandait leurs têtes…
Dès le soir du 26 juillet, Robespierre avait perdu la partie sur le plan parlementaire…
En fin d’après-midi, Hanriot avait parcouru les rues à cheval, essayant d’émouvoir les foules en criant : « Le peuple est perdu car son protecteur Robespierre est opprimé »… IL avait invité les ouvriers à quitter le travail, à courir aux armes… Après quoi les ouvriers se remirent au travail. Les sections hésitèrent, restèrent neutres… Les robespierristes finirent comme de vulgaires hors-la-loi qu’on cueille dans leur repaire…
Après le 9 thermidor, la façon dont la bourgeoisie s’était jouée des sans-culottes apparut dans toute sa clarté. Pendant la Terreur, les rapports entre bourgeois et bras-nus avaient été plus ou moins camouflés. Les deux classes avaient pu paraître associées dans la lutte pour le triomphe de la révolution. Mais, après Thermidor, aucune illusion ne fut plus possible. La façon brusque don la bourgeoisie traita les bras-nus après les avoir cajolés, leur avoir susurré les doux noms de liberté, égalité, fraternité, la manière dont elle les remercia du service incommensurable qu’ils venaient de lui rendre sautèrent aux yeux…
Le 9 décembre 1794, la Convention décréta l’abolition pure et simple du maximum. Tandis que le barrage opposé à la hausse des prix était définitivement levé, la banqueroute monétaire provoquait une hausse catastrophique du coût de la vie… Puis vint la banqueroute monétaire, l’aveu officiel que la révolution bourgeoise avait financé sa guerre en détroussant les pauvres gens…
Le 6 janvier 1795, la Convention vota la suppression de la Commission du Commerce et des approvisionnements, marquant ainsi qu’elle condamnait mes velléités de nationalisation, d’ailleurs bien timides, qui s’étaient manifestées sous le régime antérieur…
En même temps qu’on lui enlevai le pain de la bouche, on frustrait la sans-culotterie d’une de ses conquêtes essentielles : la liberté politique. L’un après l’autre les organes du pouvoir populaire furent détruits.
Le 20 août 1794, les comités révolutionnaires (ou de surveillance) furent pratiquement supprimés…
Le 16 octobre, un premier coup de hache fut porté contre les sociétés populaires…
Pour en finir avec les jacobins, les thermidoriens employèrent les grands moyens. Une expédition punitive fut organisée. Les 9 et 11 novembre 1794, les muscadins armés de gourdins, envahirent la salle des séances du club, rue Saint-Honoré, assommèrent les hommes et fouettèrent les femmes. La police rejetant la responsabilité du scandale sur les agressés, les Comités de gouvernement décidèrent de suspendre les séances de la Société et de fermer la salle. La Convention, le 12, ratifia la mesure prise…

Avec la mise en place, en 1792 et 1793, des comités de surveillance, les sans-culottes eurent un troisième moyen de pression sur la politique : la police et les tribunaux reçurent par milliers les dénonciations des traîtres et conspirateurs supposés. Pour l’efficacité de la Terreur, la surveillance révolutionnaire exercée par les sans-culottes était indispensable. Celle-ci abolie par la Convention thermidorienne, vint le moment où les sans-culottes, privés du club des Jacobins, désarmés, fichés et suivis par une police remarquablement infiltrée, durent abandonner leur pouvoir de pression. La République ne serait plus ni sauvée ni dirigée par leur colère, mais par les militaires.

En 1794 avec la chute de Robespierre, les sans-culottes perdent leurs pouvoirs et leur rôle politique et culturel.

source

Conclusions

Le bilan réel de la révolution est aussi très différent de celui qui est fait par les historiens. Il y a eu pour le peuple beaucoup de durs sacrifices, de souffrances, de misère, pour finir par celles des guerres napoléoniennes. Pourtant, la révolution était issue d’une nécessité inévitable. Si elle avait échouée, elle aurait du se reproduire et finir par triompher, là ou ailleurs. Et l’échec aurait représenté une terreur autrement plus violente que celle qui a eu lieu.

Lire aussi :

Saint-Just

Suite

Anatole France., Les Dieux ont soif, 1912 (l’emballement de la Terreur à travers le destin d’un membre du Tribunal révolutionnaire)

Anatole France., « Les autels de la peur »

Victor Hugo, « Quatre-vingt treize »

Dickens Charles, « Le marquis de Saint-Evremont »

Balzac, « Un épisode sous la terreur »

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