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Léon Trotsky et les bordiguistes italiens

dimanche 30 juin 2019, par Robert Paris

Deux dirigeants communistes révolutionnaires mais pas deux idoles infaillibles !

Léon Trotsky et les bordiguistes italiens

Le point de vue de Matière et Révolution :

Rappelons d’abord que nous soutenons les positions politiques de Léon Trotsky mais nous n’en faisons ni un dieu ni un prophète. Nous ne faisons aucun fétichisme et estimons que Trotsky, et aussi ses partisans, pouvaient parfaitement faire des erreurs politiques ou humaines et nous n’avons aucune religion ni en faveur de Trotsky, ni de Lénine, ni de Marx, ni de personne. Nous ne cultivons pas le mythe de la continuité politique. Trotsky et Lénine sont les premiers à avoir changé de position, le premier sur le parti révolutionnaire et le second sur la révolution permanente, c’est-à-dire sur deux questions déterminantes. En conséquence, nous n’épousons aucune chasse aux sorcières, ni contre les bolcheviks, ni contre les trotskistes, ni… contre les communistes de gauche de la tendance italienne !

Suite à la prise du pouvoir par le stalinisme en Russie et dans l’Internationale communiste, les points de convergence entre trotskistes et bordiguistes étaient fondamentaux : leurs positions communes sur la révolution d’Octobre, le parti bolchevik de Lénine et Trotsky, l’internationalisme prolétarien contre le prétendu « socialisme dans un seul pays », l’opposition à la bureaucratie russe et à son chef politique Staline, l’objectif de la destruction du pouvoir bourgeois mondial et de l’édification mondiale du pouvoir des soviets, le bilan politique historique des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste, la politique des bolcheviks dans la révolution russe…

Les principaux points de divergence entre trotskistes et bordiguistes étaient loin d’être négligeables en pleine période de montées fascistes et dictatoriales : les mots d’ordre démocratiques du prolétariat révolutionnaire et le « front unique prolétarien » pour contrer les réformistes, questions posées notamment par les révolutions allemande et espagnole. En réalité, Trotsky et Bordiga ne sont vraiment d’accord que sur les thèses des deux premiers congrès de l’Internationale communiste, pas sur les quatre premiers que défend Trotsky seul.

Lire ici sur les mots d’ordre démocratiques

Lire ici sur le front unique

Lire ici sur la question de la révolution en Espagne

Une discussion sur la question de la révolution espagnole au sein du courant bordiguiste

Lire ici sur Bordiga et Trotsky

Au-delà des difficultés relationnelles entre militants révolutionnaires de tendances opposées (et aussi au sein d’une même tendance) dans une période d’offensive mondiale et violente contre les révolutionnaires (les principales sections de l’Opposition de Gauche, en particulier russe, allemande et polonaise ont été physiquement et moralement détruites), nous estimons que ce sont les divergences réelles et politiques qui ont amené les deux tendances à diverger organisationnellement comme politiquement.

L’échec de la collaboration, et c’en est un, n’est pas dû ni à une attitude sectaire ou dictatoriale de Trotsky, ni au caractère sectaire ou contre-révolutionnaire des bordiguistes et ni les uns ni les autres n’ont finalement triomphé politiquement ni organisationnellement. Cet échec fait seulement partie de la vague d’échecs des révolutionnaires. Lors de la vague montante, les mêmes n’avaient eu aucune difficulté à collaborer dans l’Internationale communiste. Lorsque le mouvement ouvrier international est en plein déconfiture, les révolutionnaires ne peuvent pas être très bien portants !

Trotsky n’a certes pas fait de miracles avec les groupes trotskistes (qui allaient dériver dès que leur fondateur aurait été assassiné), mais cela doit se mesurer au fait que quelqu’un comme Bordiga, lui (et ce n’était pas un nain politique !) estimait que la période ne permettait absolument pas de militer sous le drapeau du communisme et s’était retiré…

Amadeo Bordiga,

Lettre à Trotsky

(2 mars 1926)

Moscou, le 2 mars 1926

Cher camarade Trotsky,

Lors d’une réunion de l’Exécutif Élargi avec le camarade Staline, la délégation italienne a posé quelques questions à propos de votre préface au livre 1917 et votre critique sur les événements de l’Octobre 1923 en Allemagne ; le camarade Staline a répondu que vous vous êtes montré contradictoire dans votre attitude sur ce point.Au fin de ne pas courir le risque de citer tant soi peu avec la moindre inexactitude les mots précis du camarade Staline, je me référerai à la formulation qui en est faite dans un texte écrit, ou bien à l’article du camarade Kuusinen publié par Correspondance Internationale (édition française) du 17 décembre 1924, n° 82. Cet article a été publié en italien pendant notre discussion pour le IIIème Congrès (l’Unità du 31 août 1925). On y soutient que :a.Avant l’Octobre 1923 vous avez soutenu le groupe Brandler en acceptant, en général, la ligne définie par les organes dirigeants de l’IC pour l’action en Allemagne ;b.Dans le courant du mois de janvier 1924, dans des thèses souscrites avec le camarade Radek, vous avez affirmé que le parti allemand n’aurait pas dû déclencher la bataille en octobre ;c.Ce n’est seulement qu’en septembre 1924 que vous avez formulé votre critique contre les erreurs de la politique du Parti Communiste Allemand et de l’IC qui auraient amené à ne pas choisir le bon moment pour la bataille en Allemagne.À propos de ces prétendues contradictions j’ai polémiqué avec le camarade Kuusinen dans un articule paru dans l’Unità du mois d’octobre, en me basant sur les éléments qui étaient à ma connaissance. Mais c’est seulement vous qui pouvez faire la lumière complète sur la question, et je vous demande de le faire à titre d’information et d’éclaircissement, en brèves notes, dont je ferai usage à titre personnel. Ce n’est qu’avec l’éventuelle autorisation de Parti, auquel en revient le pouvoir, que je pourrai à l’avenir m’en servir pour examiner le problème dans notre presse.

Je vous envoie mes saluts communistes

A. Bordiga

Lettre à A. Bordiga

L. Trotsky

Moscou, 2 mars 1926

Cher camarade Bordiga,

Sans aucun doute l’exposé des faits que vous m’avez envoyé se base t-il sur une série de malentendus évidents, qui, documents à l’appui, peuvent être dissipés sans difficulté.

Au cours de l’automne 1923 j’ai âprement critiqué le CC dirigé par le camarade Brandler. J’ai dû plusieurs fois, de façon officielle, exprimer ma préoccupation du fait que ce CC ne parvenait pas à mener le prolétariat allemand à la conquête du pouvoir. Cela est noté dans un document officiel du Parti. Plusieurs fois j’ai eu l’occasion (en parlant soit avec Brandler soit de lui) de dire qu’il n’avait pas compris le caractère spécifique de la situation révolutionnaire, qu’il confondait la révolution avec une insurrection armée, et donc attendait fatalement le développement des évènements au lieu d’aller au devant, etc.

C’est vrai que je me suis personnellement opposé à ce que Ruth Fischer soit envoyée pour travailler avec Brandler, parce que je pensais que, dans une telle période, la bataille interne dans le CC pouvait amener à une défaite complète, car sur l’essentiel , c’est-à-dire eu égard à la révolution et à ses étapes, la position de Ruth Fischer était remplie du même fatalisme social-démocrate : on n’arrivait pas à comprendre que dans une telle période quelques semaines s’avèrent décisives pour des années, voire des décennies. Je pensais nécessaire de soutenir le CC existant, d’exercer une pression sur lui, de renforcer la tendance révolutionnaire en envoyant des camarades y assister, etc. Personne ne pensait alors qu’il fut nécessaire de remplacer Brandler et je ne fis pas une telle proposition.

Lorsque Brandler, en janvier 1924, vint à Moscou et nous dit être plus qu’optimiste en ce qui concerne le potentiel issu des événements de l’année précédente, il devint évident que Brandler n’avait pas compris la combinaison particulière de conditions qui créent une situation révolutionnaire ; je lui dis : "Vous ne savez distinguer le visage de la révolution que de derrière. L’automne dernier la révolution vous a montré son visage, et vous avez laissé passer l’occasion. La révolution vous tourne maintenant le dos, vous croyez par contre qu’elle vient vers vous ".

Si à l’automne 1923 je craignais par dessus tout que le Parti communiste allemand laisse passer le moment décisif (comme cela c’est effectivement produit), je craignais après janvier 1924 que la gauche mène une politique considérant que l’insurrection armée était encore à l’ordre du jour. Ainsi peut-on expliquer une série d’articles et de discours dans lesquels je cherchais à montrer que la situation révolutionnaire était passée et qu’un reflux de la révolution était inévitable, que dans un avenir immédiat le Parti communiste perdrait inévitablement de son influence, que la bourgeoisie utiliserait le reflux de la révolution pour se renforcer économiquement, que le capital américain exploiterait le renforcement du régime bourgeois pour une large intervention en Europe sous le mot d’ordre : "Normalisation, pacification, etc.". En même temps je soulignais la perspective révolutionnaire générale mais comme ligne stratégique et non ligne tactique.

Je donnais par téléphone ma signature aux thèses de janvier du camarade Radek. Je ne pris pas part à la rédaction de ces thèses (j’étais malade). Je donnais ma signature parce qu’elles contenaient l’affirmation que le Parti allemand avait laissé passer la situation révolutionnaire et qu’en Allemagne commençait pour nous une nouvelle phase, non d’offensive immédiate, mais de défensive et de préparation. C’était alors pour moi l’élément décisif.

L’affirmation selon laquelle j’aurais considéré que le parti allemand ne devait pas mener le prolétariat à l’insurrection est fausse d’un bout à l’autre. Mon accusation principale contre le CC de Brandler était seulement de ne pas avoir su suivre pas à pas les événements, ni porter le parti en tête des masses populaires dans l’insurrection armée dans la période d’août à octobre.

J’ai dit et écrit qu’après que le Parti ait fatalement perdu le rythme des événements, il était tard pour donner le signal de l’insurrection armée : les militaristes avaient utilisé le temps perdu par la révolution pour occuper les positions importantes, et surtout on avait constaté un changement dans les masses et un reflux avait commencé. C’est précisément en cela que consiste le caractère spécifique et original de la situation révolutionnaire, qui en l’espace d’un mois ou deux peut se trouver radicalement modifiée. Lénine ne répétait-il pas en septembre- octobre 1917 : "Maintenant ou jamais" (c’est-à-dire : jamais la même situation révolutionnaire ne se répétera).

Même si en janvier 1924 je ne pris pas part aux travaux de la Comintern pour raison de maladie, il est tout à fait vrai que j’étais contre le fait que Brandler soit mis à l’écart des travaux du CC. Je considérais que Brandler avait chèrement payé l’expérience pratique indispensable et nécessaire à un chef révolutionnaire. En ce sens j’aurais certainement défendu l’opinion selon laquelle Brandler devait rester dans le CC, si je n’avais été alors en dehors de Moscou. En outre je n’avais aucune confiance en Maslow . Je retenais, en me basant sur les entretiens que j’avais eus avec lui, qu’il partageait tous les défauts de la position brandlérienne par rapport aux problèmes de la révolution, mais n’avait pas les qualités de Brandler, c’est-à-dire le sérieux et la nature consciencieuse. Indépendamment du fait que j’ai pu me tromper ou pas dans cette évaluation de Maslow, ce problème n’est qu’en rapport indirect avec l’évaluation de la situation révolutionnaire de l’automne 1923 et du changement produit en novembre- décembre de la même année.

Un des principaux résultats de l’expérience allemande était pour moi le fait qu’à l’instant décisif où, comme je l’ai déjà dit, le sort de la révolution est en jeu pour longtemps, il y a une rechute plus ou moins social-démocrate chez les communistes. Dans notre révolution cette rechute, grâce à tout le passé du Parti et au rôle incomparable de Lénine, fut moindre, et malgré cela le Parti fut parfois mis en danger dans la bataille pour le pouvoir. Bien plus importante me semblait et me semble encore l’inévitabilité des rechutes sociales-démocrates à l’instant décisif dans les Partis communistes européen plus jeunes et moins trempés. De ce point de vue il faut évaluer le rôle de Parti, son expérience, ses offensives, ses retraites dans toutes les étapes de la préparation de la conquête du pouvoir. En se basant sur cette expérience il faut faire une sélection des cadres dirigeants du Parti.

Discours à l’Exécutif de l’Internationale Communiste

A. Bordiga

23 février 1926

Camarades, nous avons affaire ici à un projet de thèses et à un rapport, mais je crois qu’il est absolument impossible de limiter nos débats à ce projet de thèses et à ce rapport.

J’ai eu l’occasion les années précédentes, aux divers congrès de l’Internationale, de donner mon appui à des thèses et des déclarations qui étaient parfois très bonnes et très satisfaisantes, mais, dans le développement de l’Internationale, les faits n’ont pas toujours été à la hauteur des espérances que ces déclarations avaient éveillées en nous. C’est pourquoi il faut discuter et critiquer le développement de l’Internationale au regard des événements qui se sont produits depuis le dernier congrès ainsi que des perspectives de l’Internationale et des tâches qu’elle doit se fixer.

Il me faut affirmer que la situation que nous connaissons dans l’Internationale ne peut être considérée comme satisfaisante. En un certain sens nous avons affaire à une crise. Cette crise n’est pas née d’aujourd’hui, elle existe depuis longtemps. C’est là une affirmation qui n’est pas seulement avancée par moi et quelques groupes de camarades de l’ultra-gauche. Les faits prouvent que tous reconnaissent l’existence de cette crise. On lance très fréquemment de nouveaux mots d’ordre qui renferment au fond l’aveu qu’il est indispensable de changer radicalement nos méthodes de travail. On a lancé ici à bien des reprises, aux tournants de notre activité, de nouveaux mots d’ordre à travers lesquels on reconnaissait au fond que le travail était sur une mauvaise voie. Il est vrai qu’on explique en ce moment même qu’il n’est pas question de révision, qu’aucun changement ne s’impose. C’est une contradiction flagrante. Pour prouver que l’existence de déviations et d’une crise dans l’Internationale est admise par tous et pas seulement par les ultra-gauches mécontents, nous nous proposons de survoler très rapidement l’histoire de notre Internationale et de ses différentes étapes.

La fondation de l’Internationale Communiste après l’effondrement de la II° Internationale se fit sur le mot d’ordre selon lequel le prolétariat devait travailler à la formation de partis communistes. Tous étaient d’accord pour penser que les conditions objectives étaient favorables au combat final révolutionnaire, mais qu’il nous manquait l’organe de ce combat. On disait alors : les conditions préalables objectives de la révolution existent, et si nous avions des partis communistes vraiment capables de mener une activité révolutionnaire, toutes les conditions préalables nécessaires seraient alors réunies pour une victoire complète.

Au III° Congrès, l’Internationale - tirant les leçons d’événements nombreux mais surtout celles de l’action de mars 1921 en Allemagne - fut obligée de constater que la formation de partis communistes n’était pas à elle seule suffisante. Des sections suffisamment fortes de l’ Internationale Communiste étaient apparues dans presque tous les pays importants, et pourtant le problème de l’action révolutionnaire n’avait pas été résolu. Le parti allemand avait jugé possible de marcher au combat et de lancer une offensive contre l’adversaire, mais il essuya une défaite. Le III° Congrès dut débattre de ce problème et fut obligé de constater que l’existence de partis communistes n’est pas suffisante lorsque les conditions objectives de la lutte font défaut. On n’avait pas tenu compte du fait que si on passe à une offensive de ce genre il faut au préalable s’assurer l’appui de larges masses. Le parti communiste le plus puissant n’est pas capable, dans une situation généralement révolutionnaire, de créer par un acte de pure volonté les conditions préalables et les facteurs indispensables à une insurrection, s’il n’a pas réussi à rassembler des masses importantes autour de lui.

Ce fut donc une étape à l’occasion de laquelle l’Internationale constata de nouveau que bien des choses devaient être changées. On affirme toujours que l’idée de la tactique du front unique est contenue dans les discours du III° congrès et qu’elle a ensuite été formulée lors des sessions de l’Exécutif élargi après le Illème congrès, à la lumière de l’analyse de la situation politique qu’avait faite Lénine au III° congrès. Cela n’est pas tout à fait exact, car la situation avait évolué. Au cours de la période où la situation objective était favorable, nous n’avons pas su utiliser correctement la bonne méthode de l’offensive contre le capitalisme. Après le III° congrès il ne s’agit plus de lancer tout simplement une deuxième offensive après avoir préalablement conquis les masses. La bourgeoisie nous avait gagné de vitesse, c’était elle qui, dans les principaux pays, lançait l’offensive contre les organisations ouvrières et les partis communistes, et cette tactique de la conquête des masses en vue de l’offensive dont il était question au III° congrès se transforma en une tactique de défensive contre l’action entreprise par la bourgeoisie capitaliste. On élabore cette tactique en même temps que le programme que l’on veut réaliser, en étudiant le caractère de l’offensive de l’adversaire et en menant à bien la concentration du prolétariat qui doit nous permettre la conquête des masses par nos partis et le passage à la contre-offensive dans un proche avenir. C’est en ce sens que la tactique du Front Unique a été conçue alors.

Je n’ai pas besoin de dire que je n’ai rien à objecter aux conceptions du III° congrès relatives à la nécessité de la solidarité des masses ; j’évoque ici cette question pour montrer que l’Internationale a été obligée une fois de plus de reconnaître qu’elle n’était pas encore assez mûre pour la direction de la lutte du prolétariat mondial.

L’utilisation de la tactique du Front Unique a conduit à des erreurs droitières, et ces erreurs sont apparues de plus en plus clairement après le III° et plus encore après le IV° congrès ; cette tactique, qui ne peut être utilisée qu’en période de défensive, c’est-à-dire dans une période où la crise de décomposition du capitalisme n’est plus si aiguë, cette tactique que nous avons utilisée a fortement dégénéré. A notre avis cette tactique a été acceptée sans qu’on ait cherché à déterminer son sens précis. On n’a pas su sauvegarder le caractère spécifique du parti communiste. Je n’ai pas l’intention de répéter ici notre critique concernant la manière dont la majorité de l’Internationale Communiste a appliqué la tactique du Front Unique. Nous n’avions rien à objecter lorsqu’il s’agissait de faire des revendications matérielles immédiates du prolétariat, et même des revendications les plus élémentaires découlant de l’offensive de l’ennemi, la base de notre action. Mais lorsque, sous le prétexte qu’il ne s’agissait que d’une passerelle nous permettant de poursuivre notre chemin vers la dictature du prolétariat, on a voulu donner au Front Unique de nouveaux principes, touchant le pouvoir central de l’Etat et le gouvernement ouvrier, nous avons protesté et nous avons dit : nous dépassons ici les limites de la bonne tactique révolutionnaire.

Nous communistes, nous savons très bien que le développement historique de la classe ouvrière doit conduire à la dictature du prolétariat, mais il s’agit d’une action qui doit influencer de larges masses, et ces masses ne peuvent être conquises par notre simple propagande idéologique. Dans toute la mesure où nous pouvons contribuer à la formation de la conscience révolutionnaire des masses, nous le ferons par la force de notre position et de notre attitude à chaque phase du déroulement des événements. C’est pourquoi cette attitude ne peut et ne doit pas être en contradiction avec notre position concernant la lutte finale, c’est-à-dire le but pour lequel notre parti a été spécialement formé. L’agitation sur un mot d’ordre comme par exemple celui du gouvernement ouvrier ne peut que semer le désarroi dans la conscience des masses et même dans celle du Parti et de son état-major.

Nous avons critiqué tout cela depuis le début, et je me borne ici à rappeler dans ses grandes lignes le jugement que nous avons porté à l’époque. Lorsque nous avons été confrontés aux erreurs que cette tactique a provoquées, et, surtout, lorsque se produisit la défaite d’octobre 1923 en Allemagne, l’Internationale reconnut s’être trompée. Ce n’était pas un accident secondaire, c’était une erreur que nous devions payer de l’espoir de conquérir un nouveau grand pays à côté du premier pays qu’avait conquis la révolution prolétarienne, ce qui aurait été pour la révolution mondiale d’une importance énorme.

Malheureusement, on se contenta de dire : il n’est pas question de réviser de façon radicale les décisions du IV° congrès mondial, il est seulement nécessaire d’écarter certains camarades qui se sont trompés dans l’application de la tactique du Front Unique ; il est nécessaire de trouver les responsables. On les a trouvés dans l’aile droite du parti allemand, on n’a pas voulu reconnaître que c’est l’Internationale dans son ensemble qui porte la responsabilité. Cependant, on a soumis les thèses à une révision et on a donné une toute autre formulation au gouvernement ouvrier.

Pourquoi n’avons-nous pas été d’accord avec les thèses du V° congrès ? A notre avis la révision ne suffisait pas ; les différentes formules auraient dû mieux être mises en lumière, mais surtout nous étions opposés aux mesures du V° congrès parce qu’elles ne supprimaient pas les erreurs graves et parce que nous pensions qu’il n’est pas bon de limiter la question à une procédure contre des individus, qu’un changement s’imposait dans l’Internationale elle-même. On se refusa à suivre cette voie saine et courageuse. Nous avons à maintes reprises critiqué le fait que parmi nous, dans le milieu dans lequel nous travaillons, on développe un état d’esprit parlementariste et diplomatique. Les thèses sont très à gauche, les discours sont très à gauche, et ceux mêmes contre qui ils sont dirigés les approuvent parce qu’ils pensent être ainsi immunisés. Mais nous, nous ne nous sommes pas seulement tenus à la lettre, nous avons prévu ce qui arriverait après le V° congrès, et c’est pourquoi nous ne pouvions pas nous déclarer satisfaits.

Je voudrais établir ici ceci : on a été plus d’une fois obligé de reconnaître qu’il fallait radicalement changer la ligne. La première fois on n’avait pas compris la question de la conquête des masses, la deuxième fois il s’agissait de la tactique du Front Unique, on entreprit au III° congrès une révision complète de la ligne suivie jusqu’alors. Mais ce n’est pas tout : au V° congrès et à l’Exécutif élargi de mars 1925 on constate une fois de plus que tout va mal. On dit : six ans ont passé depuis la fondation de l’Internationale, mais aucun de ses partis n’a réussi à faire la révolution. Certes la situation s’est dégradée ; nous avons affaire maintenant à une certaine stabilisation du capitalisme, mais pourtant on explique que bien des choses devraient être changées dans l’activité de l’Internationale. On n’a pas encore compris ce qu’il faut faire, et on lance le mot d’ordre de la bolchévisation. C’est incompréhensible ; comment, huit ans se sont passés depuis la victoire des bolchéviks russes, et nous voilà obligés maintenant de constater que les autres partis ne sont pas bolchéviks ? Qu’une transformation profonde est nécessaire pour les élever à la hauteur de partis bolchéviks ? Personne n’avait remarqué cela auparavant ?

Pourquoi nous n’avons pas dès le V° congrès élevé une protestation contre ce mot d’ordre de la bolchévisation ? Parce que personne n’a pu s’opposer à l’affirmation selon laquelle les autres partis devaient atteindre la capacité révolutionnaire qui a rendu possible la victoire du parti bolchévik.

Mais maintenant il ne s’agit pas que d’un simple mot d’ordre, d’un simple slogan. Nous avons affaire à des faits et à des expériences. Maintenant il est nécessaire de tirer le bilan de la bolchévisation et de voir en quoi elle a consisté.

Je prétends que ce bilan est défavorable à plusieurs points de vue. On n’a pas résolu le problème qu’il s’agissait de résoudre ; la méthode de la bolchévisation appliquée à tous les partis ne les a pas fait progresser. Je dois examiner le problème de différents points de vue. Tout d’abord du point de vue historique.

Nous n’avons qu’un parti qui ait arraché la victoire, c’est le parti bolchévik russe. L’essentiel pour nous est de suivre la même voie que celle qu’a adoptée le parti russe pour arriver à la victoire ; c’est très juste, mais cela ne suffit pas. Il est indéniable que la voie historique suivie par le parti russe ne peut présenter tous les traits du développement historique qui attend les autres partis. Le parti russe a lutté dans un pays où la révolution libérale bourgeoise n’était pas encore accomplie ; le parti russe - c’est un fait - a lutté dans des conditions particulières, c’est-à-dire dans un pays où l’autocratie féodale n’avait pas encore été abattue par la bourgeoisie capitaliste. Entre la chute de l’autocratie féodale et la conquête du pouvoir par le prolétariat s’est étendue une période trop courte pour qu’on puisse comparer ce développement avec celui que la révolution prolétarienne devra accomplir dans les autres pays. Le temps a manqué pour que puisse s’édifier un appareil d’Etat bourgeois sur les ruines de l’appareil d’Etat tsariste et féodal. Le déroulement des événements en Russie ne nous fournit pas les expériences fondamentales dont nous avons besoin pour savoir comment le prolétariat devra abattre l’Etat capitaliste moderne, libéral, parlementaire, qui existe depuis de nombreuses années et qui a une grande capacité défensive. Ces différences posées, le fait que la révolution russe ait confirmé notre doctrine, notre programme, notre conception du rôle de la classe ouvrière dans le processus historique, est d’une importance théorique d’autant plus grande que la révolution russe, même dans ces conditions particulières, a amené la conquête du pouvoir et la dictature du prolétariat réalisée par le parti communiste. La théorie du marxisme révolutionnaire y a trouvé sa plus grandiose confirmation historique. Du point de vue idéologique, c’est d’une importance historique décisive, mais pour ce qui est de la tactique, cela n’est pas suffisant. Il est indispensable que nous sachions comment on attaque l’Etat bourgeois moderne, qui se défend dans la lutte armée plus efficacement encore que ne le faisait l’autocratie tsariste, mais qui en outre se défend à l’aide de la mobilisation idéologique et de l’éducation défaitiste de la classe ouvrière par la bourgeoisie. Ce problème n’apparaît pas dans l’histoire du parti communiste russe, et si on comprend la bolchévisation dans le sens que l’on peut attendre de la révolution accomplie par le parti russe la solution de tous les problèmes stratégiques de la lutte révolutionnaire, alors cette conception de la bolchévisation est insuffisante. L’Internationale doit se former une conception plus large, elle doit trouver aux problèmes stratégiques des solutions en dehors de l’expérience russe. Celle-ci doit être exploitée à fond, on ne doit repousser aucune de ses caractéristiques, on doit l’avoir constamment sous les yeux, mais nous avons aussi besoin d’éléments complémentaires provenant de l’expérience que fait la classe ouvrière en Occident. Voilà ce qu’il faut dire du point de vue historique et tactique sur la bolchévisation. L’expérience de la tactique en Russie ne nous a pas montré comment nous devons mener la lutte contre la démocratie bourgeoise ; elle ne nous donne aucune idée des difficultés et des tâches que nous réserve le développement de la lutte prolétarienne.

Un autre aspect du problème de la bolchévisation est la question de la réorganisation du parti. En 1925 on nous explique soudain : toute l’organisation des sections de l’Internationale n’est pas correcte. On n’a pas encore appliqué le b-a-ba de l’organisation. On s’est déjà posé l’ensemble des problèmes, mais l’essentiel n’est pas encore fait. C’est-à-dire, on n’a pas résolu le problème de notre organisation interne. On reconnaît ainsi que nous avons marché dans une direction totalement fausse. Je sais fort bien que l’on ne prétend pas limiter le mot d’ordre de la bolchévisation à un problème d’organisation. Mais ce problème a un aspect organisatif et on a insisté sur le fait qu’il est le plus important. Les partis ne sont pas organisés comme l’était et l’est le parti bolchévik russe, parce que leur organisation ne repose pas sur le principe du lieu de travail, parce qu’ils sont encore du type de l’organisation territoriale, qui serait absolument incompatible avec les tâches révolutionnaires, qui relèverait du type caractéristique du parti social-démocrate parlementaire. Si on juge nécessaire de modifier l’organisation de nos partis en ce sens, et si on présente cette modification non comme une mesure pratique propre, dans des conditions particulières, à certains pays, mais bien comme une mesure fondamentale valable pour l’Internationale tout entière, destinée à remédier à une erreur essentielle, à créer les conditions préalables indispensables à la transformation de nos partis en véritables partis communistes - alors nous ne pouvons pas être d’accord. Il est vraiment très surprenant qu’on ne se soit pas avisé de cela plus tôt. On prétend que la transformation en cellules d’entreprises était déjà contenue dans les thèses du III° congrès. Il est alors vraiment très surprenant qu’on ait attendu de 1921 à 1924 pour passer à la réalisation. La thèse selon laquelle un parti communiste doit être absolument formé sur la base des lieux de travail est théoriquement fausse. D’après Marx et Lénine et suivant une thèse de principe connue, formulée avec précision, la révolution n’est pas une question de forme d’organisation. Pour résoudre le problème de la révolution, il ne suffit pas de trouver une formule organisative. Les problèmes qui se dressent devant nous sont des problèmes de pouvoir et non des problèmes de forme. Les marxistes ont toujours combattu les écoles syndicalistes et semi-utopistes qui disent : rassemblez les masses dans telle ou telle organisation, syndicat, association, etc., et la révolution sera faite. Maintenant on dit, ou du moins on mène la campagne dans ce sens : il faut reconstruire l’organisation sur la base de la cellule d’entreprise, et tous les problèmes de la révolution seront résolus. On ajoute : le parti russe a réussi à faire la révolution parce que c’est sur cette base qu’il était construit.

On dira certainement que j’exagère, mais plusieurs camarades pourront confirmer que la campagne a été menée sur des thèses de ce genre. Ce qui nous intéresse, c’est l’impression que ces mots d’ordre produisent dans la classe ouvrière et parmi les membres de notre parti. Pour ce qui est du travail de cellule, on a donné l’impression que c’était là la recette infaillible du véritable communisme et de la révolution. Pour ma part je conteste que le parti communiste doive être absolument formé sur la base des cellules d’entreprise. Dans les thèses organisatives que Lénine a présentées au III° congrès, on a insisté précisément à plusieurs reprises sur le fait qu’il ne peut y avoir en matière d’organisation une solution de principe valable pour tous les pays et pour tous les temps. Nous ne contestons pas que le principe de la cellule d’entreprise comme base de l’organisation du parti a été bon étant donné la situation en Russie. Je ne veux pas m’étendre trop longtemps sur cette question ; dans l’abondante discussion au congrès du parti italien nous avons dit qu’il y avait eu en Russie des raisons diverses en faveur de cette organisation.

Pourquoi pensons-nous que les cellules d’entreprise comportent des inconvénients dans d’autres pays, si on compare leur situation à celle de la Russie ? Avant tout, parce que les ouvriers organisés dans la cellule ne sont jamais à même de discuter toutes les questions politiques. On établit précisément dans le rapport du Comité exécutif de l’Internationale Communiste à ce plénum que dans presque aucun pays les cellules d’entreprise ne sont arrivées à s’occuper de problèmes politiques. Il y a eu, dit-on, exagération, on avait réorganisé très rapidement les partis, mais il ne s’agissait là que d’erreurs pratiques secondaires. On peut cependant contester qu’il s’agisse d’un simple détail si on a privé les partis de leur organisation fondamentale qui permettait de débattre de questions politiques, et si la nouvelle organisation ne s’acquitte toujours pas, après une année d’existence de cette fonction vitale ; si on aboutit à un tel résultat, c’est bien qu’il ne s’agit pas d’erreurs isolées, mais que la position du problème dans son entier est erronée. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut prendre à la légère. La question est très grave. Nous pensons que ce n’est pas par accident que la cellule d’entreprise ne permet pas la discussion des problèmes politiques ; car les ouvriers des pays capitalistes, qui sont rassemblés dans le petit cercle étroit de leur entreprise, n’ont pas la possibilité de se poser des problèmes généraux et de relier les revendications immédiates au but final du communisme. Dans une assemblée d’ouvriers qui s’intéressent aux mêmes petits problèmes immédiats et n’appartiennent pas à des catégories professionnelles différentes, ces questions de revendications immédiates peuvent fort bien être débattues, mais il n’y a dans cette assemblée aucune base pour une discussion des problèmes généraux, des problèmes qui concernent l’ensemble de la classe ouvrière, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible d’y développer un travail politique de classe, comme ç’est le rôle du parti communiste.

On nous dira : ce que vous réclamez, c’est ce que réclament aussi tous les éléments droitiers ; vous voulez les organisations territoriales, dans lesquelles les intellectuels avec leurs longs discours dominent toute la discussion. Mais ce danger de démagogie et de tromperie de la part des dirigeants existera toujours, il existe depuis qu’existe un parti prolétarien, mais ni Marx ni Lénine, qui ont traité de ce problème de façon détaillée, n’ont jamais pensé un instant le résoudre à l’aide du boycott des intellectuels ou des non-prolétaires. Ils ont au contraire plus d’une fois souligné le rôle historiquement indispensable des déserteurs de la classe dominante dans la révolution. Il est notoire qu’opportunisme et trahison s’infiltrent en général dans le parti et dans les masses par l’entremise de certains dirigeants, mais la lutte contre ce danger doit être menée d’une autre manière. Même si la classe ouvrière pouvait se tirer d’affaire sans intellectuels d’origine bourgeoise, elle ne pourrait pour autant se passer de dirigeants, d’agitateurs, de journalistes, etc., et il ne lui resterait pas d’autre choix que de les chercher dans les rangs des ouvriers. Mais le danger de corruption et de démagogie de ces ouvriers devenus des dirigeants n’est pas différent de celui des intellectuels. Dans certains cas ce sont d’anciens ouvriers qui ont joué le rôle le plus sordide dans le mouvement ouvrier, chacun le sait. Et en définitive est-ce que les intellectuels ne jouent plus aucun rôle dans l’organisation en cellules d’entreprise telle qu’elle est pratiquée maintenant ? C’est le contraire qui se passe. Ce sont les intellectuels qui, conjointement avec d’anciens ouvriers, constituent l’appareil du parti. Le rôle de ces éléments ne s’est pas modifié, il est même plus dangereux maintenant. Si nous admettons que ces éléments peuvent être corrompus par leur situation de permanents, cette difficulté demeure, car nous leur avons donné maintenant des responsabilités plus grandes encore, étant donné que les ouvriers n’ont pratiquement pas de liberté de mouvement dans les petites assemblées des cellules d’entreprise, pas de base suffisante pour influencer le parti par leur instinct de classe. Le danger sur lequel nous attirons l’attention ne consiste pas dans un recul de l’influence des intellectuels, mais, au contraire, dans le fait que les ouvriers ne se préoccupent que des revendications immédiates de leur entreprise et qu’ils ne voient pas les grands problèmes du développement révolutionnaire général de la classe ouvrière. La nouvelle forme d’organisation est ainsi moins adaptée à la lutte de classe prolétarienne au sens le plus sérieux et le plus large du terme.

En Russie, les grands problèmes généraux du développement de la révolution, le problème de l’Etat, celui de la conquête du pouvoir, étaient inscrits à chaque instant à l’ordre du jour, parce que l’appareil d’Etat féodal tsariste était irrémédiablement miné et que chaque groupe d’ouvriers était placé à chaque instant devant ce problème du fait de sa position dans la vie sociale et de la pression administrative. Les déviations opportunistes ne représentaient pas en Russie de danger particulier, car il manquait une base à la corruption du mouvement ouvrier par l’Etat capitaliste qui manie parfaitement l’arme des concessions démocratiques et les illusions de l’intérêt commun.

Il y a aussi une différence d’ordre pratique. Nous devons naturellement donner à l’organisation de notre parti la forme la plus apte à résister à la répression. Nous devons nous protéger contre les tentatives de la police pour dissoudre notre parti. En Russie l’organisation en cellules d’entreprise était justement la forme la meilleure, car le mouvement ouvrier était rendu impossible dans les rues, dans les villes, dans la vie publique, par les mesures extrêmement sévères de la police. Il était ainsi matériellement impossible de s’organiser hors de l’entreprise. Ce n’est que dans l’entreprise que les ouvriers pouvaient se rassembler pour discuter de leurs problèmes sans être remarqués. En outre il n’y avait que l’entreprise pour poser les problèmes de classe sur la base de l’antagonisme entre le capital et le travail.

Les petites questions économiques touchant l’entreprise, par exemple la question des amendes soulevée par Lénine, étaient du point de vue historique progressistes en comparaison des revendications libérales que les ouvriers et la bourgeoisie adressaient ensemble à l’autocratie ; mais en comparaison de la question de la conquête du pouvoir dans la lutte contre la démocratie bourgeoise comme nouvelle forme d’Etat, les revendications prolétariennes immédiates sont des problèmes d’importance secondaire. Mais comme cette question de la conquête du pouvoir ne pouvait être posée qu’après la chute du tsarisme, il était nécessaire de déplacer le cœur de la lutte dans l’entreprise, parce que l’entreprise était l’unique base sur laquelle le parti autonome prolétarien pouvait développer pleinement son action.

Si la bourgeoisie et les capitalistes étaient en Russie les alliés du tsar, ils n’en étaient pas moins en même temps ceux qui devaient le renverser, ceux qui représentaient en puissance l’effondrement du pouvoir autocratique. C’est pourquoi il n’y a pas eu en Russie entre les industriels et l’Etat une solidarité aussi complète que dans les pays modernes. Dans ces pays règne une solidarité absolue entre l’appareil d’Etat et les patrons, c’est leur Etat, leur police. C’est l’appareil d’Etat qui apparaît historiquement comme l’instrument du capitalisme, c’est lui qui a créé les organes adaptés à cette fin et les met à la disposition des patrons. Si un ouvrier essaie dans l’entreprise d’organiser d’autres ouvriers, le patron appelle la police, il a recours à l’espionnage, etc. C’est pourquoi le travail de parti dans l’entreprise est beaucoup plus dangereux dans les pays capitalistes modernes. Il n’est pas difficile à la bourgeoisie de mettre à jour le travail de parti dans l’entreprise. C’est pourquoi nous proposons de ne pas former les organisations fondamentales du parti à l’intérieur de l’entreprise mais de les déplacer à l’extérieur.

Je ne voudrais rapporter ici qu’un petit fait. En Italie, la police enrôle maintenant un nouveau type d’agents. Les conditions de recrutement sont très sévères. Mais pour ceux qui exercent un métier et peuvent travailler dans une entreprise, l’entrée est facilitée. Cela prouve que la police recherche des gens capables de travailler dans les différentes industries, pour pouvoir les utiliser à détecter le travail révolutionnaire dans l’entreprise.

Par ailleurs nous avons appris qu’une association antibolchévique internationale a décidé de s’organiser en cellules pour faire contrepoids au mouvement ouvrier.

Un autre argument. On a dit ici qu’un nouveau danger a fait son apparition, le danger de l’aristocratie ouvrière. Il est clair que ce danger caractérise les périodes où nous sommes menacés par l’opportunisme, qui tend à jouer un certain rôle dans la corruption du mouvement ouvrier.

Mais le canal le plus aisé pour la pénétration de l’influence de l’aristocratie ouvrière dans nos rangs est sans aucun doute l’organisation fondée sur le principe de la cellule d’entreprise, car dans l’entreprise c’est l’influence de l’ouvrier qui occupe un rang élevé dans la hiérarchie technique du travail qui l’emporte inévitablement.

Pour toutes ces raisons, et sans en faire une question de principe, nous demandons que la base organisative du parti - pour des raisons politiques et techniques - reste l’organisation territoriale.

Est-ce à dire que nous voulons négliger pour autant le travail de parti dans l’entreprise ? Contestons-nous que le travail communiste dans l’entreprise soit une base importante pour établir la liaison avec les masses ? Absolument pas. Le parti doit avoir une organisation dans l’entreprise, mais cette organisation ne doit pas être la base du parti. Il doit y avoir dans les entreprises des organisations de parti qui soient sous la direction politique du parti. Il est impossible d’établir une liaison avec la classe ouvrière sans organisation dans l’entreprise, mais cette organisation doit être la fraction communiste.

Nous sommes donc pour un réseau d’organisations communistes dans les entreprises, mais à notre avis le travail politique doit être accompli dans les organisations territoriales.

Je ne peux pas ici entrer dans le détail des conclusions qui ont été tirées de notre attitude sur cette question au cours de la discussion en Italie. Au congrès et dans nos thèses nous avons développé en détail la question théorique de la nature du parti. On a affirmé que notre point de vue n’était pas un point de vue de classe : nous aurions réclamé que le parti favorise le développement de l’activité d’éléments hétérogènes, comme par exemple les intellectuels. Ce n’est pas vrai. Nous ne combattons pas l’organisation édifiée exclusivement sur la base des cellules d’entreprises parce que, ainsi, le parti se trouve constitué exclusivement d’ouvriers. Ce que nous craignons, c’est le danger de labourisme et d’ouvriérisme, qui est le pire danger antimarxiste. Le parti est prolétarien parce qu’il est placé sur le chemin historique de la révolution, du combat pour les buts finaux auxquels tend une seule et unique classe, la classe ouvrière. C’est cela qui fait que le parti est prolétarien, non le critère automatique de sa composition sociale. Le caractère du parti n’est pas compromis par la participation active à son travail de tous ceux qui acceptent sa doctrine et qui veulent lutter pour ses buts de classe.

Tout ce qu’on peut dire dans ce domaine en faveur des cellules d’entreprise est de la vulgaire démagogie, qui s’appuie sur le mot d’ordre de la bolchévisation, mais qui conduit directement à désavouer la lutte du marxisme et du léninisme contre les conceptions banalement mécanistes et défaitistes de l’opportunisme et du menchévisme.

Je passe à un autre aspect de la bolchévisation, celui du régime interne du parti et de l’Internationale Communiste.

On a fait là une nouvelle découverte : ce qui manque à toutes les sections, c’est la discipline de fer des bolchéviks, dont le parti russe nous donne l’exemple.

On prononce une interdiction absolue contre les fractions, et on décrète l’obligation pour tous les membres du parti de participer au travail commun, quelle que soit leur opinion. Je pense que dans ce domaine également la question de la bolchévisation a été posée de façon très démagogique.

Si nous posons la question ainsi : le premier venu est-il autorisé à former une fraction ? tout communiste répondra non ; mais on ne peut poser la question de cette manière. Il y a déjà des résultats qui nous montrent que les méthodes employés n’ont rendu service ni au parti ni à l’Internationale. Cette question de la discipline interne et des fractions doit être posée d’un point de vue marxiste, de façon sensiblement différente et plus complexe. On nous dit : que voulez-vous ? Voulez-vous que le parti ressemble à un parlement, où chacun a le droit démocratique de lutter pour le pouvoir ou de s’assurer de la majorité ?

Mais, ainsi, la question est mal posée : si on la pose ainsi, il n’y a qu’une réponse possible : nous serions bien sûr contre un régime aussi ridicule.

C’est un fait que nous devons avoir un parti communiste absolument uni, excluant, en son sein, divergences d’opinion et regroupements divers. Mais cette affirmation n’est pas un dogme, un principe a priori. Il s’agit d’un but vers lequel on doit tendre, vers lequel on peut tendre au cours du développement d’un véritable parti communiste : or cela n’est possible que lorsque toutes les questions idéologiques, tactiques et organisatives sont correctement posées et correctement résolues. A l’intérieur de la classe ouvrière, ce sont les rapports économiques dans lesquels vivent les divers groupes qui déterminent les actions et les initiatives de la lutte de classes. Au parti politique revient le rôle de rassembler et d’unifier tout ce que ces actions ont de commun du point de vue des buts révolutionnaires de la classe ouvrière du monde entier. L’unité à l’intérieur du parti, la suppression des divergences d’opinion internes, la disparition des luttes de fractions fourniront la preuve que le parti se trouve sur la voie la meilleure pour remplir correctement ses tâches. Mais s’il y a des divergences d’opinion, cela prouve que la politique du parti est entachée d’erreurs, qu’elle n’a pas la capacité de combattre radicalement les tendances à la dégénérescence du mouvement ouvrier qui se manifestent d’ordinaire à certains moments cruciaux de la situation générale. Si on se trouve devant des cas d’indiscipline, c’est le symptôme que ce défaut existe toujours dans le parti. La discipline est en effet un résultat, non un point de départ, non une sorte de plate-forme inébranlable. Cela correspond d’ailleurs au caractère volontaire de l’entrée dans notre organisation. C’est pourquoi une sorte de code pénal du parti ne peut être un remède aux cas fréquents de manquement à la discipline. On a institué ces derniers temps dans nos partis un régime de terreur, une sorte de sport qui consiste à intervenir, à punir, à anéantir, et tout cela avec un plaisir tout particulier, comme si c’était justement cela l’idéal de la vie du parti. Les champions de cette brillante opération semblent même persuadés qu’elle constitue une preuve de capacité et d’énergie révolutionnaires. Je pense, au contraire, que les vrais et bons révolutionnaires sont en général les camarades qui font l’objet de ces mesures d’exception et qui les supportent patiemment pour ne pas détruire le parti. J’estime que cette débauche d’énergie, ce sport, cette lutte à l’intérieur du parti n’a rien à voir avec le travail révolutionnaire que nous devons mener. Un jour viendra où il faudra frapper et détruire le capitalisme, et dans ce domaine le parti devra donner les preuves de son énergie révolutionnaire. Nous ne voulons pas d’anarchisme dans le parti, mais nous ne voulons pas davantage un régime de représailles continuelles, qui n’est que la négation de l’unité et de la solidité du parti.

Pour l’instant, les choses se présentent ainsi : la centrale actuelle existera toujours ; elle peut faire ce qu’elle veut, car elle a toujours raison quand elle prend des mesures contre celui qui la contredit, quand elle "anéantit intrigues et oppositions.

Le mérite ne consiste pas à réprimer les rébellions ; l’important, c’est qu’il n’y ait pas de rébellions. On reconnaît l’unité du parti aux résultats atteints, non à un régime de menaces et de terreur. Nous avons besoin de sanctions dans nos statuts, c’est clair. Mais elles doivent être des exceptions, elles ne doivent pas devenir une procédure normale et générale à l’intérieur du parti. Si des éléments abandonnent manifestement la voie commune, il faut prendre des mesures contre eux. Mais si le recours au code de sanctions devient la règle dans une société, c’est que cette société n’est pas précisément la plus parfaite. Les sanctions ne doivent être prises qu’exceptionnellement, et non pas constituer une règle, un sport, l’idéal des dirigeants. Il faut que cela change, si nous voulons former un bloc solide au vrai sens du mot.

Les thèses proposées ici contiennent à ce propos quelques bonnes phrases. On a l’intention de donner un peu plus de liberté. Cela vient peut-être un peu tard. Peut-être croit-on qu’il est possible de donner un peu plus de liberté à "ceux qui ont été foulés aux pieds" et qui ne peuvent plus bouger. Mais laissons là les thèses et considérons les faits. On a toujours dit que nos partis devaient être édifiés sur le principe du centralisme démocratique. Ce serait peut-être une fort bonne chose si nous trouvions pour démocratie une autre expression. Mais la formule a été donnée par Lénine. Comment réaliser le centralisme démocratique ? Au moyen de l’éligibilité des camarades, de la consultation de la masse du parti pour résoudre certaines questions. Il peut bien sûr y avoir des exceptions à cette règle dans un parti révolutionnaire. Il est admissible que la centrale dise parfois : camarades, le parti devrait normalement vous consulter, mais comme la lutte contre notre ennemi vient d’entrer dans une période dangereuse, comme il n’y a pas une minute à perdre, nous agissons sans vous consulter.

Mais ce qui est dangereux, c’est de donner l’impression d’une consultation alors qu’il s’agit d’une initiative prise d’en haut, c’est d’abuser de l’emprise qu’a la centrale sur tout l’appareil du parti et sur la presse. Nous avons dit en Italie que nous acceptons la dictature, mais que nous détestons ces méthodes "à la Giolitti". La démocratie bourgeoise est-elle autre chose qu’un moyen de tromperie ? Est-ce peut-être cette démocratie-là que vous nous accordez dans le parti et que vous voulez réaliser ? Alors, il vaudrait mieux une dictature qui, elle, a le courage de ne pas se masquer hypocritement. Il faut introduire une véritable forme démocratique, c’est-à-dire une démocratie qui permette à la centrale de tirer de l’appareil du parti tout son profit, au bon sens du mot. Sinon il ne peut y avoir que malaise et insatisfaction, surtout dans les milieux ouvriers. Il nous faut un régime sain dans le parti. Il est absolument indispensable que le parti ait la possibilité de se faire une opinion et de l’exprimer ouvertement. J’ai dit lors du congrès italien que l’erreur qui a été commise, c’est de n’avoir pas fait à l’intérieur du parti une différence nette entre agitation et propagande. L’agitation s’adresse à une grande masse d’individus, auxquels on rend claires quelques idées simples, alors que la propagande touche un nombre relativement restreint de camarades à qui on explique un plus grand nombre d’idées plus compliquées. L’erreur qui a été commise, c’est de s’être limité à de l’agitation à l’intérieur du parti ; on a considéré par principe la masse des membres du parti comme inférieurs, on les a traités comme des éléments que l’on peut mettre en mouvement, et non comme facteur d’un travail commun. On peut comprendre jusqu’à un certain point l’agitation fondée sur des formules à apprendre par cœur, quand on recherche l’effet le plus grand au moyen de la plus petite dépense d’énergie, quand il faut mettre en mouvement de grandes masses, là où le facteur de la volonté consciente ne joue qu’un rôle limité. Mais il n’en va pas de même avec le parti. Nous exigeons que l’on en finisse avec cette méthode d’agitation à l’intérieur du parti. Le parti doit rassembler autour de lui cette partie de la classe ouvrière qui a une conscience de classe et dans laquelle règne la conscience de classe ; si du moins vous ne revendiquez pas la théorie des élus, qui, parmi d’autres accusations non fondées, nous a été autrefois imputée. Il est nécessaire que la grande masse des membres du parti se forge une conscience politique commune et qu’elle étudie les problèmes que se pose le parti communiste. En ce sens il est d’une extrême urgence de changer le régime interne du parti.

Venons-en aux fractions. A mon sens on peut poser la question des fractions du point de vue de la morale ou du code pénal. Y a-t-il dans l’histoire un seul exemple d’un camarade créant une fraction pour s’amuser ? Cela ne s’est jamais produit Y a-t-il un exemple montrant que l’opportunisme a pénétré dans le parti par le moyen de fractions, que l’organisation de fractions a servi de base à une mobilisation de la classe ouvrière par l’opportunisme et que le parti révolutionnaire a été sauvé par l’intervention des pourfendeurs de fractions ? Non, l’expérience montre que l’opportunisme entre toujours dans nos rangs sous le masque de l’unité. Il est de son intérêt d’influencer la masse la plus grande possible, aussi fait-il toujours ses propositions dangereuses sous le masque de l’unité. L’histoire des fractions montre en général que les fractions ne sont pas à l’honneur des partis à l’intérieur desquels elles se forment, mais bien des camarades qui les forment. L’histoire des fractions est l’histoire de Lénine, ce n’est pas l’histoire des coups portés aux partis révolutionnaires, mais au contraire l’histoire de leur cristallisation et de leur défense contre les influences opportunistes.

Quand une fraction essaie de se former, il faut avoir des preuves pour dire que c’est, directement ou indirectement, une manœuvre de la bourgeoisie pour pénétrer dans le parti. Je ne crois pas qu’une telle manœuvre prenne en général cette forme. Au congrès italien nous avons posé la question à propos de la gauche de notre parti. Nous connaissons l’histoire de l’opportunisme. Quand un groupe devient-il le représentant de l’influence bourgeoise dans un parti prolétarien ? Ces groupements ont trouvé en général un sol favorable parmi les fonctionnaires syndicaux ou les représentants du parti au parlement.

Ou bien, il s’agit d’un groupe qui préconise dans les questions de stratégie et de tactique du parti la collaboration des classes et des alliances avec d’autres groupes sociaux et politiques. Si on parle de fractions à détruire, il faudrait au moins pouvoir prouver qu’il s’agit d’une association avec la bourgeoisie ou avec des milieux bourgeois ou peut-être de relations personnelles. Si une telle analyse n’est pas possible, il est indispensable de chercher les causes historiques de la naissance de la fraction et de ne pas lui jeter l’anathème a priori. La naissance d’une fraction montre que quelque chose ne va pas. Pour remédier au mal, il faut rechercher les causes historiques qui ont suscité l’anomalie et qui ont déterminé la formation ou la tendance à former cette fraction. Les causes résident dans les erreurs idéologiques et politiques du parti. Les fractions ne sont pas la maladie, mais seulement le symptôme, et si on veut soigner l’organisme malade, on ne doit pas combattre les symptômes, mais on doit essayer de sonder les causes de la maladie. D’autre part, il s’agissait dans la plupart des cas de groupes de camarades qui ne faisaient aucune tentative pour créer une organisation ou rien de semblable. Il s’agissait de points de vue, de tendances qui cherchaient à se faire jour dans l’activité normale, régulière et collective du parti. Par la méthode de chasse aux fractions, de campagnes à scandale, de surveillance policière et de méfiance à l’égard des camarades, une méthode qui représente en réalité le pire fractionnisme se développant dans les couches supérieures du parti, on n’a pu que détériorer la situation de notre mouvement et pousser toute critique objective dans la voie du fractionnisme.

Ce n’est pas avec de tels moyens que se crée l’unité intérieure du parti, ils ne font que paralyser le parti et le rendre impuissant. Une transformation radicale des méthodes de travail est absolument indispensable. Si nous ne mettons pas fin à tout cela, les conséquences seront très graves.

Nous en avons un exemple dans la crise du parti français. Comment s’est-on attaqué aux fractions dans le parti français ? Très mal - par exemple dans la question de la fraction syndicaliste qui est en train de naître. Certains des camarades exclus du parti sont retournés à leurs premières amours, ils publient un journal dans lequel ils exposent leurs idées. Il est clair qu’ils ont tort. Mais les causes de cette importante déviation ne doivent pas être cherchées dans les caprices des méchants enfants Rosmer et Monatte. Elles doivent bien plutôt être cherchées dans les erreurs du parti français et de toute l’Internationale.

Après notre entrée en lice sur le terrain théorique contre les erreurs du syndicalisme, nous avons réussi à soustraire de larges masses d’ouvriers à l’influence d’éléments syndicalistes et anarchistes. Or maintenant ces conceptions reprennent vie. Pourquoi ? Entre autres parce que le régime interne du parti, le machiavélisme excessif, a fait mauvaise impression sur la classe ouvrière, et a rendu possible la renaissance de ces théories ainsi que du préjugé qui veut que le parti politique soit quelque chose de sale et que seule la lutte économique puisse sauver la classe ouvrière.

Ces erreurs de fond menacent de reparaître dans le prolétariat parce que l’Internationale et les partis communistes n’ont pas été capables de fournir la preuve, au moyen des faits ainsi que d’exposés théoriques simples, de la différence essentielle qu’il y a entre la politique au sens révolutionnaire et léniniste et la politique des vieux partis sociaux-démocrates dont la dégénérescence avant-guerre avait fait naître par réaction le syndicalisme.

Les vieilles théories de l’action économique opposées à toute activité politique ont enregistré quelques succès dans le prolétariat français, et cela parce qu’on a toléré toute une série d’erreur dans la ligne politique du parti communiste.

Semard : Vous dites que les fractions ont leur cause dans les erreurs de la direction du parti. La fraction de droite se constitue en France juste au moment où la centrale reconnaît ses erreurs et les corrige.

Bordiga : Camarade Semard, si vous voulez paraître devant le Bon Dieu avec le seul mérite d’avoir reconnu vos propres fautes, vous n’aurez pas assez fait pour le salut de votre âme.

Camarades, je crois qu’il est nécessaire de démontrer par notre stratégie et par notre tactique prolétarienne l’erreur que font ces éléments anarcho-syndicalistes.

On a maintenant l’impression dans la classe ouvrière que les faiblesses qui existent dans le parti communiste sont les mêmes que celles des autres partis politiques, et c’est pourquoi la classe manifeste une certaine méfiance à l’égard de notre parti. Cette méfiance a pour cause les méthodes et les manœuvres qui sont en usage dans nos rangs. Nous donnons l’impression de nous comporter, non seulement à l’égard du monde extérieur mais aussi dans la vie politique interne du parti, comme si la bonne "politique" était un art, une technique, la même pour tous les partis. On dirait que nous agissons en Machiavels, un manuel d’habileté politique dans la poche. Mais le parti de la classe ouvrière a pour tâche d’introduire une nouvelle forme de politique, qui n’a rien à voir avec les basses et insidieuses méthodes du parlementarisme bourgeois. Si nous ne démontrons pas cela au prolétariat nous n’arriverons jamais à exercer une influence solide et utile, et les anarcho-syndicalistes auront gagné la partie.

En ce qui concerne la fraction de droite en France, je n’hésite pas à dire que je la considère de façon générale comme un phénomène sain et non comme une preuve de la pénétration d’éléments petits-bourgeois dans le parti. La théorie et la tactique qu’elle préconise sont fausses, mais elle est pour une part une réaction très utile contre les erreurs politiques et le régime néfaste instauré par la direction du parti. Mais ce n’est pas seulement la centrale du parti français qui porte la responsabilité de ces erreurs. C’est la ligne générale de l’Internationale qui est à l’origine de la formation des fractions. Certes, sur la question du Front Unique, je me trouve en opposition absolue avec le point de vue de la droite française, mais à mon avis il est juste de dire que les décisions du V° Congrès ne sont pas claires ni absolument satisfaisantes. Dans certains cas on autorise le Front Unique par en haut, mais on ajoute que la social-démocratie est l’aile gauche de la bourgeoisie et qu’on doit se fixer pour but de démasquer ses dirigeants : c’est une position intenable. Les ouvriers français sont fatigués de cette sorte de tactique du Front Unique, telle qu’elle a été appliquée en France. Mais certains des dirigeants de l’opposition française sont, bien sûr, sur une mauvaise voie, diamétralement opposée à la véritable voie révolutionnaire, lorsqu’ils concluent dans le sens d’un Front Unique "loyal" et de la coalition avec la social-démocratie.

Bien sûr, si on limite le problème de la droite à la question de savoir si on a le droit de collaborer à un journal placé hors du contrôle du parti, il ne peut y avoir qu’une réponse. Mais cela ne saurait être une échappatoire. On doit essayer de corriger les erreurs et de réviser soigneusement la ligne politique du parti français, et sur bien des questions celle aussi de l’Internationale. On ne résoudra pas le problème en appliquant à l’encontre de l’opposition, de Loriot, etc., les règles d’un petit catéchisme du comportement personnel.

Pour corriger les erreurs il ne suffit pas de faire tomber des têtes, il faut s’efforcer de découvrir les erreurs originelles qui rendent possible et favorisent la formation des fractions.

On nous dit : pour trouver les erreurs dans notre machine à bolchévisation, il y a l’Internationale ; c’est à la majorité de l’Internationale qu’il revient d’intervenir si la centrale d’un parti commet des erreurs graves. Cela doit donner une garantie contre les déviations à l’intérieur des sections nationales. Dans la pratique, ce système a échoué. Nous avons eu l’exemple d’une telle intervention de l’Internationale en Allemagne. La centrale du K.P.D. était devenue toute-puissante et rendait impossible toute opposition dans le parti, et pourtant il s’est trouvé quelqu’un au-dessus d’elle qui a sanctionné à un certain moment tous les crimes et toutes les erreurs commis par cette centrale, c’est l’Exécutif de Moscou par sa Lettre Ouverte. Est-ce là une bonne méthode ? Non, certainement pas. Quel écho une telle action trouve-t-elle ? Nous en avons eu un exemple en Italie pendant notre discussion pour le congrès italien. Un camarade excellent, orthodoxe, est envoyé au congrès allemand. Il voit que tout va bien, qu’une majorité écrasante se prononce pour les thèses de l’Internationale, que la nouvelle centrale est élue dans un accord parfait, à l’exception d’une minorité négligeable. Le délégué italien s’en retourne et fait un rapport très favorable sur le parti allemand. Il écrit un article dans lequel il le dépeint aux camarades de la gauche italienne comme le modèle d’un parti bolchévik. Il est possible que de nombreux camarades de notre opposition soient devenus après cela des partisans de la bolchévisation. Deux semaines plus tard arrive la Lettre Ouverte de l’Exécutif... On apprend que la vie interne du parti allemand est très mauvaise, qu’il y a une dictature, que toute la tactique est complètement fausse, qu’on a commis de graves erreurs, qu’il y a de fortes déviations, que l’idéologie n’est pas léniniste. On oublie que la gauche allemande a été proclamée au V° Congrès une centrale parfaitement bolchévique, et on l’abat sans pitié. On use à son égard de la même méthode qu’on avait utilisée auparavant à l’égard de la droite. Au V° Congrès le slogan était : "C’était la faute à Brandler" ; on dit maintenant : "C’est la faute à Ruth Fischer". J’affirme qu’on ne peut gagner de cette manière la sympathie des masses ouvrières. On ne peut pas dire qu’une poignée de camarades soient coupables des erreurs commises. L’Internationale était là, qui suivait de près le cours des événements, et elle ne pouvait et ne devait ignorer ni les caractéristiques propres à chaque dirigeant ni leur activité politique. On dira maintenant que je défends la gauche allemande, de même qu’on a dit au V° Congrès que je défendais la droite. Mais je ne me solidarise politiquement ni avec l’une ni avec l’autre, j’estime seulement que l’Internationale doit dans les deux cas prendre sur elle la responsabilité des erreurs commises, l’Internationale qui s’était solidarisée complètement avec ces groupes qu’elle avait présentés comme les meilleures directions et dans les mains desquels elle avait remis le parti.

L’intervention de l’Exécutif élargi de l’Internationale Communiste contre les centrales des partis a donc en plusieurs circonstances été peu heureuse. La question est la suivante : comment l’Internationale travaille-t-elle, quels sont ses rapports avec les sections nationales et comment sont élus ses organes dirigeants ?

Au dernier Congrès, j’ai déjà critiqué nos méthodes de travail. Une collaboration collective véritable fait défaut dans nos organes dirigeants et dans nos congrès. L’organe suprême semble être un corps étranger aux sections, qui discute avec elles et choisit dans chacune une fraction à laquelle il donne son appui. Ce centre est soutenu, pour chaque question, par toutes les sections restantes, qui espèrent ainsi s’assurer un meilleur traitement lorsque leur tour sera venu. Parfois ceux qui s’abaissent à ce "maquignonnage" ne sont même que des groupes de dirigeants unis par des liens purement personnels. On nous dit : la direction internationale provient de l’hégémonie du parti russe, puisque c’est lui qui a fait la révolution, puisque c’est dans ce parti que se trouve le siège de l’Internationale. C’est pourquoi il est juste d’accorder une importance fondamentale aux décisions inspirées par le parti russe. Mais un problème se pose : comment les questions internationales sont-elles résolues par le parti russe ? Cette question, nous avons tous le droit de la poser.

Depuis les derniers événements, depuis la dernière discussion, ce point d’appui de tout le système n’est plus assez stable. Nous avons vu, dans la dernière discussion du parti russe, des camarades qui revendiquaient la même connaissance du léninisme et qui avaient indiscutablement le même droit de parler au nom de la tradition révolutionnaire bolchévique, discuter entre eux en utilisant les uns contre les autres des citations de Lénine et interpréter chacun en sa faveur l’expérience russe. Sans entrer dans le fond de la discussion, c’est un fait indiscutable que je voudrais établir ici.

Qui, dans cette situation, décidera en dernière instance des problèmes internationaux ? On ne peut plus répondre : la vieille garde bolchévique, car cette réponse ne résout rien en pratique. C’est le premier point d’appui du système qui se dérobe à notre enquête objective. Mais il en résulte que la solution doit être tout autre. Nous pouvons comparer notre organisation internationale à une pyramide. Cette pyramide doit avoir un sommet et des côtés qui tendent vers ce sommet. C’est ainsi qu’on peut représenter l’unité et la nécessaire centralisation. Mais aujourd’hui, du fait de notre tactique, notre pyramide repose dangereusement sur son sommet ; il faut donc renverser la pyramide ; ce qui maintenant est au-dessous doit passer par-dessus, il faut la mettre sur sa base pour qu’elle retrouve son équilibre. La conclusion à laquelle nous aboutissons sur la question de la bolchévisation est donc qu’il ne faut pas se contenter de simples modifications d’ordre secondaire, mais que tout le système doit être modifié de fond en comble.

Après avoir ainsi tiré le bilan de l’activité passée de l’Internationale, je voudrais passer à l’appréciation de la situation actuelle et aux tâches de l’avenir. Nous sommes tous d’accord sur ce qui a été dit dans l’ensemble sur la stabilisation, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’y revenir. La décomposition du capitalisme est entrée dans une phase moins aiguë. La conjoncture a connu, dans le cadre de la crise générale du capitalisme, certaines fluctuations.

Nous continuons d’avoir devant nous la perspective de l’écroulement final du capitalisme. Mais quand on se pose cette question de perspective, on fait à mon sens une erreur d’évaluation. Il y a plusieurs modes d’approche de ce problème de la perspective. A mon avis le camarade Zinoviev nous a rappelé ici des choses fort utiles lorsqu’il a parlé de la double perspective du camarade Lénine.

Si nous étions une société savante vouée à l’étude des événements sociaux, nous pourrions tirer des conclusions plus ou moins optimistes, sans que cela influe de quelque façon sur ces événements. Mais cette perspective purement scientifique ne saurait suffire à un parti révolutionnaire, qui prend part à tous les événements, qui est lui-même un de leurs facteurs et qui ne peut décomposer sa fonction de façon métaphysique, en séparant d’un côté la connaissance précise de cette fonction et de l’autre la volonté et l’action. C’est pourquoi notre parti doit toujours être directement relié à ses buts ultimes. Il est nécessaire d’avoir toujours sous les yeux la perspective révolutionnaire, même quand le jugement scientifique nous oblige à tirer des conclusions pessimistes. On ne peut interpréter comme une banale erreur scientifique le fait que Marx ait attendu la révolution en 1848, 1859, 1870, et que Lénine après 1905 l’ait prophétisée pour 1907, c’est-à-dire dix ans avant son triomphe. C’est même une preuve du perçant regard révolutionnaire de ces grands dirigeants. Il ne s’agit pas non plus d’une puérile exagération, qui entendrait constamment la révolution frapper à la porte, il s’agit de la véritable faculté révolutionnaire qui reste intacte malgré toutes les difficultés du développement historique. La question de la perspective est une question très intéressante pour nos partis, il faudrait que nous puissions l’examiner à fond. Je considère qu’il est inadmissible d’affirmer : la conjoncture s’est sensiblement modifiée dans un sens défavorable pour nous, la situation n’est plus celle de 1920 - voilà l’explication et la justification de la crise interne dans différentes sections et dans l’Internationale. Cela peut certes nous aider à expliquer les causes de telle ou telle erreur, mais cela ne les justifie pas. D’un point de vue politique, c’est insuffisant. Nous ne devons pas considérer avec résignation comme une réalité immuable le régime défectueux de nos partis actuels parce que la conjoncture extérieure nous est défavorable. Ainsi formulée, la question n’est pas correctement posée. Il est clair que si notre parti est un facteur des événements, il est aussi en même temps leur produit. Même si nous réussissons à avoir un vrai parti révolutionnaire. En quel sens les événements se reflètent-ils dans ce parti ? Dans le sens que le nombre de nos partisans grossit et que notre influence sur les masses s’accroît quand la crise du capitalisme nous fournit une situation favorable. Si la conjoncture nous devient à un moment donné défavorable, il est possible que nos forces baissent quantitativement, mais notre idéologie ne doit pas en souffrir, et ce ne sont pas seulement notre tradition, notre organisation, mais aussi la ligne politique qui doivent rester intactes. Si nous croyons que, pour préparer les partis à leur tâche révolutionnaire, il faut s’appuyer sur une situation de crise progressive du capitalisme, notre perspective relève de schémas tout à fait faux, car alors nous estimons qu’une période de crise longue et progressive est nécessaire à la consolidation de notre parti : mais quand nous en serons là, la situation économique devra nous faire le plaisir de rester quelque temps encore révolutionnaire pour nous permettre de passer à l’action. Si la crise s’accentue après une période de conjoncture incertaine, nous serons incapables de l’exploiter. Car nos partis, par suite de notre manière erronée de voir les choses, se trouveront inévitablement plongés dans le désarroi et l’impuissance.

Cela montre que nous ne savons pas tirer la leçon de notre expérience de l’opportunisme dans la II° Internationale. On ne peut nier qu’avant la guerre mondiale il y a eu une période de prospérité du capitalisme et que la conjoncture du capitalisme était bonne. Cela explique en un certain sens la décomposition opportuniste de la II° Internationale, mais cela ne justifie pas l’opportunisme. Nous avons combattu cette idée et refusé de croire que l’opportunisme soit un fait nécessaire et historiquement déterminé par les événements. La position que nous avons défendue, c’est que le mouvement doit opposer une résistance, et de fait la gauche marxiste a combattu l’opportunisme avant 1914 et exigé des partis prolétariens sains et révolutionnaires.

Il faut poser la question autrement. Même si la conjoncture et les perspectives nous sont défavorables ou relativement défavorables, il ne faut pourtant pas consentir avec résignation aux déviations opportunistes et les justifier sous prétexte que leurs causes doivent être cherchées dans la situation objective. Et si une crise interne survient malgré cela, ses causes et les moyens d’y remédier doivent être cherchés ailleurs, c’est-à-dire dans le travail et dans la ligne politique du parti qui ne sont pas encore maintenant ce qu’ils auraient dû être. Cela concerne également la question des dirigeants que le camarade Trotsky pose dans la préface de son livre, "1917" ; il y analyse les causes de nos défaites, et propose une solution avec laquelle je me solidarise entièrement. Trotsky ne considère pas les dirigeants comme des hommes que le ciel nous destine tout spécialement. Non, il pose la question de toute autre manière. Les dirigeants aussi sont un produit de l’activité du parti, des méthodes de travail du parti et de la confiance que le parti a su gagner. Si le parti, malgré une situation changeante et parfois défavorable, suit une ligne révolutionnaire et combat les déviations opportunistes, la sélection des dirigeants, la constitution de l’état-major, s’accomplit de manière favorable, et si dans la période du combat final nous n’aurons pas toujours un Lénine, du moins aurons-nous une direction solide et courageuse - ce qu’aujourd’hui, dans l’état actuel de notre organisation, nous ne pouvons guère espérer.

Il y a encore un autre schéma de perspectives qui doit être combattu et auquel nous avons affaire quand nous passons de l’analyse purement économique à l’analyse des forces sociales et politiques. On estime généralement que nous devons considérer comme une situation politiquement favorable à notre combat celle qui est offerte par un gouvernement de la gauche petite-bourgeoise. Ce faux schéma entre avant tout en contradiction avec le premier, car c’est le plus souvent à une époque de crise économique que la bourgeoisie choisit un gouvernement formé à l’aide des partis de droite, pour pouvoir entreprendre une offensive réactionnaire, c’est-à-dire que les conditions objectives redeviennent pour nous défavorables. Pour atteindre à une solution marxiste du problème, il est nécessaire de renoncer à ces lieux communs.

Il est, en général, inexact qu’un gouvernement de la gauche bourgeoise nous soit favorable ; le contraire peut se produire. Les exemples historiques nous montrent combien nous serions fous d’imaginer que, pour nous faciliter la tâche, se formerait un gouvernement issu de ce qu’on appelle les classes moyennes, dote d’un programme libéral qui nous permettrait d’organiser la lutte contre un appareil d’Etat affaibli.

Là aussi, il s’agit de l’influence qu’exerce une interprétation erronée de l’expérience russe. Dans la révolution de 1917 est tombé le premier appareil d’Etat, et il s’est formé un gouvernement appuyé par la bourgeoisie libérale et par la petite bourgeoisie. Mais aucun appareil d’Etat solide ne s’est constitué pour remplacer l’autocratie tsariste par la domination économique du capital et une représentation parlementaire moderne. Avant qu’un tel appareil ait pu s’organiser, le prolétariat, conduit par le parti communiste, a réussi à attaquer avec succès le gouvernement. On pourrait alors croire que les choses devraient suivre le même cours dans les autres pays, qu’un beau jour le gouvernement passera des mains des partis bourgeois dans les mains des partis du centre, que l’appareil d’Etat en sera affaibli, de sorte que le prolétariat n’aura guère de mal à l’abattre. Mais cette perspective simplifiée est complètement fausse. Quelle est la situation dans les autres pays ? Peut-on comparer un changement dans le gouvernement par lequel un gouvernement de droite est remplacé par un gouvernement de gauche, par exemple le Bloc des Gauches à la place du Bloc National en France, avec une transformation historique des fondements de l’Etat ? Il est possible que le prolétariat mette cette période à profit pour consolider ses positions. Mais s’il ne s’agit que du simple passage d’un gouvernement de droite à un gouvernement de gauche, on ne peut y voir la situation, favorable au communisme, de la désagrégation générale de l’appareil d’Etat. Avons-nous donc des exemples historiques concrets de cette évolution supposée qui verrait un gouvernement de gauche aplanir la voie de la révolution prolétarienne ? Non, nous n’en avons pas.

En 1919 en Allemagne, une gauche bourgeoise a tenu le gouvernement. Il y a même eu des périodes où la social-démocratie se trouvait à la tête du gouvernement. Malgré la défaite militaire de l’Allemagne, malgré une crise très grave, l’appareil d’Etat n’a connu aucune transformation fondamentale de nature à faciliter la victoire du prolétariat, et non seulement la révolution communiste s’est effondrée, mais ce sont les sociaux-démocrates eux-mêmes qui ont été ses bourreaux.

Si, par notre tactique, nous avons contribué à placer un gouvernement de gauche à la barre, la situation en deviendra-t-elle pour nous plus favorable ? Non, absolument pas. C’est une conception menchévique de croire que les classes moyennes pourraient créer un autre appareil d’Etat que celui de la bourgeoisie, et que l’on pourrait considérer cette période comme une période de transition pour la conquête du pouvoir par le prolétariat.

Certains partis de la bourgeoisie ont un programme, et avancent des revendications, qui ont pour but de gagner les classes moyennes. Il ne s’agit pas là en général du passage du pouvoir d’un groupe social à un autre, mais seulement d’une nouvelle méthode du combat que nous livre la bourgeoisie, et nous ne pouvons pas dire, si un tel changement se produit, que ce soit là le moment le plus favorable pour notre intervention. Cette évolution peut être exploitée, mais à la condition que notre attitude antérieure ait été parfaitement claire et que nous n’ayons pas appelé de nos vœux le gouvernement de gauche.

Peut-on par exemple considérer le fascisme en Italie comme la victoire de la droite bourgeoise sur la gauche bourgeoise ? Non, le fascisme est plus que cela ; il est la synthèse de deux méthodes de défense des classes bourgeoises. Les dernières mesures du gouvernement fasciste ont montré que la composition sociale du fascisme : petite bourgeoisie et demi-bourgeoisie, n’en fait pas un agent moins direct du capitalisme En tant qu’organisation de masse (l’organisation fasciste compte un million de membres) et alors qu’au même moment la réaction la plus brutale s’abat sur tout adversaire qui ose s’attaquer à l’appareil d’Etat, il s’efforce de réaliser la mobilisation des plus larges masses à l’aide des méthodes social-démocrates.

Le fascisme a dans ce domaine essuyé des défaites. Cela renforce notre point de vue sur la lutte des classes. Mais ce qui ressort de là de la façon la plus évidente, c’est l’impuissance absolue des classes moyennes. Elles sont passées au cours des dernières années par trois stades : en 1919-1922 elles ont formé les cadres des chemises noires ; en 1923, après l’assassinat de Matteotti, elles sont passées à l’opposition ; aujourd’hui les voilà de nouveau du côté du fascisme. Elles sont toujours du côté du plus fort.

Il y a un autre fait à noter. On trouve dans les programmes de presque tous les partis et des gouvernements de gauche le principe selon lequel, même si on doit donner à tous l’ensemble des "garanties" libérales, il faut faire une exception pour les partis dont le but est de détruire les institutions étatiques, c’est-à-dire pour les partis communistes.

A l’erreur de perspective qui ne voit pour nous que des avantages dans un gouvernement de gauche, correspond l’hypothèse que les classes moyennes sont capables de trouver une solution indépendante au problème du pouvoir. C’est sur une grave erreur que repose à mon avis la prétendue nouvelle tactique utilisée en Allemagne et en France, et en fonction de laquelle le parti communiste italien a fait à l’opposition antifasciste de l’Aventin la proposition de former un contre-parlement. Je ne peux comprendre qu’un parti aussi riche de traditions révolutionnaires que notre parti allemand prenne au sérieux les sociaux-démocrates quand ils lui reprochent de faire le jeu de Hindenburg en présentant ses propres candidats. Le plan de la bourgeoisie pour atteindre à une mobilisation contre-révolutionnaire des masses consiste en général à proposer un dualisme politique et historique à la place de l’opposition de classes entre bourgeoisie et prolétariat, tandis que le parti communiste, lui, s’en tient à ce dualisme de classes, non parce qu’il est le seul dualisme possible dans la perspective sociale et sur le terrain des fluctuations du pouvoir parlementaire, mais bien parce qu’il est le seul dualisme capable historiquement de mener au renversement révolutionnaire de l’appareil de l’Etat de classe et à la formation du nouvel Etat. Ce n’est pas par des déclarations idéologiques et par une propagande abstraite, mais par le langage de nos actes et par la clarté de notre position politique que nous pouvons amener les plus larges masses à la conscience de ce dualisme. Lorsqu’en Italie on fit aux antifascistes bourgeois la proposition de se constituer en contre-parlement avec participation des communistes, même si on écrivait dans notre presse qu’on ne peut avoir absolument aucune confiance dans ces partis, même si par ce moyen on voulait les démasquer, on incita en pratique les masses à attendre des partis de l’Aventin le renversement du fascisme, et à considérer que le combat révolutionnaire et la formation d’un contre-Etat sont possibles non sur une base de classe, mais sur la base de la collaboration avec les éléments petits-bourgeois et même avec des groupes capitalistes. Cette manœuvre n’a pas réussi à rassembler de larges masses sur un front de classe. Non seulement cette tactique toute nouvelle n’est pas conforme aux décisions du V° Congrès, mais elle entre, à mon sens, en contradiction avec les principes et le programme du communisme.

Quelles sont nos tâches pour l’avenir ? Cette assemblée ne saurait s’occuper sérieusement de ce problème sans se poser dans toute son ampleur et sa gravité la question fondamentale des rapports historiques entre la Russie soviétique et le monde capitaliste. Avec le problème de la stratégie révolutionnaire du prolétariat et du mouvement international des paysans et des peuples coloniaux et opprimés, la question de la politique d’Etat du parti communiste en Russie est aujourd’hui pour nous la question la plus importante. Il s’agit de résoudre heureusement le problème des rapports de classe à l’intérieur de la Russie, il s’agit d’appliquer les mesures nécessaires à l’égard de l’influence des paysans et des couches petites-bourgeoises qui sont en train de se former, il s’agit de lutter contre la pression extérieure qui aujourd’hui est purement économique et diplomatique et qui demain sera peut-être militaire. Puisque un bouleversement révolutionnaire ne s’est pas encore produit dans les autres pays, il est nécessaire de lier le plus étroitement possible toute la politique russe à la politique révolutionnaire générale du prolétariat. Je n’entends pas approfondir ici cette question, mais j’affirme que dans cette lutte on doit s’appuyer, certes, en premier lieu sur la classe ouvrière russe et sur son parti communiste, mais qu’il est fondamental de s’appuyer également sur le prolétariat des Etats capitalistes. Le problème de la politique russe ne peut être résolu dans les limites étroites du seul mouvement russe, la collaboration directe de toute l’Internationale communiste est absolument nécessaire.

Sans cette collaboration véritable, non seulement la stratégie révolutionnaire en Russie, mais aussi notre politique dans les Etats capitalistes seront gravement menacés. Il se pourrait qu’apparaissent des tendances visant à réduire le rôle des partis communistes. Nous sommes déjà attaqués sur ce terrain, bien sûr pas depuis nos propres rangs, mais par les sociaux-démocrates et les opportunistes. Cela est en rapport avec nos manœuvres en vue de l’unité syndicale internationale et avec notre comportement vis-à-vis de la II° Internationale. Nous pensons tous ici que les partis communistes doivent maintenir inconditionnellement leur indépendance révolutionnaire ; mais il est nécessaire de mettre en garde contre la possibilité d’une tendance à vouloir remplacer les partis communistes par des organismes d’un caractère moins clair et explicite, qui n’agiraient pas rigoureusement sur le terrain de la lutte de classe et nous affaibliraient, nous neutraliseraient politiquement. Dans la situation actuelle, la défense du caractère international et communiste de notre organisation de parti contre toute tendance liquidatrice est une tâche commune indiscutable.

Pouvons-nous, après la critique que nous avons faite de la ligne générale, considérer l’Internationale, telle qu’elle est aujourd’hui, suffisamment armée pour cette double tâche stratégique en Russie et dans les autres pays ? Pouvons-nous exiger la discussion immédiate de tous les problèmes russes par cette assemblée ? A cette question nous devons hélas répondre non.

Une révision sérieuse de notre régime intérieur est absolument nécessaire ; il est en outre nécessaire de mettre à l’ordre du jour de nos partis les problèmes de la tactique dans le monde entier et les problèmes de la politique de l’Etat russe ; mais cela ne peut se faire qu’au travers d’un cours nouveau, avec des méthodes complètement différentes.

Dans le rapport et dans les thèses proposées nous ne trouvons aucune garantie suffisante à cet égard. Ce n’est pas d’un optimisme officiel que nous avons besoin ; nous devons comprendre que ce n’est pas avec des méthodes aussi mesquines que celles que nous voyons trop souvent employer ici, que nous pouvons nous préparer à assumer les tâches importantes qui se présentent à l’état-major de la révolution mondiale.

Lettre d’Amadeo Bordiga à Karl Korsch

Naples, le 28 octobre 1926

Cher camarade Korsch,

Les questions sont aujourd’hui si graves qu’il serait vraiment nécessaire de pouvoir en discuter de vive voix et très longuement : mais malheureusement, cela ne nous est pas possible pour l’instant. Il ne m’est pas non plus possible de vous écrire en détail sur tous les points de votre plate-forme, dont quelques-uns pourraient donner lieu à une discussion utile entre nous.

Par exemple, votre « façon de vous exprimer » au sujet de la Russie me semble ne pas convenir. On ne peut pas dire que « la révolution russe est une révolution bourgeoise ». La révolution de 1917 a été une révolution prolétarienne, bien que ce soit une erreur de généraliser ses leçons « tactiques ». La question qui se pose est de savoir ce qui arrive à une dictature prolétarienne dans un pays si la révolution ne suit pas dans les autres pays. Il peut y avoir une contre-révolution ; il peut y avoir une intervention extérieure ; il peut y avoir un processus de dégénérescence dont il s’agit de découvrir et de définir les symptômes et les répercussions dans le parti communiste.

On ne peut pas dire tout simplement que la Russie est un pays dans lequel le capitalisme est en expansion. La chose est beaucoup plus complexe : Il s’agit de nouvelles formes de la lutte de classe qui n’ont pas de précédents dans l’histoire. Il s’agit de montrer que toute la conception qu’ont les staliniens des rapports avec les classes moyennes constitue un renoncement au programme communiste. On dirait que vous excluez que le parti communiste russe puisse mener une politique qui n’aboutirait pas à la restauration du capitalisme. Cela reviendrait à donner une justification à Staline, ou à soutenir la position inadmissible selon laquelle il faudrait « quitter le pouvoir ». Il faut dire au contraire qu’une juste politique de classe aurait été possible en Russie sans la série de graves erreurs de politique internationale commises par toute la « vieille garde léniniste ».

J’ai aussi l’impression - je me limite à de vagues impressions - que dans vos formulations tactiques, même quand elles sont acceptables, vous accordez une valeur trop importante à ce que suggère la situation objective, qui aujourd’hui peut sembler aller à gauche. Vous savez qu’on nous accuse, nous gauche italienne, de refuser l’examen des situations : cela n’est pas vrai. Mais notre objectif est de construire une ligne de gauche qui soit vraiment générale et non occasionnelle, qui se relie à elle-même à travers les phases et les développements de situations éloignées dans le temps et différentes les unes des autres, en les affrontant toutes sur le terrain révolutionnaire adéquat, mais sans ignorer en rien leurs caractères distinctifs objectifs.

J’en viens maintenant à votre tactique. Pour m’exprimer avec des formules expéditives et non.., officielles, je dirai qu’elle me paraît encore, dans les rapports internationaux de parti, trop élastique et trop... bolchevique. Tout le raisonnement par lequel vous justifiez votre attitude vis-à-vis du groupe Fischer, à savoir que vous comptiez le pousser à gauche ou bien, au cas où il refuserait, le discréditer aux yeux des ouvriers, ne me convainc pas, et il ne me semble pas que dans les faits non plus il ait donné de bons résultats. D’une façon générale, je pense que ce qui doit être mis aujourd’hui au premier plan, c’est, plus que l’organisation et la manœuvre, un travail préalable d’élaboration d’une idéologie politique de gauche internationale, basée sur les expériences éloquentes qu’a connues le Komintern. Comme ce point est loin d’être réalisé, toute initiative internationale apparaît difficile.

J’ajoute quelques remarques sur notre position vis-à-vis des problèmes de la gauche russe. Il est significatif que nous ayons vu les choses différemment. Vous qui étiez très méfiants à l’égard de Trotsky, vous êtes arrivés tout de suite au programme de solidarisation inconditionnelle avec l’Opposition russe en prenant appui plus sur Trotsky que sur Zinoviev (je partage votre préférence).

Aujourd’hui que l’Opposition russe a dû « se soumettre », vous parlez de faire une déclaration dans laquelle on devrait l’attaquer parce qu’elle a laissé tomber le drapeau : c’est une chose sur laquelle je ne serais pas d’accord, alors que nous-mêmes n’avons pas cru devoir nous « fondre »sous ce drapeau international tenu par l’opposition russe.

Zinoviev et surtout Trotsky sont des hommes qui ont un grand sens de la réalité ; ils ont compris qu’il faut encore encaisser des coups sans passer à l’offensive ouverte. Nous ne sommes pas au moment de la clarification définitive, ni en ce qui concerne la situation extérieure ni en ce qui concerne la situation intérieure.

1. Nous partageons les positions de la gauche russe sur les directives de la politique étatique du parti communiste russe. Nous combattons la politique soutenue par la majorité du Comité Central comme un acheminement vers la dégénérescence du parti russe et de la dictature prolétarienne qui conduit hors du programme du marxisme révolutionnaire et du léninisme. Dans le passé nous n’avons pas combattu la politique d’Etat du parti communiste russe tant qu’elle est restée sur le terrain défini par le discours de Lénine sur l’impôt en nature et le rapport de Trotsky au IVe Congrès mondial. Nous acceptons les thèses de Lénine au IIIe Congrès.

2. Les positions de la gauche russe sur la tactique et sur la politique du Komintern, indépendamment de la question des responsabilités passées de nombre de ses membres, sont insuffisantes. Elles ne sont pas proches des positions que nous avons affirmées dès le début de l’Internationale Communiste sur les rapports entre partis et masses, entre tactique et situation, entre partis communistes et autres partis soi-disant ouvriers, ainsi que sur l’appréciation de l’alternative de la politique bourgeoise. Elles se rapprochent davantage, mais non complètement, sur la question de la méthode de travail de l’Internationale et sur celle de l’interprétation et du fonctionnement de la discipline interne et du fractionnisme. Les positions de Trotsky sur la question allemande de 1923 sont satisfaisantes, de même que son jugement sur la situation mondiale actuelle. On ne peut pas en dire autant des rectifications de Zinoviev sur la question du front unique et de l’Internationale Syndicale Rouge ainsi que sur d’autres points qui ont une valeur occasionnelle et contingente, rectifications qui ne donnent pas l’assurance d’une tactique évitant les erreurs du passé.

3. Etant donné la politique de pression et de provocation des dirigeants de l’Internationale et de ses sections, toute organisation de groupes nationaux et internationaux contre la déviation à droite présente des dangers de scission. Il ne faut pas vouloir la scission des partis et de l’Internationale. Il faut laisser s’accomplir l’expérience de la discipline artificielle et mécanique en respectant cette discipline jusque dans ses absurdités de procédure tant que cela sera possible, sans jamais renoncer aux positions de critique idéologique et politique et sans jamais se solidariser avec l’orientation dominante. Les groupes idéologiques ayant une position de gauche traditionnelle et complète ne pouvaient pas se solidariser de façon inconditionnelle avec l’opposition russe, mais ils ne peuvent pas condamner sa récente soumission, qui n’est pas une conciliation de sa part : elle a subi des conditions qui n’offraient pas d’autre alternative que la scission. La situation objective et externe est encore telle qu’être chassé du Komintern signifie - et pas seulement en Russie - avoir encore moins de possibilités de modifier le cours de la lutte de classe ouvrière qu’on ne peut en avoir au sein des partis.

4. En aucun cas il ne serait possible d’admettre une solidarité et une communauté de déclarations politiques avec des éléments comme Fischer et Cie qui auraient récemment assumé dans d’autres partis ainsi que dans le parti allemand des responsabilités de direction dans un sens droitier et centriste, et dont le passage à l’opposition coïnciderait avec l’impossibilité de conserver la direction d’un parti avec l’assentiment du centre international, et avec des critiques de leur action par l’Internationale. Ceci serait incompatible avec la défense de la nouvelle méthode et du cours nouveau du travail communiste international qui doit succéder à la méthode de la manœuvre de type parlementaire-fonctionnariste.

5. Avec tous les moyens n’excluant pas le droit de vivre dans le parti, il faut dénoncer le mot d’ordre prédominant comme conduisant à l’opportunisme et contrastant avec la fidélité aux principes programmatiques de l’Internationale, principes que d’autres groupes que nous peuvent eux aussi avoir le droit de défendre, à condition qu’ils se posent la question de rechercher les déficiences initiales - non pas sur le plan théorique, mais sur le plan de la tactique, de l’organisation, de la discipline - qui ont fait que la IIIe Internationale est elle aussi susceptible de connaître des dangers de dégénérescence.

Je crois que l’un des défauts de l’Internationale actuelle a été d’être un « bloc d’oppositions » locales et nationales. Il faut réfléchir sur ce point, bien entendu sans se laisser aller à des exagérations, mais pour mettre à profit ces enseignements. Lénine a arrêté beaucoup de travail d’élaboration « spontané » en comptant rassembler matériellement les différents groupes, et ensuite seulement les fondre de façon homogène à la chaleur de la révolution russe. En grande partie il n’a pas réussi.

Je comprends bien que le travail que je propose n’est pas facile en l’absence de liens organisatifs, de possibilités de publier, de faire de la propagande, etc. Malgré cela je crois qu’on peut encore attendre. De nouveaux événements extérieurs se produiront et en tous cas j’espère que le système de l’état de siège disparaîtra par épuisement avant de nous avoir obligés à relever les provocations.

Je crois que nous ne devons pas cette fois-ci nous laisser entraîner par le fait que l’opposition russe a dû signer des phrases contre nous, peut-être pour ne pas devoir céder sur d’autres points dans la préparation tourmentée du document. Ces répercussions entrent elles aussi dans les calculs des « bolchevisateurs ».

Je tâcherai de vous envoyer des éléments sur les affaires italiennes. Nous n’avons pas accepté la déclaration de guerre que constituaient les mesures de suspension de certains dirigeants de gauche et l’affaire n’a pas eu de suite de caractère fractionniste. Jusqu’à présent les batteries de la discipline ont tiré dans du coton. Ce n’est pas une ligne très belle et qui nous contente tous, mais c’est la moins mauvaise possible. Nous vous enverrons copie de notre recours à l’Internationale.

En conclusion, je ne crois pas qu’il faille faire une déclaration internationale comme vous le proposez, et je ne pense même pas que la chose serait réalisable en pratique. Je crois toutefois utile d’effectuer dans les divers pays des manifestations et des déclarations idéologiquement et politiquement parallèles dans leur contenu sur les problèmes de la Russie et du Komintern, sans aller pour autant jusqu’à donner le prétexte du « complot »fractionniste, et chacun élaborant librement sa pensée et ses expériences.

Dans cette question interne, j’estime qu’il est plus souvent préférable d’employer la tactique qui consiste à se laisser pousser par les événements, et qui est certainement dans les questions « externes » très nocive et opportuniste. A plus forte raison si l’on tient compte du fonctionnement spécial du mécanisme du pouvoir interne et de la discipline mécanique dont je persiste à croire qu’elle se brisera d’elle-même.

Je sais avoir été insuffisant et peu clair. Veuillez m’excuser et, pour l’instant, recevez mes cordiales salutations.

A. Bordiga

Lettre de Bordiga à Trotsky du 2 mars 1926, (saisie par la police russe et remise à Staline)

Cher camarade Trotsky,

Pendant une réunion de la délégation italienne à l’Exécutif Elargi actuel, avec le camarade Staline, des questions ayant été posées au sujet de votre préface au livre « 1917 » et de votre critique sur les événements d’Octobre 1923 en Allemagne, le camarade Staline a répondu que dans votre attitude sur ce point il y a eu une contradiction.

Pour ne pas courir le danger de citer avec la moindre des inexactitudes les paroles précises du camarade Staline, je me réfèrerai à la formulation qui est contenue dans un texte écrit, c’est-à-dire l’article du camarade Kuusinen publié par la CORRESPONDANCE INTERNATIONALE (édit. Française) du 17 Décembre 1924, N°82. Cet article a été publié en italien pendant la discussion pour notre IIIe congrès (UNITA du 31 août 1925).
Il y est soutenu que :

a) – avant Octobre 1923 vous avez soutenu le groupe Brandler et vous avez en général accepté la ligne décidée par les organes dirigeants de l’I.C. pour l’action en Allemagne ;

b) – en janvier 1924, dans des thèses souscrites avec le cam.Radek, vous avez affirmé que le parti allemand ne devait pas déchaîner la lutte en Octobre ;

c) – en Septembre 1924 seulement vous avez formulé votre critique visant les erreurs de la politique du P.C.A. et de l’I.C. qui auraient amené à ne pas saisir l’occasion favorable pour la lutte en Allemagne.

Au sujet de ces prétendues contradictions, j’ai polémisé contre le cam. Kuusinen dans un article paru dans l’UNITA dans le mois d’octobre, en me basant sur les éléments qui m’étaient connus. Mais c’est vous seulement qui pouvez apporter une lumière complète sur la question, et je vous demande de le faire à titre de renseignement et d’information dans des brèves notes, dont je ferai un usage d’instruction personnelle. C’est seulement avec l’autorisation éventuelle des organes du parti à qui en revient la faculté, que je pourrais à l’avenir m’y fonder pour un examen du problème dans notre presse.

En vous adressant mes salutations communistes,

Amadeo

Septembre 1929 – L’Opposition de gauche (trotskiste) et l’ultra gauche

7 septembre 1929

Les groupes dans l’Opposition de gauche

Nous avons établi l’existence de trois tendances dans le mouvement communiste international, à savoir la droite, le centre et la gauche (marxiste). Mais cette classification n’épuise pas la question car elle omet les ultra-gauches. Et pourtant ils continuent à exister, agissent, commettent des erreurs et menacent de discréditer la cause de l’Opposition.

A vrai dire, il n’existe plus désormais ou presque plus d’ultra-gauches de la variété se déclarant naïvement pour l’"offensive" révolutionnaire, à laquelle Lénine a consacré son célèbre ouvrage. De même peu d’ultra-gauches du groupement de 1924-25 sont demeurés dans l’Opposition (les Maslow et autres). L’expérience des défaites n’a pas manqué de laisser son empreinte. Mais il s’en faut de beaucoup que tous les ultra-gauches aient assimilé les leçons de ces années. Quelques uns se sont libérés de leurs préjugés, tout en conservant l’esprit révolutionnaire. Mais d’autres ont perdu leur esprit révolutionnaire tout en conservant leurs préjugés. En tout cas, il reste pas mal d’ultra-gauches infestés de scepticisme. Ils manifestent volontiers un radicalisme formel dans toutes les occasions où ils ne se trouvent pas obligée d’agir. Mais, dans les questions pratiques, il tendent le plus souvent vers l’opportunisme.

Alors que le réformisme constitue un ennemi irréconciliable, l’ultra-gauchisme représente une maladie interne qui empêche de lutter contre l’ennemi. Il faut à tout prix nous en débarrasser.

Pendant plusieurs mois, J’ai essayé par lettre d’obtenir de la direction du Leninbund une déclaration claire sur les questions les plus fondamentales de la politique communiste. Mes efforts ont été vains. Les divergences se sont révélées trop grandes. Il ne reste plus qu’à les rendre publiques et les discuter sérieusement. C’est d’autant plus nécessaire que le comité de rédaction des publications du Leninbund a déjà entamé la discussion après qu’il fût devenu évident que des divergences, non seulement sérieuses, mais positivement décisives, s’étaient manifestées à l’intérieur de l’Opposition communiste de gauche sur le conflit sino-soviétique. Des groupes se sont déjà formés sur cette question. Naturellement il y aura encore des changements de position individuels. Un certain nombre de camarades qui ont pris une position erronée vont rectifier. D’autres vont au contraire aggraver leur erreur et aller jusqu’à son terme logique, c’est-à-dire qu’ils vont rompre complètement avec la position marxiste. Il en est toujours ainsi dans les discussions approfondies quand des divergences qui étaient restées jusque là non formulées sont soumises à l’épreuve de grande événements.

A quelque chose malheur est bon. Il y a beaucoup trop de manifestations de stagnation idéologique et de routine dans les cercles dispersés de l’opposition. Une discussion approfondie des grandes divergences politiques permettra aux éléments et groupes viables de l’Opposition de trouver plus facilement leur place et accélérera ainsi le processus de cristallisation idéologique autour de pôles réels et non pas fictifs.

Le formalisme substitué au marxisme

Dans la question du conflit sino-soviétique il existe deux points de vue fondamentaux qui se rattachent aux problèmes les plus importants de la révolution mondiale et de la méthode marxiste.

L’expression la plus achevée en son genre du point de vue formel gauchiste a été donnée par Louzon. La tâche lui est a été facilitée par toute sa formation. Le camarade Louzon n’est pas un marxiste, mais un formaliste. Il est beaucoup plus à l’aise en géographie, en technologie, en statistiques qu’avec la dialectique matérialiste de la société de classe. On peut glaner dans ses articles beaucoup d’information, mais il est impossible d’apprendre quelque chose sur le terrain politique. Louzon est beaucoup plus attiré par la "justice" nationale abstraite que par la lutte réelle des peuples opprimés pour leur libération. Louzon produit des preuves élaborées que le Chemin de fer de l’Est chinois a été construit par le tsarisme pour une politique de rapine et de pillage. Il a une carte qui montre que ce chemin de fer traverse le cœur de la Mandchourie. Il prouve par des faits statistiques que la Mandchourie a été colonisée par des paysans chinois au cours des dernières décennies. Ainsi, il est question d’un chemin de fer russe sur une terre chinoise, à côté des chemins de fer que construisent d’autres états impérialistes. Où est la différence ? demande Louzon. Et de conclure qu’il n’y en a pas, ou pratiquement pas. Le traité de 1924 était un traité impérialiste. Lénine, lui, aurait rendu le chemin de fer à la Chine, c’est certain. Louzon en est absolument sûr.

Pour savoir si une politique a dans un territoire donné un caractère impérialiste, il suffit, selon Louzon, de considérer quelle est la population dans ce territoire : " Que la Mandchourie du Nord soit peuplée de Russes, la politique du tsar et de l’Union soviétique est légitime ; mais qu’elle soit peuplée de Chinois, et ce n’est plus qu’une politique de vol et d’asservissement. " (La Révolution prolétarienne, 1er août 1929)

A lire cela, on n’en croit pas ses yeux. La politique du tsar et celle de l’Etat ouvrier ne sont analysées que du point de vue national et sont du coup totalement identifiées. Louzon proclame que la politique du tsar dans les provinces russes est légitime. Or pour nous la politique du tsar en Sibérie n’était pas moins criminelle, pillarde et oppressive qu’en Mandchourie. La politique des bolcheviks, pour le meilleur ou pour le pire, applique les mêmes principes en Mandchourie, en Sibérie et à Moscou. Camarade Louzon, outre les nations, il existe des classes. Le problème national considéré séparément et en dehors des rapports de classes, c’est une fiction, un mensonge, un nœud coulant autour du cou du prolétariat !

La méthode de Louzon n’est pas du marxisme, c’est du pur schématisme. Il en est puni du fait que les publications social-démocrates développent toutes, presque sans exception, la même ligne de pensée et arrivent exactement à la même conclusion. La résolution de la IIème Internationale, élaborée sous la direction d’Otto Bauer, reproduit intégralement les idées de Louzon. Comment pourrait-il en être autrement ? La social-démocratie est, par nécessité, formaliste. Elle se nourrit d’analogies entre le fascisme et le communisme. Pour elle, tous ceux qui "nient" la démocratie ou la violent sont à placer sur le même plan. Le critère suprême c’est la "démocratie", que les réformistes placent (sur le papier) au-dessus des classes. Louzon agit exactement de la même façon avec le principe d’auto-détermination nationale. C’est d’autant plus étrange que Louzon en tant que syndicaliste, serait plutôt enclin à "rejeter" formellement la démocratie. Mais il arrive souvent aux penseurs formalistes que, tout en rejetant un tout, ils s’inclinent respectueusement devant une partie. L’auto-détermination nationale est un des éléments de la démocratie. La lutte pour l’auto-détermination nationale, comme la lutte pour la démocratie en général, joue un rôle considérable dans la vie des peuples, en particulier dans la vie du prolétariat. C’est vraiment un mauvais révolutionnaire, celui qui ne sait pas utiliser les institutions et formes démocratiques, y compris le parlementarisme, dans 1’intérêt du prolétariat. Mais du point de vue prolétarien, ni la démocratie dans son ensemble, ni l’auto-détermination nationale en tant que partie intégrante de la première, ne sont à placer au-dessus des classes ; et ne constituent le critérium suprême de la politique révolutionnaire. C’est la raison pour laquelle nous considérons les analogies social-démocrates entre fascisme et bolchevisme comme du charlatanisme. Pour la même raison, considérer comme équivalents le traité sino-russe de 1924 et un traité impérialiste sur la base des lois de la symétrie, nous considérons que c’est commettre… l’erreur la plus grossière.

A qui Louzon aurait-il voulu céder le Chemin de Fer de l’Est chinois en 1924 ? Au gouvernement de Pékin ? Mais il n’avait ni mains pour le prendre, ni jambes pour y aller. Le gouvernement de de Pékin n’était qu’une pure fiction. La réalité était le maréchal Zhang Suolin [1] , chef des Hung Hu Tzu [2] , dictateur-bourreau de la Mandchourie, agent du Japon, ennemi mortel du mouvement national-révolutionnaire qui a explosé violemment en 1925 et s’est transformé en 1926 en une expédition du Sud contre le Nord, c’est-à-dire en dernière analyse en une expédition contre Zhang Suolin [3] . Livrer le chemin de fer au maréchal de la Mandchourie aurait signifié en réalité faire une alliance avec lui contre la révolution chinoise en train de se développer. Cela n’aurait pas valu mieux que la livraison d’artillerie et de munitions à la Pologne blanche en 1920 pendant sa guerre contre la République soviétique. Ce n’aurait pas été remplir un devoir révolutionnaire, mais la plus ignominieuse trahison de la révolution chinoise, la vraie, celle qui est accomplie par les classes, et non pas son fantôme abstrait qui hante la tête de Louzon et d’autres formalistes comme lui.

Empêtré dans les contradictions, Louzon en vient à reprocher au gouvernement soviétique d’avoir signé un traité le 20 septembre 1924 avec Zhang Suolin, "le militariste le plus réactionnaire qui ait jamais gouverné la Chine". Oui, c’était le plus réactionnaire. De toute évidence, au lieu de conclure avec lui un traité qui a protégé le chemin de fer de ce réactionnaire extrémiste, ce qu’il aurait fallu faire, selon Louzon, c’était tout simplement lui en faire cadeau.

Naturellement, le traité de 1924, qui a abrogé tous les privilèges impérialistes de la Russie, n’a donné aucune garantie absolue contre Zhang Suolin, car les troupes de ce dernier étaient en Mandchourie alors que les troupes soviétiques étaient loin. Mais aussi loin soient-elles, elles n’en existent pas moins. Zhang Suolin, parfois, se lançait dans des expéditions et d’autres fois battait en retraite. Il revendiquait, par exemple, que le chemin de fer transporte ses troupes contre-révolutionnaires sans conditions. Mais le chemin de fer, en vertu du traité, mit toutes sortes d’obstacles sur sa route. Il fit arrêter le directeur du chemin de fer, puis recula. Pour de bonnes et solides raisons, il n’avait pas confiance en ses seules forces. Mais le Japon, pour diverses raisons, s’abstint de le soutenir activement, mais le surveilla et attendit. Tout cela fut extrêmement avantageux pour la révolution chinoise, qui se développa du Sud vers le Nord.

Aide révolutionnaire ou intervention impérialiste ?

Pour pouvoir démontrer de façon plus frappante le vide total du formalisme de Louzon, abordons la question d’un autre point de vue. Tout le monde sait que, pour se maintenir dans un pays arriéré, les impérialistes arment fréquemment une tribu contre une autre, une province contre une autre, une classe contre une autre. C’est ainsi qu’agit, méthodiquement, par exemple, l’Amérique, pour s’ouvrir la voie en Amérique du Sud. Par ailleurs, tout le monde sait que le gouvernement soviétique a donné une aide importante à l’armée nationaliste chinoise dès les premiers jours de sa formation et surtout pendant son expédition du Nord. Les social-démocrates du monde entier poussaient les hauts cris en chœur avec leurs bourgeoisies respectives à propos de l’"intervention" militaire soviétique en Chine, ne la considérant que comme la couverture révolutionnaire de la vieille politique de l’impérialisme tsariste. Louzon est-il ou non d’accord ? Cette question vaut pour tous ses émules. Nous, bolcheviks, nous pensons exactement le contraire : c’était le devoir élémentaire du gouvernement soviétique que de venir en aide à la révolution chinoise, avec des idées, des hommes, de l’argent, des armes. Que la direction de Staline-Boukharine ait causé à la révolution chinoise des dommages politiques qui pèsent beaucoup plus lourd que le soutien matériel est une question à part que nous allons traiter. Mais ce n’est pas à cause de la ligne Staline-Boukharine sur la question chinoise que les mencheviks accusent le gouvernement soviétique d’impérialisme, mais pour son intervention dans les affaires chinoises, pour son aide à la révolution chinoise. En intervenant, camarade Louzon est-ce que le gouvernement soviétique a commis un crime ou rendu un service ? Personnellement il me semblerait difficile de dire qu’il y a eu ici des services rendus car l’intervention constituait la réalisation d’un devoir élémentaire qui découlait des intérêts des révolutions russe et chinoise. Et maintenant je vous demande si ç’aurait été acceptable que le gouvernement soviétique, tout en aidant le Sud de la main gauche, livre, avec la droite le Chemin de fer de la Chine orientale aux Nordistes, contre lesquels cette guerre était menée ?

Nous répondons : dans la mesure où le gouvernement soviétique ne pouvait transférer son chemin de fer du Sud au Nord, il était dans l’obligation, pour faciliter à la révolution son offensive contre les militaristes du Nord, de conserver solidement entre ses mains son chemin de fer de façon à empêcher les impérialistes et les militaristes d’en faire une arme contre la révolution chinoise. C’est ainsi que nous autres, nous comprenons notre devoir révolutionnaire à l’égard d’une lutte réaliste pour une auto-détermination nationale réelle en Chine.

En même temps que cette question, une autre était posée. Il fallait conduire la politique en matière de chemin de fer de façon à permettre aux masses chinoises, au moins leurs couches avancées, de saisir clairement les objectifs d’émancipation et les tâches du gouvernement chinois à l’égard de la Chine. J’ai traité cette question dans un article antérieur où j’ai cité les décisions de la commission du comité central du parti russe, formulée par moi et adoptée en avril 1926. La substance de ces décisions était : nous considérons le Chemin de fer de l’Est chinois comme l’une des armes de la révolution mondiale et, plus précisément, des révolutions russe et chinoise. L’impérialisme mondial peut évidemment, directement ou indirectement, nous arracher ce chemin de fer. Pour éviter des conséquences plus graves, nous pouvons nous trouver obligés de le livrer aux impérialistes exactement comme nous avons été obligés de signer la paix de Brest-Litovsk. Mais jusque là, tant que nous en avons la possibilité et la capacité, nous le protégerons de l’impérialisme, en nous préparant à le remettre à la révolution chinoise victorieuse. Dans ce but, nous établirons immédiatement des écoles pour les cheminots chinois afin de les éduquer non seulement techniquement, mais politiquement.

Mais c’est précisément ce qui met en fureur la réaction chinoise. Une dépêche de Reuter reproduit cette déclaration de l’actuel ministre des affaires étrangères, Wang [4] :

"L’unique issue pour la Chine est l’unification de toutes les nations pour résister effectivement à l’impérialisme rouge,, autrement la Chine va périr dans les tentacules du communisme".

On voit qu’il ne s’agit pas du tout ici de combattre l’impérialisme en général. Au contraire, le gouvernement chinois fait appel à l’impérialisme pour qu’il l’aide contre "l’impérialisme rouge" qui, pour lui, s’identifie au péril du communisme. Pouvait-on souhaiter une formulation plus claire, plus précise et plus calculée ?

Louzon a essayé de prouver que les sympathies des Etats impérialistes étaient du côté du gouvernement soviétique contre la Chine.

En réalité, ce qu’il a prouvé, c’est seulement que, sur des questions précises, l’attitude de l’Union soviétique à l’égard des impérialistes était contradictoire. Dans la mesure où l’impérialisme repose sur l’inviolabilité des droits de propriété, il est également obligé de reconnaître le même droit au gouvernement soviétique. Si ce n’était pas le cas, par exemple, il ne pourrait même pas y avoir de commerce entre la République soviétique et les pays capitalistes, Mais si on en venait à faire la guerre, alors le prétexte de la guerre, à savoir la question de la propriété du chemin de fer serait complètement rejeté au second plan. Les impérialistes n’aborderaient cette question que du point de vue de la lutte contre le danger de ce qu’ils appellent l’"impérialisme rouge" c’est-à-dire la révolution prolétarienne internationale.

Il ne serait pas inutile de rappeler à cette occasion la conduite des émigrés blancs en Extrême-Orient. Même le New York Times du 17 août 1929 a écrit à ce sujet :

"Ici (dans les milieux gouvernementaux de Washington) on concède la possibilité que les Russes blancs puissent avoir provoqué les incidents (de frontière) du côté chinois qui ne se seraient sans doute pas produits autrement". Selon Louzon, ce dont il s’agit, c’est de l’auto-détermination nationale de la Chine. Tchiang Kai-chek apparaît comme l’incarnation du progrès démocratique, le gouvernement soviétique comme celle de l’agression impérialiste. Mais les émigrés blancs, pour une raison obscure, se rangent du côté de l’auto-détermination nationale chinoise contre l’impérialisme russe. Ce simple fait ne démontre-t-il pas combien Louzon s’est désespérément embrouillé en remplaçant la politique de classe par la géographie et l’ethnographie ? Les bandits blancs qui ont tué des soldats de l’Armée rouge sur les frontières d’Extrême-Orient, avaient à leur façon une meilleure compréhension de la politique que Louzon. Ils ne se sont pas perdus dans les détails secondaires mais ont réduit la question à l’essentiel : la lutte de la bourgeoisie mondiale contre la révolution.

La Substitution du Pacifisme au Bolchevisme

Abandonnant le point de vue de classe pour une point de vue national abstrait, les ultra-gauches dérivent nécessairement d’une position révolutionnaire à une position purement pacifiste. Louzon raconte comment en leur temps les troupes soviétiques se sont emparé du chemin de fer sibérien et comment, plus tard, l’Armée rouge, "conformément à la politique anti-impérialiste de Lénine, l’armée rouge s’arrêta soigneusement aux frontières de la Chine. Il n’y eut pas de tentative pour reprendre le territoire du chemin de fer d’Orient chinois." (La Révolution prolétarienne, p. 228) Il apparaît ainsi que le devoir suprême de la révolution prolétarienne est de baisser son pavillon devant les frontières nationales. C’est en cela que consiste selon Louzon l’essence de la politique anti-impérialiste de Lénine ! On rougit de honte à lire cette philosophie de "la révolution dans un seul pays". L’Armée rouge s’est arrêtée à la frontière de la Chine parce qu’elle n’était pas assez forte pour franchir sa frontière et se heurter à l’inévitable déchaînement de l’impérialisme japonais. Si l’Armée rouge avait été assez forte pour lancer une telle offensive, elle aurait été tenue de le faire. Si l’Armée rouge avait renoncé à une offensive révolutionnaire contre les forces de l’impérialisme et dans l’intérêt de ouvriers et paysans chinois et de la révolution prolétarienne mondiale, ce n’aurait pas été la r6alisation de la politique de Lénine mais une vile trahison de l’A.B.C. du marxisme. Où est donc le malheur de Louzon et de ses pareils ? En ce qu’il a substitué une politique nationale-pacifiste à la politique internationaliste révolutionnaire. Cela n’a absolument rien de commun avec Lénine.

En son temps, l’Armée rouge a envahi la Géorgie menchevique et aidé les ouvriers géorgiens à renverser la domination de la bourgeoisie. Jusqu’à présent, la IIème Internationale ne nous l’a pas pardonné. La Géorgie est habitée par des Géorgiens ; l’Armée rouge était composée essentiellement de Russes. De quel côté Louzon se range-t-il dans ce vieux conflit ?

Et qu’en est-il de la marche sur Varsovie à l’été de 1920 ? Louzon sait peut-être que j’y étais opposé. Mais mes objections étaient d’un caractère purement pratique. Je craignais que les masses laborieuses de Pologne ne réussissent pas à se soulever à temps (la guerre avance en règle générale plus vite que la révolution) et j’estimais dangereux de laisser notre base trop en arrière. Cette prévision a été confirmée par les événements ; la marche sur Varsovie fut une erreur. Mais c’était une erreur pratique, pas une erreur de principe. Si les conditions avaient été favorables, il aurait été de notre devoir immédiat de prêter assistance armée à la révolution en Pologne comme partout ailleurs. Ce fut pourtant précisément à cette époque précisément que Lloyd George, Bonar Law et autres nous accusèrent pour la première fois d’impérialisme rouge. Cette accusation a été alors reprise par la social-démocratie et, de là, imperceptiblement elle fit le voyage vers les ultra-gauches.

Contre l’intervention "révolutionnaire", Louzon avance hors de propos le vieil argument incontestable "L’émancipation des travailleurs ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes". A l’échelle nationale ? Seulement dans le cadre d’un seul pays ? Les ouvriers d’un pays peuvent-ils aider les grévistes d’un autre ? Peuvent-ils envoyer des armes aux insurgés ? Peuvent-ils envoyer une armée s’ils en ont une ? Peuvent-ils le faire pour aider une insurrection ou pour la préparer, de même que les grévistes envoient des détachements pour débaucher les ouvriers dans les usines restées en arrière .

Pourquoi Louzon n’ose-t-il pas aller jusqu’au bout ?

Tout en adoptant une position nationale-démocratique, Louzon s’abstient pourtant d’en tirer les conséquences jusqu’au bout. Car, s’il est vrai que le gouvernement chinois combat pour la libération nationale contre l’impérialisme soviétique, alors le devoir de tout révolutionnaire n’est pas de donner à Staline des conférences philosophiques sur la morale, mais d’aider activement Tchiang Kai-chek.

De la position de Louzon, si on la prend au sérieux, découle que chacun a le devoir immédiat d’aider la Chine – par la force des armes si possible – à conquérir son indépendance nationale contre les héritiers du tsarisme. C’est clair comme le jour. Louzon lui-même mentionne à très juste titre le fait que le gouvernement soviétique a aidé Kemal [5] contre l’impérialisme. Louzon exige que des principes identiques soient appliquée à la Chine. C’est tout à fait juste : contre l’impérialisme, on a le devoir de secourir même le bourreau Tchiang Kai-chek. Mais c’est précisément à cet endroit que Louzon s’arrête indécis. Il semble sentir que la conclusion qui découle de sa position doit être quelque chose comme : "Travailleurs du monde, venez à l’aide du gouvernement chinois qui défend son indépendance contre les attaques de l’Etat soviétique !" Pourquoi donc Louzon s’arrête-t-il en chemin ? Parce que cette simple conclusion conséquente transformerait simplement nos formalistes ultra-gauches en agents de l’impérialisme et avocats politique de ces Gardes-blancs russes qui combattent maintenant les armes à la main pour la "libération" de la Chine. Cette inconséquence fait honneur à l’instinct politique des "ultra-gauches", mais pas à leur logique politique.

Peut-on admettre les "concessions" socialistes ?

A ce point, le camarade Urbahns et ceux qui lui sont proches par la pensée dans la direction du Leninbund entrent dans cette controverse. Sur cette question, comme la plupart des autres, ils essaient d’être au milieu. Ils publient un article de R.P. [Rfeinz Pächter], un disciple de Korsch, un autre de Louzon et encore un de Paz, un article erroné des camarades belges, un article marxiste de Landau et un article de moi.

Ensuite et enfin, la rédaction dévoile sa philosophie éclectique, empruntée pour les deux tiers à Louzon et Korsch et un tiers à l’Opposition de gauche. Rhétoriquement, tout cela se couvre de la formule : "Notre accord avec Trotsky n’est pas à 100%". S’appuyant essentiellement sur Louzon, Urbahns ne s’en tient pas cependant à la géographie et à l’ethnographie. Mais ses efforts pour apporter un point de vue de classe, c’est-à-dire pour compléter Louzon par Marx, n’aboutissent qu’à des résultats réellement tristes.

Ecoutons ce que dit l’article-programme de Die Fahne des Kommunismus (l’organe théorique du Leninbund) :

"Le chemin de fer représente jusqu’à présent une concession chinoise à un gouvernement étranger qui, vue du côté de la Chine (?) ne présente une différence que de degré (?) avec toutes les autres concessions dont les puissances impérialistes sont propriétaires". (Sur le conflit russo-chinois, nº31, p.245)

C’est encore du pur Louzon. Urbahns enseigne aux révolutionnaires allemands à apprécier les faits "du côté de la Chine". Et ce qui est nécessaire, c’est de les apprécier du c8té prolétarien. Les frontières nationales n’épuisent pas la question.

D’abord, il est tout à fait stupide de soutenir que l’Etat prolétarien ne doit pas en général posséder d’entreprises (de "concessions") dans d’autres pays. Ici, Urbahns, dans les pas de Louzon, revient tout simplement sur une route qui conduit à la théorie du socialisme dans un seul pays. La question d’un Etat ouvrier implantant des entreprises industrielles dans un pays arriéré n’est pas seulement une question économique mais une question de stratégie révolutionnaire. Si la Russie soviétique n’y est pas encore parvenue, ce n’est pas à partir de considérations principielles, mais du fait de sa faiblesse technique. Des pays socialistes avancés c’est-à-dire hautement industrialisés comme l’Angleterre, l’Allemagne, la France seront dans tous les sens intéressés à construire de chemins de fer, à créer des usines et des "fabriques de grains" dans les pays arriérés, les anciennes colonies, etc. Bien entendu, ils ne pourront le faire, ni par la force, ni à titre de dons magnanimes. Ils devront recevoir en échange certains produits coloniaux. Le caractère de ce type d’entreprises socialistes, leur administration, leurs conditions de travail auraient à élever l’économie et la culture des pays arriérés avec l’aide du capital, de la technique et de l’expérience des Etats prolétariens plus riche, au bénéfice des uns et des autres. Ce n’est pas de l’impérialisme, ni de l’exploitation, ni de la soumission : c’est, au contraire, la transformation socialiste de la vie économique du monde. Il n’existe aucune autre voie.

Par exemple, lorsqu’en Angleterre, on aura établi la dictature du prolétariat, ce pays ne sera nullement obligé de faire don à la bourgeoisie hindoue des concessions britanniques existantes. Ce serait la politique la plus stupide possible, qui aboutirait à renforcer la puissance des capitalistes indiens et des féodaux alliés à eux face au prolétariat et la paysannerie indiennes, et cela retarderait pour longtemps la développement de la révolution socialiste en Inde. Non ! L’Etat ouvrier, ayant proclamé l’entière liberté des colonies, devrait immédiatement exempter les concessions de tous les privilèges nationaux, quels qu’ils soient, en en terminant de la politique de la matraque des uns, et des humiliations subies par les autres. En même temps, sans abandonner les concessions, l’Etat ouvrier aura le devoir de les transformer non seulement en véhicules de la construction économique de l’Inde mais aussi de sa reconstruction socialiste à venir. Naturellement cette politique, également indispensable pour la consolidation de l’Angleterre socialiste ne pourrait être menée qu’en accord complet avec l’avant-garde du prolétariat indien et offrirait d’évidents avantages aux paysans indiens.

Essayons maintenant, avec Urbahns, d’examiner la question "du côté de l’Inde". Pour la bourgeoisie indienne, les "concessions" socialistes se révèleront bien pires que les concessions capitalistes, ne serait-ce que parce qu’elles vont réduire impitoyablement ses profits au bénéfice des ouvriers et paysans indiens. En revanche, pour ces derniers, les concessions socialistes deviendront de puissantes bases de soutien, une sorte de bastion socialiste où l’on pourrait rassembler les forces pour préparer la révolution socialiste. Naturellement, dès que la prolétariat indien aura pris le pouvoir, les anciennes concessions passeront entre ses mains. Les rapports entre le prolétariat indien et le prolétariat britannique seront réglés non par la mémoire de la propriété bourgeoise mais par les principes supérieurs de la division internationale du travail et de la solidarité socialiste.

Ainsi donc, il n’existe pas de côté "simplement indien" ou " simplement chinois". Il y a le côté de Tchiang Kai-chek. Il y a le côté des ouvriers chinois avancés. Il y a les infinies nuances de la petite bourgeoisie. Quand Urbahns essaie de voir la question "du côté chinois", il prend en réalité les lunettes d’un petit-bourgeois chinois incapable, dans une situation difficile, de prendre position et de choisir son camp.

Erreurs de principe dans l’appréciation des révolutions chinoise et russe.

Jusque là, Urbahns se borne pour l’essentiel à répéter les errements de Louzon. Puis il veut "aller plus loin". Si l’on écarte de l’éditorial de Die Fahne des Kommunismus ses réserves, équivoques et autres échappatoires , son fond se résume dans la formule suivante : puisque la révolution nationale a triomphé en Chine, tandis qu’en Russie la contre-révolution a vaincu (ou a virtuellement vaincu, ou doit inéluctablement vaincre), qu’en découle-t-il ? L’article ne répond pas nettement. Sa philosophie éclectique lui permet précisément d’éluder une réponse claire.

J’estime indispensable pour exposer ce qui suit, de placer ici les affirmations préliminaires suivantes :

1 . Le camarade Urbahns [*] a une conception erronée du caractère de la révolution russe et de l’étape qu’elle est en train de traverser. Il ne comprend pas la signification de Thermidor

2 . Le camarade Urbahns a une conception erronée, du mécanisme de classe de la révolution chinoise et de sa condition actuelle.

3 . De ses appréciations sociales fausses il tire des conclusions politiques erronées et extrêmement dangereuses.

4 . Le fait que, de même que Louzon et autres ultra-gauches, il ne pousse pas ses conclusions jusqu’au bout, démontre son inconséquence mais ne diminue en rien le danger de sa position fausse.

A cette étape, je suis obligé de citer un long passage de Die Fahne des Kommunismus dont l’éditorial s’efforce d’expliquer les conditions qui ont créé en Chine un "mouvement de libération nationale" de caractère révolutionnaire, dont la pointe était évidemment dirigée contre les impérialistes et dans lequel le prolétariat chinois voyait ses intérêts représentés.

Cette résolution s’est arrêtée au stade bourgeois ;, elle a amené la dictature militaire de Tchiang Kai-chek, noyé dans le sang la révolution prolétarienne chinoise et lessoulèvements paysans révolutionnaires qui attentaient à la propriété privée et a rapproché la bourgeoisie chinoise des objectifs de la révolution bourgeoise. L’un de ces objectifs est l’unification nationale (..) Les concessions impérialistes sont une écharde douloureuse dans la chair de l’unification nationale de la Chine (…) Les Chinois cherchent à s’en débarrasser en négociant avec les puissances impérialistes ; à l’égard de la Russie soviétique, qu’ils considèrent comme un adversaire bien plus faible, ils cherchent à y arriver par l’agression armée. En outre (!), ce qui sert de règle(massagebend) au gouvernement militaire chinois, c’est qu’une concession russe est, du point de vue de classe, un facteur plus (?) dangereux que les concessions accordées aux "frères ennemis" capitalistes. Tout le monde aurait dû prévoir ce conflit car il ne pouvait y avoir dans la Chine de la révolution bourgeoise aucune coexistence pacifique entre les intérêts chinois et russes. Seule une révolution chinoise victorieuse aurait pu réaliser une telle collaboration dans la vie. Et même si cette révolution s’achevait par le triomphe d’une Chine uniquement ouvrière et paysanne…" (nº 31, p. 245).

Je ne me souviens pas d’avoir rencontré, dans une ou deux dizaines de lignes, semblable galimatias, pareille confusion dans les idées. En tout cas, cela ne m’est pas arrivé souvent. Il faudrait une page entière pour débrouiller chaque ligne. Je vais essayer de le faire le plus brièvement possible en laissant de côté les contradictions secondaires.

Dans sa première partie, le passage ci-dessus traite des concessions impérialistes, entre autres le Chemin de fer de l’Est chinois, qui, assure-t-on, constitue une écharde dans la chair de l’indépendance nationale chinoise. La république soviétique est ici mise entre parenthèses au milieu des états capitalistes. Dans une seconde partie, il est dit qu’"en outre", ce qui sert également de règle (!) est que la concession russe soit plus (!) dangereuse du point de vue de classe. Et finalement il en sort une synthèse de ces deux explications qui s’excluent mutuellement, à savoir que les intérêts de la Chine et de la Russie sont inconciliables en général. Comment ? Pourquoi ? Il découle de la première partie de ce passage que l’impérialisme russe est incompatible avec l’unité nationale de la Chine. De la seconde, que les intérêts de la Russie ouvrière sont incompatibles avec ceux de la Chine bourgeoise.

Laquelle de ces deux explications diamétralement opposées Urbahns choisit-il ? Au lieu de choisir entre elles, il combine les deux. Comment y arrive-t-il ? A l’aide ce petit mot, "en outre" (dabei). Cinq lettres et voilà le problème résolu.

Que les intérêts de la république soviétique et de la Chine bourgeoise étaient inconciliables, chacun, assure Urbahns, devrait l’avoir prévu. Très bien. Cela signifie qu’il ne s’agit pas du tout du chemin de fer ou du traité de 1924, n’est-ce pas ? Le caractère inconciliable des relations entre la Chine actuelle et la république soviétique ne fait que refléter le caractère inconciliable des contradictions même de la Chine actuelle. Si Urbahns avait dit que que la bourgeoisie chinoise, qui repose sur les baïonnettes, hait la république soviétique dont la seule existence est source d’agitation révolutionnaire en Chine, c’eût été juste. Il eût fallu seulement fallu ajouter que sa propre peur des masses opprimées, la bourgeoisie chinoise la désigne comme "impérialisme soviétique".

Urbahns affirme que la révolution bourgeoise a triomphé en Chine. C’est ce que pense la social-démocratie internationale. Ce qui a triomphé en Chine n’était pas la révolution bourgeoise , mais la contre-révolution bourgeoise. Ce n’est pas du tout la même chose.

Urbahns parle de l’écrasement des ouvriers et des paysans comme d’un détail intérieur de la révolution bourgeoise. Il va même jusqu’à affirmer que les ouvriers chinois ont vu leurs intérêts de classe représentés (vertreten) dans la révolution nationale, c’est-à-dire dans le Guomindang où l’Internationale communiste les avait fait entrer, à coups de matraque. Ce point de vue est un point de vue stalinien, c’est-à-dire social-démocrate.

La révolution bourgeoise, dans la mesure où elle était possible en Chine, sous la forme d’une étape distincte, a eu lieu en 1911. Mais son seul résultat a été de démontrer qu’une révolution bourgeoise, quel que soit son degré d’achèvement, était impossible en Chine. C’est-à-dire que l’unification nationale de la Chine, son émancipation de l’impérialisme (le problème agraire) sont impensables sous la direction de la bourgeoisie. La seconde révolution chinoise (1925-27) a montré par son cours tout entier ce que les marxistes voyaient très clairement d’avance, à savoir que la solution véritable des problèmes posée par la révolution bourgeoise en Chine n’est possible que par la dictature du prolétariat s’appuyant sur l’alliance des ouvriers et des paysans contre l’alliance de la bourgeoisie nationale avec l’impérialisme. Mais cette révolution ne peut pas s’arrêter à l’étape bourgeoise. Elle se transforme en révolution permanente, c’est-à-dire qu’elle devient un chaînon de la révolution socialiste internationale dont elle devient inséparable et partage le sort. Voilà pourquoi la contre-révolution, qui l’a emporté avec l’aide de Staline-Boukharine, a écrasé impitoyablement le mouvement des masses populaires et établi non un régime démocratique, mais un régime militaire-fasciste.

La question de la Révolution permanente en Chine

Dans la première partie du passage que nous avons cité, le journal du camarade Urbahns dit que la révolution bourgeoise l’a emporté en Chine. Dans la seconde moitié, il assure que la collaboration de la Chine avec la Russie soviétique ne serait possible que dans le cas d’une "révolution chinoise victorieuse". Qu’est-ce que cela signifie ? Car enfin, si l’on en croit Urbahns, la révolution bourgeoise n’a-telle pas triomphé en Chine ? N’est-ce pas précisément pour cela qu’elle s’efforce de retirer de sa chair l’écharde impérialiste ? Dans ce cas, de quelle "autre" révolution Urbahns parle-t-il ? De la révolution prolétarienne ? Absolument pas. "Même si cette révolution s’achevait par le triomphe d’une Chine uniquement ouvrière et paysanne". Que signifie ce "même" ? Il ne peut que signifier qu’il ne s’agit pas ici de révolution prolétarienne.

Alors, quelle révolution ? Cela veut-il dire qu’Urbahns – comme Boukharine et Radek – prévoit la possibilité d’une dictature, en Chine, qui ne soit ni bourgeoise ni prolétarienne, mais une dictature spéciale, ouvrière et paysanne. Il faudrait le dire plus clairement, plus courageusement, plus fort, sans chercher à se cacher derrière le petit mot "même". L’orientation stalino-boukharinienne vers le Guomindang avait son origine précisément dans cette philosophie d’une dictature non-bourgeoîse et non-prolétarienne. C’est précisément là-dessus que Radek et Smilga ont trébuché la première fois. Staline, Boukharine et Zinoviev et, sur leurs traces, Radek et Smilga croient qu’entre l’impérialisme mondial d’un côté, et l’Etat ouvrier de l’autre, une dictature révolutionnaire petite-bourgeoise est possible. Et Urbahns, après les expériences du kérenskysme russe et du Guomindang chinois, tant de droite que de gauche, chante timidement un air d’accompagnement à Radek sur cette question dont dépend le destin de tout l’Extrême-Orient. Ce n’est pas pour rien qu’Urbahns réimprime l’article très superficiel et profondément vulgaire de Radek sur la révolution permanente, tout en se taisant sur sa propre attitude à l’égard de cette question. [**]

Il ne s’agit pas aujourd’hui de reproduire des passages de textes plus ou moins malhonnêtement ressassés de 1905 sur la révolution permanente. Les Zinoviev, Maslow et autres, ont consacré assez d’efforts à ce travail de falsification. Il s’agit de toute la ligne stratégique pour les pays de l’Orient et pour toute une époque. Il faut dire clairement si une dictature démocratique des ouvriers et des paysans est concevable et en quoi exactement elle se distinguerait de la dictature du Guomindang d’un côté et de la dictature du prolétariat de l’autre. Cela nous amène à la question de savoir si la paysannerie peut avoir une politique indépendante dans la révolution – une politique indépendante à l’égard de la bourgeoisie et à l’égard du prolétariat. Le marxisme, enrichi par l’expérience des révolutions russe et chinoise répond : "Non, non et non". Ou bien la classe paysanne, à la suite de ses dirigeants et des intellectuels petits-bourgeois, marche avec la bourgeoisie, et ce que nous avons dans ce cas, c’est la politique des s.r., le kerenskysme ou le Guo-mindanguisme, ou bien, suivant ses couches inférieures, les éléments prolétariens ou semi-prolétariens du village, la paysannerie marche avec le prolétariat industriel. Dans ce cas, c’est la voie du bolchevisme, c’est-à-dire la voie de la Révolution d’Octobre (c’est-à-dire de la révolution permanente).

C’est sur cette question – et cette question précisément – que Staline et Boukharine ont cassé le cou du parti communiste chinois et de la révolution chinoise. Zinoviev, Radek, Smilga, Préobrajensky erraient entre stalinisme et marxisme, ce qui les a conduits à capituler ignominieusement. Pour les pays d’Orient, cette question trace la ligne de démarcation entre menchevisme et bolchevisme. Le fait que les Martynov d’aujourd’hui se servent comme feuilles de vigne de lambeaux de citations de 1905 – exactement les mêmes que Staline, Kamenev, Rykov et autres ont utilisé pour se couvrir contre Lénine en 1917 – c’est là une mascarade qui ne peut abuser que des sots ou des ignorants [***] . En Chine, l’Internationale communiste a réalisé dans la vie l’alliance Martynov-Boukharine-Staline, avec en accompagnement des vociférations enragées contre la révolution permanente. C’est aujourd’hui la question fondamentale pour les pays d’Orient et par conséquent une des questions essentielles pour l’Occident. Le camarade Urbahns a-t-il là-dessus une opinion ? Non, il n’en a pas. Il cherche à se couvrir d’un petit mot particulier ou, ce qui est pire, se dissimule derrière un article de Radek qu’il imprime "au cas où"...

Est-ce Thermidor ou une répétition de Thermidor dans le Parti ?

Si le camarade Urbahns est mal parti avec la révolution chinoise, la situation est pire encore, si possible, quand il en vient à la révolution russe. Je fais ici référence avant tout à la question de la nature de classe de l’Etat soviétique. La formule de Thermidor est évidemment une formule conventionnelle comme toute analogie historique. Quand j’ai employé pour la première fois cette formule contre Zinoviev et Staline, j’ai souligné tout de suite son caractère tout à fait conventionnel. Mais elle est entièrement légitime, compte tenu des différences entre les deux époques et les deux structures de classe. Thermidor signale la première étape victorieuse de la contre-révolution, c’est-à-dire le passage du pouvoir des mains d’une classe à une autre, au cours duquel ce transfert, bien que nécessairement accompagné d’une guerre civile est néammoins masqué politiquement par le fait que la lutte se déroule entre les fractions d’un parti qui était uni la veille. Thermidor en France a été précédé d’une période de réaction qui s’est développée alors que le pouvoir demeurait aux mains des plébéiens, du petit peuple des villes. Thermidor paracheva cette période préparatoire de la réaction par une catastrophe entièrement politique à la suite de quoi les plébéiens perdirent le pouvoir. Thermidor ne signifie donc pas une période de réaction en général, c’est-à-dire une période de reflux, d’affaissement, d’affaiblissement des positions révolutionnaires. Thermidor a une signification beaucoup plus précise. Il indique le transfert direct du pouvoir entre les mains d’une classe différente à la suite duquel la classe révolutionnaire ne peut reprendre le pouvoir sauf par une insurrection armée. Et pour que celle-ci se produise, il faut une situation révolutionnaire nouvelle, dont l’apparition dépend de tout un ensemble complexe de causes intérieures et extérieures.

Dès 1923, l’Opposition marxiste a établi le début d’un chapitre nouveau dans la révolution, celui de l’affaissement idéologique et politique qui pouvait signifier à l’avenir Thermidor. C’est alors que nous avons pour la première fois employé ce mot. Si la révolution allemande l’avait emporté en Allemagne à la fin de 1923 – et c’était parfaitement possible – la dictature du prolétariat en Russie aurait été épurée et consolidée sans convulsions internes. Mais la révolution allemande s’est terminée par une des plus terribles capitulations de l’histoire ouvrière. La défaite de la révolution allemande a donné une puissante impulsion à tous les processus de réaction à l’intérieur de la république des soviets. De là, la lutte dans le parti contre "la révolution permanente" et "le trotskysme" a mené à la création de la théorie du socialisme dans un seul pays et ainsi de suite. Les ultra-gauches en Allemagne n’ont pas compris qu’on avait dépassé un point de rupture. De la main droite, ils soutenaient la réaction dans le parti communiste soviétique, et de la gauche ils menaient en Allemagne une politique d’offensive formelle, ignorant la défaite de la révolution allemande et le reflux qui commençait. Comme les centristes du P.C.U.S., les ultra-gauches allemands (Maslow, Fischer, Urbahns) ont aussi couvert leur politique fausse par une lutte contre le "trotskysme" qu’ils dépeignaient comme un "liquidationnisme" – parce que les mêmes voyaient la situation révolutionnaire non pas derrière eux mais devant. L’étiquette de trotskysme était dans ce cas accolée à la capacité d’apprécier une situation et de distinguer correctement ses différentes phases. Il serait très utile, permettez-moi de l’ajouter en passant, qu"Urbahns consente enfin à dresser le bilan théorique de toute cette lutte qui a perturbé les ouvriers allemands et pavé la route pour la victoire de fonctionnaires idiots, d’aventuristes et de carriéristes.

Le cours erroné de l’ultra-gauche de 1924-25 tendit à affaiblir plus encore les positions du prolétariat européen et accéléra ainsi le recul réactionnaire en Union soviétique. L’exclusion du parti de l’Opposition, les arrestations et exécutions constituèrent des moments extrêmement importants de tout ce processus. Elles signifiaient que le parti s’affaiblissait de plus en plus et que par conséquent la capacité de résistance du prolétariat soviétique diminuait aussi. Mais tout cela ne signifiait pas encore – il s’en fallait de beaucoup – que le pouvoir était passé des mains de la classe ouvrière à une autre classe.

Le fait que le prolétariat soviétique n’avait pas eu la force d’empêcher l’écrasement de l’Opposition en tant qu’organisation constituait naturellement un symptôme très alarmant. Mais, par ailleurs tout en écrasant l’Opposition de gauche, Staline se trouva obligé de plagier des parties de son programme dans tous les domaines, de diriger son feu à droite et de transformer une manœuvre interne au parti en zigzag très accentué et prolongé vers la gauche [6] . Cela montre qu’en dépit de tout le prolétariat est encore suffisamment puissant pour exercer une pression et que l’appareil d’Etat demeure sous sa dépendance. C’est sur ce fait capital que l’Opposition russe doit continuer à baser sa propre politique qui est une politique de réforme, pas de révolution.

Même avant la destruction de l’Opposition en tant qu’organisation, nous avons dit et écrit plus d’une fois qu’après l’élimination de la Gauche, la droite va présenter sa note au centre. Ces éléments qui avaient soutenu Staline dans sa lutte contre nous, commenceraient à faire pression avec une force redoublée dès que la barrière de la Gauche serait enlevée. C’est ce que nous avons prédit. Nous l’avons, plus d’une fois, exprimé ainsi : "La queue de Thermidor va s’abattre sur la tête centriste". Cela s’est déjà produit et cela se renouvellera encore. J’ai en vue non Boukharine ou Tomsky, mais les puissantes forces thermidoriennes dont les droitiers ne sont que le pâle reflet dans le parti.

Malgré l’écrasement de l’Opposition comme organisation et l’affaiblissement du prolétariat, la pression de son intérêt de classe combinée avec la pression des idées de l’Opposition se sont révélées assez puissantes pour obliger l’appareil centriste à entreprendre un zigzag prolongé à gauche. Et c’est précisément ce zigzag à gauche qui a créé les prémisses politiques des dernières séries de capitulations.

La composition du groupe des capitulards est naturellement très diversifiée, mais le rôle dirigeant est joué par ceux qui, auparavant, se représentaient le processus d’affaissement comme absolument rectiligne et qui avaient tendance à chaque nouvelle phase à proclamer que Thermidor avait déjà été réalisé. A la veille de notre exclusion du parti, le zinoviéviste Safarov clamait à Moscou, puis à Berlin : "Il est minuit moins cinq" – c’est-à-dire cinq minutes avant Thermidor. Cinq minutes passèrent – et Safarov capitula. Mais avant Safarov, quand Zinoviev et moi-même fûmes exclus du comité central, Radek voulait proclamer que Thermidor était commencé. J’essayai de lui démontrer qu’il ne s’agissait que d’une répétition dans le parti en vue de Thermidor, peut-être même pas une répétition générale, mais en tout cas pas Thermidor lui-même, c’est-à-dire que ce n’était pas un coup d’Etat contre-révolutionnaire accompli par des classes. Depuis 1926, Smilga soutenait que la politique de Staline-Boukharine ("Paysans, enrichissez-vous", le comité anglo-russe, le Guomindang), ne pouvait tourner que dans une seule direction, à droite. Il soutenait que la révolution d’Octobre avait épuisé ses ressources internes et qu’une aide ne pouvait venir que de l’extérieur, mais qu’il ne l’espérait pas dans les années à venir.

Il écrivit des thèses là-dessus. La possibilité d’une rupture entre les centristes et la droite, d’un brusque tournant des centristes vers la gauche, sous la pression des forces internes, était totalement absente de sa perspective. Sur la question de Thermidor et des deux partis, Radek et Smilga occupaient une position d’extrême-"gauche" à l’intérieur de l’Opposition. C’est pourquoi les événements les ont surpris et pourquoi ils ont si facilement capitulé.

Cette brève revue historique devrait rendre clair au lecteur que la question de savoir si "Trotsky va trop loin" ou "pas assez loin" dans la question de Thermidor (comme Urbahns la formule), ne comporte rien de nouveau. Il y a longtemps que nous avons étudié tout ce cycle de questions et que nous les avons de nouveau passées en revue à chaque nouvelle phase.

Le 26 mai 1928, j’écrivais d’Alma-Ata au camarade exilé Mikhail Okoudjava, un des vieux-bolcheviks géorgiens, ce qui suit :

"Dans la mesure où le nouveau cours de Staline se fixe des tâches, il constitue indiscutablement une tentative de se rapprocher de notre position. Mais ce qui est décisif en politique, ce n’est pas seulement le quoi, mais aussi le comment et le qui. Les principales batailles qui décideront du destin de la révolution sont encore dans l’avenir (..) Nous avons toujours pensé, et nous l’avons dit plus d’une fois, que le processus d’affaissement politique de la fraction dirigeante ne pouvait être décrite comme une courbe descendante régulière. Cet affaissement après tout ne se produit pas dans un vide politique mais dans une société de classes, avec de profondes frictions internes. La masse fondamentale du parti n’est pas du tout monolithique ; elle représente simplement, pour sa majeure partie, de la matière première pour la politique. Les processus de différenciation politique en son sein sont inévitables sous l’impact des impulsions de classe, de droite comme de gauche. Les graves événements qui se sont récemment produits dans le parti et dont vous et moi subissons les conséquences ne sont que l’ouverture de la future marche des événements.

De même que l’ouverture d’un opéra donne d’avance les thèmes musicaux de l’opéra tout entier et les résume, de même, précisément, notre "ouverture" politique, non seulement donne d’avance les mélodies qui trouveront à l’avenir leur pleine expression avec la collaboration des cuivres, des contrebasses, des tambours et d’autres instruments d’une sérieuse musique de classe. Le développement des événements confirme indiscutablement que nous avons et que nous aurons raison non seulement contre les girouettes et les renégats, les Zinoviev, Piatakov et les autres, mais aussi contre nos chers amis de la "gauche", ces brouillons ultra-gauches qui ont tendance à prendre l’ouverture pour l’opéra lui-même, c’est-à-dire à croire que tous les processus de base dans le parti et l’Etat ont déjà été accomplis et que Thermidor, dont ils ont pour la première fois entendu parler par nous, est déjà un fait accompli.

Ce n’est pas une attaque, camarade Urbahns, c’est un fait.

L’Erreur du camarade Urbahns dans la question de Thermidor

La source de bon nombre de conclusions erronées du camarade Urbahns réside dans le fait qu’il croit que Thermidor est déjà accompli. Bien sûr, il n’en tire pas toutes les conclusions nécessaires. Mais les quelques conclusions qu’il a eu le temps de tirer sont suffisantes, si elles s’enracinent, pour ruiner la cause du Leninbund.

Dans un article consacré à ma déportation d’Union soviétique, Die Fahne des Kommunismus écrivait que "la domination stalinienne ne peut plus être désormais considérée comme représentant la classe ouvrière et qu’elle doit donc être combattue par tous les moyens" (ler février 1929).

Ce même article établissait une identité entre la déportation de Trotsky et l’exécution de Robespierre et de ses compagnons. En d’autres termes, on déclarait Thermidor achevé.

Si cette formulation de la question avait été lancée au plus chaud des circonstances, il n’aurait pas valu la peine de s’en occuper. La lutte politique est inconcevable sans exagérations, erreurs isolées commises dans des évaluations sommaires, manques de mesure, etc. Il ne faut pas s’occuper des détails, mais de la ligne fondamentale. Malheureusement la direction du Leninbund s’emploie avec obstination à transformer cette erreur en une ligne fondamentale. Volkswille du 11 février reproduit une résolution sur la situation en Russie en rapport avec ma déportation. Cette résolution affirme nettement que c’est Thermidor (Das ist der Thermidor) et poursuit en ajoutant : "De là découle la nécessité pour le prolétariat russe de lutter contre le régime stalinien pour toutes les libertés afin de pouvoir être équipé pour affronter la contre-révolution ouverte qui s’annonce".

L’article leader de Volkswille du 12 février assure qu’"avec l’exil de Trotsky a été tirée le dernier trait sous la révolution de 1917". Il n’est pas étonnant qu’avec une telle position Urbahns soit obligé de déclarer plus souvent encore qu’il n’est "pas d’accord à 100% avec l’Opposition russe, parce que l’Opposition russe "ne va pas assez loin". Hélas, Urbahns lui-même a continué à aller toujours plus loin, dans la voie de son erreur initiale.

Urbahns, comme Radek, a transformé l’analogie avec Thermidor, qui est très importante dans le sens de classe, en une analogie formelle et en partie personnelle. Radek disait : l’exclusion de l’Opposition du comité central équivaut à l’élimination du gouvernement du groupe de Robespierre. La guillotine ou l’exil à Alma-Ata, ce n’est qu’une question de technique. Urbahns dit : l’écrasement de l’Opposition et la déportation de Trotsky équivalent à l’envoi à la guillotine du groupe de Robespierre. La grande analogie historique est ici remplacée par une comparaison médiocre et arbitraire d’un caractère personnel et épisodique.

La révolution russe du XXème siècle, est incontestablement plus large et plus profonde que la Révolution française du 18ème siècle. La classe révolutionnaire sur laquelle repose la révolution d’Octobre est bien plus nombreuse, bien plus homogène, compacte et résolue que ne l’étaient les plébéiens des villes de France. La direction de la Révolution d’Octobre dans tous ses courants est plus expérimentée et perspicace que ne l’étaient ou ne pouvaient l’être les groupes dirigeants de la Révolution française. Enfin, les changements politiques, économiques, sociaux et culturels qui ont été accomplis par la dictature bolchevique ont beaucoup plus de portée à long terme que ceux qui ont été accomplis par les Jacobins. S’il a été impossible d’arracher le pouvoir aux mains des plébéiens sans une guerre civile, bien qu’ils fussent affaiblis par le développement des contradictions de classes et la bureaucratisation des Jacobins – et Thermidor a été une guerre civile dans laquelle les Jacobins ont été vaincus – comment quelqu’un pourrait-il penser ou croire que le pouvoir peut passer des mains du prolétariat à celles de la bourgeoisie russe de façon pacifique, tranquille, imperceptible, bureaucratique ? Une telle conception de Thermidor n’est que du réformisme renversé.

Les moyens de production, autrefois propriété des capitalistes, restent jusqu’à présent aux mains de l’Etat soviétique. La terre a été nationalisée. Les exploiteurs sont encore exclus des soviets et de l’armée. Le monopole du commerce extérieur demeure un bastion contre l’intervention économique du capitalisme. Ce ne sont pas là des détails. Mais ce n’est pas tout. Par la puissance de son attaque, l’Opposition a forcé les centristes à donner un certain nombre de coups – qui bien entendu ne sont pas mortels et loin d’être décisifs – aux forces de classe thermidoriennes et aux tendances qui les reflètent dans le parti. On ne peut pas fermer les yeux là-dessus. La politique de l’autruche est, de façon générale, une politique médiocre.

Le zigzag à gauche stalinien est aussi peu un dernier pas vers la suppression finale du danger thermidorien que la déportation des Oppositionnels a été le bilan de la révolution d’Octobre. La lutte continue, les classes n’ont pas encore dit leur dernier mot. Le centrisme reste le centrisme, les bolcheviks doivent rester des bolcheviks, les capitulards ne méritent que du mépris. Quant à ceux qui embrouillent tout, les militants ultra-gauche, il faut rappeler à l’ordre !

Le ler mai 1928, Arbeiter Stimme, organe de l’Opposition communiste autrichienne (le groupe du camarade Frey) dans un article intitulé "Malgré Staline, la Russie soviétique est un Etat prolétarien", développait les idées suivantes :

"Il est des questions politiques qui servent de pierres de touche [...] Et, pour les Oppositions communistes de gauche qui apparaissent aujourd’hui sous la forme de toutes sortes de groupes et avec toutes les nuances possibles il existe une telle pierre de touche : c’est la question du caractère prolétarien de la Russie soviétique [...] Il existe dans l’Opposition communiste de gauche des éléments qui, dans leur indignation contre la politique stalinienne dans toutes ses formes, jettent l’enfant avec l’eau de la baignoire. Chez certains commence à se former l’idée que si la politique de Staline persiste la Russie se transformera par une simple évolution en un Etat bourgeois [...] Toute dégénérescence en Russie soviétique est la conséquence du travail de sape auquel se livre la bourgeoisie, secondée en cela, objectivement, par le cours stalinien. Par cette voie, la bourgeoisie s’efforce de préparer la chute du pouvoir soviétique. Mais renverser la dictature prolétarienne et prendre réellement le pouvoir, cela, la bourgeoisie ne peut le faire que par un soulèvement violent [...] Nous combattons le cours stalinien. Mais la Russie soviétique est bien différente de Staline. Malgré toute la dégénérescence, contre laquelle nous luttons et lutterons de la façon la plus résolue, tant que les ouvriers ayant une conscience de classe sont armés, la Russie soviétique demeure pour nous un Etat prolétarien que, dans notre propre intérêt, nous défendons inconditionnellement, dans la paix comme dans la guerre, malgré Staline et précisément pour battre Staline qui est incapable de la défendre avec sa politique[...] Quiconque n’est pas résolument ferme sur la question du caractère prolétarien de la Russie soviétique, nuit au prolétariat, nuit à la révolution, nuit à l’Opposition communiste de gauche".

Cette formule est absolument irréprochable du point de vue théorique. Le camarade Urbahns aurait mieux fait de la reproduire dans l’organe du Leninbund que d’y publier des articles korschistes ou semi-korschistes [7] .

Pas le Centrisme en général, un certain type de centrisme

L’article de l’organe du Leninbund que nous analysons essaie d’attaquer notre position d’un autre bout. "Bien que le centrisme, m’objecte l’auteur, soit un courant et une tendance à l’intérieur de la classe ouvrière, il n’a qu’une différence de degré avec un autre courant et tendance à l’intérieur de la classe ouvrière, précisément le réformisme. Tous les deux, bien que de façon différente, servent l’ennemi de classe" (Die Fahne des Kommunismus, 319 p. 246)

En apparence, cela sonne de façon très persuasive. Mais en réalité, la vérité marxiste a été transformée en abstraction et, du coup, en contre-vérité. Il ne suffit pas de dire que le centrisme en général ou le réformisme en général constituent un courant à l’intérieur de la classe ouvrière. Il faut analyser précisément quelle fonction est remplie par un centrisme donné, dans une classe ouvrière donnée, un pays donné, à une époque donnée. La vérité est toujours concrète.

En Russie, le centrisme est au pouvoir. En Angleterre, le réformisme gouverne aujourd’hui. L’un et l’autre – le camarade Urbahns nous l’enseigne – représentent un courant à 1’intérieur de la classe ouvrière et ils ne diffèrent que dans une certaine mesure (graduell) ; tous deux servent, même si c’est différemment, l’ennemi de classe. Bien, prenons-en note. Mais quelle tactique en découle, disons, en cas de guerre ? Les communistes doivent-ils être défaitistes en Russie comme les communistes en Angleterre ? Ou, au contraire, doivent-ils être, dans les deux pays, des partisans de la défense nationale, pas absolus à vrai dire, mais formulant des réserves ?

Après tout, défaitisme et défensisme sont les lignes d’une politique de classe et ne peuvent pas être affectées par des distinctions secondaires entre centrisme russe et réformisme britannique. Mais peut-être ici le camarade Urbahns va-t-il lui-même rappeler certaines choses et faire les corrections nécessaires ? En Angleterre, les usines, les chemins de fer, la terre appartiennent aux exploiteurs et l’Etat gouverne des colonies, c’est-à-dire qu’il demeure un état esclavagiste, les réformistes défendent là l’Etat bourgeois existant, et le font sans grande habileté et sans grande finesse, la bourgeoisie les considère avec une certaine méfiance et un peu de mépris, les surveille jalousement, continue de leur aboyer des ordres, prête à les chasser à tout moment. Mais, bien ou mal, les réformistes britanniques au pouvoir défendent les intérêts intérieurs et extérieurs du capitalisme. Et, bien entendu, c’est vrai aussi de la social-démocratie allemande.

Mais que défend le centrisme soviétique ? Il défend le système social qui a pris son origine dans l’expropriation politique et économique de la bourgeoisie. Il défend ce système social très pauvrement, très maladroitement, éveillant méfiance et désillusion dans le prolétariat (qui n’a malheureusement pas autant d’ expérience que la bourgeoisie britannique). Il affaiblit la dictature, aide les forces de Thermidor, mais, du fait de la situation objective, le centrisme stalinien représente néanmoins un régime prolétarien et non impérialiste. Ce n’est pas, camarade Urbahns, une différence de "degré" mais une différence entre deux régimes de classe.

Quiconque perdra de vue cette différence fondamentale est perdu lui-même pour la révolution.

Un "kérenskysme à rebours"

Mais alors, m’objecte Urbahns, que signifie donc ce que vous avez dit vous-même du stalinisme, que c’est du kerenskysme à rebours ? Si invraisemblable que cela paraisse, c’est précisément de cette formule qu’Urbahns tente de déduire la conclusion que Thermidor a déjà été réalisé. En fait, ce qui, de toute évidence, découle de ma formule, c’est une conclusion diamétralement opposée. Le kerenskysme était une forme de domination bourgeoise. Il était la dernière forme possible de domination bourgeoise dans une période où la révolution prolétarienne était en marche. Il était une forme de domination vacillante, irrésolue, sans avenir, mais il était tout de même la domination de la bourgeoisie. Pour que le prolétariat prenne le pouvoir, il a fallu, ni plus ni moins, une insurrection armée, la révolution d’Octobre.

Si le stalinisme est un kerenskysme à rebours, cela signifie que le centrisme dirigeant est, sur la route de Thermidor, la dernière forme de domination du prolétariat, affaiblie par ses contradictions internes et externes et les erreurs de sa direction, l’insuffisance de sa propre activité. Mais il est néammoins une forme de domination prolétarienne. Les centristes peuvent être remplacés soit par les bolcheviks soit par les thermidoriens. Une autre interprétation est-elle réellement concevable ?

Au surplus, je rappelle qu’une autre interprétation est concevable. De ma formule du "kerensysme à rebours", les staliniens avaient tiré la conclusion que l’Opposition prépare une insurrection armée contre le règne du centrisme, exactement comme en notre temps nous avons préparé une insurrection contre le kerenskysme. Mais c’est bien évidemment une interprétation frauduleuse, dictée non par le marxisme, mais par les exigences du G.P.U., et qui ne peut résister à la moindre approche de la critique.

C’est précisément parce que le centrisme est du kerenskysme à rebours que c’est la bourgeoisie et pas le prolétariat qui a besoin d’une insurrection armée pour le pouvoir. C’est précisément parce que Thermidor n’a pas encore été accompli que le prolétariat peut encore réaliser cette tâche par le moyen d’une profonde réforme intérieure de l’Etat soviétique, des syndicats et, avant tout, du parti.

Etat prolétarien ou Etat bourgeois ?

Il faut reconnaître que, dans l’article que nous examinons, il semble qu’il y ait un recul d’un demi-pas sur la question de Thermidor. Mais cela n’arrange guère les choses. La Russie soviétique, un Etat bourgeois ? L’article répond : non. "Y a-t-il encore une dictature prolétarienne en Russie ? L’article répond de nouveau : non. Alors qu’avons-nous ? Un Etat en dehors des classes ? Un Etat au-dessus des classes ? A cela l’article répond nous avons en Russie un gouvernement qui "en apparence sert d’intermédiaire entre les classes, mais qui, en réalité, représente les intérêts de la classe économiquement la plus forte" (nº 32, p.246, souligné par moi). Sans dire nettement quelle classe il considère comme la plus forte, l’article ne laisse cependant aucun doute qu’il fait référence à la bourgeoisie. Mais, après tout, un gouvernement qui apparaît comme intermédiaire entre les classes, mais qui, en réalité, représente les intérêts de la bourgeoisie, est un gouvernement bourgeois. Au lieu de le dire nettement, l’auteur recourt à des circonlocutions qui n’attestent pas de sa franchise intellectuelle. Il n’existe pas de gouvernements en dehors des classes. A l’égard de la révolution prolétarienne, Thermidor signifie le transfert du pouvoir des mains du prolétariat à celles de la bourgeoisie. Il ne peut rien signifier d’autre. Si Thermidor a été accompli, cela veut dire que la Russie est un Etat bourgeois.

Mais est-il vrai que, dans la république soviétique, la bourgeoisie est "la classe économiquement la plus forte" ? Non, c’est absurde" Il semble que l’auteur ne prenne pas du tout en considération le fait qu’en faisant une telle affirmation il enterre non pas Staline, mais la révolution d’Octobre. Si la bourgeoisie est déjà économiquement plus forte que le prolétariat, si le rapport de forces change en sa faveur "à pas de géant" (mit Reisen) comme l’affirme l’article, alors il est absurde de parler du maintien ultérieur de la dictature du prolétariat, même si elle a survécu, à titre de vestige, jusqu’à aujourd’hui. Heureusement, cependant, le fait de présenter la bourgeoisie soviétique comme la classe économiquement la plus forte relève de la haute fantaisie et rien de plus.

Urbahns va nous répondre que l’article vise non seulement la bourgeoisie de l’intérieur, mais la bourgeoisie mondiale. Mais cela n’arrange pas du tout les choses. La bourgeoisie mondiale est économiquement beaucoup plus forte que l’Etat soviétique. Personne ne le discute. C’est pourquoi la théorie du socialisme dans un seul pays est une vulgaire utopie national-réformiste. Mais ce n’est pas ainsi que nous posons la question. Le rôle de producteur et le rôle politique du prolétariat mondial intervient comme un facteur très important dans le rapport des forces… La lutte se déroule à l’échelle mondiale et le destin de la révolution d’Octobre s’y décide. Les ultra-gauches pensent-ils que cette lutte soit désespérée ? Alors, qu’ils le disent ! Les changements du rapport des forces mondial dépendent dans une certaine mesure également de nous. En déclarant ouvertement, ou de façon quelque peu voilée, que la Russie d’aujourd’hui est un Etat bourgeois et en refusant, entièrement ou aux trois quarts, de le soutenir contre l’impérialisme mondial, les ultra-gauches apportent bien entendu un peu d’eau au moulin de la bourgeoisie.

Ce qui distingue la république soviétique de Staline de celle de Lénine ce n’est pas un pouvoir bourgeois ni un pouvoir au-dessus des classes, mais les éléments d’un double pouvoir. L’analyse de cette situation a été faite depuis longtemps par l’Opposition russe. Le gouvernement centriste, avec sa politique, a apporté l’aide maximum à la bourgeoisie mondiale pour se définir et pour créer ses organes officieux de pouvoir, les canaux par l’intermédiaire desquels influencer le pouvoir. Mais, comme dans toute lutte des classes sérieuse, l’épreuve a lieu autour de la propriété des moyens de production. Ce problème a-t-il été réglé en faveur de la bourgeoisie ? Pour faire semblables affirmations, il faut avoir perdu la tête ou n’en avoir simplement jamais eu. Les ultra-gauches font eux-mêmes abstraction, simplement du contenu socio-économique de la révolution. Ils consacrent toute leur attention à l’écale du fruit et ignorent le noyau. Bien entendu, si l’écale est gâtée – et il en est ainsi – le noyau est menacé. Toute l’activité de l’Opposition est pénétrée de cette idée. Mais de là à fermer les yeux sur le noyau socio-économique de la République soviétique, il y a un gouffre. Les moyens les plus importants de production ont été pris par le prolétariat le 7 novembre 1917 et ils sont encore entre les mains de l’Etat ouvrier. Ne l’oubliez pas, ultra-gauches !

Si Thermidor est accompli, que doit être notre politique ?

Si Thermidor est accompli, si la bourgeoisie est déjà "la classe économiquement la plus forte", cela signifie que le développement économique a définitivement quitté les voies socialistes pour passer sur les voies capitalistes. Mais i1 faut avoir alors le courage d’en tirer les conclusions tactiques nécessaires.

Quelles significations peuvent avoir des lois restreignant la location de terres, l’embauche de main d’œuvre, etc., si le développement économique dans son ensemble est sur la voie du capitalisme ? Dans ce cas, les restrictions ne sont qu’une utopie petite-bourgeoise réactionnaire, un obstacle absurde au développement des forces productives. Un marxiste doit appeler les choses par leur nom et reconnaître la nécessité d’abolir les restrictions réactionnaires.

Quelle est la signification du monopole du commerce extérieur du point de vue du développement capitaliste ? Il est purement réactionnaire. Il gène le libre afflux des marchandises et des capitaux. Il empêche la Russie d’entrer dans le système des canaux de circulation de l’économie mondiale. Un marxiste est obligé de reconnaître la nécessité d’abolir le monopole du commerce extérieur.

On peut en dire autant des méthodes d’économie planifiée dans leur ensemble. Leur droit à l’existence et au développement ne se justifie que du point de vue d’une perspective socialiste.

Tout ce temps l’Opposition russe a toujours demandé, comme elle le fait encore, plus de mesures de restriction systématiques contre l’enrichissement capitaliste ; elle réclame le maintien et le renforcement du monopole du commerce extérieur et un développement aussi complet que possible de l’économie planifiée. Cette plate-forme économique ne prend tout son sens qu’en liaison avec la lutte contre la dégénérescence du parti et des autres organisations du prolétariat. Il suffit pourtant d’admettre que Thermidor est accompli pour que les bases même de la plate-forme de l’0pposition deviennent un non-sens. Urbahns se tait là-dessus. Il semble qu’il ne prenne pas en considération l’interdépendance de tous les éléments fondamentaux du problème. Mais en revanche, il se console, et d’autres avec lui, en disant qu’il n’est pas "à 100 % d’accord" avec l’Opposition russe. Maigre consolation !

Démocratie prolétarienne ou Démocratie bourgeoise ?

Si le camarade Urbahns et ceux qui pensent comme lui ne tirent pas toutes les conclusions qui découlent d’un "accomplissement" de Thermidor, ils en tirent quelques-unes. Nous avons déjà lu ci-dessus que la classe ouvrière russe devait reconquérir "toutes les libertés". Mais là aussi, les ultra-gauches s’arrêtent, hésitants, au seuil. Ils n’expliquent pas à quelles libertés ils pensent et en général ne font qu’effleurer le sujet en passant. Pourquoi ?

Dans la lutte contre le bureaucratisme stalinien, qui exprime et facilite la pression des classes ennemies, l’0pposition russe réclame la démocratie dans le parti, les syndicats et les soviets, sur une base prolétarienne. Elle dénonce implacablement la révoltante falsification de la démocratie, qui, sous l’étiquette d’"autocritique", est en train de ronger et de décomposer les fondations même de la conscience révolutionnaire de l’avant-garde prolétarienne. Mais pour l’Opposition, la lutte pour la démocratie de parti n’a de sens que sur la base de la reconnaissance de la dictature du prolétariat. Ce serait du don-quichottisme, pour ne pas dire de l’idiotie, que de lutter pour la démocratie dans un parti en train de réaliser la domination d’une classe ennemie. Dans ce cas on ne pourrait pas parler d’une démocratie de classe dans le parti et les soviets , mais d’une démocratie "en général", c’est-à-dire bourgeoise dans le pays, contre le parti au pouvoir et sa dictature. Les mencheviks ont plus d’une fois accusé l’Opposition de "ne pas aller assez loin", parce qu’elle n’exige pas la démocratie dans le pays. Mais les mencheviks et nous, occupons les côtés opposés de la barricade et aujourd’hui – en fonction du danger thermidorien – nous sommes plus hostiles les uns aux autres et plus irréconciliables que jamais. Nous combattons pour la démocratie prolétarienne précisément pour protéger le pays de la Révolution d’Octobre des "libertés" de la démocratie bourgeoise, c’est-à-dire du capitalisme.

C’est seulement de ce point de vue qu’il faudrait aborder la question du vote secret. La revendication de l’Opposition russe a pour objectif de donner au noyau prolétarien la possibilité de se redresser d’abord dans le parti, puis dans les syndicats afin de pouvoir, à l’aide de ces deux leviers, de consolider alors ses positions de classe dans les soviets. Pourtant le camarade Urbahns et quelques-uns de ses proches camarades de pensée ont cherché à interpréter cette revendication de l’Opposition, qui demeure entièrement dans le cadre de la dictature, comme un mot d’ordre démocratique général. Quelle monstrueuse erreur ! Ces deux positions n’ont rien de commun, elles sont mortellement hostiles l’une à l’autre.

S’exprimant de façon vague à propos des "libertés" en général, Urbahns a désigné l’une d’elles, la liberté de s’organiser. Selon les ultra-gauches, le prolétariat soviétique devrait conquérir le "droit de s’organiser". Que le bureaucratisme stalinien tienne à la gorge les syndicats plus solidement maintenant, au moment du zigzag à gauche, que jamais auparavant, c’est incontestable.

Que les organisations syndicales doivent être en mesure de défendre les intérêts des ouvriers contre les déformations grandissantes du régime de la dictature, il y a longtemps que l’Opposition a répondu à cette question en paroles et dans l’action. Mais il faut avoir une conception claire des objectifs et des méthodes de la lutte contre la bureaucratie centriste. Il ne s’agit pas de conquérir "la liberté de coalition" contre un gouvernement d’ennemi de classe, mais de lutter pour un régime sous lequel les syndicats bénéficieraient – dans le cadre de la dictature – de la liberté nécessaire pour corriger leur propre Etat en paroles et dans l’action. En d’autres termes, il s’agit de cette "liberté" dont jouissent, par exemple, la puissante alliance des capitalistes industriels et agrariens à l’égard de leur propre Etat capitaliste, sur lequel ils font une pression énorme et, comme on le sait, non sans succès, mais il ne s’agit pas du tout de cette "liberté" que les organisations prolétariennes ont ou cherchent à arracher vis-à-vis de l’état bourgeois. Et ce n’est pas du tout la même chose !

La liberté de coalition signifie une liberté (dont nous connaissons parfaitement le caractère)de mener la lutte de classes dans une société dont l’économie repose sur l’anarchie capitaliste, tandis que sa politique demeure dans le cadre de la prétendue démocratie. Le socialisme, d’un autre côté, est impensable non seulement sans l’économie planifiée au sens étroit du terme mais aussi sans la systématisation de tous les rapports sociaux. Un des éléments les plus importants de l’économie socialiste, c’est la réglementation des salaires et, de façon générale, des rapports des travailleurs avec la production et l’Etat. Nous avons souligné ci-dessus le rôle que les syndicats doivent jouer dans cette réglementation. Mais il n’a rien de commun avec celui des syndicats dans les Etats bourgeois, où la "liberté de coalition" n’est pas seulement un reflet, mais un élément actif de l’anarchie capitaliste. Il suffit de se rappeler le rôle économique de la grève des mineurs anglais en 1926. Ce n’est pas pour rien que les capitalistes, avec les réformistes, mènent maintenant une lutte désespérée st acharnée pour la paix industrielle.

Pourtant Urbahns lance le mot d’ordre de liberté de coalition précisément au sens démocratique général. Et en effet, il serait impossible dans tout autre sens. Urbahns formule la même revendication pour la Russie et la Chine et pour les Etats capitalistes d’Europe. Ce serait tout à fait juste, à un détail près cependant : qu’on ait reconnu Thermidor comme un fait accompli. Mais, dans ce cas, c’est déjà Urbahns qui "ne va pas assez loin" . Avancer la liberté de coalition comme revendication isolée est une caricature d’une politique. La liberté de coalition est inconcevable sans liberté de réunion, liberté de la presse et toutes les autres "libertés" auxquelles la décision de la conférence de février (Reichausschuss) du Leninbund fait référence de façon vague et sans commentaire. Et toutes ces libertés sont impensables en-dehors du régime de la démocratie, c’est-à-dire en dehors du capitalisme. Il faut apprendre à aller jusqu’au bout de ses idées.

Même quand il recule devant la critique marxiste, Urbahns ne combat pas les korschistes, mais les marxistes.

Comme j’avais relevé que nous combattions la fraction stalinienne, mais que nous défendions jusqu’au bout la république soviétique, Die Fahne des Kommunismus m’a expliqué qu’il serait inadmissible de "soutenir (?) inconditionnellement (?) la politique stalinienne (?) y compris sa politique étrangère" et que je devrais moi-même l’admettre à condition d’aller jusqu’au bout de mes idées (nº 31, p.246). Il n’est guère surprenant que j’aie donc attendu avec intérêt la conclusion de cet article dans le numéro 32. Il devait donner les conclusions tactiques des contradictions théoriques qui débordaient de la première partie de l’article et enseignerait en outre aux gens comment aller jusqu’au bout de leur pensée.

Entre la première et la seconde partie de l’article, quelques choses ont commencé à être élucidées. Il semble que, dans cet intervalle, Urbahns et ses amis aient apparemment eu le temps de recevoir la résolution du bureau de la IIème Internationale, qui ne pouvait manquer d’avoir sur eux un effet calmant, puisque l’accord entre les arguments d’Otto Bauer et ceux de Louzon et Paz était tout à fait étonnant.

Quoi qu’il en soit, dans le seconde partie de l’article, Die Fahne des Kommunismus en vient à la conclusion qu’il faut défendre la république soviétique même dans son conflit avec la Chine. C’est digne d’éloges. Mais l’étonnant est que cet article, quand il en vient à sa conclusion, ne polémique ni contre les korschistes, ni contre les ultra-gauches, ni contre Louzon, ni contre Paz, mais contre l’Opposition russe. Il semblerait que la question de savoir s’il faut ou non défendre l’Union soviétique soit si importante en elle-même que des circonstances de second et de troisième ordre doivent s’effacer devant ce problème. C’est une règle élémentaire de politique. Mais Urbahns et ses amis se comportent très différemment. Au moment le plus critique du conflit sino-soviétique, ils ont publié les articles d’ultra-gauches qui, comme je l’ai démontré plus haut appellent à soutenir Tchiang Kai-chek contre la république soviétique. Ce n’est que sous la pression des marxistes que la rédaction de Die Fahne, six semaines après l’explosion du conflit, S’est prononcée pour la défense de l’U.R.S.S. Mais, ici aussi, ils luttent non contre ceux qui nient le devoir élémentaire de la révolution, qui est de se défendre, mais contre Trotsky. Toute personne d’une certaine maturité devra en venir à la conclusion que la question de la défense de la révolution d’Octobre n’a aux yeux d’Urbahns qu’un rôle de second plan dans toute cette affaire et que son souci principal est de démontrer qu’il n’est pas "à 100 %" d’accord avec l’Opposition de gauche. Il ne vient évidemment jamais à l’idée d’Urbahns que quiconque essaie de prouver son indépendance par des moyens aussi artificiels et négatifs ne fait en réalité que démontrer son complet défaut d’indépendance intellectuelle.

"Outre les sympathies pour la Russie soviétique et les communistes du peuple chinois anéantis par la politique de Staline", est-il écrit dans la deuxième partie de l’article, "le fait que la Russie ait recours à la guerre sur la question du Chemin de fer de l’Est quand elle n’a pas levé le petit doigt au moment oÙ Tchiang Kai-chek et ses hordes militaires noyaient dans le sang les ouvriers et les paysans pauvres, a certainement joué un rôle dans l’attitude du peuple chinois à l’égard de cette guerre" (Die Fahne des Kommunismus nº 32, p.250). Ce qui est vrai là-dedans et qui a été dit depuis longtemps se mlte ici à quelque chose de nouveau et de faux. Les crimes de la direction centriste en Chine sont absolument sans exemple. Staline et Boukharine ont poignardé la révolution chinoise. C’est un fait historique qui pénétrera de plus en plus dans la conscience de l’avant-garde prolétarienne mondiale. Mais accuser la république soviétique de ne pas être intervenue les armes à la main dans les événements de Shanghai et Hankou ne consiste qu’à substituer la démagogie sentimentale à la politique révolutionnaire. Aux yeux de Louzon, toute intervention, et d’autant plus une intervention militaire, dans les affaires d’un autre pays, est de "l’impérialisme". C’est bien entendu une absurdité pacifiste. Mais non moins absurde est la revendication directement opposée que la république soviétique, avec ses forces actuelles, dans la situation internationale actuelle, vienne réparer à l’aide des baïonnettes bolcheviques les dommages causés par sa politique menchevique. La critique doit être dirigée selon des lignes réelles, pas fictives, autrement l’Opposition ne va jamais gagner la confiance des ouvriers.

Mais qu’en serait-il si la république soviétique décidait d’entrer en guerre sur ta question du chemin de fer de l’Est chinois ? Comme je l’ai déjà dit, si les choses en arrivaient là, ce fait en lui-même aurait démontré que ce qui était en question, ce n’était pas le Chemin de Fer de l’Est chinois, mais quelque chose d’infiniment plus important. Il est vrai que le chemin de fer chinois, même à lui seul, est un enjeu infiniment plus sérieux que la tête d’un archiduc qui a servi de prétexte à la guerre de 1914. Mais enfin, il ne s’agit tout de même pas de la seule question du chemin de fer. La guerre en Orient, indépendamment de son prétexte immédiat, deviendrait inévitablement, dès le lendemain même, une lutte contre "l’impérialisme" soviétique, c’est-à-dire contre la dictature du prolétariat, et la violence du conflit sera beaucoup plus grande que celle de la guerre qui, provoquée par le meurtre d’un archiduc, est devenue une guerre contre le militarisme prussien.

Il semble que les choses aillent maintenant dans la direction dtun accord entre Moscou et Nankin qui pourrait se terminer par le rachat de la ligne par la Chine avec l’aide de banques étrangères. Cela signifierait en réalité le transfert du contrôle des mains de l’Etat ouvrier vers les mains du capital financier. J’ai déjà dit que cette cession du chemin de fer de l’Est chinois n’est pas exclue. Mais il faudrait la considérer alors non comme la réalisation du principe de l’auto-détermination nationale mais comme l’affaiblissement de la révolution prolétarienne au profit de la réaction capitaliste.

On ne peut cependant pas douter que ce sont précisément Staline et compagnie qui s’efforceront de dépeindre cet abandon de positions comme la réalisation de la justice nationale, en harmonie avec l’impératif catégorique, avec l’Evangile selon Kellogg [8] et Litvinov et les articles de Louzon et Paz publiés dans l’organe du Leninbund.

Les tâches pratiques en cas de guerre

Les tâches pratiques de l’Opposition dans le cas d’une guerre entre la Chine et la Russie soviétique sont traités par un article de façon peu claire, équivoque, évasive.

"Dans le cas d’une guerre entre la Chine et la Russie soviétique pour le Chemin de Fer de l’Est chinois, écrit Die Fahne, l’opposition léniniste se prononce contre Tchiang Kai-chek et les impérialistes qui le soutiennent." (nº 32, p. 250) La confusion ultra-gauche a amené les choses au point que des "marxistes-léniniste" se sentent obligés de déclarer : "nous prenons position contre Tchiang Kai-chek". Mais pour qui sont-ils ?

"Dans une telle guerre", réplique l’article, "l’Opposition léniniste mobilisera toutes les forces du prolétariat dans chaque pays pour une grève générale, partant de l’organisation de la résistance à la fabrication des armements à tout type de transports, etc." C’est là la position de la neutralité pacifiste. Pour Urbahns, la tâche du prolétariat international ne consiste pas à aider la république soviétique contre l’impérialisme, mais à empêcher tout type de transport de munitions, c’est-à-dire non seulement vers la Chine, mais aussi vers la république soviétique. Est-ce bien là votre pensée ? Ou bien n’avez-vous pas dit ce que vous pensiez, mais autre chose ? N’êtes-vous pas arrivé, à pousser votre pensée "jusqu’au bout" ? Si c’est cela, dépêchez-vous de vous corriger, la question est suffisamment importante. La formule juste doit être celle-ci : nous faisons tout notre possible pour empêcher les expéditions d’armes à la Chine contre-révolutionnaire et faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour faciliter l’acquisition d’armes par la république soviétique.

La défense de l’U.R.S.S. signifie-t-elle la réconciliation avec le centrisme ?

Pour montrer en quoi le point de vue du Leninbund diffère de celui de l’Opposition russe, Urbahns fait deux révélations :

1) Si, au cas d’une guerre entre la république soviétique et la Chine, un Etat impérialiste intervient dans la guerre du côté de la Russie, les communistes de cet Etat bourgeois ne devraient pas faire la paix civile avec leur bourgeoisie, en accord avec l’enseignement de Boukharine, mais devraient s’orienter vers le renversement de leur bourgeoisie.

2) En défendant la république soviétique dans la guerre avec la contre-révolution chinoise, l’Opposition ne doit pas se réconcilier avec le cours stalinien, mais mener contre lui une lutte résolue. Il en suit que c’est prétendument ce qui constitue la différence entre la position du Leninbund et la nôtre. En réalité, c’est du confusionnisme et je crains bien qu’il soit conscient. Ces deux thèses, tirées par les cheveux, ne s’appliquent pas au conflit sino-soviétique en tant que tel, mais de façon générale à toute guerre contre la république soviétique. Urbahns dissout un problème spécifique dans des généralités. Ni Louzon ni Paz n’ont jusqu’à présent nié le devoir du prolétariat international de défendre la république soviétique, dans le cas où elle serait attaquée, par exemple, par l’Amérique et la Grande-Bretagne qui réclameraient le paiement des dettes tsaristes, l’abolition du monopole du commerce extérieur, la dénationalisation des banques et des usines, etc. La discussion s’est élevée au sujet du caractère spécifique du conflit sino-soviétique. C’est précisément à propos de cette question que les ultra-gauches ont manifesté leur incapacité à évaluer des faits complexes et particuliers d’un point de vue de classe.

Et c’est précisément à eux que le Leninbund a ouvert tout grand les colonnes de ses publications. C’est précisément en rapport avec leur mot d’ordre de "Bas les Pattes devant la Chine !" que Die Fahne s’est abstenu d’exprimer sa propre opinion pendant six semaines et, quand il n’a plus été possible de garder le silence, s’est borné à des formules incohérentes et équivoques.

Que vient faire ici la théorie de Boukharine ? Qu’est-ce que la question de suspendre la lutte avec le centrisme stalinien a à voir avec cela ? Qui l’a proposé ? Qui en a parlé ? De quoi s’agit-il ? Pourquoi était-ce nécessàire ?

C’est nécessaire pour insinuer que l’Opposition russe – pas les capitulards et les renégats, mais l’Opposition russe – est encline à conclure la paix avec le centrisme, en prenant comme prétexte cette guerre. Comme j’écris pour des camarades étrangers non informés ou médiocrement informés, je juge nécessaire de rappeler, même brièvement, comment l’Opposition russe a posé la question de son attitude à l’égard du cours stalinien dans les conditions de la guerre.

Au moment de la rupture des relations anglo-soviétiques, l’Opposition russe, rejetant avec mépris le mensonge de ceux qui l’accusaient de défaitisme ou de défensisme sous conditions, déclara dans un document officiel que, pendant la guerre, toutes les divergences d’opinion seraient posées avec plus d’acuité encore qu’en temps de paix. Une telle déclaration, faite au pays de la dictature révolutionnaire, au moment de la rupture des relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne’ n’a besoin d’aucun commentaire et donne, en tout cas, des garanties infiniment plus sérieuses que tels ou tels petits articles écrits ici ou là.

Une lutte féroce se déclencha en 1927 sur cette question. Urbahns et ses camarades de pensée ont-ils jamais entendu parler de la "thèse Clemenceau" ? Ayant cette thèse entre les mains, l’appareil central, pendant des mois, agita tout le parti pendant des mois. Toute l’affaire était que, comme exemple d’une opposition patriotique dans le camp des impérialistes, j’avais cité la clique de Clemenceau qui, malgré la paix civile proclamée par la bourgeoisie, lutta de 1914 à 1917 contre les autres fractions de la bourgeoisie et assura la victoire de l’impérialisme français. Je demandais si on pouvait trouver alors, dans le camp de la bourgeoisie, un imbécile qui, sur cette base, accusait Clémenceau de défaitisme ou de défensisme sous conditions. C’est là la fameuse "thèse Clemenceau" qui fut soumise à la critique dans des centaines d’articles et des dizaines de milliers de discours.

On vient de publier à Paris mon livre "La Révolution défigurée". Il contient entre autres mon discours au plénum commun du comité central et de la commission centrale de contrôle du ler août 1927. Voilà ce que je disais de la question qui nous intéresse aujourd’hui :

"Les plus grands événements de l’histoire humaine sont la révolution et la guerre. Nous avons mis à l’épreuve la politique centriste dans la révolution chinoise.

La plus grande épreuve de l’histoire après la révolution, c’est la guerre. Nous le disons d’avance : en présence des événements de la guerre, la politique stalino-boukharinienne, politique de zigzags, de restrictions mentales, d’équivoques, politique de centrisme, ne peut pas prévaloir. Cela se rapporte à toute la direction de l’Internationale communiste. A présent, l’unique examen que subissent les dirigeants des partis communistes frères consiste à répondre à la question "Etes-vous prêts à voter nuit et jour contre le trotskysme ?" La guerre les mettra en présence d’exigences comportant autrement plus de responsabilités. Il n’y aura plus de place pour l’attitude intermédiaire de Staline. Voilà pourquoi – permettez-moi de vous le dire en toute franchise – les bavardages sur la poignée d’oppositionnels, sur les généraux sans troupes, etc. nous semblent simplement ridicules. Les bolcheviks ont déjà entendu cela plus d’une fois en 1914 et 1917. Nous voyons trop clairement ce que sera demain et nous le préparons […] Au point de vue de la politique intérieure, le lent glissement du centrisme ne trouvera pas davantage de place en présence de la guerre. Toutes les discussions se condenseront, les contradictions entre les classes s’accentueront, présenteront leur côté le plus tranchant. Il faudra alors donner des réponses claires et précises […] La politique centriste intermédiaire ne peut se maintenir en cas de guerre. Elle devra pencher soit à droite, soit à gauche, autrement dit, soit vers la voie de Thermidor, soit vers celle de l’Opposition. (Bruits divers) "

Et voici comment je concluais précisément ce discours : "Pour la Patrie socialiste ? Oui ! Pour la cours stalinien ? Non !!! Et quand, précisément à propos de ces mots, Urbahns et ses amis me conseillent, deux ans plus tard, de réfléchir sur cette question jusqu’au bout et de comprendre qu’il n’est pas possible de se réconcilier avec le centrisme en temps de guerre, je ne puis que hausser les épaules.

Comment la discussion a été menée

A quelque chose, malheur est bon. Le conflit sino-soviétique a de nouveau montré qu’à l’intérieur de l’opposition marxiste il est indispensable d’établir une démarcation idéologique irréconciliable, non seulement à l’égard de la droite, mais aussi de la gauche. Les philistins vont ricaner sur le fait que nous, petite minorité, nous nous occupons tout le temps de nous délimiter à l’intérieur. Mais cela ne va pas nous troubler. Précisément parce que nous sommes une petite minorité dont toute la force réside dans la clarté idéologique, nous devons être particulièrement implacables à l’égard des amis douteux de la droite ou de la gauche. Pendant plusieurs mois, j’ai essayé d’obtenir de la direction du Leninbund des éclaircissements au moyen de lettres privées. Je n’ai pas abouti. Pendant ce temps, les événements eux-mêmes posaient brutalement une des questions les plus importantes. Les divergences apparaissaient ouvertement. La discussion commençait.

Est-ce un bien ou un mal ? L’article dans Die Fahne des Kommunismus m’instruit sur les avantages de la discussion et souligne le mal causé par l’absence de discussion dans l’Internationale communiste. J’ai déjà entendu exprimer ces idées là une ou deux fois, je ne me rappelle plus si c’était par le camarade Urbahns ou quelqu’un d’autre. Mais il y a discussions et discussions. Il aurait été infiniment mieux si le conflit sino-soviétique n’avait pas pris le Leninbund à l’improviste. On a eu beaucoup de temps pour se préparer. La question de Thermidor et de la défense de l’U.R.S.S. n’est pas une question nouvelle. C’est une chance qu’il n’y ait pas eu de guerre. Mais supposons qu’il y en ait eu une ? Tout cela n’est pas dit comme argument contre la discussion, mais contre une direction qui garde le silence sur des questions importantes jusqu’à ce qu’elles éclatent ouvertement contre son gré. Le fait est que Leninbund, au moins à son sommet, s’est révélé non préparé à répondre à une question posée par la vie elle-même. Il ne reste qu’à ouvrir une discussion. Mais jusqu’à présent, je n’ai pas trouvé dans les publications du Leninbund d’indice d’une discussion intérieure dans l’organisation elle-même. Les rédacteurs de Die Fahne des Kommunismus ont fait un choix unilatéral des articles ultra-gauches de publications oppositionnelles, faisant du ridicule article d’un "sympathisant" korschiste la base de toute la discussion. La rédaction elle-même se tenait sur la touche, comme si elle voulait voir d’abord ce qui allait résulter de tout ça. En dépit de l’extrême gravité du problème, Urbahns a perdu semaine après semaine, se bornant à reproduire des articles étrangers dirigés contre le point de vue marxiste. Ce n’est qu’après la parution de mon premier article, c’est-à-dire six semaines après le début du conflit sino-soviétique en Extrême-Orient, que la rédaction de Die Fahne des Kommunismus jugea opportun de s’exprimer. Mais même alors ils ne se sont pas pressés. Le bref article de la rédaction a été divisé en deux livraisons. Les conclusions politiques étaient renvoyées encore à une semeine ultérieure. Pourquoi ? Peut-être était-ce pour faire de la place aux calomnies de Radek contre l’Opposition russe qui ont paru dans le même numéro ? Mais quelle était la ligne du Leninbund sur la question majeure de la politique internationale au cours des six ou sept dernières semaines ? Personne ne le sait. Ce n’est pas bon. De telles méthodes affaiblissent le Leninbund et rendent le plus grand service possible non seulement à Thaelmann mais aussi à Brandler.

Pour quiconque connaît l’histoire de l’Opposition russe, il est clair qu’Urbahns exprime de façon ambiguë les opinions même que les staliniens ont si perfidement et de mauvaise attribuées à l’Opposition russe. Tout en dissimulant de façon malhonnête nos documents aux travailleurs, les staliniens ont répété inlassablement et imprimé à des dizaines de millions d’exemplaires que l’Opposition russe considère la révolution d’Octobre comme perdue, Thermidor comme accompli et qu’elle dirige son cours vers une démocratie bourgeoise. Il est indiscutable que les succès organisationnels de Staline ont été dans une large mesure assurés par la diffusion inlassable de ces mensonges. Combien doit être grand l’étonnement et parfois la véritable indignation des Oppositionnels russes quand ils découvrent sous une forme à demi-voilée dans les publications du Leninbund cet amical conseil de s’engager dans la voie sur laquelle les staliniens les poussent depuis longtemps.

La question est d’autant plus aiguë qu’il se trouve chez les ultra-gauches de petits messieurs qui se murmurent à l’oreille que l’Opposition russe elle-même pense que Thermidor est un fait accompli, mais s’abstient de le dire pour des considérations "diplomatiques". Comme il faut être loin d’une position révolutionnaire pour admettre, même un instant, qu’il puisse exister une duplicité aussi révoltante chez des révolutionnaires. Nous pouvons dire une chose : "Le poison du cynisme zinoviéviste et maslowiste a laissé ses traces dans les rangs des ultra-gauches." Plus vite l’Opposition se débarrassera de semblables éléments, mieux ce sera.

Dans l’article programmatique que nous avons analysé, et qui semble résumer les résultats de la "discussion", on note plusieurs fois, par allusions, que, sur diverses questions, Urbahns aurait eu raison, tandis que tous les autres avaient tort (déclaration de l’Opposition du 16 octobre 1926 ; question de la création du Leninbund non en tant que fraction mais comme parti indépendant présentant ses propres candidats ; questions du premier mai et du premier août 1929, etc.). A mon avis, il aurait été préférable que cet article ne soulevât pas ces questions parce que chacune d’elle indique une erreur particulière du camarade Urbahns, qu’il n’a pas encore jusqu’à présent réussi à comprendre. Et je ne fais même pas référence à la position radicalement fausse de 1923-1926, où Urbahns, sur les traces de Maslow et autres, soutenait la réaction dans le parti communiste soviétique et menait un cours ultra-gauche en Allemagne. Si nécessaire, je suis prêt à revenir à toutes ces questions et à montrer le lien qui existe entre les erreurs d’Urbahns, montrer qu’elles ne sont pas accidentelles mais qu’elles ont leur origine dansune certaine méthode de pensée que je ne puis appeler marxiste. En pratique, la politique d’Urbahns consiste en des oscillations entre Korsch et Brandler ou en combinant mécaniquement Korsch et Brandler.

Le danger du sectarisme et de l’étroitesse d’esprit nationale.

Nous avons analysé dans cette brochure des divergences d’opinion qu’on peut qualifier de stratégiques. En comparaison, les divergences sur les questions intérieures allemandes peuvent apparaÎtre plus comme des divergences sur la tactique bien qu’elles aussi puissent être ramenées à deux lignes différentes. Mais il faut analyser séparément ces questions.

Il n’est néammoins pas douteux qu’au fond de nombre des erreurs du camarade Urbahns se trouve son attitude erronée à l’égard du parti communiste officiel. Considérer le parti communiste – pas son appareil de fonctionnaires, mais son noyau prolétarien et les masses qui le suivent – comme une organisation finie, morte et enterrée, c’est tomber dans le sectarisme. En tant que fraction révolutionnaire, le Leninbund aurait pu jouer un grand rôle. Mais il a lui-même coupé le chemin de son propre développement par ses prétentions pour le moins injustifiées, à jouer le rôle d’un deuxième parti.

Etant, donné la confusion idéologique du Leninbund, ses efforts pour devenir "un parti" le plus vite possible le conduisent à accepter dans ses rangs des éléments qui ont complètement rompu avec le marxisme et le bolchevisme. Dans son désir de conserver ces éléments, la direction du Leninbund s’abstient consciemment de prendre une position claire sur toutes sortes de questions, ce qui, bien entendu, ne fait qu’aggraver la confusion et approfondir le malaise.

Il existe aujourd’hui nombre de groupes "de gauche" et de groupuscules qui piétinent, sauvegardant leur indépendance, s’accusant les uns les autres de ne pas aller assez loin, se targuant de n’être pas à 100% d’accord l’un avec l’autre, publiant de temps en temps de petits journaux et se satisfaisant de cette existence illusoire, sans terrain sous les pieds : sans point de vue qui leur soit propre, sans aucune perspective. Mesurant leur propre faiblesse, ces groupes, ou plus exactement leurs dirigeants, craignent par-dessus tout de tomber sous "l’influence" ou d’être obligés d’être d’accord avec quelqu’un d’autre . Car, dans ce cas, que deviendrait leur douce indépendance à la mesure des 64 mètres cubes qu’il faut pour une salle de rédaction ?

Il existe encore un autre danger lié à cela.

Dans l’Internationale communiste, la direction idéologique du parti russe a été depuis longtemps remplacée par la domination de l’appareil et la dictature de la caisse. Bien que l’Opposition de droite ne soit pas moins énergique que la Gauche dans sa protestation contre la dictature de l’appareil, nos positions sur cette question sont néammoins diamétralement opposée.

L’opportunisme est par nature nationaliste, puisqu’il repose sur les besoins locaux et temporaires du prolétariat et non sur ses tâches historiques. Les opportunistes trouvent intolérable le contrôle international et réduisent autant que possible leurs liens internationaux à d’innocentes formalités, imitant ainsi la IIème Internationale. Les brandlériens salueront la conférence de l’Opposition de droite en Tchécoslovaquie, ils échangeront des notes amicales avec le groupe de Lovestone aux Etats-Unis et ainsi de suite, à la condition qu’aucun groupe n’empêche les autres de mener une politique opportuniste à leur propre goût national. Tout cela est dissimulé sous les apparences de la lutte contre le bureaucratisme et la domination du parti russe.

L’Opposition de gauche ne peut rien avoir de commun avec ces subterfuges. L’unité internationale n’est pas pour nous un motif décoratif mais l’axe même de nos vus théoriques et de notre politique. Or il existe bon nombre d’ultra-gauches – et pas seulement en Allemagne – qui, sous le drapeau de la lutte contre la domination bureaucratique de l’appareil stalinien mènent à moitié consciemment une lutte pour scissionner l’Opposition communiste en groupes nationaux indépendants et les libérer du contrôle international.

L’Opposition russe n’a pas moins besoin de liens internationaux et de contrôle international que toute autre section nationale. Mais j’ai très peur que la conduite du camarade Urbahns ne soit pas dictée par son désir d’intervenir activement dans les affaires russes, ce dont on ne pourrait que se réjouir, mais au contraire par son désir de tenir l’Opposition allemande à l’écart des Russes.

Nous devons veiller avec soin à ce que, sous le couvert de lutte contre le bureaucratisme, ne s’enracinent pas à l’intérieur de l’Opposition de gauche des tendances à l’isolationnisme nationaliste et au séparatisme nationaliste qui, à leur tour, conduiront inévitablement à la dégénérescence bureaucratique – non plus seulement à une échelle internationale mais à une échelle nationale –.

Si l’on se demande, après mûre réflexion, de quel côté l’Opposition de gauche est actuellement menacée du danger de bureaucratisme et d’ossification, il sera clair que ce n’est pas du côté de ses relations internationales. L’internationalisme hypertrophié de l’I.C. n’a pu se produire – sur la base de l’ancienne autorité du parti communiste russe – que grâce à l’existence du pouvoir d’Etat et de finances d’Etat. Ces "dangers" n’existent pas pour l’Opposition de gauche. Mais il y en a d’autres à leur place. La politique fatale de la bureaucratie provoque des tendances centrifuges déchaînées, nourrit le désir de se replier dans des coquilles nationales et, par conséquent sectaires ; car, en restant dans le cadre national, l’Opposition de gauche ne peut être que sectaire.

Conclusions

1 . Il faut adopter une position claire sur la question de Thermidor et le caractère de classe de l’Etat soviétique actuel. Il faut condamner implacablement les tendances korschistes.

2 . Il faut adopter la position de la défense résolue et inconditionnelle de l’U.R.S.S. contre les dangers extérieurs, ce qui n’exclut pas, mais, au contraire, suppose une lutte irréductible contre le stalinisme, en temps de guerre plus encore qu’en temps de paix.

3 . Il nous faut rejeter et condamner le programme de lutte pour la "liberté de coalition" et les autres "libertés" en U.R.S.S. – parce que c’est le programme de la démocratie bourgeoise. A ce programme de démocratie bourgeoise, il nous faut opposer les mots d’ordre et méthodes de la démocratie prolétarienne, dont l’objectif, dans la lutte contre le centrisme bureaucratique, est de régénérer et de fortifier la dictature du prolétariat.

4 . Il est nécessaire d’adopter tout de suite une position nette sur la question chinoise, pour ne pas être surpris à la phase suivante. Il faut prendre position soit pour la "dictature démocratique", soit pour la révolution permanente en Chine.

5 . Il faut bien comprendre que le Leninbund est une fraction et non un parti. Il en découle une politique précise à l’égard du parti (surtout pendant les élections).

6 . Il faut condamner les tendances au séparatisme national. Nous devons nous engager énergiquement sur la voie de l’unification internationale de l’Opposition de gauche sur la base d’une unité dans principes.

7 . Il faut admettre que Die Fahne des Kommunismus, sous sa forme actuelle, ne correspond pas à son intitulé d’organe théorique de la Gauche communiste. Il est urgent de fonder en Allemagne, par les efforts réunis de la Gauche allemande et internationale, un organe marxiste sérieux, capable de donner des appréciations correctes de la situation intérieure allemande, en rapport avec la situation internationale et les tendances du développement de celle-ci.

Ces quelques points, qui sont loin d’épuiser toutes les questions. me semblent les plus importants et les plus urgents.

Constantinople, 7 septembre 1929

Notes de Trotsky

[*] Ici et plus loin, je nomme simplement le camarade Urbahns pour être bref. Je vise la majorité de la direction du Leninbund et de la rédaction de ses organes. D’ailleurs, dans la Volkswille, il n’est pas rare de trouver cette expression : " La direction du Leninbund et le camarade Urbahns... "

[**] A ce propos, l’article de Radek reproduit un commérage absolument monstrueux ; il prétend qu’à Alma-Ata, j’aurais empêché la divulgation des pourparlers engagés par Boukharine avec Kamenev, parce que j’aurais été désireux de faire bloc avec la droite. D’où cela est-il sorti ? De la tabatière de Yaroslavsky ? Ou bien du bloc-notes de Menjinsky ? Il est fort douteux que Radek ait inventé cela tout seul. Mais le camarade Urbahns a tellement de place dans son journal qu’il imprime, en plus des romans dé Sinclair, les papotages de Yarolavsky-Radek. Si le camarade Urbahns m’avait loyalement demandé des renseignements, je lui aurais expliqué que j’avais été averti des pourparlers engagés entre Boukharine et Kamenev presque à la date où j’ai connu les déclarations équivoques d’Urbahns concernant un bloc avec Brandler. J’ai réagi alors en écrivant un article où je déclarais qu’il était absolument inadmissible d’accepter des blocs sans principe entre l’opposition dé gauche et celle de droite. Cet article fut publié quelques mois après par Brandler et ensuite reproduit dans la Volkswille.

[***] Martynov fut, pendant vingt ans (1903-1923), le principal théoricien du menchevisme. Il entra dans le parti bolchevik lorsque Lénine tomba malade et que commença la campagne contre le " trotskysme ". En 1923, Martynov accusa de trotskysme la Révolution d’Octobre jusqu’à la NEP. Actuellement, c’est le principal théoricien de l’Internationale Communiste. Il est resté ce qu’il avait toujours été. Mais il dissimule la ligne qu’il a toujours., suivie derrière des citations de Lénine. Pour la sélection et la falsification des textes de Lésine, il existe plusieurs fabriques.

Notes

[1] Zhang Suolin (1873-1928), un seigneur de la guerre, contrôlait Pékin et les provinces mandchoues.

[2] Il s’agit d’une bande de brigands mandchous dont Zhang avait été le chef avant d’entrer dans l’armée en 1905.

[3] Cette expédition, menée par l’armée du gouvernement du Sud sous la direction de Tchiang Kai-chek, est connue comme "la campagne du Nord".

[4] Wang Jengting, connu comme C.T. Wang (1882-1961) avait reçu une formation universitaire aux Etats-Unis.

[5] Mustapha Kemal (1881-1938), avait pris en pleine crise d’après-guerre le pouvoir en Turquie et menait une vigoureuse politique d’indépendance nationale ; il était allié à l’U.R.S.S.

[6] Trotsky fait allusion ici à la politique des "mesures d’urgence" pour la collecte des grains, de février à juin 1928.

[7] Trotsky fait allusion à l’article de Pächter.

[8] Frank Kellogg (1856-1937) était le secrétaire d’Etat américain et Mlaksim M. Wallach, dit Litvinov (1876-1951) le commissaire du peuple soviétique aux affaires étrangères.

Léon Trotsky

Lettre aux bordiguistes

Constantinople, 25 septembre 1929

Chers camarades,

J’ai pris connaissance de la brochure "Plate-forme de gauche" que vous avez publiée en 1926 mais qui m’arrive seulement aujourd’hui. Même chose avec la lettre que vous m’adressiez dans le n° 20 de Prometeo et avec quelques articles de fond du journal : cela m’a donné la possibilité de rafraîchir mes connaissances plus que modestes en italien. Ces documents, tout comme la lecture d’articles et de discours du camarade Bordiga, que je connais personnellement, me permettent, dans une certaine mesure, de porter un avis sur vos principales idées et le degré de solidarité qui nous unit. Bien que, sur ce dernier point, non seulement les idées de principe mais aussi leur application politique aux événements du jour (le conflit sino- russe nous l’a rappelé de nouveau très clairement) aient une importance décisive, je crois que notre solidarité, au moins sur les questions essentielles, va suffisamment loin. Si je ne m’exprime pas aujourd’hui de façon plus catégorique, c’est uniquement parce que je veux laisser au temps et aux événements la possibilité de vérifier notre continuité idéologique et notre compréhension mutuelle. J’espère qu’elles se montreront complètes et durables.

"La plate-forme de gauche" (1926) a produit sur moi une grande impression. Je crois qu’elle est un des meilleurs documents émanant de l’opposition internationale et que, sous de nombreux aspects, elle conserve encore aujourd’hui toute son importance. Elle est très importante, surtout pour la France, quand elle met au premier plan de la politique révolutionnaire du prolétariat la question de la nature du parti, les principes essentiels de sa stratégie et de sa tactique. Ces derniers temps nous avons vu en France, chez de nombreux révolutionnaires en vue, l’opposition servir simplement d’étape entre le marxisme et la social-démocratie, le trade-unionisme ou simplement le scepticisme.

Presque tous ont hésité dans la question du parti.

Vous connaissez, évidemment, la brochure de Loriot, où il fait preuve d’une absolue incompréhension de la nature du parti, de sa fonction historique du point de vue des rapports de classes, et dérape dans la théorie de la passivité trade-unioniste qui n’a rien en commun avec l’idée de la révolution prolétarienne. Malheureusement, sa brochure représente une nette régression idéologique du mouvement ouvrier, encore aujourd’hui objet de la propagande du groupe de LaRévolution Prolétarienne.

L’abaissement du niveau idéologique du mouvement révolutionnaire ces cinq dernières années a laissé des traces dans le groupe Monatte. Arrivé entre 1917 et 1923 sur le seuil du marxisme et du bolchevisme, ce groupe a fait, depuis lors, de nombreux pas en arrière, dans le sens du syndicalisme ; mais il ne s’agit plus du syndicalisme combatif du début du siècle, lequel constituait un pas en avant du mouvement ouvrier français. Il s’agit d’un syndicalisme relativement dilatoire, passif et négatif qui tombe, la plupart du temps, dans un pur trade-unionisme. Et il n’y a pas de quoi s’en étonner. Tout ce que vous aviez dans le syndicalisme d’avant la guerre, d’éléments de progrès, s’est fondu dans le communisme. L’erreur principale de Monatte est la position incorrecte qu’il adopte face au parti et, en rapport avec cela, un fétichisme des syndicats pris comme une chose en soi, indépendamment de ses idées directrices ; et quand bien même les deux C.G.T. françaises s’uniraient aujourd’hui, si elles devaient coaliser demain toute la classe ouvrière française, cela ne ferait nullement disparaître la question des idées directrices de la lutte syndicale, de ses méthodes, du lien qui unit les tâches particulières aux tâches générales, c’est-à-dire la question du parti.

La Ligue syndicaliste dirigée par Monatte est elle-même un embryon de parti, elle réunit ses membres non selon des critères syndicaux, mais idéologiques, sur la base d’une certaine plate-forme ; et ne cherche rien d’autre qu’agir sur les syndicats, ou si on veut, les placer sous son influence idéologique. Mais la Ligue syndicaliste est un parti inachevé, non entièrement formé, n’ayant pas une histoire et un programme clairs, qui n’a pas pris conscience de lui-même, qui dissimule sa nature et qui se prive de toute possibilité de développement.

Souvarine, en luttant contre la bureaucratie et la déloyauté de l’appareil de l’IC, est arrivé aussi, bien que par une autre voie, à la négation de l’action politique et du parti lui-même. Proclamant la mort de l’Internationale et de sa section française, Souvarine considère en même temps que l’existence de l’opposition est caduque puisqu’il n’y a plus pour elle les conditions politiques requises.

En d’autres termes, il nie qu’il y ait nécessité urgente de l’existence du parti, toujours et toutes circonstances, comme expression des intérêts révolutionnaires du prolétariat.

Ce sont les raisons pour lesquelles je donne tant d’importance à notre solidarité sur la question du parti, de son rôle historique, de la continuité de son action, de son nécessaire combat pour étendre son influence sur toutes les formes du mouvement ouvrier. Sur cette question, un bolchevique, c’est-à-dire un révolutionnaire marxiste passé par l’école de Lénine, ne peut faire aucune concession. Sur toute une série des questions, la plate-forme de 1926 donne d’excellentes observations, qui conservent encore aujourd’hui toute leur importance.

Ainsi la plateforme déclare t-elle en toute clarté que les partis paysans dits "autonomes" tombent fatalement sous l’influence de la contre-révolution (page 36). On peut dire qu’à l’époque actuelle il ne peut pas y avoir d’exception à cette règle. Là où la classe paysanne ne marche pas derrière le prolétariat, elle marche avec la bourgeoisie contre le prolétariat. Malgré l’expérience de la Russie et de la Chine, Radek, Smilga et Preobrajenski ne l’ont pas compris et c’est précisément sur cette question qu’ils se trompent. Votre plate-forme accuse Radek de "concessions manifestes aux nationalistes allemands". Il faudrait y ajouter maintenant les concessions absolument injustifiables aux nationalistes chinois : l’idéalisation du sun-yat-senisme et la justification de l’entrée d’un parti communiste dans un parti bourgeois. Votre plate-forme souligne avec raison (page 37), en lien avec la lutte des peuples opprimés, la nécessité de l’indépendance absolue du Parti communiste ; l’oubli de cette règle essentielle conduit aux conséquences les plus funestes, comme nous l’a montrée l’expérience criminelle de la subordination du Parti communiste chinois au Kuomintang.

La politique néfaste du Comité anglo-russe, qui évidemment bénéficie du soutien complet l’actuelle direction du Parti communiste italien, est sorti du désir de passer au plus vite du petit Parti communiste anglais aux immenses Trade-Unions. Zinoviev a ouvertement exprimé cette idée au V° Congrès de l’Internationale ; Staline, Boukharine et Tomsky nourrissent la même illusion. Pour quel résultat ? Ils ont renforcé les réformistes anglais et ont affaibli le Parti communiste anglais. Voilà ce qui en coûte de jouer avec l’idée du parti : ce jeu ne reste jamais impuni.

En République Soviétique nous constatons une autre forme d’affaiblissement et de destruction du Parti communiste. Afin de le priver de son autonomie et son indépendance, il se dilue artificiellement dans la masse terrorisée par l’appareil gouvernemental. C’est pourquoi l’opposition, qui a réuni et éduqué de nouveaux cadres révolutionnaires qui la rejoignent par quelques milliers, est le vrai sang qui irrigue le Parti, tandis que la fraction stalinienne qui parle et agit formellement au nom d’un million et demi de membres du parti et de deux millions de membres de la Jeunesse communiste, détruit en réalité le parti.

Je constate avec plaisir, en me basant sur votre lettre publiée dans Prometeo, qu’il y a un accord total entre vous et l’opposition russe sur la définition de la nature sociale de l’État soviétique. Sur ce point, les militants d’ultra-gauche (voir l’Ouvrier Communiste, n° 1), montrent très nettement leur rupture avec les fondements du marxisme. Pour résoudre la question du caractère de classe d’un régime social, ils se limitent à la question de sa superstructure politique, ramenant celle-ci au niveau de bureaucratisme dans l’administration, et ainsi de suite. Pour eux, la question de la propriété des moyens de production n’existe pas. Dans l’Amérique démocratique ou en Italie fasciste on emprisonne, on fusille, on place sur la chaise électrique ceux qui sont accusés de préparer l’expropriation des ateliers, des usines et des mines appartenantes aux capitalistes. En République Soviétique, même aujourd’hui (sous la bureaucratie stalinienne) on fusille les ingénieurs qui tentent de préparer la restitution des usines, des ateliers, des mines à leurs ex-propriétaires. Comment peut-on ne pas voir cette différence fondamentale qui en réalité définit le caractère de classe d’un régime social ?

Je ne m’arrêterai pas davantage sur cette question à laquelle est consacrée ma dernière brochure ("La défense de l’U.R.S.S. et l’Opposition"), dirigée contre certains militants d’ultra-gauche français et allemands, qui il est vrai ne vont pas ainsi loin que vos sectaires italiens, mais, précisément pour cela, peuvent en être plus dangereux.

Au sujet de Thermidor, vous faites des réserves relatives à la pertinence des analogies entre la révolution russe et la révolution française. Je crois que cette observation résulte d’un malentendu. Pour juger de la justesse ou de la fausseté d’une analogie historique, il faut en déterminer clairement le contenu et les limites. Ne pas recourir aux analogies avec les révolutions des siècles passés serait simplement se priver de l’expérience historique de l’humanité. Aujourd’hui se distingue toujours d’hier. Pourtant nous apprenons d’hier en procédant avec analogies.

Le travail d’Engels sur la guerre des paysans est construit, d’un bout à l’autre, sur l’analogie entre la Réforme du XVI° siècle et la révolution de 1848. Pour forger la notion de dictature du prolétariat, Marx a chauffé son fer rouge dans le feu de 1793. En 1909 Lénine a défini le social-démocrate révolutionnaire comme un jacobin lié au mouvement ouvrier de masse. A l’époque je lui avais objecté, en employant des arguments académiques, que le jacobinisme et le socialisme scientifique s’appuyaient sur des classes différentes et employaient des méthodes différentes. En soi, l’argument était évidemment juste. Mais Lénine n’identifiait la plèbe de Paris avec le prolétariat moderne et la théorie de Rousseau avec la théorie de Marx. Il soulignait seulement les traits communs aux deux révolutions : les masses populaires les plus opprimées n’ont rien d’autre à perdre que leurs chaînes ; les organisations les plus révolutionnaires qui s’appuient sur ces masses mettent en place la dictature révolutionnaire dans leur lutte contre les forces de la vieille société. Cette analogie était-elle légitime ? Tout à fait. Elle s’est avérée historiquement fructueuse.

Quel était le caractère distinctif du Thermidor français ? Il fut la première étape de la contre-révolution victorieuse. Après Thermidor les jacobins ne purent (pour peu qu’ils en eussent la possibilité) reprendre le pouvoir sans une insurrection. De ce point de vue Thermidor eut un caractère décisif. Mais la contre-révolution n’était pas encore achevée, c’est-à-dire, les vrais maîtres de la situation n’étaient pas installés au pouvoir : pour cela il fallut l’étape suivante, le 18 Brumaire. Finalement la victoire complète de la contre-révolution, avec la restauration de la monarchie, les indemnisations des propriétaires féodaux, etc, se fit aux bons soins de l’intervention étrangère lors de la victoire sur Napoléon.

En Hongrie, après une brève période soviétique, la contre-révolution vainquit d’un coup par les forces des armes. Peut-on exclure ce danger pour l’URSS ? Sûrement pas. Mais tout le monde sait reconnaître une contre-révolution en cours. Sans commentaire… Lorsque nous parlons de Thermidor, nous avons à l’esprit une contre-révolution progressive qui se prépare en coulisses et se réalise par étapes. La première étape que nous appelons sous conditions Thermidor signifierait que le pouvoir passe aux mains de nouveaux possédants "soviétiques", soutenus par une fraction masquée du parti dirigeant, comme ce fut le cas pour les jacobins. Le pouvoir des nouveaux possédants, surtout des petits possédants, ne pourrait pas résister longtemps au retour de la révolution dans des conditions internationales favorables, avec la dictature du prolétariat, nécessitant l’emploi de la force révolutionnaire ; ou alors s’accomplirait la victoire de la grande bourgeoisie, du capital financier, voire de la monarchie, ce qui nécessiterait une révolution supplémentaire et peut même se donner deux révolutions.

Tel est le contenu de mon analogie avec Thermidor. Evidemment, si les limites d’usage de l’analogie sont transgressées, si on suit la mécanique superficielle des événements, ses épisodes dramatiques avec le sort de certaines personnalités, on peut facilement s’égarer et égarer les autres. Mais si on se base sur le mécanisme des rapports de classe, l’analogie devient tout aussi instructive que celle que fit par exemple Engels entre la Réforme et la révolution de 1848.

Ces jours-ci j’ai lu le numéro 1 du journal Ouvrier Communiste, publié, visiblement, par un groupe ultra-gauche qui s’est détachés de votre organisation. N’y aurait-il pas eu d’autres symptômes, ce numéro aurait été suffisant à démontrer que nous vivons une époque de décadence et de confusions idéologiques, de celles qui se produisent toujours après les grandes défaites révolutionnaires. Le groupe qui publie ce journal semble s’être assigné la tâche d’accumuler toutes les erreurs du syndicalisme à l’ancienne, de l’aventurisme, de la phraséologie gauchiste, du sectarisme, du confusionnisme théorique, en donnant à tout ceci un caractère de désinvolture juvénile et de querelle chahuteuse. Deux colonnes de cette publication suffisent à faire comprendre pourquoi ce groupe a dû se séparer de votre organisation marxiste, bien qu’il soit assez amusant voir les efforts ce groupe pour se réclamer de Marx et d’Engels.

En ce qui concerne la direction officielle du Parti italien, je n’ai eu la possibilité de l’observer que de l’exécutif de l’Internationale, en la personne d’Ercoli. Doué d’un esprit souple, loquace, Ercoli est doué pour les discours de procureur ou d’avocat, et de façon générale, pour exécuter les ordres. La casuistique stérile de ses discours, toujours tendant en définitive vers la défense de l’opportunisme, est à l’opposé, très nettement, de la pensée révolutionnaire vivante et vigoureuse d’Amadeo Bordiga. À propos, n’est-ce pas Ercoli qui a tenté d’adapter à l’Italie l’idée de la "dictature démocratique du prolétariat et des paysans" sous forme d’un mot d’ordre en faveur d’une assemblée constituante s’appuyant sur "des comités ouvriers et paysans" ?

Sur les questions de l’URSS, de la révolution chinois, de la grève générale en Angleterre, de la révolution en Pologne et de la lutte contre le fascisme italien, Ercoli, comme les autres chefs de formation bureaucratique, adopte invariablement une position opportuniste, quitte éventuellement, à la rectifier ensuite par des politiques aventureuses d’ultra-gauche. Il semble qu’actuellement, la mode soit encore à celles-ci.

Flanqués ainsi d’un côté de centristes du type d’Ercoli, et de l’autre de confusionniste d’ultra-gauche, vous êtes, camarades, ceux qui défendez dans les pires conditions de la dictature fasciste, les intérêts historiques du prolétariat italien et du prolétariat international. De tout cœur, je vous souhaite bonne réussite.

Bien à vous

Léon Trotsky

Lettre à Seipold

19 avril 1930

Cher Camarade Seipold,

(…)

Je considère également comme une erreur que l’on n’ait pas pris de résolution concernant les bordiguistes, c’est-à-dire qu’on ne les ait pas placés devant une alternative claire. Dans leurs rangs, il y a bien sûr des nuances diverses. Il nous faut aider ceux qui ont des positions internationalistes contre ceux qui ont des positions nationales.

Le bordiguisme dans sa forme parisienne court le plus vif danger de dégénérer en un sectarisme purement national, en un avatar italien de l’urbahnisme. Et plus les choses traînent en longueur, plus ce danger grandit. Le règlement de la question italienne est d’autant plus nécessaire que nous avons peut-être, dans le parti italien, en dehors du groupe Prometeo, certains camarades plus proches de nos convictions.

Avril 1930

Léon Trotsky

Un grand pas en avant

L’unification de l’Opposition de gauche

Le 6 avril a eu lieu à Paris la conférence préparatoire de l’Opposition de gauche internationale. Les organisations suivantes étaient représentées : la Ligue communiste de France, la Communist League of America, l’Opposition unifiée allemande, le Groupe d’opposition du parti communiste de Belgique, l’Opposition espagnole, l’Opposition de gauche de Tchécoslovaquie, l’Opposition communiste hongroise et le groupe d’opposition juif de France. L’Opposition de gauche du P.C. russe qui ne pouvait être représentée pour des raisons de police, a envoyé une lettre affirmant son soutien à la conférence. Deux groupes autrichiens ont agi de même. Les groupes d’opposition de Chine, du Mexique et d’Argentine n’ont pas pris part à la conférence du fait de la distance. Mais ces trois organisations partagent totalement le point de vue de la Gauche communiste internationale et ont insisté dans des lettres sur la nécessité de l’union internationale. Leur adhésion aux décisions de la conférence ne fait pas de doute.

Les délégués à la conférence ont fait des rapports détaillés sur l’état de l’opposition dans leurs pays. La situation d’ensemble peut être brièvement caractérisée comme suit : l’année écoulée a été celle d’une incontestable renaissance de l’Opposition.

Elle a commencé par une clarification et un affinement des fondements de principe et une démarcation d’avec des éléments étrangers à l’Opposition léniniste qui s’étaient associés à nous par hasard. Le regroupement des forces qui est né de cette lutte a immédiatement donné vie au travail de l’Opposition et conduit à la création de publications imprimées militantes et à la formation d’organisations.

(…)

Le groupe italien des bordiguistes en émigration publie tous les deux mois Prometeo. Les bordiguistes restent un groupe sympathisant de I’Opposition de gauche internationale. La dernière scission dans le parti officiel italien a montré que l’Opposition communiste de gauche y a beaucoup de partisans ; leur groupement en organisation se fera incessamment.

Léon Trotsky

Lettre ouverte au groupe Prometeo

22 avril 1930

Chers Camarades,

Vous m’avez il y a quelques mois adressé une lettre ouverte à laquelle j’ai répondu à l’époque. Il me semble maintenant que le temps est venu d’adresser à votre groupe une lettre ouverte.

Une conférence préparatoire de l’Opposition de gauche internationale s’est récemment tenue à Paris. Elle est un pas en avant sérieux parce qu’elle n’a été rendue possible qu’à la suite d’un long travail idéologique préparatoire. Votre groupe, sous les yeux duquel il s’est déroulé, n’a cependant pas jugé possible de participer à la conférence. Cet absentéisme d’une grande importance me pousse à vous poser les questions suivantes :

1. Concevez-vous que le communisme puisse avoir un caractère nationaliste ? C’est par exemple la position d’Urbahns, qui, tout en répétant rituellement les formules de l’internationalisme, a créé une secte purement allemande, sans liens internationaux et par conséquent sans perspectives révolutionnaires. Aussi : vous considérez-vous comme une tendance nationale ou comme une partie d’une tendance internationale ?

2. Si votre réponse à cette question devait être que vous êtes pleinement satisfaits de votre existence nationale isolée, il n’y aurait pas lieu de poser d’autres questions. Mais je ne doute pas que vous vous considériez comme internationalistes. En ce cas, une quatrième question se pose : à quelle tendance internationale particulière appartenez-vous ? Il existe aujourd’hui dans le communisme international trois tendances fondamentales : la centriste, la droite et la gauche (léniniste). En outre, il y a toutes sortes de débris ultra-gauchistes qui barbotent entre le marxisme et l’anarchisme. Jusqu’à présent nous pensions que vous étiez très proches de l’Opposition de gauche. Nous attribuions votre attitude dilatoire à votre désir de connaître par vous-mêmes le développement de l’Opposition de gauche. Mais on ne peut maintenir en permanence une position dilatoire. La vie n’attend pas, ni en Italie, ni dans le reste du monde. Pour rejoindre la Gauche internationale, il n’y a nul besoin d’un "monolithisme" faux dans l’esprit de la bureaucratie stalinienne. Ce qu’il faut, c’est une solidarité authentique sur les questions fondamentales de la stratégie révolutionnaire internationale qui ont subi l’épreuve des quelques dernières années. Des désaccord tactique partiels sont absolument inévitables et ne peuvent constituer un obstacle pour un travail en commun étroit dans le cadre d’une organisation internationale. Quels sont vos désaccord avec l’Opposition de gauche ? Sont-ils principiels ou épisodiques ? Il est indispensable de donner à cette question une réponse claire et précise.

3. Votre non-particîpation à la conférence internationale préparatoire peut être interprétée politiquement pour signifier que vous êtes séparés de l’Opposition de gauche par des divergences de caractère principiel. S’il en est ainsi, se pose une troisième question : pourquoi n’organisez-vous pas une fraction internationale de votre propre tendance ? Parce que vous ne pouvez pas avoir l’idée que les principes révolutionnaires qui sont bons pour le monde entier ne le sont pas pour l’Italie ou vice versa. Une attitude passive, conciliatrice à l’égard de l’Opposition de gauche combinée à une réticence à la rejoindre et à un refus d’intervenir dans la vie de l’avant-garde communiste dans d’autres pays est caractéristique du socialisme nationaliste ou du communisme nationaliste qui n’a rien de commun avec le communisme marxiste.

Votre réponse à ces questions est d’une importance sérieuse non seulement d’un point de vue international, mais aussi en premier lieu d’un point de vue italien, dans la mesure où ils peuvent être opposés l’un à l’autre. Le caractère illégal du P.C. italien rend difficile de suivre de près ses développements. Néanmoins il n’est pas douteux que, dans le cadre du communisme italien, il existe, en plus de la fraction officielle, votre propre groupe et celui des droitiers (Tasca), de nombreux éléments révolutionnaires qui n’ont pas encore défini ouvertement leur position. Dans ces conditions, vous représentez l’un des facteurs de cette absence de définition. Pourtant c’est précisément l’existence illégale du parti qui exige avec une force redoublée la pleine clarté de principes de la part des groupes dirigeants.

Votre réponse devra faciliter et accélérer la cristallisation idéologique à l’intérieur de l’avant-garde prolétarienne en Italie. Inutile de dire que l’Opposition russe se réjouirait d’apprendre votre décision de rejoindre la Gauche internationale.

Léon Trotsky

Lettre de Trotsky à l’Opposition de gauche italienne

Problèmes de la révolution italienne

14 mai 1930

Chers camarades,

J’ai reçu votre lettre du 5 mai. Merci beaucoup pour cette étude du communisme italien en général et de ses diverses tendances en particulier. Elle a satisfait pour moi un besoin pressant et a été la bienvenue. Il serait regrettable que votre travail soit laissé sous la forme d’une simple lettre. Avec quelques changements dt des allègements, cette lettre pourrait très bien trouver place dans les pages de La Lutte de Classes .

Je commencerai, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, par une conclusion politique générale : je considère notre collaboration à l’avenir comme parfaitement possible et même tout à fait souhaitable. Aucun de nous ne possède ni de peut posséder des formules politiques préfabriquées pouvant servir à toutes les éventualités de la vie. Mais je crois que la méthode au moyen de laquelle vous cherchez à déterminer les formules politiques nécessaires, est juste.

Vous me demandez mon opinion sur toute une série de problèmes graves. Mais avant d’essayer de répondre à quelques-uns d’entre eux, je formulerais une réserve très importante. Je n’ai jamais connu de près la vie politique italienne, car je n’ai passé en Italie que très peu de temps, je lis très mal l’italien et pendant le temps que j’ai passé dans l’Internationale Communiste, je n’ai pas eu l’occasion de creuser plus profondément en étudiant les affaires italiennes.

Vous devez d’ailleurs le savoir parfaitement, car comment expliquer autrement le fait que vous ayez entrepris de faire un travail aussi détaillé pour me mettre au courant des questions qui se posent ?

Il découle de ce qui précède que, dans de nombreux cas, mes réponses ne peuvent avoir qu’un caractère tout à fait hypothétique. En aucun cas je ne saurais considérer les réflexions qui suivent comme définitives. Il est tout à fait possible et même probable qu’en examinant telle ou telle question je perde de vue certaines circonstances concrètes très importantes de temps et de lieu. C’est pourquoi j’attendrai vos objections et des informations supplémentaires me corrigeant. Dans la mesure où notre méthode, comme je l’espère, est la même, c’est de cette façon que nous arriverons le mieux à la bonne solution.

 1- Vous me rappelez que j’ai autrefois critiqué le mot d’ordre d’"assemblée républicaine sur la base des comités ouvriers et paysans", un mot d’ordre lancé auparavant par le parti communiste italien. Vous me dites que ce mot d’ordre était tout à fait épisodique et qu’actuellement il a été abandonné.

Je voudrais néanmoins vous dire pourquoi je le considère comme faux ou tout au moins ambigu en tant que mot d’ordre politique.

L’"Assemblée républicaine" représente tout à fait évidemment une institution de l’Etat bourgeois. Que sont cependant les "comités ouvriers et paysans" ? Il est clair que ce sont des organismes équivalents aux soviets d’ouvriers et de paysans. Et voilà ce qu’il faudrait dire car des organismes de classe des ouvriers et des paysans pauvres, que vous les appeliez soviets ou comités, constituent toujours des organisations de lutte contre l’Etat bourgeois, puis deviennent des organes d’insurrection pour se transformer finalement, après la victoire, en organes de la dictature prolétarienne. Comment, dans ces conditions, une Assemblée républicaine - organe suprême de l’Etat bourgeois - peut-elle avoir comme "base" des organes de l’Etat prolétarien ?

J’aimerais vous rappeler qu’en 1917, avant Octobre, Zinoviev et Kamenev, quand ils se sont prononcés contre l’insurrection, défendaient l’idée d’attendre la réunion de l’Assemblée constituante pour créer "un Etat combiné" par la fusion entre l’Assemblée constituante et les soviets d’ouvriers et de paysans. En 1919, on a vu Hilferding proposer d’inscrire les soviets dans la Constitution de Weimar . Comme Zinoviev et Kamenev, Hilferding appelait cela "Etat combiné". Type nouveau de petit-bourgeois, il cherchait, au moment même du tournant historique le plus abrupt, à "combiner" un troisième type d’Etat en mariant la dictature de la bourgeoisie et la dictature prolétarienne sous le signe de la constitution.

Le mot d’ordre italien exposé plus haut me semble une variante de cette tendance petite-bourgeoise. A moins que je ne l’aie mal compris. Mais en ce cas, il a déjà l’incontestable défaut de prêter à de dangereux malentendus. J’en profite pour corriger ici une erreur réellement impardonnable commise en 1924 par les épigones : ils ont trouvé dans Lenine un passage disant qu’on pourra être conduits à marier l’assemblée constituante et les soviets. On pourrait de même trouver dans mes écrits un passage qui dise la même chose. Mais de quoi s’agissait-il exactement ? Nous posions la question d’une insurrection qui ferait passer le pouvoir au prolétariat sous la forme des soviets. A la question de savoir ce que, dans ce cas, nous pourrions faire de l’Assemblée constituante, nous répondions : "On verra ; peut-être la combinera-t-on avec les soviets". Nous entendions par là le cas où l’Assemblée constituante, convoquée sous le régime soviétique, aurait une majorité soviétique. Comme ce n’était pas le cas, les soviets ont dispersé l’Assemblée constituante. En d’autres termes, la question était posée de savoir s’il était possible de transformer l’Assemblée constituante et les soviets en organes d’une seule et même classe et pas du tout de "combiner" une Assemblée constituante bourgeoise avec les soviets prolétariens. Dans un cas (avec Lenine) il s’agissait de la formation d’un Etat prolétarien. Dans l’autre (avec Zinoviev, Kamenev, Hilferding) il s’agissait d’une combinaison constitutionnelle de deux Etats de classes ennemies avec l’intention d’éviter une insurrection prolétarienne qui aurait pris le pouvoir.

 2- La question que nous venons d’examiner (l’Assemblée républicaine) est intimement liée à une autre que vous analysez dans votre lettre, à savoir le caractère social que revêtira la révolution antifasciste. Vous niez la possibilité d’une révolution bourgeoise en Italie. Vous avez tout à fait raison. L’histoire ne peut pas tourner à rebours un grand nombre de pages équivalant chacune à la moitié d’une décennie. Le comité central du parti communiste italien a déjà essayé une fois d’esquiver la question en assurant que la révolution ne serait ni bourgeoise, ni prolétarienne, mais "populaire". C’est une simple répétition de ce que disaient les populistes russes au début de ce siècle quand on leur demandait le caractère que revêtirait la révolution contre le tsarisme. Et c’est encore la même raison que l’Internationale Communiste donne aujourd’hui en ce qui concerne la Chine et l’Inde. C’est très simplement une variante pseudo-revolutionnaire de la théorie social-démocrate d’Otto Bauer et autres, selon laquelle l’Etat peut s’élever au-dessus des classes, c’est-à-dire n’être ni bourgeois ni prolétarien. C’est une théorie aussi pernicieuse pour le prolétariat que pour la révolution. En Chine elle a fait du prolétariat la chair à canon de la contre-révolution bourgeoise.

Toute grande révolution se révèle populaire en ce sens qu’elle entralne dans son sillage le peuple entier. La Grande Révolution française et la Révolution d’Octobre ont été totalement populaires. Néanmoins la première était bourgeoise parce qu’elle a institué la propriété individuelle, alors que la seconde était prolétarienne parce qu’elle a aboli la propriété individuelle. Seuls quelques révolutionnaires petits-bourgeois attardés sans espoir peuvent encore rêver d’une révolution qui ne serait ni bourgeoise ni prolétarienne mais "populaire" (c’est-à-dire petite-bourgeoise).

Maintenant, dans la période impérialiste, la petite-bourgeoisie est incapable non seulement de diriger une révolution mais même d’y jouer un rôle indépendant. C’est ainsi que la formule "dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie" ne constitue qu’un écran pour une conception petite-bourgeoise d’une révolution de transition et d’un Etat de transition, c’est-à-dire d’une révolution et d’un Etat qui ne peuvent prendre place ni en Italie ni même dans l’Inde arriérée. Un révolutionnaire qui n’a pas pris une position claire, catégorique sur la question de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie est voué à tomber d’erreur en erreur. Quant au problème de la révolution antifasciste, la question italienne, plus que tout autre, est intimement liée aux problèmes fondamentaux du communisme mondial, c’est-à-dire de ce qu’on appelle la théorie de la révolution permanente.

 3- A la suite de ce qui vient d’être dit se pose la question de la période "de transition" en Italie. Il faut d’abord l’établir très clairement : transition de quoi à quoi ? Une période de transition de la révolution bourgeoise (ou "populaire") à la révolution prolétarienne, c’est une chose. Une période de transition de la dictature fasciste à la dictature prolétarienne, c’est autre chose. Si on étudie la première conception, la question de la révolution bourgeoise est posée en premier et il s’agit de déterminer le rôle qu’y joue le prolétariat. Ce n’est qu’ensuite qu’on posera la question de la période de transition vers une révolution prolétarienne. Si on étudie la deuxième conception, la question est alors posée d’une série de batailles, de troubles, de changements de situations, de tournants constituant dans leur intégralité les différentes étapes de la révolution prolétarienne. Ces étapes peuvent être nombreuses. Mais en aucun cas elles ne comportent une révolution bourgeoise ou son mystérieux hybride, la révolution "populaire".

Cela signifie-t-il que l’Italie ne peut pas, pour un certain temps, redevenir un Etat parlementaire ou devenir une "république démocratique" ? Je considère, en parfait accord avec vous, je pense, qu’une telle éventualité n’est pas exclue. Mais alors ce ne serait pas le fruit d’une révolution bourgeoise, mais l’avortement d’une révolution prolétarienne insuffisamment mûre et prématurée. Dans l’éventualité d’une profonde crise révolutionnaire et de batailles de masses au cours desquelles le prolétariat n’aurait pas été en position de prendre le pouvoir, il est possible que la bourgeoisie restaure son règne sur des bases "démocratiques". Peut-on dire, par exemple, que l’actuelle république allemande est une conquête de la révolution bourgeoise ? Une telle affirmation serait absurde. Ce qui s’est produit en Allemagne en 1918-1919, c’était une révolution prolétarienne qui a été trompée, trahie et écrasée faute de direction. Mais la contre-révolution bourgeoise a cependant été obligée de s’adapter aux circonstances résultant de l’écrasement de la révolution prolétarienne et de prendre la forme d’une république parlementaire "démocratique". La même éventualité - ou presque la même - est-elle exclue pour l’Italie ? Non, elle ne l’est pas. L’intronisation du fascisme a résulté du fait que la révolution prolétarienne de 1920 n’a pas été menée jusqu’à sa réalisation. Seule une nouvelle révolution prolétarienne peut renverser le fascisme. S’il n’était pas cette fois non plus voué à la victoire (du fait de la faiblesse du parti communiste, des manœuvres et des trahisons des social-démocrates, des francs-maçons, des catholiques), l’Etat "de transition" que la contre-révolution bourgeoise serait alors obligée de dresser sur les ruines de la forme fasciste de sa domination ne pourrait être qu’ un Etat parlementaire et démocratique.

Quel est l’objectif à long terme de la Concentration antifasciste ? Prévoyant la chute de l’Etat fasciste sous les coups d’un soulèvement du prolétariat et de toutes les masses opprimées en général, la Concentration se prépare à arrêter ce mouvement, à le paralyser faire échouer afin de faire passer la victoire de la contre-révolution rénovée pour une prétendue victoire d’une révolution démocratique bourgeoise. Si l’on perd de vue un instant cette dialectique des forces sociales vivantes, on court le risque de s’empêtrer de façon inextricable et de quitter la toute. Je crois qu’il ne peut pas y avoir entre nous le moindre malentendu sur ce point.

 4- Mais cela veut-il dire que nous, communistes, nous rejetons d’avance tous les mots d’ordre démocratiques, tous les mots d’ordre transitoires ou préparatoires, nous bornant strictement à la dictature prolétarienne ? Ce serait faire preuve d’un sectarisme doctrinaire stérile. Nous ne croyons pas un instant qu’un unique bond révolutionnaire suffise à franchir ce qui sépare le régime fasciste de la dictature prolétarienne. Nous ne nions en aucune façon qu’il y aura une période de transition avec ses revendications de transition, y compris des revendications démocratiques. Mais c’est précisément à l’aide de ces mots d’ordre de transition qui sont toujours le point de départ sur la route vers la dictature prolétarienne, que l’avant-garde communiste aura à gagner l’ensemble de la classe ouvrière et que cette dernière devra unir autour d’elle toutes les masses opprimées de la nation. Et je n’exclus même pas la possibilité d’une assemblée constituante qui, dans certaines circonstances, pourrait être imposée par le cours des événements ou, plus précisément, par le processus de réveil révolutionnaire des masses opprimées. Bien sûr, à une large échelle historique, c’est-à-dire de la perspective de nombreuses années, le destin de l’Italie est incontestablement réduit à l’alternative fascisme ou communisme. Mais prétendre que cette alternative a déjà pénétré la conscience des masses opprimées de la nation, c’est s’engager dans un vœu pieux et considérer comme résolue la tâche colossale qui se dresse encore devant le faible parti communiste. Si la crise révolutionnaire devait exploser par exemple au cours des prochains mois (sous l’ influence d’un côté de la crise économique et de l’autre de l’influence révolutionnaire de l’Espagne), les masses des travailleurs, ouvriers comme paysans devraient certainement faire suivre leurs revendications économiques de mots d’ordre démocratiques (comme la liberté de réunion, de presse, d’organisation syndicale, la représentation démocratique au parlement et dans les municipalités). Cela veut-il dire que le parti communiste devrait rejeter ces revendications ? Au contraire. Il devrait leur donner le caractère le plus audacieux et le plus résolu possible. Car la dictature prolétarienne ne peut pas être imposée aux masses populaires Elle ne peut être réalisée qu’à travers une bataille - une bataille véritable - pour toutes les revendications démocratiques, les exigences et les besoins des masses, et à la tête des masses.

Il faut rappeler ici que le bolchevisme n’est nullement arrivé au pouvoir sous le mot d’ordre abstrait de la dictature du prolétariat. Nous nous sommes battus beaucoup plus courageusement que tous les autres partis pour I’Assemblée constituante. Nous disions aux paysans : "Vous revendiquez la distribution égalitaire des terres ? Notre programme va plus loin. Mais personne que nous ne vous aidera à atteindre le droit à l’utilisation égale de la terre. Pour cela, vous devez aider les ouvriers". En ce qui concernait la guerre, nous disions aux masses populaires : "Notre tâche communiste est de faire la guerre à tous les oppresseurs. Mais vous n’êtes pas prêts à aller aussi loin. Vous essayez de vous échapper de la guerre impérialiste. Personne d’autre que les bolcheviks ne peut vous aider à le réaliser". Je ne traite pas la question de savoir ce que devraient être exactement les mots d’ordre centraux de la période de transition en Italie, maintenant précisément, en 1930. Pour les ébaucher, pour effectuer à temps les modifications justes, il faut connaître bien mieux la vie interne de l’Italie et être en contact bien plus étroit avec ses masses laborieuses qu’il ne m’est possible de l’être. Car, en plus d’une méthode juste, il faut aussi savoir écouter les masses. Je veux simplement indiquer la place des revendications transitoires dans la lutte du communisme contre le fascisme et, en général, contre la société bourgeoise.

 5- Cependant, tout en avançant tel ou tel mot d’ordre démocratique, il nous faut lutter de façon inconciliable contre toutes les formes de charlatanisme démocratique. La "république démocratique des ouvriers", mot d’ordre de la social-démocratie italienne est un exemple de ce médiocre charlatanisme. Une république des ouvriers ne peut être qu’un Etat de classe prolétarien. La république démocratique n’est qu’une forme masquée de l’Etat bourgeois. La combinaison des deux n’est qu’une illusion petite-bourgeoise de la base (ouvriers et paysans) social-démocrate et un impudent mensonge des dirigeants social-démocrates (tous les Turati, Modigliani et consorts). Permettez-moi encore de remarquer au passage que j’étais et que je reste opposé au mot d’ordre de "l’assemblée républicaine sur la base des comités ouvriers et paysans" précisément parce que cette formule est proche du mot d’ordre social-démocrate de "république démocratique des ouvriers" et par conséquent peut rendre extrêmement difficile la lutte contre la social-démocratie.

 6- L’assertion de la direction officielle selon laquelle la social-démocratie n’existe plus politiquement en Italie, n’est qu’une théorie consolante de bureaucrates optimistes qui veulent des solutions toutes prêtes aux grandes tâches qui sont devant eux. Le fascisme n’a pas liquidé la social-démocratie. mais, au contraire, il l’a préservée. Aux yeux des masses, la social-démocratie ne porte pas la responsabilité pour ce régime dont elle est en partie victime. Cela lui vaut des sympathies nouvelles et renforce les anciennes. Et un moment viendra où la social-démocratie frappera de la monnaie politique avec le sang de Matteotti exactement comme l’ancienne Rome l’a fait avec le sang du Christ. Il n’est donc pas exclu que, dans la période initiale de la crise révolutionnaire, la direction puisse être concentrée essentiellement entre les mains de la social-démocratie. Si des masses en grand nombre sont immédiatement entraînées dans le mouvement, si le parti communiste fait une politique correcte, il peut se faire qu’en peu de temps la social-démocratie soit réduite à zéro. Mais ce serait une tâche à accomplir, pas encore une tâche accomplie. Il est impossible de sauter par-dessus ce problème : il faut le résoudre.

Laissez-moi vous rappeler ici que Zinoviev, et plus tard les Manuilsky et les Kuusinen ont annoncé à deux ou trois reprises que la social-démocratie allemande aussi n’existait pratiquement plus. En 1925, le Komintern, dans sa déclaration au parti français écrite de la main légère de Lozovsky décrétait que le parti socialiste avait définitivement quitté la scène. L’Opposition de gauche s’est toujours énergiquement prononcée contre ce jugement frivole. Seuls de parfaits idiots ou des traîtres souhaiteraient instiller à l’avant-garde prolétarienne en Italie l’idée que la social-démocratie italienne ne peut plus jouer le rôle qu’a joué la social-démocratie allemande dans la révolution de 1918.

On peut objecter que la social-démocratie ne peut pas parvenir de nouveau à trahir le prolétariat italien comme elle l’a fait en 1920. C’est s’illusionner et se tromper soi-même ! Le prolétariat a été, trop souvent trompé au cours de son histoire, d’abord par le libéralisme, puis par la social-démocratie.

Qui plus est, nous ne devons pas oublier qu’il s’est écoulé dix années entières depuis 1920 et depuis l’avènement du fascisme, il y a huit ans. Les enfants qui avaient dix et douze ans en 1920-22 et qui ont été témoins des activités du fascisme, font aujourd’hui partie de la nouvelle génération d’ouvriers et de paysans qui combattront héroïquement contre le fascisme, mais qui manquent d’expérience politique. Les communistes n’entreront en contact avec le mouvement authentique des masses que pendant la révolution elle-même et, dans les conditions les plus favorables, il faudra des mois avant qu’ils puissent dénoncer et démolir la social-démocratie que le fascisme, je le répète, n’a pas liquidée mais qu’il a au contraire préservée.

Pour conclure, quelques mots sur une importante question de fait sur laquelle il ne peut dans notre milieu y avoir deux opinions différentes. Les oppositionnels de gauche devraient-ils ou peuvent-ils démissionner délibérément du parti ? Il ne peut y avoir de problème à ce sujet. Sauf pour de rares exceptions, et c’étaient des erreurs, aucun d’entre nous n’a jamais fait cela. Mais je n’ai pas une idée claire de ce qu’on exige d’un camarade italien pour tenir tel ou tel poste à l’intérieur du parti dans les circonstances présentes. Je ne peux rien dire de concret là-dessus, sauf qu’aucun de nous ne peut permettre à un camarade de s’accommoder d’une position politique fausse ou équivoque devant le parti ou devant les masses pour éviter d’être exclu.

Léon Trotsky

Rapport à destination de l’U.R.S.S.

23 mai 1930

Chers amis,

Il ne vous a certainement pas échappé que la Pravda, le Bolchevik et tout le reste de la presse officielle a maintenant repris de toutes ses forces la campagne contre le "trotskysme". (quoique les raisons de coulisses pour ce tournant ne nous soient malheureusement pas connues, le fait même que la discussion ait été reprise après avoir été virtuellement suspendue pendant pas mal de temps est pour nous une grande victoire).

Il y a une demi-année, Molotov a spécialement recommandé aux communistes français de s’abstenir de polémiquer contre le "trotskysme" dans la mesure où, en fait, il avait été anéanti. A peu près à cette époque, j’écrivais aux camarades français que notre victoire serait à moitié assurée au moment où nous obligerions l’appareil officiel à commencer à polémiquer contre nous car ici notre supériorité dans le domaine des idées, établie depuis longtemps, se ferait inévitablement sentir avec toute sa force. Et nous commençons à récolter les fruits du travail théorique et politique de l’Opposition au cours des dernières sept années. Cela vaut avant tout bien sur pour les pays occidentaux où nous avons nos propres publications et pouvons rendre coup pour coup. En U.R.S.S., l’appareil peut, du fait du caractère unilatéral de la polémique, reporter l’issue finale de la lutte idéologique. Mais il ne peut que la reporter. Le passé a vu tant de confusions, de mensonges, de contradictions, de zigzags et d’erreurs que les conclusions générales les plus simples tombent maintenant d’elles-mêmes dans les couches larges du parti et de la classe ouvrière. Et puisque ces conclusions élémentaires sur la direction actuelle coïncident pour l’essentiel avec les idées que l’Opposition a lancées, l’appareil est obligé de recommencer à "travailler de nouveau sur le trotskysme", afin d’empêcher un lien entre la critique et le mécontentement dans le parti et les mots d’ordre de l’Opposition. Mais il ne peut y avoir de doute que le fait de servir réchauffé le même plat ancien n’apportera pas le salut. Dans des articles récents, par exemple ceux de cette pauvre âme sans espoir Pokrovsky, l’appel tardif à travailler sur le trotskysme a de toute évidence un ton de panique. L’importance de ces symptômes ne peut pas être surestimée. Bien des choses se manifestent dans le parti et avancent dans notre direction.

En Occident nous avons des succès réels surtout en France et en Italie. La presse officielle du P.C.F. a totalement rejeté le conseil de Molotov auquel il est fait référence plus haut - conseil que Molotov lui-même a réussi à répudier. Au lieu de nous attaquer avec des fabrications désespérément absurdes dans le style de "l’officier de Wrangel", la presse communiste française essaie de polémiquer sur les questions de principe. Mais c’est exactement ce que nous voulons ! L’Opposition française prend de plus en plus part effectivement aux activités du P.C., les enregistrant et les critiquant, brisant ainsi graduellement le mur entre elle et le parti. L’Opposition a trouvé un soutien dans le mouvement syndical où nos camarades d’idées ont publié leur propre plate-forme et établi leur propre centre, continuant la lutte bien entendu pour une confédération unie du travail.

Dans le parti italien, de sérieux mouvements ont eu lieu récemment. Vous connaissez l’exclusion du parti, sous l’accusation de solidarité avec Trotsky, du camarade Bordiga, qui est revenu récemment d’exil. Les camarades italiens nous ont écrit que Bordiga, ayant pris connaissance de vos dernières publications, a fait en réalité, semble-t-il, une déclaration d’accord avec nos idées. En même temps, une scission qui avait été longtemps en préparation s’est produite dans le parti officiel. Plusieurs membres du comité central qui avaient occupé des places de haute responsabilité dans le travail du parti ont refusé d’accepter la théorie et la pratique de la "troisième période". On les a déclarés "déviationnistes de droite", mais ils n’ont en fait rien de commun avec Tasca, Brandler et compagnie. Leur désaccord avec la "troisième période" les a obligé à réexaminer toutes les discussions et divergences des dernières années et ils ont déclaré leur pleine solidarité avec l’Opposition de gauche internationale. C’est là un élargissement de nos rangs d’une exceptionnelle valeur.

Dans une de mes dernières lettres, je soulignais que l’année écoulée était une année de grand travail préparatoire pour l’Opposition (la gauche internationale et que nous pouvons nous attendre maintenant à des résultats politiques de ce travail que nous avons fait. ’es faits que j’ai cités, concernant deux pays, attestent que ces résultats ont déjà commencé à prendre une forme tangible. Ce n’est pas par hasard, après tout, que la presse de l’Internationale Communiste se sent obligée, dans le sillage du parti communiste soviétique, de s’engager dans la voie de polémique ouverte "de principes" contre nous, qui, naturellement, n’œuvrera qu’en notre faveur.

Le XVI° congrès ne reflètera pas ces changements évidents, indiscutables dans le parti soviétique et l’Internationale Communiste, changements qui promettent beaucoup mais qui ne sont pourtant qu’un commencement. Il sera un congrès de la bureaucratie stalinienne, comme auparavant. Mais une bureaucratie effrayée, troublée, qui réfléchit. Organisationnellement, Staline conservera ses positions au congrès, selon toute vraisemblance. Mieux, ce congrès va certainement dresser le bilan de toute la série des victoires de Staline sur ses opposants et de sanctifier le système du "gouvernement d’un seul". Mais en dépit de tout cela - ou plus précisément à cause de tout cela, on peut dire sans la moindre hésitation : le XVI° congrès sera le dernier congrès de la bureaucratie stalinienne. Exactement comme le XV° congrès, qui a scellé la victoire sur l’Opposition de gauche, a accéléré la désintégration du bloc droite-centre, de même aussi le XVI° congrès, qui couronnera probablement la défaite des droitiers, hâtera la désintégration du centrisme bureaucratique. Cette désintégration ira d’autant plus vite qu’elle a été plus longtemps retenue par les gens de cet appareil brutal et déloyal. Non seulement tout cela ouvre de nouvelles possibilités pour l’Opposition de gauche, mais lui impose aussi de grandes obligations. La route vers le parti passe par le processus de revitalisation du parti lui-même, et c’est seulement à travers cela et par conséquent le renforcement du travail théorique et politique tenace de l’Opposition dans le parti et la classe ouvrière. Tout le reste découle de sa propre décision.

Léon Trotsky

Au comité de rédaction de Prometeo

19 juin 1930

Chers Camarades,

Votre longue lettre, datée du 3 juin, est arrivée. Malheureusement, au lieu de dissiper les malentendus, elle les aggrave.

1. Il n’y a pas de "contraste" entre ma dernière "Lettre ouverte" et ma réponse de l’an passé à votre propre lettre ouverte. Tout ce qui les sépare, c’est quelques mois d’une intense activité par la Gauche communiste internationale. A cette époque, un certain vague dans votre position pouvait apparaÎtre comme épisodique et même en partie inévitable. Très évidemment, les conditions dans lesquelles le camarade Bordiga, le dirigeant autorisé de votre fraction, s’est trouvé, peuvent avoir expliqué pour un temps le caractère dilatoire de votre position (sans bien entendu diminuer ses aspects néfastes). En répondant à votre "Lettre ouverte", j’ai pris en compte cette circonstance très importante, même si elle est personnelle. Je connais suffisamment le camarade Bordiga et j’ai de lui une estime assez grande pour comprendre le rôle exceptionnel qu’il joue dans la vie de votre fraction. Mais, comme vous le reconnaÎtrez sans doute vous-mêmes, cette considération ne peut pas primer les autres. Des événements se produisent, des questions nouvelles se posent et on a besoin de questions claires. Aujourd’hui, le vague conservateur de votre position est en train de devenir un symptôme de plus en plus dangereux.

2. Vous dites que pendant tout ce temps vous n’avez pas bougé d’un iota de la plate-forme de 1925 que j’ai appelée un document excellent à bien des égards. Mais une plate-forme n’est pas créée de façon qu’on ne "s’en sépare pas", mais plutôt pour l’appliquer et la développer. La plate-forme de 1925 était un bon document pour l’année 1925. Dans les cinq ans écoulés, il s’est produit de grands événements. Il n’existe aucune réponse dans la plate-forme. Essayer de remplacer les réponses à des questions qui découlent de la situation en 1930 par des références à la plate-forme de 1925, c’est soutenir une politique vague et évasive.

3. Vous expliquez que vous n’avez pas participé à la conférence de Paris par suite d’une mauvaise transmission postale de votre lettre d’invitation. S’il n’y a vraiment rien de plus, on aurait du le dire ouvertement dans la presse. Je n’ai rien trouvé à ce sujet de votre groupe dans La Vérité. Peut-être est-ce paru dans Prometeo ? Il est clair cependant qu’après toute votre lettre qu’il ne s’agit pas du tout d’une affaire de mauvaise transmission du courrier.

4. Vous dites que "la préparation idéologique pour la conférence manquait totalement". Cette assertion me paraît à moi non seulement fausse mais tout à fait extravagante. En France, la préparation idéologique a été particulièrement intense et fructueuse (La Vérité, La Lutte de Classes, brochures). Dans tous les pays l’an dernier a eu lieu une lutte idéologique intense qui a mené à une différenciation de prétendus camarades d’idées. La rupture avec Souvarine et Paz en France, Urbahns en Allemagne, le petit groupe de Pollack en Tchécoslovaquie, et d’autres, a été l’élément le plus important de la préparation idéologique pour la conférence d’authentiques communistes révolutionnaires. Ignorer ce travail très important, c’est aborder le problème non avec un critère révolutionnaire, mais avec un critère sectaire.

5. Votre conception de l’internationalisme m’apparaît fausse. En dernière analyse, vous prenez l’Internationale pour une somme de sections nationales ou le produit de l’influence mutuelle de section nationales. C’est au moins une conception unilatérale, non-dialectique, et par conséquent fausse de l’Internationale. Si la Gauche communiste dans le monde consistait en cinq individus, ils auraient néanmoins été obligés de construire simultanément une nouvelle organisation internationale en même temps qu’une ou plusieurs organisations nationales.

Il est faux de voir une organisation nationale comme la fondation et l’Internationale comme un toit. La relation entre elles est de type entièrement nouveau. Marx et Engels ont commencé le mouvement communiste en 1847 avec un document international et la création d’une organisation internationale. La même chose s’est répétée dans la création de la I° Internationale. C’est exactement le même chemin qu’a suivi la Gauche de Zimmerwald dans sa préparation pour la III° Internationale. Aujourd’hui ce chemin est dicté bien plus impérieusement qu’à l’époque de Marx. Il est bien entendu possible à l’époque de l’impérialisme pour une tendance prolétarienne révolutionnaire d’apparaÎtre dans un pays ou un autre, mais elle ne peut se développer dans un pays isolé : le lendemain même de sa formation, elle doit chercher ou créer des liens internationaux, une organisation internationale, parce qu’une garantie de justesse d’une politique nationale ne peut être trouvée que par cette voie. Une tendance qui demeure fermée nationalement pendant plusieurs années se condamne elle-même irrévocablement à la dégénérescence.

6. Vous refusez de répondre à la question concernant le caractère de vos divergences avec l’Opposition internationale sur la base de l’absence de "documents principiels internationaux". Je considère une telle façon d’aborder la question comme purement formelle, pas politique ni révolutionnaire. Une plate-forme ou un programme, c’est quelque chose qui vient en général en résultat d’expériences étendues à partir d’activités communes sur la base d’un certain nombre d’idées et méthodes communes. Votre plate-forme de 1925 n’est pas apparue le jour même de votre existence en tant que fraction. L’Opposition de gauche a créé sa plate-forme la cinquième année de sa lutte ; et bien qu’elle ait paru deux ans ou deux ans et demi après la vôtre, elle a aussi été dépassée à plusieurs égards.

Lorsque, plus tard, le programme de l’Internationale a été publié, l’Opposition russe a répondu avec une critique. Cette critique était - dans son essence, pas dans sa forme - le fruit d’un travail collectif, a été publiée en diverses langues comme la plupart des documents de les dernières années.

Sur ce terrain, il y a eu une lutte sérieuse (en Allemagne, aux Etats-Unis). Les problèmes de la politique syndicale, la "troisième période", le plan quinquennal, la collectivisation, l’attitude de l’Opposition de gauche vis-à-vis des partis officiels et ainsi de suite - toutes ces questions de principe ont été soumises au cours de la dernière période à une discussion sérieuse et une élaboration théorique de la presse de l’Internationale Communiste.

C’est la seule façon de préparer l’élaboration de la plate-forme ou plus précisément d’un programme. Quand vous dites qu’on ne vous a pas encore proposé de "document programmatique" tout prêt et que, par conséquent, vous ne pouvez pas répondre aux questions concernant vos divergences avec la Gauche internationale, vous révélez ainsi une conception sectaire des méthodes et moyens pour arriver à une unification idéologique ; vous démontrez combien vous êtes isolés de la vie idéologique de la Gauche communiste.

7. Les groupes qui se sont unis à la conférence de Paris n’aspiraient pas du tout au monolithisme mécanique et n’en avaient pas fait leur but. Mais ils étaient tous unis dans la conviction que l’expérience vivante des dernières années assure leur unité au moins dans la mesure où elle les rend capables de continuer sa collaboration sous une forme organisée à l’échelle internationale et en particulier en préparant une plate-forme commune avec les forces internationales à leur disposition. quand j’ai demandé la profondeur de leurs divergences avec la Gauche internationale, je n’attendais pas une réponse formaliste mais une réplique politique et révolutionnaire de ce genre : "Oui, nous considérons comme possible de commencer à travailler ensemble avec les groupes en question parmi lesquels nous défendrons nos idées sur nombre de questions" .

Mais quelle est votre réponse ? Vous déclarez que vous ne participerez pas au Secrétariat International jusqu’à ce que vous ayez reçu un document programmatique. Cela signifie que d’autres doivent, avec votre participation, élaborer un document programmatique, pendant que vous vous réservez le droit d’inspection finale. Comment aller plus loin sur la voie du dilatoire, de l’évasif et de l’isolement national ?

8. Egalement formaliste est votre déclaration selon laquelle vous trouvez inacceptable les statuts de la Ligue Communiste française, qui se solidarisent avec les quatre premiers congrès de l’Internationale Communiste. En toute vraisemblance, il n’y a pas un seul camarade français pour penser que toutes les décisions des quatre premiers congrès sont infaillibles et inchangeables.

C’est une question de ligne stratégique de base. Si vous refusez de demeurer sur les bases posées par les quatre premiers congrès, alors que reste-t-il pour vous de façon générale ?

D’un côté, vous refusez d’accepter les décisions des quatre premiers congrès comme base. De l’autre, vous rejetez brutalement ou ignorez le travail programmatique et tactique de la Gauche internationale dans les dernières années. Que proposez-vous donc à la place ? Cela peut-il être la même plate-forme de 1925 ? Mais, avec toutes ses vertus, cette plate-forme n’est qu’un document épisodique qui n’offre pas aujourd’hui une réponse à un seul des problèmes actuels.

9. Le plus étrange de tout est l’impression produite par le passage de votre lettre où vous parlez avec indignation d’une "tentative" de créer une nouvelle Opposition en Italie. Vous parlez de "manœuvre", d’une "nouvelle expérience dans la confusion" et ainsi de suite. Autant que je puisse juger, cela fait référence à une nouvelle scission à l’intérieur de la fraction centriste dirigeante du parti communiste italien avec un de ces groupes qui cherche à se rapprocher de la Gauche internationale. Où y a-t-il manœuvre ? De quelle "confusion" s’agit-il ? D’où émane la confusion ? Le fait qu’un groupe, scissionnant d’une fraction opposée, cherche à fusionner avec nous constitue un gain sérieux. Naturellement la fusion ne peut avoir lieu que sur une base principielle, c’est-à-dire la théorie et la pratique de la Gauche internationale. Les camarades qui appartiennent à l’Opposition italienne m’ont envoyé personnellement des lettres et un certain nombre de documents. Je réponds pleinement et explicitement aux questions que ces camarades me posent. Et je continuerai à le faire aussi à l’avenir. Pour ma part, je leur ai aussi posé des questions. En particulier, à ma question concernant leur attitude à l’égard des bordiguistes, j’ai reçu la réponse qu’en dépit des divergences d’opinion existantes, ils considèrent la collaboration comme à la fois possible et nécessaire. Où y a-t-il là une manœuvre ?
D’un côté, vous considérez que l’Opposition internationale ne mérite pas une confiance suffisante pour que vous preniez part à son travail collectif. De l’autre, vous pensez évidemment que l’Opposition internationale n’a aucun droit de prendre contact avec des communistes italiens qui se déclarent solidaires d’elle. Chers camarades, vous perdez le sens des proportions et vous allez trop loin. c’est le sort ordinaire des groupes repliés sur eux-mêmes, isolés.
Naturellement on peut considérer comme malheureux que les relations et négociations avec la Nouvelle Opposition Italienne se déroulent sans votre participation. Mais c’est votre faute. Pour prendre part à ces négociations, il vous aurait fallu prendre part à toute l’activité de l’Opposition internationale, c’est-à-dire entrer dans ses rangs.
10. En ce qui concerne le groupe Urbahns, vous demandez des informations sur toute son activité de façon à pouvoir prendre une position nette. Et vous rappelez à cet égard que dans la plate-forme de l’Opposition russe, le groupe Urbahns est mentionné comme idéologiquement proche. Je ne peux que regretter que jusqu’à présent vous n’ayez pas jugé de votre devoir d’arriver à une opinion nette sur une question qui a agité l’Opposition internationale tout entière pendant des mois, conduit à une scission en Allemagne et plus tard dans ce pays à la formation de I’Opposition de gauche unifiée, complètement coupée d’Urbahns. Que signifie votre référence à la plate-forme russe ? Oui, à cette époque, nous défendions le groupe Urbahns (exactement comme nous défendions le groupe de Zinoviev, contre Staline). Oui, nous avons autrefois pensé que nous pouvions réussir à raffermir la ligne politique du groupe Urbahns tout entier.
Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée. Ni en 1925, ni en 1927. Après la publication de notre plate-forme, il y a eu des événements qui n’étaient pas de petite importance, les zinoviévistes ont capitulé. La direction du Leninbund a commencé à évoluer en se séparant du marxisme. Dans la mesure où nous ne coupons pas à la légère les liens politiques, nous avons essayé dans des dizaines d’articles et de lettres de convaincre le Leninbund de changer sa politique. Nous n’avons pas réussi. Nombre d’événements nouveaux ont éloigné de nous plus encore le groupe Urbahns. Une partie considérable de son organisation a rompu avec Urbahns. L’évolution politique est pleine de contradictions. C’est souvent qu’elle a entraîné et qu’elle entraînera encore des camarades de pensée d’hier ou de demi camarades, du côté opposé. Les causes de la scission entre I’Opposition internationale et le Leninbund ont été discutées publiquement par toute là presse de I’Opposition. J’ai dit personnellement tout ce que j’avais à dire sur ce sujet dans une brochure spéciale. Je n’ai rien à ajouter, d’autant plus que nous discutons ici des faits accomplis. Vous soulevez cette question non en relation avec les faits eux-mêmes, mais en relation avec ma lettre. Cela montre une fois de plus la mesure dans laquelle vous ignorez la vie politique et théorique réelle de l’Opposition internationale.

Trotsky aux camarades de la gauche communiste (14 avril 1931)

Kadikoy, 14 avril 1931

Chers camarades

C’est vrai, je dois m’excuser de ne pas pouvoir fournir la préface promise. La raison est politique et vous en apprécierez l’importance, j’en suis sûr. J’aurais aimé résumer les divergences qui nous divisent dans cette préface. Cela implique une base solide de principes et de méthodes communs.

Certains articles et déclarations de votre part me laissent supposer que les différences sont plus profondes que je ne l’avais envisagé. Vos thèses sur les slogans démocratiques ont été une révélation pour moi. Ils me paraissent inconciliables avec tout ce que je considère comme une théorie marxiste communiste. Devrais-je maintenant écrire sur nos différences ? Mes conclusions seraient complètement négatives. Maintenant, je n’ai pas perdu tout espoir de voir que vous corrigerez vous-même vos thèses qui ne sont pas des thèses tactiques mais des thèses doctrinales. C’est pourquoi j’ai trouvé impossible pour le moment de donner une idée générale de nos différences et des possibilités d’un travail commun. Je veux attendre le développement de la discussion avant de former un jugement final. Donner une préface insignifiante dans ces conditions reviendrait à tromper les lecteurs et eux-mêmes sur l’importance de nos différences.

Avec les meilleures salutations communistes.

Trotsky

notes :

1) In Prometeo, 27 septembre 1931. Cette lettre et les suivantes concernent un problème spécifique : la publication en italien de certains écrits du révolutionnaire russe, édités par la fraction de gauche. Le groupe Prometeo avait écrit à Trotsky lui proposant d’écrire "une préface spéciale pour le mouvement italien".

Dans « La révolution permanente », Trotsky

« Le groupe Italien "Prometeo" (bordiguistes) repousse globalement, pour tous les pays et tous les peuples, les mots d’ordre démocratiques révolutionnaires. Ce sectarisme doctrinaire, qui coïncide pratiquement avec la position des staliniens, n’a rien de commun avec la position des bolchevik s-léninistes. L’opposition internationale de gauche doit rejeter toute apparence de responsabilité de cet ultra-gauchisme infantile. L’expérience toute récente de l’Espagne montre que les mots d’ordre de la démocratie politique joueront un rôle indubitablement et extrêmement important dans la ruine du régime de la dictature fasciste en Italie. Entrer dans la révolution espagnoleou italienne avec le programme de Prometeo, c’est la même chose que se lancer à la mer les mains liées derrière le dos : le nageur risque fort de se noyer. » (L.T.)

28 mai 1931, « La révolution espagnole et les dangers qui la menacent »

Le groupe italien Prometeo (bordiguiste) repousse globalement les mots d’ordre démocratiques-révolutionnaires pour tous les pays et tous les peuples. Ce doctrinarisme de sectaires, qui coïncide pratiquement avec la position des staliniens, n’a rien de commun avec la position des bolcheviks-léninistes. L’opposition internationale de gauche doit rejeter toute apparence de responsabilité pour cet ultra-gauchisme infantile. L’expérience toute récente de l’Espagne montre que les mots d’ordre de la démocratie politique joueront sans aucun doute un rôle extrêmement important dans la ruine du régime de la dictature fasciste en Italie. Entrer dans révolution espagnole ou italienne avec le programme de Prometeo, c’est la même chose que de se lancer à l’eau les mains liées derrière le dos : le nageur risque fort de se noyer.

Lettre de Trotsky à Mill et Leonetti

10 juin 1931

(...) J’ai été très heureux de lire la position du camarade Souzo dans les procès-verbaux du Secrétariat international sur un certain nombre de questions brûlantes. A propos, le camarade Souzo a reçu ma réponse à la lettre que je lui ai adressée pendant votre absence.

J’ai l’impression que la nouvelle opposition italienne a une attitude trop prudente, trop douce, trop patiente envers les bordiguistes
. Je comprends très bien qu’au début, c’était très délicat de voir s’il était possible de collaborer avec ce groupe, s’il était sensible à nos arguments, etc. Mais j’ai l’impression que la nature de ce groupe est à présent absolument claire : c’est la culture du sectarisme le plus pur hermétiquement fermé à l’extérieur et maintenant assez aigre d’une atmosphère suffocante. L’esprit méprisant et sectaire est le trait caractéristique de ces personnes : d’une part, elles ne tolèrent aucune objection critique ni aucune ingérence dans leurs affaires intérieures.

Et, d’autre part, ils se tournent vers les autres avec un ton de supériorité et parfois même d’insolence, sans que leur attitude soit la moins justifiée. Il est très probable et même possible qu’ils contiennent des éléments qui voudraient respirer de l’air frais. Mais notre politique excessivement prudente et attentiste restreint ce processus de libération des éléments sains. Il est temps de finir avec cette méthode. En vérité, nous avons des tâches infiniment plus grandes que de traîner derrière nous toutes les ruines et résidus des divers groupes et des diverses sectes survivantes.

L’attitude envers Prometeo est particulièrement claire, car, quoi qu’on puisse en dire, elle a une position. Dans mes travaux sur l’Espagne, je critique ouvertement Prometeo.

(Je considère uniquement vos critiques apparues sur le bulletin).

Discuter avec Prometeo de ses intrigues, de ses manœuvres, etc., est totalement inutile. Il vaut bien mieux le combattre ouvertement et clairement sur ses conceptions. Ce groupe a des différences avec nous sur chaque problème et pousse sa position à l’absurde. C’est un obstacle au développement du communisme en Espagne. La nouvelle opposition doit faire son chemin. Nous devons l’aider. La position personnelle de Bordiga ne m’est pas connue. Mais nous devons faire face à la réalité telle qu’elle se présente : la position de Prometeo est un mélange monstrueux d’anarchisme, de syndicalisme, d’opportunisme caché derrière le conservatisme sectaire. C’est pourquoi ce groupe soutient presque automatiquement tout groupe qui se bat contre nous, où que ce soit dans le monde. Nous devons y mettre fin. Les problèmes de la révolution espagnole ouvrent une base de discussion avec Prometeo très favorable et ce débat doit revêtir un caractère international.

Les oppositions allemande et française doivent se prononcer au cours de leurs prochaines conférences avec toute la clarté et l’intransigeance nécessaires face à la confusion de Prométhée : ce sera un coup dur pour les groupes Landau et Gourget, en particulier, et il leur sera difficile de manœuvrer plus loin. La conférence internationale devra résoudre ce problème de manière définitive et dans son aspect organisationnel. J’aimerais connaître l’opinion du camarade Souzo et de son groupe à cet égard ... Je m’attarde toujours sur la question espagnole. L’idée du camarade Souzo de publier un manifeste international sur la révolution espagnole est excellente. Ce manifeste devrait être signé par toutes les sections nationales et d’abord, évidemment, par le Secrétariat international.

Le manifeste devrait contenir une critique non seulement du PC officiel mais également de la Fédération catalane (...)

Léon Trotsky

Pour un manifeste de l’Opposition sur la révolution espagnole

18 juin 1931

Chers Camarades [1] ,

Le cours des événements place aujourd’hui à l’ordre du jour une question grandiose sur laquelle l’opposition de gauche peut et doit dire son mot je veux parler de la révolution espagnole. Cette fois, il ne s’agit pas d’une critique après coup [2] ; il s’agit, pour l’opposition de gauche internationale, d’intervenir activement dans les événements afin d’éviter la catastrophe.

Les forces dont nous disposons sont minces. Mais l’avantage d’une situation révolutionnaire consiste précisément en ce qu’un groupe, même peu nombreux, peut, dans un court laps de temps, devenir une grande force à condition de savoir formuler des pronostics exacts et lancer à temps des mots d’ordre justes. Je ne fais pas allusion ici seulement à notre section espagnole, directement entraînée par les événements, mais à l’ensemble de nos sections, car plus la révolution progressera et plus elle attirera l’attention des ouvriers du monde entier. La vérification des lignes politiques se fera sous les yeux de l’avant-garde prolétarienne mondiale [3] . Si nous sommes vraiment l’aile gauche, si notre force provient véritablement de notre conception révolutionnaire juste, nous devrons la montrer de façon particulièrement claire dans le cadre d’une situation révolutionnaire. Si nous sommes vraiment des internationalistes, c’est à l’échelle internationale que nous devons accomplir ce travail.

Il nous faut poser nettement deux questions fondamentales

1. la question du caractère général de la révolution espagnole et la ligne stratégique qui en découle,

2. la question de l’utilisation tactique juste des mots d’ordre démocratique et des possibilités parlementaires et révolutionnaires.

J’ai essayé de dire l’essentiel sur ces deux questions dans mon dernier travail sur l’Espagne. Je ne veux ici que me prononcer brièvement sur l’ensemble des questions sur lesquelles nous devons passer à l’offensive contre toute la ligne de l’Internationale communiste.

Faut-il s’attendre en Espagne à une révolution intermédiaire entre la révolution républicaine déjà accomplie et la future révolution prolétarienne, une prétendue "révolution ouvrière et paysanne" avec "une dictature démocratique" ? Oui ou non ? Toute la ligne stratégique est déterminée par la réponse que l’on donne à cette question. Le parti espagnol officiel est enfoncé jusqu’au cou dans une confusion idéologique totale sur cette question, confusion qui a été répandue et l’est encore par les épigones et qui trouve son expression dans le programme de l’Internationale communiste [4]. Nous tenons là la possibilité de démasquer au jour le jour, devant l’avant-garde prolétarienne, à la lumière des faits vivants, tout le vide, tout le non-sens et en même temps l’effroyable danger que constitue cette fiction d’une révolution mixte et intermédiaire.

Les camarades dirigeants de toutes les sections doivent avoir constamment à l’esprit que c’est nous, précisément en tant que gauche, qui devons nous placer sur une base scientifique solide. Le dilettantisme avec les idées, le charlatanisme journalistique dans le style des Landau et compagnie, sont contraires à l’essence même de ce que doit être une fraction révolutionnaire prolétarienne. Il nous faut étudier les questions fondamentales de la révolution de la même façon que les ingénieurs étudient la résistance des matériaux, ou les médecins l’anatomie et la pathologie [5]. Le problème de la révolution permanente est devenu actuellement, grâce aux événements d’Espagne, le problème central de l’opposition internationale de gauche.

Les questions des mots d’ordre démocratiques, de l’utilisation des élections puis des Cortès, sont des questions de tactique révolutionnaire qui sont subordonnées à la question générale de la stratégie. Mais les meilleures formules stratégiques ne valent rien. Si l’on ne trouve pas à chaque moment une solution tactique pour elles. Sous cet angle, les choses se présentent très mal en Espagne. Les journaux français donnent une information suivant laquelle le dirigeant de la fédération catalane, Maurin, aurait déclaré, lors de sa conférence à Madrid, que son organisation ne participerait pas aux élections, parce qu’elle ne croyait pas à leur "sincérité". Est-il possible que ce soit vrai ? Cela signifierait que Maurin aborde les problèmes de la tactique révolutionnaire non du point de vue de la mobilisation des forces du prolétariat, mais du point de vue de la morale et du sentimentalisme petit-bourgeois. Il y a deux semaines, j’aurais pensé que la presse bourgeoise racontait des bêtises, mais, après avoir pris connaissance de la plate-forme de la fédération catalane, je suis bien obligé d’admettre que cette information, si énorme soit-elle, n’est tout de même pas impossible et qu’il ne faut pas l’exclure d’emblée.

Sur cette ligne, il faut déclencher dans nos propres rangs une lutte impitoyable. Il est tout à fait absurde et indigne de se quereller avec différents groupes au sujet des fonctions, des droits, des prérogatives du Secrétariat au moment où nous n’avons avec les groupes en question aucune base commune sur le terrain des principes. Je pense avant tout au groupe Prometeo qui est en désaccord avec les bolcheviks-léninistes sur toutes les questions fondamentales de la stratégie et de la tactique. Il ne faut permettre à personne de dissimuler ces divergences profondes sous de tapageuses querelles sur le terrain de l’organisation et grâce à des alliances sans principes qui dégénèrent inévitablement en intrigues de couloirs [6] .

Après l’expérience russe, la question des mots d’ordre démocratiques dans la révolution a été de nouveau posée dans le cours de la lutte en Chine. Mais les sections européennes n’ont pas toutes eu la possibilité de suivre chaque étape de la lutte. De ce fait, la discussion sur ces questions a revêtu pour certains camarades et mêmes pour certains groupes un caractère presque académique. Mais ces questions sont aujourd’hui l’incarnation même de la lutte, de la vie. Pouvons-nous permettre qu’on nous lie pieds et poings pendant que s’opère un tournant historique de cette importance ? De même qu’au cours du conflit sino-russe qui menaçait de déclencher la guerre nous ne pouvions nous perdre en discussions sur la question de savoir s’il fallait soutenir l’Union soviétique ou Tchang Kaï-chek, de même, aujourd’hui, face aux événements espagnols, nous ne pouvons admettre de porter une responsabilité, même indirecte, pour les superstitions sectaires et semi-bakouniniennes de certains groupes [7].

Mes propositions pratiques se résument ainsi :

1. Toutes les sections doivent placer à l’ordre du jour les problèmes de la révolution espagnole.

2. Les directions de nos sections doivent créer des commissions spéciales qui auraient pour tâche de recueillir des matériaux afin d’approfondir ces questions, et surtout de suivre attentivement l’activité des partis officiels et la façon dont ils posent les problèmes de la révolution espagnole.

3. Tous les documents importants du communisme espagnol - de toutes ses tendances - doivent être régulièrement communiqués, au moins sous forme d’extraits, à la connaissance de toutes nos sections nationales [8].

4. Après une préparation nécessaire, chaque section nationale de l’Opposition doit déclencher l’attaque contre la politique de l’Internationale communiste dans la révolution espagnole. Cette offensive peut revêtir des formes diverses : articles de journaux, résolutions, critiques, lettres ouvertes, interventions dans les réunions, travail individuel et par groupes, etc. Mais toutes ces formes doivent être rigoureusement coordonnées.

5. A la suite d’un certain travail préparatoire, tant des sections nationales que du Secrétariat international, il est indispensable d’élaborer un Manifeste de la gauche internationale sur la révolution espagnole, qui doit être réalisé de la manière la plus concrète et en collaboration étroite avec la section espagnole [9]. Il faudra donner à ce manifeste la diffusion la plus large possible.

Telles sont mes propositions concrètes- Je vous prie de les discuter et d’envoyer en même temps copie de cette lettre à toutes les sections nationales afin que la discussion se poursuive simultanément dans toutes les sections.

Notes

[1] Lettre publiée d’abord dans The Militant, 18 juillet 1931 La Révolution espagnole au jour le jour. Cette lettre, adressée au secrétariat international, constitue la première d’une série de lettres du même type faisant le point sur la situation espagnole et les tâches. Désormais suffisamment éclairé grâce à la correspondance avec Nin, Trotsky pense qu’il faut passer à l’action.

[2] Allusion à la révolution chinoise, où ce n’est qu’à la veille des événements décisifs que l’opposition de gauche russe s’était décidée à faire connaître sa position, et seulement parmi les cadres du parti. La réalité de la politique stalinienne en Chine ne sera connue qu’après coup des militants, à travers les écrits de l’opposition de gauche.

[3] Trotsky pense que si l’opposition de gauche internationale développe largement, partout, sa ligne pour l’Espagne, les militants auront la possibilité de comparer les deux lignes, celle de l’Opposition et celle de l’I.C. et choisiront en fonction des résultats.

[4] Voir la "Critique du projet de programme de l’I C.". Grâce à l’imagination et à l’habileté d’oppositionnels russes, ce texte avait été distribué aux délégués du 6° congrès de l’I.C. C’est ainsi que l’Américain James P. Cannon et le Canadien Maurice Spector, dirigeants de leurs P. C. respectifs, devaient être gagnés aux idées de l’opposition de gauche.

[5] Trotsky oppose ici la méthode "journalistique", impressionniste, à la méthode "scientifique". Malheureusement, il ne disposait, pour une étude "scientifique", que de matériaux d’origine "journalistique" d’où son insistance pour que ses camarades espagnols rassemblent et élaborent une documentation permettant un travail sérieux.

[6] Trotsky fait ici allusion aux séquelles de la scission de la section allemande et à la polémique avec K. Landau, ainsi qu’avec les bordiguistes italiens de la "fraction de gauche", qui occuppaient une grande place dans les bulletins intérieurs de l’Opposition.

[7] C’est sur la question du "chemin de fer mandchourien" et du conflit sino-russe que Trotsky devait rompre avec Hugo Urbahns, ancien dirigeant du P. C. allemand, animateur, depuis son exclusion, du Leninbund qui constitua pendant quelque temps une véritable organisation communiste d’opposition en Allemagne.

[8] Le Bulletin intérieur international, n° 9-10 d’août 1931, allait être presque intégralement consacré aux questions espagnoles, avec des documents émanant de la C.N.T., du P.C.E., etc.

[9] Ce manifeste ne devait jamais voir le jour et Trotsky devait tenir rigueur à ses camarades espagnols de n’avoir pas créé les conditions de son élaboration, ainsi qu’à Mill, du S.I., qui n’avait pris aucune initiative en ce sens.

Lettre à Léon Sédov, 25 janvier 1932

Mon cher Ljova,

Frank ne laisse pas passer une seule occasion de faire une bêtise. La direction de la Ligue a adopté une résolution pour que les bordiguistes soient invités au secrétariat. Il est difficile d’imaginer plus grande idiotie. Ce qui est nécessaire avec les bordiguistes, c’est une polémique principielle pour tracer des lignes de démarcation. Sur toutes les questions, théoriques et pratiques, ils ont toujours été et seront toujours contre nous parce qu’il y a des méthodes différentes, une formation différente. Les inclure dans le secrétariat signifie en faire un organisme de discussion, pas de travail pratique. Une petite lutte interne à l’intérieur du secrétariat va conduire inévitablement à une explosion et une scission avec les bordiguistes - pas sur une base de principes, mais sur celle d’une querelle interne. On n’a rien à comprendre, ni politiquement, ni organisationnellement, à s’engager dans cette voie. Je suppose que c’est une initiative de Treint qui cherche quelque appui ici ou là ; mais les autres qui ont soutenu cette initiative ont bonne mine et Frank qui "de façon générale" ne croit pas Treint a soutenu ses propositions les pires dans les questions pratiques les plus importantes, a particulièrement bonne mine.

Sur le Bulletin international Souzo a écrit un article polémique " Trotskysme et bordiguisme ". L’article est très utile et il atteint son but (même s’il est dans un français bizarre). Il faut imprimer aussi cet article dans un Bulletin international.

J’ai reçu une lettre de notre groupe de Zurich. Il est très intéressant. Si on élimine les éléments personnels qui touchent à Obst (sa perte d’influence, ses erreurs, etc.) il faut imprimer cette lettre dans le Bulletin. A tout hasard, je t’envoie ci-joint l’article de Souzo. Tu devrais avoir la lettre des Zurichois. Si tu as aussi l’article de Souzo, renvoie-moi tout de suite l’original.

Lettre à L. Sedov,

13 février 1932

Mon cher Ljova

Je vais t’indiquer un plan pour les bordiguistes. Ce qu’il faut, c’est élaborer une brève résolution avec le caractère d’une plate-forme. En gros :

" L’Opposition internationale se fonde sur la base des décisions des quatre premiers congrès de l’I.C., en particuliers celles qui définissent le travail des communistes dans les syndicats et la politique du front unique.
L’expérience des années passées a pleinement démontré la justesse de ces décisions et la faillite de l’Opposition ultra-gauche du groupe bordiguiste italien.

L’Opposition de gauche internationale soutient la justesse de toutes les propositions fondamentales de la plate-forme de l’Opposition russe (la clause spéciale rejetant les concessions faites par Zinoviev).
L’Opposition se tient sur la base de la critique du programme de l’I.C. ( ou les propositions de base de la critique du programme de l’I.C.) formulées dans la critique et dans tel et tel ouvrage ("Critique du Programme" et "Révolution permanente" ).

Les documents mentionnés ci-dessus doivent constituer le fondement de l’Opposition de gauche internationale.
Les thèses de Rome des bordiguistes et leur plate-forme de 1925, dans la partie qui contredit la politique du front uni sous la forme où elle a été formulée par le IIe et le IVe congrès de l’I.C. déclarent que c’est une erreur, dans sa base principale identique au social fascisme.

En menant une lutte contre l’opposition ultra-gauche destructrice, l’Opposition ne peut porter la responsabilité de la politique du groupe Prometeo. Une polémique contre les idées de ce groupe ne peut en aucune circonstance être reflétée dans le domaine de la discussion interne de l’Opposition de gauche internationale ".

Ce n’est là qu’une esquisse grossière. Parle de ça avec Erwin et correspond peut-être avec Souzo. Si tu peux toi-même élaborer une résolution dans ce contexte, tant mieux. Dans le cas contraire, je présenterai un projet plus soigneux. La publication de l’article de Souzo devrait précéder le vote de la résolution qui mettra aussi un terme à la participation antérieure des bordiguistes à la Gauche internationale - sous la forme d’un sabotage.

Lettre à Ljova

23 mai 1932

J’envoie les vieilles thèses des bordiguistes sur les mots d’ordre démocratiques. Ces thèses ont été imprimées une fois dans le Bulletin international, au moins son édition française. Je propose qu’elles soient réimprimées et qu’on y ajoute un extrait de ma lettre les concernant (elle a été envoyée à Mill et n’a pas été imprimée). L’introduction des éditeurs peut dire en gros ceci :

"La question du groupe Prometeo et de son attitude à l’égard de l’Opposition de gauche internationale est entrée dans une phase décisive. Nous considérons comme essentiel de donner à toutes les sections autant d’éléments que possible pour élaborer une évaluation indépendante concernant la physionomie politique du groupe Prometeo. Pour cet objectif, nous considérons qu’il est utile de reproduire les thèses du groupe Prometeo, déjà imprimées autrefois, sur les mots d’ordre démocratiques, et aussi des extraits d’une lettre écrite par un des membres du secrétariat il y a un an et demi, pas encore imprimée".

Lettre à L (sans doute Lliova )

18 décembre 1932

18 décembre 1932

1) Bien sûr, il n’est pas conseillé de laisser les bordiguistes assister à la pré-conférence, parce que la pré-conférence est en effet uniquement organisée pour viser à des décisions pratiques organisationnelles. Cependant, le fait que les Français et les Italiens qui sont en contact étroit avec bordiguistes, reviennent maintes et maintes sur leur idée, malgré le fait qu’on leur a donné tout à fait tort à Copenhague, prouve que pour ces deux sections la prise de position de Copenhague est un pas trop dur à franchir dans sa forme brute. Par conséquent, je crois que nous devrions faire sur cette question une concession qui doit être présentée bien à l’avance. La pré-conférence, dans son premier point à l’ordre du jour doit officiellement fixer les conditions de participation à la conférence. Partons de là, prudemment, pour présenter un projet de conditions d’adhésion à l’Opposition de gauche internationale et de demande de participation à la conférence. Dans ces conditions, les quatre premiers congrès de l’IC seront rappelés ainsi que les principes de la plate-forme de l’opposition russe, slogans démocratiques, politique de front uni, etc. J’imagine ce document assez court, n’étant qu’une déclaration programmatique à usage interne. Ainsi, la décision devrait être prise à la pré-conférence que les bordiguistes ne font pas partie de l’Opposition de gauche internationale.

2) Toutefois, il appartient au Secrétaire de présenter et faire siennes les résolutions du conseil, y compris les décisions concernant les bordiguistes.

3) Erwin écrit que Roman a déclaré que Viktor a été conduit à une capitulation complète. Je pense qu’il doit y avoir un malentendu ou exagération. Sinon V. aurait eu la damnée obligation, le devoir, de tout de suite officiellement communiquer cette question au Secrétariat, car nous ne pouvons pas permettre à une deuxième affaire Mill de nous tomber dessus aussi facilement. Mais j’espère que c’est par exagération que leurs luttes de factions surviennent avec tant de chaleur.

4) J’ai promis au camarade Grylewicz, si besoin, de soutenir la Permanente Revolution avec une somme plus importante. J’espère le faire, sans faute en janvier, mais il doit d’abord, par l’intermédiaire de Fischer, me faire part de l’état de nos comptes.

5) Sur le camarade Rubena j’ai écrit assez largement. À l’exception de la deuxième formulation, paradoxale, je trouve son article bien adapté comme antidote au nationalisme de Thälmann et donc convenable pour nous.

Avec mes meilleurs saluts pour vous et votre fils.

Votre L.T.

Lettre de Trotski éditée par Prometeo, n° 83 du 1er janvier 1933, p. 2 :

"Une lettre du camarade T."

"Vous connaissez mon opinion sur la question des relations entre votre groupe et l’opposition de gauche internationale. Les événements ont démontré que notre union ne fut qu’un malentendu des 2 côtés. Par la logique des choses c’est devenu une pure fiction. Or maintenir des fictions, ce n’est pas faire de la politique révolutionnaire. I1 faut se séparer pour faire place nette. La séparation d’avec un honnête groupe révolutionnaire comme le votre ne doit pas être nécessairement accompagnée d’animosité, d’attaques personnelles ou de critiques venimeuses. J’espère au contraire qu’en éliminant les frictions organisatives, résultat inévitable d’une union fictive, nous pourrons créer les conditions favorables pour une critiques réciproque basée sur les leçons des événements. Voilà du moins la conclusion que je tire jusqu’à présent de l’expérience de ces dernières années.

Mes meilleures salutations révolutionnaires."

L. Trotski,

Octobre 1934

La situation présente dans le mouvement ouvrier et les tâches des bolchéviks-¬léninistes

(…)

La psychologie, les idées, les habitudes sont d’ordinaire très en retard sur les développements des rapports objectifs dans la société et la classe ; même dans les organisations révolutionnaires, le mort pèse sur le vif. La période préparatoire de propagande nous a fourni les cadres sans lesquels nous ne pouvions avancer d’un pas, mais nous en avons hérité le fait que puissent s’exprimer à l’intérieur de l’organisation des conceptions tout à fait abstraites de la construction d’un nouveau parti et d’une nouvelle Internationale. Ces conceptions s’expriment de façon chimiquement pure, de la façon la plus achevée dans la secte morte des bordiguistes qui espèrent que l’avant garde prolétarienne se convaincra elle-même, à la lecture d’une littérature à peine lisible, de la justesse de leurs positions et que tôt ou tard elle se rassemblera à juste titre autour de leur secte. Ces sectaires ajoutent souvent que les événements révolutionnaires poussent inéluctablement les travailleurs vers nous. Cette expectative passive, couverte d’un messianisme idéaliste, n’a rien de commun avec le marxisme. Les événements révolutionnaires passent toujours et inéluctablement par dessus les têtes de toutes les sectes. On peut, au moyen d’une littérature propagandiste, si elle est bonne, éduquer les premiers cadres, mais on ne peut pas gagner l’avant garde prolétarienne qui ne vit ni dans un cercle ni dans une salle de classe, mais dans une société de classe, dans une usine, dans les organisations de masses, une avant garde à laquelle on doit savoir parler dans le langage de ses expériences. Les cadres propagandistes les mieux préparés ne peuvent que se désintégrer s’ils n’entrent pas en contact avec la lutte quotidienne des masses. L’attente des bordiguistes que les événements révolutionnaires poussent d’eux mêmes les masses vers eux en récompense de leurs idées « justes » est la plus cruelle de leurs illusions. Pendant les événements révolutionnaires, les masses ne cherchent pas l’adresse de telle ou telle secte, mais passent par dessus. Pour grandir plus vite pendant la période de flux, pendant la période préparatoire, il faut savoir où on trouvera des points de contact dans la conscience de larges cercles de travailleurs. Il faut établir des relations adéquates avec les organisations de masse. Il faut trouver le point de départ juste, correspondant aux conditions concrètes de l’avant garde prolétarienne dans la personne des divers groupes. Et, pour cela, il faut non seulement ne pas se prendre pour un palliatif en guise du nouveau parti, mais seulement pour l’instrument de sa création. En d’autres termes, tout en préservant intégralement une intransigeance de principe, il faut se libérer radicalement des résidus sectaires qui nous restent comme héritage de la période purement propagandiste.

Le point de vue des bordiguistes sur leurs relations avec Trotsky et les trotskystes

Voic un extrait de « Programme communiste » :

Correspondance avec Trotsky

Il est intéressant de d’examiner la correspondance avec Trotsky qui est publiée sur un n° du Bulletin Interne de la Fraction (6). Dans sa première lettre (juin 1929), la Fraction envoie à Trotsky les Thèses de Lyon dans la version française rédigée pour le Congrès de Lille du PCF (1927) ; il s’agit du même texte que celui présenté pour le IIIe Congrès du PC d’I à Lyon (1926), à l’exception de quelques chapitres finaux plus spécialement consacrés à la situation française : démonstration que les positions de notre courant n’étaient pas celles d’une opposition nationale, mais avaient une valeur internationale et générale. Trotsky répondit à cet envoi par un commentaire très positif non seulement du texte mais aussi de la figure d’Amadeo Bordiga (on peut noter qu’à la même époque il lui dédia son ouvrage « L’Internationale Communiste après Lénine »).
Dans la lettre d’envoi des Thèses, il faut relever l’analyse que les camarades font de la situation russe. Ils partent d’un critère que Bordiga avait utilisé dans sa lettre à Korsch ; c’est-à-dire qu’ils ne jugent pas la situation russe sur la base de l’examen de la structure économique, de la situation économique particulière de l’année 1929, mais du point de vue de la politique internationale menée par la Russie et du rôle joué par l’Internationale Communiste en fonction de la politique de l’Etat russe. Sur cette base, ils jugent que la situation est extrêmement grave et que le stalinisme au pouvoir représente une force qui tend non vers le socialisme, mais vers la défaite de la révolution et la démolition des conquêtes d’Octobre. C’est donc une attitude correcte, qui évitait de s’enliser, comme c’était typique des oppositions de l’époque, dans l’examen de la structure économique du moment, où l’on notait que se reconstituait la propriété privée, que les mesures en faveur des Koulaks faisaient refleurir le marché : elle se basait avant tout sur les conséquences de la situation sur l’organe dirigeant de la dictature prolétarienne - le parti - et sur la politique à l’échelle internationale que menait le parti dirigeant l’Internationale.

Mais nous devons dire que dans toute cette période de la Fraction il n’y a pas une analyse comme celle à laquelle ensuite arrivera le parti, grâce à Amadeo, de l’évolution de la structure économique et sociale russe. Sur ce point les camarades ont alors une position semblable à celle de Trotsky : ils pensent que le trait caractéristique de la Russie constitué par la possession par l’Etat des grands moyens de production, représente, sinon un aspect de socialisme effectif, du moins un aspect extrêmement favorable pour le développement de la révolution.

Après avoir reçu la réponse de Trotsky, la Fraction lui envoie une letttre où elle expose sa vision de la perspective de constitution d’un courant international unitaire de gauche. Son idée est toujours celle exprimée par Amadeo : la nécessité que dans les divers pays les militants communistes rescapés de l’offensive stalinienne tirent le bilan des événements et élaborent leur vision critique de ce qui s’est passé ; à la suite de cela il sera possible de confronter les positions. Ce n’est que sur cette base qu’on pourra ensuite envisager une convergence ou une collaboration. La Fraction n’exclut pas que cela puisse se produire grâce au travail particulier de l’un des groupes nationaux de l’opposition internationale - peut-être la fraction russe, comme du reste c’était l’objectif et l’ambition (au bon sens du terme) de Trotsky. Les camarades n’excluent pas du tout que la fraction russe puisse être celle qui donnera à l’opposition internationale la base d’interprétation et des événements permettant aux autres groupes de travailler ; à condition cependant que ce groupe national ne considère pas le problèmes d’un point de vue national, mais, à partir de ses expériences nationales, cherche à résoudre des problèmes de caractère essentiellement international, bref conserve un point de vue international. C’est ce que du reste notre mouvement a toujours fait dans l’Internationale : les divers problèmes qui se sont posés lors des Congrès ou des Exécutifs élargis ont toujors été des problèmes d’orientation internationale, orientation internationale dont l’occasion, la confirmation ou, si l’on veut, le point de départ pour ce qui est de l’analyse, se trouvait dans une expérience vécue - par exemple l’énorme difficulté de libérer le prolétariat des mille illusions démocratiques dans un pays capitaliste avancé et aux traditions démocratiques.

La réponse de Trotsky est de dire que la Fraction a une curieuse conception de l’internationalisme ; il lui reproche de concevoir la future Internationale comme une mosaïque de sections nationales, qui auraient élaboré chacune leur propre plateforme et qui auraient mis ensuite en commun le résultat de ce travail.
Il est évident que ce n’était pas du tout là l’idée de la Fraction ; ce qu’elle défendait, c’était qu’il fallait faire ce qui n’avait pas été fait en 1919-1920, dans les divers pays où devait naître un mouvement qui était vraiment communiste. Si ce mouvement ne naissait pas, il était inutile de créer des organisations internationales faites de moignons ou d’avortons des partis communistes. Ce n’est qu’à la condition que se constituent dans les divers pays des courants communistes qui, sur ce terrain national arrivent à élaborer un programme international, un programme qui embrasse les principes généraux, programmatiques et tactiques du mouvement communiste, ce n’est qu’à cette condition qu’une nouvelle Internationale serait non seulement possible mais viable. Alors on pourrait éviter une réédition des circonstances de 1919-1920 où il était impossible de faire autre chose que ce qui avait été fait et où malheureusement l’Internationale est née comme un ensemble de partis communistes immatures, qui n’avaient rien pu produire en leur sein qui puisse constituer une plateforme, un programme communiste valide, y compris sur la base de leurs expériences de lutte et du bilan de leur combat.

Il est compréhensible que la Fraction s’insurge contre les accusations jugées injustes de Trotsky et qu’elle lui réponde amèrement qu’elle a toujours eu des positions internationalistes. Quoi qu’il en soit, cet aspect de la polémique ne nous intéresse guère.

Il est beaucoup plus intéressant, y compris pour comprendre certaines positions qui se sont affirmées alors et contre lesquelles nos camarade se sont âprement battus, de voir comment la Fraction revient ensuite à la charge en soulignant le même principe fondamental à propos des divergences sur la façon de concevoir la naissnce de la future Internationale. Ce que Trotsky a cherché à faire à cette époque, c’était en fait de transporter telle quelle en Occident la plate-forme de l’opposition russe. Pour lui, cette plateforme étroitement liée à la situation russe même si elle affirmait des principes de caractère international, devait devenir le patrimoine commun de toutes les diverses fractions nationales existantes ou encore à naître. Cela créait inévitablement dans les divers groupes des problèmes très compliqués, parce que tout le monde n’était pas d’accord sur certaines appréciations de tels ou tels événements ou de telles ou telles situations en Russie. Il en résulta que le mouvement trotskyste, né sur l’adhésion à la plate-forme de l’opposition russe, ne cessa de se fragmenter, avec des groupes qui entraient dans la Ligue, ou en sortaient, selon qu’ils étaient d’accord ou non avec telle analyse particulière de la situation russe. Il y avait une espèce de forcing de Trotsky à ce sujet, qui ne cessa même de s’amplifier, si l’on songe à un thème qui prendra une importance décisive dans les années suvantes. Au milieu de son internationalisme incontestable, il y a en effet tout de suite quelque chose qui saute aux yeux : Trotsky, exilé, concentre toute son attention sur la Russie. Pour lui, le point central est la défense de la Russie, ce qui n’est peut-être pas faux en soi dans les circonstances de l’époque, mais qui devient obsessionnel au point que tous les autres problèmes lui sont sacrifiés.

Trotsky estime que l’URSS est en danger à l’échelle internationale au sens qu’il y aurait une espèce de coalition des Etats capitalistes se préparant à lancer une croisade antibolchevique contre elle. La situation véritable était bien différente et la Fraction avait compris qu’on allait dans la direction opposée, qu’on allait vers un accord entre la Russie et un bloc ou l’autre des alignements impérialistes. Trotsky par contre était en proie à cette obsession continuelle : il faut sauver la Russie et seule l’opposition de gauche peut y arriver. C’est ainsi qu’il finira par créer une organisation internationale qui, fondamentalement, est une organisaiton de défense de l’URSS. Sans le déclarer ainsi, et même « inconsciemment » si l’on veut, la position de Trotsky sera qu’il faut constituer la IVe Internationale par tous les moyens et avec toutes les organisations, quelles qu’elles soient, pourvu qu’elles soient prêtes à défendre l’Union soviétique. Cette position de défense à tout prix de la Russie soviétique, par n’importe quel moyen, avec n’importe quel allié, prendra encore plus de poids après la victoire de Hitler, lorsque le danger deviendra effectivement pressant. Alors Trotsky se lancera dans la politique de l’entrisme dans les partis sociaux-démocrates, et il essayera de susciter une espèce de mobilisation internationale des groupes socialistes de gauche.

C’est cette position qui est à la base de toutes les manoeuvres de Trotsky. Ce n’est évidemment pas le seul facteur, il y a aussi toute une vision politique à critiquer ; mais il ne fait aucun doute que sur les tendances manoeuvrières existantes chez l’ancien chef de l’Armée Rouge, cette position a joué un rôle particulièrement négatif en le poussant à chercher des rapprochements avec des forces les plus confuses dans l’espoir de pouvoir y trouver des points d’appui éventuels pour la défense de l’URSS.

A l’inverse, la position de la Fraction maintient l’internationalisme dans son intégralité. Si la Russie doit être défendue, ce n’est que par le prolétariat révolutionnaire international et il faut travailler à la reconstitution de l’organe dirigeant de la révolution mondiale, sinon tout sera perdu. Ce n’est pas seulement la Russie, pas seulement l’Internationale, mais le sort de la classe ouvrière qui est en jeu : en cas d’échec elle sera précipitée dans une nouvelle guerre. Dans la troisième lettre de la Fraction on trouve donc la revendication de la nécessité de travailler dans la perspective de la reconstitution de forces homogénes du point de vue politique, indépendamment du fait que ces forces aient des possibilités immédiates d’influencer les situations. La condition pour qu’à un certain moment cette influence puisse se concrétiser et s’exercer dans une saine direction de classe est qu’elle ait une base homogéne et surtout fondée sur une expérience réelle, sur une contribution réelle. Ce n’est que si ces forces - qui peuvent dites « nationales » dans le sens où elles sont nées dans une certaine région géographique, avec une certaine tradition historique de lutte de classe -, ont la possibilité de dresser un bilan politique de toute la période qui vient de s’écouler afin d’en faire profiter le mouvement international, qu’il sera possible d’assurer une défense du prolétariat international et donc aussi de la Russie (et non de la Russie puis du prolétariat) face au danger d’une guerre qui menace tout le prolétariat et pas seulement la Russie soviétique.

Trotsky s’efforça de mettre sur pied des secrétariats internationaux dont il serait fastidieux de faire l’histoire, tant leur composition varia et fut hétérogéne (à un certain moment l’un des membres fut Alfonso Leonetti dont tout le monde sait bien quel personnage il était et resta jusqu’à ce que la mort le retire de la circulation). Quoi qu’il en soit il y a de très nombreuses lettres de la Fraction à ces divers secrétariats internationaux successifs qui démontrent son insistance à maintenir tous les contacts possibles avec l’opposition de gauche. Il n’y avait aucun préalable ni aucune condition de sa part, si ce n’est la condition qu’il n’y ait pas de confusion, qu’on travaille avec calme, sérieux et prudence et avec le plus de clarté possible à la reconstitution d’une force internationale, et qu’on le fasse sur la base d’un bilan général des événements de la décennie écoulée. C’est ce qu’ils appelaient une plate-forme, c’est-à-dire un document fondamental qui aurait intégré les apports que les divers groupes auraient pu faire après une analyse sérieuse et réfléchie de ces événements.

Mais c’est Trotsky qui, à un certain moment, prendra l’initiative de la rupture. C’est lui qui déclare « nous n’avons rien à faire avec la Fraction de gauche », nous n’avons aucun principe en commune avec eux. Ceci est lié à une polémique à la suite d’événements internationaux qui conduisirent la Fraction à prendre des positions très discutables ; mais les positions de Trotsky sont, elles aussi, très discutables et peut-être encore davantage que celles de la Fraction. Nous allons essayer de comprendre pourquoi éclata cette polémique compètement négative et comment elle doit être interprétée.

Mais il nous faut d’abord rappeler un événement particulier ; il n’est pas sans importance car il s’agit d’un phénomène récurrent qu’il faut bien avoir présent à l’esprit ; c’est déjà arrivé entre notre sein et cela pourra nous arriver demain encore.
Au moment où naît la Fraction il y a déjà eu lieu une lutte interne dans l’émigration italienne qui a abouti à une scission. Un groupe en est nè, dirigé par le camarade Pappalardi, qui publia pendant un an environ le journal « Le réveil communiste », remplacé ensuite par « L’Ouvrier communiste ». Ce dernier journal est plus intéressant du point de vue des positions politiques et idéologiques qui s’y expriment. On y voit que le groupe Pappalardi avait en substance des positions proches de celle de Korsch, au moins sous certains aspects. Il soutenait non seulement que la révolution en Russie était arrivée au stade de prendre en charge la réalisation des tâches d’une révolution bourgeoise en abandonnant les tâches prolétariennes, mais aussi qu’elle n’avait jamais été, depuis le début, autre chose qu’une révolution bourgeoise. L’opposition à cette conclusion à laquelle arrivaient divers courants d’opposition internationale, est et a été une position fondamentale de notre courant et de la Fraction de gauche.

Le groupe Pappalardi tirait de ce renversement des perspectives classiques de l’Internationale communiste en ce qui concernait la Russie et le régime soviétique, des positions particulières : l’abandon en substance de la dictature du prolétariat exercée par le parti unique, remplacée par l’idée de la dictature oeuvre du prolétariat sans l’intervention d’aucune organisation intermédiaire et en particulier du parti. Il s’agissait en bref d’une conception ouvriériste comme il en existait à des degrés divers dans les divers courants d’opposition au stalinisme et que, dans une certaine mesure, la Fraction elle-même héritera dans sa phase de déclin.

Il existe en effet toute une littérature de la Fraction, dont nous ne pourrons parler ici, qui déboucha, non pas sur des positions identiques parce que jamais la Fraction n’abandonna la conception du rôle déterminant du parti dans la révolution et dans la dictature, mais sur la recherche de règles, disons constitutionnelles, pour empêcher que le parti abuse la classe ouvrière et au lieu d’être son guide, devienne en quelque sorte son « patron » qui l’exploite par l’intermédiaire de l’Etat. Il s’agit là d’une théorisation toute métaphysique.

Cela dit très brièvement, y compris pour rappeler comment certains phénomènes se répètent et ne doivent pas nous étonner, voyons un peu la réaction de la Fraction à certains événements dramatiques de cette période qu suscitèrent des réponses discordantes en son sein, certaines justes, certaines fausses et qui provoquèrent des réponses de Trotsky correctes sous certains aspects et par contre sous beaucoup d’autres extrêmement discutables.

source

« left-dis » ou la gauche hollando-allemande témoigne par contre de son hostilité viscérale « au chef russe Trotsky » :

« Le Courant ’Bordiguiste’ (1919-1999) Italie, France, Belgique »

« Le refus de Prometeo (de rejoindre une Opposition de gauche unifiée avec les trotskistes – note de M et R) fut particulièrement net. Il était motivé non par des raisons “sectaires” (défense de “sa chapelle”), mais argumenté par des désaccords politiques, mais traduisait une grande prudence dans la méthode à suivre pour parvenir à une base minimale d’accord. Dans une lettre datée du 8 juillet, le Bureau politique de la Fraction, sous la plume de Vercesi, critiquait la méthode employée : “Pas mal de groupes d’opposition croient devoir se borner au rôle d’un cénacle qui enregistre les progrès du cours dégénérateur et ne présente auprolétariat que l’étalage des vérités qu’on présume avoir dites.”Vercesi reprochait surtout à l’Opposition en général, et à Contre le couranten particulier, d’avoir pris comme dénominateur commun l’antistalinisme, et non l’expérience révolutionnaire de l’I.C. à ses débuts : “Il est inconcevable que tous les événements que nous avons vécus puissent se renfermer dans l’anti-stalinisme, et il est tout à fait sûr que cette base - l’antistalinisme - ne fournit aucune garantie pour la régénération dumouvement révolutionnaire.”Pour la Gauche communiste italienne, le pullulement des oppositions n’étaitpas un signe de force, mais de faiblesse, dont le seul remède sérieux était ladiscussion sans complaisance ni laxisme : “Il y a beaucoup d’oppositions. C’est un mal ; mais, il n’y a pas d’autre remède que la confrontation de leurs idéologies respectives, la polémiquepour aboutir après à ce que vous allez nous proposer... Notre mot d’ordre, c’est d’aller en profondeur dans notre effort, sans nous laisser guider par la suggestion d’un résultat qui serait en réalité un nouvel insuccès. Nouspensons qu’il est indispensable de se connaître réellement avant d’en arriver à affirmer si tel ou tel groupe fait une véritable critique de gauche.”Prometeo pensait enfin que les partis communistes et l’Internationaleconstituaient le lieu privilégié de toute activité révolutionnaire, même si les groupes en étaient exclus. Le rôle d’une Fraction était non de constater passivement le cours de dégénérescence, mais d’essayer d’intervenir activement pour renverser un cours qui n’était pas fatal. Pourtant, Vercesi n’excluait pas a priori la plus mauvaise hypothèse : celle d’une chute irrémédiable des P.C. dans la nasse de la contre-révolution :“... les partis communistes... sont les organes où l’on doit travailler pour combattre l’opportunisme et, ce n’est pas du tout exclu, pour en faire le guide de la révolution.“Il se peut que les opportunistes nous excluront tous ; nous sommesconvaincus que les situations imposeront aux dirigeants de nous réintégrer,en tant que fraction organisée, à moins que les situations ne doivent voir l’éclipse totale des partis communistes. Dans ce cas aussi, que nous jugeons fort improbable, nous nous trouverons également dans la possibilité d’accomplir notre devoir communiste.” (“Réponse de la Fraction de gauche à l’opposition communiste”, Vercesi, le 8 juillet 1928, in Contre le courant, n° 13.) Cette réponse est caractéristique de la Gauche italienne. Dans les contactsinternationaux, elle sera toujours très prudente. Forte de son expérience italienne, où elle se retrouva affaiblie par la fusion avec des groupes hétérogènes comme “Ordine nuovo” et les “terzini”, elle recherchait avant tout la plus grande clarté dans les confrontations, pour établir les bases des divergences et les dépasser par la clarification. Le cours de la contre-révolution stalinienne dispersait souvent dans la confusion les groupes d’opposition de gauche. Il n’était pas aisé de maintenir intactes de faibles forces, et mieux valait s’appuyer sur un socle de principes solides, plutôt que de naviguer sans boussole politique dans la confusion. Il s’agissait moins d’un repli “sectaire”, comme le lui reprochèrent par la suite lestrotskystes, que d’une volonté de résister à tout un courant défavorable. Sa collaboration pendant plus de trois années avec l’Opposition internationale de gauche fondée par Trotsky le montra amplement. En février 1929, Trotsky, expulsé de Russie et exilé à l’île de Prinkipo (mer de Marmara, Turquie), prit immédiatement contact avec les différentes forces de l’Opposition qui se dévoilaient dans les sections du Komintern. Son prestige de chef de la révolution russe, au côté de Lénine, le combatsans compromis qu’il avait mené contre Staline et l’indécision de Zinovieven faisaient naturellement le symbole incontesté de toute l’opposition internationale de gauche. Celle-ci était en contact épistolaire permanentavec Trotsky. Des disciples émerveillés faisaient le pèlerinage de Prinkipo et tentaient de parler au “Prophète désarmé” (Isaac Deutscher). Dans tousles pays, jusqu’en Amérique latine, en Argentine, à Cuba, au Chili, se développait une opposition qui cherchait un porte-parole et le trouvait dansTrotsky. Jusqu’en 1932, date à laquelle l’opposition trotskyste prend saforme achevée, innombrables étaient les petits groupes qui, de la Pologne à l’Espagne, se proclamaient “bolchevik-léninistes”. Mais une très grande hétérogénéité régnait dans ces petits cercles. Si quelques-uns venaient des anciens partis où ils avaient été souvent déformés par leurs responsabilités bureaucratiques à l’époque de la bolchevisation menée par Zinoviev, beaucoup étaient de tout jeunes gens qui n’avaient connu ni la Révolution russe ni les grands débats qui s’étaient menés dans l’I.C. Mais, ils étaient encore vierges d’intrigues et de corruption bureaucratiques. L’impatience et l’activisme étaient bien souvent les traits dominants de ces organisations de jeunes. De profondes divergences apparurent d’ailleurs rapidement. Le point névralgique était celui du “redressement” des partis que certains comme Urbahns et Van Overstraeten jugeaient irréalisable : mieux valait fonder de nouveaux partis. La nature de l’Etat russe était la question cardinale. S’agissait-il de capitalisme d’Etat ? La politique étrangère de l’URSS était-elle banalement impérialiste, avec une Armée rouge tentant de s’emparer du chemin de fer de Mandchourie ? Et, il y avait encore la question du “Front unique” avec la social-démocratie en Allemagne, avecla tumultueuse croissance du mouvement nazi, qui frappait déjà à la porte du pouvoir, sans rencontrer de réelle résistance.Dès le second semestre de 1929, l’Opposition internationale de gauche était constituée de facto. Le 15 août paraissait en France le numéro 1 du journal La Vérité. autour d’Alfred Rosmer, Pierre Naville, Raymond Molinier, Gourget, Lucie Colliard. Tous venaient d’horizons différents. La Ligue communiste (Opposition de gauche), qui éditait ce journal, voulait apparaître comme le véritable porte-parole de toute l’Opposition française. La Fraction de gauche italienne souhaitait adhérer à l’Opposition de gauche, mais à visage découvert, et sans manoeuvres. Elle ne cachera jamais ses divergences avec Trotsky. La réunion du Comité central provisoire, tenue à la fin de l’année 1928 (mentionnée dans Prometeo n° 10) avait “proclamé sa solidarité avec ce groupe (de Trotsky) en octobre 1927 pour la défense des principes du victorieux octobre 1917, révolution prolétarienne etcommuniste”, sans manquer de souligner, que “les différences de position politique entre la fraction de gauche et le groupe de l’opposition dirigé parle camarade Trotsky subsistent”. Soucieuse de s’intégrer en 1929 dans cette Opposition, la Gauche italienne publia une Lettre ouverte à Trotsky dans le n° 20 de Prometeo. Trotsky, qui avait connu personnellement Bordiga àMoscou, et reconnaissait ses qualités, répondit par une lettre en date du 25 septembre 1929. Bien que voulant constituer une Opposition sur des bases purement “bolchevik-léninistes”, l’ancien leader russe ne tenait pas à enécarter la Fraction italienne. Celle-ci en France avait en effet un poids considérable par son influence : son journal était plus vendu que n’importe quel groupe de l’Opposition. Pour les staliniens italiens, et plus que le“trotskysme”, elle était l’ennemi numéro un, au point que Togliatti dans une lettre à Iaroslavsky du 19 avril 1929 demanda à tous les partis communistes“ qu’on use du maximum de rigueur ” contre elle et, “ dans cette lutte déjà très difficile ”, qu’on engage la lutte “contre les débris de l’opposition bordiguiste qui tente d’organiser en fraction tous les mécontents ”. Vu le prestige de la Gauche italienne dans l’émigration et son poids politique, la réponse de Trotsky fut extrêmement chaleureuse. Il semblait reconnaître en la Fraction le seul représentant de toute l’Opposition de gauche italienne. Le ton était enthousiaste : “ La Plate-forme de gauche (1926) m’a produit une grande impression. Je crois qu’elle est l’un des meilleurs documents émanant de l’Opposition internationale. ” A la confusion de la revue La Révolution prolétarienne et au “droitisme” du groupe de Souvarine, il opposait “ la pensée révolutionnaire vivante, musclée, abondante d’Amédée Bordiga ”. Et il ajoutait : “ Je constate avec plaisir, en me basant sur votre lettre publiée dans Prometeo, que vous êtes complètement solidaires avec l’Opposition russe dans la question relative à la définition de la nature sociale de l’Etat soviétique. ” L’ancien chef russe faisait une nette différence entre la Fraction italienne et l’“ ultragauchisme ”du Réveil communiste, rejeté dans le camp du “ confusionnisme ” : “ Ayant ainsi, sur un flanc, des centristes du type Ercoli et, sur l’autre flanc, les confusionnistes ultra-gauchistes, vous êtes appelés, camarades, à défendre, dans les dures conditions de la dictature fasciste les intérêts historiques du prolétarien italien et du prolétariat international. De tout coeur, je vous souhaite bonne chance et succès. ” (“ Lettre de Trotsky à lafraction ”, 25 septembre 1929, Bulletin d’information, n° 2, septembre1931.) L’enthousiasme de Trotsky était, néanmoins, tempéré par la prudence : il fallait “ laisser au temps et aux événements la possibilité de vérifier notre contiguïté idéologique et notre compréhension mutuelle. J’espère qu’elles s’avéreront complètes et durables.” Dans la pratique, l’attitude des “ trotskystes ” à l’égard de la Gauche italienne demeura placée sous le signe de l’ambiguïté, l’intérêt politique se conjuguant avec des manoeuvres en coulisses. En avril 1930, se tint à Paris- à l’appel de la Ligue communiste - une conférence internationale préliminaire de l’Opposition. Sans qu’elle en fut informée, s’était formé un “Bureau international” composé de Kurt Landau pour l’Allemagne, Alfred Rosmer pour la France, et de Markin (Léon Sedov, fils de Trotsky) pour laRussie. Deux autres éléments vinrent, quelques-mois plus tard, le compléter : Andres Nin pour l’Espagne et Shachtman pour les U.S.A. La Fraction avait été invitée, et elle avait publié dans Prometeo n° 31 un projet pour la conférence. Mais, pour des raisons mystérieuses, aucun de ses porte-parole n’était présent. Informé que Prometeo n’avait pas participé à la conférence internationalede Paris, Trotsky envoya le 22 avril 1930 une lettre en forme d’ultimatum, demandant à la Fraction de se définir soit comme “national-communiste” soit comme tendance internationale :

“ 1° Admettez-vous que le communisme puisse avoir un caractère national... Vous considérez-vous donc comme une tendance nationale ou comme une partie d’une tendance internationale ?“

2°... Je ne doute pas que vous vous considériez comme desinternationalistes. Dans ce cas, une seconde question se pose : à quelle tendance internationale précise appartenez-vous ?“

3° Votre absence à la conférence internationale préliminaire peut êtreinterprétée comme conséquence du désaccord qui vous sépare de l’Opposition de gauche sur des questions de principe. S’il en est ainsi, une troisième question se pose : pourquoi n’organisez-vous pas une fraction internationale de votre propre tendance ? ” (“Lettre ouverte de Trotsky à la rédaction du journal communiste italien Prometeo”, 22 avril 1930, Bulletin d’information de la fraction de gauche italienne, n° 2.) La réponse de la Fraction ne se fit pas attendre. Par une lettre en date du 3 juin 1930, elle précisait que “ c’est par suite d’une erreur dans la transmission de la lettre de convocation aux organismes dirigeants de la fraction ” qu’elle n’avait pu participer à la conférence. Elle donnait d’ailleurs son “ accord pour la constitution de ce secrétariat ” qui avait éténommé à son issue, mais marquait aussi son “désaccord avec les méthodes de travail et le fait qu’il manqu(ait) de base idéologique”. Elle répondait surtout aux trois questions de Trotsky, en insistant sur sa volonté de ne pascréer d’organisme international artificiel, même basé sur sa propre plate-forme :

“ 1° Nous nous considérons comme une partie du mouvement international ;

2° Nous appartenons depuis la fondation de l’I.C., et les premiers, à latendance de gauche ;“

3° Nous ne voulons pas créer une fraction internationale de notre tendance, parce que nous croyons avoir appris du marxisme que l’organisation internationale du prolétariat n’est pas l’agglomération artificielle des groupes et des personnalités de tous les pays autour d’un groupe.”

Dans sa réponse, la Fraction était surtout extrêmement choquée par l’étiquette, infamante pour elle, de “communisme national qui lui était collée par Trotsky, alors qu’elle “ représentait le premier noyau de larésistance marxiste aux progrès de l’opportunisme ” dès le début. Elle ne cherchait pas à dissimuler ses divergences avec l’Opposition sur la questiondes mots d’ordre de l’Opposition, comme : “gouvernement ouvrier etpaysan”, “Front unique”, “comités prolétariens antifascistes” qu’elle rejetaitabsolument, comme causes de défaites passées et à venir. Surtout, elle demandait des éclaircissements sur les contacts du “Secrétariat international” avec d’ex-dirigeants staliniens du PCI qui venaient d’être exclus. Ceux-ci (Pietro Tresso, Alfonso Leonetti, Ravazzoli) avaient été en 1926 les adversaires les plus déterminés de la tendance “bordiguiste” et avaient cautionné jusqu’à leur expulsion la politique stalinienne du “socialisme dans un seul pays”. Ils avaient participé aux campagnes de dénonciation de l’Opposition de gauche et du “trotskysme”. C’était ces mêmes éléments qui constituaient la “Nouvelle opposition italienne” (N.O.I.) et allaient être admis dans 1’Opposition internationale, jusque dans son secrétariat. Il était donc compréhensible que, dans cette lettre, laFraction marquât son refus de “participer à la direction du secrétariat”, avecses anciens ennemis, soudain repentants. D’ailleurs, sur la base du IIe congrès de l’I.C., il ne pouvait y avoir qu’une seule organisation représentant dans chaque pays le communisme. Enfin, plus que tout, il s’agissait de préserver “ le mouvement prolétarien des manoeuvres qui conduis(aient) au triomphe de l’opportunisme dans l’I.C. ”Une troisième lettre de Trotsky - sans doute la dernière adressée à Prometeo- datée du 19 juin 1930, creusait plus encore le fossé entre la Gauche italienne et le mouvement trotskyste. Le ton était inamical, en suspectant labonne foi de Prometeo. Sur un ton à la fois ironique et sévère, Trotsky rejetait les “excuses” des “bordiguistes” : “ (il ressort) clairement de votrelettre qu’il s’agit d’autre chose que d’une erreur dans la Poste ” ; en fait, “ le courant qui pendant des années reste nationalement enfermé est voué inévitablement à la dégénérescence ” ; les divergences de Prometeo sont des prétextes ou relèvent d’une “façon purement formaliste, non politique et non révolutionnaire d’aborder la question ”. Et Trotsky de conclure : “Il faudrait que vous preniez une part active à tout le travail de l’Opposition internationale, c’est-à-dire que vous entriez dans ses rangs.”Trotsky répliquait avec vivacité aux critiques de la Fraction, en affirmant que la conférence avait été parfaitement préparée idéologiquement. Prétendre le contraire était “ monstrueux ”. Quant à la N.O.I., affirmait-il, sa reconnaissance par le “ Secrétariat international ” ne devait pas être interprétée comme une manoeuvre. Il avait, d’ailleurs, lui-même répondu“ en toute cordialité aux questions posées par ces camarades ”. Cependant, la méthode de Trotsky pour créer l’Opposition, de par son volontarisme, se heurtait de front à celle de la Gauche italienne. Le chef bolchevik affirmait en effet que la question d’une plate-forme politique était secondaire, que celle de 1926 “ n’(était) qu’un document épisodique qui nedonn(ait) aujourd’hui aucune réponse aux questions actuelles ” ; que “si la gauche communiste ne comptait que 5 membres, ils devraient malgré tout créer leur organisation internationale en même que nationale ”.Toutefois, une dernière lettre de réponse de Prometeo à Trotsky, quoiquesans concession sur le terrain politique, laissait nettement ouvert son engagement actif dans les rangs de l’opposition. Elle précisait que la “fraction (avait) tout intérêt à dissiper les malentendus, à éviter le jeu de la polémique qui commence par fausser nos opinions ”. Elle ne faisait pas de sa plate-forme un fétiche : “ Quand, nous avons parlé de la plate-forme, nous en avons parlé dans l’esprit de son application et non dans le sens de l’oracle auquel on jure une fidélité sacrée et dont la conservation nous acquitterait de nos devoirs envers la lutte prolétarienne. ”Son “isolement” n’était pas le fruit de sa volonté, mais de la faiblesse générale de tout le mouvement communiste de gauche : “ Pour ce qui concerne notre prétendu isolement international, il faut considérer aussi les proportions modestes de nos forces que nous ne sommes pas habitués à exagérer par le bluff. ”Prometeo expliquait que sa “ prudence dans les rapports internationaux ” lui avait permis “de résister aux inévitables contre coups qui devaient résulter de la politique de confusion qui avait prévalu”. Sa méthode était diamétralement opposée à celle de la Gauche russe qui “ (avait) travaillé dans le sens de la non-élaboration des plates-formes. C’est ici que réside notre divergence et pas du tout dans notre prétention (inexistante) d’un document préalable et tout fait.” Le courant “bordiguiste” pensait que la condition préalable d’un regroupement international était “ le réexamen critique des congrès de l’Internationale, sur la base statutaire des statuts etdes principes sur lesquels l’Internationale communiste a été fondée ”. En effet, le Komintern, point de référence de tout groupe de la gauche communiste, ne pouvait se muer en idole, en objet de culte et de soumission, comme le voulait la Gauche russe (trotskyste), qui s’accrochaitreligieusement aux Quatre Premiers Congrès, sans même les soumettre au feu salvateur de la critique : “ L’Internationale communiste représente la première tentative faite dans l’époque de l’impérialisme. Son travail, dès sa fondation, a consisté dans la généralisation mécanique à tous les pays du programme et de la tactique du parti russe. Les partis communistes sont devenus les parasites du parti et de la révolution russes, et successivement ils sont devenus les principaux soutiens de l’opportunisme qui sape les bases de la dictature prolétarienne. ”Pour la N.O.I., Prometeo ne démordait pas de son point de vue : le Secrétariat international s’était livré délibérément à des manoeuvres avec un groupe “ ennemi ” contre la Fraction italienne :

“ 1. Un groupe de la fraction ennemie qui déclare se solidariser avecl’opposition internationale trouve immédiatement hospitalité dans la pressede l’opposition française.“

2. Tout ceci se vérifie sans que notre fraction en soit en rien informée. Or,il est bien à supposer que, par exemple, votre groupe connaît beaucoupmieux les militants et les questions du mouvement russe. Si on n’avait pas voulu ‘manoeuvrer’, le premier devoir aurait été de consulter notre fraction.“

3. Aux demandes réitérées de notre fraction aucune réponse n’a jamaisété faite... Non seulement on n’a pas consulté l’avis d’un groupe affilié au Secrétariat, mais encore on n’a pas répondu aux demandes de ce groupe concernant la Nouvelle Opposition. “

La question de la N.O.I. aurait pu servir de caution à une rupture de laFraction italienne. Cette dernière préféra ravaler son orgueil blessé.

Contrairement à toute attente, elle choisit délibérément de participerloyalement au travail de l’Opposition internationale. Son adhésion au Secrétariat international - et bien qu’elle se refusât à participer à sadirection, en raison de l’absence de document programmatique - montraitune indéniable volonté de participer à toutes les discussions, et même d’intervenir dans la vie de toutes les sections de l’Opposition. Qui plus est, la Fraction se fit plus souple dans la question de la N.O.I. La Fraction mena une discussion permanente pendant presque deux ans, sanssectarisme ni compromis, avec la “ Nuova Opposizione Italiana ”. Bienplus, Prometeo publia les textes et résolutions de ce groupe. A la fin de l’année 1930, des réunions communes étaient organisées. La Fraction proposa même d’éditer un “ Bulletin commun de discussion ”, dont elle aurait pris la responsabilité. Pour les “ bordiguistes ”, il ne s’agissait pas deconstituer une “ alliance ” ou un “Front unique ”, mais fondamentalement d’amener la NOI à la critique de son passé et à s’engager sur la voie de la renonciation à ses positions “ antifascistes ”, de soutien aux “ mots d’ordre démocratiques ”. Il s’agissait de constituer une véritable Fraction de gauchevisant non à établir la “ critique ” du PCI, mais à expulser du mouvement communiste la fraction stalinienne. Les discussions n’eurent aucun résultat ; chacun des protagonistes campa sur ses positions. Si Prometeo ne réussit àgagner aucun des membres de la NOI, cette dernière réussit à détacher de la Fraction Nicola di Bartolomeo (dit FOSCO), qui remettait en cause lesbases programmatiques de la conférence de Pantin. FOSCO, un militant detout premier plan, soutenait les positions de Trotsky, et préconisait laparticipation de la Fraction à la “Concentration antifasciste” qui regroupait àParis les partis de gauche italiens. Il estimait que la Fraction ne devait pas avoir une vie autonome, mais se livrer à l’entrisme en “ travaillant dans le parti ” et en pénétrant dans “ les organes du parti pour empêcher, en lacombattant, son oeuvre néfaste de désagrégation ”. (Prometeo nos 42 et 43, “Il convegno della regione parigina ”.) En 1931-32, la Gauche italienne par le canal d’Ersilio Ambrogi entra encontact direct avec l’Opposition allemande. Celle-ci était une scission duLeninbund, en désaccord avec la position officielle d’Urbahns qui définissait l’URSS comme un Etat bourgeois. La nouvelle organisation, dirigée à Berlin par Kurt Landau regroupait “l’opposition de Wedding” (un quartier prolétarien) et un groupe en Saxe. Selon Ambrogi, les rapports furent bons : non seulement il participait aux réunions de Wedding, mais ilfut invité à la conférence nationale de ce groupe, puis à la pré-conférence nationale. Ambrogi discuta aussi avec l’Opposition espagnole dont le représentant Andres Nin vivait à Berlin. Les critiques faites par Ambrogi à l’Opposition allemande reflétaient parfaitement l’opinion de la Fractionitalienne. Le groupe trotskyste allemand, qui éditait Die permanente Revolution avait fusionné avec plusieurs groupes locaux sans discussion préalable et sans établir de plate-forme commune. Un fait qu’Ambrogi, au nom de la Fraction, critiqua sévèrement : “ ...Votre unification est survenue suivant les méthodes en usage dans l’Opposition, sur la base d’accords plus ou moins personnels, sans que lesquestions fondamentales de principe fussent discutées... Vous n’avez pas ensomme de plate-forme à laquelle se référer. Alors, il est du devoir du groupe de Berlin et du groupe de Leipzig de préparer dans les termes les plus brefs cette plate-forme... Il s’en suivra une conférence qui sera celle de la véritable unification et, si elle n’est pas possible, il y aura scission, laquelle sera alors utile. ” [“Lettre d’Ambrogi (Massimo) à la C.E. de lafraction, premier février 1931, “ Archives Perrone ”, BDIC, Nanterre.]Les relations restèrent bonnes malgré ces dures critiques. En effet lorsque le fils de Trotsky (Markin), présent clandestinement à Berlin, au nom du Bureau international de l’Opposition demanda la rupture avec la Gauche italienne, le groupe de Landau (dans une résolution du 24 mars 1931) refusa tout net. Il éleva “ la plus sévère protestation contre la conduite du camarade Markin ” (in Archives Perrone), car la “Direction allemande... a reçu des documents dont il résulte que la Gauche italienne est membre de l’Opposition”. Les relations avec l’Opposition belge devinrent elles aussi très étroites, particulièrement avec le groupe bruxellois d’Adhemar Hennaut. Cette opposition regroupait un nombre important d’ouvriers ; elle était aussi le seul groupe issu d’un P.C. qui avait entraîné derrière lui la majorité duComité central. Elle était principalement implantée dans la capitale et à Charleroi, dont la fédération était dirigée par Lesoil. Ce dernier se rallia finalement aux positions de Trotsky, en 1929, en préconisant uneparticipation aux élections et en soutenant l’entrée de l’Armée rouge en Chine. A la différence de Hennaut qui voulait constituer un “ second parti ”, Lesoil voulait “ redresser ” le PCB en se maintenant dans l’opposition. Le groupe de Charleroi, poussé par Trotsky, scissionna et se constitua ensection officielle de l’Opposition internationale. Malgré sa volonté de se rattacher à l’Opposition internationale, le groupe de Hennaut se heurta à un refus catégorique de Trotsky d’entamer la moindre discussion :

“Au tout premier mémoire envoyé par la direction de l’Opposition aucamarade Trotsky pour lui expliquer nos désaccords, il répondit par un refuscatégorique de discuter, déclarant qu’il ne considérait plus la direction comme appartenant à une même fraction que la sienne. Le Bureau international rompit tout lien avec l’Opposition belge sans en donner le moindre motif. ” (“Comment l’Opposition s’est-elle scindée ? ” Le Communiste, n° 9, 1er novembre 1932.) C’est avec le groupe de Hennaut que les relations de la Gauche italiennefurent les plus cordiales et les plus profondes. Face à la politique deTrotsky, il y eut même convergence d’idées, et même une communauté de travail. Cependant la Fraction italienne s’opposa fortement à la proposition de fonder “ un deuxième parti ”, qui lui apparaissait non seulementprématurée mais contraire à sa vision, selon laquelle le parti naissait d’une conjoncture favorable au triomphe préalable de la Fraction.A l’égard de la Ligue communiste de Naville, Frank, Molinier et Rosmer, la politique de la Fraction fut la même : intervenir en son sein pour clarifier les divergences. Ses documents purent paraître dans le Bulletin international de l’opposition. A la fin de l’année 1931 ; la Fraction édita en français un Bulletin d’information de la Fraction de gauche italienne. Six numéros parurent jusqu’en janvier 1933. Le but recherché était de faire connaître le plus largement ses propres positions, en les confrontant à celles de l’Opposition. En 1931, la Ligue communiste connaissait une grave crise. Des dissensions personnelles s’étaient élevées entre le groupe de Pierre Frank et Raymond Molinier, d’un côté, et celui de Naville et Rosmer, de l’autre. Cette crise se dénoua par l’appui public de Trotsky à Molinier (“Paix de Prinkipo”). Rosmer, écoeuré, quitta l’Opposition. Des éléments autour du frère de Pierre Naville (Claude) et de Collinet, formèrent le groupe dit de la “Gauche communiste ”. Celle-ci publia le bulletin Le Communiste. L’évolution de la Ligue se faisait dans le sens de son sabordage politique : en octobre et novembre 1931, la Ligue proposa au PCF sa réintégration, en acceptant d’avance la suppression de sa presse, la dispersion de ses groupes ; elle ouvrit même une souscription pour l’Humanité. Malgré l’entrée de Treint et de son groupe en son sein (1931), la crise de la Ligue était totale, et ses effectifs fondaient rapidement. C’est dans cette situation trouble, qu’en octobre 1931, une délégation de la Fraction composée de GATTO MAMMONE (Virgilio Verdaro), VERCESI (Ottorino Perrone), BIANCO (Bruno Bibbi) et TOTO (Antonio Gabassi) participa à la conférence nationale de la Ligue. Face à Molinier qui demandait le retour de l’opposition dans le giron du PCF, la Fractionconstatait que “pour ‘redresser’ les partis, on (avait) désagrégé l’Opposition”. La Fraction, pourtant, n’excluait “ pas du tout que l’on doivefaire une demande de réintégration dans le parti ”. Mais c’était “ à lacondition exactement contraire à celle que la Ligue a posée, c’est-à-dire à lacondition de défendre le droit de vie de la fraction avec son organisationpropre et sa presse ”. En effet, “la disparition de la Fraction ne (pouvait) que coïncider avec la solution de la crise communiste ; elle disparaît dans leparti redressé ou elle devient le parti. ” A la différence de la Ligue, ladélégation italienne ne pensait pas qu’on puisse redresser les partis, lorsqueceux-ci sont en proie à des forces ennemies qui “ menacent les bases mêmes de l’organisation prolétarienne ”. Dans ces conditions l’alternative n’étaitpas ou “redressement” ou “opposition” - hypothèse valable pour un organisme sain -, mais “ chute inévitable du parti ” ou “ son salutuniquement à travers la victoire de la fraction ”. (Bulletin d’information, n°3, novembre 1931, et n° 4, janvier 1932). En dépit de ces différends très profonds, il ne fut pas oublié que la Fraction italienne et la Ligue étaient toutes deux adhérentes au Secrétariat international. Il fut donc décidé d’officialiser un travail commun en France : chaque groupe de la Gauche italienne nommait un membre pour lareprésenter dans tout groupe de la Ligue géographiquement ; le délégué ne prendrait pourtant pas part au vote et devrait se conformer à la discipline lors des décisions prises par l’organisation trotskyste. Cette collaboration fut de courte durée en raison de l’hostilité de plus en plus ouverte de Trotsky à l’égard de la Fraction. Elle fut écartée de fait du travail du Secrétariat international. La conférence de l’Opposition internationale, qui devait se tenir à Paris en janvier 1931, avait été repoussée par Trotsky, qui demandait qu’elle soit mieux préparée. Face à la crise de la section française de l’Opposition, et vraisemblablement pour écarter la Gauche communiste italienne, Trotsky proposa de transférer le “ Secrétariat administratif ”, créé en février 1931, de Paris à Berlin, où il serait sous le contrôle de son fils Léon Sedov. Cette décision arbitraire s’était réalisée sans demander l’avis des sections adhérentes au “ Secrétariat international ”. En réponse, dans une lettre circulaire à toutes les sections, la Fraction fit 3 propositions précises : a. convoquer rapidement une préconférence ; d’où sortirait : b. un bureau international, pour préparer : c. une véritable conférence internationale.
(“Résolution de la C.E. de la Fraction de gauche, en réponse à la lettre deTrotsky du 22 décembre 1931”.)

Au cours de l’année 1932, malgré le refus de Trotsky de continuer à nouerdes relations avec la Fraction, celle-ci proposera, manifestant sa volonté dene pas agir isolément, d’éditer une revue commune de l’Opposition sous la responsabilité des Oppositions française et allemande et de Prometeo. (“Projet de constitution d’un Bureau international d’information”, Bilan n°l, novembre 1933.)Toutes ces propositions se heurtèrent à un refus catégorique. En novembre1932, Trotsky s’était rendu à Copenhague à l’invitation des étudiantssocial-démocrates danois. Là, il s’était rallié à l’idée d’une “Préconférence”pour février 1933 à Paris. La Fraction italienne en était exclue. Désormais, celle-ci ne faisait plus partie officiellement de l’Opposition internationale. Dans un long texte publié à l’issue de cette “Préconférence”, Trotsky affirmait que “ les bordiguistes n’ont jamais réellement constitué une partieorganique de l’Opposition de gauche ”, et en concluait que “ le groupe Prometeo n’appart(enait) pas à l’Opposition de gauche internationale. La seule section des bolcheviks-léninistes pour l’Italie est la Nouvelle Opposition Italienne ”. En fait, les raisons de la rupture n’étaient pas une prétendue adhésion formelle de la Fraction italienne à l’opposition, son caractère de “secte purement nationale” (elle qui était présente dans plusieurs pays) mais bien les profondes divergences politiques qui existaient depuis le début entre “trotskysme” d’un côté et “bordiguisme” de l’autre. Trotsky devait l’avouer lui-même : “le refus de lutter pour des revendications démocratiques dansquelque condition que ce soit et pour toute politique de Front unique endirection de la social-démocratie aujourd’hui, en 1933”, était un critère d’exclusion et une frontière politique avec “l’ultragauchisme”. Il y avait aussi les ambitions propres au mouvement trotskyste, prêt à utiliser tous les prétextes politiques pour fonder sa propre tendance, sans “corps étranger”. Politiquement, dans le passé, Trotsky avait condamné de telles revendications et une telle politique, avant le IIIe congrès du Komintern. La scission était en effet inévitable, et en 1933 la Fraction se reprochera amèrement d’avoir investi ses forces dans un travail commun voué à l’échec, d’avoir jusqu’au bout voulu rester dans le cadre de l’Opposition internationale. En fait de cette confrontation sortira un renforcementidéologique de la Gauche italienne. Face aux événements extrêmement graves qui se déroulèrent de 1931 à 1933, elle maintint intacte sa continuité politique avec ses positions passées, telles qu’elles s’étaient exprimées ausein du PC d’Italie. La rupture d’avec le trotskysme s’est en fait déroulée dans la plus grande clarté, et marquer véritablement le début de son existence comme courant “ bordiguiste ”. Quels étaient les points fondamentaux de rupture, en dehors de ceux qui se situaient sur le terrain organisationnel de l’Opposition ? •la question espagnole et des “mots d’ordre démocratiques”. Dans “ La révolution espagnole et les devoirs des communistes ”, Trotsky écrivait que“ le mot d’ordre de la république naturellement (était) aussi un mot d’ordre du prolétariat ”. En 1931, en effet, le roi avait été chassé au profit de laRépublique, laquelle n’allait pas tarder à exercer sous l’autorité de Lerroux une répression féroce contre les ouvriers espagnols. Mais Trotsky n’abandonnait pas seulement la thèse de l’I.C. sur la dictature du prolétariat ; il soutenait toujours au nom des “ mots d’ordre démocratiques ” les tendances des bourgeoisies catalane et basque à faire sécession en déclarant que “ les tendances séparatistes posent à la révolution le devoir démocratique de l’autodétermination nationale ”. Et il concluait que la “révolution espagnole” avait commencé. Mais de quelle révolution s’agissait-il, puisque le pouvoir avait été transféré uniquement des mains dela bourgeoisie monarchiste dans celles de la bourgeoisie républicaine ? C’est pourquoi Prometeo répondit :“ Il est clair que nous ne pouvons pas le suivre dans cette voie, et à lui (Trotsky) autant qu’aux dirigeants anarcho-syndicalistes de la CNT, nous répondons en niant de la façon la plus explicite que les communistes doivent prendre place aux premiers rangs de la défense de la République et encore moins de la République espagnole. ”Pour la Fraction, il ne pouvait y avoir qu’un seul mot d’ordre dans la période impérialiste de “guerres et de révolutions” définie par l’IC à ses débuts : la dictature du prolétariat et la destruction de l’Etat bourgeois et de ses partis de droite et de gauche. A cette importante question de la nature bourgeoise des partis de gauche social-démocrates, dont Lénine avait proclamé la faillite, se rattachait tout naturellement celle du Front unique enAllemagne contre le fascisme. • la question allemande et du Front unique. Face au développement du nazisme qui marquait une offensive de la bourgeoisie allemande contre les ouvriers du pays clef de la situation internationale, Trotsky adopta la même “tactique” qu’en 1923, en préconisant le Front unique entre le KPD et le SPD. Dans une lettre du 28 juillet 1931 il affirmait en effet que “dans certains cas la victoire est possible même avec une très mauvaise politique...la victoire du parti communiste allemand n’est pas exclue même avec la politique de la direction Thälmann”. Or pour la fraction, ce que la réalité devait confirmer, “la ‘révolution centriste’ est inconcevable et pour faire la révolution, il faut un parti qui ait su liquider la politique du centrisme ”. (“Résolution de la C.E. de la fraction de gauche du PCI sur les tâches de la fraction de gauche du KPD”.) Vis-à-vis de la social-démocratie, la fraction reprit et développa sa position que le SPD, en écrasant le prolétariat allemand en 1919, en assassinant Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, avait fait “ le lit du fascisme ” Elle ne reprenait pas, comme le lui reprochèrent les trotskystes, la théorie du social-fascisme. Pour elle lasocial-démocratie et le fascisme étaient deux méthodes distinctes, mais complémentaires, pour écraser le prolétariat. Toutes deux étaient des forcesde la bourgeoisie, mais elles jouent un rôle différent en ce que la premièreécrasait un mouvement prolétarien révolutionnaire, et que l’autre, avec la crise mondiale du capitalisme, venait parachever par la méthode dictatoriale se substituant à la méthode démocratique, l’écrasement. C’est pourquoi, la Gauche italienne refusait par la “ tactique ” du Front unique de cautionner la politique de la social-démocratie. La seule solution, devait affirmer la fraction, se trouvait essentiellement dans le “développement d’une suite de mouvements de classe” sur le terrain économique. Le fascisme pouvait être renversé, non en s’appuyant sur des “ forces ennemies ” mais par le triomphe de la révolution prolétarienne. •la question de la fraction et du parti. Dans la situation internationale de 1931-32 qui voyait la soumission grandissante et quasi achevée des PC à la politique de l’Etat russe, la fraction ne voyait aucun moyen de constituer une “ opposition ”, qui aboutissait seulement à réadhérer aux PC, pour les“redresser”. La gauche italienne définissait en effet “ l’opposition ” comme “le courant qui admet que les partis reconquerront la capacité de guider le prolétariat à la révolution à travers les formes spécifiques de la vie del’organisation du parti (assemblées, conférences, congrès, etc.)”. Aucontraire, “ la fraction est l’organisme qui se base sur l’affirmation que seulement par son canal le parti reconquerra la capacité de guider leprolétariat à la victoire ”. (Souligné dans le texte.) Cette position était cependant un pur cas de figure théorique. La fraction n’était que formellement fraction des partis communistes : “ Pratiquement, nous ne constituons pas les fractions de gauche des partis communistes, parce que nous sommes expulsés de ces partis. ” Sa tâche était “ d’assurer lacontinuité du mouvement communiste ”. C’est donc plus une continuité idéologique avec les anciens partis révolutionnaires qui définissait la Fraction de gauche. Le souci de la Gauche italienne était de se rattacheraux bases programmatiques du Komintern, et non prétendre partir de zéro. Peut-être ne s’agissait-il pas seulement d’un attachement sentimental à un passé glorieux, idéalisé, mais bien de la méthode même de la Gauche italienne en exil qui pensait que tout parti révolutionnaire ne pouvait surgirque du bilan critique du passé de l’ancien mouvement communiste, et non de spéculations sur l’avenir. Toute la différence avec le trotskysme se trouvait là. Trotsky proclamera en 1933 la mort de l’I.C. et la nécessité immédiate de construire de nouveaux partis. Les “ bordiguistes ”affirmeront que la condition même du surgissement de nouveaux partis et de la nouvelle internationale dépendrait du travail de développement des fractions de gauche, mais aussi d’une situation révolutionnaire qui mettrait àl’ordre du jour la transformation de la fraction en parti. La Gauche italiennene pouvait aussi annoncer la formation d’une fraction internationale, quandcelle-ci dépendait fondamentalement du développement dans tous les pays des fractions de gauche, et non d’une proclamation artificielle d’une Internationale : l’Internationale naîtrait d’une situation révolutionnaire oune serait pas.Des discussions eurent lieu tout au long des années 1931 et 1932 sur les perspectives ouvertes à la fraction. Massimo (Ambrogi) soutenait que la trahison des P.C. et leur transformation en parti contre-révolutionnaire entraînaient la proclamation du parti, par la fraction. Vercesi, opposé àcette conception, obtint la majorité dans les conférences belge et française.De fait, depuis l’année 1930, suite à la conférence de la Fédération belge, la Fraction agissait comme une organisation autonome par rapport aux P.C. et développait ses forces “ par le recrutement des militants du parti et de ceux qui s’en sont éloignés pour des raisons politiques ”, ainsi que par l’adhésion d’éléments qui n’étaient pas passés par les Partis communistes. Fraction ou parti ? Partis “ centristes ” ou partis “ tombés dans la trahison” ? Situation révolutionnaire ou contre-révolutionnaire ? Autant de questionsimplicites qui ne reçurent pas de réponse avant la parution de la revue Bilan. D’autres questions théoriques, et d’une actualité brûlante, puisqu’ellesdéterminaient l’attitude politique de la Fraction ne reçurent pas d’ébauche de réponse avant “l’année terrible” : 1933.

Toutes les questions qui surgissaient du cours nouveau ouvert par la défaitedu prolétariat allemand et l’insertion progressive de la Russie dans l’arène impérialiste mondiale, ne pouvaient être résolues théoriquement. C’est dansles “situations”, pour reprendre une formule de Vercesi, que toutes ces questions pouvaient être posées, sur la base d’un bilan de toute l’expérience révolutionnaire du premier après-guerre, et principalement de l’expériencerusse.

1 “Nous avons seulement voulu donner vie à la fraction quand aucune autre solution à la crise ne fut possible et quand celle-ci imposait la renonciation à la possibilité d’intervenir efficacement dans la lutte révolutionnaire.”(Prometeo, n° 1, mai 1928, Bruxelles). Pour l’histoire de l’Opposition de gauche se reporter au livre de RABAUT(op. cit.) et à la préface de Michel DREYFUS dans le tome 1 des Oeuvresde Trotsky (mars-juillet 1933), EDI, Paris, 1978. Contre le courant, fac-similé Maspéro, Paris,1971. La centrale du PCI pensait que la Gauche italienne comptait plus demembres que le parti stalinisé (cf. archives Perrone ; dossiers de l’InstitutGramsci, Rome). Ce projet soulignait l’importance de la conférence par ces mots : “L’importance de cet événement ne dépend pas de l’importance et de la force des groupes convoqués et représentés, mais du fait que la constitutiond’un secrétariat pour unifier les groupes d’opposition marque une étape importante dans le processus de la crise communiste.” Mais il fait des réserves : “Il existe des conditions pour un regroupement international de l’opposition, mais il n’existe pas de formations dans chaque pays capables d’assumer une action efficace pour un centre des oppositions internationales.” Le document demandait : a) un centre ; b) fondé sur une base programmatique ; c) des adhésions individuelles aux fractions sous contrôle du Secrétariat international. Ces règles faisant défaut, “la fraction adhère, mais ne participera pas au travail direct du secrétariat”.6 Cf. All’Opposizione nel PCI con Trotsky e Gramsci, Bolletino dell’Opposizione comunista italiana (1931-1933), recueil présenté parAlfonso Leonetti, Roma, 1977. Dans le n° 3 de ce Bulletin on peut lire : “ Il nous fut ouvert les colonnes de Prometeo, où purent être publiés différentsdocuments que la presse officielle tient encore cachés aux camarades du Parti ; il fut organisé diverses réunions où furent traités sans insolence ni personnalisme les questions divergentes. ” (Bolletino, août 1931). La fraction protesta vigoureusement dans ses colonnes, en dénonçant lemanoeuvriérisme de Trotsky : “Aujourd’hui, nous voyons Trotsky adopterla même méthode qui consiste à diviser l’opposition internationale degauche en ‘disciples’ et ‘réprouvés’, en ‘léninisme bolchevik’ qui ledéfinirait lui et ses partisans, et en ‘bordiguisme’ qui serait une faussetactique dogmatique et sectaire, habituel infantilisme ultra-gauche...”(Prometeo, n° 56, 19 juillet 1931, “Le camarade Trotsky exagère”, par Gatto Mammone.) Pour les rapports de la fraction, avec le groupe allemand de Kurt Landau, voir le livre de : Hans SCHAFRANEK, Das kurze Lebendes Kurt Landau. Ein Österreichischer Kommunist als Opfer derstalinistischen Geheimpolizei, Verlag für Gesellschaftskritik, Wien, 1988. “Pendant le conflit sino-russe qui menaçait de déclencher la guerre, nousne pouvions nous perdre en discussions... de même aujourd’hui, nous nepouvons pas admettre une responsabilité indirecte pour les superstitions sectaires et semi-bakouniniennes de certains groupes.” (Bulletin de l’opposition, n° 1, article de Trotsky). Dans une lettre du 30 mai 1932, adressée à Ambrogi, Perrone estimaitmême nécessaire d’envoyer ce dernier à Prinkipo, pour clarifier la situation.10 Les congrès de la Quatrième Internationale, éd. La Brèche, Paris, 1978, “L’opposition de gauche internationale, ses tâches, ses méthodes”, p. 68 et69. Dès 1931, Ambrogi penchait pour la rupture avec Trotsky. Son avissemble avoir été partagé par beaucoup de membres de la Fraction. Article du 24 janvier 1931, in La Révolution espagnole, textes de Trotsky présentés par Pierre BROUE, Editions de Minuit, Paris, 1975.13 Bulletin d’information, n° 5, mars 1932.14 “d) Le parti se transforme en un parti contre-révolutionnaire ; la fraction engage la lutte la plus acharnée contre le parti et se déclare elle-même leparti du prolétariat. ” (Bulletin d’information, n° 4, janvier 1932,

Source

Plateforme des bordiguistes français en 1926

Gauche communiste italienne

"Bilan", N°1, novembre 1933

Pour placer la question sur le terrain philosophique

Scritti sull’Italia, Trotsky

Bulletin d’information de la Fraction de Gauche italienne

Lénine et Trotsky face aux communistes de gauche

Olivier nous communique :

Texte de Trotsky pour une opposition unifiée de l’Opposition de Gauche (trotskiste) et de la Gauche communiste (bordiguiste)

Il semble n’avoir jamais été publié en français et en italien sauf dans Prometeo 58 à 63.

En fait, pour le texte de Trotsky paru dans Prometeo, il s’agit bien du "Projet d’une plate-forme de l’Opposition de Gauche Internationale sur la question russe" achevé pendant son exil turc, à Kadiköy, le 4 avril 1931, ayant pour titre Les problèmes du développement de l’URSS.

Son texte russe original, Проблемы развития СССР (Problemy razvitija SSSR), se trouve dans les Trotsky Papers, Houghton Library, Harvard University, Cambridge (Massachusetts), T3379 ; il fut publié sous le titre "Problemy razvitija SSSR (Proekt platformy Internacional’noj Levoj Oppozicii po russkomu voprosu)" dans le Bjulleten’ Oppozicii (bol’ševikov-lenincev), N° 20, [Paris,] avril 1931, pp. 1-15.

Sa première traduction est en anglais et publiée sous forme de brochure : Problems of the Development of the USSR. A Draft of the Thesis of the International Left Opposition on the Russian Question, Communist League of America (Opposition), New York 1931 ; on retrouve ce texte dans les Writings of Leon Trotsky (1930-31), Pathfinder Press, New York 1973, pp. 204-233.

Il fut aussi publié en allemand, comme brochure également, par Anton Grylewicz à Berlin en 1931 ainsi que dans le journal Die Aktion, XXIème année, N° 3-4, juillet 1931.

En 1932 il fut traduit et publié en bulgare et en chinois.

Messages

  • Léon Trotsky polémiquant avec les gauches communistes en mai 1938 :

    Admettons que dans une colonie française, l’Algérie, surgisse demain un soulèvement sous le drapeau de l’indépendance nationale et que le gouvernement italien, poussé par ses intérêts impérialistes, se dispose à envoyer des armes aux rebelles. Quelle devrait être en ce cas l’attitude des ouvriers italiens ? Je prends intentionnellement l’exemple d’un soulèvement contre un impérialisme démocratique et d’une intervention en faveur des rebelles de la part d’un impérialisme fasciste. Les ouvriers italiens doivent-ils s’opposer à l’envoi de bateaux chargés d’armes pour les algériens ? Que quelque ultra-gauche ose répondre affirmativement à cette question ! Tout révolutionnaire, en commun avec les ouvriers italiens et les rebelles algériens, rejetterait avec indignation une telle réponse. Si même se déroulait alors dans l’Italie fasciste une grève générale des marins, en ce cas, les grévistes devraient faire une exception en faveur des navires qui vont apporter une aide aux esclaves coloniaux en rébellion ; sinon ils seraient de pitoyables trade-unionistes, et non des révolutionnaires prolétariens.

    Parallèlement à cela, les marins français même s’ils n’avaient aucune grève à l’ordre du jour, auraient l’obligation de faire tous leurs efforts pour empêcher l’envoi d’armes contre les rebelles. Seule une telle politique des ouvriers italiens et français serait une politique d’internationalisme prolétarien.

    Cependant, cela ne signifie-t-il pas que les ouvriers italiens adoucissent dans le cas présent leur lutte contre le régime fasciste ? Pas au moindre degré. Le fascisme ne peut apporter une « aide » aux algériens que pour affaiblir son ennemi, la France, et faire ensuite main basse sur sa colonie. Les ouvriers révolutionnaires italiens ne l’oublieront pas un seul instant. Ils appelleront les algériens à ne pas faire confiance à leur « allié » perfide et en même temps eux-mêmes poursuivront leur lutte intransigeante contre le fascisme, « principal ennemi à l’intérieur de leur propre pays ». C’est seulement ainsi qu’ils peuvent faire que les rebelles aient confiance en eux, aider la rébellion elle-même et renforcer leurs propres positions révolutionnaires.

    Si ce qui vient d’être dit est vrai quant au temps de paix, pourquoi cela deviendrait-il faux en temps de guerre ? Tout le monde connait le principe du fameux théoricien militaire allemand, Clausewitz : la guerre est la continuation de la politique, mais par d’autres moyens. Cette pensée profonde entraîne tout naturellement la conclusion : la lutte contre la guerre est la continuation de la lutte générale du prolétariat en temps de paix. Est-ce que le prolétariat rejette et sabote en temps de paix toutes les actions et mesures d’un gouvernement bourgeois ? Même lors d’une grêve qui embrasse toute une ville, les ouvriers prennent des mesures pour que dans leurs quartiers il y ait suffisamment de vivres, pour qu’on ne manque pas d’eau, pour que les hôpitaux ne souffrent en rien, etc. De telles mesures ne sont pas dictées par quelque opportunisme envers la bourgeoisie, mais par le souci des intérêts de la grève elle-même, le souci d’avoir pour elle la sympathie des couches les moins favorisées de la ville, etc. Ces règles élémentaires de la stratégie prolétarienne en temps de paix conservent encore toute leur valeur en temps de guerre.

    Une attitude intransigeante envers le militarisme bourgeois ne signifie nullement que le prolétariat entre en lutte dans tous les cas contre son armée « nationale ». Des ouvriers n’empêcheront jamais des soldats d’éteindre un incendie ou de sauver les victimes d’une inondation ; au contraire, ils collaboreront coude à coude avec les soldats et fraterniseront avec eux. Mais il ne s’agit pas seulement de catastrophes naturelles fortuites. Si demain les fascistes français tentaient de se lancer dans un coup d’Etat et que le gouvernement Daladier se trouvât contraint de faire agir l’armée contre les fascistes, les ouvriers révolutionnaires, tout en maintenant une indépendance politique complète, lutteraient contre les fascistes, à côté des troupes. Ainsi, dans toute une série de cas, les ouvriers se trouvent contraints non seulement d’admettre et de tolérer, mais encore de soutenir activement des mesures pratiques d’un gouvernement bourgeois.

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