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La place de l’individu dans la conception de Karl Marx

samedi 13 octobre 2018, par Robert Paris

La place de l’individu dans la conception de Karl Marx

Karl Marx, « Ebauche d’une critique de l’économie politique » :

« La société, telle qu’elle apparaît à l’économiste, est la société bourgeoise où chaque individu constitue un ensemble de besoins. Comme tel, il n’existe pour l’autre, et l’autre n’existe pour lui, que dans la mesure où chacun devient un moyen pour autrui. L’économiste (tout comme par ailleurs la politique quant aux droits de l’homme) réduit tout à l’homme, c’est-à-dire à l’individu, qu’il dépouille de toute détermination pour le considérer soit comme capitaliste, soit comme ouvrier…

Pour Say, la division du travail est un moyen commode et utile, une habile utilisation des forces humaines au profit de la richesse sociale, mais elle diminue la faculté de chaque homme pris individuellement… Skardek distingue les forces individuelles inhérentes à l’homme, l’intelligence et la disposition physique au travail, des forces dérivées de la société, l’échange et la division du travail qui se conditionnent réciproquement. Mais la condition de l’échange, c’est la propriété privée…

C’est parce que la division du travail et l’échange sont les créations de la propriété privée qu’il est doublement établi que la vie humaine avait besoin de la propriété privée pour se réaliser et qu’elle a maintenant besoin de dépasser celle-ci

La division du travail et l’échange sont les deux phénomènes dont l’économiste aime à se prévaloir pour souligner le caractère social de sa science ; il exprime ainsi tout d’une haleine et sans en être conscient la contradiction inhérente à sa science : la justification de la société par l’intérêt particulier et antisocial.

Aux yeux de Say, l’échange n’est pas fondamental pour la société. La richesse (la production) est expliquée par la division du travail et l’échange. On admet que la division du travail engendre l’appauvrissement et l’avilissement de l’activité individuelle.

L’échange et la division du travail sont reconnus comme la source de la grande diversité des talents humains. Cette diversité trouve son utilité grâce à l’échange.

Skardek divise les formes de production ou les puissances créatrices de l’homme en deux catégories : 1° forces individuelles qui lui sont inhérentes, son intelligence et sa faculté, ou disposition spéciale, au travail ; 1° forces dérivées de la société (non de l’individu réel) : la division du travail et l’échange.

En outre, la division du travail est limitée par le marché. le travail humain n’est que simple mouvement mécanique ; l’essentiel est fait par les propriétés matérielles des objets. Il faut attribuer à un individu le moins d’opérations possible. Morcellement du travail et concentration du capital, insignifiance de la production individuelle et production de la richesse en masse…

Dans la personne de l’ouvrier, il se révèle subjectivement que le capital, c’est l’homme qui s’est perdu complètement ; dans le capital, il se révèle objectivement que le travail, c’est l’homme vidé de sa substance humaine.

Or, l’ouvrier a le malheur d’être un capital vivant, donc besogneux : pour peu qu’il ne travaille pas, il perd ses intérêts et jusqu’à son existence.

En tant que capital, la valeur de l’ouvrier augmente selon l’offre et la demande ; même physiquement, son existence, sa vie, est, et a été considérée comme une marchandise qui s’offre…

L’homme qui n’est plus qu’un ouvrier n’aperçoit – en tant qu’ouvrier – ses qualités d’homme que dans la mesure où elles existent pour le capital qui lui est étranger…

La production ne produit pas seulement l’homme comme marchandise, la « marchandise humaine », l’homme destiné au rôle de marchandise, elle le produit, conformément à cette destination, comme un être déshumanisé aussi bien intellectuellement que physiquement…

La production de l’activité humaine en tant que travail, qu’activité entièrement étrangère à elle-même, à l’homme et à la nature, à la conscience et à la vie concrète : existence abstraite de l’homme qui n’est plus qu’un homme de peine, qui, chaque jour, déchoit de son néant comblé dans le néant absolu – dans sa non-existence sociale et réelle…

L’immense mérite de la « Phénoménologie » de Hegel et de son résultat final – la dialectique de la négativité comme principe moteur et créateur – consiste tout d’abord en ceci : Hegel conçoit l’autocréation de l’homme, l’autocréation comme un processus, l’objectivation comme négation de l’objectivation, comme aliénation et suppression de cette aliénation ; de la sorte, il saisit la nature du travail, et conçoit l’homme objectif, véritable parce que réel, comme résultat de son propre travail.

Ce qui rend possible le comportement réel, actif, de l’homme envers soi-même comme être générique ou son activité d’être générique véritable, c’est-à-dire humain, c’est qu’il extériorise réellement toutes ses forces génériques (ce qui implique à son tour l’activité collective des hommes, résultat de l’histoire) et se conduit envers elles comme envers des objets ; et cela n’est présentement possible que sous la forme de l’aliénation…

Pour Hegel, l’être humain, l’homme, s’identifie à la conscience de soi. Toute l’aliénation de l’être humain n’est par conséquent que l’aliénation de la conscience de soi. Et cette aliénation n’apparaît pas comme l’expression de l’aliénation réelle de l’homme ou comme son reflet dans le savoir et la pensée…

Le naturalisme ou l’humanisme accomplis se distinguent de l’idéalisme aussi bien que du matérialisme, étant en même temps la vérité qui les unit tous les deux. Le naturalisme est seul capable de comprendre le processus de l’histoire universelle.

L’homme est immédiatement être naturel… Dire que l’homme est un être matériel, corporel, énergique, vivant, réel et sensible, c’est dire que sa nature, que la manifestation de sa vie réclament certains objets réels et sensibles, ou que c’est seulement en eux et par eux que sa vie peut s’extérioriser… Hegel conçoit donc l’aliénation de soi, le dépouillement de l’être et la déréalisation de l’homme comme conquête de soi, manifestation de son être, objectivation et réalisation. Bref, sans sortir de l’abstraction, il conçoit le travail comme l’acte par lequel l’homme se crée lui-même, le rapport à soi et l’affirmation de soi en tant qu’être étranger comme le devenir de la conscience et de la vie génériques…

La nature et l’homme réels deviennent de simples prédicats, des symboles de cet homme caché, irréel, et de cette nature irréelle. »

Karl Marx, « La Sainte Famille » :

« L’individu égoïste de la société civile a beau, dans sa représentation immatérielle et dans son abstraction exsangue, s’enfler jusqu’à… un être sans relations, se suffisant à lui-même, sans besoins, absolument plein et bienheureux : la malheureuse réalité sensible, quant à elle, ne se soucie point de l’imagination de cet individu que chacun de ses sens oblige à croire au sens qu’ont le monde et les individus extérieurs à lui ; du reste, son estomac profane est là et lui rappelle chaque jour… qu’il a besoin du monde et des individus extérieurs à lui… C’est donc la nécessité naturelle, ce sont les propriétés essentielles de l’homme, tout aliénées qu’elles paraissent, c’est l’intérêt qui maintient ensemble les membres de la société civile…

De nos jours, seule la superstition politique se figure encore que la vie civile doit être maintenue par l’Etat, tandis que, dans la réalité, c’est l’inverse : l’Etat est maintenu par la vie civile. »

Karl Marx dans « L’Idéologie allemande » :

« On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion ou par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils se mettent à produire leurs moyens d’existence : ils font là un pas qui leur est dicté par leur organisation physique. en produisant leurs moyens d’existence les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même.

La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence dépend, en premier lieu, de la nature des moyens d’existence tout trouvés et à reproduire.

Ce mode de production n’est pas à envisager sous le seul aspect de la reproduction de l’existence physique des individus. Disons plutôt qu’il s’agit déjà, chez ces individus, d’un genre d’activité déterminé, d’une manière déterminée de manifester leur vie, d’un certain mode de vie de ces mêmes individus.

Ainsi les individus manifestent-ils leur vie, ainsi sont-ils. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, avec ce qu’ils produisent aussi bien qu’avec la façon dont ils le produisent. Ainsi, ce que sont les individus dépend des conditions matérielles de leur production.

Cette production n’intervient qu’avec l’accroissement de la population. Elle suppose à son tour un commerce, une communication entre individus…

Voyons donc les faits : des individus déterminés, exerçant une activité productive déterminée, nouent des relations sociales et politiques déterminées…

La structure sociale et l’Etat se dégagent constamment du processus vital d’individus déterminés – non pas tels qu’ils peuvent apparaître dans leur propre imagination et dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire tels qu’ils œuvrent, produisent matériellement, donc tels qu’ils s’activent dans des limites, des circonstances préalables et des conditions matérielles déterminées, indépendantes de leur volonté.

La production des idées, des représentations, de la conscience est, de prime abord, directement mêlée à l’activité et au commerce matériels des hommes : elle est le langage de la vie réelle…

De tout ce qui vient d’être dit, on comprend que la véritable richesse spirituelle de l’individu dépend entièrement de la richesse de ses relations réelles.

C’est seulement ainsi que les individus sont délivrés des diverses barrières nationales et locales, mis en contact pratique avec la production (y compris celle de l’esprit) du monde entier, capables d’acquérir la faculté de jouir de cette production multiforme du globe entier…

Cette conception peut être comprise d’une manière spéculative et idéaliste, autrement dit visionnaire, comme « création du genre humain par lui-même » en sorte que les générations successives des individus liés les uns aux autres se présentent comme un individu unique qui accomplit le mystère de s’engendrer lui-même.

Il apparaît ici que les individus, à la vérité, se font mutuellement, au physique comme au moral, mais qu’ils ne se font pas eux-mêmes…

Bref, cette conception de l’histoire montre que les circonstances font les hommes tout autant que les hommes font les circonstances.

Cette somme de forces productives, de capitaux et de modes de commerce social, que chaque individu et que chaque génération trouvent devant eux comme un fait donné, constitue la base réelle de ce que les philosophes se sont présentés en parlant de « Substance et Essence de l’homme »…

Les individus isolés ne constituent une classe qu’autant qu’ils ont à mener une lutte commune contre une autre classe ; au demeurant, eux-mêmes s’affrontent hostilement dans la concurrence. De l’autre côté, la classe se rend à son tour indépendante des individus, de sorte que ceux-ci trouvent leurs conditions d’existence déjà préétablies, se voient imposer par la classe leur place dans la vie, et partant leur évolution personnelle : les individus sont subordonnés à la classe. C’est le même phénomène que l’assujettissement des individus isolés à la division du travail, et il ne peut être supprimé que par l’abolition de la propriété privée et du travail lui-même…

Cet assujettissement des individus à des classes déterminées ne pourra être aboli avant que soit formée une classe qui n’a plus d’intérêt particulier de classe à faire prévaloir contre la classe dominante…
Etant donné que l’Etat est la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts communs, la forme dans laquelle l’ensemble de la société civile d’une époque se résume, il s’ensuit que toutes les institutions communes sont médiatisées par l’Etat, reçoivent une forme politique. D’où l’illusion que la loi repose sur la volonté, plus exactement sur la « volonté libre », détachée de sa base réelle…

Dans le droit privé, les rapports de propriété existants sont définis comme résultats de la volonté générale… C’est l’illusion que la propriété privée elle-même repose sur la seule volonté privée, sur le droit de disposer tout à fait librement de l’objet… Cette même illusion des juristes explique que, pour eux comme pour tout code juridique, le fait que des individus entrent en relations les uns avec les autres est purement accidentel, et que ces rapports passent pour être de ceux auxquels on peut à volonté souscrire ou ne pas souscrire, et dont le contenu repose entièrement sur le caprice individuel des parties contractantes…

Pour mettre fin à la transformation, par la division du travail, des aptitudes personnelles en puissances matérielles, il ne suffit pas de chasser de sa tête l’idée générale de ce phénomène ; on n’y parviendra que si les individus reprennent leur maîtrise sur ces puissances matérielles et abolissent la division du travail.

Voilà qui est impossible sans la communauté. car c’est seulement dans la communauté qu’existent pour chaque individu les moyens de cultiver ses dispositions dans tous les sens ; c’est donc uniquement dans la communauté que la liberté personnelle devient possible.

Dans les succédanés traditionnels de la communauté, dans l’Etat, etc., la liberté personnelle n’existait que pour les individus façonnés dans les conditions de la classe dominante et pour autant qu’ils appartenaient à cette classe.

L’apparence de communauté que les individus ont pu former s’est toujours érigée en face d’eux en puissance indépendante ; simultanément, étant l’union d’une classe en face d’une autre, elle était, pour la classe dominée, non seulement une communauté tout à fait illusoire, mais aussi une nouvelle chaîne.

Dans la communauté réelle, les individus acquièrent leur liberté à la fois dans et par leur association.

Les individus ont toujours évolué à partir d’eux-mêmes, mais, naturellement, dans les limites de leurs conditions et de leurs relations historiques données, non en fonction de l’individu « pur », tel que l’entendent les idéologues.

Toutefois, au cours du développement historique et précisément en raison du fait, inévitable à l’intérieur de la division du travail, que les rapports sociaux s’immobilisent, une différence s’établit entre la vie de chaque individu selon qu’elle est personnelle, et selon qu’elle est subordonnée à une branche quelconque de travail et aux conditions de ce travail.

Ce n’est pas que le rentier ou le capitaliste, par exemple, cessent d’être des personnes ; mais leur personnalité est entièrement conditionnée et déterminée par des rapports de classe bien définis, et la différence n’apparaît que dans l’opposition à une autre classe et ne se révèlent à eux-mêmes qu’au moment où ils font faillite.

Dans l’ordre corporatif (et plus encore dans la tribu) ce phénomène est encore caché ; un noble, par exemple, reste toujours un noble, un roturier reste toujours un roturier, qualité inséparable de son individualité, quelles que soient ses autres conditions.

L’individu personnel différencié de l’individu de classe, la contingence des conditions de vie pour l’individu, n’intervient qu’avec l’apparition de la classe qui est elle-même un produit de la bourgeoisie. La concurrence des individus qui s’affrontent fait naître et développe cette contingence comme telle. C’est pourquoi les individus s’imaginent être plus libres sous le régime bourgeois qu’autrefois, leurs conditions de vie étant livrées au hasard ; mais, en réalité, ils sont naturellement moins libres, car ils sont plus assujettis à la puissance des choses matérielles…

Il résulte de toute l’analyse précédente que le lien commun que les individus d’une classe nouaient entre eux, et que nécessitaient leurs intérêts communs face à un tiers, fut toujours une communauté à laquelle ces individus appartenaient uniquement comme individus moyens, autant qu’ils vivaient dans les conditions d’existence de leur classe : relation à laquelle ils participaient non en tant qu’individus, mais en tant que membres d’une classe.

Au contraire, dans la communauté des prolétaires révolutionnaires qui placent sous la maîtrise tant leurs propres conditions d’existence que celles de tous les membres de la société, c’est exactement l’inverse qui se produit : les individus y participent en tant qu’individus. C’est justement l’association des individus (naturellement, dans les limites des forces productives telles qu’elles sont présentement constituées) qui soumet à son autorité les conditions du libre épanouissement et du libre mouvement des individus, conditions qui avaient été jusque-là livrées au hasard, et qui s’étaient figées en face des individus, précisément du fait de leur séparation en tant qu’individus et de leur union nécessaire. Imposée par la division du travail, celle-ci est devenue, en raison de leur séparation, un lien étranger à eux-mêmes…

Ce qui distingue le communisme de tous les mouvements connus jusqu’ici, c’est qu’il bouleverse les fondements de tous les rapports de production et de commerce traditionnels et que, pour la première fois, il traite de manière consciente toutes les données naturelles préalables comme des créations des générations passées, en les dépouillant de leur caractère primitif et en les soumettant à la puissance des individus associés…

L’existence créée par le communisme est précisément la base réelle qui permet de rendre impossible qu’aucune existence soit indépendante des individus, pour autant que l’état existant n’est encore que le produit du commerce traditionnel des individus.

Par conséquent, les communistes traitent pratiquement les conditions résultant de l’ancien mode de production et de commerce comme des conditions inorganiques, sans toutefois s’imaginer que le projet ou la destination des générations passées aient été de leur fournir des matériaux, et sans croire que ces conditions aient été inorganiques aux yeux des individus qui les ont créées.

La différence entre un individu personnel et un individu contingent n’est pas le fait d’une distinction conceptuelle, mais un fait historique. Cette distinction revêt un sens différent suivant les époques… Chaque époque l’établit elle-même parmi les différents éléments dont elle hérite ; elle la fait non d’après le concept, mais contrainte par les conflits matériels de l’existence.

Ce qui, par opposition à l’époque antérieure, apparaît comme fortuit à l’époque postérieure, même parmi les éléments dont elle s’est trouvée héritière, c’est une forme du commerce humain qui correspondait à un développement déterminé des forces productives. Le rapport des forces productives à la forme de commerce est le rapport de la forme de commerce à l’activité ou à l’affirmation des individus.

La forme fondamentale de cette affirmation individuelle est naturellement la forme matérielle dont dépend toute autre forme d’activité intellectuelle, politique, religieuse, etc…

Les conditions dans lesquelles les individus communiquent entre eux, tant que le conflit ne s’est pas encore produit, sont des conditions qui relèvent de leur individualité, et elles ne constituent donc, pour eux, rien d’extérieur ; elles sont les seules qui permettent à ces individus déterminés, vivant dans une situation déterminée, d’assurer leur existence matérielle et de produire tout ce qui s’y rattache. Par conséquent, ce sont les conditions de leur activité personnelle et elles en sont aussi le produit.

La condition déterminée sous laquelle les individus produisent correspond donc, aussi longtemps que le conflit ne s’est pas encore manifesté, à leur réelle dépendance, à leur existence bornée dont la grisaille ne se révèle qu’avec l’avènement de l’antagonisme et n’existe donc que pour ceux qui vivront plus tard. Cette condition est alors ressentie comme une entrave accidentelle, et l’on prétend alors que l’époque antérieure avait elle aussi conscience d’être soumise à cette entrave.

Ces conditions diverses, qui apparaissent d’abord comme conditions de l’activité personnelle, et plus tard comme entraves de celle-ci, constituent dans tout le développement historique une série cohérente de formes de commerce ; et cette cohérence tient à ce qu’une forme antérieure, devenue entrave, est remplacée par une nouvelle, qui correspond aux forces productives plus développées donc au mode plus avancé de l’activité personnelle des individus ; ce mode, à son tour, se change en entrave, et il est alors remplacé par un autre. Comme ces conditions correspondent, à chaque stade, à l’évolution simultanée des forces productives, leur histoire est en même temps l’histoire des forces productives qui se déploient et qu’assume chaque génération nouvelle ; elle est, de ce fait, l’histoire du développement des forces des individus eux-mêmes.

Comme ce développement se poursuit spontanément, autrement dit, comme il n’est pas subordonné à un plan d’ensemble établi par des individus librement associés, il émane d’une diversité de localités, de races, de nations, de branches de travail, etc., dont chacune se développe d’abord isolément et n’entre que peu à peu en liaison avec les autres.

En outre, il ne s’accomplit que très lentement ; les différents stades et intérêts ne sont jamais complètement dépassés, mais seulement subordonnés à l’intérêt qui triomphe, et ils traînent encore à ses côtés pendant des siècles.

Il s’ensuite qu’au sein d’une même nation les individus, même abstraction faite de leurs situations de fortune, se développent de manière très différente, et qu’un intérêt ultérieur, conserve encore longtemps une puissance traditionnelle dans la communauté trompeuse, qui se dresse en face des individus (Etat, droit) : puissance qui, en dernière instance, ne peut être brisée que par une révolution. C’est ce qui explique aussi pourquoi, relativement à des points particuliers qui permettent une synthèse plus générale, la conscience peut paraître parfois en avance sur les conditions empiriques de l’époque, de sorte que, dans les luttes d’une époque plus tardive, on peut s’appuyer sur l’autorité des théoriciens antérieurs…

Dans la grande industrie et la concurrence, toutes les conditions d’existence, toutes les limitations et tous les particularismes des individus se sont fondus dans ces deux formes élémentaires : la propriété privée et le travail. Avec la monnaie, tout mode de commerce et le commerce lui-même s’imposent aux individus comme des faits de hasard.

Par conséquent, il tient à la seule existence de la monnaie que toute communication n’a été, jusqu’à présent, que communication des individus dans des conditions déterminées, et non des individus en tant qu’individus.

Ces conditions se ramènent à deux : travail accumulé – ou propriété privée – et travail réel…

En outre, les individus eux-mêmes sont totalement subordonnés à la division du travail, et, de ce fait, placés dans la plus complète dépendance les uns des autres. Pour autant qu’elle affronte le travail au sein du travail, la propriété privée se développe par la nécessité de l’accumulation ; que si, au début, elle conserve, peu ou prou, la forme de la communauté, elle se rapproche de plus en plus, dans la suite de son évolution, de la forme moderne de la propriété privée…

Par conséquent, nous sommes en présence de deux faits. En premier lieu, les forces productives semblent être totalement indépendantes et détachées des individus, comme un monde en soi, à côté des individus, phénomène dont voici la raison : les individus détenteurs de ces forces sont dispersés et s’opposent les uns aux autres, alors que ces forces ne sont réelles que dans le commerce et la connexion de ces individus.

Donc, d’une part, une totalité des forces productives qui se sont, pour ainsi dire, déguisées en choses et ne sont plus pour les individus eux-mêmes leurs propres forces, mais celles de la propriété privée ; qui sont donc les forces de ces individus dans la seule mesure où ils sont propriétaires privés.

Dans aucune période antérieure, les forces productives n’avaient pris cette forme indifférente au commerce des individus en tant que tels, parce que leur commerce lui-même avait encore un caractère borné. D’autre part, en face de ces forces productives, se dresse la majorité des individus à qui ces forces ont été arrachées et qui, frustrés ainsi de toute la substance réelle de leur vie, sont devenus des êtres abstraits, mais qui, précisément pour cette raison, sont en mesure de nouer des relations entre eux en tant qu’individus…

Par conséquent, les choses en sont maintenant arrivées à ce point que les individus sont obligés de s’approprier la , pour être capables d’affirmer leur moi, mais tout simplement pour assurer leur existence.

Cette appropriation dépend, en premier lieu, de l’objet qu’il s’agit de s’approprier, à savoir les forces productives totalement déployées, lesquelles ne peuvent exister que dans un commerce universel. De ce point de vue déjà, cette appropriation doit donc avoir un caractère universel, correspondant aux forces productives et au commerce.

L’appropriation de ces forces n’est elle-même rien d’autre que l’épanouissement des aptitudes individuelles requises par les instruments matériels de la production. De ce seul fait, l’appropriation d’une totalité d’instruments de production équivaut à l’épanouissement d’une totalité de facultés dans les individus eux-mêmes.

Cette appropriation dépend, en outre, des individus qui la pratiquent. Seuls les prolétaires des temps présents, à qui est complètement interdit de jamais s’affirmer personnellement, sont capables de parvenir à cette affirmation active d’eux-mêmes, complète et non plus bornée, qui consiste à s’approprier une totalité de forces productives et à déployer une totalité d’aptitudes supposées par là même.

Dans le passé, toutes les appropriations révolutionnaires se heurtaient à des limites ; des individus qui étaient empêchés d’affirmer leur personnalité en raison des insuffisances de l’instrument de production et par les limites du commerce s’appropriaient un instrument de production limité, et ne parvenaient, de ce fait, qu’à de nouvelles limitations. Leur instrument de production devenait, certes, leur propriété ; mais eux-mêmes, ils restaient soumis à la division du travail et à leur propre moyen de travail.

Dans toutes les formes anciennes de l’appropriation, une masse d’individus restait soumise à un seul instrument de production ; dans l’appropriation réalisée par les prolétaires, il faut qu’une masse d’instruments de production soit subordonnée à chaque individu, et que la propriété soit subordonnée à l’ensemble. Le commerce universel moderne ne peut être subordonné aux individus qu’à condition d’être subordonné à tous.

L’appropriation par les individus ne peut être accomplie que par une association qui, en raison du caractère même du prolétariat, ne peut être qu’universelle, et par une révolution dans laquelle, d’une part, la puissance de l’actuel mode de production et de commerce, comme l’actuelle organisation sociale, est renversée ; et dans laquelle, d’autre part, se développent le caractère universel du prolétariat et l’énergie qui lui est nécessaire pour réaliser cette appropriation ; bref une révolution où le prolétariat se dépouille de tout ce qu’il a conservé jusqu’ici de sa position sociale.

C’est à ce stade que l’affirmation personnelle se confond avec la vie matérielle, stade qui correspond à l’épanouissement des individus appelés à devenir des individus complets, et à se débarrasser de tout naturel primitif. C’est alors qu’il y a harmonie entre la transformation du travail en affirmation active de soi et la transformation du commerce des individus comme tels.

Avec l’appropriation de la totalité des forces productives par les individus associés, la propriété privée cesse d’exister. Alors que, dans le passé, c’était toujours une condition particulière qui apparaissait comme accidentelle, c’est maintenant la particularisation des individus eux-mêmes, la profession privée de chacun en particulier qui est devenue elle-même accidentelle.

Les philosophes se sont représenté les individus qui ont cessé d’être soumis à la division du travail comme un idéal appelé « l’Homme », et ils ont conçu tout le processus que nous avons exposé comme le processus d’évolution « de l’Homme », si bien qu’à chaque étape historique « l’Homme » fut substitué aux individus des temps passés et présenté comme la force qui mène l’histoire.

Tout le processus fut ainsi conçu comme processus d’aliénation de soi « de l’Homme », ce qui s’explique essentiellement par le fait que l’individu moyen de l’étape ultérieure fut toujours attribué à l’étape antérieure et la conscience ultérieure aux individus antérieurs.

Cette intervention qui, de prime abord, fait abstraction des conditions réelles, a permis de transformer toute l’histoire en un processus d’évolution de la conscience. »

Karl Marx, « Le Manifeste Communiste » :

« On nous a reproché, à nous autres communistes, de vouloir abolir la propriété acquise par le travail personnel, cette propriété qui, dit-on, forme la base de toute liberté, de toute activité, de toute indépendance personnelles…

Dans sa forme actuelle, la propriété repose sur l’antagonisme du capital et du travail. Considérons les deux côtés de cet antagonisme.

Etre capitaliste, c’est occuper dans la production non seulement une position personnelle, mais encore une position sociale. Le capital est le produit d’un travail collectif et ne peut être mis en mouvement que par l’activité commune d’un grand nombre de membres de la société, voire, en dernier résultat, de tous ses membres.

Par conséquent, le capital n’est pas une puissance personnelle, c’est une puissance sociale.

Dès lors, si le capital est transformé en propriété commune, s’il appartient à tous les membres de la société, cela ne signifie pas que la propriété personnelle se transforme en propriété sociale. Seul change le caractère social de la propriété : elle perd son caractère de classe…

Il n’est pour nous nullement question d’abolir l’appropriation personnelle des produits du travail, qui sert à la reproduction de la vie immédiate. Cette appropriation ne laisse aucun bénéfice susceptible de donner un pouvoir sur le travail d’autrui…

Dans la société bourgeoise, le capital est indépendant et personnel, tandis que l’individu qui produit n’a ni indépendance ni personnalité.

Or, l’abolition de cet état de choses, la bourgeoisie l’appelle fin de la personnalité et de la liberté ! Elle n’a pas tort. il s’agit bel et bien de supprimer la personnalité, l’indépendance et la liberté bourgeoises !

Dans les conditions actuelles de la production bourgeoise, on entend par liberté le libre-échange, la liberté d’acheter et de vendre.

Mais si toute espèce de trafic disparaît, la liberté de trafiquer disparaît du même coup…

Vous êtes terrorisés, parce que nous voulons faire disparaitre la propriété privée. Mais dans la société telle qu’elle est, dans votre société, la propriété privée est supprimée pour neuf dixièmes de ses membres ; si votre propriété existe, c’est précisément que, pour ces neuf dixièmes, elle n’existe pas…

Vous avouez donc que la personne humaine, celle que vous défendez, c’est simplement le bourgeois, le propriétaire bourgeois. »

Karl Marx, « Introduction générale à la Critique de l’Economie politique » :

« Des individus qui produisent en société – donc une production d’individus socialement déterminée, tel est naturellement le point de départ. Le chasseur et le pêcheur isolés, ces exemplaires uniques d’où partent Smith et Ricardo, font partie des fictions pauvrement imaginées du XVIIIe siècle, de ces robinsonnades qui, n’en déplaise à tels historiens de la civilisation, n’expriment nullement une simple réaction contre des excès de raffinement et un retour à ce qu’on se figure bien à tort comme l’état de nature.

Le « contrat social » de Rousseau, qui établit des rapports et des liens entre des sujets indépendants par nature, ne repose pas non plus sur un tel naturalisme. Ce n’est là que l’apparence, apparence purement esthétique, des grandes et petites robinsonnades. Il s’agit plutôt d’une anticipation de la « société civile », qui se préparait depuis le XVIe siècle et qui, au XVIIIe, marchait à pas de géant vers sa maturité.

Dans cette société de libre concurrence, chaque individu se présente comme dégagé des liens naturels, etc., qui faisaient de lui, à des époques antérieures, l’ingrédient d’un conglomérat humain déterminé et limité. Cet individu du XVIIIe siècle est un produit, d’une part, de la dissolution des formes de société féodales, d’autre part, des forces productives nouvelles surgies depuis le XVIe siècle…

D’après l’idée que se faisaient Smith et Ricardo de la nature humaine, l’individu est conforme à la nature en tant qu’être issu de la nature et non en tant que fruit de l’histoire. Cette illusion fut jusqu’ici le propre de toute époque nouvelle…

Plus nous remontons dans l’histoire, plus l’individu – et par suite l’individu producteur également – apparaît comme un être dépendant, partie d’un ensemble plus grand : tout d’abord et de façon toute naturelle dans la famille et dans le clan qui n’est qu’une famille élargie ; plus tard, dans les communautés de formes diverses, issues de l’antagonisme et de la fusion des clans.

Ce n’est qu’au XVIIIe siècle, dans la « société bourgeoise », que les différentes formes de connexion sociale se présentent à l’individu comme un simple moyen de parvenir à ses fins personnelles, comme une nécessité extérieure.

Pourtant l’époque qui voit naître cette conception, cette idée de l’individu au singulier, est précisément celle où les rapports sociaux (généraux selon ce point de vue) ont atteint leur plus grand développement…

L’homme est non seulement un animal social, mais un animal qui ne peut s’individualiser que dans la société.

L’idée d’une production réalisée par un individu isolé, vivant en dehors de la société – fait rare qui peut bien arriver à un homme civilisé égaré par hasard dans une contrée sauvage et qui possède virtuellement les forces de la société – n’est pas moins absurde que l’idée d’un développement du langage sans qu’il y ait des individus vivant et parlant ensemble…
La production crée les objets qui répondent aux besoins ; la distribution les répartit en fonction des lois des lois sociales ; l’échange répartit de nouveau les objets répartis auparavant, compte tenu des besoins individuels ; enfin, dans la consommation, le produit abandonne ce mouvement social, il devient directement objet, se met au service du besoin individuel, et le satisfait dans l’acte de consommer.

Ainsi, la production apparaît comme le point de départ, la consommation comme le terme, la distribution et l’échange comme le moyen terme, lequel se dédouble à son tour : la distribution est le fait de la société, l’échange celui des individus. La personne s’objective dans la production, le produit se subjectivise dans la personne ; dans la distribution, c’est la société qui assume la médiation entre la production et la consommation au moyen de déterminations générales imposées comme des règles ; dans l’échange, la médiation s’opère à travers l’individu dans sa détermination fortuite...

Dualité de la consommation, subjective et objective : l’individu qui, en produisant, développe ses facultés les dépense en même temps, les consomme dans l’acte de la production, tout comme la procréation naturelle est consommation des forces vitales… Dans tous ses moments, l’acte de production est lui-même un acte de consommation…

En regard de l’individu isolé, la distribution apparaît naturellement comme une loi sociale qui détermine sa position au sein de la production, le cadre où il produit et qui, de ce fait, précède la production.

L’individu n’a ni capital ni propriété foncière en venant au monde. Dès sa naissance, son sort dépend du travail salarié en vertu de la distribution sociale. Mais cette dépendance résulte elle-même du fait que le capital et la propriété foncière existent en tant qu’agents autonomes de la production. »

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