Pourquoi mêler révolution, sciences, philosophie et politique ?
Le paléontologue Stephen Jay Gould écrit dans « Le hérisson dans la tempête » : « Comme Herbert Butterfield l’écrit dans son remarquable essai « The whig interpretation of history » : « Pour un historien, ce n’est pas pêcher que d’introduire des préférences personnelles si elles peuvent être identifiées ou écartées. Le pêché en matière de reconstitution historique, c’est d’organiser l’histoire de telle sorte que ces préjugés soient insoupçonnables. » Un engagement politique ouvertement formulé n’interdit pas au scientifique de voir la nature telle qu’elle est (…) »
....... DE l’UNIVERS AU SYSTEME NERVEUX ......
« Les sciences de la nature comprendront plus tard aussi bien la science de l’homme, que la science de l’homme englobera les sciences de la nature : il y aura une seule science. »
Karl Marx dans les « Manuscrits de 1844 »
« Le comportement humain ressemble à la nature parce qu’il en fait partie, et qu’il est régi par les mêmes lois que tout le reste. Autrement dit, nous ressemblons à l’élémentarité parce que nous en sommes faits – pas parce que nous l’avons humanisé ou contrôlé par notre esprit. Les parallèles entre l’organisation d’une vie et celle des électrons ne sont ni un accident ni une illusion, mais de la physique. (…) « Représente-toi sans cesse le monde comme un être unique » écrit Marc Aurèle. »
Le physicien Robert B. Laughlin dans « Un univers différent »
Un seul monde, une seule science
Cette étude, portant à la fois sur les sciences, l’histoire, l’économie et la sociologie, ne rend pas compte de recherches personnelles. Je précise d’emblée que je ne suis spécialiste d’aucune de ces disciplines. C’est en révolutionnaire, militant aux côtés de la classe ouvrière, que je réfléchis ici aux conséquences générales, philosophiques, des travaux des professionnels de ces questions et à leurs implications politiques. Je ne prétends pas à l’objectivité, ce mythe derrière lequel se camoufle la pensée dominante, qui cache souvent la défense des intérêts de la classe dirigeante. Par une démarche inverse, ce texte ne veut rien cacher et surtout pas l’objectif de son auteur : le renversement du système d’oppression qui domine la planète. Tout ce qui suit est discutable et contestable, car il s’agit d’une analyse parfaitement partiale, d’un point de vue engagé. Cela n’entache en rien la nécessité de fonder une analyse sur des faits établis, sur des raisonnements soumis à la contradiction, sur une méthode scientifique. L’engagement, social et politique, loin d’être un concept extérieur au champ des sciences, y est parfaitement pertinent. Si la société n’interférait pas en permanence sur les idées, y compris celles des sciences, on serait en droit de considérer que l’opinion de l’auteur ne doit pas influencer ses thèses scientifiques. Mais tel n’est pas le cas. Le développement des idées en sciences est inséparable du développement social et politique [1] d’une époque. La recherche est du domaine des idées et pas seulement de l’observation. Il ne suffit pas de lire directement, dans le grand livre de la nature, l’énoncé de lois qui y seraient inscrites de façon claire. En sciences, comme dans d’autres domaines d’étude, il faut, au contraire, oser tirer par soi-même des points de vue qui n’avaient rien d’évident ni de visible à l’œil nu. Les conceptions sur la nature qui en découlent n’ont aucune neutralité envers le système social existant. Je le regrette pour tous ceux qui voudraient faire du territoire des sciences une tour d’ivoire, séparée du reste du monde. Le progrès social dû à la révolution bourgeoise a été indispensable au progrès scientifique. « L’étude moderne de la nature, (...) à l’époque où la noblesse et la bourgeoisie étaient encore aux prises, (...) fut le produit de l’époque du passage de l’artisanat à l’industrie. (...) Ce fut le plus grand bouleversement progressiste que l’humanité ait jamais connu, une époque qui avait besoin de géants et qui engendra des géants (...). En même temps, l’étude de la nature se faisait, elle aussi, au beau milieu de la révolution générale et était elle-même de part en part révolutionnaire. » écrit Friedrich Engels dans « Dialectique de la nature » « Ces époques qui virent la naissance d’une nouvelle physique se caractérisaient par une pensée neuve et aventureuse dans tous les domaines, et pas seulement en sciences. Ce furent des temps de fermentation sociale et intellectuelle, d’exaltation de l’individu, en littérature, de révolte contre l’académisme dans les arts, l’architecture restant la seule à proclamer obstinément les vertus du passé. » explique le physicien Emilio Segré dans « Les physiciens modernes et leurs découvertes »
Aujourd’hui encore, le progrès social est indispensable à la conception du progrès des idées scientifiques. Si je suis parfois amené à exposer telle ou telle étude particulière, ce n’est pas en qualité d’universitaire, que je ne suis pas, ni de journaliste scientifique, et encore moins en spécialiste (ce ne serait pas possible d’être spécialiste d’autant de domaines). Je ne me prétends même pas vulgarisateur puisque je défends ouvertement un point de vue social, politique et philosophique. J’ai étudié un large éventail de recherches, et je tâche d’en tirer les lignes générales qui me semblent en découler, mais la philosophie de cet ouvrage n’est nullement imputable à ces auteurs. Si ce texte les prend souvent à témoin de tournants de la pensée scientifique dus à certaines découvertes scientifiques, cela ne signifie nullement que ces auteurs adhèrent aux positions défendues ici. Leur recherche ne pose pas, généralement, le même type de question, ne vise pas le même objectif et ne peut pas, du coup, mener aux mêmes conclusions. Ils ont étudié un point précis et je recherche une vision d’ensemble. L’objectif de ce travail n’est pas, simplement, de rapporter leurs travaux, d’accumuler les connaissances, en les faisant connaître de façon simple au grand public, en somme de vulgariser la science. Mon but n’est pas non plus de construire des passerelles entre ces divers domaines, de contribuer au progrès de l’interdisciplinarité. Si je mêle volontiers ces divers domaines, au risque de donner le tournis au lecteur, c’est pour essayer de développer la conception unitaire qui me semble indispensable. Si prétention il y a dans ce texte, ce n’est pas celle de tout connaître – c’est malheureusement impossible, même dans un seul domaine de sciences – mais de considérer le monde comme un tout [2]. Ce n’est pas une idée neuve, mais elle est rarement mise à contribution dans les travaux particuliers. Dès qu’une étude est approfondie, elle particularise le plus possible. Si on peut affirmer qu’il n’y a qu’un seul univers, auquel appartiennent les diverses échelles de la réalité, les diverses sortes de matière, de vie, comme de société humaine, il est vrai aussi que cette unité est difficile à concevoir, à conceptualiser. Le mode de pensée qui divise cette réalité unique en domaines d’étude séparés a connu de grands succès, mais il a ses limites. Et d’abord, il n’indique rien sur les passages d’un domaine à un autre [3]. Cette méthode ne répond pas à la question des connexions entre ces domaines, ni à celle des moyens d’investigation quand deux domaines ne s’additionnent pas comme le feraient deux longueurs ou deux surfaces. Dès que le tout n’est plus la somme des parties, dès qu’il y a interaction entre les échelles hiérarchiques [4] de la réalité, cette conception en domaines séparés devient impuissante, c’est-à-dire dans l’essentiel des phénomènes naturels et sociaux. Seule une petite part des phénomènes admet une étude à un seul niveau. Sans le dire, cette méthode a sélectionné parmi les phénomènes étudiés, ne retenant que ceux pour lesquels la méthode est utilisable, ceux pour lesquels l’examen à un seul niveau est opérant et la linéarité a un intérêt. Dans ce texte, il s’agit de prendre le parti pris inverse : considérer comme point central le phénomène d’interaction d’échelle, de saut qualitatif, en particulier celui entre de nombreuses disciplines, des sciences à l’histoire et à la politique, en passant par la philosophie et l’économie. Il ne s’agit pas de tout ramener à une seule loi, à un seul niveau dans un nouveau réductionnisme, mais de faire interagir les études de ces domaines différents.
Utiliser des raisonnements, des méthodes, des concepts et des résultats de la science en politique et inversement, voilà un pari audacieux. Il y a de quoi dresser les cheveux sur la tête du lecteur, même le plus ouvert. L’objectif de l’auteur risque de susciter plus de méfiance que d’intérêt, et autant d’adversaires qu’il y a de spécialistes de chacun de ces domaines (y compris de ceux qui se spécialisent dans le militantisme révolutionnaire [5]). Pourquoi devrait-on lire un ouvrage sur les sciences qui affirme d’emblée intervenir du point de vue du révolutionnaire ? Un militant politique devrait-il avoir une vision particulière de la science, comme de l’histoire ou de l’économie ? On serait en droit de s’exclamer : quelle affirmation hégémonique et dépassée ! La politique dictant sa loi aux sciences, on se croirait revenu aux conceptions staliniennes prétendant réglementer la pensée comme la société sous une chape de plomb bureaucratique. Rassurez-vous, il n’y aucune nostalgie du stalinisme dans ce texte, ni de ses méthodes, ni de son régime politique, ni de ses prétendues conceptions théoriques. Aux antipodes du stalinisme, la pensée révolutionnaire s’appuie sur tout ce qu’il y a de dynamique dans les pensées scientifiques de nos contemporains. Karl Marx a été le premier à démontrer que, loin de rejeter les penseurs « bourgeois », la théorie révolutionnaire doit s’emparer de leurs études et de leurs résultats pour en tirer des leçons générales.
Essayons de répondre, une par une, à ces objections, à ces interrogations, et à ces inquiétudes légitimes. Une thèse touchant autant de sujets n’est-elle pas condamnée à être, au mieux, d’un maigre apport dans chacune de ces disciplines et, au pire, à mener à des bourdes grossières dans plusieurs d’entre elles ? L’auteur, qui ne peut que s’excuser par avance des inévitables erreurs ou approximations commises par un néophyte, en assume le risque à la manière du scientifique Joël de Rosnay. Ce dernier introduit son ouvrage « Le macroscope » par ces mots : « Je me rend compte des dangers de mon entreprise. Ce livre est ambitieux car il touche à la biologie, à l’écologie, à l’économie, à l’informatique, à l’éducation, à la sociologie et même à la philosophie. » Je rappellerai aussi les propos de Friedrich Engels, dans l’ancienne préface à l’ « Anti-Dühring » : « Je me sens encouragé dans une certaine mesure par une parole prononcée par Mr Virchow selon laquelle tout savant, en dehors de sa spécialité propre, n’est lui aussi qu’un demi-savant (...). Puisqu’un spécialiste de ce genre peut et doit se permettre d’empiéter, de temps à autre, sur des domaines voisins et puisque, dans ce cas, les spécialistes intéressés lui pardonnent maladresses d’expression et petites inexactitudes, j’ai pris également la liberté de citer des processus naturels et des lois naturelles à titre d’illustration probante de mes conceptions théoriques générales. »
Avant d’en venir à la question clef, celle de la viabilité en sciences de la dialectique, c’est-à-dire de la philosophie révolutionnaire, remarquons que Marx n’est pas le seul penseur à se permettre de considérer qu’il n’y a pas de frontières imperméables entre les différents domaines d’étude, à s’autoriser aussi à philosopher en sciences et même à y mêler la politique. Anticipant la découverte de l’ADN, le physicien quantique Erwin Schrödinger a fait grandement avancer la pensée en biologie par son petit ouvrage brillant intitulé « Qu’est-ce que la vie ? ». Quant à Albert Einstein, il écrit dans « Pourquoi le socialisme ? » : « Est-il avisé pour quelqu’un qui n’est pas un expert en économie et en questions sociales d’exprimer ses vues sur le sujet du socialisme ? En fait, je crois que oui (...) ». Cela ne veut pas dire qu’Einstein soit nécessairement un grand penseur en matière sociale et politique, autant qu’il l’est en physique. Mais ses remarques politiques [6] sont loin d’être absurdes. Bien sûr, il arrive que des non-spécialistes profèrent de grandes bêtises en intervenant dans un domaine qui n’est pas le leur. Par exemple, des philosophes ont prétendu dicter des conclusions aux sciences, et l’inverse est également vrai. Le philosophe Bergson affirme ainsi que la relativité d’Einstein est fausse, et Popper que la théorie de Darwin n’est pas scientifique. Mais il n’est pas nécessaire d’être ignorant en sciences pour commettre de grosses erreurs. Les scientifiques, eux-mêmes, sont très capables d’affirmations erronées dans leur propre domaine, comme le physicien Ernst Mach affirmant que les atomes n’existent pas. Inversement, de bons scientifiques ne sont pas nécessairement de bons philosophes. On a pu lire bien des fadaises sous la plume de certains physiciens quantiques [7] de l’école de Copenhague, affirmations péremptoires souvent prétendant que c’est l’observateur qui produirait la matière, théories avec lesquelles les physiciens quantiques actuels ont rompu depuis longtemps. Albert Einstein écrit dans « Physique et réalité » (1936) : « On a souvent dit, et non sans raison, que les chercheurs en sciences de la nature étaient de piètres philosophes. S’il en est ainsi, le physicien ne ferait-il pas mieux de laisser au philosophe le soin de philosopher ? » Dans « L’évolution des idées en physique », Einstein répond que « Les résultats de la recherche scientifique nécessitent très souvent un changement dans la conception philosophique des problèmes qui s’étendent au delà du domaine restreint de la science. » Il déclarait dans un exposé de 1950 intitulé « La physique et les autres sciences » : « Si l’on entend par philosophie l’effort pour parvenir à une connaissance aussi générale, aussi universelle que possible, il est clair que la philosophie est la mère de toute recherche. Mais il est tout aussi justifié de dire, que les branches particulières de la recherche ont exercé chacune, en retour, une forte influence sur la pensée philosophique des hommes cultivés de chaque époque. »
Il va de soi que seuls les spécialistes peuvent trancher une question pointue d’un domaine donné, mais doit-on se contenter de laisser la parole aux spécialistes pour tirer des leçons générales de leurs recherches ? La science pose des problèmes qui concernent l’univers tout entier, donc l’ensemble de hommes et pas seulement les spécialistes. Einstein discute cette question dans son Avant-propos à l’ouvrage de vulgarisation sur la Relativité [8] de Lincoln Barnett intitulé « Einstein et l’univers » : « Il ne suffit pas qu’une poignée de spécialistes de chaque domaine s’attaque à un problème, le résolve et l’applique. Réduire et limiter le corps de la connaissance à un petit groupe anéantit l’esprit philosophique d’un peuple, et conduit à la plus grave pauvreté spirituelle. » Dans son ouvrage récent intitulé « Les grandes idées de la Physique », le physicien Jean Perdijan, souligne le danger de faire de la science l’apanage des seuls scientifiques : « Faire de la physique, c’est se comporter à l’égard de l’Univers comme si rien n’allait de soi. (...) A notre époque de technologie avancée, on ne s’émerveille même pas quand apparaît sur l’écran une image transmise par satellite, mais on ne cherche pas plus à comprendre : on dit simplement que c’est étudié pour. Voilà pourquoi on peut se demander si le progrès des connaissances, en obligeant à la spécialisation, ne risque pas de conduire à un nouvel obscurantisme généralisé, où le spécialiste ignorerait tout ce qui ne concerne pas sa discipline, alors que le non-spécialiste renoncerait par avance à toute possibilité de réfléchir sur le monde. » Combattant ceux qui opposent la prétendue « solidité » des mathématiques [9] au caractère hasardeux et discutable des philosophies en sciences, le mathématicien René Thom, cité par Alain Boutot, affirme : « On ne voit pas ce que pourrait être une science sinon la philosophie elle-même. » Il rejoint ainsi le point de vue d’Albert Einstein et Leopold Infeld dans « L’évolution des idées en physique » : « Les ouvrages de physique sont remplis de formules mathématiques compliquées. Mais c’est la pensée, ce sont les idées qui sont à l’origine de toute théorie physique. » Il faut également remarquer un courant de pensée chez les physiciens selon lesquels la matière n’existerait pas et serait remplacée par les seules équations mathématiques. C’est une nouvelle version des philosophies dites idéalistes puisqu’elles placent l’idée au dessus de la réalité. Chercher un système de pensée globale sur l’univers, global lui aussi, n’est pas une volonté de fonder un nouvel idéalisme.
Pourquoi chercher à bâtir une thèse tirée à la fois des sciences, de la philosophie et de l’histoire ? La philosophie et l’histoire sont craintives de se voir annexées à la science, et l’inverse est également vrai. A quoi sert de construire une pensée globale sur l’ensemble des connaissances ? N’a-t-on pas constaté, notamment avec les religions et autres pensées irrationnelles, qu’une telle démarche ne fait qu’enfermer la pensée dans un carcan ? La construction de grands systèmes philosophiques prétendant englober toutes les matières n’est-elle pas une démarche ancienne et dépassée qui comporte le risque de plaquer une philosophie toute faite sur la réalité ? N’a-t-on pas renoncé, dans la pensée universitaire actuelle, à bâtir des édifices philosophiques globaux – la « pensée système » - du type de ceux de Descartes, de Spinoza, de Kant, de Hegel ou de Marx ? D’autre part, la science d’aujourd’hui a-t-elle besoin d’une pensée philosophique ? La science ne démontre-t-elle pas, par sa propre progression, qu’elle se développe parfaitement bien sans s’encombrer de telles constructions intellectuelles que certains taxent d’hasardeuses ? L’expérience scientifique et les analyses mathématiques qui la sous-tendent ne sont-elles pas suffisantes, et beaucoup plus solides, pour appréhender l’univers matériel ? La philosophie ne nous éloigne-t-elle pas de l’objectivité de l’expérience et de la mesure ? Et, inversement, pourquoi attribuer aux sciences le rôle d’influencer la philosophie ? N’est-ce pas une prétention abusive ? Les sciences peuvent-elles répondre aux besoins spirituels, psychologiques et culturels de l’homme ? N’y a-t-il pas un risque, avec un matérialisme dialectique qui aurait des prétentions universelles de ramener la pensée à un mouvement de molécules ? [10] N’a-t-on pas constaté les dangers d’une trop grande domination de l’univers technico-scientifique moderne qui fait bon marché des dimensions de l’univers mental de l’homme et de ses besoins relationnels, artistiques ou sentimentaux ? Et surtout, ne remarque-t-on pas une disjonction entre le progrès scientifique et la philosophie qui semble restée en arrière ? « Ce que l’histoire des idées retiendra du 20ème siècle, c’est d’abord une formidable avancée des sciences de la nature. La théorie de la relativité, la physique quantique, la biologie moléculaire et la neurobiologie ont bouleversé notre rapport au monde et à nous-mêmes. (...) Un bilan global ? Ce siècle connut de grands philosophes surtout dans sa première moitié (...). La deuxième moitié du siècle, malgré beaucoup de talents, laisse plus circonspect. (...) Mais faut-il pour autant renoncer aux écoles, aux courants, à la confrontation rationnelle des points de vue, voire se résigner à ce que l’on a appelé « la fin de la philosophie » ? » interroge le philosophe André Comte-Sponville, dans « Ce siècle qui nous a changé la tête ». Le physicien Etienne Klein répond, dans « Sous l’atome les particules », « On a trop souvent négligé de penser la science sous prétexte que « c’est déjà bien difficile de la faire avancer ». Les conséquences d’un tel abandon sont lourdes, aussi lourdes que la science du même nom : le jour où la science ne sera rien d’autre qu’un « faire », le jour où elle aura perdu tout contact avec ses valeurs spéculatives et philosophiques, elle sera, sinon complètement tarie, du moins définitivement coupée de la tradition qui l’a portée à son niveau d’aujourd’hui ; la seule pensée technicienne envahira comme un gaz toute la pensée savante, et c’en sera fini de l’authentique esprit scientifique. Il émane déjà de nos sociétés techniques un signal inquiétant (...) On confond la science avec l’ensemble de ses retombées pratiques. »
La pensée philosophique peut-elle éclairer la démarche scientifique ? Par exemple, en quel sens serait-elle nécessaire dans une étude du fonctionnement du cerveau ? « Sa complexité (celle du cerveau), son adaptabilité sa créativité sont telles que pour progresser dans le déchiffrage de son organisation fonctionnelle, il est indispensable de faire appel simultanément aux concepts et aux méthodes de disciplines jusque là souvent séparées, qui vont de la biologie moléculaire jusqu’à la psychologie ou la sociologie et, pourquoi pas, la philosophie. » répond le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, dans sa conférence pour l’Université de tous les savoirs en janvier 2000. Quel est ce changement philosophique rendu indispensable par une nouvelle compréhension scientifique du fonctionnement du cerveau ? L’image figée du cerveau est aujourd’hui complètement abandonnée des spécialistes [11], même si le grand public n’est pas vraiment au courant. Loin d’être l’organe le plus programmé d’avance du corps humain, c’est au contraire l’organe le plus instable et le plus dynamique de la biologie du vivant. L’information qui le fonde est constituée par un message électrique (l’influx nerveux) et chimique (notamment les neurotransmetteurs) qui est très désordonné. Les neurones, qui constituent les cellules du système nerveux allant du corps au cerveau, changent continuellement leurs connexions, les niveaux de leurs liaisons synaptiques en fonction des connexions réalisées, échangent sans cesse des informations et se développent ou disparaissent en fonction de ces relations. Les neurones du cerveau ne se contentent pas de naître lors de sa formation puis de mourir, comme on l’a longtemps cru. Il y a, au contraire, un mécanisme permanent de construction de nouvelles cellules neuronales et de reconstruction des réseaux neuronaux. Et surtout, il y a un mécanisme permanent de transformation des plans de connexions des neurones qui est le plus favorisé. Loin d’être fixe, le mécanisme du cerveau est extraordinairement changeant, souple et modifiable. Des zones abîmées peuvent être réparées et même remplacées par d’autres. La signification des messages peut être modifiée et le rôle des circuits réattribué à de nouvelles fonctions. Les neurones peuvent se réparer, migrer, se transformer, se détruire, changer de fonction. Et surtout, le mécanisme du cerveau ne se ramène pas à un réductionnisme du neurone. Cela signifie que le cerveau ne peut être compris que dans sa globalité, seule capable de définir le rôle des neurones, des réseaux, des zones et de leurs relations. Cela signifie aussi que l’action du neurone n’a rien d’individuelle ; elle ne prend une signification pour le cerveau que dans un cadre plus général, en liaison avec des réseaux neuronaux, des couches, des zones… Si cette image n’a eu de diffusion que récemment, c’est dû essentiellement à un a priori selon lequel le cerveau était programmé et avait une structure faite en une fois et une fois pour toutes. Certains allaient jusqu’à affirmer qu’il serait semblable à un ordinateur. Au contraire, le fonctionnement du cerveau est typiquement un ordre émergent fondé sur le désordre. Le cerveau n’est pas programmé par avance ; il est sans cesse en train de redonner une interprétation nouvelle à son propre fonctionnement. Ce n’est pas un ordre écrit définitivement, mais une structure dynamique [12], produit de son propre fonctionnement et non établie une fois pour toutes.
L’un des obstacles à une conception d’ensemble a été le dualisme cartésien. La gravité de l’erreur du dualisme corps/esprit ne peut être sous-estimée, comme l’a souligné le neuroscientifique Antonio R. Damasio dans « L’erreur de Descartes » :
« Comme vous l’avez vu, j’ai combattu dans ce livre à la fois la conception dualiste de Descartes selon laquelle l’esprit est distinct du cerveau et du corps et ses variantes modernes. Selon l’une de ces dernières, il existe bien un rapport entre l’esprit et le cerveau, mais seulement dans le sens où l’esprit est une espèce de programme informatique pouvant être mis en œuvre dans une sorte d’ordinateur appelé cerveau (…) Quelle a donc été l’erreur de Descartes ? (…) On pourrait commencer par lui reprocher d’avoir poussé les biologistes à adopter – et ceci est encore vrai à notre époque – les mécanismes d’horlogerie comme modèle explicatif pour les processus biologiques. Mais peut-être cela ne serait-il pas tout à fait équitable ; aussi vaut-il mieux se tourner vers le « Je pense, donc je suis ». (…) Prise à la lettre, cette formule illustre précisément le contraire de ce que je crois être la vérité concernant l’origine de l’esprit et les rapports entre esprit et corps. Elle suggère que penser, et la conscience de penser, sont les fondements réels de l’être. Et, puisque nous savons que Descartes estimait que la pensée était une activité complètement séparée du corps, sa formule consacre la séparation de l’esprit, la « chose pensante », et du corps non pensant qui est caractérisé par son « étendue » et des organes mécaniques. (…) A mes yeux, le fait d’exister a précédé celui de penser. Ceci est d’ailleurs vrai pour chacun de nous : tandis que nous venons au monde et nous développons, nous commençons par exister et, seulement plus tard, nous pensons. (…) C’est là qu’est l’erreur de Descartes. Il a instauré une séparation catégorique entre le corps, fait de matière, doté de dimensions, mû par des mécanismes, d’un côté, et l’esprit, non matériel, sans dimensions et exempt de tout mécanisme, de l’autre. (…) Et spécifiquement, il a posé que les opérations de l’esprit les plus délicates n’avaient rien à voir avec l’organisation et le fonctionnement d’un organisme biologique. (…) Dans le problème de l’esprit, du corps et du cerveau, l’erreur de Descartes continue à exercer une grande influence. (…) En fait, si l’on peut considérer l’esprit séparément du corps, on peut peut-être même essayer de le comprendre sans faire appel à la neurobiologie, sans avoir besoin de tenir compte des connaissances de neuro-anatomie, de neurophysiologie et de neurochimie. (…) On peut aussi voir un certain dualisme cartésien (posant une séparation entre le cerveau et le corps) dans l’attitude des spécialistes des neurosciences qui pensent que les processus mentaux peuvent être expliqués seulement en termes de phénomènes cérébraux, en laissant de côté le reste de l’organisme, ainsi que l’environnement physique et social (…) L’idée d’un esprit séparé du corps a semble-t-il également orienté la façon dont la médecine occidentale s’est attaquée à l’étude et au traitement des maladies. (…) Le phénomène mental n’a guère préoccupé la médecine classique et, en fait, n’a pas constitué un centre d’intérêt prioritaire pour la spécialité médicale consacrée à l’étude des maladies du cerveau : la neurologie. (…) Depuis trois siècles, le but des études biologiques et médicales est de comprendre la physiologie et la pathologie du corps proprement dit. L’esprit a été mis de côté, pour être surtout pris en compte par la philosophie et la religion, et même après qu’il est devenu l’objet d’une discipline spécifique, la psychologie, il n’a commencé à être envisagé en biologie et en médecine que récemment. (…) La conséquence de tout cela a été l’amoindrissement de la notion d’homme telle qu’elle est prise en compte par la médecine dans le cadre de son travail. Il ne faut pas s’étonner que l’impact des maladies du corps sur la psychologie ne soit considéré que de façon annexe ou pas du tout. (…) On commence enfin à accepter l’idée que les troubles psychologiques, graves ou légers, peuvent déterminer des maladies du corps proprement dit (…) La mise à l’écart des phénomènes mentaux par la biologie et la médecine occidentales, par suite d’une vision cartésienne de l’homme, a entraîné deux grandes conséquences négatives. La première concerne le domaine de la science. La tentative de comprendre le fonctionnement mental en termes biologiques généraux a été retardée de plusieurs décennies, et il faut honnêtement reconnaître qu’elle a à peine commencé. Mieux vaut tard que jamais, bien sûr, mais cela veut dire tout de même que les problèmes humains n’ont jusqu’ici pas pu bénéficier des lumières qu’aurait pu leur apporter une compréhension profonde de la biologie des processus mentaux. La seconde conséquence négative concerne le diagnostic et le traitement efficace des maladies humaines. (…) Une conception faussée de l’organisme humain, combinée à l’inflation des connaissances et à une tendance accrue à la spécialisation, concourent à diminuer la qualité de la médecine actuelle plutôt qu’à l’augmenter. "
Les neurosciences sont en train de franchir ce qui était considéré comme la barrière, absolue, entre l’homme et les sciences naturelles. Dans une publication du CNRS, l’épistémologue Bernard Andrieu concluait dans « Le laboratoire du cerveau psychologique » : « Entre la neurologie et la psychologie, nombre de philosophes, de médecins, de psychanalystes n’ont de cesse de modéliser les liens de l’esprit et du cerveau. (...) Le cerveau psychologique inventait déjà un dialogue entre les sciences exactes et les sciences humaines (...) ». Le programme de la science ne peut pas s’arrêter à la barrière entre cerveau et conscience, ni à celle entre homme conscient et homme social. Encore un fois, il n’existe qu’un seul monde. Certes, il existe plusieurs niveaux de structuration du monde qui sont interactifs (il n’y a pas de réductionnisme [13]), mais ils ne définissent pas des mondes séparés (matière, vie, conscience, société). Admettre une telle séparation serait un recul philosophique considérable de la démarche scientifique. Comme l’exprimait si bien le physicien-chimiste Ilya Prigogine dans « La fin des certitudes », « Nous considérer comme étrangers à la nature implique un dualisme étranger à l’aventure des sciences aussi bien qu’à la passion de l’intelligibilité. » Les progrès actuels des connaissances sont très loin d’aller dans le sens de ces séparations. Prenons celle entre l’homme et l’animal. On constate que le chimpanzé est plus proche de l’homme que des autres grands singes, que les grands singes sont plus proches de l’homme que des petits singes, que les singes de l’ancien monde sont plus proches de l’homme que des singes du nouveau monde, du singe que des autres espèces, etc… En somme, l’homme est un singe autant que le singe est un homme. L’homme est un animal. Chez l’animal, on retrouve bien des points communs avec l’homme. Au sein de la génétique humaine la plus importante, celle des gènes homéotiques qui pilotent la construction du corps, on trouve beaucoup de points communs avec la génétique de … la levure de boulanger ! Les délimitations ne peuvent être décrites par des formules tranchées. Un liquide, ce n’est que des molécules et, en même temps, ce n’est pas que cela., car on y trouve un certain niveau d’organisation collective On retrouve ce type de rattachement/renversement dans le cas de la matière et du vide. Le vide est plein de particules (virtuelles) disent les spécialistes. La matière n’est que particules particulières, parmi les particules virtuelles du vide. Certains vont plus loin, disant que la matière n’est qu’un vide particulier. Et, en même temps, la matière à notre échelle n’est pas une illusion et est réellement différente du vide. Elle a donc une nature contradictoire qui la relie au vide. La vie, elle aussi, est une organisation particulière de la matière et, cependant, ce n’est pas que de la matière inerte. Certains éléments de la vie, comme le prion, les virus, sont plus proches de l’inerte que du vivant. Les frontières qui apparaissaient inébranlables sont bel et bien tombées [14]. Les frontières sont contradictoires [15], ne sont ni logiques, ni métaphysiques, au sens du « oui ou non ». Vous pourrez toujours poser la question sur les diverses sortes d’homo : « est-ce un homme ? », mais il ne peut y avoir de réponse par « oui ou non ». Ce qui nous manque, ce n’est pas une définition qui fixe la frontière, mais des processus de transformation et leurs règles de pilotage du changement. Il ne faut pas rechercher des concepts tranchés d’homme, de singe, d’animal, de vie, de matière, de vide,… Les concepts doivent être contradictoires, c’est-à-dire être descriptifs de processus liés à des oppositions qui peuvent se combiner et qui contiennent en eux-mêmes la possibilité du changement. Le vide doit contenir en potentialité la matière, la matière contenir la vie et la vie doit pouvoir produire l’homme et la conscience. C’est la solution de ce problème qu’une philosophie métaphysique [16] ne pourra jamais offrir. Il nous faut des concepts contradictoires, définissant d’abord les niveaux de contradiction, les passages d’une forme de la contradiction à une autre, les sauts que cela représente et les modes du changement structurel. Et d’abord, des concepts qui n’isolent pas un élément de son contexte, de son histoire, de sa dynamique. Pas de définition de la vie sans ses interactions contradictoires avec le milieu. Pas de notion d’ « homme » sans histoire des espèces humaines et des contradictions de leurs transformations. Isoler le cerveau comme facteur unique de l’homme, l’ADN comme facteur unique de la vie ou la particule pour la matière, c’est rompre la contradiction et passer à côté de l’essentiel : le processus dynamique. Cela peut permettre une description d’un état figé de l’homme, de la vie ou de la matière. Mais cela ne permettra jamais de comprendre ensuite comment le changement d’état sera possible. Les catégories abstraites, isolées, qui érigent des frontières formelles ne peuvent nous y aider, car ce qu’il nous faut caractériser, ce sont des situations transitoires avec plusieurs avenirs possibles et sans frontières fermement établies. Qu’on le veuille ou pas, qu’on en est conscience ou pas, on est, dans les sciences contemporaines, en pleine philosophie dialectique : « Pour la dialectique, il n’y a rien de définitif, d’absolu, de sacré ; elle montre la caducité de toutes choses et en toutes choses, et rien n’existe pour elle que le processus ininterrompu du devenir et du transitoire ». (Friedrich Engels dans « Ludwig Feuerbach »).
Nos connaissances actuelles en neurosciences nous montrent que la conscience n’est qu’un des éléments du fonctionnement automatique et aléatoire du cerveau, complètement inséparable des autres mécanismes biochimiques de ce centre nerveux. Des centres de la conscience comme le cingula n’ont aucune indépendance du reste du fonctionnement cérébral. Contrairement à l’ancienne thèse des partisans d’un esprit détaché du corps, ce sont des zones particulières du cerveau, comme le cingula ou zone d’interprétation des sensations, qui sont impliquées dans la conscience. Exactement de la même manière que nos sens en connexion nerveuse avec notre cerveau attribuent une signification sensible à telle ou telle information transmise sur l’extérieur (du type : je me sens bien, j’ai chaud), la conscience réalise la tâche de relier les sensations à un raisonnement, à une logique en relation avec le passé, avec des buts, avec des conceptions. Ce processus d’interprétation, d’attribution de signification réagit à l’activation de certains circuits. On a pu en décortiquer le fonctionnement en examinant des malades dont les deux hémisphères cérébraux avaient été déconnectés, si bien qu’un côté du cerveau savait pourquoi l’individu choisissait de se lever et l’autre hémisphère, contenant le cingula, n’ayant pas cette information réelle, attribuait un sens parfaitement imaginaire au fait de se lever à se moment là. Notre conscience est certainement le mécanisme naturel qui est le plus étonnant pour nous. Nous constatons que des pensées nous arrivent, que des intuitions, des idées, des musiques, des raisonnements apparaissent brutalement, sans que nous sachions exactement comment ils sont sortis de notre cerveau. C’est sur cette base que les auteurs avaient construit l’idée d’un « esprit » différent du « corps ». Les développements de la science ne mènent pas à ce dualisme mais à une émergence de niveaux d’organisation au sein des messages neuronaux. La conscience n’est pas concevable au niveau de l’activité du neurone mais elle est le produit émergent, à un haut niveau d’organisation, issu de l’agitation des circuits cérébraux alimentés, donnant un sens aux activations des zones et des circuits. L’idée d’une séparation entre monde matériel et monde spirituel a eu d’autant plus de succès qu’elle a servi de base à l’idéologie d’une supériorité du penseur suprême, dieu et de son représentant sur terre, le roi. Elle ne s’est pas contentée de la notion de deux mondes, elle a place le monde spirituel au dessus du monde matériel. Or, ce que nous savons aujourd’hui de la conscience ne relève pas d’une quelconque supériorité. Notre conscience ne sait pas tout sur ce qui se passe dans notre cerveau. Par exemple, toute vision trop rapide est communiquée à notre cerveau mais pas à notre conscience. Pourtant, les faits rapides ont une importance considérable. Notre conscience ne connaît même pas le mode de fonctionnement de notre cerveau. Elle n’est capable, que très partiellement, de transformer ce fonctionnement. Elle ne commande même pas à l’ensemble du mécanisme corps/cerveau et c’est heureux pour nous : quand nous dormons ou quand nous sommes dans le coma, ou encore quand nous naissons, le fonctionnement corps/cerveau fonctionne malgré l’inexistence ou l’inactivation partielle de la conscience. Il n’y a aucune supériorité du cerveau sur le corps, ni de la conscience sur le cerveau, ni de l’homme sur l’animal, ni de l’esprit sur le corps. Tout simplement parce qu’il est impossible de séparer ainsi les contraires que l’on a faussement isolés les uns des autres. Le cerveau n’existe pas sans le corps. Le corps humain ne fonctionne pas sans cerveau. Séparez les deux et c’est la mort immédiate. Aucun n’aurait pu naître sans l’autre. Ils sont imbriqués au dernier degré. Dans chaque mouvement aussi minime de n’importe quelle partie du corps, le cerveau est impliqué et inversement. Cela n’est aussi étonnant qu’il y paraît, puisque la fabrication du cerveau est simultanée de celle du corps et les circuits neuronaux activés sont ceux qui sont connectés à des fonctionnements d’une partie du corps. Les autres circuits vont rapidement s’atrophier et disparaître. La séparation corps/cerveau est par conséquent une abstraction infondée. Le réductionnisme, idéologie de la séparation des parties, s’est révélé très peu efficace pour comprendre le fonctionnement. Isoler une particule du vide est aussi impossible que d’isoler un élément du fonctionnement climatique de l’ensemble de cette dynamique ou un individu de l’ensemble de la société de son époque.
L’idéologie de la séparation, celle entre l’homme et la nature, entre l’animal et l’homme, entre le cerveau et la conscience, entre l’homme conscient et la société, entre la matière et de la vie, entre l’inné et l’acquis, ce dualisme reste l’idéologie dominante malgré les remises en question dues aux progrès des connaissances. Parce que son véritable fondement est social. C’est un des piliers de la société divisée en classes. Si la pensée est séparée de la société, les penseurs sont également des gens à part. C’est ce que développe par exemple Aristote dans « Politique », justifiant l’existence et la domination de la classe esclavagiste grecque par un dualisme de la nature, entre cerveau et corps, entre hommes machines et hommes pensants, entre dominants et de dominés, entre l’homme et la femme. Ainsi, l’homme dominerait la nature, la conscience dominerait le corps, le maître d’esclave dominerait l’esclave et l’homme dominerait la femme, du fait d’un même mécanisme naturel. Se battre contre ce dualisme fataliste est une position philosophiquement engagée, parce qu’elle s’oppose non seulement à un courant de pensée mais à l’ordre social au pouvoir. En affirmant « Nous ne connaissons qu’une seule science : la science de l’histoire. », dans « L’idéologie allemande » (1845), Karl Marx et Friedrich Engels ne se contentaient pas d’annoncer leur conviction matérialiste, ils avançaient un programme d’étude et une méthode. La science devenait une activité sociale faisant partie du combat historique. « Ayant défini la science comme la connaissance des lois objectives de la nature, l’homme s’est efforcé avec obstination de se soustraire lui-même à la science (...) Marx a définitivement privé l’homme de ces odieux privilèges (...) » expliquait Léon Trotsky dans « Le marxisme et notre époque ».