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Introduction à la psychanalyse de Freud

jeudi 5 juin 2008, par Robert Paris

"Durant les quelques années de mon séjour à Vienne, j’ai coudoyé d’assez près les freudiens ; je lisais leurs travaux et fréquentais même leurs réunions. Dans leur manière d’aborder les problèmes psychologiques, j’ai toujours été frappé par le fait qu’ils allient un réalisme physiologique à une analyse quasi littéraire des phénomènes psychiques.

Au fond, la théorie psychanalytique est basée sur le fait que le processus psychologique représente une superstructure complexe fondée sur des processus physiologiques et par rapport auxquels il se trouve subordonné. Le lien entre les phénomènes psychiques " supérieurs " et les phénomènes physiologiques " inférieurs " demeure, dans l’écrasante majorité des cas, subconscient et se manifeste dans les rêves."

Léon Trotsky

septembre 1923

"Je voudrais écrire sur la « loi du développement combiné » et faire un parallèle avec une remarque de la psychanalyse. L’arriération a ses avantages. Je veux dire qu’un pays arriéré, comme il se trouve contraint de surmonter son arriération, est en mesure de s’approprier des moyens techniques et des installations ultra-modernes, etc… On retrouve cette loi dialectique dans de nombreux autres domaines. Et comme actuellement, la psychanalyse est toujours à l’ordre du jour, je voudrais faire un parallèle entre la loi du développement combiné et le dépassement psychanalytique des handicaps. "

Léon Trotsky

Courrier de septembre 1931

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FREUD

L’ACTE MANQUE

Ce n’est pas par des suppositions que nous allons commencer, mais par une recherche, à laquelle nous assignerons pour objet certains phénomènes, très fréquents, très connus et très insuffisamment appréciés et n’ayant rien à voir avec l’état morbide, puisqu’on peut les observer chez tout homme bien portant. Ce sont les phénomènes que nous désignerons par le nom générique d’actes manqués et qui se produisent lorsqu’une personne prononce ou écrit, en s’en apercevant ou non, un mot autre que celui qu’elle veut dire ou tracer (lapsus) ; lorsqu’on lit, dans un texte imprimé ou manuscrit, un mot autre que celui qui est réellement imprimé ou écrit (fausse lecture), ou lorsqu’on entend autre chose que ce qu’on vous dit, sans que cette fausse audition tienne à un trouble organique de l’organe auditif. Une autre série de phénomènes du même genre a pour base l’oubli, étant entendu toutefois qu’il s’agit d’un oubli non durable, mais momentané, comme dans le cas, par exemple, où L’on ne peut pas retrouver un nom qu’on sait cependant et qu’on finit régulièrement par retrouver plus tard, ou dans le cas où l’on oublie de mettre à exécution un projet dont on se souvient cependant plus tard et qui, par conséquent, n’est oublié que momentanément. Dans une troisième série, c’est la condition de momentanéité qui manque, comme, par exemple, lorsqu’on ne réussit pas à mettre la main sur un objet qu’on avait cependant rangé quelque part ; à la même catégorie se rattachent les cas de perte tout à fait analogues. Il s’agit là d’oublis qu’on traite différemment des autres, d’oublis dont on s’étonne et au sujet desquels on est contrarié, au lieu de les trouver compréhensibles. À ces cas se rattachent encore certaines erreurs dans lesquelles la momentanéité apparaît de nouveau, comme lorsqu’on croit pendant quelque temps à des choses dont on savait auparavant et dont on saura de nouveau plus tard qu’elles ne sont pas telles qu’on se les représente. À tous ces cas on pourrait encore ajouter une foule de phénomènes analogues, connus sous des noms divers.

Il s’agit là d’accidents dont la parenté intime est mise en évidence par le fait que les mots servant à les désigner ont tous en commun le préfixe VER (en allemand) 1, d’accidents qui sont tous d’un caractère insignifiant, d’une courte durée pour la plupart et sans grande importance dans la vie des hommes. Ce n’est que rarement que te, ou tel d’entre eux, comme la perte d’objets, acquiert une certaine importance pratique. C’est pourquoi ils n’éveillent pas grande attention, ne donnent lieu qu’à de faibles émotions, etc.

C’est de ces phénomènes que je veux vous entretenir. Mais je vous entends déjà exhaler votre mauvaise humeur : « Il existe dans le vaste monde extérieur, ainsi que dans le monde plus restreint de la vie psychique, tant d’énigmes grandioses, il existe, dans le domaine des troubles psychiques, tant de choses étonnantes qui exigent et méritent une explication, qu’il est vraiment frivole de gaspiller son temps à s’occuper de bagatelles pareilles. Si vous pouviez nous expliquer pourquoi tel homme ayant la vue et l’ouïe saines en arrive à voir en plein jour des choses qui n’existent pas, pourquoi tel autre se croit tout à coup persécuté par ceux qui jusqu’alors lui étaient le plus chers ou poursuit des chimères qu’un enfant trouverait absurdes, alors nous dirions que la psychanalyse mérite d’être prise en considération. Mais si la psychanalyse n’est pas capable d’autre chose que de rechercher pourquoi un orateur de banquet a prononce un jour un mot pour un autre ou pourquoi une maîtresse de maison n’arrive pas à retrouver ses clefs, ou d’autres futilités du même genre, alors vraiment il y a d’autres problèmes qui sollicitent notre temps et notre attention. »

À quoi je vous répondrai : « Patience ! Votre critique porte à faux. Certes, la psychanalyse ne peut se vanter de ne s’être jamais occupée de bagatelles. Au contraire, les matériaux de ses observations sont constitués généralement par ces faits peu apparents que les autres sciences écartent comme trop insignifiants, par le rebut du monde phénoménal. Mais ne confondez-vous pas dans votre critique l’importance des problèmes avec l’apparence des signes ? N’y a-t-il pas des choses importantes qui, (tans certaines conditions et à de certains moments, ne se manifestent que par des signes très faibles ? Il me serait facile de vous citer plus d’une situation de ce genre. N’est-ce pas sur des signes imperceptibles que, jeunes gens, vous devinez avoir gagné la sympathie de telle ou telle jeune fille ? Attendez-vous, pour le savoir, une déclaration explicite de celle-ci, ou que la jeune fille se jette avec effusion à votre cou ? Ne vous contentez-vous pas, au contraire, d’un regard furtif, d’un mouvement imperceptible, d’un serrement de mains à peine prolongé ? Et lorsque vous vous livrez, en qualité de magistrat, à une enquête sur un meurtre, vous attendez-vous à ce que le meurtrier ait laissé sur le lieu du crime sa photographie avec son adresse, ou ne vous contentez-vous pas nécessairement, pour arriver à découvrir l’identité du criminel, de traces souvent très faibles et insignifiantes ? Ne méprisons donc pas les petits signes : ils peuvent nous mettre sur la trace de choses plus importantes. Je pense d’ailleurs comme vous que ce sont les grands problèmes du monde et de la science qui doivent surtout solliciter notre attention. Mais souvent il ne sert de rien de formuler le simple projet de se consacrer à l’investigation de tel ou tel grand problème, car on ne sait pas toujours où l’on doit diriger ses pas. Dans le travail scientifique, il est plus rationnel de s’attaquer à ce qu’on a devant soi, à des objets qui s’offrent d’eux-mêmes à notre investigation. Si on le fait sérieusement, sans idées préconçues, sans espérances exagérées et si l’on a de la chance, il peut arriver que, grâce aux liens qui rattachent tout à tout, le petit au grand, ce travail entrepris sans aucune prétention ouvre un accès à l’étude de grands problèmes. »

Voilà ce que j’avais à vous dire pour tenir en éveil votre attention, lorsque j’aurai à traiter des actes manqués, insignifiants en apparence, de l’homme sain. Nous nous adressons maintenant à quelqu’un qui soit tout à fait étranger à la psychanalyse et nous lui demanderons comment il s’explique la production de ces faits.

Il est certain qu’il commencera par nous répondre : « Oh, ces faits ne méritent aucune explication ; ce sont de petits accidents. » Qu’entend-il par là ? Prétendrait-il qu’il existe des événements négligeables, se trouvant en dehors de l’enchaînement de la phénoménologie du monde et qui auraient pu tout aussi bien ne pas se produire ? Mais en brisant le déterminisme universel, même en un seul point, on bouleverse toute la conception scientifique du monde. On devra montrer à notre homme combien la conception religieuse du monde est plus conséquente avec elle-même, lorsqu’elle affirme expressément qu’un moineau ne tombe pas du toit sans une intervention particulière de la volonté divine. Je suppose que notre ami, au lieu de tirer la conséquence qui découle de sa première réponse, se ravisera et dira qu’il trouve toujours l’explication des choses qu’il étudie. Il s’agirait de petites déviations de la fonction, d’inexactitudes du fonctionnement psychique dont les conditions seraient faciles à déterminer. Un homme qui, d’ordinaire, parle correctement peut se tromper en parlant : 1º lorsqu’il est légèrement indisposé ou fatigué ; 2º lorsqu’il est surexcité ; 3º lorsqu’il est trop absorbé par d’autres choses. Ces assertions peuvent être facilement confirmées. Les lapsus se produisent particulièrement souvent lorsqu’on est fatigué, lorsqu’on souffre d’un mal de tête ou à l’approche d’une migraine. C’est encore dans les mêmes circonstances que se produit facilement l’oubli de noms propres. Beaucoup de personnes reconnaissent l’imminence d’une migraine rien que par cet oubli. De même, dans la surexcitation on confond souvent aussi bien les mots que les choses, on se « méprend », et l’oubli de projets, ainsi qu’une foule d’autres actions non intentionnelles, deviennent particulièrement fréquents lorsqu’on est distrait, c’est-à-dire lorsque l’attention se trouve concentrée sur autre chose. Un exemple connu d’une pareille distraction nous est offert par ce professeur des « Fliegende Blätter » qui oublie son parapluie et emporte un autre chapeau à la place du sien, parce qu’il pense aux problèmes qu’il doit traiter dans son prochain livre. Quant aux exemples de projets conçus et de promesses faites, les uns et les autres oubliés parce que des événements se sont produits par la suite qui ont violemment orienté l’attention ailleurs, — chacun en trouvera dans sa propre expérience.

CeIa semble tout à fait compréhensible et à l’abri de toute objection. Ce n’est peut-être pas très intéressant, pas aussi intéressant que nous l’aurions cru. Examinons de plus près ces explications des actes manqués. Les conditions qu’on considère comme déterminantes pour qu’ils se produisent ne sont pas toutes de même nature. Malaise et trouble circulatoire interviennent dans la perturbation d’une fonction normale à titre de causes physiologiques ; surexcitation, fatigue, distraction sont des facteurs d’un ordre différent : on peut les appeler psychophysiologiques. Ces derniers facteurs se laissent facilement traduire en théorie. La fatigue, la distraction, peut-être aussi l’excitation générale produisent une dispersion de l’attention, ce qui a pour effet que la fonction considérée ne recevant plus la dose d’attention suffisante, peut être facilement troublée ou s’accomplit avec une précision insuffisante. Une indisposition, des modifications circulatoires survenant dans l’organe nerveux central peuvent avoir le même effet, en influençant de la même façon le facteur le plus important, c’est-à-dire la répartition de l’attention. Il s’agirait donc dans tous les cas de phénomènes consécutifs à des troubles de l’attention, que ces troubles soient produits par des causes organiques ou psychiques.

Tout ceci n’est pas fait pour stimuler notre intérêt pour la psychanalyse et nous pourrions encore être tentés de renoncer à notre sujet. En examinant toutefois les observations d’une façon plus serrée, nous nous apercevrons qu’en ce qui concerne les actes manqués tout ne s’accorde pas avec cette théorie de l’attention ou tout au moins ne s’en laisse pas déduire naturellement. Nous constaterons notamment que des actes manqués et des oublis se produisent aussi chez des personnes, qui, loin d’être fatiguées, distraites ou surexcitées, se trouvent dans un état normal vous tous les rapports, et que c’est seulement après coup , à la suite précisément de l’acte manqué, qu’on attribue à ces personnes une surexcitation qu’elles se refusent à admettre. C’est une affirmation un peu simpliste que celle qui prétend que l’augmentation de l’attention assure l’exécution adéquate d’une fonction,tandis qu’une diminution de l’attention aurait un effet contraire. Il existe une foule d’actions qu’on exécute automatiquement ou avec une attention insuffisante, ce qui ne nuit en rien à leur précision. Le promeneur, qui sait à peine où il va, n’en suit pas moins le bon chemin et arrive au but sans tâtonnements. Le pianiste exercé laisse, sans y penser, retomber ses doigts sur les touches justes. Il peut naturellement lui arriver de se tromper, mais si le jeu automatique était de nature à augmenter les chances d’erreur, c’est le virtuose dont le jeu est devenu, à la suite d’un long exercice, purement automatique, qui devrait être le plus exposé à se tromper. Nous vous, au contraire, que beaucoup d’actions réussissent particulièrement bien lorsqu’elles ne sont pas l’objet d’une attention spéciale, et que l’erreur peut se produire précisément lorsqu’on tient d’une façon particulière à la parfaite exécution, c’est-à-dire lorsque l’attention se trouve plutôt exaltée. On peut dire alors que l’erreur est l’effet de l « excitation ». Mais pourquoi l’excitation n’altérerait-elle pas plutôt l’attention à l’égard d’une action à laquelle on attache tant d’intérêt ? Lorsque, dans un discours important ou dans une négociation verbale, quelqu’un fait un lapsus et dit le contraire de ce qu’il voulait dire, il commet une erreur qui se laisse difficilement expliquer par la théorie psychophysiologique ou par la théorie de l’attention.

Les actes manqués eux-mêmes sont accompagnés d’une foule de petits phénomènes secondaires qu’on ne comprend pas et que les explications tentées jusqu’à présent n’ont pas rendus plus intelligibles. Lorsqu’on a, par exemple, momentanément oublié un mot, on s’impatiente, on cherche à se le rappeler et on n’a de repos qu’on ne l’ait retrouvé. Pourquoi l’homme à ce point contrarié réussit-il si rarement, malgré le désir qu’il en a, à diriger son attention sur le mot qu’il a, ainsi qu’il le dit lui-même, « sur le bout de la langue » et qu’il reconnaît dès qu’on le prononce devant lui ? Ou, encore, il y a des cas ou les actes manqués se multiplient, s’enchaînent entre eux, se remplacent réciproquement. Une première fois, on oublie un rendez-vous ; la fois suivante, on est bien décidé à ne pas l’oublier, mais il se trouve qu’on a noté par erreur une autre heure. Pendant qu’on cherche par toutes sortes de détours à se rappeler un mot oublié, on laisse échapper de sa mémoire un deuxième mot qui aurait pu aider à retrouver le premier - ; et pendant qu’on se met à la recherche de ce deuxième mot, on en oublie un troisième, et ainsi de suite. Ces complications peuvent, on le sait, se produire également dans les erreurs typographiques qu’on peut considérer comme des actes manqués du compositeur. Une erreur persistante de ce genre s’était glissée un jour dans une feuille sociale-démocrate. On pouvait y lire, dans le compte rendu d’une certaine manifestation : « On a remarqué, parmi les assistants, Son Altesse, le Konrprinz » (au lieu de Kronprinz, le prince héritier). Le lendemain, le journal avait tenté une rectification ; il s’excusait de son erreur et écrivait : « nous voulions dire, naturellement, le Knorprinz » (toujours au lieu de Kronprinz). On parle volontiers dans ces cas d’un mauvais génie qui présiderait aux erreurs typographiques, du lutin de la casse typographique, toutes expressions qui dépassent la portée d’une simple théorie psycho-physiologique de l’erreur typographique.

Vous savez peut-être aussi qu’on peut provoquer des lapsus de langage, par suggestion, pour ainsi dire. Il existe à ce propos une anecdote : un acteur novice est chargé un jour, dans la « Pucelle d’Orléans », du rôle important qui consiste à annoncer au roi que le Connétable renvoie son épée (Schwert). Or, pendant la répétition, un des figurants s’est amusé à souffler à l’acteur timide, à la place du texte exact, celui-ci : le Confortable renvoie son cheval (Pferd) 2. Et il arriva que ce mauvais plaisant avait atteint son but : le malheureux acteur débuta réellement, au cours de la représentation, par la phrase ainsi modifiée, et cela malgré les avertissements qu’il avait reçus à ce propos, ou peut-être même à cause de ces avertissements.

Or, toutes ces petites particularités des actes manqués ne s’expliquent pas précisément par la théorie de l’attention détournée. Ce qui ne veut pas dire que cette théorie soit fausse. Pour être tout à fait satisfaisante, elle aurait besoin d’être complétée. Mais il est vrai, d’autre part, que plus d’un acte manqué peut encore être envisagé à un autre point de vue.

Considérons, parmi les actes manqués, ceux qui se prêtent le mieux à nos intentions : les erreurs de langage (lapsus). Nous pourrions d’ailleurs tout aussi bien choisir les erreurs d’écriture ou de lecture. À ce propos, nous devons tenir compte du fait que la seule question que nous nous soyons posée jusqu’à présent était de savoir quand et dans quelles conditions on commet des lapsus, et que nous n’avons obtenu de réponse qu’à cette seule question. Mais on peut aussi considérer la forme que prend le lapsus, l’effet qui en résulte. Vous devinez déjà que tant qu’on n’a pas élucidé cette dernière question, tant qu’on n’a pas expliqué l’effet produit par le lapsus, le phénomène reste, au point de vue psychologique, un accident, alors même qu’on a trouvé son explication physiologique. Il est évident que, lorsque je commets un lapsus, celui-ci peut revêtir mille formes différentes ; je puis prononcer, à la place du mot juste, mille mots inappropriés, imprimer au mot juste mille déformations. Et lorsque, dans un cas particulier, je ne commets, de tous les lapsus possibles, que tel lapsus déterminé, y a-t-il à cela des raisons décisives, ou ne s’agit-il là que d’un fait accidentel, arbitraire, d’une question qui ne comporte aucune réponse rationnelle ?

Deux auteurs, M. Meringer et M. Mayer (celui-là philologue, celui-ci psychiatre) ont essayé en 1895 d’aborder par ce côté la question des erreurs de langage. Ils ont réuni des exemples qu’ils ont d’abord exposés en se plaçant au point de vue purement descriptif. Ce faisant, ils n’ont naturellement apporté aucune explication, mais ils ont indiqué le chemin susceptible d’y conduire. Ils rangent les déformations que les lapsus impriment an discours intentionnel dans les catégories suivantes : a) interversions ; b) empiétement d’un mot ou partie d’un mot sur le mot qui le précède (Vorklang) ; c) prolongation superflue d’un mot (Nachklang) ; d) confusions (contaminations) ; e) substitutions. Je vais vous citer (les exemples appartenant à chacune de ces catégories. Il y a interversion, lorsque quelqu’un dit, la Milo de Vénus, au lieu de la Vénus de Milo (interversion de l’ordre des mots). Il y a empiétement sur le mot précédent, lorsqu’on dit : « Es war mir auf der Schwest... auf der Brust so schwer. » (Le sujet voulait dire : « j’avais un tel poids sur la poitrine » ; dans cette phrase, le mot schwer [lourd] avait empiété en partie sur le mot antécédent Brust [poitrine].) Il y a prolongation ou répétition superflue d’un mot dans des phrases comme ce malheureux toast : « Ich fordere sie auf, auf dits Wohl unseres Chefs aufzustossen » (« Je vous invite roter à la prospérité de notre chef » : au lieu de « boire — anstossen — à la prospérité de notre chef ».) Ces trois formes de lapsus ne sont pas très fréquentes. Vous trouverez beaucoup plus d’observations dans lesquelles le lapsus résulte d’une contraction ou d’une association, comme lorsqu’un monsieur aborde dans la rue une dame en lui disant : « Wenn sie gestatten, Fräulein, möchte ich sie gerne begleit-digen » (« Si vous le permettez, Mademoiselle, je vous accompagnerais bien volontiers » — c’est du moins ce que le jeune homme voulait dire, mais il a commis un lapsus par contraction, en combinant le mot begleiten, accompagner, avec beleidigen, offenser, inanquer de respect). Je dirai en passant que le jeune homme n’a pas dû avoir beaucoup de succès auprès de la jeune fille. Je citerai enfin, comme exemple de substitution, cette phrase empruntée à une des observations de Meringer et Mayer :« Je mets les préparations dans la boîte aux lettres (Briefkasten) », alors qu’on voulait dire : « dans le foin- à incubation (Brutkasten) ».

L’essai d’explication que les deux auteurs précités crurent pouvoir déduire de leur collection d’exemples me paraît tout à fait insuffisant. Ils pensent que les sons et les syllabes d’un mot possèdent des valeurs différentes et que l’innervation d’un élément ayant une valeur supérieure petit exercer une influence perturbatrice sur celle des éléments d’une valeur moindre. Ceci ne serait vrai, à la rigueur, que pour les cas, d’ailleurs peu fréquents, de la deuxième et de la troisième catégories ; dans les autres lapsus, cette prédominance de certains sons sur d’autres, a supposer qu’elle existe, ne joue aucun rôle. Les lapsus les plus fréquents sont cependant ceux où l’on remplace un mot par un autre qui lui ressemble, et cette, ressemblance parait à beaucoup de personnes suffisante pour expliquer le lapsus. Un professeur dit, par exemple, dans sa leçon d’ouverture : « Je ne suis pas disposé (geneigt) à apprécier comme il convient les mérites de mon prédécesseur », alors qu’il voulait dire : « Je ne me reconnais pas une autorité suffisante (geeignet) pour apprécier, etc. » Ou un autre : « En ce qui concerne l’appareil génital de la femme, malgré les nombreuses tentations (Versuchungen)... pardon, malgré les nombreuses tentatives (Versuche) »...

Mais le lapsus le plus fréquent et le plus frappant est celui qui consiste à dire exactement le contraire de ce qu’on voudrait dire. Il est évident que dans ces cas les relations tonales et les effets de ressemblance ne jouent qu’un rôle minime ; on peut, pour remplacer ces facteurs, invoquer le fait qu’il existe entre les contraires une étroite affinité conceptuelle et qu’ils se trouvent particulièrement rapprochés dans l’association psychologique. Nous possédons des exemples historiques de ce genre : mi président de notre Chambre des députés ouvre un jour la séance par ces mots : « Messieurs, je constate la présence de... membres et déclare, par conséquent, la séance close. »

N’importe quelle autre facile association, susceptible, dans certaines circonstances, de surgir mal à propos, peut produire le même effet. On raconte, par exemple, qu’au cours d’un banquet donné à l’occasion du mariage d’un des enfants de Helmholtz avec un enfant du grand industriel bien connu, E. Siemens, le célèbre physiologiste Dubois-Reymond prononça un speech et termina son toast, certainement brillant, par les paroles suivantes :« Vive donc la nouvelle firme Siemens et Halske. » En disant cela, il pensait naturellement à la vieille firme Siemens-Halske, l’association de ces deux noms étant familière à tout Berlinois.

C’est ainsi qu’en plus des relations tonales et de la similitude des mots, nous devons admettre également l’influence de l’association des mots. Mais cela encore ne suffit pas. Il existe toute une série de cas où l’explication d’un lapsus observé ne réussit que lorsqu’on tient compte de la proposition qui a été énoncée ou même pensée antérieurement. Ce sont donc encore des cas d’action à distance, dans le genre de celui cité par Meringer, mais d’une amplitude plus grande. Et ici je dois vous avouer qu’à tout bien considérer, il me semble que nous sommes maintenant moins que jamais à même de comprendre la véritable nature des erreurs de langage.

Je ne crois cependant pas me tromper en disant que les exemples de lapsus cités au cours de la recherche qui précède laissent une impression nouvelle qui vaut la peine qu’on s’y arrête. Nous avons examiné d’abord les conditions dans lesquelles un lapsus se produit d’une façon générale, ensuite les influences qui déterminent telle ou telle déformation du mot ; mais nous n’avons pas encore envisagé l’effet du lapsus en lui-même, indépendamment de son mode de production. Si nous nous décidons à le faire, nous devons enfin avoir le courage de dire : dans quelques-uns des exemples cités, la déformation qui constitue un lapsus a un sens. Qu’entendons-nous par ces mots : a un sens ? Que l’effet du lapsus a peut-être le droit d’être considéré comme un acte psychique complet, ayant son but propre, comme une manifestation ayant son contenu et sa signification propres. Nous n’avons parlé jusqu’à présent que d’actes manqués, mais il semble maintenant que l’acte manqué puisse être parfois une action tout à fait correcte, qui ne fait que se substituer à l’action attendue ou voulue.

Ce sens propre de l’acte manqué apparaît dans certains cas d’une façon frappante et irrécusable. Si, dès les premiers mots qu’il prononce, le président déclare qu’il clôt la séance, alors qu’il voulait la déclarer ouverte, nous sommes enclins, nous qui connaissons les circonstances dans lesquelles s’est produit ce lapsus, à trouver un sens à cet acte manqué. Le président n’attend rien de bon de la séance et ne serait pas fâché de pouvoir l’interrompre. Nous pouvons sans aucune difficulté découvrir le sens, comprendre la signification du lapsus en question. Lorsqu’une dame connue pour son énergie raconte : « Mon mari a consulté un médecin au sujet du régime qu’il avait à suivre ; le médecin lui a dit qu’il n’avait pas besoin de régime, qu’il pouvait manger et boire ce que je voulais », — il y a là un lapsus, certes, mais qui apparaît comme l’expression irrécusable d’un programme bien arrêté.

Si nous réussissons à constater que les lapsus ayant un sens, loin de constituer une exception, sont au contraire très fréquents, ce sens, dont il n’avait pas encore été question à propos des actes manqués, nous apparaîtra nécessairement comme la chose la plus importante, et nous aurons le droit de refouler à l’arrière-plan tous les autres points de vue. Nous pourrons notamment laisser de côté tous les facteurs physiologiques et psychophysiologiques et nous borner à des recherches purement psychologiques sur le sens, sur la signification des actes manqués, sur les intentions qu’ils révèlent. Aussi ne tarderons-nous pas à examiner à ce point de vue un nombre plus ou moins important d’observations.

Avant toutefois de réaliser ce projet, je vous invite à suivre avec moi une autre voie. Il est arrivé à plus d’un poète de se servir du lapsus ou d’un autre acte manqué quelconque comme d’un moyen de représentation poétique. À lui seul, ce fait suffit à nous prouver que le poète considère l’acte manqué, le lapsus, par exemple, comme n’étant pas dépourvu de sens, d’autant plus qu’il produit cet acte intentionnellement. Personne ne songerait à admettre que le poète se soit trompé en écrivant et qu’il ait laissé subsister son erreur, laquelle serait devenue de ce fait un lapsus dans la bouche du personnage. Par le lapsus, le poète veut nous faire entendre quelque chose, et il nous est facile de voir ce que cela peut-être, de nous rendre compte s’il entend nous avertir que la personne en question est distraite ou fatiguée ou menacée d’un accès de migraine. Mais alors que le poète se sert du lapsus comme d’un mot ayant un sens, nous ne devons naturellement pas en exagérer la portée. En réalité, un lapsus petit être entièrement dépourvu de sens, n’être qu’un accident psychique ou n’avoir un sens qu’exceptionnellement, sans qu’on puisse refuser ait poète le droit de le spiritualiser en lui attachant titi sens, afin de le faire servir aux intentions qu’il poursuit. Ne vous étonnez donc pas si je vous dis que vous pouvez mieux vous renseigner sur ce sujet en lisant les poètes qu’en étudiant les travaux de philologues et de psychiatres.

Nous trouvons un pareil exemple de lapsus dans « Wallenstein » (Piccolomini, 1er acte, Ve scène). Dans la scène précédente, Piccolomini avait passionnément pris parti pour le duc en exaltant les bienfaits de la paix, bienfaits qui se sont révélés à lui au cours du voyage qu’il a fait pour accompagner au camp la fille de Wallenstein. Il laisse son père et l’envoyé de la cour dans la plus profonde consternation. Et la scène se poursuit :

QUESTENBERG. — Malheur à nous ! Où en sommes-nous, amis ? Et le laisserons-nous partir avec cette chimère, sans le rappeler et sans lui ouvrir immédiatement les yeux ?

OCTAVIO(tiré d’une profonde réflexion). — Les miens sont ouverts et ce que je vois est loin de me réjouir.

QUESTENBERG. — De quoi s’agit-il, ami ?

OCTAVIO. — Maudit soit ce voyage !

QUESTENBERG. — Pourquoi ? qu’y a-t-il ?

OCTAVIO. – Venez ! Il faut que je suive sans tarder la malheureuse trace, que je voie de mes yeux... Venez ! (Il veut l’emmener.)

QUESTENBERG. — Qu’avez-vous ? Où voulez-vous aller ?

OCTAVIO (pressé). — Vers elle !

QUESTENBEBG. — Vers...

OCTAVIO (se reprenant). – Vers le duc ! Allons ! etc.

Octavio voulait dire : « Vers lui, vers le duel » Mais il commet un lapsus et révèle (à nous du moins) par les mots : vers elle, qu’il a deviné sous quelle influence le jeune guerrier rêve aux bienfaits de la paix.

O. Rank a découvert chez Shakespeare un exemple plus frappant encore du même genre. Cet exemple se trouve dans le Marchand de Venise, et plus précisément dans la célèbre scène où l’heureux amant doit choisir entre trois coffrets. Je ne saurais mieux faire que de vous lire le bref passage de Rank se rapportant à ce détail.

« On trouve dans le Marchand de Venise. de Shakespeare (troisième acte, — scène — II), un cas de lapsus très finement motivé au point de vue poétique et d’une brillante mise en valeur au point de vue technique ; de même que l’exemple relevé par Freud dans « Wallenstein » (Zur Psychologie des Alltagslebens, 2e édition, p. 48), il prouve que les poètes connaissent bien le mécanisme et le sens de cet acte manqué et supposent chez l’auditeur une compréhension de ce sens. Contrainte par son père à choisir un époux par tirage au sort, Portia a réussi jusqu’ici à échapper par un heureux hasard à tous les prétendants qui ne lui agréaient pas. Ayant enfin trouvé en Bassanio celui qui lui plaît, elle doit craindre qu’il ne tire lui aussi la mauvaise carte. Elle voudrait donc lui dire que même alors il pourrait être sûr de son amour, mais le vœu qu’elle a fait l’empêche de le lui faire savoir. Tandis qu’elle est en proie à cette lutte intérieure, le poète lui fait dire au prétendant qui lui est cher :

« Je vous en prie : restez ; demeurez un jour ou deux, avant de vous en rapporter au hasard, car si votre choix est mauvais, je perdrai votre société. Attendez donc. Quelque chose me dit (mais ce n’est pas l’amour) que j’aurais du regret à vous perdre... Je pourrais vous guider, de façon à vous apprendre à bien choisir, mais je serais parjure, et je ne le voudrais pas. Et c’est ainsi que vous pourriez ne pas m’avoir ; et alors vous me feriez regretter de ne pas avoir commis le péché d’être parjure. Oh, ces yeux qui m’ont troublée et partagée en deux, moitiés : l’une qui vous appartient, l’autre qui est à vous... qui est à moi, voulais-je dire. Mais si elle m’appartient, elle est également à vous, et ainsi vous m’avez tout entière. »

« Cette chose, à laquelle elle aurait voulu seulement faire une légère allusion, parce qu’au fond elle aurait dû la taire, à savoir qu’avant même le choix elle est à lui tout entière et l’aime, l’auteur, avec une admirable finesse psychologique, la laisse se révéler dans le lapsus et sait par cet artifice calmer l’intolérable incertitude de l’amant, ainsi que celle des spectateurs quant à l’issue du choix. »

Observons encore avec quelle finesse Portia finit par concilier les deux aveux contenus dans son lapsus, par supprimer la contradiction qui existe entre eux, tout en donnant libre cours à l’expression de sa promesse : « mais si elle m’appartient, elle est également à vous, et ainsi vous m’avez tout entière ».

Par une seule remarque, un penseur étranger à la médecine a, par un heureux hasard, trouvé le sens d’un acte manqué et nous a ainsi épargné la peine d’en chercher l’explication. Vous connaissez tous le génial satirique Lichtenberg (1742-1799) dont Gœthe disait que chacun des traits d’esprit cachait un problème. Et c’est à un trait d’esprit que nous devons souvent la solution du problème. Lichtenberg note quelque part qu’à force d’avoir lu Homère, il avait fini par lire « Agamemnon » partout où était écrit le mot « angenommen » (accepté). Là réside vraiment la théorie du lapsus.

Nous examinerons dans la prochaine leçon la question de savoir si nous pouvons être d’accord avec les poètes quant à la conception des actes manqués.

La dernière fois, nous avions conçu l’idée d’envisager l’acte manqué, non dans ses rapports avec la fonction intentionnelle qu’il trouble, mais en lui-même. Il nous avait paru que l’acte manqué trahissait dans certains cas un sens propre, et nous nous étions dit que s’il était possible de confirmer cette première impression sur une plus vaste échelle, le sens propre des actes manqués serait de nature à nous intéresser plus vivement que les circonstances dans lesquelles cet acte se produit.

Mettons-nous une fois de plus d’accord sur ce que, nous entendons dire, lorsque nous parlons du « sens » d’un processus psychique. Pour nous, ce « sens » n’est autre chose que l’intention qu’il sert et la place qu’il occupe dans la série psychique. Nous pourrions même, dans la plupart de nos recherches, remplacer le mot « sens » par les mots a intention » ou « tendance ». Eh bien, cette intention que nous croyons discerner dans l’acte manqué, ne serait-elle qu’une trompeuse apparence ou une poétique exagération ?

Tenons-nous-en toujours aux exemples de lapsus et passons en revue un nombre plus ou moins important d’observations y relatives. Nous trouverons alors des catégories entières de cas où le sens du lapsus ressort avec évidence. Il s’agit, en premier lieu, des cas où l’on dit le contraire de ce qu’on voudrait dire. Le président dit dans son discours d’ouverture : « Je déclare la séance close ». Ici, pas d’équivoque possible. Le sens et l’intention trahis par son discours sont qu’il veut clore la séance. Il le dit d’ailleurs lui-même, pourrait-on ajouter à ce propos ; et nous n’avons qu’à le prendre au mot. Ne me troublez pas pour le moment par vos objections, en m’opposant, par exemple, que la chose est impossible, attendu que nous savons qu’il voulait, non clore la séance, mais l’ouvrir, et que lui-même, en qui nous avons reconnu la suprême instance, confirme qu’il voulait l’ouvrir. N’oubliez pas que nous étions convenus de n’envisager d’abord l’acte manqué qu’en lui-même ; quant à ses rapports avec l’intention qu’il trouble, il en sera question plus tard. En procédant autrement, nous commettrions une erreur logique (lui nous ferait tout simplement escamoter la question (begging the question, disent les Anglais) qu’il s’agit de traiter.

Dans d’autres cas, où l’on n’a pas précisément dit le contraire de ce qu’on voulait, le lapsus n’en réussit pas moins à exprimer un sens opposé. Ich bin nicht geneigl (lie Verdienste racines Vorgängers zu würdigen. Le mot geneigt (disposé) n’est pas le contraire de geeignet (autorisé) ; mais il s’agit là d’un aveu publie, en opposition flagrante avec la situation de l’orateur.

Dans d’autres cas encore, le lapsus ajoute tout simplement un autre sens au sens voulu. La proposition apparaît alors comme une sorte de contraction, d’abréviation, de condensation de plusieurs propositions. Tel est le cas de la dame énergique dont nous avons parlé dans le chapitre précédent.« Il peut manger et boire, disait-elle de sou mari, ce que je veux. » comme si elle avait dit : « Il peut manger et boire ce qu’il veut. Mais qu’a-t-il à vouloir ? C’est moi qui veux à sa place. » Les lapsus laissent souvent l’impression d’être des abréviations de ce genre. Exemple : un professeur d’anatomie, après avoir terminé une leçon sur la cavité nasale, demande à ses auditeurs s’ils l’ont compris. Ceux-ci ayant répondu affirmativement, le professeur continue — « Je ne le pense pas, car les gens comprenant la structure anatomique de la cavité nasale peuvent, même dans une ville de un million d’habitants, être comptés sur un doigt... pardon, sur les doigts d’une main. » La phrase abrégée avait aussi son sens : le professeur voulait dire qu’il n’y avait qu’un seul homme comprenant la structure de la cavité nasale.

À côté de ce groupe de cas, où le sens de l’acte manqué apparaît de lui-même, il en est d’autres où le lapsus ne révèle rien de significatif et qui, par conséquent, sont contraires à tout ce que nous pouvions attendre. Lorsque quelqu’un écorche un nom propre ou juxtapose des suites de sons insolites, ce qui arrive encore assez souvent, la question du sens des actes manqués ne comporte qu’une réponse négative. Mais en examinant ces exemples de plus près, on trouve que les déformations des mots ou des phrases s’expliquent facilement, voire que la différence entre ces cas plus obscurs et les cas plus clairs cités plus haut n’est pas aussi grande qu’on l’avait cru tout d’abord.

Un monsieur auquel on demande des nouvelles de son cheval, répond : « Ja, das draut... das dauert vielleicht noch einem Monat. » Il voulait dire : cela va durer (das dauert) peut-être encore un mois. Questionné sur le sens qu’il attachait au mot draut (qu’il a failli employer à la place de dauert), il répondit que, pensant que la maladie de son cheval était pour lui un triste (traurig) événement, il avait, malgré lui, opéré la fusion des mots traurifl et dauert, ce qui a produit le lapsus draut (Meringer et Mayer).

Un autre, parlant de certains procédés qui le révoltent ajoute : « Daim aber sind Tatsachen zum Vorschwein gekommen... » Or, il voulait dire : « Dann aber sind TatsachenzumVorschein gekommen. » « (Des faits se sont alors révélés... ») Mais, comme il qualifiait mentalement les procédés en question de cochonneries (Schweinereien), il avait opéré involontairement l’association des mots Vorschein et Schweinereien, et il en est résulté le lapsus Vorschwein (Meringer et Mayer).

Rappelez-vous le cas de ce jeune homme qui s’est offert à accompagner une dame qu’il ne connaissait pas par le mot begleit-digen. Nous nous sommes permis de décomposer le mot en begleiten (accompagner) et beleidigen (manquer de respect), et nous étions tellement sûrs de cette interprétation que nous n’avons même pas jugé utile d’en chercher la confirmation. Vous voyez d’après ces exemples que même ces cas de lapsus, plus obscurs, se laissent expliquer par la rencontre, l’interférence des expressions verbales de deux intentions. La seule différence qui existe entre les diverses catégories de cas consiste cri ce que dans certains d’entre eux, comme dans les lapsus par opposition, une intention en remplace entièrement une autre (substitution), tandis que dans d’autres cas a lieu une déformation ou une modification d’une intention par une autre, avec production de mots mixtes ayant plus ou moins de sens.

Nous croyons ainsi avoir pénétré le secret d’un grand nombre de lapsus. En maintenant cette manière de voir, nous serons à même de comprendre d’autres groupes qui paraissent encore énigmatiques. C’est ainsi qu’en ce qui concerne la déformation de noms, nous ne pouvons pas admettre qu’il s’agisse toujours d’une concurrence entre deux noms, à la fois semblables et différents. Même en l’absence de cette concurrence, la deuxième intention n’est pas difficile à découvrir. La déformation d’un nom a souvent lieu en dehors de tout lapsus. Par elle, on cherche à rendre un nom malsonnant ou à lui donner une assonance qui rappelle un objet vulgaire. C’est un genre d’insulte très répandu, auquel l’homme cultivé finit par renoncer, souvent à contrecœur. Il lui donne souvent la forme d’un a trait d’esprit », d’une qualité tout à fait inférieure. Il semble donc indiqué d’admettre que le lapsus résulte souvent d’une intention injurieuse qui se manifeste par la déformation du nom. En étendant notre conception, nous trouvons que des explications analogues valent pour certains cas de lapsus à effet comique ou absurde : « Je vous invite à roter à (aufstossen) la prospérité, de notre chef » (au lieu de : boire à la santé -anstossen). Ici une disposition solennelle est troublée, contre toute attente, par l’irruption d’un mot qui éveille une représentation désagréable ; et, nous rappelant certains propos et discours Injurieux, nous sommes autorisés à admettre que, dans le cas dont il s’agit, une tendance cherche à se manifester, en contradiction flagrante avec l’attitude apparemment respectueuse de l’orateur. C’est, au fond, comme si celui-ci avait voulu dire : ne croyez pas à ce que je dis, je ne parle pas sérieusement, je me moque du bonhomme, etc. Il en est sans doute de même de lapsus où des mots anodins se trouvent transformés en mots inconvenants et obscènes.

La tendance à cette transformation, ou plutôt à cette déformation, s’observe chez beaucoup de gens qui agissent ainsi par plaisir, pour « faire de l’esprit ». Et, en effet, chaque fois que nous entendons une pareille déformation, nous devons nous renseigner à l’effet de savoir si son auteur a voulu seulement se montrer spirituel ou s’il a laissé échapper un lapsus véritable.

Nous avons ainsi résolu avec une facilité relative l’énigme des actes manqués ! Ce ne sont pas des accidents, mais des actes psychiques sérieux, ayant un sens, produits par le concours ou, plutôt, par l’opposition de deux intentions différentes. Mais je prévois toutes les questions et tous les doutes que vous pouvez soulever à ce propos, questions et doutes qui doivent recevoir dés. réponses et des solutions avant que nous soyons en droit de nous réjouir de ce premier résultat obtenu. Il n’entre nullement dans mes intentions de vous pousser à des décisions hâtives. Discutons tous les points dans l’ordre, avec calme, l’un après l’autre.

Que pourriez-vous me demander ? Si je pense que l’explication que je propose est valable pour tous les cas ou seulement pour un certain nombre d’entre eux ? Si la même conception s’étend à toutes les autres variétés d’actes manqués : erreurs de lecture, d’écriture, oubli, méprise, impossibilité de retrouver un objet rangé, etc. ? Quel rôle peuvent encore jouer la fatigue, l’excitation, la distraction, les troubles de l’attention, en présence de la nature psychique des actes manqués ? On constate, en outre que, des deux tendances concurrentes d’un acte manqué, l’une est toujours patente, l’autre non. Que fait-on pour mettre en évidence cette dernière et, lorsqu’on croit y avoir réussi, comment prouve-t-on que cette tendance, loin d’être seulement vraisemblable, est la seule possible ? Avez-vous d’autres questions encore à me poser ? Si vous n’en avez pas, je continuerai à en poser moi-même. Je vous rappellerai qu’à vrai dire les actes manqués, comme tels, nous intéressent peu, que nous voulions seulement de leur étude tirer des résultats applicables à la psychanalyse. C’est pourquoi je pose la question suivante . quelles sont ces intentions et tendances, susceptibles de troubler ainsi d’autres intentions et tendances, et quels sont les rapports existant entre les tendances troublées et les tendances perturbatrices ? C’est ainsi que notre travail ne fera que recommencer après la solution du problème.

Donc : notre explication est-elle valable pour tous les cas de lapsus ? Je suis très porté à le croire, parce qu’on retrouve cette explication toutes les fois qu’on examine un lapsus. Mais rien ne prouve qu’il n’y ait pas de lapsus produits par d’autres mécanismes. Soit. Mais au point de vue théorique cette possibilité nous importe peu, car les conclusions que nous entendons formuler concernant l’introduction à la psychanalyse demeurent, alors même que les lapsus cadrant avec notre conception ne constitueraient que la minorité, ce qui n’est certainement pas le cas. Quant à la question suivante, à savoir si nous devons étendre aux autres variétés d’actes manqués les résultats que nous avons obtenus relativement aux lapsus, j’y répondrai affirmativement par anticipation. Vous verrez d’ailleurs que j’ai raison de le faire, lorsque nous aurons abordé l’examen des exemples relatifs aux erreurs d’écriture, aux méprises, etc. Je vous propose toutefois, pour des raisons techniques, d’ajourner ce travail jusqu’à ce que nous ayons approfondi davantage le problème des lapsus.

Et maintenant, en présence du mécanisme psychique que nous venons de décrire, quel rôle revient encore a ces facteurs auxquels les auteurs attachent une importance primordiale : troubles circulatoires, fatigue. excitation, distraction, troubles de l’attention ? Cette question mérite un examen attentif. Remarquez bien que nous ne contestons nullement l’action de ces facteurs. Et, d’ailleurs, il n’arrive pas souvent à la psychanalyse de contester ce qui est affirmé par d’autres ; généralement, elle ne fait qu’y ajouter du nouveau et, à l’occasion, il se trouve que ce qui avait été omis par d’autres et ajouté par elle constitue précisément l’essentiel. L’influence des dispositions physiologiques, résultant de malaises, de troubles circulatoires, d’états d’épuisement, sur la production de lapsus doit être reconnue sans réserves. Votre expérience personnelle et journalière suffit à vous rendre évidente cette influence. Mais que cette explication explique peul Et, tout d’abord, les états que nous venons d’énumérer ne sont pas les conditions nécessaires de l’acte manqué. Le lapsus se produit tout aussi bien en pleine santé, en plein état normal. Ces facteurs somatiques n’ont de valeur qu’en tant qu’ils facilitent et favorisent le mécanisme psychique particulier du lapsus. Je me suis servi un jour, pour illustrer ce rapport, d’une comparaison que je vais reprendre aujourd’hui, car je ne saurais la remplacer par une meilleure. Supposons, qu’en traversant par une nuit obscure un lieu désert, je sois attaqué par un rôdeur qui me dépouille de ma montre et de ma bourse et qu’après avoir été ainsi vole par ce malfaiteur, dont je n’ai pu discerner le visage, j’aille déposer une plainte au commissariat de police le plus proche en disant : « la solitude et l’obscurité viennent de me dépouiller de mes bijoux » ; le commissaire pourra alors me répondre : « il me semble que vous avez tort de vous en tenir à cette explication ultra-mécaniste. Si vous le voulez bien, nous nous représenterons plutôt la situation de la manière suivante : protégé par l’obscurité, favorisé par la solitude, un voleur inconnu vous a dépouillé de vos objets de valeur. Ce qui, à mon avis, importe le plus dans votre cas, c’est de retrouver le voleur ; alors seulement nous aurons quelques chances de lui reprendre les objets qu’il vous a volés ».

Les facteurs psycho-physiologiques tels que l’excitation, la distraction, les troubles de l’attention, ne nous sont évidemment que de peu de secours pour l’explication des actes manqués. Ce sont des manières de parler, des paravents derrière lesquels nous ne pouvons nous empêcher de regarder. On peut se demander plutôt : quelle est, dans tel cas particulier, la cause de l’excitation, de la dérivation particulière de l’attention ? D’autre part, les influences tonales, les ressemblances verbales, les associations habituelles que présentent les mots ont également, il faut le reconnaître, une certaine importance. Tous ces facteurs facilitent le lapsus en lui indiquant la voie qu’il peut suivre. Mais suffit-il que j’aie un chemin devant moi pour qu’il soit entendu que je le suivrai ? Il faut encore un mobile pour m’y décider, il faut une force pour m’y pousser. Ces rapports tonaux et ces ressemblances verbales ne font donc, tout comme les dispositions corporelles, que favoriser le lapsus, sans l’expliquer à proprement parler. Songez donc que, dans l’énorme majorité des cas, mon discours n’est nullement troublé par le fait que les mots que j’emploie en rappellent d’autres par leur assonance ou sont intimement liés à leurs contraires ou provoquent des associations usuelles. On pourrait encore dire, à la rigueur, avec le philosophe Wundt, que le lapsus se produit lorsque, par suite d’un épuisement corporel, la tendance à l’association en vient à l’emporter sur toutes les autres intentions du discours. Ce serait parfait si cette explication n’était pas contredite par l’expérience qui montre, dans certains cas, l’absence des facteurs corporels et, dans d’autres, l’absence d’associations susceptibles de favoriser le lapsus.

Mais je trouve particulièrement intéressante votre question relative à la manière dont on constate les deux tendances interférentes. Vous ne vous doutez probablement pas des graves conséquences qu’elle peut présenter, selon la réponse qu’elle recevra. En ce qui concerne l’une de ces tendances, la tendance troublée, aucun doute n’est possible à son sujet : la personne qui accomplit un acte manqué connaît cette tendance et s’en réclame. Des doutes et des hésitations ne peuvent naître qu’au sujet de l’autre tendance, de la tendance perturbatrice. Or, je vous l’ai déjà dit, et vous ne l’avez certainement pas oublié, il existe toute une série de cas où cette dernière tendance est également manifeste. Elle nous est révélée par l’effet du lapsus, lorsque nous avons seulement le courage d’envisager cet effet en lui-même. Le président dit le contraire de ce qu’il devrait dire : il est évident qu’il veut ouvrir la séance, mais il n’est pas moins évident qu’il ne serait pas fâché de la clore. C’est tellement clair que toute autre interprétation devient inutile. Mais dans les cas où la tendance perturbatrice ne fait que déformer la tendance primitive, sans s’exprimer, comment pouvons-nous la dégager de cette déformation ?

Dans une première série de cas, nous pouvons le faire très simplement et très sûrement, de la même manière dont nous établissons la tendance troublée. Nous l’apprenons, dans les cas dont il s’agit, de la bouche même de la personne intéressée qui, après avoir commis le lapsus, se reprend et rétablit le mot juste, comme dans l’exemple cité plus haut :« Das draut... nein, das dauert vielleicht noch einen Monat ». À la question : pourquoi avez-vous commencé par employer le mot draut ? la personne répond qu’elle avait voulu dire : « c’est une triste (taurige) histoire », mais qu’elle a, sans le vouloir, opéré l’association des mots dauert et traurig, ce qui a produit le lapsus draut. Et voilà la tendance perturbatrice révélée par la personne intéressée elle-même. Il en est de même dans le cas du lapsus Vorschwein (voir plus haut, chapitre 2) : la personne interrogée ayant répondu qu’elle voulait dire Schweinereien (cochonneries), mais qu’elle s’était retenue et s’était engagée dans une fausse direction. le ! encore, la détermination de la tendance perturbatrice réussit aussi sûrement que celle de la tendance troublée. Ce n’est pas sans intention que j’ai cité ces cas dont la communication et l’analyse ne viennent ni de, moi ni d’aucun de mes adeptes. Il n’en reste pas moins que dans ces deux cas il a fallu une certaine intervention pour faciliter la solution. Il a fallu demander aux personnes pourquoi elles ont commis tel ou tel lapsus, ce qu’elles ont à dire à ce sujet. Sans cela, elles auraient petit-être passé à côté du lapsus sans se donner la peine de l’expliquer. Interrogées, elles l’ont expliqué par la première idée qui leur était venue à l’esprit. Vous voyez, cette petite intervention et son résultat, c’est déjà de la psychanalyse, c’est le modèle en petit de la recherche psychanalytique que nous instituerons dans la suite.

Suis-je trop méfiant, en soupçonnant qu’au moment même où la psychanalyse surgit devant vous votre résistance à son égard s’affermit également ? N’auriez-vous pas envie de m’objecter que les renseignements fournis par les personnes ayant commis des lapsus ne sont pas tout à fait probants ? Les personnes, pensez-vous, sont naturellement portées à suivre l’invitation qu’on leur adresse d’expliquer le lapsus et disent la première chose qui leur passe par la tête, si elle leur semble propre à fournir l’explication cherchée. Tout cela ne prouve pas, à votre avis, que le lapsus ait réellement le sens qu’on lui attribue. Il peut l’avoir, mais il peut aussi en avoir un autre. Une autre idée, tout aussi apte, sinon plus apte, à servir d’explication, aurait pu venir à l’esprit de la personne interrogée.

Je trouve vraiment étonnant le peu de respect que vous avez au fond pour les faits psychiques. Imaginez-vous que quelqu’un ayant entrepris l’analyse chimique d’une certaine substance en ait retiré un poids déterminé, tant de, milligrammes par exemple, d’un de ses élément constitutifs. Des conclusions définies peuvent être déduites de ce poids déterminé. Croyez-vous qu’il se trouvera un chimiste pour contester ces conclusions, sous le prétexte que la substance isolée aurait pu avoir un autre poids ? Chacun s’incline devant le fait que c’est le poids trouvé qui constitue le poids réel et on base sur ce fait, sans hésiter, les conclusions ultérieures. Or, lorsqu’on se trouve en présence du fait psychique constitué par une idée déterminée venue à l’esprit d’une personne interrogée, on n’applique plus la même règle et on dit que la personne aurait pu avoir une autre idéel Vous avez l’illusion d’une liberté physique et vous ne voudriez pas y renoncer ! Je regrette de tic pas pouvoir partager votre opinion sur ce sujet.

Il se peut que vous cédiez sur ce point, mais pour renouveler votre résistance sur un autre. Vous continuerez en disant : « nous comprenons que la technique spéciale de la psychanalyse consiste à obtenir de la bouche même du sujet analysé la solution des problèmes dont elle s’occupe. Or, reprenons cet autre exemple où l’orateur de banquet invite l’assemblée à « roter » à (aufstossen) la prospérité du chef. Vous dites que dans ce cas l’intention perturbatrice est une intention injurieuse qui vient s’opposer à l’intention respectueuse. Mais ce n’est là que votre interprétation personnelle, fondée sur des observations extérieures au lapsus. Interrogez donc l’auteur de celui-ci : jamais il n’avouera une intention injurieuse ; il la niera plutôt, et avec la dernière énergie. Pourquoi n’abandonneriez-vous pas votre interprétation indémontrable, en présence de cette irréfutable protestation ?« 

Vous avez trouvé cette fois un argument qui porte. Je me représente l’orateur inconnu ; il est probablement assistant du chef honoré, peut-être déjà privat-docent ; je le vois sous les traits d’un jeune homme dont l’avenir est plein de promesses. Je vais lui demander avec insistance s’il n’a pas éprouvé quelque résistance à l’expression de sentiments respectueux à l’égard de son chef. Mais me voilà bien reçu. Il devient impatient et s’emporte violemment : « Je vous prie de cesser vos interrogations ; sinon, je me fâche. Vous êtes capable par vos soupçons de gâter toute ma carrière. J’ai dit tout simplement aufstosseri (roter), au lieu de anstossen (trinquer), parce que j’avais déjà, dans la même phrase, employé à deux reprises la préposition auf. C’est ce que Meringer appelle Nach-Klang, et il n’y a pas à chercher d’autre interprétation. M’avez-vous compris ? Que cela vous suffise ! » Hum ! La réaction est bien violente, la dénégation par trop énergique. Je vois qu’il n’y a rien à tirer du jeune homme, mais je pense aussi qu’il est personnellement fort intéressé à ce qu’on ne trouve aucun sens à son acte manqué. Vous penserez peut-être qu’il a tort de se montrer aussi grossier à propos d’une recherche purement théorique, mais enfin, ajouterez-vous, il doit bien savoir ce qu’il voulait ou ne voulait pas dire.

Vraiment ? C’est ce qu’il faudrait encore savoir.

Cette fois vous croyez me tenir. Voilà donc votre technique, vous entends-je dire. Lorsqu’une personne ayant commis un lapsus dit à ce propos quelque chose qui vous convient, vous déclarez qu’elle est la suprême et décisive autorité : « Il le dit bien lui-même ! » Mais si ce que dit la personne interrogée ne vous convient pas, vous prétendez aussitôt que son explication n’a aucune valeur, qu’il n’y a pas à y ajouter foi.

Ceci est dans l’ordre des choses. Mais je puis vous présenter un cas analogue où les choses se passent d’une façon tout aussi extraordinaire. Lorsqu’un prévenu avoue son délit, le juge croit à son aveu ; mais lorsqu’il le nie, le juge ne le croit pas. S’il en était autrement, l’administration de la justice ne serait pas possible et, malgré des erreurs éventuelles, on est bien obligé d’accepter ce système.

Mais êtes-vous juges, et celui qui a commis un lapsus apparaîtrait-il devant vous en prévenu ? Le lapsus serait-il nu délit ?

Peut-être ne devons-nous pas repousser cette comparaison. Mais voyez les profondes différences qui se révèlent dès qu’on approfondit tant soit peu les problèmes en apparence si anodins que soulèvent les actes manqués. Différences que nous ne savons encore supprimer. Je vous propose un compromis provisoire fondé précisément sur cette comparaison entre la psychanalyse et une introduction judiciaire. Vous devez m’accorder que le sens d’un acte manqué n’admet pas le moindre doute lorsqu’il est donné par l’analysé lui-même. Je vous accorderai, en revanche, que la preuve directe du sens soupçonné est impossible à obtenir lorsque l’analysé refuse tout renseignement ou lorsqu’il n’est pas là pour nous renseigner. Nous en sommes alors réduits, comme dans le cas d’une enquête judiciaire, à nous contenter d’indices qui rendront notre décision plus ou moins vraisemblable, selon les circonstances. Pour des raisons pratiques, le tribunal doit déclarer un prévenu coupable, alors même qu’il ne possède que des preuves présumées. Cette nécessité n’existe pas pour nous ; mais nous ne devons pas non plus renoncer à l’utilisation de pareils indices. Ce serait une erreur de croire qu’une science ne se compose que de thèses rigoureusement démontrées, et ou attrait tort de l’exiger. Une pareille exigence est le fait de tempéraments ayant besoin d’autorité, cherchant à remplacer le catéchisme religieux par un autre, fût-il scientifique. Le catéchisme de la science ne renferme que peu de propositions apodictiques ; la plupart de ses affirmations présente seulement certains degrés de probabilité. C’est précisément le propre de l’esprit scientifique de savoir et de pouvoir continuer le travail constructif, malgré le manque de preuves dernières.

Mais, dans les cas où nous ne tenons pas de la bouche même de l’analysé des renseignements sur le sens de l’acte manqué, où trouvons-nous des points d’appui pour nos interprétations et des indices pour notre démonstration ? Ces points d’appui et ces indices nous viennent de plusieurs sources. Ils nous sont fournis d’abord par la comparaison analogique avec des phénomènes ne se rattachant pas à des actes manqués, comme lorsque nous constatons, par exemple, que la déformation d’un nom, en tant qu’acte manqué, a le même sens injurieux que celui qu’aurait une déformation intentionnelle. Mais point d’appui et indices nous sont encore fournis par la situation psychique dans laquelle se produit l’acte manqué, par la connaissance que nous avons du caractère de la personne qui accomplit cet acte, par les impressions que cette personne pouvait avoir avant l’acte et contre lesquelles elle réagit petit-être par celui-ci. Les choses se passent généralement de telle sorte que nous formulons d’abord une interprétation de l’acte manqué d’après des principes généraux. Ce que nous obtenons ainsi n’est qu’une présomption, un projet d’interprétation dont nous cherchons la confirmation clans l’examen de la situation psychique. Quelquefois nous sommes obligés, pour obtenir la confirmation de notre présomption, d’attendre certains événements qui nous sont comme annoncés par l’acte manqué.

Il ne me sera pas facile de vous donner les preuves de ce que j’avance tant que je restera ! confiné dans le domaine de lapsus, bien qu’on puisse également trouver ici quelques bons exemples. Le jeune homme qui, désirant accompagner une dame, s’offre de la begleitdigen (association des mots begleiten, accompagner, et beleidigen, manquer de respect) est certainement un timide ; la dame dont le mari doit manger et boire ce qu’elle veut est certainement une de ces femmes énergiques (et je la connais comme telle) qui savent commander dans leur maison. Ou prenons encore le cas suivant : lors d’une réunion générale de l’association « Concordia », un jeune membre prononce un violent discours d’opposition au cours duquel il interpelle la direction de l’association, en s’adressant aux membres du« comité des prêts » (Vorschuss), au lieu de dire membres du « conseil de direction » (Vorstand) ou du « comité » (Ausschuss). Il a donc formé son mot Vorschuss, en combinant, sans s’en rendre compte, les mots VOR-stand et AUS-schuss. On peut présumer que son opposition s’était heurtée à une tendance perturbatrice en rapport possible avec une affaire de prêt. Et nous avons appris en effet que notre orateur avait des besoins d’argent constants et qu’il venait de faire une nouvelle demande de prêt. On peut donc voir la cause de l’intention perturbatrice dans l’idée suivante : tu ferais bien d’être modéré dans ton opposition, car tu t’adresses à des gens pouvant t’accorder ou te refuser le prêt que tu demandes.

Je pourrai vous produire un nombreux choix de ces preuves-indices lorsque j’aurai abordé le vaste domaine des autres actes manqués.

Lorsque quelqu’un oublie ou, malgré tous ses efforts, ne retient que difficilement un nom qui lui est cependant familier, nous sommes en droit de supposer qu’il éprouve quelque ressentiment à l’égard du porteur de ce nom, ce qui fait qu’il ne pense pas volontiers à lui. Réfléchissez aux révélations qui suivent concernant la situation psychique dans laquelle s’est produit un de ces actes manqués.

« M. Y... aimait sans réciprocité une dame, laquelle avait fini par épouser M. X... Bien que M. Y.... connaisse M. X... depuis longtemps et se trouve même avec lui en relations d’affaires, il oublie constamment son nom, en sorte qu’il se trouve obligé de le demander à d’autres personnes toutes les fois qu’il doit lui écrire 3. »

Il est évident que M. Y... ne veut rien savoir de son heureux rival « nicht gedacht soll seiner werden 4 ! »

Ou encore :une dame demande à son médecin des nouvelles d’une autre dame qu’ils connaissent tous deux, mais en la désignant par son nom de jeune fille. Quant au nom qu’elle porte depuis son mariage, elle l’a complètement oublié. Interrogée à ce sujet, elle déclare qu’elle est très mécontente du mariage de son amie et ne peut pas souffrir le mari de celle-ci 5.

Nous aurons encore beaucoup d’autres choses à dire sur l’oubli de noms. Ce qui nous intéresse principalement ici, c’est la situation psychique dans laquelle cet oubli se produit.

L’oubli de projets peut être rattaché, d’une façon générale, à l’action d’un courant contraire qui s’oppose à leur réalisation. Ce n’est pas seulement là l’opinion des psychanalystes ; c’est aussi celle de tout le monde, c’est l’opinion que chacun professe dans la vie courante, mais nie en théorie. Le tuteur, qui s’excuse devant son pupille d’avoir oublié sa demande, ne se trouve pas absous aux yeux de celui-ci, qui pense aussitôt : il n’y a rien de vrai clans ce que dit mon tuteur, il ne veut tout simplement pas tenir la promesse qu’il m’avait faite. C’est pourquoi l’oubli est interdit dans certaines circonstances de la vie, et la différence entre la conception populaire et la conception psychanalytique des actes manqués se trouve supprimée. Figurez-vous une maîtresse de maison recevant son invité par ses mots : « Comment ! C’est donc aujourd’hui que vous deviez venir ? J’avais totalement oublié que je vous ai invité pour aujourd’hui. » Ou encore figurez-vous le cas du jeune homme obligé d’avouer à la jeune fille qu’il aimait qu’il avait oublié de se trouver au dernier rendez-vous : plutôt que de faire cet aveu, il inventera les obstacles les plus invraisemblables, lesquels, après l’avoir empêché d’être exact au rendez-vous, l’auraient mis dans l’impossibilité de donner de ses nouvelles. Dans la vie militaire, l’excuse d’avoir oublié quelque chose n’est pas prise en considération et ne prémunit pas contre une punition : c’est un fait que nous connaissons tous et que nous trouvons pleinement justifié, parce que nous reconnaissons que dans les conditions de la vie militaire certains actes manqués ont un sens et que dans la plupart des cas nous savons quel est ce sens. Pourquoi n’est-on pas assez logique pour étendre la même manière de voir aux autres actes manqués, pour s’en réclamer franchement et sans restrictions ? Il y a naturellement à cela aussi une réponse.

Si le sens que présente l’oubli de projets n’est pas douteux, même pour les profanes, vous serez d’autant moins surpris de constater que les poètes utilisent cet acte manqué dans la même intention. Ceux d’entre vous qui ont vu jouer ou ont lu César et Cléopâtre, de B. Shaw, se rappellent sans doute la dernière scène où César, sur le point de partir, est obsédé par l’idée d’un projet qu’il avait conçu, mais dont il ne pouvait plus se souvenir. Nous apprenons finalement que ce projet consistait a faire ses adieux à Cléopâtre. Par ce petit artifice, le poète veut attribuer au grand César une supériorité qu’il ne possédait pas et à laquelle il ne prétendait pas. Vous savez d’après les sources historiques que César avait fait venir Cléopâtre à Rome et qu’elle y demeurait avec son petit Césarion jusqu’à l’assassinat de César, à la suite duquel elle avait fui la ville.

Les cas d’oublis de projets sont en général tellement clairs que nous ne pouvons guère les utiliser en vue du but que nous poursuivons et qui consiste à déduire de la situation psychique des indices relatifs an sens de l’acte manqué. Aussi nous adresserons-nous à un acte qui manque particulièrement de clarté et n’est rien moins qu’univoque : la perte d’objets et l’impossibilité de retrouver des objets rangés. Que notre intention joue un certain rôle dans la perte d’objets, accident que nous ressentons souvent si douloureusement, c’est ce qui vous paraîtra invraisemblable. Mais il existe de nombreuses observations dans le genre de celle-ci : un jeune homme perd un crayon auquel il tenait beaucoup ; or, il avait reçu la veille de son beau-frère une lettre qui se terminait par ces mots : « Je n’ai d’ailleurs ni le temps ni l’envie d’encourager ta légèreté et ta paresse 6. » Le crayon était précisément un cadeau de ce beau-frère. Sans cette coïncidence, nous ne pourrions naturellement pas affirmer que l’intention de se débarrasser de l’objet ait joué un rôle dans la perte de celui-ci. Les cas de ce genre sont très fréquents. On perd des objets lorsqu’on s’est brouillé avec ceux qui les ont donnés et qu’on ne veut plus penser à eux. Ou encore, on perd des objets lorsqu’on n’y tient plus et qu’on veut les remplacer par d’autres, meilleurs. À la même attitude à l’égard d’un objet répond naturellement le fait de le laisser tomber, de le casser, de le briser. Est-ce un simple hasard lorsqu’un écolier perd, détruit, casse ses objets d’usage courant, tels que son sac et sa montre par exemple, juste la veille de son anniversaire ?

Celui qui s’est souvent trouvé dans le cas pénible de ne pas pouvoir retrouver un objet qu’il avait lui-même rangé ne voudra pas croire qu’une intention quelconque préside à cet accident. Et pourtant, les cas ne sont pas rares où les circonstances accompagnant un oubli de ce genre révèlent une tendance à écarter provisoirement ou d’un façon durable l’objet dont il s’agit. Je cite un de ces cas qui est peut-être le plus beau de tous ceux connus ou publié jusqu’à ce jour :

Un homme encore jeune me raconte que des malentendus s’étaient élevés il y a quelques années dans son ménage . « Je trouvais, me disait-il, ma femme trop froide, et nous vivions côte à côte, sans tendresse, ce qui ne m’empêchait d’ailleurs pas de reconnaître ses excellentes qualités. Un jour, revenant d’une promenade, elle m’apporta un livre qu’elle avait acheté, parce qu’elle croyait qu’il m’intéresserait. Je la remerciai de son « attention. » et lui promis de lire le livre que je mis de côté. Mais il arriva que j’oubliai aussitôt l’endroit où je l’avais rangé. Des mois se sont passés pendant lesquels, me souvenant à plusieurs reprises du livre disparu, j’avais essayé de découvrir sa place, sans jamais y parvenir. Six mois plus tard environ, ma mère que j’aimais beaucoup tombe malade, et ma femme quitte aussitôt la maison pour aller la soigner. L’état de la malade devient grave, ce qui fut pour ma femme l’occasion de révéler ses meilleures qualités. Un soir, je rentre à la maison enchanté de ma femme et plein de reconnaissance à son égard pour tout ce qu’elle a fait. Je m’approche de mon bureau, j’ouvre sans aucune intention définie, mais avec une assurance toute somnambulique, un certain tiroir, et la première chose qui me tombe sous les yeux est le livre égaré, resté si longtemps introuvable. »

Le motif disparu, l’objet cesse d’être introuvable.

Je pourrais multiplier à l’infini les exemples de ce genre, mais je ne le ferai pas. Dans ma Psychologie de la vie quotidienne (en allemand, première édition 1901) vous trouverez une abondante casuistique pour servir à l’étude des actes manqués 7. De tous ces exemples se dégage une seule et même conclusion : les actes manqués ont un sens et indiquent les moyens de dégager ce sens d’après les circonstances qui accompagnent l’acte. Je serai aujourd’hui plus bref, car nous avons seulement l’intention de tirer de cette étude les éléments d’une préparation à la psychanalyse. Aussi ne vous parlerai-je encore que de deux groupes d’observations. Des observations relatives aux actes manqués accumulés et combinés et de celles concernant la confirmation de nos interprétations par des événements survenant ultérieurement.

Les actes manqués accumulés et combinés constituent certainement la plus belle floraison de leur espèce. S’il s’était seulement agi de montrer que les actes manqués peuvent avoir un sens, nous nous serions bornés dès le début à ne nous occuper que de ceux-là, car leur sens est tellement évident qu’il s’impose à la fois à l’intelligence la plus obtuse et à l’esprit le plus critique. L’accumulation des manifestations révèle une persévérance qu’il est difficile d’attribuer au hasard, mais qui cadre bien avec l’hypothèse d’un dessein. Enfin, le remplacement de certains actes manqués par d’autres nous montre que l’important et l’essentiel dans ceux-ci ne doit être cherché ni dans la forme, ni dans les moyens dont ils se servent, mais bien dans l’intention à laquelle ils servent eux-mêmes et qui peut être réalisée par les moyens les plus variés.

Je vais vous citer un cas d’oubli à répétition : E. Jones raconte que, pour des raisons qu’il ignore, il avait une fois laissé sur son bureau pendant quelques jours une lettre qu’il avait écrite. Un jour il se décide à l’expédier, mais elle lui est renvoyée par le « dead letter office » (service des lettres tombées au rebut), parce qu’il avait oublié d’écrire l’adresse. Ayant réparé cet oubli, il remet la lettre à la poste, mais cette fois sans avoir mis de timbre. Et c’est alors qu’il est obligé de s’avouer qu’au fond il ne tenait pas du tout à expédier la lettre en question.

Dans un autre cas, nous avons une combinaison d’une appropriation erronée d’un objet et de l’impossibilité de le retrouver. Une dame fait un voyage à Rome avec son beau-frère, peintre célèbre. Le visiteur est très fêté par les Allemands habitant Rome et reçoit, entre autres cadeaux, une médaille antique en or. La dame constate avec peine que son beau-frère ne sait pas apprécier cette belle pièce à sa valeur. Sa sœur étant venue la remplacer à Rome, elle rentre chez elle et constate, en défaisant sa malle, qu’elle avait emporté la médaille, sans savoir comment. Elle en informe aussitôt son beau-frère et lui annonce qu’elle renverrait la médaille à Rome le lendemain même. Mais le lendemain la médaille était si bien rangée qu’elle était devenue introuvable ; donc impossible de l’expédier. Et c’est alors que la dame a eu l’intuition de ce que signifiait sa distraction » : elle signifiait le désir de garder la belle pièce pour elle.

Je vous ai déjà cité plus haut un exemple de combinaison d’un oubli et d’une erreur : il s’agissait de quelqu’un qui, ayant oublié un rendez-vous une première fois et bien décidé à ne pas l’oublier la fois suivante, se présente cependant au deuxième rendez-vous à une autre heure que l’heure fixée. Un de mes amis, qui s’occupe à la fois de sciences et de littérature, m’a raconté un cas tout à fait analogue emprunté à sa vie personnelle. « J’avais accepté, il y a quelques années, me disait-il, une fonction dans le comité d’une certaine association littéraire, parce que je pensais que l’association pourrait m’aider un jour à faire jouer un de mes drames. Tous les vendredis j’assistais, sans grand intérêt d’ailleurs, aux séances du comité. Il y a quelques mois, je reçois l’assurance que je serais joué au théâtre de F..., et à partir de ce moment j’oublie régulièrement de me rendre aux dites séances. Mais après avoir lu ce que vous avez écrit sur ces choses, j’eus honte de mon procédé et me dis avec reproche que ce n’était pas bien de ma part de manquer les séances dès l’instant où je n’avais plus besoin de l’aide sur laquelle j’avais compté. Je pris donc la décision de ne pas y manquer le vendredi suivant. J’y pensais tout le temps, jusqu’au jour où je me suis trouvé devant la porte de la salle des séances. Quel ne fut pas mon étonnement de la trouver close, la séance ayant déjà eu lieu la veille ! Je m’étais en effet trompé de jour et présenté un samedi. »

Il serait très tentant de réunir d’autres observations du même genre, mais je passe. Je vais plutôt vous présenter quelques cas appartenant à un autre groupe, à celui notamment où notre interprétation doit, pour trouver une confirmation, attendre les événements ultérieurs.

Il va sans dire que la condition essentielle de ces cas consiste en ce que la situation psychique actuelle nous est inconnue ou est inaccessible à nos investigations. Notre interprétation possède alors la valeur d’une simple présomption à laquelle nous n’attachons pas grande importance. Mais un fait survient plus tard qui montre que notre première interprétation était justifiée. Je fus un jour invité chez un jeune couple et, au cours de ma visite, la jeune femme m’a raconté en riant que le lendemain de son retour du voyage de noces elle était allée voir sa sœur qui n’est pas mariée, pour l’emmener, comme jadis, faire des achats, tandis que le jeune mari était parti à ses affaires. Tout à coup, elle aperçoit de l’autre côté de la rue un monsieur et dit, un peu interloquée, à sa sœur : « Regarde, voici M. L... » Elle ne s’était pas rendu compte que ce monsieur n’était autre que son mari depuis quelques semaines. Ce récit m’avait laissé une impression pénible, mais je ne voulais pas me fier à la conclusion qu’il me semblait impliquer. Ce n’est qu’au bout de plusieurs années que cette petite histoire m’est revenue à la mémoire : j’avais en effet appris alors que le mariage de mes jeunes gens avait eu une issue désastreuse.

A. Maeder rapporte le cas d’une dame qui, la veille de son mariage, avait oublié d’aller essayer sa robe de mariée et ne s’en est souvenue, au grand désespoir de sa couturière, que tard dans la soirée. Il voit un rapport entre cet oubli et le divorce qui avait suivi de près le mariage. — Je connais une dame, aujourd’hui divorcée, à laquelle il était souvent arrivé, longtemps avant le divorce, de signer de son nom de jeune fille des documents se rapportant à l’administration de ses biens. — Je connais des cas d’autres femmes qui, au cours de leur voyage de noces, avaient perdu leur alliance, accident auquel les événements ultérieurs ont conféré une signification non équivoque. On raconte le cas d’un célèbre chimiste allemand dont le mariage n’a pu avoir lieu, parce qu’il avait oublié l’heure de la cérémonie et qu’au lieu de se rendre à l’église il s’était rendu à son laboratoire. Il a été assez avisé pour s’en tenir à cette seule tentative et mourut très vieux, célibataire.

Vous êtes sans doute tentés de penser que, dans tous ces cas, les actes manqués remplacent les omina ou prémonitions des anciens. Et, en effet, certains omina n’étaient que des actes manqués, comme lorsque quelqu’un trébuchait ou tombait. D’autres avaient toutefois les caractères d’un événement objectif, et non ceux d’un acte subjectif. Mais vous ne vous figurez pas à quel point il est parfois diflicile de discerner si un événement donné appartient à l’une ou à l’autre de ces catégories. L’acte s’entend souvent à revêtir le masque d’un événement passif.

Tous ceux d’entre vous qui ont derrière eux une expérience suffisamment longue se diront peut-être qu’ils se seraient épargné beaucoup de déceptions et de douloureuses surprises s’ils avaient eu le courage et la décision d’interpréter les actes manqués qui se produisent dans les relations inter-humaines comme des signes prémonitoires, et de les utiliser comme indices d’intentions encore secrètes. Le plus souvent, on n’ose pas le faire ; on craint d’avoir l’air de retourner à la superstition, en passant par-dessus la science. Tous les présages ne se réalisent d’ailleurs pas et, quand vous connaîtrez mieux nos théories, vous comprendrez qu’il n’est pas nécessaire qu’ils se réalisent tous.

Les actes manqués ont un sens : telle est la conclusion que nous devons admettre comme se dégageant de l’analyse qui précède et poser à la base de nos recherches ultérieures. Disons-le une fois de plus : nous n’affirmons pas (et vu le but que nous poursuivons, pareille affirmation n’est pas nécessaire) que tout acte manqué soit significatif, bien que je considère la chose comme probable. Il nous suffit de constater ce sens avec une fréquence relative dans les différentes formes d’actes manqués. Il y a d’ailleurs, sous ce rapport, des différences d’une forme à l’autre. Les lapsus, les erreurs d’écriture, etc., peuvent avoir une base purement physiologique, ce qui me paraît peu probable dans les différentes variétés de cas d’oubli (oubli de noms et de projets, impossibilité de retrouver les objets préalablement rangés, etc.), tandis qu’il existe des cas de perte où aucune intention n’intervient probablement, et je crois devoir ajouter que les erreurs qui se commettent dans la vie ne peuvent être jugées d’après nos points de vue que dans une certaine mesure. Vous voudrez bien garder ces limitations présentes à l’esprit, notre point de départ devant être désormais que les actes manqués sont des actes psychiques résultant de l’interférence de deux intentions.

C’est là le premier résultat de la psychanalyse. La psychologie n’avait jamais soupçonné ces interférences ni les phénomènes qui en découlent. Nous avons considérablement agrandi l’étendue du monde psychique ci. nous avons conquis à la psychologie des phénomènes qui auparavant n’en faisaient pas partie.

Arrêtons-nous un instant encore à l’affirmation que les actes manqués sont des « actes psychiques ». Par cette affirmation postulons-nous seulement que les actes psychiques ont un sens, ou implique-t-elle quelque chose de plus ? Je ne pense pas qu’il y ait lieu d’élargir sa portée. Tout ce qui peut être observé dans la vie psychique sera éventuellement désigné sous le nom de phénomène psychique. Il s’agira seulement de savoir si telle manifestation psychique donnée est l’effet direct d’influences somatiques, organiques, physiques, auquel cas elle échappe à la recherche psychologique, ou si elle a pour antécédents immédiats d’autres processus psychiques au-delà desquels commence quelque part la série des influences organiques. C’est à cette dernière éventualité que nous pensons lorsque nous qualifions un phénomène de processus psychique, et c’est pourquoi il est plus rationnel de donner à notre proposition la forme suivante : le phénomène est significatif, il possède un sens, c’est-à-dire qu’il révèle une intention, une tendance et occupe une certaine place dans une série de rapports psychiques.

Il y a beaucoup d’autres phénomènes qui se rapprochent des actes manqués, mais auxquels ce nom ne convient pas. Nous les appelons actes accidentels ou symptomatiques. Ils ont également tous les caractères d’un acte non motivé, insignifiant, dépourvu d’importance, et surtout superflu. Mais ce qui les distingue des actes manqués proprement dits, c’est l’absence d’une intention hostile et perturbatrice venant contrarier une intention primitive. Ils se confondent, d’autre part, avec les gestes et mouvements servant à l’expression des émotions. Font partie de cette catégorie d’actes manqués toutes les manipulations, en apparence sans but, que nous faisons subir, comme en nous jouant, à nos vêtements, à telles ou telles parties de notre corps, à des objets à portée de notre main ; les mélodies que nous chantonnons appartiennent à la même catégorie d’actes, qui sont en général caractérisés par le fait que nous les suspendons, comme nous les avons commencés, sans motifs apparents. Or, je n’hésite pas à affirmer que tous ces phénomènes sont significatifs et se laissent interpréter de la même manière que les actes manqués, qu’ils constituent de petits signes révélateurs d’autres processus psychiques, plus importants, qu’ils sont des actes psychiques au sens complet du mot. Mais je n’ai pas l’intention de m’attarder à cet agrandissement du domaine des phénomènes psychiques : je préfère reprendre l’analyse des actes manqués qui posent devant nous avec toute la netteté désirable les questions les plus importantes de la psychanalyse.

Les questions les plus intéressantes que nous ayons formulées à propos des actes manqués, et auxquelles nous n’ayons pas encore fourni de réponse, sont les suivantes : nous avons dit que les actes manqués résultent de l’interférence de deux intentions différentes, dont l’une peut être qualifiée de troublée, l’autre de perturbatrice ; or, si les intentions troublées ne soulèvent aucune question, il nous importe de savoir, en ce qui concerne les intentions perturbatrices, en premier lieu quelles sont ces intentions qui s’affirment comme susceptibles d’en troubler d’autres et, en deuxième lieu, quels sont les rapports existant entre les troublées et les perturbatrices.

Permettez-moi de prendre de nouveau le lapsus pour le représentant de l’espèce entière et de répondre d’abord à la deuxième de ces questions.

Il peut y avoir entre les deux intentions un rapport de contenu, auquel cas l’intention perturbatrice contredit l’intention troublée, la rectifie ou la complète. Ou bien, et alors le cas devient plus obscur et plus intéressant, il n’y a aucun rapport entre les contenus des deux tendances.

Les cas que nous connaissons déjà et d’autres analogues nous permettent de comprendre sans peine le premier de ces rapports. Presque dans tous les cas où l’on dit le contraire de ce qu’on veut dire, l’intention perturbatrice exprime une opposition à l’égard de l’intention troublée, et l’acte manqué représente le conflit entre ces deux tendances inconciliables. « Je déclare la séance ouverte, mais j’aimerais mieux la clore », tel est le sens du lapsus commis par le président. Un journal politique, accusé de corruption, se défend dans un article qui devait se résumer dans ces mots : « Nos lecteurs nous sont témoins que nous avons toujours défendu le bien général de la façon la plus désintéressée. » Mais le rédacteur chargé de rédiger cette défense écrit : « de la façon la plus intéressée ». Ceci révèle, à mon avis, sa pensée : « Je dois écrire une chose, mais je sais pertinemment le contraire. » Un député qui se propose de déclarer qu’on doit dire à l’Empereur la vérité sans ménagements (« rückhaltlos »), perçoit tout à coup une voix intérieure qui le met en garde contre son audace et lui fait commettre un lapsus où les mots « sans ménagements » (rückhaltlos) sont remplacés par les mots « en courbant l’échine » (rückgratlos) 8.

Dans les cas que vous connaissez et qui laissent l’impression de contractions et d’abréviations, il s’agit de rectifications, d’adjonctions et de continuations par lesquelles une deuxième tendance se fait jour à côté de la première. « Des choses se sont produites (zum Von SCHEIN gekommen) ; je dirais volontiers que c’étaient des cochonneries (SCHWEINEREIEN) » ; résultat : « zuVonSCHWEIN gekommen ». « Les gens qui comprennent cela peuvent être comptés sur les doigts d’une main ; mais non, il n’existe, à vrai dire, qu’une seule personne qui comprenne ces choses ; donc, les personnes qui les comprennent peuvent être comptées sur un seul doigt. » Ou encore : « Mon mari peut manger et boire ce qu’il veut ; mais, vous le savez bien, je ne supporte pas qu’il veuille quelque chose ; donc : il doit manger et boire ce que je veux. » Dans tous les cas, on le voit, le lapsus découle du contenu même de l’intention troublée ou s’y rattache.

L’autre genre de rapports entre les deux intentions interférentes paraît bizarre. S’il n’y a aucun lien entre leurs contenus, d’où vient l’intention perturbatrice et comment se fait-il qu’elle manifeste son action troublante en tel point précis ? L’observation, seule susceptible de fournir une réponse à cette question, permet de constater que le trouble provient d’un courant d’idées qui avait préoccupé la personne en question peu de temps auparavant et que, s’il intervient dans le discours de cette manière particulière, il aurait pu aussi (ce qui n’est pas nécessaire) y trouver une expression différente. Il s’agit d’un véritable écho, mais qui n’est pas toujours et nécessairement produit par des mots prononcés. Ici encore il existe un lien associatif entre l’élément troublé et l’élément perturbateur, mais ce lien, au lieu de résider dans le contenu, est purement artificiel et sa formation résulte d’associations forcées.

En voici un exemple très simple, que j’ai observé moi-même. Je rencontre un jour dans nos belles Dolomites deux dames viennoises, vêtues en touristes. Nous faisons pendant quelque temps route ensemble, et nous parlons des plaisirs et des inconvénients de la vie de touriste. Une des dames reconnaît que la journée du touriste n’est pas exempte de désagréments... « Il est vrai, dit-elle, qu’il n’est pas du tout agréable, lorsqu’on a marché toute une journée au soleil et qu’on a la blouse et la chemise trempées de sueur... » À ces derniers mots, elle a une petite hésitation. Puis elle reprend : « Mais lorsqu’on rentre ensuite nach Hose 9 (au lieu de nach Hause, chez soi) et qu’on peut enfin se changer... » Nous n’avons pas encore analysé ce lapsus, mais je ne pense pas que cela soit nécessaire. Dans sa première phrase, la dame avait l’intention de faire une énumération plus complète : blouse, chemise, pantalon (Hose). Pour des raisons de convenance, elle s’abstient de mentionner ce dernier sous-vêtement, mais dans la phrase suivante, tout à fait indépendante par son contenu de la première, le mot Hose, qui n’a pas été prononcé au moment voulu, apparaît à titre de déformation du mot Hause.

Nous pouvons maintenant aborder la principale question dont nous avons longtemps ajourné l’examen, à savoir : quelles sont ces intentions qui, se manifestant d’une façon si extraordinaire, viennent en troubler d’autres ? Il s’agit évidemment d’intentions très différentes, mais dont nous voulons dégager les caractères communs. Si nous examinons sous ce rapport une série d’exemples, ceux-ci se laissent aussitôt ranger en trois groupes. Font partie du premier groupe les cas où la tendance perturbatrice est connue de celui qui parle et s’est en outre révélée à lui avant le lapsus. Le deuxième groupe comprend les cas où la personne qui parle, tout en reconnaissant dans la tendance perturbatrice une tendance lui appartenant, ne sait pas que cette tendance était déjà active en elle avant le lapsus. Elle accepte donc notre interprétation de celui-ci, mais ne peut pas ne pas s’en montrer étonnée. Des exemples de cette attitude nous sont peut-être fournis plus facilement par des actes manqués autres que les lapsus. Le troisième groupe comprend des cas où la personne intéressée proteste avec énergie contre l’interprétation qu’on lui suggère : non contente de nier l’existence de l’intention perturbatrice avant le lapsus, elle affirme que cette intention lui est tout à fait étrangère. Rappelez-vous le toast du jeune assistant qui propose de « roter » à la prospérité du chef, ainsi que la réponse dépourvue d’aménité que je m’étais attirée lorsque j’ai mis sous les yeux de l’auteur de ce toast l’intention perturbatrice. Vous savez que nous n’avons pas encore réussi à nous mettre d’accord quant à la manière de concevoir ces cas. En ce qui me concerne, la protestation de l’assistant, auteur du toast, ne me trouble en aucune façon et ne m’empêche pas de maintenir mon interprétation, ce qui n’est peut-être pas votre cas : impressionnés par sa dénégation, vous vous demandez sans doute si nous ne ferions pas bien de renoncer à chercher l’interprétation de cas de ce genre et de les considérer comme des actes purement physiologiques, au sens pré-psychanalytique du mot. Je me doute un peu de la cause de votre attitude. Mon interprétation implique que la personne qui parle peut manifester des intentions qu’elle ignore elle-même, mais que je suis à même de dégager d’après certains indices. Et vous hésitez à accepter cette supposition si singulière et grosse de conséquences. Et, pourtant, si vous voulez rester logiques dans votre conception des actes manqués, fondée sur tant d’exemples, vous ne devez pas hésiter à accepter cette dernière supposition, quelque déconcertante qu’elle vous paraisse. Si cela vous est impossible, il ne vous reste qu’à renoncer à la compréhension si péniblement acquise des actes manqués.

Arrêtons-nous un instant à ce qui unit les trois groupes que nous venons d’établir, à ce qui est commun aux trois mécanismes de lapsus. À ce propos, nous nous trouvons heureusement en présence d’un fait qui, lui, est au-dessus de toute contestation. Dans les deux premiers groupes, la tendance perturbatrice est reconnue par la personne même qui parle ; en outre, dans le premier de ces groupes, la tendance perturbatrice se révèle immédiatement avant le lapsus. Mais, aussi bien dans le premier groupe que dans le second, la tendance en question se trouve refoulée. Comme la personne qui parle s’est décidée à ne pas la faire apparaître dans le discours, elle commet un lapsus, c’est-à-dire que la tendance refoulée se manifeste malgré la personne, soit en modifiant l’intention avouée, soit en se confondant avec elle, soit enfin, en prenant tout simplement sa place. Tel est donc le mécanisme du lapsus.

Mon point de vue me permet d’expliquer par le même mécanisme les cas du troisième groupe. Je n’ai qu’à admettre que la seule différence qui existe entre mes trois groupes consiste dans le degré de refoulement de l’intention perturbatrice. Dans le premier groupe, cette intention existe et est aperçue de la personne qui parle, avant sa manifestation ; c’est alors que se produit le refoulement dont l’intention se venge par le lapsus. Dans le deuxième groupe, le refoulement est plus accentué et l’intention n’est pas aperçue avant le commencement du discours. Ce qui est étonnant, c’est que ce refoulement, assez profond, n’empêche pas l’intention de prendre part à la production du lapsus. Cette situation nous facilite singulièrement l’explication de ce qui se passe dans le troisième groupe. J’irai même jusqu’à admettre qu’on peut saisir dans l’acte manqué la manifestation d’une tendance, refoulée depuis longtemps, depuis très longtemps même, de sorte que la personne qui parle ne s’en rend nullement compte et est bien sincère lorsqu’elle en nie l’existence. Mais même en laissant de côté le problème relatif au troisième groupe, vous ne pouvez pas ne pas adhérer à la conclusion qui découle de l’observation d’autres cas, à savoir que le refoulement d’une intention de dire quelque chose constitue la condition indispensable d’un lapsus.

Nous pouvons dire maintenant que nous avons réalisé de nouveaux progrès quant à la compréhension des actes manqués. Nous savons non seulement que ces actes sont des actes psychiques ayant un sens et marqués d’une intention, qu’ils résultent de l’interférence de deux intentions différentes, mais aussi qu’une de ces intentions doit, avant le discours, avoir subi un certain refoulement pour pouvoir se manifester par la perturbation de l’autre. Elle doit être troublée elle-même, avant de pouvoir devenir perturbatrice. Il va sans dire qu’avec cela nous n’acquérons pas encore une explication complète des phénomènes que nous appelons actes manqués. Nous voyons aussitôt surgir d’autres questions, et nous pressentons en général que plus nous avancerons dans notre étude, plus les occasions de poser de nouvelles questions seront nombreuses. Nous pouvons demander, par exemple, pourquoi les choses ne se passent pas beaucoup plus simplement. Lorsque quelqu’un a l’intention de refouler une certaine tendance, au lieu de la laisser s’exprimer, on devrait se trouver en présence de l’un des deux cas suivants : ou le refoulement est obtenu, et alors rien ne doit apparaître de la tendance perturbatrice ; ou bien le refoulement n’est pas obtenu, et alors le tendance en question doit s’exprimer franchement et complètement. Mais les actes manqués résultent de compromis ; ils signifient que le refoulement est à moitié manqué et à moitié réussi, que l’intention menacée, si elle n’est pas complètement supprimée, est suffisamment refoulée pour ne pas pouvoir se manifester, abstraction faite de certains cas isolés, telle quelle, sans modifications. Nous sommes en droit de supposer que la production de ces effets d’interférence ou de compromis exige certaines conditions particulières, mais nous n’avons pas la moindre idée de la nature de ces conditions. Je ne crois pasque même une étude plus approfondie des actes manqués nous aide à découvrir ces conditions inconnues. Pour arriver à ce résultat, il nous faudra plutôt explorer au préalable d’autres récrions obscures de la vie psychique ; seules les analogies que nous y trouverons nous donneront le courage de formuler les hypothèses susceptibles de nous conduire à une explication plus complète des actes manqués. Mais il y a autre chose : alors même qu’on travaille sur de petits indices, comme nous le faisons ici, on s’expose à certains dangers. Il existe une maladie psychique, appelée Paranoïa combinatoire, dans laquelle les petits indices sont utilisés d’une façon illimitée, et je n’affirmerais pas que toutes les conclusions qui en sont déduites soient exactes. Nous ne pouvons nous préserver contre ces dangers qu’en donnant à nos observations une base aussi large que possible, grâce à la répétition des mêmes impressions, quelle que soit la sphère de la vie psychique que nous explorons.

Nous allons donc abandonner ici l’analyse des actes manqués. Je vais seulement vous recommander ceci : gardez dans votre mémoire, à titre de modèle, la manière dont nous avons traité ces phénomènes. D’après cette manière, vous pouvez juger d’ores et déjà quelles sont les intentions de notre psychologie. Nous ne voulons pas seulement décrire et classer les phénomènes, nous voulons aussi les concevoir comme étant des indices d’un jeu de forces s’accomplissant dans l’âme, comme la manifestation de tendances ayant un but défini et travaillant soit dans la même direction, soit dans des directions opposées. Nous cherchons à nous former une conception dynamique des phénomènes psychiques. Dans notre conception, les phénomènes perçus doivent s’effacer devant les tendances seulement admises.

Nous n’irons pas plus avant dans l’étude des actes manqués ; mais nous pouvons encore faire dans ce domaine une incursion au cours de laquelle nous retrouverons des choses connues et eu découvrirons quelques nouvelles. Pour ce faire, nous nous en tiendrons à la division en trois groupes que nous avons établie au début de nos recherches : a) le lapsus, avec ses subdivisions en erreurs d’écriture, de lecture, fausse audition ; b) l’oubli, avec ses subdivisions correspondant à l’objet oublié (noms propres, mots étrangers, projets, impressions) ; c) la méprise, la perte, l’impossibilité de retrouver un objet rangé. Les erreurs ne nous intéressent qu’en tant qu’elles se rattachent à l’oubli, à la méprise, etc.

Nous avons déjà beaucoup parlé du lapsus ; et, pourtant, nous avons encore quelque chose à ajouter à son sujet. Au lapsus se rattachent de petits phénomènes affectifs qui ne sont pas dépourvus d’intérêt. On ne reconnaît pas volontiers qu’on a commis un lapsus ; il arrive souvent qu’on n’entende pas son propre lapsus, alors qu’on entend toujours celui d’autrui. Le lapsus est aussi, dans une certaine mesure, contagieux ; il n’est pas facile de parler de lapsus, sans en commettre un soi-même. Les lapsus les plus insignifiants, ceux qui ne nous apprennent rien de particulier sur des processus psychiques cachés, ont cependant des raisons qu’il n’est pas difficile se saisir. Lorsque, par suite d’un trouble quelconque, survenu au moment de la prononciation d’un mot donné , quelqu’un émet brièvement une voyelle longue, il ne manque pas d’allonger la voyelle brève qui vient immédiatement après, commettant ainsi un nouveau lapsus destiné à compenser le premier. Il en est de même, lorsque quelqu’un prononce improprement ou négligemment une voyelle double ; il cherche à se corriger en prononçant la voyelle double suivante de façon à rappeler la prononciation exacte de la première : on dirait que la personne qui parle tient à montrer à son auditeur qu’elle connaît sa langue maternelle et ne se désintéresse pas de la prononciation correcte. La deuxième déformation, qu’on peut appeler compensatrice, a précisément pour but d’attirer l’attention de l’auditeur sur la première et de lui montrer qu’on s’en est aperçu soi-même. Les lapsus les plus simples, les plus fréquents et les plus insignifiants consistent en contractions et anticipations qui se manifestent dans des parties peu apparentes du discours. Dans une phrase un peu longue, par exemple, on commet le lapsus consistant à prononcer par anticipation le dernier mot de ce qu’on veut dire. Ceci donne l’impression d’une certaine impatience d’en finir avec la phrase, on atteste en général une certaine répugnance à communiquer cette phrase ou tout simplement à parler. Nous arrivons ainsi aux cas limites où les différences entre la conception psychanalytique du lapsus et sa conception physiologique ordinaire s’effacent. Nous prétendons qu’il existe dans ces cas une tendance qui trouble l’intention devant s’exprimer dans le discours ; mais cette tendance nous annonce seulement son existence, et non le but qu’elle poursuit elle-même. Le trouble qu’elle provoque suit certaines influences tonales ou affinités associatives et peut être conçu comme servant à détourner l’attention de ce qu’on veut dire. Mais ni ce trouble de l’attention, ni ces affinités associatives ne suffisent à caractériser la nature même du processus. L’un et l’autre n’en témoignent pas moins de l’existence d’une intention perturbatrice, sans que nous puissions nous former une idée de sa nature d’après ses effets, comme nous le pouvons dans les cas plus accentués.

Les erreurs d’écriture que j’aborde maintenant ressemblent tellement au lapsus de la parole qu’elles ne peuvent nous fournir aucun nouveau point de vue. Essayons tout de même de glaner un peu dans ce domaine. Les fautes, les contractions, le tracé anticipé de mots devant venir plus tard, et surtout de mots devant venir en dernier lieu, tous ces accidents attestent manifestement qu’on n’a pas grande envie d’écrire et qu’on est impatient d’en finir ; des effets plus prononcés des erreurs d’écriture laissent reconnaître la nature et l’intention de la tendance perturbatrice. On sait en général, lorsqu’on trouve un lapsus calami dans une lettre, que la personne qui a écrit n’était pas tout à fait dans son état normal ; mais on ne peut pas toujours établir ce qui lui est arrivé. Les erreurs d’écriture sont aussi rarement remarquées par leurs auteurs que les lapsus de la parole. Nous signalons l’intéressante observation suivante : il y a des gens qui ont l’habitude de relire, avant de les expédier, les lettres qu’ils ont écrites. D’autres n’ont pas cette habitude, mais lorsqu’ils le font une fois par hasard, ils ont toujours l’occasion de trouver et de corriger une erreur frappante. Comment expliquer ce fait ? On dirait que ces gens savent cependant qu’ils ont commis un lapsus en écrivant. Devons-nous l’admettre réellement ?

À l’importance pratique des lapsus calami se rattache un intéressant problème. Vous vous rappelez sans doute le cas de l’assassin H... qui, se faisant passer pour un bactériologiste, savait se procurer dans les instituts scientifiques des cultures de microbes pathogènes excessivement dangereux et utilisait ces cultures pour supprimer par cette méthode ultra-moderne des personnes qui lui tenaient de près. Un jour cet homme adressa à la direction d’un de ces instituts une lettre dans laquelle il se plaignait de l’inefficacité des cultures qui lui ont été envoyées, mais il commit une erreur en écrivant, de sorte qu’à la place des mots « dans mes essais sur des souris ou des cobayes », on pouvait lire distinctement : « dans mes essais sur des hommes ». Cette erreur frappa d’ailleurs les médecins de l’Institut en question qui, autant que je sache, n’en ont tiré aucune conclusion. Croyez-vous que les médecins n’auraient pas été bien inspirés s’ils avaient pris cette erreur pour un aveu et provoqué une enquête qui aurait coupé court à temps aux exploits de cet assassin ? Ne trouvez-vous pas que dans ce cas l’ignorance de notre conception des actes manqués a été la cause d’un retard infiniment regrettable ? En ce qui me concerne, cette erreur m’aurait certainement paru très suspecte ; mais à son utilisation à titre d’aveu s’opposent des obstacles très graves. La chose n’est pas aussi simple qu’elle le paraît. Le lapsus d’écriture constitue un indice incontestable, mais à lui seul il ne suffit pas à justifier l’ouverture d’une instruction. Certes, le lapsus d’écriture atteste crue l’homme est préoccupé par l’idée d’infecter ses semblables, mais il ne nous permet pas de décider s’il s’agit là d’un projet malfaisant bien arrêté ou d’une fantaisie sans aucune portée pratique. Il est même possible que l’homme qui a commis ce lapsus d’écriture trouve les meilleurs arguments subjectifs pour nier cette fantaisie et pour l’écarter comme lui étant tout à fait étrangère. Vous comprendrez mieux plus tard les possibilités de ce genre, lorsque nous aurons à envisager la différence qui existe entre la réalité psychique et la réalité matérielle. N’empêche qu’il s’agit là d’un cas où un acte manqué avait acquis ultérieurement une importance insoupçonnée.

Dans les erreurs de lecture, nous nous trouvons en présence d’une situation psychique qui diffère nettement de celle des lapsus de la parole et de l’écriture. L’une des deux tendances concurrentes est ici remplacée par une excitation sensorielle, ce qui la rend peut-être moins résistante. Ce que nous avons à lire n’est pas une émanation de notre vie psychique, comme les choses que nous nous proposons d’écrire. C’est pourquoi les erreurs de lecture consistent en la plupart des cas dans une substitution complète. Le mot à lire est remplacé par un autre, sans qu’il existe nécessairement un rapport de contenu entre le texte et l’effet de l’erreur, la substitution se faisant généralement en vertu d’une simple ressemblance entre les deux mots. L’exemple de Lichtenberg : Agamemnon, au lieu de angenommen, — est le meilleur de ce groupe. Si l’on veut découvrir la tendance perturbatrice, cause de l’erreur, on doit laisser tout à fait de côté le texte mal lu et commencer l’examen analytique en posant ces deux questions : quelle est la première idée qui -vient à l’esprit et qui se rapproche le plus de l’erreur commise, et dans quelle situation l’erreur a-t-elle été commise ? Parfois la connaissance de la situation suffit à elle seule à expliquer l’erreur. Exemple : quelqu’un éprouvant un certain besoin naturel erre dans une ville étrangère et aperçoit à la hauteur du premier étage d’une maison une grande enseigne portant l’inscription : « CLOSEThaus (W.C.). »Il a le temps de s’étonner que l’enseigne soit placée si haut, avant de s’apercevoir que c’est « CORSEThaus (Maison de Corsets) » qu’il faut lire. Dans d’autres cas, l’erreur, précisément parce qu’elle est indépendante du contenu du texte, exige une analyse approfondie qui ne réussit que si l’on est exercé dans la technique psychanalytique et si l’on a confiance en elle. Mais le plus souvent il est beaucoup plus facile d’obtenir l’explication d’une erreur de lecture. Comme dans l’exemple Lichtenberg (Agamemnon au lieu de angenommen), le mot substitué révèle sans difficulté le courant d’idées qui constitue la source du trouble. En temps de guerre, par exemple, il arrive souvent qu’on lise les noms de villes, de chefs militaires et des expressions militaires, qu’on entend de tous côtés, chaque fois qu’on se trouve en présence de mots ayant une certaine ressemblance avec ces mots et expressions. Ce qui nous intéresse et nous préoccupe vient prendre la place de ce qui nous est étranger et ne nous intéresse pas encore. Les reflets de nos idées troublent nos perceptions nouvelles.

Les erreurs de lecture nous offrent aussi pas mal de cas où c’est le texte même de ce qu’on lit qui éveille la tendance perturbatrice, laquelle le transforme alors le plus souvent en son contraire. On se trouve en présence d’une lecture indésirable et, grâce à l’analyse, on se rend compte que c’est le désir intense d’éviter une certaine lecture qui est responsable de sa déformation.

Dans les erreurs de lecture les plus fréquentes, que nous avons mentionnées en premier lieu, les deux facteurs auxquels nous avons attribué un rôle important dans les actes manqués ne jouent qu’un rôle très secondaire : nous voulons parler du conflit de deux tendances et du refoulement de l’une d’elles, lequel refoulement réagit précisément par l’effet de l’acte manqué. Ce n’est pas que les erreurs de lecture présentent des caractères en opposition avec ces facteurs, mais l’empiétement du courant d’idées qui aboutit à l’erreur de lecture est beaucoup plus fort que le refoulement que ce courant avait subi précédemment. C’est dans les diverses modalités de l’acte manqué provoqué par l’oubli que ces deux facteurs ressortent avec le plus de netteté.

L’oubli de projets est un phénomène dont l’interprétation ne souffre aucune difficulté et, ainsi que nous l’avons vu, n’est pas contestée même par les profanes. La tendance qui trouble un projet consiste toujours dans une intention contraire, dans un non-vouloir dont il nous reste seulement à savoir pourquoi il ne s’exprime pas autrement et d’une manière moins dissimulée. Mais l’existence de ce contre-vouloir est incontestable. On réussit bien quelquefois à apprendre quelque chose sur les raisons qui obligent à dissimuler ce contre-vouloir : c’est qu’en se dissimulant il atteint toujours son but qu’il réalise dans l’acte manqué, alors qu’il serait sûr d’être écarté s’il se présentait comme une contradiction franche. Lorsqu’il se produit, dans l’intervalle qui sépare la conception d’un projet de son exécution, un changement important de la situation psychique, changement incompatible avec l’exécution de ce projet, l’oubli de celui-ci ne peut plus être taxé d’acte manqué. Cet oubli n’étonne plus, car on se rend bien compte que l’exécution du projet serait superflue dans la situation psychique nouvelle. L’oubli d’un projet ne peut être considéré comme un acte manqué que dans le cas où nous ne croyons pas à un changement de cette situation.

Les cas d’oubli de projets sont en général tellement uniformes et évidents qu’ils ne présentent aucun intérêt pour notre recherche. Sur deux points cependant l’étude de cet acte manqué est susceptible de nous apprendre quelque chose de nouveau. Nous avons dit que l’oubli, donc la non-exécution d’un projet, témoigne d’un contre-vouloir hostile à celui-ci. Ceci reste vrai, mais, d’après nos recherches, le contre-vouloir peut être direct ou indirect. Pour montrer ce que nous entendons par contre-vouloir indirect, nous ne saurions mieux faire que de citer un exemple ou deux. Lorsque le tuteur oublie de recommander son pupille auprès d’une tierce personne, son oubli peut tenir à ce que ne s’intéressant pas outre mesure à son pupille il n’éprouve pas grande envie de faire la recommandation nécessaire. C’est du moins ainsi que le pupille interprétera l’oubli du tuteur. Mais la situation peut être plus compliquée. La répugnance à réaliser son dessein peut, chez le tuteur, provenir d’ailleurs et être tournée d’un autre côté. Le pupille petit notamment n’être pour rien dans l’oubli, lequel serait déterminé par des causes se rattachant à la tierce personne. Vous voyez ainsi combien difficultueuse peut être l’utilisation pratique de nos interprétations. Malgré la justesse de son interprétation, le pupille court le risque de devenir trop méfiant et injuste à l’égard de son tuteur. Ou encore, lorsque quelqu’un oublie un rendez-vous qu’il avait accepté et auquel il est lui-même décidé à assister, la raison la plus vraisemblable de l’oubli devra être cherchée le plus souvent dans le peu de sympathie qu’on nourrit à l’égard de la personne que l’on devait rencontrer. Mais, dans ce cas, l’analyse pourrait montrer que la tendance perturbatrice se rapporte, non à la personne, mais à l’endroit où doit avoir lieu le rendez-vous et qu’on voudrait éviter à cause d’un pénible souvenir qui s’y rattache. Autre exemple : lorsqu’on oublie d’expédier une lettre, la tendance perturbatrice peut bien tirer son origine du contenu de la lettre ; mais il se peut aussi que ce contenu soit tout à fait anodin et que l’oubli provienne de ce qu’il rappelle par quelque côté le contenu d’une autre lettre, écrite jadis, et qui a fait naître directement la tendance perturbatrice : on peut dire alors que le contre-vouloir s’est étendu de la lettre précédente, où il était justifié, à la lettre actuelle qui ne le justifie en aucune façon. Vous voyez ainsi qu’on doit procéder avec précaution et prudence, même dans les interprétations les plus exactes en apparence ; ce qui a la même valeur au point de vue psychologique peut se montrer susceptible de plusieurs interprétations au point de vue pratique.

Des phénomènes comme ceux dont je viens de vous parler peuvent vous paraître extraordinaires. Vous pourriez vous demander si le contre-vouloir « indirect » n’imprime pas au processus un caractère pathologique. Mais je puis vous assurer que ce processus est également tout à fait compatible avec l’état normal, avec l’état de santé. Comprenez-moi bien toutefois. Je ne suis nullement porté à admettre l’incertitude de nos interprétations analytiques. La possibilité de multiples interprétations de l’oubli de projets subsiste seulement, tant que nous n’avons pas entrepris l’analyse du cas et tant que nos interprétations n’ont pour base que nos suppositions d’ordre général. Toutes les fois que nous nous livrons à l’analyse de la personne intéressée, nous apprenons avec une certitude suffisante s’il s’agit d’un contre-vouloir direct et quelle en est la source.

Un autre point est le suivant : ayant constaté que dans mi grand nombre de cas l’oubli d’un projet se ramène à un contre-vouloir, nous nous sentons encouragés à étendre la même conclusion à une autre série de cas où la personne analysée, ne se contentant pas de ne pas confirmer le contre-vouloir que nous avons dégagé, le nie tout simplement. Songez aux nombreux cas où l’on oublie de rendre les livres qu’on avait empruntés, d’acquitter des factures ou de payer des dettes. Nous devons avoir l’audace d’affirmer à la personne intéressée qu’elle a l’intention de garder les livres, de ne pas payer les dettes, alors même que cette personne niera l’intention que nous lui prêterons, sans être à même de nous expliquer son attitude par d’autres raisons. Nous lui dirons qu’elle a cette intention et qu’elle ne s’en rend pas compte, mais que, quant à nous, il nous suffit qu’elle se trahisse par l’effet de l’oubli. L’autre nous répondra que c’est précisément pourquoi il ne s’en souvient pas. Vous voyez ainsi que nous aboutissons à une situation dans laquelle nous nous sommes déjà trouvés une fois. En voulant donner tout leur développement logique à nos interprétations aussi variées que justifiées des actes manqués, nous sommes immanquablement amenés à admettre qu’il existe chez l’homme des tendances susceptibles d’agir sans qu’il le sache. Mais en formulant cette proposition, nous nous mettons en opposition avec toutes les conceptions en vigueur dans la vie et dans la psychologie.

L’oubli de noms propres, de noms et de mots étrangers se laisse de même expliquer par une intention contraire se rattachant directement ou indirectement au nom ou au mot en question. Je vous ai déjà cité antérieurement plusieurs exemples de répugnance directe à l’égard de noms et de mots. Mais dans ce genre d’oublis la détermination indirecte est la plus fréquente et ne peut le plus souvent être établie qu’à la suite d’une minutieuse analyse. C’est ainsi que la dernière guerre, au cours de laquelle nous nous sommes vus obligés de renoncer à tant de nos affections de jadis, a créé les associations les plus bizarres qui ont eu pour effet d’affaiblir notre mémoire de noms propres. Il m’est arrivé récemment de ne pas pouvoir reproduire le nom de l’inoffensive ville morave Bisenz, et l’analyse a montré qu’il ne s’agissait pas du tout d’une hostilité de ma part à l’égard de cette ville, mais que l’oubli tenait plutôt à la ressemblance qui existe entre son nom et celui du palais Bisenzi, à Orvieto, dans lequel j’ai fait autrefois plusieurs séjours agréables. Ici, nous nous trouvons pour la première fois en présence d’un principe qui, au point de vue de la motivation de la tendance favorisant l’oubli de noms, se révèlera plus tard comme jouant un rôle prépondérant dans la détermination de symptômes névrotiques : il s’agit notamment du refus de la mémoire d’évoquer des souvenirs associés à des sensations pénibles des souvenirs dont l’évocation serait de nature à reproduire ces sensations. Dans cette tendance à éviter le déplaisir que peuvent causer les souvenirs ou d’autres actes psychiques, dans cette fuite psychique devant tout ce qui est pénible, nous devons voir l’ultime raison efficace, non seulement de l’oubli de noms, mais aussi de beaucoup d’autres actes manqués, tels que négligences, erreurs, etc.

Mais il semble que l’oubli des noms soit particulièrement facilité par des facteurs psycho-physiologiques ; aussi peut-on l’observer, même dans des cas où n’intervient aucun élément en rapport avec une sensation de déplaisir. Lorsque vous vous trouvez en présence de quelqu’un ayant tendance à oublier des noms, la recherche analytique vous permettra toujours de constater que, si certains noms lui échappent, ce n’est pas parce qu’ils lui déplaisent ou lui rappellent des souvenirs. désagréables, mais parce qu’ils appartiennent chez lui à d’autres cycles d’associations avec lesquels ils se trouvent en rapports plus étroits. On dirait que ces noms sont attachés à ces cycles et sont refusés à d’autres associations qui peuvent se former selon les circonstances. Rappelez-vous les artifices de la mnémotechnique et vous constaterez non sans un certain étonnement que des noms sont oubliés par suite des associations mêmes qu’on établit intentionnellement pour les préserver contre l’oubli. Nous en avons un exemple des plus typiques dans les noms propres de personnes qui, cela va sans dire, doivent avoir, pour des hommes différents, une valeur psychique différente. Prenez, par exemple, le prénom Théodore. Il ne signifie rien pour certains d’entre vous ; pour un autre, c’est le prénom du père, d’un frère, d’un ami, ou même le sien. L’expérience analytique vous montrera que les premiers ne courent pas le risque d’oublier qu’une certaine personne étrangère porte ce nom, tandis que les autres auront toujours une tendance à refuser à un étranger un nom qui leur semble réservé à leurs relations personnelles. Et, maintenant qu’à cet obstacle associatif viennent s’ajouter l’action du principe de déplaisir et celle d’un mécanisme indirect : alors seulement vous pourrez vous faire une idée adéquate, du degré de complication qui caractérise la détermination de l’oubli momentané d’un nom. Mais une analyse serrée est capable de débrouiller tous les fils de cet écheveau compliqué.

L’oubli d’impressions et d’événements vécus fait ressortir, avec plus de netteté et d’une façon plus exclusive que dans les cas d’oubli de noms, l’action de la tendance qui cherche à éloigner du souvenir tout ce qui est désagréable. Cet oubli ne peut être considéré comme un acte manqué que dans la mesure où, envisagé à la lumière de notre expérience de tous les jours, il nous apparaît surprenant et injustifié, c’est-à-dire lorsque l’oubli porte, par exemple, sur des impressions trop récentes ou trop importantes ou sur des impressions dont l’absence forme une lacune dans un ensemble dont on garde un souvenir parfait. Pourquoi et comment pouvons-nous oublier en général et, entre autres, des événements qui, tels ceux de nos premières années d’enfance, nous ont certainement laissé une impression des plus profondes ? C’est là un problème d’un ordre tout à fait différent, dans la solution duquel nous pouvons bien assigner un certain rôle à la défense contre les sensations de peine, tout en prévenant que ce facteur est loin d’expliquer le phénomène dans sa totalité. C’est un fait incontestable que des impressions désagréables sont oubliées facilement. De nombreux psychologues se sont aperçus de ce fait qui fit sur le grand Darwin une impression tellement profonde qu’il s’est imposé la « règle d’or » de noter avec un soin particulier les observations qui semblaient défavorables à sa théorie et qui, ainsi qu’il a eu l’occasion de le constater, ne voulaient pas se fixer dans sa mémoire.

Ceux qui entendent parler pour la première fois de l’oubli comme moyen de défense contre les souvenirs pénibles manquent rarement de formuler cette objection que, d’après leur propre expérience, ce sont plutôt les souvenirs pénibles qui s’effacent difficilement, qui reviennent sans cesse, quoi qu’on fasse pour les étouffer, et vous torturent sans répit, comme c’est le cas, par exemple, des souvenirs d’offenses et d’humiliations. Le fait est exact, mais l’objection ne porte pas. Il importe de ne pas perdre de vue le fait que la vie psychique est un champ de bataille et une arène où luttent des tendances opposées ou, pour parler un langage moins dynamique,qu’elle se compose de contradictions et de couples antinomiques. En prouvant l’existence d’une tendance déterminée, nous ne prouvons pas par là même l’absence d’une autre tendance, agissant en sens contraire. Il y a place pour l’une et pour l’autre. Il s’agit seulement de connaître les rapports qui s’établissent entre les oppositions, les actions qui émanent de l’une et de l’autre.

La perte et l’impossibilité de retrouver des objets rangés nous intéressent tout particulièrement, à cause de la multiplicité d’interprétations dont ces deux actes manqués sont susceptibles et de la variété des tendances auxquelles ils obéissent. Ce qui est commun à tous les cas, c’est la volonté de perdre ; ce qui diffère d’un cas à l’autre, c’est la raison et c’est le but de la perte. On perd un objet lorsqu’il est usé, lorsqu’on a l’intention de le remplacer par un meilleur, lorsqu’il a cessé de plaire, lorsqu’on le tient d’une personne avec laquelle on a cessé d’être en bons termes ou lorsqu’il a été acquis dans des circonstances auxquelles on ne veut plus penser. Le fait de laisser tomber, de détériorer, de casser un objet peut servir aux mêmes fins. L’expérience a été faite dans la vie sociale que des enfants imposés et nés hors mariage sont beaucoup plus fragiles que les enfants reconnus comme légitimes. Ce résultat n’est pas le fait de la grossière technique de faiseuses d’anges ; il s’explique par une certaine négligence dans les soins donnés aux premiers. Il se pourrait que la conservation des objets tombât sous la même explication que la conservation des enfants.

Mais dans d’autres cas on perd des objets qui n’ont rien perdu de leur valeur, avec la seule intention de sacrifier quelque chose au sort et de s’épargner ainsi une autre perte qu’on redoute. L’analyse montre que cette manière de conjurer le sort est assez répandue chez nous et que pour cette raison nos pertes sont souvent un sacrifice volontaire. La perte peut également être l’expression d’un défi ou d’une pénitence. Bref, les motivations plus éloignées de la tendance à se débarrasser d’un objet par la perte sont innombrables.

Comme les autres erreurs, la méprise est souvent utilisée à réaliser des désirs qu’on devrait se refuser. L’intention revêt alors le masque d’un heureux hasard. Un de nos amis, par exemple, qui prend le train pour aller faire, dans les environs de la ville, une visite à laquelle il ne tenait pas beaucoup, se trompe de train à la gare de correspondance et reprend celui qui retourne à la ville. Ou, encore, il arrive que, désirant, au cours d’un voyage, faire dans une station intermédiaire une halte incompatible avec certaines obligations, on manque comme par hasard une correspondance, ce qui permet en fin de compte de s’offrir l’arrêt voulu. Je puis encore vous citer le cas d’un de mes malades auquel j’avais défendu d’appeler sa maîtresse au téléphone, mais qui, toutes les fois qu’il voulait me téléphoner, appelait « par erreur », « mentalement », un faux numéro qui était précisément celui de sa maîtresse. Voici enfin l’observation concernant une méprise que nous rapporte un ingénieur : observation élégante et d’une importance pratique considérable, en ce qu’elle nous fait toucher du doigt les préliminaires des dommages causés à un objet :

« Depuis quelque temps, j’étais occupé, avec plusieurs de mes collègues de l’École supérieure, à une série d’expériences très compliquées sur l’élasticité, travail dont nous nous étions chargés bénévolement, mais qui commençait à nous prendre un temps exagéré. Un jour où je me rendais au laboratoire avec mon collègue F..., celui-ci me dit qu’il était désolé d’avoir à perdre tant de temps aujourd’hui, attendu qu’il avait beaucoup à faire chez lui. Je ne pus que l’approuver et j’ajoutai en plaisantant et en faisant allusion à un incident qui avait eu lieu la semaine précédente : « Espérons que la machine restera aujourd’hui en panne comme l’autre fois, ce qui nous permettra d’arrêter le travail et de partir de bonne heure (1) »

« Lors de la distribution du travail, mon collègue F... se trouva chargé de régler la soupape de la presse, c’est-à-dire de laisser pénétrer lentement le liquide de pression de l’accumulateur dans le cylindre de la presse hydraulique, en ouvrant avec précaution la soupape ; celui qui dirige l’expérience se tient près du manomètre et doit, lorsque la pression voulue est atteinte, s’écrier à haute voix : « Halte ! » Ayant entendu cet appel, F... saisit la soupape et la tourne de toutes ses forces... à gauche (toutes les soupapes sans exception se ferment par rotation à droite !) Il en résulte que toute la pression de l’accumulateur s’exerce dans la presse, ce qui dépasse la résistance de la canalisation et a pour effet la rupture d’une soudure de tuyaux : accident sans gravité, mais qui nous oblige d’interrompre le travail et de rentrer chez nous. Ce qui est curieux, c’est que mon ami F..., auquel j’ai eu l’occasion quelque temps après de parler de cet accident, prétendait ne pas s’en souvenir, alors que j’en ai gardé, en ce qui me concerne, un souvenir certain. »

Des cas comme celui-ci sont de nature à vous suggérer le soupçon que si les mains de vos serviteurs se transforment si souvent en ennemies des objets que vous possédez dans votre maison, cela peut ne pas être dû à un hasard inoffensif. Mais vous pouvez également vous demander si c’est toujours par hasard qu’on se fait du mal à soi-même et qu’on met en danger sa propre intégrité. Soupçon et question que l’analyse des observations dont vous pourrez disposer éventuellement vous permettra de vérifier et de résoudre.

Je suis loin d’avoir épuisé tout ce qui peut être dit au sujet des actes manqués. Il reste encore beaucoup de points à examiner et à discuter. Mais je serais très satisfait si je savais que j’ai réussi, par le peu que je vous ai dit, à ébranler vos anciennes idées sur le sujet qui nous occupe et à vous rendre prêts à en accepter de nouvelles. Pour le reste, je n’éprouve aucun scrupule à laisser les choses au point où je les ai amenées, sans pousser plus loin. Nos principes ne tirent pas toute leur démonstration des seuls actes manqués, et rien ne nous oblige à borner nos recherches, en les faisant porter uniquement sur les matériaux que ces actes nous fournissent. Pour nous, la grande valeur des actes manqués consiste dans leur fréquence, dans le fait que chacun peut les observer facilement sur soi-même et que leur production n’a pas pour condition nécessaire un état morbide quelconque. En terminant, je voudrais seulement vous rappeler une de vos questions que j’ai jusqu’à présent laissée sans réponse : puisque, d’après les nombreux exemples que nous connaissons, les hommes sont souvent si proches de la compréhension des actes manqués et se comportent souvent comme s’ils en saisissaient le sens, comment se fait-il que, d’une façon générale, ces mêmes phénomènes leur apparaissent souvent comme accidentels, comme dépourvus de sens et d’importance et qu’ils se montrent si réfractaires à leur explication psychanalytique ?

Vous avez raison : il s’agit là d’un fait étonnant et qui demande une explication. Mais au lieu de vous donner cette explication toute faite, je préfère, par des enchaînements successifs, vous rendre à même de la trouver, sans que j’aie besoin de venir à votre secours.

(...)

Théorie générale des névroses (Tome II)
20. La vie sexuelle de l’homme

On pourrait croire que tout le monde s’accorde sur le sens qu’il faut attacher au mot « sexuel ». Avant tout, le sexuel n’est-il pas l’indécent, ce dont il ne faut pas parler ? Je me suis laissé raconter que les élèves d’un célèbre psychiatre, voulant convaincre leur maître que les symptômes des hystériques ont le plus souvent un caractère sexuel, l’ont amené devant le lit d’une hystérique dont les crises simulaient incontestablement le travail de l’accouchement. Ce que voyant, le professeur dit avec dédain : « L’accouchement n’a rien d’un acte sexuel. » Sans doute, un accouchement n’est pas toujours et nécessairement un acte indécent.

Vous me blâmez sans doute de plaisanter à propos de choses aussi sérieuses. Mais ce que je vous dis là est loin d’être une plaisanterie. C’est que le contenu de la notion de « sexuel » ne se laisse pas définir facilement. On pourrait dire que tout ce qui se rattache aux différences séparant les sexes est sexuel, mais ce serait là une définition aussi vague que vaste. En tenant principalement compte de l’acte sexuel lui-même, vous pourriez dire qu’est sexuel tout ce qui se rapporte à l’intention de se procurer une jouissance à l’aide du corps, et plus particulièrement des organes génitaux, du sexe opposé, bref tout ce qui se rapporte au désir de l’accouplement et de l’accomplissement de l’acte sexuel. Par cette définition, vous vous rapprocheriez de ceux qui identifient le sexuel avec l’indécent et vous auriez raison de dire que l’accouchement n’a rien de sexuel. Mais en faisant de la procréation le noyau de la sexualité, vous courez le risque d’exclure de votre définition une foule d’actes qui, tels que la masturbation ou même le baiser, sans avoir la procréation pour but, n’en sont pas moins de nature sexuelle. Mais nous savons déjà que tous les essais de définition font naître des difficultés ; n’espérons donc pas qu’il en sera autrement dans le cas qui nous occupe. Nous pouvons soupçonner qu’au cours du développement de la notion de « sexuel », il s’est produit quelque chose qui, selon l’excellente expression de H. Silberer, a eu pour conséquence une « erreur par dissimulation ». Tout bien considéré, nous ne sommes cependant pas privés de toute orientation quant à ce que les hommes appellent « sexuel ».

Une définition tenant compte à la fois de l’opposition des sexes, de la jouissance sexuelle, de la fonction de la procréation et du caractère indécent d’une série d’actes et d’objets qui doivent rester cachés, — une telle définition disons-nous, peut suffire à tous les besoins pratiques de la vie. Mais la science ne saurait s’en contenter. Grâce à des recherches minutieuses et qui ont exigé de la part des sujets examinés beaucoup de désintéressement et une grande maîtrise sur eux-mêmes, nous avons pu constater l’existence de groupes entiers d’individus dont la « vie sexuelle » diffère d’une façon frappante de la représentation moyenne et courante. Quelques-uns de ces « pervers ont, pour ainsi dire, rayé de leur programme la différence sexuelle. Seuls des individus du même sexe qu’eux sont susceptibles d’exciter leurs désirs sexuels ; le sexe opposé, parfois les organes sexuels du sexe opposé, ne présentent à leurs yeux rien de sexuel et constituent, dans des cas extrêmes, un objet d’aversion. Il va, sans dire que ces pervers ont renoncé à prendre la moindre part à la procréation. Nous appelons ces personnes homosexuelles ou inverties. Ce sont des hommes et des femmes ayant souvent, pas toujours, reçu une instruction et une éducation irréprochables, d’un niveau moral et intellectuel très élevé, affectés de cette seule et triste anomalie. Par l’organe de leurs représentants scientifiques, ils se donnent pour une variété humaine particulière, pour un « troisième sexe » pouvant prétendre aux mêmes droits que les deux autres. Nous aurons peut-être l’occasion de faire un examen critique de leurs prétentions. Ils ne forment naturellement pas, ainsi qu’ils seraient tentés de nous le faire croire, une « élite » de l’humanité ; on trouve dans leurs rangs tout autant d’individus sans valeur et inutiles que dans les rangs de ceux qui ont une sexualité normale.

Ces pervers se comportent envers leur objet sexuel à peu près de la même manière que les normaux envers le leur. Mais ensuite vient toute une série d’anormaux dont l’activité sexuelle s’écarte de plus en plus de ce qu’un homme raisonnable estime désirable. Par leur variété et leur singularité, on ne pourrait les comparer qu’aux monstres difformes et grotesques qui, dans le tableau de P. Breughel, viennent tenter saint Antoine, ou aux dieux et aux croyants depuis longtemps oubliés que G. Flaubert fait défiler dans une longue procession sous les yeux de son pieux pénitent. Leur foule bigarrée appelle une classification, sans laquelle on serait dans l’impossibilité de s’orienter. Nous les divisons en deux groupes : ceux qui, comme les homosexuels, se distinguent des normaux par leur objet sexuel, et ceux qui, avant tout, poursuivent un autre but sexuel que les normaux. Font partie du premier groupe ceux qui ont renoncé à l’accouplement des organes génitaux opposés et qui, dans leur acte sexuel, remplacent chez leur partenaire l’organe sexuel par une autre partie ou région du corps. Peu importe que cette partie ou région se prête mal, par sa structure, à l’acte en question : les individus de ce groupe font abstraction de cette considération, ainsi que de l’obstacle que peut opposer la sensation de dégoût (ils remplacent le vagin par la bouche, par l’anus). Font encore partie du même groupe ceux qui demandent leur satisfaction aux organes génitaux, non à cause de leurs fonctions sexuelles, mais à cause d’autres fonctions auxquelles ces organes prennent part pour des raisons anatomiques ou de voisinage. Chez ces individus les fonctions d’excrétion que l’éducation s’applique à faire considérer comme indécentes monopolisent à leur profit tout l’intérêt sexuel. Viennent ensuite d’autres individus qui ont totalement renoncé aux organes génitaux comme objets de satisfaction sexuelle et ont élevé à cette dignité des parties du corps tout à fait différentes : le sein ou le pied de la femme, sa natte. D’autres individus encore ne cherchent même pas à satisfaire leur désir sexuel à l’aide d’une partie quelconque du corps ; un objet de toilette leur suffit : un soulier, un linge blanc. Ce sont les fétichistes. Citons enfin la catégorie de ceux qui désirent bien l’objet sexuel complet et normal, mais lui demandent des choses déterminées, singulières ou horribles, jusqu’à vouloir transformer le porteur de l’objet sexuel désiré en un cadavre inanimé, et ne sont pas capables d’en jouir tant qu’ils n’ont pas obéi à leur criminelle impulsion. Mais assez de ces horreurs !

L’autre grand groupe de pervers se compose d’individus qui assignent pour but à leurs désirs sexuels ce qui, chez les normaux, ne constitue qu’un acte de préparation ou d’introduction. Ils inspectent, palpent et tâtent la personne du sexe opposé, cherchent à entrevoir les parties cachées et intimes de son corps, ou découvrent leurs propres parties cachées, dans l’espoir secret d’être récompensés par la réciprocité. Viennent ensuite les énigmatiques sadiques qui ne connaissent d’autre plaisir que celui d’infliger à leur objet des douleurs et des souffrances, depuis la simple humiliation jusqu’à de graves lésions corporelles ; et ils ont leur pendant dans les masochistes dont l’unique plaisir consiste à recevoir de l’objet aimé toutes les humiliations et toutes les souffrances, sous une forme symbolique ou réelle. D’autres encore présentent une association et entrecroisement de plusieurs de ces tendances anormales, mais nous devons ajouter, pour finir, que chacun des deux grands groupes dont nous venons de nous occuper présente deux grandes subdivisions : l’une de celles-ci comprend les individus qui cherchent leur satisfaction sexuelle dans la réalité, tandis que les individus composant l’autre subdivision se contentent de la simple représentation de cette satisfaction et, au lieu de rechercher un objet réel, concentrent tout leur intérêt sur un produit de leur imagination.

Que ces folies, singularités et horreurs représentent réellement l’activité sexuelle des individus en question, — c’est là un point qui n’admet pas le moindre doute. C’est ainsi d’ailleurs que ces individus conçoivent eux-mêmes leurs sympathies et leurs goûts. Ils se rendent parfois compte qu’il s’agit là de substitutions, mais nous devons ajouter, pour notre part, que leurs folies, singularités et horreurs jouent dans leur vie exactement le même rôle que la satisfaction sexuelle normale dans la nôtre ; qu’ils font, pour obtenir leur satisfaction, les mêmes sacrifices, souvent très grands, que nous, et qu’en s’attachant à tous les détails de leur vie sexuelle, on peut découvrir les points sur lesquels ces anomalies se rapprochent de l’état normal et ceux sur lesquels elles s’en écartent. Vous constaterez que dans ces anomalies le caractère d’indécence, inhérent à l’activité sexuelle, est poussé à l’extrême degré, à un point où l’indécence devient de la turpitude.

Et maintenant, quelle attitude devons-nous adopter à l’égard de ces modes extraordinaires de satisfaction sexuelle ? Déclarer que nous sommes indignés, manifester notre aversion personnelle, assurer que nous ne partagerons pas ces vices — tout cela ne signifie rien et, d’ailleurs, ce sont des choses qu’on ne nous demande pas. Il s’agit, après tout, d’un ordre de phénomènes qui sollicite notre attention au même titre que n’importe quel autre ordre. Se réfugier derrière l’affirmation que ce sont là des faits rares, de simples curiosités, c’est s’exposer à recevoir un rapide démenti. Les phénomènes dont nous nous occupons sont, au contraire, très fréquents, très répandus, Mais si l’on venait nous dire que ces déviations et perversions de l’instinct sexuel ne doivent pas nous induire en erreur quant à notre manière de concevoir la vie sexuelle en général, notre réponse serait toute prête : tant que nous n’aurons pas compris ces formes morbides de la sexualité, tant que nous n’aurons pas établi leurs rapports avec la vie sexuelle normale, il nous sera également impossible de comprendre cette dernière. Bref, nous nous trouvons devant une tâche théorique urgente, qui consiste à rendre compte des perversions dont nous avons parlé et de leurs rapports avec la sexualité dite normale.

Nous serons aidés dans cette tâche par une remarque et deux nouvelles expériences. La première est d’Ivan Bloch qui, à la conception qui voit dans toutes ces perversions des « signes de dégénérescence », ajoute ce correctif que ces écarts du but sexuel, que ces attitudes perverses à l’égard de l’objet sexuel ont existé à toutes les époques connues, chez tous les peuples, aussi bien chez les plus primitifs que chez les plus civilisés, et qu’ils ont parfois joui de la tolérance et de la reconnaissance générales. Quant aux deux expériences, elles ont été faites au cours de recherches psychanalytiques sur des névrosés ; elles sont de nature à orienter d’une façon décisive notre conception des perversions sexuelles.

Les symptômes névrotiques, avons-nous dit, sont des satisfactions substitutives, et je vous ai fait entrevoir que la confirmation de cette proposition par l’analyse des symptômes se heurterait à beaucoup de difficultés. Elle ne se justifie que si, en parlant de « satisfaction sexuelle », nous sous-entendons également les besoins sexuels dits pervers, car une pareille interprétation des symptômes s’impose à nous avec une fréquence étonnante. La prétention par laquelle les homosexuels et les invertis affirment qu’ils sont des êtres exceptionnels disparaît devant la constatation qu’il n’est pas un seul névrosé chez lequel on ne puisse prouver l’existence de tendances homosexuelles et que bon nombre de symptômes névrotiques ne sont que l’expression de cette inversion latente. Ceux qui se nomment eux-mêmes homosexuels ne sont que les invertis conscients et manifestes, et leur nombre est minime à côté de celui des homosexuels latents. Nous sommes obligés de voir dans l’homosexualité une excroissance à peu près régulière de la vie amoureuse, et son importance grandit à nos yeux à mesure que nous approfondissons celle-ci. Sans doute, les différences qui existent entre l’homosexualité manifeste et la vie sexuelle normale ne se trouvent pas supprimées de ce fait ; si la valeur théorique de celle-là s’en trouve considérablement réduite, sa valeur pratique demeure intacte. Nous apprenons même que la paranoïa, que nous ne pouvons pas ranger dans la catégorie des névroses par transfert, résulte rigoureusement de la tentative de défense contre des impulsions homosexuelles trop violentes. Vous vous rappelez peut-être encore qu’une de nos malades, au cours de son acte obsessionnel, simulait son propre mari dont elle vivait séparée ; pareille production de symptômes simulant un homme est fréquente chez les femmes névrotiques. Bien qu’il ne s’agisse pas là d’homosexualité proprement dite, ces cas n’en réalisent pas moins certaines de ses conditions.

Ainsi que vous le savez probablement, la névrose hystérique peut manifester ses symptômes dans tous les systèmes d’organes et ainsi troubler toutes les fonctions. L’analyse nous révèle dans ces cas une manifestation de toutes les tendances dites perverses, lesquelles cherchent à substituer aux organes génitaux d’autres organes qui se comportent alors comme des organes génitaux de substitution. C’est précisément grâce à la symptomatologie de l’hystérie que nous sommes arrivés à la conception d’après laquelle tous les organes du corps, en plus de leur fonction normale, joueraient aussi un rôle sexuel, érogène, qui devient parfois dominant au point de troubler le fonctionnement normal. D’innombrables sensations et innervations qui, à titre de symptômes de l’hystérie, se localisent sur des organes n’ayant en apparence aucun rapport avec la sexualité, nous révèlent ainsi leur nature véritable : elles constituent autant de satisfactions de désirs sexuels pervers en vue desquelles d’autres organes ont assumé le rôle d’organes sexuels. Nous avons alors l’occasion de constater la fréquence avec laquelle les organes d’absorption d’aliments et les organes d’excrétion deviennent les porteurs des excitations sexuelles. Il s’agit ainsi de la même constatation que celle que nous avons faite à propos des perversions, avec cette différence que dans ces dernières le fait qui nous occupe peut être constaté sans difficulté et sans erreur possible, tandis que dans l’hystérie nous devons commencer par l’interprétation des symptômes et reléguer ensuite les tendances sexuelles perverses dans l’inconscient, au lieu de les attribuer à la conscience de l’individu.

Des nombreux tableaux symptomatiques que revêt la névrose obsessionnelle, les plus importants sont ceux provoqués par la pression des tendances sexuelles fortement sadiques, donc perverses quant à leur but ; et, en conformité avec la structure d’une névrose obsessionnelles, ces symptômes servent de moyen de défense contre ces désirs ou bien expriment la lutte contre la volonté de satisfaction et la volonté de défense. Mais la satisfaction elle-même, an lieu de se produire en empruntant le chemin le plus court, sait se manifester dans l’attitude des malades par les voies les plus détournées et se tourne de préférence contre la personne même du malade qui s’inflige ainsi toutes sortes de tortures. D’autres formes de cette névrose, celles qu’on peut appeler scrutatrices, correspondent à une sexualisation excessive d’actes qui, dans les cas normaux, ne sont que les actes préparatoires de la satisfaction sexuelle : les malades veulent voir, toucher, fouiller. Nous avons là l’explication de l’énorme importance que revêtent parfois chez ces malades la crainte de tout attouchement et l’obsession ablutioniste. On ne soupçonne pas combien nombreux sont les actes obsessionnels qui représentent une répétition ou une modification masquée de la masturbation, laquelle, on le sait, accompagne, en tant qu’acte unique et uniforme, les formes les plus variées de la déviation sexuelle.

Il me serait facile de multiplier les liens qui rattachent la perversion à la névrose, mais ce que je vous ai dit suffit à notre intention. Mais nous devons nous garder d’exagérer l’importance symptomatique, la présence et l’intensité des tendances perverses chez l’homme. Vous avez entendu dire qu’on peut contracter une névrose lorsqu’on est privé de satisfaction sexuelle normale. Le besoin emprunte alors les voies de satisfaction anormales. Vous verrez plus tard comment les choses se passent dans ces cas. Mais vous comprenez d’ores et déjà que devenues perverses, par suite de ce refoulement « collatéral », les tendances doivent apparaître plus violentes qu’elles ne le seraient si aucun obstacle réel ne s’était opposé à la satisfaction sexuelle normale. On constate d’ailleurs une influence analogue en ce qui concerne les perversions manifestes. Elles sont provoquées ou favorisées dans certains cas par le fait que, par suite de circonstances passagères ou de conditions sociales durables, la satisfaction sexuelle normale se heurte à des difficultés insurmontables. Il va sans dire que dans d’autres cas les tendances perverses sont indépendantes des circonstances ou conditions susceptibles de les favoriser et constituent pour les individus qui en sont porteurs la forme normale de leur vie sexuelle.

Vous venez peut-être d’éprouver l’impression que, loin d’élucider les rapports existant entre la sexualité normale et la sexualité perverse, nous n’avons fait que les embrouiller. Réfléchissez cependant à ceci : s’il est exact que chez les personnes privées de la possibilité d’obtenir une satisfaction sexuelle normale, on voit apparaître des tendances perverses qui, sans cela, ne se seraient jamais manifestées, on doit admettre qu’il existait tout de même chez ces personnes quelque chose qui les prédisposait à ces perversions ; ou, si vous aimez mieux, que ces perversions existaient chez elles à l’état latent. Cela admis, nous arrivons à l’autre des faits nouveaux que je vous avais annoncés. La recherche psychanalytique s’est notamment vue obligée de porter aussi son attention sur la vie sexuelle de l’enfant, et elle y a été amenée par le fait que les souvenirs et les idées qui surgissent chez les sujets au cours de l’analyse de leurs symptômes ramènent régulièrement l’analyse aux premières années de l’enfance de ces sujets. Toutes les conclusions que nous avions formulées à propos de ce fait ont été vérifiées point par point à la suite d’observations directes sur des enfants. Et nous avons constaté que toutes les tendances perverses plongent par leurs racines dans l’enfance, que les enfants portent en eux toutes les prédispositions à ces tendances qu’ils manifestent dans la mesure compatible avec leur immaturité, bref que la sexualité perverse n’est pas autre chose que la sexualité infantile grossie et décomposée en ses tendances particulières.

Cette fois vous apercevez les perversions sous un tout autre jour et vous ne pourrez plus méconnaître leurs rapports avec la vie sexuelle de l’homme. Mais au prix de combien de surprises et de pénibles déceptions ! Vous serez tout d’abord tentés de nier tout : et le fait que les enfants possèdent quelque chose qui mérite le nom de vie sexuelle, et l’exactitude de nos observations, et mon droit de trouver dans l’attitude des enfants une affinité avec ce que nous condamnons chez des personnes plus âgées comme étant une perversion. Permettez-moi donc tout d’abord de vous expliquer les raisons de votre résistance, je vous exposerai ensuite l’ensemble de mes observations. Prétendre que les enfants n’ont pas de vie sexuelle, -excitations sexuelles, besoins sexuels, une sorte de satisfaction sexuelle, — mais que cette vie s’éveille chez eux brusquement à l’âge de 12 à 14 ans, c’est, abstraction faite de toutes les observations, avancer une affirmation qui, au point de vue biologique, est aussi invraisemblable, voire aussi absurde que le serait celle d’après laquelle les enfants naîtraient sans organes génitaux, lesquels ne feraient leur apparition qu’à l’âge de la puberté. Ce qui s’éveille chez les enfants à cet âge, c’est la fonction de la reproduction qui se sert, pour réaliser ses buts, d’un appareil corporel et psychique déjà existant. Vous tombez dans l’erreur qui consiste à confondre sexualité et reproduction, et par cette erreur vous vous fermez l’accès à la compréhension de la sexualité, des perversions et des névroses. C’est là cependant une erreur tendancieuse. Chose étonnante, elle a sa source dans le fait que vous avez été enfants vous-mêmes et avez, comme tels, subi l’influence de l’éducation. Au point de vue de l’éducation, la société considère comme une de ses tâches essentielles de réfréner l’instinct sexuel lorsqu’il se manifeste comme besoin de procréation, de le limiter, de le soumettre à une volonté individuelle se pliant à la contrainte sociale. La société est également intéressée à ce que le développement complet dit besoin sexuel soit retardé jusqu’à ce que l’enfant ait atteint un certain degré de maturité sociale, car dès que ce développement est atteint, l’éducation n’a plus de prise sur l’enfant. La sexualité, si elle se manifestait d’une façon trop précoce, romprait toutes les barrières et emporterait tous les résultats si péniblement acquis par la culture. La tâche de réfréner le besoin sexuel n’est d’ailleurs jamais facile ; on réussit à la réaliser tantôt trop, tantôt trop peu. La base sur laquelle repose la -société humaine est,. en dernière analyse, de nature économique : ne possédant pas assez de moyens de subsistance pour permettre à ses membres de vivre sans travailler, la société est obligée de limiter le nombre de ses membres et de détourner leur énergie de l’activité sexuelle vers le travail. Nous sommes là en présence de l’éternel besoin vital qui, né en même temps que l’homme, persiste jusqu’à nos jours.

L’expérience a bien dû montrer aux éducateurs que la tâche d’assouplir la volonté sexuelle de la nouvelle génération n’est réalisable que si, sans attendre l’explosion tumultueuse de la puberté, on commence dès les premières années à amener les enfants à soumettre à une discipline leur vie sexuelle, qui n’est qu’une préparation à celle de l’âge mûr. Dans ce but, on interdit aux enfants toutes les activités sexuelles infantiles ; on les en détourne, dans l’espoir idéal de rendre leur vie asexuelle, et on en est arrivé peu à peu à la considérer réellement comme telle, croyance à laquelle la science a apporté sa confirmation. Afin de ne pas se mettre en contradiction avec les croyances qu’on professe et les intentions qu’on poursuit, on néglige l’activité sexuelle de l’enfant, ce qui est loin d’être une attitude facile, ou bien on se contente, dans la science, de la concevoir différemment. L’enfant est considéré comme pur, comme innocent, et quiconque le décrit autrement est accusé de commettre un sacrilège, de se livrer à un attentat impie contre les sentiments les plus tendres et les plus sacrés de l’humanité.

Les enfants sont les seuls à ne pas être dupes de ces conventions ; ils font valoir en toute naïveté leurs droits anormaux et montrent à chaque instant que, pour eux, le chemin de la pureté est encore à parcourir tout entier. Il est assez singulier que ceux qui nient la sexualité infantile ne renoncent pas pour cela à l’éducation et condamnent le plus sévèrement, à titre de « mauvaises habitudes », les manifestations de ce qu’ils nient. Il est en outre extrêmement intéressant, au point de vue théorique, que les cinq ou six premières années de la vie, c’est-à-dire l’âge auquel le préjugé d’une enfance asexuelle s’applique le moins, est enveloppé chez la plupart des personnes d’un brouillard d’amnésie que seule la recherche analytique réussit à dissiper, mais qui auparavant s’était déjà montré perméable pour certaines formations de rêves.

Et maintenant, je vais vous exposer ce qui apparaît avec le plus de netteté lorsqu’on étudie la vie sexuelle de l’enfant. Pour plus de clarté, je vous demanderai la permission d’introduire à cet effet la notion de la libido. Analogue à la faim en général, la libido désigne la force avec laquelle se manifeste l’ instinct sexuel, comme la faim désigne la force avec laquelle se manifeste l’instinct d’absorption de nourriture. D’autres notions, telles qu’excitation et satisfaction sexuelles, n’ont pas besoin d’explication. Vous allez voir, et vous en tirerez peut-être un argument contre moi, que les activités sexuelles du nourrisson ouvrent à l’interprétation un champ infini. On obtient ces interprétations en soumettant les symptômes à une analyse régressive. Les premières manifestations de la sexualité, qui se montrent chez le nourrisson, se rattachent à d’autres fonctions vitales. Ainsi que vous le savez, son principal intérêt porte sur l’absorption de nourriture ; lorsqu’il s’endort rassasié devant le sein de sa mère, il présente une expression d’heureuse satisfaction qu’on retrouve plus tard à la suite de la satisfaction sexuelle. Ceci ne suffirait pas à justifier une conclusion. Mais nous observons que le nourrisson est toujours disposé à recommencer l’absorption de nourriture, non parce qu’il a encore besoin de celle-ci, mais pour la seule action que cette absorption comporte. Nous disons alors qu’il suce ; et le fait que, ce faisant, il s’endort de nouveau avec une expression béate, nous montre que l’action de sucer lui a, comme telle, procuré une satisfaction. Il finit généralement par ne plus pouvoir s’endormir sans sucer. C’est un pédiatre de Budapest, le Dr Lindner, qui a le premier affirmé la nature sexuelle de cet acte. Les personnes qui soignent l’enfant et qui ne cherchent nullement à adopter une attitude théorique, semblent porter sur cet acte un jugement analogue. Elles se rendent parfaitement compte qu’il ne sert qu’à procurer un plaisir, y voient une « mauvaise habitude », et lorsque l’enfant ne veut pas renoncer spontanément à cette habitude, elles cherchent à l’en débarrasser en y associant des impressions désagréables. Nous apprenons ainsi que le nourrisson accomplit des actes qui ne servent qu’à lui procurer un plaisir. Nous croyons qu’il a commencé à éprouver ce plaisir à l’occasion de l’absorption de nourriture, mais qu’il n’a pas tardé à apprendre à la séparer de cette condition. Nous rapportons cette sensation de plaisir à la zone bucco-labiale, désignons cette zone sous le nom de zone érogène et considérons le plaisir procuré par l’acte de sucer comme un plaisir sexuel. Nous aurons certainement encore à discuter la légitimité de ces désignations.

Si le nourrisson était capable de faire part de ce qu’il éprouve, il déclarerait certainement que sucer le sein maternel constitue l’acte le plus important de la vie. Ce disant, il n’aurait pas tout à fait tort, car il satisfait par ce seul acte deux grands besoins de la vie. Et ce n’est pas sans surprise que nous apprenons par la psychanalyse combien profonde est l’importance psychique de cet acte dont les traces persistent ensuite la vie durant. L’acte qui consiste à sucer le sein maternel devient le point de départ de toute la vie sexuelle, l’idéal jamais atteint de toute satisfaction sexuelle ultérieure, idéal auquel l’imagination aspire dans des moments de grand besoin et de grande privation. C’est ainsi que le sein maternel forme le premier objet de l’instinct sexuel ; et je ne saurais vous donner une idée assez exacte de l’importance de ce premier objet pour toute recherche ultérieure d’objets sexuels, de l’influence profonde qu’il exerce, dans toutes ses transformations et substitutions, jusque dans les domaines les plus éloignés de notre vie psychique. Mais bientôt l’enfant cesse de sucer le sein qu’il remplace par une partie de son propre corps. L’enfant se met à sucer son pouce, sa langue. Il se procure ainsi du plaisir, sans avoir pour cela besoin du consentement du monde extérieur, et l’appel à une deuxième zone du corps renforce en outre le stimulant de l’excitation. Toutes les zones érogènes ne sont pas également efficaces ; aussi est-ce un événement important dans la vie de l’enfant lorsque, à force d’explorer son corps, il découvre les parties particulièrement excitables de ses organes génitaux et trouve ainsi le chemin qui finira par le conduire à l’onanisme.

En faisant ressortir l’importance de l’acte de sucer, nous avons dégagé deux caractères essentiels de la sexualité infantile. Celle-ci se rattache notamment à la satisfaction des grands besoins organiques et elle se comporte, en outre, d’une façon auto-érotique, c’est-à-dire qu’elle trouve ses objets sur son propre corps. Ce qui est apparu avec la plus grande netteté à propos de l’absorption d’aliments, se renouvelle en partie à propos des excrétions. Nous en concluons que l’élimination de l’urine et du contenu intestinal est pour le nourrisson une source de jouissance et qu’il s’efforce bientôt d’organiser ces actions de façon qu’elles lui procurent le maximum de plaisir, grâce à des excitations correspondantes des zones érogènes des muqueuses. Lorsqu’il en est arrivé à ce point, le monde extérieur lui apparaît, selon la fine remarque de Lou Andreas, comme un obstacle, comme une force hostile à sa recherche de jouissance et lui laisse entrevoir, à l’avenir, des luttes extérieures et intérieures. On lui défend de se débarrasser de ses excrétions quand et comment il veut ; ou le force à se conformer aux indications d’autres personnes. Pour obtenir sa renonciation à ces sources de jouissance, on lui inculque la conviction que tout ce qui se rapporte à ces fonctions est indécent, doit rester caché. Il est obligé de renoncer au plaisir, au nom de la dignité sociale. Il n’éprouve au début aucun dégoût devant ses excréments qu’il considère comme faisant partie de son corps ; il s’en sépare à contre cœur et s’en sert comme premier « cadeau » pour distinguer les personnes qu’il apprécie particulièrement. Et après même que l’éducation a réussi à la débarrasser de ces penchants, il transporte sur le « cadeau » et l’ « argent » la valeur qu’il avait accordée aux excréments. Il semble en revanche être particulièrement fier des exploits qu’il rattache à l’acte d’uriner.

Je sens que vous faites un effort sur vous-mêmes pour ne pas m’interrompre et me crier : « Assez de ces horreurs ! Prétendre que la défécation est une source de satisfaction sexuelle, déjà utilisée par le nourrisson ! Que les excréments sont une substance précieuse, l’anus une sorte d’organe sexuel ! Nous n’y croirons jamais ; mais nous comprenons fort bien pourquoi pédiatres et pédagogues ne veulent rien savoir de la psychanalyse et de ses résultats ». Calmez-vous. Vous avez tout simplement oublié, que si je vous ai parlé des faits que comporte la vie sexuelle infantile, ce fut à l’occasion des faits se rattachant aux perversions sexuelles. Pourquoi ne sauriez-vous pas que chez de nombreux adultes, tant homosexuels qu’hétérosexuels, l’anus remplace réellement le vagin dans les rapports sexuels ? Et pourquoi ne sauriez-vous pas qu’il y a des individus pour lesquels la défécation reste, toute leur vie durant, une source de volupté qu’ils sont loin de dédaigner ? Quant à l’intérêt que suscite l’acte de défécation et au plaisir qu’on peut éprouver en assistant à cet acte, lorsqu’il est accompli par un autre, vous n’avez, pour vous renseigner, qu’à vous adresser aux enfants mêmes, lorsque, devenus plus âgés, ils sont à même d’en parler. Il va sans dire que vous ne devez pas commencer par intimider ces enfants, car vous comprenez fort bien que, si vous le faites, vous n’obtiendrez rien d’eux. Quant aux autres choses auxquelles vous ne voulez pas croire, je vous renvoie aux résultats de l’analyse et de l’observation directe des enfants, et je vous dis qu’il faut de la mauvaise volonté pour ne pas voir ces choses ou pour les voir autrement. Je ne vois aucun inconvénient à ce que vous trouviez étonnante l’affinité que je postule entre l’activité sexuelle infantile et les perversions sexuelles. Il s’agit pourtant là d’une relation tout à fait naturelle, car si l’enfant possède une vie sexuelle, celle-ci ne peut être que de nature perverse, attendu que, sauf quelques vagues indications, il lui manque tout ce qui fait de la sexualité une fonction de procréation. Ce qui caractérise, d’autre part, toutes les perversions, c’est qu’elles méconnaissent le but essentiel de la sexualité, c’est-à-dire la procréation. Nous qualifions en effet de perverse toute activité sexuelle qui, ayant renoncé à la procréation, recherche le plaisir comme un but indépendant de celle-ci. Vous comprenez ainsi que la ligne de rupture et le tournant du développement de la vie sexuelle doivent être cherchés dans sa subordination aux fins de la procréation. Tout ce qui se produit avant ce tournant, tout ce qui s’y soustrait, tout ce qui sert uniquement à procurer de la jouissance, reçoit la dénomination peu recommandable de « pervers » et est, comme tel, voué au mépris.

Laissez-moi, en conséquence, poursuivre mon rapide exposé de la sexualité infantile. Tout ce que j’ai dit concernant deux systèmes d’organes pourrait être complété en tenant compte des autres. La vie sexuelle de l’enfant comporte une série de tendances partielles s’exerçant indépendamment les unes des autres et utilisant, en vue de la jouissance, soit le corps même de l’enfant, soit des objets extérieurs. Parmi les organes sur lesquels s’exerce l’activité sexuelle de l’enfant, les organes sexuels ne tardent pas à prendre la première place ; il est des personnes qui, depuis l’onanisme inconscient de leur première enfance jusqu’à l’onanisme forcé de leur puberté, n’ont jamais connu d’autre source de jouissance que leurs propres organes génitaux, et chez quelques-uns même cette situation persiste bien au-delà de la puberté. L’onanisme n’est d’ailleurs pas un de ces sujets dont on vient facilement à bout ; il y a là matière à de multiples considérations.

Malgré mon désir d’abréger le plus possible mon exposé, je suis obligé de vous dire encore quelques mots sur la curiosité sexuelle des enfants. Elle est très caractéristique de la sexualité infantile et présente une très grande importance au point de vue de la symptomatologie des névroses. La curiosité sexuelle de l’enfant commence de bonne heure, parfois avant la troisième année. Elle n’a pas pour point de départ les différences qui séparent les sexes, ces différences n’existant pas pour les enfants, lesquels (les garçons notamment) attribuent aux deux sexes les mêmes organes génitaux, ceux du sexe masculin. Lorsqu’un garçon découvre chez sa sœur ou chez une camarade de jeux l’existence du vagin, il commence par nier le témoignage de ses sens, car il ne peut pas se figurer qu’un être humain soit dépourvu d’un organe auquel il attribue une si grande valeur. Plus tard, il recule effrayé devant la possibilité qui se révèle à lui et il commence à éprouver l’action de certaines menaces qui lui ont été adressées antérieurement à l’occasion de l’excessive attention qu’il accordait à son petit membre. Il tombe sous la domination de ce que nous appelons le « complexe de castration », dont la forme influe sur son caractère, lorsqu’il reste bien portant, sur sa névrose, lorsqu’il tombe malade, sur ses résistances, lorsqu’il subit un traitement analytique. En ce qui concerne la petite fille, nous savons qu’elle considère comme un signe de son infériorité l’absence d’un pénis long et visible, qu’elle envie le garçon parce qu’il possède cet organe, que de cette envie naît chez elle le désir d’être un homme et que ce désir se trouve plus tard impliqué dans la névrose provoquée par les échecs qu’elle a éprouvés dans l’accomplissement de sa mission de femme. Le clitoris joue d’ailleurs chez la toute petite fille le rôle de pénis, il est le siège d’une excitabilité particulière, l’organe qui procure la satisfaction auto-érotique. La transformation de la petite fille en femme est caractérisée principalement par le fait que cette sensibilité se déplace en temps voulu et totalement du clitoris à l’entrée du vagin. Dans les cas d’anesthésie dite sexuelle des femmes le clitoris conserve intacte sa sensibilité.

L’intérêt sexuel de l’enfant se porte plutôt en premier lieu sur le problème de savoir d’où viennent les enfants, c’est-à-dire sur le problème qui forme le fond de la question posée par le sphinx thébain, et cet intérêt est le plus souvent éveillé par la crainte égoïste que suscite la venue d’un nouvel enfant. La réponse à l’usage de la nursery, c’est-à-dire que c’est la cigogne qui apporte les enfants, est accueillie, plus souvent qu’on ne le pense, avec méfiance, même par les petits enfants. L’impression d’être trompé par les grandes personnes contribue beaucoup à l’isolement de l’enfant et au développement de son indépendance. Mais l’enfant n’est pas à même de résoudre ce problème par ses propres moyens. Sa constitution sexuelle encore insuffisamment développée oppose des limites à sa faculté de connaître. Il admet d’abord que les enfants viennent à la suite de l’absorption avec la nourriture de certaines substances spéciales, et il ignore encore que seules les femmes sont susceptibles d’avoir des enfants. Il apprend ce fait plus tard et relègue dans le domaine des contes l’explication qui fait dépendre la venue d’enfants de l’absorption d’une certaine nourriture. Devenu un peu plus grand, l’enfant se rend compte que le père joue un certain rôle dans l’apparition de nouveaux enfants, mais il est encore incapable de définir ce rôle. S’il lui arrive de surprendre par hasard un acte sexuel, il y voit une tentative de violence, un corps à corps brutal : fausse conception sadique du coït. Toutefois, il n’établit pas immédiatement un rapport entre cet acte et la venue de nouveaux enfants. Et alors même qu’il aperçoit des traces de sang dans le lit et sur le linge de sa mère, il y voit seulement une preuve des violences auxquelles se serait livré son père. Plus tard encore, il commence bien à soupçonner que l’organe génital de l’homme joue un rôle essentiel dans l’apparition de nouveaux enfants, mais il persiste à ne pas pouvoir assigner à cet organe d’autre fonction que celle d’évacuation d’urine.

Les enfants sont dès le début unanimes à croire que la naissance de l’enfant se fait par l’anus. C’est seulement lorsque leur intérêt se détourne de cet organe qu’ils abandonnent cette théorie et la remplacent par celle d’après laquelle l’enfant naîtrait par le nombril qui s’ouvrirait à cet effet. Ou encore ils situent dans la région sternale, entre les deux seins, l’endroit où l’enfant nouveau-né ferait son apparition. C’est ainsi que l’enfant, dans ses explorations, se rapproche des faits sexuels ou, égaré par son ignorance, passe à côté d’eux, jusqu’au moment où l’explication qu’il en reçoit dans les années précédant immédiatement la puberté, explication déprimante, souvent incomplète, agissant souvent à la manière d’un traumatisme, vient le tirer de sa naïveté première.

Vous avez sans doute entendu dire que, pour maintenir ses propositions concernant la causalité sexuelle des névroses et l’importance sexuelle des symptômes, la psychanalyse imprime à la notion du sexuel une extension exagérée. Vous êtes maintenant à même de juger si cette extension est vraiment injustifiée. Nous n’avons étendu la notion de sexualité que juste assez pour y faire entrer aussi la vie sexuelle des pervers et celles des enfants. Autrement dit, nous n’avons fait que lui restituer l’ampleur qui lui appartient. Ce qu’on entend par sexualité en dehors de la psychanalyse, est une sexualité tout à fait restreinte, une sexualité mise au service de la seule procréation, bref ce qu’on appelle la vie sexuelle normale.

(...)

Points de vue du développement et de la régression. Étiologie

Nous venons d’apprendre que la fonction de la libido subit une longue évolution avant d’atteindre la phase dite normale, où elle se trouve mise au service de la procréation. Je voudrais vous dire aujourd’hui le rôle que ce fait joue dans la détermination des névroses.

Je crois être d’accord avec ce qu’enseigne la pathologie générale, en admettant que ce développement comporte deux dangers : celui de l’arrêt et celui de la régression. Cela signifie que vu la tendance à varier que présentent les processus biologiques en général, il peut arriver que toutes les phases préparatoires ne soient pas correctement parcourues et entièrement dépassées ; certaines parties de la fonction peuvent s’attarder d’une façon durable à l’une ou à l’autre de ces premières phases, et l’ensemble du développement présentera de ce fait un certain degré d’arrêt.

Cherchons un peu dans d’autres domaines des analogies à ce fait. Lorsque tout un peuple abandonne son habitat, pour en chercher un nouveau, ce qui se produisait fréquemment aux époques primitives de l’histoire humaine, il n’atteint certainement pas clins sa totalité le nouveau pays. Abstraction faite d’autres causes de déchet, il a dû arriver fréquemment que ce petits groupes ou associations d’émigrants, arrivés à un endroit, s’y fixaient, alors que le gros du peuple poursuivait son chemin. Pour prendre une comparaison plus proche, vous savez que chez les mammifères supérieurs les glandes germinales qui, à l’origine, sont situées dans la profondeur de la cavité abdominale subissent, à un moment donné de la vie intra-utérine, un déplacement qui les transporte presque immédiatement sous la peau de la partie terminale du bassin. Comme suite de cette migration, on trouve un grand nombre d’individus chez lesquels un de ces deux organes est resté dans la cavité abdominale ou s’est localisé définitivement dans le canal dit inguinal que les deux glandes doivent franchir normalement, ou qu’un de ces canaux est resté ouvert, alors que dans les cas normaux ils doivent tous deux devenir imperméables après le passage des glandes. Lorsque, jeune étudiant encore, j’exécutais mon premier travail scientifique sous la direction de von Brücke, j’ai eu à m’occuper de l’origine des racines nerveuses postérieures de la moelle d’un poisson d’une forme encore très archaïque. J’ai trouvé que les fibres nerveuses de ces racines émergeaient de grosses cellules situées dans la corne postérieure, ce qui ne s’observe plus chez d’autres vertébrés. Mais je n’ai pas tardé à découvrir également que ces cellules nerveuses se trouvent également en dehors de la substance grise et occupent tout le trajet qui s’étend jusqu’au ganglion dit spinal de la racine postérieure ; d’où je conclus que les cellules de ces amas ganglionnaires ont émigré de la moelle épinière pour venir se placer le long du trajet radiculaire des nerfs. C’est ce qui est confirmé par l’histoire du développement ; mais chez le petit poisson sur lequel avaient porté mes recherches, le trajet de la migration était marqué par des cellules restées en chemin. À un examen approfondi, vous trouverez facilement les points faibles de ces comparaisons. Aussi vous dirai-je directement qu’en ce qui concerne chaque tendance sexuelle, il est, à mon avis, possible que certains de ses éléments se soient attardés à des phases de développement antérieures, alors que d’autres ont atteint le but final. Il reste bien entendu que nous concevons chacune de ces tendances comme un courant qui avance sans interruption depuis le commencement de la vie et que nous usons d’un procédé dans une certaine mesure artificiel lorsque nous le décomposons en plusieurs poussées successives. Vous avez raison de penser que ces représentations ont besoin d’être éclaircies, mais c’est là un travail qui nous entraînerait trop loin. Je me borne à vous prévenir que j’appelle fixation (de la tendance, bien entendu) le fait pour une tendance partielle de s’être attardée à une phase antérieure.

Le second danger de ce développement par degrés consiste en ce que les éléments plus avancés peuvent, par un mouvement rétrograde, retourner à leur tour à une de ces phases antérieures : nous appelons cela régression. La régression a lieu lorsque, dans sa forme plus avancée, une tendance se heurte, dans l’exercice de sa fonction, c’est-à-dire dans la réalisation de sa satisfaction, à de grands obstacles extérieurs. Tout porte à croire que fixation et régression ne sont pas indépendantes l’une de l’autre. Plus la fixation est forte au cours du développement, plus il sera facile à la fonction d’échapper aux difficultés extérieures par la régression jusqu’aux éléments fixés et moins la fonction formée sera en état de résister aux obstacles extérieurs qu’elle rencontrera sur son chemin. Lorsqu’un peuple en mouvement a laissé en cours de route de forts détachements, les fractions plus avancées auront une grande tendance, lorsqu’elles seront battues ou qu’elles se seront heurtées à un ennemi trop fort, à revenir sur leurs pas pour se réfugier auprès de ces détachements. Mais ces fractions avancées auront aussi d’autant plus de chances d’être battues que les éléments restés en arrière seront plus nombreux.

Pour bien comprendre les névroses, il importe beaucoup de ne pas perdre de vue ce rapport entre la fixation et la régression. On acquiert ainsi un point d’appui sûr pour aborder l’examen, que nous allons entreprendre, de la question relative à la détermination des névroses, à l’étiologie des névroses.

Occupons-nous encore un moment de la régression. D’après ce que vous avez appris concernant le développement de la fonction de la libido, vous devez vous attendre à deux sortes de régression : retour aux premiers objets marqués par la libido et qui sont, nous le savons, de nature incestueuse ; retour de toute l’organisation sexuelle à des phases antérieures. On observe l’un et l’autre genres de régression dans les névroses de transfert, dans le mécanisme desquelles ils jouent un rôle important. C’est surtout le retour aux premiers objets de la libido qu’on observe chez les névrotiques avec une régularité lassante. Il y aurait beaucoup plus à dire sur les régressions de la libido, si l’on tenait compte d’un autre groupe de névroses, et notamment des névroses dites narcissiques. Mais il n’entre pas dans nos intentions de nous en occuper ici. Ces affections nous mettent encore en présence d’autres modes de développement, non encore mentionnés, et nous montrent aussi de nouvelles formes de régression. Je crois cependant devoir maintenant vous mettre en garde contre une confusion possible entre régression et refoulement et vous aider à vous faire une idée nette des rapports existant entre ces deux processus. Le refoulement est, si vous vous en souvenez bien, le processus grâce auquel un acte susceptible de devenir conscient, c’est-à-dire faisant partie de la préconscience, devient inconscient. Et il y a encore refoulement lorsque l’acte psychique inconscient n’est même pas admis dans le système préconscient voisin, la censure l’arrêtant au passage et lui faisant rebrousser chemin. Il n’existe aucun rapport entre la notion de refoulement et celle de sexualité. J’attire tout particulièrement votre attention sur ce fait. Le refoulement est un processus purement psychologique que nous caractériserons encore mieux en le qualifiant de topique. Nous voulons dire par là que la notion de refoulement est une notion spatiale, en rapport avec notre hypothèse des compartiments psychiques ou, si nous voulons renoncer à cette grossière représentation auxiliaire, nous dirons qu’elle découle du fait que l’appareil psychique se compose de plusieurs systèmes distincts.

De la comparaison que nous venons de faire, il ressort que nous avons employé jusqu’ici le mot « régression », non dans sa signification généralement admise, mais dans un sens tout à fait spécial. Si vous lui donnez son sens général, celui du retour d’une phase de développement supérieure à une phase inférieure, le refoulement peut, lui aussi, être conçu comme une régression, comme un retour à une phase antérieure et plus reculée du développement psychique. Seulement, quand nous parlons de refoulement, nous autres, nous ne pensons pas à cette direction rétrograde, car nous voyons encore un refoulement, au sens dynamique du mot, alors qu’un acte psychique est maintenu à la phase inférieure de l’inconscient. Le refoulement est une notion topique et dynamique ; la régression est une notion purement descriptive. Par la régression, telle que nous l’avons décrite jusqu’ici en la mettant en rapport avec la fixation, nous entendions uniquement le retour de la libido à des phases antérieures de son développement, c’est-à-dire quelque chose qui diffère totalement du refoulement et en est totalement indépendant. Nous ne pouvons même pas affirmer que la régression tic la libido soit un processus purement psychologique et nous ne saurions lui assigner une localisation dans l’appareil psychique. Bien qu’elle exerce sur la vie psychique une influence très profonde, il n’en reste pas moins vrai que c’est le facteur organique qui domine chez elle.

Ces discussions vous paraîtront sans doute arides. La clinique nous en fournira des applications qui nous les rendront plus claires. Vous savez que l’hystérie et la névrose obsessionnelle sont, les deux principaux représentants du groupe des névroses de transfert. Il existe bien dans l’hystérie une régression de la libido aux premiers objets sexuels, de nature incestueuse, et l’on peut dire qu’elle existe dans tous les cas, alors qu’on n’y observe pas la moindre tendance à la régression vers une phase antérieure de l’organisation sexuelle. En revanche, le refoulement joue dans le mécanisme de l’hystérie le principal rôle. S’il m’était permis de compléter par une construction toutes les connaissances certaines que nous avons acquises jusqu’ici concernant l’hystérie, je décrirais la situation de la façon suivante : la réunion des tendances partielles sous le primat des organes génitaux est accomplie, mais les conséquences qui en découlent se heurtent à la résistance du système préconscient lié à la conscience. L’organisation génitale se rattache donc à l’inconscient, mais n’est pas admise par le préconscient, d’où il résulte un tableau qui présente certaines ressemblances avec l’état antérieur au primat des organes génitaux, mais qui est en réalité tout autre chose. — Des deux régressions de la libido, celle qui s’effectue vers une phase antérieure de l’organisation sexuelle est de beaucoup la plus remarquable. Comme cette dernière régression manque dans l’hystérie et que toute notre conception des névroses se ressent encore de l’influence de l’étude de l’hystérie, qui l’avait précédée dans le temps, l’importance de la régression de la libido ne nous est apparue que beaucoup plus tard que celle du refoulement. Attendez-vous à ce que nos points de vue subissent de nouvelles extensions et modifications lorsque nous aurons à tenir compte, en plus de l’hystérie et de la névrose obsessionnelle, des névroses narcissiques.

Dans la névrose obsessionnelle, au contraire, la régression de la libido vers la phase préliminaire de l’organisation sadico-anale constitue le fait le plus frappant et celui qui marque de son empreinte toutes les manifestations symptomatiques. L’impulsion amoureuse se présente alors sous le masque de l’impulsion sadique. La représentation obsédante : je voudrais te tuer, lorsqu’on la débarrasse d’excroissances non accidentelles, mais indispensables, signifie au fond ceci : je voudrais jouir de toi en amour Supposez encore une régression simultanée intéressant l’objet, c’est-à-dire une régression telle que les impulsions en question ne s’appliquent qu’aux personnes les plus proches et les plus aimées, et vous aurez une idée de l’horreur que peuvent éveiller chez le malade ces représentations obsédantes qui apparaissent à sa conscience comme lui étant tout à fait étrangères. Mais le refoulement joue également dans ces névroses un rôle important qu’il est difficile de définir dans une rapide introduction comme celle-ci. La régression de la libido, lorsqu’elle n’est pas accompagnée de refoulement, aboutirait à une perversion, mais ne donnerait jamais une névrose. Vous voyez ainsi que le refoulement est le processus le plus propre à la névrose, celui qui la caractérise le mieux. J’aurai peut-être encore l’occasion de vous dire ce que nous savons du mécanisme des perversions, et vous verrez alors que tout s’y passe d’une façon infiniment moins simple qu’on se l’imagine.

J’espère que vous ne m’en voudrez pas de m’être livré à ces développements sur la fixation et la régression de la libido, si je vous dis que je vous les ai présenté, ; à titre de préparation à l’examen de l’étiologie des névroses. Concernant cette dernière, je ne vous ai encore fait part que d’une seule donnée, à savoir que les hommes deviennent névrosés lorsqu’ils sont privés de la possibilité de satisfaire leur libido, donc par « privation », pour employer le ternie dont je m’étais servi alors, et que leurs symptômes viennent remplacer chez eux satisfaction qui leur est refusée. Il ne faut naturellement pas en conclure que toute privation de satisfaction libidineuse rende névrosé celui qui en est victime ; ma proposition signifie seulement que le facteur privation existait dans tous les cas de névroses examinés. Elle n’est donc pas réversible. Et sans doute, vous vous rendez également compte que cette proposition révèle, non tout le mystère de l’étiologie des névroses, mais seulement une de ses conditions importantes et essentielles.

Nous ignorons encore si, pour la discussion ultérieure de cette proposition, ou doit insister principalement sur la nature de la privation ou sur les particularités de celui qui en est frappé. C’est que la privation est rarement complète et absolue ; pour devenir pathogénique, elle doit porter sur la seule satisfaction que la personne exige, sur la seule dont elle soit capable. Il y a en général nombre de moyens permettant de supporter, sans en tomber malade, la privation de satisfaction libidineuse. Nous connaissons des hommes capables de s’infliger cette privation sans dommage , ils ne sont pas heureux, ils souffrent de langueur, mais ils ne tombent pas malades. Nous devons en outre tenir compte du fait que les tendances sexuelles sont, si je puis m’exprimer ainsi, extraordinairement plastiques. Elles peuvent se remplacer réciproquement, l’une peut assumer l’intensité des autres ; lorsque la réalité refuse la satisfaction de l’une, on peut trouver une compensation dans la satisfaction d’une autre. Elles représentent comme un réseau de canaux remplis de liquide et communiquants, et cela malgré leur subordination au primat génital : deux caractéristiques difficiles à concilier. De plus, les tendances partielles de la sexualité, ainsi que l’instinct sexuel qui résulte de leur synthèse, présentent une grande facilité de varier leur objet, d’échanger chacun de leurs objets contre un autre, plus facilement accessible, propriété qui doit opposer une forte résistance à l’action pathogène d’une privation. Parmi ces facteurs qui opposent une action pour ainsi dire prophylactique à l’action nocive des privations, il en est un qui a acquis une importance sociale particulière. Il consiste en ce que la tendance sexuelle, ayant renoncé au plaisir partiel ou à celui que procure l’acte de la procréation, l’a remplacé par un autre but présentant avec le premier des rapports génétiques, mais qui a cessé d’être sexuel pour devenir social. Nous donnons à ce processus le mot de « sublimation », et ce faisant nous nous rangeons à l’opinion générale qui accorde une valeur plus grande aux buts sociaux qu’aux buts sexuels, lesquels sont, au fond, des buts égoïstes. La sublimation n’est d’ailleurs qu’un cas spécial du rattachement de tendances sexuelles à d’autres, non sexuelles. Nous aurons encore à en parler dans une autre occasion.

Vous êtes sans doute tentés de croire que, grâce à tous ces moyens permettant de supporter la privation, celle-ci perd toute son importance. Il n’en est pas ainsi, et la privation garde toute sa force pathogène. Les moyens qu’on lui oppose sont généralement insuffisants. Le degré d’insatisfaction de la libido, que l’homme moyen peut supporter, est limité. La plasticité et la mobilité de la libido sont loin d’être complètes chez tous les hommes, et la sublimation ne peut supprimer qu’une partie de la libido, sans parler du fait que beaucoup d’hommes ne possèdent la faculté de sublimer que dans une mesure très restreinte. La principale des restrictions est celle qui porte sur la mobilité de la libido, ce qui a pour effet de ne faire dépendre la satisfaction de l’individu que d’un très petit l’ombre d’objets à atteindre et de buts à réaliser. Souvenez-vous seulement qu’un développement incomplet de la libido comporte des fixations nombreuses et variées de la libido à des phases antérieures de l’organisation et à des objets antérieurs, phases et objets qui le plus souvent ne sont plus capables de procurer une satisfaction réelle. Vous reconnaîtrez alors que la fixation de la libido constitue, après la privation, le plus puissant facteur étiologique des névroses. Nous pouvons exprimer ce fait par une abréviation schématique, en disant que la fixation de la libido constitue, dans l’étiologie des névroses, le facteur prédisposant, interne, et la privation le facteur accidentel, extérieur.

Je saisis ici l’occasion pour vous engager à vous abstenir de prendre parti dans une discussion tout à fait superflue. On aime beaucoup, dans le monde scientifique, s’emparer d’une partie de la vérité, proclamer cette partie comme étant toute la vérité et contester ensuite, en sa faveur, tout le reste qui n’est cependant pas moins vrai. C’est à la faveur de ce procédé que plusieurs courants se sont détachés du mouvement psychanalytique, les uns ne reconnaissant que les tendances égoïstes et niant les tendances sexuelles, les autres ne tenant compte que de l’influence exercée par les tâches qu’impose la vie réelle et négligeant complètement celle qu’exerce le passé individuel, etc. On peut de même opposer l’une à l’autre la fixation et la privation et soulever une controverse en demandant : les névroses sont-elles des maladies exogènes ou endogènes, sont-elles la conséquence nécessaire d’une certaine constitution ou le produit de certaines actions nocives (traumatiques) ? Et, plus spécialement, sont-elles provoquées par la fixation de la libido (et autres particularités de la constitution sexuelle) ou par la pression qu’exerce la privation ? À tout prendre, ce dilemme ne me paraît pas moins déplacé que cet autre que je pourrais vous poser : l’enfant naît-il parce qu’il a été procréé par le père ou parce qu’il a été conçu par la mère ? Les deux conditions sont également indispensables, me direz-vous, et avec raison, Les choses se présentent, sinon tout à fait de même, du moins d’une façon analogue dans l’étiologie des névroses, Au point de vue de l’étiologie, les affections névrotiques peuvent être rangées dans une série dans laquelle les deux facteurs : constitution sexuelle et influences extérieures ou, si l’on préfère, fixation de la libido et privation, sont représentés de telle sorte que la part de l’un des facteurs croît lorsque celle de l’autre diminue. À l’un des bouts de cette série se trouvent les cas extrêmes dont vous pouvez dire avec certitude : étant donné le développement anormal de leur libido, ces hommes seraient tombés malades, quels que fussent les événements extérieurs de leur vie, celle-ci fût-elle aussi exempte d’accidents que possible. À l’autre bout se trouvent les cas dont vous pouvez dire au contraire que ces malades auraient certainement échappé, à la névrose s’ils ne s’étaient pas trouvés dans telle ou telle situation. Dans les cas intermédiaires on se trouve en présence de combinaisons telles qu’à une part de plus en plus grande de la constitution sexuelle prédisposante correspond une part de moins en moins grande des influences nocives subies au cours de la vie, et inversement. Dans ces cas, la constitution sexuelle n’aurait pas produit la névrose sans l’intervention d’influences nocives, et ces influences n’auraient pas été suivies d’un effet traumatique si les conditions de la libido avaient été différentes. Dans cette série je puis, à la rigueur, reconnaître une certaine prédominance au rôle joué par les facteurs prédisposants, mais ma concession dépend des limites que vous voulez assigner à la nervosité.

Je vous propose d’appeler ces séries séries de complément, en vous prévenant que nous aurons encore l’occasion d’établir d’autres séries pareilles,

La ténacité avec laquelle la libido adhère à certaines directions et à certains objets, la viscosité pour ainsi dire de la libido, nous apparaît comme un facteur indépendant, variant d’un individu à un autre et dont les causes nous sont totalement inconnues. Si nous ne devons pas sous-estimer son rôle dans l’étiologie des névroses, nous ne devons pas davantage exagérer l’intimité de ses rapports avec cette étiologie. On observe une pareille « viscosité », de cause également inconnue, de la libido, dans de nombreuses circonstances, chez l’homme normal et, à titre de facteur déterminant, chez les personnes qui, dans un certain sens, forment une catégorie opposée à celle des nerveux : chez les pervers. On savait déjà avant la psychanalyse (Binet) qu’il est souvent possible de découvrir dans l’anamnèse des pervers une impression très ancienne, laissée par une orientation anormale de l’instinct ou un choix anormal de l’objet et à laquelle la libido du pervers reste attachée toute la vie durant. Il est souvent impossible (le (lire ce qui rend cette impression capable d’exercer sur la libido nue attraction aussi irrésistible. Je vais vous raconter un cas que j’ai observé moi-même. Un homme, que les organes génitaux et tous les autres charmes de la femme laissent aujourd’hui indifférent et qui éprouve cependant une excitation sexuelle irrésistible à la vue d’un pied chaussé d’une certaine forme, se souvient d’un événement qui lui était survenu lorsqu’il était âgé de six ans, et qui a joué un rôle décisif dans la fixation de sa libido. Il était assis sur un tabouret auprès de sa gouvernante qui devait lui donner une leçon d’anglais. La gouvernante, une vieille fille sèche, laide, aux yeux bleu d’eau et avec un nez retroussé, avait ce jour-là mal à un pied qu’elle avait pour cette raison chaussé d’une pantoufle en velours et qu’elle tenait étendu sur un coussin. Sa jambe était cependant cachée de la façon la plus décente. C’est un pied maigre, tendineux, comme celui de la gouvernante, qui était devenu, après un timide essai d’activité sexuelle normale, son unique objet sexuel, et notre homme y était attiré irrésistiblement, lorsqu’à ce pied venaient s’ajouter encore d’autres traits qui rappelaient le type ,le la gouvernante anglaise. Cette fixation de la libido a fait de notre homme, non un névrosé, mais un pervers, ce que nous appelons un fétichiste du pied. Vous le voyez : bien que la fixation excessive et, de plus, précoce, de la ’libido constitue un facteur étiologique indispensable de la névrose, son action s’étend bien au-delà du cadre des névroses. La fixation constitue ainsi une condition aussi peu décisive que la privation dont nous avons parlé plus haut.

Le problème de la détermination des névroses paraît donc se compliquer. En fait, la recherche psychanalytique nous révèle un nouveau facteur qui ne figure pas dans notre série étiologique et qui apparaît avec le plus d’évidence chez des personnes en pleine santé qui sont frappées d’une affection névrotique. On trouve régulièrement chez ces personnes les indices d’une opposition de désirs ou, comme nous avons l’habitude de nous exprimer, d’un conflit psychique. Une partie de la personnalité manifeste certains désirs, une autre partie s’y oppose et les repousse. Sans un conflit de ce genre, il n’y a pas de névrose. Il n’y aurait d’ailleurs là rien de singulier. Vous savez que notre vie psychique est constamment remuée par des conflits dont il nous incombe de trouver la solution. Pour qu’un pareil conflit devienne pathogène, il faut donc des conditions particulières. Aussi avons-nous à nous demander quelles sont ces conditions, entre quelles forces psychiques se déroulent ces conflits pathogènes, quels sont les rapports existant entre le conflit et les autres facteurs déterminants.

J’espère pouvoir donner à ces questions des réponses satisfaisantes, bien qu’abrégées et schématiques. Le conflit est provoqué par la privation, la libido à laquelle est refusée la satisfaction normale étant obligée de chercher d’autres objets et voies. Il a pour condition la désapprobation que ces autres voies et objets provoquent de la part d’une certaine fraction de la personnalité : il en résulte un veto qui rend d’abord le nouveau mode de satisfaction impossible. À partir de ce moment, la formation de symptômes suit une voie que nous parcourrons plus tard. Les tendances libidineuses repoussées cherchent alors à se manifester en empruntant des voies détournées, non sans toutefois s’efforcer de justifier leurs exigences à l’aide de certaines déformations et atténuations. Ces voies détournées sont celles de la formation de symptômes , ceux-ci constituent la satisfaction nouvelle ou substitutive que la privation a rendue nécessaire.

On peut encore faire ressortir l’importance du conflit psychique en disant : « Pour qu’une privation extérieure devienne pathogène, il faut qu’il s’y ajoute une privation intérieure. » 11 va sans dire que privation extérieure et privation intérieure se rapportent à des objets différents à suivent des voies différentes. La privation extérieure écarte telle possibilité de satisfaction, la privation intérieure voudrait écarter une autre possibilité, et c’est à propos de ces possibilités qu’éclate le conflit. Je préfère cette méthode d’exposition, à cause de son contenu implicite. Elle implique notamment la probabilité qu’aux époques primitives du développement humain les abstentions intérieures ont été déterminées par des obstacles réels extérieurs.

Mais quelles sont les forces d’où émane l’objection contre la tendance libidineuse, quelle est l’autre partie du conflit pathogène ? Ce sont, pour nous exprimer d’une façon très générale, les tendances non sexuelles. Nous les désignons sous le nom générique de « tendances du moi » ; la psychanalyse des névroses de transfert ne nous offre aucun moyen utilisable de poursuivre leur décomposition ultérieure, nous n’arrivons à les connaître dans une certaine mesure que par les résistances qui s’opposent à l’analyse. Le conflit pathogène est un conflit entre les tendances du moi et les tendances sexuelles. Dans certains cas, on a l’impression qu’il s’agit d’un conflit entre différentes tendances purement sexuelles ; cette apparence n’infirme en rien notre proposition, car des deux tendances sexuelles en conflit, l’une est toujours celle qui cherche, pour ainsi dire, à satisfaire le moi, tandis que l’autre se pose en défenseur prétendant préserver le moi. Nous revenons donc au conflit entre le moi et le sexualité.

Toutes les fois que la psychanalyse envisageait tel ou tel événement psychique comme un produit des tendances sexuelles, on lui objectait avec colère que l’homme ne se compose pas seulement de sexualité, qu’il existe dans la vie psychique d’autres tendances et intérêts que les tendances et intérêts de nature sexuelle, qu’on ne doit pas faire « tout » dériver de la sexualité, etc. Eh bien, je ne connais rien de plus réconfortant que le fait de se trouver pour une fois d’accord avec ses adversaires. La psychanalyse n’a jamais oublié qu’il existe des tendances non sexuelles, elle a élevé tout son édifice sur le principe de la séparation nette et tranchée entre tendances sexuelles et tendances se rapportant au moi et elle a affirmé, sans attendre les objections, que les névroses sont des produits, non de la sexualité, mais du conflit entre le moi et la sexualité. Elle n’a aucune raison plausible de contester l’existence ou l’importance des tendances du moi lorsqu’elle cherche à dégager et à définir le rôle des tendances sexuelles dans la maladie et dans la vie. Si elle a été amenée à s’occuper en première ligne des tendances sexuelles, ce fut parce que les névroses de transfert ont fait ressortir ces tendances avec une évidence particulière et ont ainsi offert à son étude un domaine que d’autres avaient négligé.

De même, il n’est pas exact de prétendre que la psychanalyse ne s’intéresse pas au côté non sexuel de la personnalité. C’est la séparation entre le moi et la sexualité qui a précisément montré avec une clarté particulière que les tendances du moi subissent, elles aussi, un développement significatif qui n’est ni totalement indépendant de la libido, ni tout à fait exempt de réaction contre elle. On doit à la vérité de dire que nous connaissons le développement du moi beaucoup moins bien que celui de la libido, et la raison en est dans le fait que c’est seulement à la suite de l’étude des névroses narcissiques que nous pouvons espérer pénétrer la structure du moi. Nous connaissons cependant déjà une tentative très intéressante se rapportant à cette question. C’est celle de M. Ferenczi qui avait essayé d’établir théoriquement les phases de développement du moi, et nous possédons du moins deux points d’appui solides pour un jugement relatif à ce développement. Ce n’est pas que les intérêts libidineux d’une personne soient dès le début et nécessairement en opposition avec ses intérêts d’auto-conservation ; on peut dire plutôt que le moi cherche, à chaque étape de son développement, à se mettre en harmonie avec son organisation sexuelle, à se l’adapter. La succession des différentes phases de développement de la libido s’accomplit vraisemblablement selon un programme préétabli ; il n’est cependant pas douteux que cette succession peut être influencée par le moi ; qu’il doit exister un certain parallélisme, une certaine concordance entre les phases de développement du moi et celles de la libido et que du trouble de cette concordance peut naître un facteur pathogène. Un point qui nous importe beaucoup, c’est celui de savoir comment le moi se comporte dans les cas où la libido a laissé une fixation à une phase donnée de son développement. Le moi peut s’accommoder de cette fixation, auquel cas il devient, dans une mesure correspondante à celle-ci, pervers ou, ce qui revient au même, infantile. Mais il peut aussi se dresser contre celte fixation de la libido, auquel cas le moi éprouve un refoulement là où la libido a subi une fixation.

En suivant cette vole, nous apprenons que le troisième facteur de l’étiologie des névroses, la tendance aux conflits, dépend aussi bien du développement du moi que de celui de la libido. Nos idées sur la détermination des névroses se trouvent ainsi complétées. En premier lieu, nous avons la condition la plus générale, représentée par la privation, puis vient la fixation de la libido qui la pousse dans certaines directions, et en troisième lieu intervient la tendance au conflit découlant du développement du moi qui s’est détourné de ces tendances de la libido. La situation n’est donc ni aussi compliquée ni aussi difficile à saisir qu’elle vous avait probablement paru pendant que je développais mes déductions. Il n’en est pas moins vrai que tout n’a pas été dit sur cette question. À ce que nous avons dit, nous aurons encore à ajouter quelque chose de nouveau et nous aurons aussi à soumettre à une analyse plus approfondie des choses déjà connues.

Pour vous montrer l’influence qu’exerce le développement du moi sur la naissance du conflit, et par conséquent sur la détermination des névroses, je vous citerai un exemple qui, bien qu’imaginaire, n’a absolument rien d’invraisemblable. Cet exemple m’est inspiré par le titre d’un vaudeville de Nestroy : « Au rez-de-chaussée et au premier. » Au rez-de-chaussée habite le portier ; au premier le propriétaire de la maison, un homme riche et estimé. L’un et l’autre ont des enfants, et nous supposerons que la fillette du propriétaire a toutes les facilités de jouer, en dehors de toute surveillance, avec l’enfant du prolétaire. Il peut arriver alors que les jeux des enfants prennent un caractère indécent, c’est-à-dire sexuel, qu’ils jouent « au papa » et « à la maman », qu’ils cherchent chacun à voir les parties intimes du corps et à irriter les organes génitaux de l’autre. La fillette du propriétaire qui, malgré ses cinq ou six ans, a pu avoir l’occasion de faire certaines observations concernant la sexualité des adultes, peut bien jouer en cette occasion le rôle de séductrice. Alors même qu’ils ne durent pas longtemps, ces « jeux » suffisent à activer chez les deux enfants certaines tendances sexuelles qui, après la cessation de ces jeux, se manifestent pendant quelques années par la masturbation. Voilà ce qu’il y aura de commun aux deux enfants ; mais le résultat final différera de l’un à l’autre. La fillette du portier se livrera à la masturbation à peu près jusqu’à l’apparition des menstrues, y renoncera ensuite sans difficulté, prendra quelques années plus tard un amant, aura peut-être un enfant, embrassera telle ou telle carrière, deviendra peut-être une artiste en vogue et finira en aristocrate. Il se peut qu’elle ait une destinée moins brillante, mais toujours est-il qu’elle vivra le reste de sa vie sans se ressentir de l’exercice précoce de sa sexualité, exempte de névrose. Il en sera autrement de la fillette du propriétaire. De bonne heure, encore enfant, elle éprouvera le sentiment d’avoir fait quelque chose de mauvais, renoncera sans tarder, mais à la suite d’une lutte terrible, à la satisfaction masturbatrice, mais n’en gardera pas moins un souvenir et une impression déprimants. Lorsque, devenue jeune fille, elle se trouvera dans le cas d’apprendre des faits relatifs aux rapports sexuels, elle s’en détournera avec une aversion inexpliquée et préférera rester ignorante. Il est possible qu’elle subisse alors de nouveau la pression irrésistible de la tendance à la masturbation, sans avoir le courage de s’en plaindre. Lorsqu’elle aura atteint l’âge où les jeunes filles commencent à songer au mariage, elle deviendra la proie de la névrose, à la suite de laquelle elle éprouvera une profonde déception relativement au mariage et envisagera la vie sous les couleurs les plus sombres. Si l’on réussit par l’analyse à décomposer cette névrose, on constatera que cette jeune fille bien élevée, intelligente, idéaliste, a complètement refoulé ses tendances sexuelles, mais que celles-ci, dont elle n’a aucune conscience, se rattachent aux misérables jeux auxquels elle s’était livrée avec son amie d’enfance.

La différence qui existe entre ces deux destinées, malgré l’identité des événements initiaux, tient à ce que le moi de l’une de nos protagonistes a subi un développement que l’autre n’a pas connu. À la fille du portier l’activité sexuelle s’était présentée plus tard sous un aspect aussi naturel, aussi exempt de toute arrière-pensée que dans son enfance. La fille du propriétaire avait subi l’influence de l’éducation et de ses exigences. Avec les suggestions qu’elle a reçues de son éducation, elle s’était formé de la pureté et de la chasteté de la femme un idéal incompatible avec l’activité sexuelle ; sa formation intellectuelle avait affaibli son intérêt pour le rôle qu’elle était appelée à jouer en tant que femme. C’est à la suite de ce développement moral et intellectuel supérieur à celui de son amie qu’elle s’était trouvée en conflit avec les exigences de sa sexualité.

Je veux encore insister aujourd’hui sur un autre point concernant le développement du moi, et cela à cause de certaines perspectives, assez vastes, qu’il nous ouvre, et aussi parce que les conclusions que nous avons tirer à cette occasion seront de nature à justifier la séparation tranchée, mais dont l’évidence ne saute pas aux yeux, que nous postulons entre les tendances du moi et les tendances sexuelles. Pour formuler un jugement sur ces deux développements, nous devons admettre une prémisse dont il n’a pas été suffisamment tenu compte jusqu’à présent. Les deux développements, celui de la libido et celui du moi, ne sont au fond que des legs, des répétitions abrégées du développement que l’humanité entière a parcouru à partir de ses origines et qui s’étend sur une longue durée. En ce qui concerne le développement de la libido, on lui reconnaît volontiers cette origine phylogénique. Rappelez-vous seulement que chez certains animaux l’appareil génital présente des rapports intime avec la bouche, que chez d’autres il est inséparable de l’appareil d’excrétion et que chez d’autres encore il se rattache aux organes servant au mouvement, toutes choses dont vous trouverez un intéressant exposé dans le précieux livre de W. Bölsche. On observe, pour ainsi dire, chez les animaux toutes les variétés de perversion et d’organisation sexuelle à l’état figé. Or, chez l’homme le point de vue phylogénique se trouve en partie masqué par cette circonstance que les particularités qui, au fond, sont héritées, n’en sont pas moins acquises à nouveau au cours du développement individuel, pour la raison probablement que les conditions, qui ont imposé jadis l’acquisition d’une particularité donnée, persistent toujours et continuent d’exercer leur action sur tous les individus qui se succèdent. Je pourrais dire que ces conditions, de créatrices qu’elles furent jadis, sont devenues provocatrices. Il est en outre incontestable que la marche du développement prédéterminé peut être troublée et modifiée chez chaque individu par des influences extérieures récentes. Quant à la force qui a imposé à l’humanité ce développement et dont l’action continue à s’exercer dans la même direction, nous la connaissons : c’est encore la privation imposée par la réalité ou, pour l’appeler de son vrai grand nom, la nécessité qui découle de la vie [mot grec dans le texte]. Les névrotiques sont ceux chez lesquels cette rigueur a provoqué des effets désastreux, mais quelle que soit l’éducation qu’on a reçue, on est exposé au même risque. En proclamant que la nécessité vitale constitue le moteur du développement, nous ne diminuons d’ailleurs en rien l’importance des « tendances évolutives internes », lorsque l’existence de celles-ci se laisse démontrer.

Or, il convient de noter que les tendances sexuelles et l’instinct de conservation ne se comportent pas de la même manière à l’égard de la nécessité réelle. Les instincts ayant pour but la conservation et tout ce qui s’y rattache sont plus accessibles à l’éducation ; ils apprennent de bonne heure à se plier à la nécessité et à conformer leur développement aux indications de la réalité. Ceci se conçoit, attendu qu’ils ne peuvent pas se procurer autrement les objets dont ils ont besoin et sans lesquels l’individu risque de périr. Les tendances sexuelles, qui n’ont pas besoin d’objet au début et ignorent ce besoin, sont plus difficiles à éduquer. Menant une existence pour ainsi dire parasitaire associée à celle des autres organes du corps, susceptibles de trouver une satisfaction auto-érotique, sans dépasser le corps même de l’individu, elles échappent à l’influence éducatrice de la nécessité réelle et, chez la plupart des hommes, elles gardent, sous certains rapports, toute la vie durant ce caractère arbitraire, capricieux, réfractaire, « énigmatique ». Ajoutez à cela qu’une jeune personne cesse d’être accessible à l’éducation au moment même où ses besoins sexuels atteignent leur intensité définitive. Les éducateurs le savent et agissent en conséquence ; mais peut-être se laisseront-ils encore convaincre par les résultats de la psychanalyse pour reconnaître que c’est l’éducation reçue dans la première enfance qui laisse la plus profonde empreinte. Le petit bonhomme est déjà entièrement formé dès la quatrième ou la cinquième année et se contente de manifester plus tard ce qui était déposé, en lui dès cet âge.

Pour faire ressortir toute la signification de la différence que nous avons établie entre ces deux groupes d’instincts, nous sommes obligés de faire une longue digression et d’introduire une de ces considérations auxquelles convient la qualification d’économiques. Ce faisant, nous aborderons un des domaines les plus importants mais, malheureusement aussi, les plus obscurs de la psychanalyse. Nous posons la question de savoir si une intention fondamentale quelconque est inhérente au travail de notre appareil psychique, et à cette question nous répondons par une première approximation, en disant que selon toute apparence l’ensemble de notre activité psychique a pour but de nous procurer du plaisir et de nous faire éviter le déplaisir, qu’elle est régie automatiquement par le principe de plaisir. Or, nous donnerions tout pour savoir quelles sont les conditions du plaisir et du déplaisir, mais les éléments de cette connaissance nous manquent précisément. La seule chose que nous soyons autorisés à affirmer, c’est que le plaisir est en rapport avec la diminution, l’atténuation ou l’extinction des masses d’excitations accumulées dans l’appareil psychique, tandis que la peine va de pair avec l’augmentation, l’exaspération de ces excitations. L’examen du plaisir le plus intense qui soit accessible à l’homme, c’est-à-dire du plaisir éprouvé au cours de l’accomplissement de l’acte sexuel, ne laisse aucun doute sur ce point. Comme il s’agit, dans ces actes accompagnés de plaisir, du sort de grandes quantités d’excitation ou d’énergie psychique, nous donnons aux considérations qui s’y rapportent le nom d’économiques. Nous notons que la tâche incombant à l’appareil psychique et l’action qu’il exerce peuvent encore être décrites autrement et d’une manière plus générale qu’en insistant sur l’acquisition du plaisir. On peut dire que l’appareil psychique sert à maîtriser et à supprimer les excitations et irritations d’origine extérieure et interne. En ce qui concerne les tendances sexuelles, il est évident que du commencement à la fin de leur développement elles sont un moyen d’acquisition de plaisir, et elles remplissent cette fonction sans faiblir. Tel est également, au début, l’objectif des tendances du moi. Mais sous la pression de la grande éducatrice qu’est la nécessité, les tendances du moi ne tardent pas à remplacer le principe de plaisir par une modification. La tâche d’écarter la peine s’impose à elles avec la même urgence que celle d’acquérir du plaisir ; le moi apprend qu’il est indispensable de renoncer à la satisfaction immédiate, de différer l’acquisition de plaisir, de supporter certaines peines et de renoncer en général à certaines sources de plaisir. Le moi ainsi éduqué est devenu « raisonnable », il ne se laisse plus dominer par le principe de plaisir, mais se conforme au principe de réalité qui, au fond, a également pour but le plaisir, mais un plaisir qui, s’il est différé et atténué, a l’avantage d’offrir la certitude que procurent le contact avec la réalité et la conformité à ses exigences.

Le passage du principe de plaisir au principe de réalité constitue un des progrès les plus importants dans le développement du moi. Nous savons déjà que les tendances sexuelles ne franchissent que tardivement et comme forcées et contraintes cette phase de développement du moi, et nous verrons plus tard quelles conséquences peuvent découler pour l’homme de ces rapports plus lâches qui existent entre sa sexualité et la réalité extérieure. Si le moi de l’homme subit un développement et a son histoire, tout comme la libido, vous ne serez pas étonnés d’apprendre qu’il peut y avoir également une « régression du moi », et vous serez peut-être curieux de connaître le rôle que peut jouer dans les maladies névrotiques ce retour du moi à des phases de développement antérieures.

(...)

La thérapeutique analytique

Vous savez quel est le sujet de notre entretien d’aujourd’hui. Vous m’avez demandé pourquoi nous ne nous servons pas, dans la psychothérapie analytique, de la suggestion directe, dès l’instant où nous reconnaissons que notre influence repose essentiellement sur le transfert, c’est-à-dire sur la suggestion ; et, en présence de ce rôle prédominant assigné à la suggestion, vous avez émis des doutes concernant l’objectivité de nos découvertes psychologiques. Je vous ai promis de vous répondre d’une façon détaillée.

La suggestion directe, c’est la suggestion dirigée contre la manifestation des symptômes, c’est la lutte entre votre autorité et les raisons de l’état morbide. En recourant à la suggestion, vous ne vous préoccupez pas de ces raisons, vous exigez seulement du malade qu’il cesse de les exprimer en symptômes. Peu importe alors que vous plongiez le malade dans l’hypnose ou non. Avec sa perspicacité habituelle, Bernheim avait d’ailleurs déjà fait remarquer que la suggestion constitue le fait essentiel de l’hypnotisme, l’hypnose elle-même était un effet de la suggestion, un état suggéré, et. il avait de préférence pratiqué la suggestion à l’état de veille, comme susceptible de donner les mêmes résultats que la suggestion dans l’hypnose.

Or, dans cette question, qu’est-ce qui vous intéresse le plus : les données de l’expérience ou les considérations théoriques ? Commençons par les premières. J’ai été élève de Bernheim dont j’ai suivi l’enseignement à Nancy en 1899 et dont j’ai traduit en allemand le livre sur la suggestion. J’ai, pendant des années, appliqué le traitement hypnotique, associé d’abord à la suggestion de défense et ensuite à l’exploration du patient selon la méthode de Breuer. J’ai donc une expérience suffisante pour parler des effets du traitement hypnotique ou suggestif. Si, d’après un vieux dicton médical, une thérapeutique idéale est celle qui agit rapidement, avec certitude et n’est pas désagréable pour le malade, la méthode de Bernheim remplissait an moins deux de ces conditions. Elle pouvait être appliquée rapidement, beaucoup plus rapidement que la méthode, analytique, sans imposer au malade la moindre fatigue, sans lui causer aucun trouble. Pour le médecin cela devenait a la longue monotone d’avoir recours dans tous les cas aux mêmes procédés, au même cérémonial, pour mettre fin à l’existence de symptômes des plus variés, sans pouvoir se rendre compte de leur signification et de leur importance. C’était un travail de manœuvre, n’ayant rien de scientifique, rappelant plutôt la magie, l’exorcisme, la prestidigitation ; on n’en exécutait pas moins ce travail, parce qu’il s’agissait de l’intérêt du malade. Mais la troisième condition manquait à cette méthode, qui n’était certaine sous aucun rapport. Applicable aux uns, elle ne l’était pas à d’autres ; elles se montrait très efficace chez les uns, peu efficace chez les autres, sans qu’on sût pourquoi. Mais ce qui était encore plus fâcheux que cette incertitude capricieuse du procédé, c’était l’instabilité de ses effets. On apprenait au bout de quelques temps la récidive de la maladie ou son remplacement par une autre. On pouvait avoir de nouveau recours à l’hypnose, mais des autorités compétentes avaient mis en garde contre le recours fréquent à l’hypnose : on risquait d’abolir l’indépendance du malade et de créer chez lui l’accoutumance, comme à l’égard d’un narcotique. Mais même dans les cas, rares il est vrai, où l’on réussissait, après quelques efforts, à obtenir un succès complet et durable, on restait dans l’ignorance des conditions de ce résultat favorable. J’ai vu une fois se reproduire tel quel un état très grave que j’avais réussi à supprimer complètement à la suite d’un court traitement hypnotique ; cette récidive étant survenue à une époque où la malade m’avait pris en aversion, j’avais réussi à obtenir une nouvelle guérison plus complète encore lorsqu’elle fut revenue à de meilleurs sentiments à mon égard ; mais une troisième récidive s’était déclarée lorsque la malade me fut devenue de nouveau hostile. Une autre de mes malades que j’avais, à plusieurs reprises, réussi à débarrasser pas l’hypnose de crises nerveuses, se jeta subitement à mon cou pendant que j’étais en train de lui donner mes soins au cours d’une crise particulièrement rebelle. Des faits de ce genre nous obligent, qu’on le veuille ou non, à nous poser la question concernant la nature et l’origine de l’autorité suggestive.

Telles sont les expériences. Elles nous montrent qu’en renonçant à la suggestion directe, nous ne nous privons pas de quelque chose d’indispensable. Permettez-moi maintenant de formuler à ce sujet quelques considérations. L’application de l’hypno-thérapeutique n’impose au malade et au patient qu’un effort insignifiant. Cette thérapeutique s’accorde admirablement avec l’appréciation des névroses qui a encore cours dans la plupart des milieux médicaux. Le médecin dit au nerveux : « Rien ne vous manque, et ce que vous éprouvez n’est que de nature nerveuse et je puis en quelques mots et en quelques minutes supprimer vos troubles. » Mais notre pensée énergique se refuse à admettre qu’on puisse par un léger effort mobiliser une grande masse en l’attaquant directement et sans l’aide d’un outillage spécial. Dans la mesure où les conditions sont comparables, l’expérience nous montre que cet artifice ne réussit pas plus dans les névroses que dans la mécanique. Je sais cependant que cet argument n’est pas inattaquable, qu’il y a aussi des « déclenchements ».

Les connaissances que nous avons acquises grâce à la psychanalyse nous permettent de décrire à peu près ainsi les différences qui existent entre la suggestion hypnotique et la suggestion psychanalytique. La thérapeutique hypnotique cherche à recouvrir et à masquer quelque chose dans la vie psychique ; la thérapeutique analytique cherche, au contraire, à le mettre à nu et à l’écarter. La première agit comme un procédé cosmétique, la dernière comme un procédé chirurgical. Celle-là utilise la suggestion pour interdire les symptômes, elle renforce les refoulements, mais laisse inchangés tous les processus qui ont abouti à la formation des symptômes. Au contraire, la thérapeutique analytique, lorsqu’elle se trouve en présence des conflits qui ont engendré les symptômes, cherche à remonter jusqu’à la racine et se sert de la suggestion pour modifier dans le sens qu’elle désire l’issue de ces conflits. La thérapeutique hypnotique laisse le patient inactif et inchangé, par conséquent sans plus de résistance devant une nouvelle cause de troubles morbides. Le traitement analytique impose au médecin et malade des efforts pénibles tendant à surmonter des résistances intérieures. Lorsque ces résistances sont vaincues, la vie psychique du malade se trouve changée d’une façon durable, élevée à un degré de développement supérieur et reste protégée contre toute nouvelle possibilité pathogène. C’est ce travail de lutte contre les résistances qui constitue la tâche essentielle du traitement analytique, et cette tâche incombe au malade auquel le médecin vient en aide par le recours à la suggestion agissant dans le sens de son éducation. Aussi a-t-on dit avec raison que le traitement psychanalytique est une sorte de post-éducation.

Je crois vous avoir fait comprendre en quoi notre manière d’appliquer la suggestion dans un but thérapeutique diffère de celle qui est seule possible dans la thérapeutique hypnotique. Grâce à la réduction de la suggestion au transfert, vous êtes aussi à même de comprendre les raisons de cette inconstance qui nous a frappés dans le traitement hypnotique, alors que le traitement analytique peut être calculé jusque dans ses ultimes effets. Dans l’application de l’hypnose, nous dépendons de l’état et du degré de la faculté du transfert que présente le malade, sans pouvoir exercer la moindre action sur cette faculté. Le transfert de l’individu à hypnotiser peut être négatif ou, comme c’est le cas le plus fréquent, ambivalent ; le sujet peut, par certaines attitudes particulières, s’être prémuni contre son transfert : de tout cela, nous ne savons rien. Avec la psychanalyse, nous travaillons sur le transfert lui-même, nous écartons tout ce qui s’oppose à lui, nous dirigeons vers nous l’instrument à l’aide duquel nous voulons agir. Nous acquérons ainsi la possibilité de tirer un tout autre profit de la force de la suggestion, qui devient docile entre nos mains ; ce n’est pas le malade seul qui se suggère ce qui lui plaît : c’est nous qui guidons sa suggestion dans la mesure où, d’une façon générale, il est accessible à son action.

Or, direz-vous, que nous appelions la force motrice de notre analyse « transfert » ou « suggestion », peu importe. Il n’en reste pas moins que l’influence subie par le malade rend douteuse la valeur objective de nos constatations. Ce qui est utile à la thérapeutique est nuisible à la recherche. C’est l’objection qu’on adresse le plus fréquemment à la psychanalyse, et le dois convenir que, tout en portant à faux, elle ne peut cependant pas être repoussée comme absurde. Mais si elle était justifiée, il ne resterait de la psychanalyse qu’un traitement par la suggestion, d’un genre particulièrement efficace, et toutes ses propositions relatives aux influences vitales, à la dynamique psychique, à l’inconscient n’auraient rien de sérieux. Ainsi pensent en effet nos adversaires, qui prétendent qu’en ce qui concerne plus particulièrement nos propositions se rapportant à l’importance de la vie sexuelle, à cette vie elle-même, elles ne sont que le produit de notre imagination corrompue, et que tout ce que les malades disent à ce sujet, c’est nous qui le leur avons fait croire. Il est plus facile de réfuter ces objections par l’appel à l’expérience que par des considérations théoriques. Celui qui a fait lui-même de la psychanalyse a pu s’assurer plus d’une fois qu’il est impossible de suggestionner un malade à ce point. Il n’est naturellement pas difficile de faire d’un malade un partisan d’une certaine théorie et de lui faire partager une certaine erreur du médecin. Il se comporte alors comme n’importe quel autre individu, comme un élève ; seulement, en cette occurrence on a influé, non sur sa maladie, mais sur son intelligence. La solution de ses conflits et la suppression de ses résistances ne réussit que lorsqu’on lui a donné des représentations d’attente qui chez lui coïncident avec la réalité. Ce qui, dans les suppositions du médecin, ne correspondait pas à cette réalité se trouve spontanément éliminé au cours de l’analyse, doit être retiré ci remplacé par des suppositions plus exactes. On cherche par une technique appropriée et attentive à empêcher la suggestion de produire des effets passagers ; mais alors même qu’on obtient de ces effets, le mal n’est pas grand, car on ne se contente jamais du premier résultat. L’analyse n’est pas terminée, tant que toutes les obscurités du cas ne sont pas éclaircies, toutes les lacunes de la mémoire comblées, toutes les circonstances des refoulements mises au jour. On doit voir dans les succès obtenus trop rapidement plutôt des obstacles que des circonstances favorables au travail analytique, et l’on détruit ces succès en supprimant, en dissociant le transfert sur lequel ils reposent. C’est au fond ce dernier trait qui différencie le traitement purement suggestif et permet d’opposer les résultats obtenus par l’analyse aux succès dus à la simple suggestion. Dans tout autre traitement suggestif, le transfert est soigneusement ménagé, laissé intact ; le traitement analytique, au contraire, a pour objet le transfert lui-même qu’il cherche à démasquer et à décomposer, quelle que soit la forme qu’il revêt. À la fin d’un traitement analytique, le transfert lui-même doit être détruit, et si l’on obtient un succès durable, ce succès repose, non sur la suggestion pure et, simple, mais sur les résultats obtenus grâce à la suggestion : suppression des résistances intérieures, modifications internes du malade.

À mesure que les suggestions se succèdent au cours du traitement, nous avons à lutter sans cesse contre des résistances qui savent se transformer en transferts négatifs (hostiles). Nous n’allons d’ailleurs pas tarder à invoquer la confirmation que beaucoup de résultats de l’analyse, qu’on est tenté de considérer comme des produits de la suggestion, empruntent à une source dont l’authenticité ne peut être mise en doute. Nos garants ne sont autres que les déments et les paranoïaques qui échappent naturellement au soupçon d’avoir subi ou de pouvoir subir une influence suggestive. Ce que ces malades nous racontent concernant leurs traductions de symboles et leurs fantaisies coïncident avec les résultats que nous ont fournis nos recherches sur l’inconscient dans les névroses de transfert et corrobore ainsi l’exactitude objective de nos interprétations si souvent mises en doute. Je crois que vous ne risquez pas de vous tromper en accordant sur ces points toute votre confiance à l’analyse.

Complétons maintenant l’exposé du mécanisme de la guérison en l’exprimant dans les formules de la théorie de la libido. Le névrosé est incapable de jouir et d’agir : de jouir, parce que sa libido n’est dirigée sur aucun objet réel ; d’agir, parce qu’il est obligé de dépenser beaucoup d’énergie pour maintenir sa libido en état de refoulement et se prémunir contre ses assauts. Il ne pourra guérir que lorsque le conflit entre son moi et sa libido sera terminé et que le moi aura de nouveau pris le dessus sur la libido. La tâche thérapeutique consiste donc à libérer la libido de ses attaches actuelles, soustraites au moi, et à la mettre de nouveau au service de ce dernier. Où se trouve donc la libido du névrotique ? Il est facile de répondre : elle se trouve attachée aux symptômes qui, pour le moment, lut procurent la seule satisfaction substitutive possible. Il faut donc s’emparer des symptômes, les dissoudre, bref faire précisément ce que le malade nous demande. Et pour dissoudre les symptômes, il faut remonter à leurs origines, réveiller le conflit qui leur a donné naissance et orienter ce conflit vers une autre solution, en mettant en œuvre des facteurs qui, à l’époque où sont nés les symptômes, n’étaient pas à la disposition du malade. Cette révision du processus qui avait abouti au refoulement ne peut être opérée qu’en partie, en suivant les traces qu’il a laissées. La partie décisive du travail consiste, en partant de l’attitude à l’égard du médecin, en partant du « transfert », à créer de nouvelles éditions des anciens conflits, de façon à ce que le malade s’y comporte comme il s’était comporté dans ces derniers, mais en mettant cette fois en œuvre toutes ses forces psychiques disponibles, pour aboutir à une solution différente. Le transfert devient ainsi le champ de bataille sur lequel doivent se heurter toutes les forces en lutte.

Toute la libido et toute la résistance à la libido se trouvent concentrées dans la seule attitude à l’égard du médecin ; et à cette occasion, il se produit inévitablement une séparation entre les symptômes et la libido, ceux-là apparaissant dépouillés de celle-ci. À la place de la maladie proprement dite, nous avons le transfert artificiellement provoqué ou, si vous aimez mieux, la maladie du transfert ; à la place des objets aussi variés qu’irréels de la libido, nous n’avons qu’un seul objet, bien qu’également fantastique : la personne du médecin. Mais la suggestion à laquelle a recours le médecin amène la lutte qui se livre autour de cet objet à la phase psychique la plus élevée, de sorte qu’on ne se trouve plus en présence que d’un conflit psychique normal. En s’opposant à un nouveau refoulement, on met fin à la séparation entre le moi et la libido, et l’on rétablit l’unité psychique de la personne. Lorsque la libido se détache enfin de cet objet passager qu’est la personne du médecin, elle ne peut plus retourner à ses objets antérieurs : elle se tient à la disposition du moi. Les puissances qu’on a eu à combattre au cours de ce travail thérapeutique sont : d’une part, l’antipathie du moi pour certaines orientations de la libido, antipathie qui se manifeste dans la tendance au refoulement ; d’autre part, la force d’adhésion, la viscosité pour ainsi dire de la libido qui n’abandonne pas volontiers les objets sur lesquels elle se fixe.
Le travail thérapeutique se laisse donc décomposer en deux phases : dans la première, toute la libido se détache des symptômes pour se fixer et se concentrer sur les transferts ; dans la deuxième, la lutte se livre autour de ce nouvel objet dont on finit par libérer la libido. Ce résultat favorable n’est obtenu que si l’on réussit, au cours de ce nouveau conflit, à empêcher un nouveau refoulement, grâce auquel la libido se réfugierait dans l’inconscient et échapperait de nouveau au moi. On y arrive, à la faveur de la modification du moi, qui s’accomplit sous l’influence de la suggestion médicale. Grâce au travail d’interprétation qui transforme l’inconscient en conscient, le moi s’agrandit aux dépens de celui-là ; sous l’influence des conseils qu’il reçoit, il devient plus conciliant à l’égard de la libido et disposé à lui accorder une certaine satisfaction, et les craintes que le malade éprouvait devant les exigences de la libido s’atténuent, grâce à la possibilité où il se trouve de s’affranchir par la sublimation d’une partie de celle-ci. Plus l’évolution et la succession des processus au cours du traitement se rapprochent de cette description idéale, et plus le succès du traitement psychanalytique sera grand. Ce qui est susceptible de limiter ce succès, c’est, d’une part, l’insuffisante mobilité de la libido qui ne se laisse pas facilement détacher des objets sur lesquels elle est fixée ; c’est, d’autre part, la rigidité du narcissisme qui n’admet le transfert d’un objet à l’autre que jusqu’à une certaine limite. Et ce qui vous fera peut-être encore mieux comprendre la dynamique du processus curatif, c’est le fait que nous interceptons toute la libido qui s’était soustraite à la domination du moi, en en attirant sur nous, à l’aide du transfert, une bonne partie.

Il est bon que vous sachiez que les localisations de la libido survenant pendant et à la suite du traitement, n’autorisent aucune conclusion directe quant à sa localisation au cours de l’état morbide. Supposons que nous ayons constaté, au cours du traitement, un transfert de la libido sur le père et que nous ayons réussi à la détacher heureusement de cet objet pour l’attirer sur la personne du médecin . nous aurions tort de conclure de ce fait que le malade ait réellement souffert d’une fixation inconsciente de sa libido à la personne du père. Le transfert sur la personne du père constitue le champ de bataille, sur lequel nous finissons par nous emparer de la libido ; celle-ci n’y était pas établie dès le début, ses origines sont ailleurs. Le champ de bataille sur lequel nous combattons ne constitue pas nécessairement une des positions importantes de l’ennemi. La défense de la capitale ennemie n’est pas toujours et nécessairement organisée devant ses portes mêmes. C’est seulement après avoir supprimé le dernier transfert qu’on peut reconstituer mentalement la localisation de la libido pendant la maladie même.

En nous plaçant au point de vue de la théorie de la libido, nous pouvons encore ajouter quelques mots concernant le rêve. Les rêves des névrosés nous servent, ainsi que leurs actes manqués et leurs souvenirs spontanés, à pénétrer le sens des symptômes et à découvrir la localisation de la libido. Sous la forme de réalisations de désirs, ils nous révèlent les désirs qui avaient subi un refoulement et les objets auxquels était attachée la libido soustraite au moi. C’est pourquoi l’interprétation des rêves joue dans la psychanalyse un rôle important et a même constitué dans beaucoup de cas et pendant longtemps son principal moyen de travail. Nous savons déjà que l’état de sommeil comme tel a pour effet un certain relâchement des refoulements. Par suite de cette diminution du poids qui pèse sur lui, le désir refoulé peut dans le rêve revêtir une expression plus nette que celle que lui offre le symptôme pendant la vie éveillée. C’est ainsi que l’étude du rêve nous ouvre l’accès le plus commode à la connaissance de l’inconscient refoulé dont fait partie la libido soustraite à la domination du moi.

Les rêves des névrosés ne diffèrent cependant sur aucun point essentiel de ceux des sujets normaux ; et non seulement ils n’en diffèrent pas, mais encore il est difficile de distinguer les uns des autres. Il serait absurde de vouloir donner des rêves des sujets nerveux une explication qui ne fût pas valable pour les rêves des sujets normaux. Aussi devons-nous dire que la différence qui existe entre la névrose et la santé ne porte que sur la vie éveillée dans l’un et dans l’autre de ces états, et disparaît dans les rêves nocturnes. Nous sommes obligés d’appliquer et d’étendre à l’homme normal une foule de données qui se laissent déduire des rapports entre les rêves et les symptômes des névrosés. Nous devons reconnaître que l’homme sain possède, lui aussi, dans sa vie psychique, ce qui rend possible la formation de rêves et celle de symptômes, et nous devons en tirer la conclusion qu’il se livre, lui aussi, à des refoulements, qu’il dépense un certain effort pour les maintenir, que son système inconscient recèle des désirs réprimés, encore pourvus d’énergie, et qu’une partie de sa libido est soustraite à la maîtrise de son moi. L’homme sain est donc un névrosé en puissance, mais le rêve semble le seul symptôme qu’il soit capable de former. Ce n’est là toutefois qu’une apparence, car en soumettant la vie éveillée de l’homme normal à un examen plus pénétrant, on découvre que sa vie soi-disant saine est pénétrée d’une foule de symptômes, insignifiants, il est vrai, et de peu d’importance pratique.

La différence entre la santé nerveuse et la névrose n’est donc qu’une différence portant sur la vie pratique et dépend du degré de jouissance et d’activité dont la personne est encore capable. Elle se réduit probablement aux proportions relatives qui existent entre les quantités d’énergie restées libres et celles qui se trouvent immobilisées par suite du refoulement. Il s’agit donc d’une différence d’ordre quantitatif et non qualitatif. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que cette manière de voir fournit une base théorique à la conviction que nous avons exprimée, à savoir que les névroses sont curables en principe, bien qu’elles aient leur base dans la prédisposition constitutionnelle.

Voilà ce que l’identité qui existe entre les rêves des hommes sains et les rêves des névrosés nous autorise à conclure concernant la caractéristique de la santé. Mais en ce qui concerne le rêve lui-même, il résulte de cette identité une autre conséquence, à savoir que nous ne devons pas détacher le rêve des rapports qu’il présente avec les symptômes névrotiques, que nous ne devons pas croire que nous avons suffisamment, traduit la nature du rêve en déclarant qu’il n’est autre chose qu’une forme d’expression archaïque de certaines idées et pensées, que nous devons enfin admettre qu’il révèle des localisations et des fixations de la libido réellement existantes.

Je touche à la fin de mon exposé. Vous êtes peut-être déçus de constater que je n’ai consacré qu’à des considérations théoriques le chapitre relatif au traitement psychanalytique, que je ne vous ai rien dit des conditions dans lesquelles on aborde le traitement, ni des résultats qu’il vise à obtenir. Je me suis borné à la théorie, parce qu’il n’entrait nullement dans mes intentions de vous offrir un guide pratique pour l’exercice de la psychanalyse, et j’ai des raisons particulières de ne pas vous parler des procédés et des résultats de celle-ci. Je vous ai dit, dès nos premiers entretiens, que nous obtenons, dans des conditions favorables, des succès thérapeutiques qui ne le cèdent en rien aux plus beaux résultats qu’on obtient dans le domaine de la médecine interne, et je puis ajouter que les succès dus à la psychanalyse ne peuvent être obtenus par aucun autre procédé de traitement. Si je vous disais davantage, je pourrais faire naître en vous le soupçon de vouloir couvrir par une réclame tapageuse le chœur devenu trop bruyant de nos dénigreurs. Certains collègues avaient menacé les psychanalystes, même au cours de réunions professionnelles publiques, d’ouvrir les yeux du public sur la stérilité de notre méthode de traitement, en publiant la liste de ses insuccès et même des résultats désastreux dont elle se serait rendue coupable. Mais abstraction faite du caractère odieux d’une pareille mesure, qui ne serait qu’une dénonciation haineuse, la publication dont on nous menace n’autoriserait aucun jugement adéquat sur l’efficacité thérapeutique de l’analyse. La thérapeutique analytique, vous le savez, est de création récente ; il a fallu beaucoup de temps pour établir sa technique, et encore n’a-t-on pu le faire qu’au cours du travail et par réaction à l’expérience immédiate. Par suite des difficultés que présente l’enseignement de cette branche, le médecin qui débute dans la psychanalyse est, plus que tout autre spécialiste, abandonné à ses propres forces pour se perfectionner dans son art, de sorte que les résultats qu’il peut obtenir au cours des premières années de son exercice ne prouvent rien ni pour, ni contre l’efficacité du traitement analytique.

Beaucoup d’essais de traitement ont échoué aux débuts de la psychanalyse, parce qu’ils ont été faits sur des cas qui ne relèvent pas de ce procédé et que nous excluons aujourd’hui du nombre de ses indications. Mais ce n’est que grâce à ces essais que nous avons pu établir nos indications. On ne pouvait pas savoir d’avance que la paranoïa et la démence précoce, dans leurs formes prononcées, étaient inaccessibles à la psychanalyse, et on avait encore le droit d’essayer cette méthode sur des affections très variées. Il est cependant juste de dire que la plupart des insuccès de ces premières années doivent être attribués, moins à l’inexpérience du médecin ou au choix inadéquat de l’objet, qu’à des circonstances extérieures défavorables. Nous n’avons parlé jusqu’ici que des résistances intérieures : celles-ci, qui nous sont opposées par le malade, sont nécessaires et surmontables. Mais il y a aussi des obstacles extérieurs : ceux-ci découlant du milieu dans lequel vit le malade, créés par son entourage, n’ont aucun intérêt théorique, mais présentent une très grande importance pratique. Le traitement psychanalytique peut être comparé à une intervention chirurgicale et ne peut, comme celle-ci, être entrepris que dans des conditions où les chances d’insuccès se trouvent réduites au minimum. Vous savez toutes les précautions dont s’entoure un chirurgien : pièce appropriée, bon éclairage, assistance expérimentée, élimination des parents du malade, etc. Combien d’opérations se termineraient favorablement, si elles devaient être faites en présence de tous les membres de la famille entourant le chirurgien et le malade et criant à chaque coup de bistouri ? Dans le traitement psychanalytique la présence de parents est tout simplement un danger, et un danger auquel on ne sait pas parer. Nous sommes armés contre les résistances intérieures qui viennent du malade et que nous savons nécessaires ; mais comment nous défendre contre ces résistances extérieures ? En ce qui concerne la famille du patient, il est impossible de lui faire entendre raison et de la décider à se tenir à l’écart de toute l’affaire ; d’autre part, on ne doit jamais pratiquer une entente avec elle, car on court alors le danger de perdre la confiance du malade qui exige, et avec raison d’ailleurs, que l’homme auquel il se confie prenne toujours et dans toutes les occasions son parti. Celui qui sait quelles discordes déchirent souvent une famille ne sera pas étonné de constater, en pratiquant la psychanalyse, que les proches du malade sont souvent plus intéressés à le voir rester tel qu’il est qu’à le voir guérir. Dans les cas, fréquents d’ailleurs, où la névrose est en rapport avec des conflits entre membres d’une même famille, le bien portant n’hésite pas lorsqu’il s’agit de choisir entre son propre intérêt et le rétablissement du malade. Il ne faut donc pas s’étonner qu’un époux n’accepte pas volontiers un traitement qui comporte, comme il s’en doute avec raison, la révélation de ses péchés. Aussi, nous autres psychanalystes ne nous en étonnons pas ; et nous déclinons tout reproche lorsque notre traitement reste sans succès ou doit être interrompu, parce que la résistance du mari vient renforcer celle de la femme. C’est que nous avons entrepris quelque chose qui, dans les circonstances données, était irréalisable.

Je ne vous citerai, parmi tant d’autres, qu’un seul cas, dans lequel des considérations purement médicales m’avaient imposé un rôle de victime silencieuse. Il y a quelques années, j’avais entrepris le traitement psychanalytique d’une jeune fille atteinte depuis un certain temps d’une angoisse telle qu’elle ne pouvait ni sortir dans la rue ni rester seule à la maison. Peu à peu la malade avait fini par m’avouer que son imagination avait été frappée par la constatation qu’elle fit de relations amoureuses entre sa mère et un riche ami de la maison. Mais elle fut assez maladroite, ou raffinée, pour faire comprendre à sa mère ce qui se passait pendant les séances de psychanalyse : elle changea notamment d’attitude à son égard, ne voulut plus, pour se défendre contre l’angoisse de la solitude, avoir d’autre société que celle de sa mère et s’opposait à chacune des sorties de celle-ci. La mère, qui avait elle-même été atteinte de nervosité autrefois, avait été soignée avec succès dans un établissement hydrothérapique. Ajoutons que c’est dans cet établissement qu’elle avait fait la connaissance du monsieur avec lequel elle eut dans la suite des relations fort satisfaisantes à tous égards. Frappée parles violentes exigences de la jeune fille, la mère comprit subitement ce que signifiait l’angoisse de celle-ci. Elle comprit que sa fille s’était laissé atteindre par la maladie pour rendre la mère prisonnière et la priver de la possibilité de revoir son amant aussi souvent qu’elle le voudrait. Par une décision brusque, la mère mit fin au traitement. La jeune fille fut placée dans un établissement pour malades nerveux où on l’a, pendant des années, présentée comme une « pauvre victime de la psychanalyse ». M’a-t-on, à cette occasion, assez reproché la malheureuse issue du traitement ! J’ai gardé le silence, parce que je me sentais lié par le devoir de la discrétion professionnelle ! Ce n’est que longtemps après que j’ai appris par uni collègue qui visite cet établissement et a eu l’occasion de voir la jeune fille agoraphobique, que les rapports entre la mère et le riche ami de la famille étaient de notoriété publique et probablement favorisés par le mari et père. C’est donc à ce soi-disant « secret » qu’on avait sacrifié le traitement.

Dans les années qui ont précédé la guerre, alors que le grand afflux d’étrangers m’avait rendu indépendant de la faveur ou de la défaveur de ma ville natale, je m’étais imposé la règle de ne jamais entreprendre le traitement d’un malade qui ne fût pas sui juris, dans les relations essentielles de sa vie, indépendant de qui que ce soit. C’est là une règle que tout psychanalyste ne peut ni s’imposer ni suivre. Mais comme je vous mets en garde contre les proches du malade, vous pouvez être tentés de conclure que les malades justiciables de la psychanalyse doivent être séparés de leur famille et que notre traitement n’est applicable qu’aux pensionnaires d’établissements pour malades nerveux. En aucune façon : il est beaucoup plus avantageux pour les malades, lorsqu’ils ne se trouvent pas dans un état d’épuisement grave, de rester pendant le traitement dans les conditions mêmes dans lesquelles ils ont à résoudre les problèmes qui se posent à eux. Il suffit alors que les proches ne viennent pas neutraliser cet avantage par leur attitude, et qu’ils ne manifestent en général aucune hostilité à l’égard des efforts du médecin. Mais que ces choses-là sont difficiles à obtenir ! Et vous ne tarderez naturellement pas à vous rendre compte dans quelle mesure le succès ou l’insuccès du traitement dépend du milieu social et de l’état de culture de la famille.

Ne trouvez-vous pas que tout cela n’est pas fait pour nous donner une haute idée de l’efficacité de la psychanalyse comme méthode thérapeutique, alors même que la plupart de nos insuccès ne dépendent que de facteurs extérieurs ? Des amis de la psychanalyse m’avaient engagé à opposer une statistique de succès à la collection des insuccès qui nous sont reprochés. Je n’ai pas accepté leur conseil. J’ai fait valoir, à l’appui de mon refus, qu’une statistique est sans valeur, lorsque les unités juxtaposées dont elle se compose ne sont pas assez ressemblantes, et les cas d’affections névrotiques qui avaient été soumis au traitement psychanalytique différaient en effet entre eux sous les rapports les plus variés. En outre, l’intervalle dont on pourrait tenir compte était trop bref pour qu’on pût affirmer qu’il s’agissait de guérisons durables, et dans beaucoup de cas on ne pouvait même hasarder aucune affirmation sur ce point. Ces derniers cas étaient ceux de personnes qui cachaient aussi bien leur maladie que leur traitement et dont il fallait également tenir secrète la guérison. Mais ce qui m’a, plus que toute autre considération, fait décliner ce conseil, c’est l’expérience que j’avais de la manière irrationnelle dont les hommes se comportent dans les choses de la thérapeutique et du peu de possibilités de les convaincre à l’aide d’arguments logiques, même tirés de l’expérience et de l’observation. Une nouveauté thérapeutique est acceptée ou avec un enthousiasme bruyant, comme ce fut le cas de la première tuberculine de Koch, ou avec une méfiance décourageante, comme ce fut le cas de la vaccination vraiment bienfaisante de Jenner qui a encore de nos jours des adversaires irréductibles. La psychanalyse se heurtait à un parti pris manifeste. Lorsqu’on parlait de la guérison d’un cas difficile, on nous répondait : cela ne prouve rien, car à l’heure qu’il est votre malade serait guéri, même s’il n’avait pas subi votre traitement. Et lorsqu’une malade, qui avait déjà accompli quatre cycles de tristesse et de manie et subi, pendant une pause consécutive à la mélancolie, le traitement psychanalytique, se trouva, trois semaines après celui-ci, au début d’une nouvelle période de manie, tous les membres de sa famille, approuvés en cela par une haute autorité médicale appelée en consultation, exprimèrent la conviction que cette nouvelle crise ne pouvait être que la conséquence du traitement essayé. Contre les préjugés, il n’y a rien à faire. Il faut. attendre et laisser au temps le soin de les user. Un jour vient où les mêmes hommes pensent sur les mêmes choses autrement que la veille. Mais pourquoi n’ont-ils pas pensé la veille comme ils pensent aujourd’hui ? C’est là pour nous et pour eux-mêmes un obscur et impénétrable mystère.

Il se peut toutefois que le préjugé contre la thérapeutique analytique soit en vole de régression, et J’en verrais une preuve dans la diffusion continue des théories analytiques et dans l’augmentation, dans certains pays, du nombre de médecins pratiquant la psychanalyse. Jeune médecin, j’avais vu les cercles médicaux accueillir le traitement par la suggestion hypnotique avec la même tempête d’indignation avec laquelle les « raisonnables » d’aujourd’hui accueillent la psychanalyse. Mais en tant qu’agent thérapeutique, l’hypnotisme n’a pas tenu. ce qu’il avait promis au début ; nous autres psychanalystes devons nous considérer comme ses héritiers légitimes, et nous n’oublions pas tous les encouragements et toutes ’es explications théoriques dont nous lui sommes redevables. Les préjudices qu’on reproche à la psychanalyse se, réduisent au fond à ces phénomènes passagers produits par l’exagération des conflits dans les cas d’analyse faite maladroitement ou brusquement interrompue. À présent que vous savez comment nous nous comportons à l’égard des malades, vous pouvez juger si nos efforts sont de nature à leur causer un préjudice durable. Certes, l’analyse se prête à toutes sortes d’abus, et le transfert constitue plus particulièrement un moyen dangereux entre les mains d’un médecin non consciencieux. Mais connaissez-vous un moyen ou un procédé thérapeutique, qui soit à l’abri d’un abus ? Pour être un moyen de guérison, un bistouri doit couper.

J’ai fini, et sans vouloir user d’un artifice oratoire, je vous dirai que je reconnais en les regrettant tous les défauts et toutes les lacunes des leçons que vous venez d’entendre. Je regrette surtout de vous avoir souvent promis de revenir sur tel sujet que j’effleurais en passant et de n’avoir pu tenir ma promesse par suite de l’orientation que prenait mon exposé. J’avais entrepris de vous initier à une matière encore en plein développement, encore très incomplète, et à force de vouloir la résumer, mon exposé est devenu lui-même incomplet. Plus d’une fois, j’avais réuni tous les matériaux en vue d’une conclusion que je me suis abstenu de tirer moi-même. Mais je n’avais pas l’ambition de faire de vous des spécialistes ; je voulais seulement vous éclairer et vous stimuler.

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