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Le procès des communistes

vendredi 30 août 2019, par Robert Paris

Karl Marx et Friedrich Engels au rédacteur en chef du « Times » (et envoyée aussi au « Daily News » - aucun des deux ne les publia…)

Londres, le 29 janvier 1852

Monsieur,

(…) Permettez-moi de soumettre à l’opinion publique, par l’intermédiaire de votre journal, un fait prouvant qu’en Prusse les juges ne se distinguent en rien des hommes de main de Louis-Napoléon.

Vous savez quel précieux moyen de gouvernement peut être un complot bien monté, si on le « sert » au moment opportun. Au début de l’an passé, le gouvernement prussien avait besoin d’un complot de ce genre pour s’assurer la docilité de son Parlement. En conséquence de quoi un nombre respectable de personnes furent arrêtées et la police mise en branle dans l’Allemagne entière. Mais on ne trouva rien du tout et en fin de compte on ne maintint en détention que quelques personnes de Cologne, sous prétexte qu’elles auraient été les chefs d’une organisation révolutionnaire aux vastes ramifications. Pour l’essentiel, il s’agit du Dr. Becker et du Dr. Bürgers, deux journalistes, du Dr. Daniels, Dr. Jacobi et Dr. Klein trois médecins praticiens, dont deux remplissent avec honneur les fonctions difficiles de médecins des pauvres et de M. Otto, directeur d’une entreprise chimique, bien connu dans son pays pour les résultats qu’il a obtenus dans le domaine de la chimie. Mais comme il n’existait pas de preuves contre eux on s’attendait chaque jour à leur mise en liberté. Or, tandis qu’ils étaient en prison, fut promulguée la « loi disciplinaire » qui donne au gouvernement la possibilité de se débarrasser par une procédure très expéditive de tout fonctionnaire de justice qui lui déplaît.

L’effet de cette loi sur l’instruction du procès des susnommés, qui jusqu’alors traînait, a été quasi instantané. On ne s’est pas borné à les mettre au secret, à leur interdire toute correspondance entre eux ou avec leurs familles et à leur refuser des livres et de quoi écrire (ce qui en Prusse est accordé au plus fieffé filou tant qu’il n’est pas condamné) : l’ensemble de la procédure a pris, de ce moment, un caractère tout différent.

La Chambre du Conseil (vous savez qu’à Cologne nous sommes jugés en application du Code Napoléon) se déclara aussitôt prête à les mettre en accusation et l’affaire vint devant le Sénat des mises en accusation, collège de juges qui remplit les fonctions du Grand Jury en Angleterre. Je vous prie de me permettre d’attirer votre attention sur l’arrêt de ce collège qui n’a pas de pareil. Dans ce jugement on lit l’extraordinaire passage que voici (je le traduis littéralement) :

« Attendu qu’il n’a pas été produit de preuves indiscutables et que dès lors, puisque la preuve d’un délit n’a pas été apportée il n’existe pas de motif de maintenir en accusation » (vous supposez que la conclusion nécessaire est : les accusés doivent être remis en liberté ? Pas question !) « tous les actes et les pièces du dossier doivent être remis au juge d’instruction pour qu’il procède à une nouvelle instruction. »

Cela signifie donc, qu’après dix mois de détention pendant lesquels ni le zèle de la police ni la perspicacité du procureur n’ont pu prouver l’ombre du moindre délit, toute la procédure doit recommencer depuis le début, pour être, qui sait, après une seconde année d’enquête, renvoyée une troisième fois au juge d’instruction.

Comment expliquer que l’on foule aux pieds la loi si ouvertement : le gouvernement est en train de préparer la constitution d’une Haute Cour composée des éléments les plus dociles. Comme devant les Assises il ferait sans aucun doute fiasco, le gouvernement est forcé de retarder l’ouverture de ce procès jusqu’au jour où l’affaire pourra venir devant cette nouvelle juridiction, qui naturellement donnera toutes garanties à la Couronne en n’en donnant aucune aux accusés.

Ne serait-il pas plus honorable pour le gouvernement prussien de prononcer sans plus tarder sa sentence contre les prévenus par décret royal, comme l’a fait Monsieur Louis Bonaparte ?

Je reste, Monsieur, votre très dévoué serviteur.

Un Prussien

Karl Marx

Lettre de Engels à Weydemeyer

Manchester, le 30 janvier 1852

Cher Weydemeyer,

(…)

Les prisonniers de Cologne sont dans une situation grave. Comme il n’y a absolument rien contre eux, la Chambre des mises en accusation ne les a ni libérés ni traduits devant la Cour d’Assises, mais a renvoyé l’affaire au premier juge d’instruction pour une nouvelle enquête ! C’est-à-dire qu’ils resteront provisoirement sous les verrous, sans livres, sans lettres, sans communication entre eux ni avec le monde extérieur, jusqu’à ce que le nouveau Tribunal d’Etat soit fin prêt. Nous essayons justement de dénoncer cette infamie dans la presse bourgeoise d’Angleterre.

Bien des amitiés,

Ton.

F. Engels

Lettre de Jenny Marx (à Londres) à Adolf Cluss (à Washington) :

Cher Monsieur Cluss,

Vous avez sans doute suivi le procès monstre des communistes dans la « Kölnische Zeitung ». Avec la séance du 23 octobre tout a pris une tournure si magnifique, si intéressante et si favorable aux accusés, que nous reprenons un peu confiance (1). Vous pouvez imaginer que le « parti de Marx » travaille jour et nuit et qu’il doit donner de la tête, des pieds et des mains. Cette surcharge de travail explique aussi pourquoi vous me retrouvez aujourd’hui faisant fonction de correspondant par intérim. Monsieur Dietz, intime de Monsieur Willich, et qui se trouve aussi désormais en Amérique, s’est fait voler tous les documents, lettres, procès verbaux, etc., etc. de la clique de Willich. Ils ont été produits par l’accusation comme preuve des activités dangereuses du parti. Pour établir une corrélation entre les accusés et tout cela on a inventé des liens qui n’existent pas entre mon mari et Cherval, cet espion notoire. Mon mari devenait ainsi le pont, le chaînon manquant entre les hommes de Cologne, les théoriciens, et ceux de Londres, les hommes de l’action, les pilleurs et incendiaires. Stieber et l’accusation se promettaient de cette machination qu’elle fasse l’effet d’une bombe. Ça a été un pétard mouillé. Il fallait d’autres coups de théâtre et on a donc fabriqué le tissu de mensonges de l’audience du 23 octobre. Tout ce que la police a allégué n’est que mensonge. Elle vole, fait des faux, force les secrétaires, prête de faux serments, fait de faux témoignages et pour couronner le tout prétend à tous les droits contre les communistes qui sont « hors la société » ! (…)

(1) Au cours de la séance du 23 octobre 1852, Stieber présenta au tribunal un « registre des procès-verbaux ». Mais contre toute attente, la production de cette « preuve », qui était, selon le tribunal, « une falsification manifeste », contribua à renforcer la position de la défense en lui donnant une nouvelle occasion de dénoncer tous les faux de l’acte d’accusation.

Déclaration de Marx et Engels sur le procès de Cologne (lettre au « Morning Adviser » publiée le 29 novembre 1852) :

Londres, le 20 novembre 1852

Au rédacteur en chef du Morning Adviser,

Monsieur,

Les soussignés ont le sentiment de remplir un devoir envers eux-mêmes et envers leurs amis récemment condamnés à Cologne, en soumettant au public anglais une série de faits en relation avec le procès monstrueux qui vient d’avoir lieu dans cette ville et sur lequel la presse londonienne n’a donné que des informations insuffisantes.

On a passé dix-huit mois à préparer des preuves pour le procès. Pendant tout ce temps nos amis ont été maintenus en cellule, privés de toute possibilité de s’occuper, même de livres ; s’ils tombaient malades, on leur refusait le secours d’un médecin normal ou, s’ils l’obtenaient, l’état dans lequel ils se trouvaient faisait qu’ils n’en tiraient nul profit. Même après leur avoir communiqué les « actes d’accusation » on leur a interdit – ce qui est contraire à la loi – de se concerter avec leurs avocats. Et quels prétextes avançait-on pour justifier cette détention cruelle et prolongée ? Au terme des neuf premiers mois, la « Chambre des mises en accusation » déclara qu’il n’existait pas de base objective justifiant l’accusation et que l’enquête devait donc être reprise. On recommença à zéro. Trois mois plus tard, à l’ouverture de la session des Assises, l’avocat général prétexta que le dossier s’était enflé à un point tel qu’il n’avait pu étudier la masse des documents à charge. Et après trois nouveaux mois, le procès fut encore remis, cette fois parce qu’un des principaux témoins du gouvernement était malade.

La véritable raison de tous ces retards était la peur du gouvernement prussien de devoir confronter la maigreur des faits aux « révélations sensationnelles » qu’on avait annoncées à son de trompe. Finalement le gouvernement réussit à mettre sur pied un jury tel que la province rhénane n’en avait jamais vu, composé de six nobles réactionnaires, de quatre membres de la haute finance et de deux membres de la bureaucratie prussienne ;

En quoi consistaient les preuves soumises à ce jury ? En tout et pour tout les proclamations absurdes et les lettres d’un groupe d’illuminés ignorants, de conspirateurs qui voulaient faire les importants, d’hommes de main, complices d’un certain Cherval, qui a avoué être au service de la police… Mais voilà que le procès de Cologne apporta la preuve que ces conspirateurs et leur agent parisien Cherval étaient précisément les adversaires politiques des accusés et de leurs amis de Londres qui s’adressent aujourd’hui à vous…

Et tandis que de la sorte on rendait les accusés de Cologne responsables des actes de leurs ennemis déclarés, le gouvernement fit venir les amis jurés de Cherval et de ses alliés, non pour les placer comme les prévenus dans le box des accusés, mais pour les citer à la barre des témoins et les faire déposer contre les accusés. Mais cela fit une impression par trop mauvaise. L’opinion publique contraignit le gouvernement à se mettre en quête de preuves moins équivoques.

Sous la direction d’un certain Stieber, témoin principal du gouvernement à Cologne, qui était conseiller de police royal et chef de la police criminelle de Berlin, tout l’appareil de la police fut alors mis en branle. A la séance du 23 octobre, Stieber annonça qu’un courrier spécial de Londres lui avait apporté des documents d’une extrême importance qui prouvaient irréfutablement que les accusés avaient participé avec les soussignés à une prétendue conjuration. « Entre autres documents, dit-il, ce courrier lui avait apporté le registre où étaient consignés les procès-verbaux des séances de la société secrète, présidée par le Dr. Marx, avec qui les accusés avaient correspondu. »

Cependant, Stieber s’enferra, donnant des indications contradictoires sur la date à laquelle le courrier serait arrivé…

En ce qui concerne le registre des procès-verbaux, Stieber déclara à deux reprises, sous la foi du serment, qu’il s’agissait du « registre authentique de la Ligue des Communistes de Londres », mais par la suite, poussé dans ses retranchements par la défense, il a reconnu qu’il pouvait s’agir d’un simple carnet, sur lequel un de ses mouchards avait mis la main. Finalement, il apparut que ce registre, de l’aveu même de Stieber, était un faux délibéré et on attribua sa fabrication à trois agents londoniens de Stieber : Greif, Fleury et Hirsch… Sur ce point, les preuves apportées à Cologne étaient si concluantes que le procureur lui-même qualifia cet important document de Stieber de « registre vraiment malheureux », de faux pur et simple…

Le procès des communistes à Cologne

F. Engels

Londres, mercredi, I° décembre 1852.

Pour les journaux européens, vous aurez probablement reçu de nombreux rapports sur le procès monstre des communistes à Cologne en Prusse et ses résultats. Mais comme aucun des rapports ne fait un exposé tant soit peu véridique des faits, et comme ces faits jettent une lumière crue sur les méthodes politiques à l’aide desquelles le continent européen est maintenu sous le joug, je considère comme nécessaire de revenir sur ce procès.

Le Parti communiste ou prolétarien, de même que les autres partis, avait perdu, par suite de la suppression des droits d’association et de réunion, les moyens de se donner une organisation légale sur le continent. De plus, ses chefs avaient été exilés de leurs pays. Mais aucun parti politique ne peut exister sans organisation ; et si la bourgeoisie libérale et les boutiquiers démocrates, grâce à leur situation sociale, à leur situation économique favorable et aux relations journalières, établies de longue date entre leurs membres, pouvaient jusqu’à un certain point suppléer à l’absence de cette organisation, la classe prolétarienne à laquelle faisaient défaut semblable position sociale et semblables moyens financiers était nécessairement contrainte de la chercher dans l’association secrète. De ce fait, en France et en Allemagne surgissaient ces nombreuses sociétés secrètes qui, dès 1849, ont toutes, les unes après les autres, été découvertes par la police et poursuivies comme des conspirations ; mais si nombre d’entre elles étaient réellement des conspirations organisées avec l’intention formelle de renverser le gouvernement du jour — et lâche serait celui qui n’emploierait pas en certaines circonstances des méthodes conspiratrices, comme serait imbécile celui qui s’y cramponnerait en d’autres —, il existait aussi quelques autres sociétés formées dans un but plus large et plus élevé. Celles-là savaient que le renversement d’un gouvernement établi ne serait qu’une étape passagère dans la grande lutte imminente, et elles avaient l’intention d’organiser et de préparer le parti dont elles formaient le noyau, pour le dernier combat décisif qui doit un jour ou l’autre écraser pour toujours la domination, non pas simplement des « tyrans », « despotes », et « usurpateurs », mais d’un pouvoir de beaucoup plus puissant, de beaucoup plus terrible que le leur, celui du Capital sur le Travail.

Telle était l’organisation du Parti communiste qui était en première ligne en Allemagne [1]. D’accord avec les principes du Manifeste (publié en 1848) et avec ceux qui sont exposés dans une série d’articles sur Révolution et contre-révolution en Allemagne, publiés dans la New York Daily Tribune, ce parti ne s’était jamais imaginé qu’il serait capable de provoquer, à son gré, à n’importe quel moment, cette révolution qui devait réaliser ses idées. Il étudiaient les causes qui avaient produit les mouvements révolutionnaires en 1848, et les causes qui les avaient fait échouer. Ayant reconnu que l’antagonisme social des classes était au fond de toutes les luttes politiques, il s’appliquait à étudier les conditions dans lesquelles une classe de la société peut et doit être appelée à représenter l’ensemble des intérêts d’une nation, et arriver à la gouverner politiquement. L’histoire a montré au Parti communiste comment, après l’aristocratie foncière du moyen âge, la puissance financière des premiers capitalistes grandit et saisit les rênes du gouvernement ; comment l’influence sociale et la domination politique de cette partie des capitalistes, l’aristocratie financière, furent supplantées par la force croissante, depuis l’introduction de la vapeur, des capitalistes industriels, et comment, à l’heure présente, deux autres classes encore revendiquent le pouvoir politique, la classe des petits bourgeois et celle des ouvriers industriels. L’expérience révolutionnaire pratique de 1848-49 confirma les réflexions théoriques, qui aboutissaient à la conclusion que la démocratie des petits bourgeois devait tout d’abord avoir son tour au gouvernement avant que la classe ouvrière communiste pût espérer s’établir au pouvoir d’une façon permanente et détruire ce système de l’esclavage du salariat qui la maintient sous le joug de la bourgeoisie. L’organisation secrète des communistes ne pouvait donc avoir pour but direct le renversement des gouvernements établis d’Allemagne. Étant créé pour renverser non ceux-ci, mais le gouvernement insurrectionnel qui tôt au tard doit leur succéder, ses membres, individuellement, auraient pu et certainement voulaient prêter main-forte à un mouvement révolutionnaire contre le statu quo ; mais la préparation d’un pareil mouvement autrement que la propagande secrète des opinions communistes dans la masse ne pouvait être l’objectif de l’association. Ces principes de la société étaient si bien compris par la majorité de ses membres que, lorsque certains ambitieux arrivistes essayèrent de la transformer en une conspiration pour faire une révolution ex tempore, ils furent promptement jetés dehors.

Or, une telle association ne pouvait, d’après aucune loi exister sur la surface du globe, être appelée un complot, une conspiration pour des fins de haute trahison. Si c’était une conspiration, c’en était une, non contre le gouvernement existant, mais ses successeurs, probables. Et le gouvernement prussien s’en rendait compte. C’est là la raison pour laquelle on garde les onze accusés en prison cellulaire pendant dix-huit mois employés par les autorités à exécuter les tours de force judiciaires les plus étranges. Figurez-vous que les prévenus après huit mois de détention furent maintenus pendant plusieurs mois encore « faute de preuves contre eux d’un crime quelconque » ! Et quand enfin ils furent traduits devant la cour d’assises, pas un seul acte manifeste portant le caractère de la haute trahison ne peut être prouvé contre eux. Et néanmoins, ils furent condamnés et vous allez voir comment.

Un des émissaires de la Ligue fut arrêté en mai 1851, et sur la base de documents trouvés sur lui on procéda à d’autres arrestations. Un agent de police prussien, un nommé Stieber, fut immédiatement dépêché à Londres pour trouver les traces des ramifications du prétendu complot. Il réussit à s’emparer de certains papiers concernant les dissidents susmentionnés de la Ligue, lesquels, après avoir été expulsés, avaient organisé un vrai complot à Paris et à Londres. Ces papiers furent obtenus par un double crime. On suborna un individu, du nom de Reuter, pour forcer le bureau du secrétaire de la société et voler les papiers. Ce n’était rien encore. Ce vol amena la découverte et la condamnation du prétendu complot franco-allemand à Paris [2], mais ne donnait point d’indices sur la grande association communiste. Le complot parisien, faisons-le remarquer aussi, était sous la direction de quelques imbéciles ambitieux, de chevaliers d’industrie politiques de Londres et d’un faussaire jadis condamné, travaillant actuellement comme indicateur de la police à paris ; les dupes qu’ils avaient compensaient par des ragots hargneux et des cris d’énergumènes altérés de sang la parfaite insignifiance de leur existence politique.

Force fut alors à la police prussienne de chercher des découvertes nouvelles. Elle établit un véritable bureau de police secrète à l’ambassade prussienne à Londres. Un agent de police du nom de Greif exerçait son odieux métier sous le titre d’attaché d’ambassade — procédé qui devrait suffire à mettre hors le droit international toutes les ambassades prussiennes, et auquel même les Autrichiens n’ont pas encore osé recourir. Sous ses ordres travaillait un certain Fleury, commerçant à Londres, comme possédant quelque fortune et ayant des relations assez respectables, une de ces lamentables créatures qui commettent les plus viles actions par un penchant inné à l’infamie. Un autre agent était un employé de commerce nommé Hirsch, mais qui avait déjà été dénoncé comme mouchard lors de son arrivée. Il s’introduisit dans la société de quelques réfugiés communistes allemands à Londres, lesquels dans le but d’obtenir des preuves de son véritable caractère, l’avait admis chez eux pendant un court laps de temps. Les preuves de ses rapports avec la police furent vite acquises et à partir de ce moment M. Hirsch s’éclipsa. Bien qu’il renonçât de le sorte à toutes les occasions d’obtenir les renseignements pour lesquels il était payé, il ne resta pourtant pas inactif. De sa retraite à Kensington où jamais il ne rencontrait aucun des communistes en question, il fabriquait de semaine en semaine de prétendus comptes-rendus de prétendues séances d’un prétendu Comité central de cette même conspiration sur laquelle la police prussienne ne parvenait pas à mettre la main. Le contenu de ces rapports était du caractère le plus absurde : aucun prénom n’était exact ; aucun nom n’était correctement orthographié ; on ne faisait pas parler un seul individu comme il l’aurait vraisemblablement fait. Son seigneur et maître, Fleury, l’aidait dans ses faux, et il n’est pas encore prouvé que l’« attaché » Greif puisse se laver les mains de ces procédés infâmes. Le gouvernement prussien, chose incroyable, prenait ces ineptes inventions pour vérité d’évangile, et vous pouvez vous imaginer quelle confusion créèrent de telles pièces dans le matériel d’enquête porté devant le jury. Quand arriva le procès, M. Stieber, l’agent de police déjà mentionné, vint à la barre des témoins attester sous serment la vérité de toutes ces absurdités, et avec pas mal de suffisance persista dans son dire qu’il avait placé un agent secret dans l’intimité très étroite des personnes à Londres qui passaient pour être les inspirateurs de cette terrible conspiration. Bien secret en effet était cet agent secret, car, huit mois durant, il s’était terré à Kensigton, par crainte de rencontrer vraiment un de ces personnages dont il prétendait rapporter de semaine en semaine les pensées, les paroles et les agissements les plus intimes.

MM. Hirsch et Fleury, cependant, tenaient en réserve une autre invention. Ils manipulèrent tous les rapports qu’ils avaient fabriqués, ils en firent un « registre original des procès-verbaux » des séances du comité secret suprême dont la police prussienne affirmait l’existence ; et M. Stieber, ayant découvert que ce registre concordait à merveille avec les rapports déjà reçus des mêmes personnes, il le remit aussitôt au jury en déclarant sous serment que, après examen approfondit, selon sa conviction la plus absolue le registre était authentique. C’est alors que la plupart des absurdités rapportées par Hirsch furent rendues publiques. Vous pouvez imaginer l’étonnement des prétendus membres de ce comité secret lorsqu’ils entendirent exposer sur leur compte des choses dont il n’avaient jamais eu connaissance auparavant. Tel qui avait été baptisé Guillaume s’appelait ici Louis ou Charles ; à d’aucuns on faisait prononcer un discours à Londres à l’instant où ils se trouvaient à l’autre bout de l’Angleterre ; à d’autres on faisait lire des lettres qu’ils n’avaient jamais reçus ; on les faisait se réunir régulièrement tous les jeudis, alors qu’ils se réunissaient entre amis une fois par semaine, le mercredi ; un ouvrier qui savait à peine écrire figurait comme un des auteurs des procès-verbaux et signait comme tel ; et tous on leur faisait tenir un langage qui peut bien être celui d’un poste de police prussien, mais qui n’est certainement pas celui d’une réunion où des hommes de lettres, favorablement connus dans leurs pays, formaient la majorité. Pour couronner toute l’affaire, on fabriqua le récépissé d’une somme d’argent que les faussaires étaient censés avoir payé pour ce registre au prétendu secrétaire du comité central fictif ; mais l’existence de ce prétendu secrétaire ne reposait que sur un tour joué par quelque malin communiste à l’infortuné Hirsch.

Cette grossière machination était trop scandaleuse pour ne pas aller à l’encontre du but poursuivi. Quoique les amis londoniens des accusés fussent privés de tous les moyens de porter à la connaissance du jury les faits réels ; quoique les lettres qu’ils adressaient aux défenseurs fussent interceptées par la poste ; quoique les documents et déclarations sous serment qu’ils parvenaient à faire remettre entre les mains des avocats ne fussent pas admis comme preuve, néanmoins l’indignation générale était grande que même le procureur général, que dis-je, M. Stieber — dont le serment servait de garant à l’authenticité de ce registre — furent contraints de reconnaître le registre comme un faux.

Ce faux, néanmoins, n’était pas le seul du même genre dont la police fût coupable. Deux ou trois faits analogues furent divulgués au cours du procès. Au moyen d’interpolations faites par la police, on avait défiguré le sens des documents volés par Reuter. Un document plein de non-sens forcenés imitait l’écriture de Dr. Marx et, pendant un certain temps, on soutint que c’était lui qui l’avait écrit jusqu’à ce que, finalement, l’accusation fût obligée de reconnaître le faux. Mais pour toute infâme policière prouvée comme telle, il en surgissait cinq ou six toutes fraîches qu’on était impuissant à dévoiler sur-le-champ, parce que les défenseurs étaient pris à l’improviste qu’il fallait faire venir les preuves de Londres, et que toute correspondance des défenseurs avec les réfugiés communistes à Londres était traitée, en pleine cour de justice, comme une preuve de complicité dans le prétendu complot !

Que Greif et Fleury sont tels qu’on les représente ici, Herr Steiber lui-même l’a déclaré dans son témoignage ; quant à Hirsch, il a confessé devant un magistrat de Londres avoir falsifié le « registre des procès-verbaux » sur l’ordre et avec l’assistance de Fleury ; il s’est sauvé d’Angleterre afin d’échapper à une poursuite judiciaire.

Le gouvernement aurait pu soutenir beaucoup de révélations aussi flétrissantes que celles mises au jour pendant la procès. Et pourtant il disposait d’un jury tel que la noblesse réactionnaire de la plus belle eau, quatre membres de l’aristocratie financière, deux fonctionnaires de l’Etat. Ce n’étaient pas des hommes à examiner bien attentivement l’amas confus de témoignages amoncelés devant aux durant six semaines, tandis qu’on leur cognait sans cesse aux oreilles que les accusés étaient les chefs d’une affreuse conspiration communiste ayant pour but le renversement de tout ce qu’il y a de sacré : propriété, famille, religion, ordre, gouvernement et loi. Et néanmoins, si le gouvernement dans le même moment n’avait pas donné à entendre aux classes privilégiées qu’un acquittement dans ce procès serait le signal de la suppression du jury, et qu’il serait interprété comme une démonstration politique directe, comme une preuve que l’opposition libérale bourgeoise était prête à s’unir aux révolutionnaires les plus extrêmes, le verdict eût été un acquittement. En l’occurrence, l’application rétroactive du nouveau code prussien permit au gouvernement de faire condamner sept prisonniers tandis que quatre seulement furent acquittés ; la peine prononcée contre les condamnés était un emprisonnement variant de 3 à 6 ans, comme vous l’avez sans aucun doute déjà appris au moment où cette nouvelle vous est parvenue.

Notes

[1] Ligue des communistes, première organisation communiste internationale créée par Marx et Engels. Elle exista de 1847 à 1852. Cf. l’article d’Engels, « Quelques mots sur l’histoire de la ligue des communistes ».

[2] En septembre 1852, des arrestations frappèrent en France certains membres des communautés locales appartenant au groupe Willich-Schapper, détaché de la Ligue des communistes en septembre 1850. La tactique de conspiration, adoptée par le groupe, permit à la police française et prussienne, non sans le concours de Cherval, chef d’une communauté parisienne, de monter l’affaire dite du complot franco-allemand. En février 1852, les personnes arrêtées furent accusées de tentative de coup d’Etat. Les efforts de la police prussienne pour impliquer la Ligue des communistes dirigée par Marx et Engels dans l’affaire se soldèrent par un échec total.


Karl Marx

Révélations sur le procès des communistes de Cologne

I – Préliminaires

Nothjung fut arrêté, le 10 mai 1851, à Leipzig. Peu de temps après, Bürgers, Röser, Daniels, Becker, etc. Le 4 octobre 1852, les détenus comparurent devant les assises de Cologne, sous l’inculpation de « complot de haute trahison » dirigé contre l’Etat prussien. L’emprisonnement en prévention, en cellule, avait donc duré une année et demie.

Lors de l’arrestation de Nothjung et de Bürgers, on découvrit chez eux le « manifeste du parti communiste », les « statuts de la Ligue des communistes » (une société de propagande communiste), deux circulaires du Comité central de la Ligue, enfin quelques adresses et quelques imprimés. L’arrestation de Nothjung était déjà connue depuis huit jours, quand se produisirent des perquisitions et des arrestations à Cologne. Si l’on avait dû trouver encore quelque chose, on l’avait certainement fait déjà disparaître. En fait, l’aubaine se réduisit à quelques lettres sans importance. Une année et demie plus tard, quand les accusés parurent enfin devant les jurés, la matière bonafide de l’accusation ne s’était pas augmentée d’un seul document. Et cependant toutes les autorités de Prusse, comme le ministère public (représenté par Von Seckendorf et Saedt) l’assure, avaient déployé l’activité la plus minutieuse et la plus variée. A quoi s’étaient-ils employés ? Nous verrons !

La longueur inaccoutumée de la prison préventive fut motivée de la façon la plus spirituelle. D’abord le Gouvernement saxon ne voulait pas livrer Bürgers et Nothjung à la Prusse. Le tribunal de Cologne réclama en vain auprès du ministère à Berlin ; le ministère de Berlin ne fut pas plus heureux auprès des autorités de Saxe. Cependant l’Etat saxon se laissa attendrir. Bürgers et Nothjung furent livrés. Enfin, en octobre 1851, l’affaire était si avancée que les actes se trouvaient à la disposition de la Chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Cologne. La Chambre des mises en accusation décida « qu’aucun fait réel ne venait à l’appui de l’accusation, et que, par suite, l’instruction devait être recommencée ! ». La servilité des tribunaux avait été, sur ces entrefaites, excitée par une loi disciplinaire promulguée tout récemment, qui permettait au Gouvernement prussien de renvoyer tout magistrat qui lui déplairait. Cette fois donc le procès fat retenu, parce qu’il n’existait pas de fait. Le trimestre suivant, le procès devait être remis, parce qu’il yen avait de trop. Le dossier, disait-on, est si énorme que l’accusateur ne peut encore s’y reconnaître. Il s’y reconnut cependant ; l’acte d’accusation fut soumis aux accusés, et l’ouverture des débats, fixée au 28 juillet. Cependant l’âme gouvernementale du procès, le directeur de la police, Schulze, était tombé malade. La santé de Schulze coûtait aux accusés trois nouveaux mois d’emprisonnement. Par bonheur Schulze mourut, le public était impatient, le Gouvernement était obligé de lever la toile.

Pendant toute cette période, la direction de la police de Cologne, la présidence de la police de Berlin, les ministères de la Justice et de l’Intérieur, étaient continuellement intervenus dans la marche de l’instruction, comme, plus tard, leur estimable représentant Stieber devait intervenir comme témoin dans les débats publics à Cologne. Le Gouvernement réussit à composer un jury resté inouï dans les annales de la province Rhénane. A côté de membres de la haute bourgeoisie (Herstadt, Leiden, Joest), du patriciat de la ville (von Bianca, von Rath). des hobereaux (Häbling von Lanzenauer, Baron de Fürstenberg), deux conseillers du Gouvernement prussien dont l’un était chambellan du roi (von Münsch-Bellinghausen), enfin un professeur prussien (Kräusler). Dans ce jury donc, toutes les classes dominantes de l’Allemagne se trouvaient représentées, et elles seules l’étaient.

En possession de ce jury, il pouvait sembler que le Gouvernement prussien marcherait droit devant lui et ferait un simple procès de tendance. Les documents saisis chez Nothjung, Bürgers, etc., et reconnus par eux, ne témoignaient d’aucun complot. Ils ne prouvaient aucun acte prévu par le Code pénal, mais ils démontraient incontestablement l’hostilité des accusés pour le Gouvernement existant et pour la société existante. Ce que la raison du législateur avait omis, la conscience des jurés pouvait le reprendre. N’était-ce pas une rouerie des accusés de donner à leur hostilité contre la société existante une forme telle qu’elle ne pût tomber sous le coup d’aucun paragraphe du Code ? Est-ce qu’une maladie cesse d’être infectieuse parce qu’elle manque dans la nomenclature de l’ordonnance de police concernant les maladies ? Si le Gouvernement prussien s’était borné à prouver la culpabilité des accusés en se servant des documents existant en fait, si le jury s’était contenté, en les déclarant « coupables », de les rendre désormais inoffensifs, qui donc aurait pu attaquer Gouvernement et jury ? Personne, sauf peut-être le rêveur creux qui accorde à un Gouvernement prussien et aux classes dominantes en Prusse une force suffisante pour pouvoir donner champ libre à leurs ennemis, tant qu’ils se maintiennent sur le terrain de la discussion et de la propagande.

Cependant le Gouvernement prussien s’était lui-même écarté de cette voie large. Les retards inaccoutumés du procès, les incursions directes du ministère dans l’instruction, les appels mystérieux à une terreur que l’on ne soupçonnait pas, les exagérations au sujet d’une conspiration enveloppant toute l’Europe, le traitement manifestement brutal envers les détenus, avaient enflé le procès en un « procès monstre » ; tout cela avait attiré l’attention de la presse européenne et excité au plus haut point la curiosité défiante du public.

Le Gouvernement prussien s’était mis dans une position telle que l’accusation devait fournir des preuves décentes, et le jury devait, de son côté, réclamer des preuves décentes. Le jury paraissait lui-même devant un autre jury, devant le jury de l’opinion publique.

Pour réparer sa première bévue, le Gouvernement dut en risquer une seconde. La police qui, pendant la prévention, faisait fonction de juge d’instruction, dut, au cours de débats, remplir l’office de témoin. A côté des accusateurs normaux, le Gouvernement dut en placer un anormal, installer à coté du procureur la police, à côté d’un Saedt et d’un Seckendorf un Stieber avec son Wermuth, son Greif et son Goldheim. L’intervention d’un troisième pouvoir public était devenu inévitable pour permettre, grâce aux merveilles accomplies par la police, de fournir constamment l’accusation juridique de faits dont elle poursuivait en vain l’ombre. Le tribunal comprit si bien la situation que le président, les juges et le procureur avec la plus louable résignation abandonnèrent leur rôle au conseiller de police et témoin, Stieber, et ne cessèrent de se dérober derrière Stieber. Avant de continuer à éclairer ces révélations policières sur lesquelles repose le « fait patent » que la Chambre des mises en accusation n’avait pas su trouver, faisons encore une remarque préliminaire.

D’après les papiers que l’on saisit chez les accusés, ainsi que d’après leurs propres aveux, il apparaissait qu’une société communiste allemande avait existé, dont le Comité central se trouvait, à l’origine, à Londres. Le 15 septembre 1850, ce Comité se scinda. La majorité — l’acte d’accusation l’appelle le parti Marx — transporta le siège du Comité à Cologne. La minorité — exclue plus tard de la Ligue par les gens de Cologne — s’établit en qualité de Comité central indépendant à Londres, et y créa, ainsi que sur le continent, une ligue séparatiste. L’acte d’accusation appelle ce Comité et ses annexes le parti Willich-Schapper. »

Saedt-Seckendorf prétendent que des mésintelligences purement personnelles auraient amené la scission du Comité de Londres. Bien avant Saedt-Seckendorf, le « chevaleresque Willich » avait fait courir, chez les émigrés de Londres, les bruits les plus infâmes sur les raisons de cette scission, et trouvé en M. Arnold Ruge, cette cinquième roue au carrosse de la démocratie européenne, et en des gens semblables, des échos complaisants qui les répandirent dans la presse allemande et américaine. La démocratie comprenait combien elle faciliterait sa victoire sur les communistes, si elle improvisait le « chevaleresque Willich » représentant des communistes. Le « chevaleresque Willich » comprenait, pour sa part, que le parti Marx ne pouvait dévoiler les raisons de la scission sans trahir, en Allemagne, une société secrète et sans surtout livrer le Comité central de Cologne à la sollicitude paternelle de la police prussienne. Ces circonstances n’existent plus maintenant et nous allons citer quelques faibles passages tirés du dernier procès-verbal du Comité central de Londres d. d. 15 septembre 1850.

Dans l’exposé des motifs de sa proposition de scission. Marx dit entre autres choses : « A la place de la conception critique, la minorité en met une dogmatique, à la place de l’interprétation matérialiste, l’idéaliste. Au lieu que ce soient les rapports véritables, c’est la simple volonté qui devient le moteur de la révolution. Tandis que nous disons aux ouvriers : « Il vous faut traverser 15, 20 et 50 ans de guerres civiles et de guerres entre peuples non seulement pour changer les rapports existants, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre capables du pouvoir politique » ; vous dites au contraire : « Nous devons arriver de suite au pouvoir, ou alors aller nous coucher. » Alors que nous attirons l’attention des ouvriers allemands sur l’état informe du prolétariat d’Allemagne, vous flattez de la façon la plus lourde le sentiment national et le préjugé corporatif des artisans allemands, ce qui, sans nul doute, est plus populaire. De même que les démocrates avaient fait du mot peuple un être sacré, vous en faites autant du mot prolétariat. Comme les démocrates, vous substituez à l’évolution révolutionnaire la phrase révolutionnaire, etc, etc. ».

M. Schapper disait textuellement dans sa réponse : « J’ai exprimé l’opinion que l’on me combat ici parce qu’en cette matière je suis un enthousiaste. Il s’agit de savoir si, au début même, nous décapiterons ou nous serons décapités (Schapper promit même d’être décapité dans un an, c’est-à-dire le 15 septembre 1851). En France, les ouvriers arriveront et, grâce à cela, nous arriverons aussi en Allemagne. S’il n’en était pas ainsi, je me tiendrais alors tranquille et je pourrais avoir une position matérielle tout autre. Si nous arrivons, nous pourrons employer des mesures telles que nous assurerons la domination du prolétariat. Je suis un fanatique de cette opinion ; mais le Comité central a voulu le contraire, etc., etc. ».

On le voit, ce n’étaient pas des motifs personnels qui divisaient le Comité central. Il serait d’ailleurs également faux de parler ici de divergences de principes. Le parti Schapper-Willich n’a jamais prétendu a l’honneur de posséder des idées propres. Ce qui lui appartient, c’est une incompréhension spéciale d’idées étrangères qu’il pense avoir fixées sous forme d’articles de foi et s’être approprié comme phrases. Il ne serait pas moins inexact d’appliquer au parti Willich-Schapper l’accusation d’être un « parti d’action », à moins que l’on entende par action une oisiveté qui se dissimule sous de vaines combinaisons.

II - L’archive Dietz

Le « manifeste du parti communiste », trouvé chez les accusés, imprimé avant la révolution de Février, que pendant des années on put se procurer en librairie, ne pouvait ni par sa forme ni par sa destination constituer le programme d’un « complot ». Les circulaires du Comité central que l’on avait saisies s’occupaient exclusivement de la position des communistes vis-à-vis du futur Gouvernement de la démocratie ; il ne s’agissait donc pas du Gouvernement de Frédéric-Guillaume IV. Les statuts étaient ceux d’une société de propagande secrète ; mais le « Code pénal » n’édicte pas de pénalités contre les associations secrètes. La fin dernière de cette propagande visait bien, d’une façon avouée, au bouleversement de la société ; mais l’Etat prussien a déjà disparu une fois ; il peut disparaître dix fois, disparaître même définitivement, sans que la société existante en perde un cheveu. Les communistes peuvent contribuer à accélérer le procès de dissolution de la société bourgeoise et cependant laisser à la société bourgeoise le soin de dissoudre l’Etat prussien. Celui qui se poserait, comme but immédiat, le renversement de l’Etat prussien et qui indiquerait comme moyen d’y arriver le bouleversement de la société, ressemblerait à cet ingénieur dément qui voulait faire éclater la terre pour débarrasser le chemin d’un tas de fumier.

Mais si le but dernier de la Ligue est le renversement de la société, son moyen est nécessairement la révolution politique et ce moyen implique le renversement de l’Etat prussien, comme un tremblement de terre implique le renversement du poulailler. — Mais les accusés partaient de l’idée impertinente que le Gouvernement prussien actuel tomberait bien sans eux. Ils n’avaient fondé aucune ligue tendant au renversement du Gouvernement prussien actuel et ne s’étaient rendus coupable d’aucun « complot de haute trahison ».

A-t-on jamais accusé les premiers chrétiens de vouloir renverser le premier préfet romain venu ? En Prusse, les philosophes d’Etat, de Leibnitz à Hegel, ont travaillé à la déposition de Dieu, et si je dépose Dieu, je dépose également le roi par la grâce de Dieu. Mais les a-t-on poursuivis pour attentat contre la maison de Hohenzollern ?

On pouvait donc tourner et retourner l ’affaire comme on voulait, le corpus delicti que l’on avait inventé disparaissait comme une ombre à la lumière de la publicité. La Chambre des mises en accusation s’était plainte qu’il n’y eût aucun fait matériel et le parti Marx fut assez méchant, pendant l’année et demie que dura l’instruction, pour ne pas fournir un iota au corps du délit.

Il fallait remédier à cette mauvaise situation. Le parti Willich-Schapper uni à la police y contribua. Voyons comment M. Stieber, le père de ce parti, l’a fait intervenir dans le procès de Cologne (Cf. la réponse du témoin Stieber dans la séance du 18 octobre 1852).

Au printemps de 1851, alors que Stieber se trouvait à Londres, en apparence pour protéger les visiteurs de l’Exposition industrielle, la présidence de la police de Berlin lui envoya la copie des papiers trouvés chez Nothjung : « Je fus particulièrement invité, déclare Stieber sous serment, à diriger mon attention sur les archives de la conspiration qui, d’après les papiers trouvés chez Nothjung, devaient se trouver à Londres chez un certain Oswald Dietz et contenir toute la correspondance des membres de la Ligue. »

Les archives de la conspiration ? Toute la correspondance des membres de la Ligue ? Mais Dietz était le secrétaire du Comité central Willich-Schapper. S’il se trouvait donc chez lui les archives d’une conspiration, c’étaient celles d’une conspiration Willich-Schapper. S’il se trouvait chez Dietz la correspondance d’une ligue, ce ne pouvait être que la correspondance de la Ligue séparatiste, adversaire des accusés de Cologne. De l’examen des documents trouvés chez Nothjung, il s’ensuit encore bien davantage qu’il ne s’y trouvait rien qui indiquât Oswald Dietz comme archiviste. Comment Nothjung pouvait-il savoir, à Leipzig, ce qu’ignorait le « parti Marx », à Berlin.

Stieber ne pouvait dire immédiatement : Faites attention. Messieurs les jurés ! J’ai fait des découvertes inouïes à Londres. Malheureusement elles se rapportent à une conspiration avec laquelle les accusés de Cologne n’ont rien à voir et sur lesquels les jurés de Cologne n’ont pas à se prononcer, mais qui a fourni le prétexte de garder en cellule les inculpés pendant un an et demi. Stieber ne pouvait parler ainsi. L’intervention de Nothjung était indispensable pour établir un semblant de lien entre les découvertes faites, les documents dérobés à Londres, et le procès de Cologne.

Stieber jure qu’un homme s’est offert d’acheter argent comptant les archives à Dietz. La chose est plus simple : Un certain Reuter, mouchard prussien qui n’avait jamais appartenu a un groupe communiste, habitait dans la même maison que Dietz, força son bureau pendant qu’il n’était pas là et vola ses papiers. On peut croire que M. Stieber a payé le voleur ; mais il eût été difficile d’épargner à Stieber un voyage au pays de Van Diemen1, si cette manœuvre avait été connue quand il était encore à Londres.

Le 5 août 1851, Stieber reçut à Berlin les « archives Dietz », « un fort paquet enveloppé de linge » venant de Londres : c’était un amas de documents, de « soixante pièces isolées ». Stieber le jure ; il jure même que ce paquet, qu’il reçut le cinq août 1851, contenait, entre autres choses, des lettres du cercle directeur de Berlin, datées du 20 août 1851 ; il répondrait à bon droit qu’un conseiller du roi de Prusse a autant de droit que l’évangéliste Mathieu à faire des miracles chronologiques.

En passant. Le bordereau des documents volés au parti Willich-Schapper et leur date prouve que ce parti, bien que prévenu par l’effraction commise chez Reuter, n’en continua pas moins à trouver constamment le moyen de se laisser voler et de fournir des documents à la police prussienne.

Quand Stieber se trouva en possession du trésor enveloppé de forte toile, il se trouva infiniment satisfait. « Toute la trame, jure-t-il, se trouvait clairement dévoilée à mes yeux. » Et que cachait le trésor qui pût se rapporter au « parti Marx » et aux accusés de Cologue ? D’après la propre réponse de Stieber : rien, absolument rien qu’ « une déclaration originale de plusieurs membres du Comité central, qui forment évidemment le noyau du « parti Marx », d. d. Londres, 17 septembre 1850, concernant leur départ de la société communiste, à la suite de la rupture du 15 septembre 1850 que l’on connaît. » C’est ce que dit Stieber lui-même ; mais, même dans cette réponse inoffensive, il ne peut se résoudre à dire tout simplement la chose. Il est obligé de l’élever à un degré supérieur pour lui donner son importance policière. Ce document original ne contient en effet qu’une déclaration en trois lignes des membres de la majorité de l’ancien comité central et de leurs amis, expliquant qu’ils sortent du groupe ouvrier public de Great Windmill Street, mais non d’une société communiste.

Stieber aurait pu économiser à ses correspondants la dépense de la toile et à ses subordonnés les frais de port. Il n’avait qu’à feuilleter différents journaux allemands de septembre 1850, et il aurait trouvé imprimé, en noir sur blanc, une déclaration du « noyau du parti Marx », qui déclare se retirer du Comité des réfugiés ainsi que du groupe ouvrier de Great Windmill Street.

Le dernier résultat des recherches de Stieber fut donc la découverte inouïe que le « noyau du parti Marx » s’était, le 17 septembre 1850, retiré du groupe public de Great Windmill Street. « Toute la trame du complot de Cologne se trouvait donc clairement dévoilée à ses yeux. » Mais le public n’avait pas confiance dans ceux-ci.

Note

1 C’est à dire la Tasmanie, lieu d’installation d’importants bagnes. (note de la MIA)

III - Le complot Cherval

Stieber sut tirer profit du trésor dérobé ! Les papiers qui lui parvinrent, le 5 août 1851 , le mirent sur les traces de la découverte du soi-disant « complot franco-allemand de Paris ». Ils contenaient six rapports de l’émissaire Adolph Majer envoyé par Willich-Schapper et cinq rapports du cercle directeur de Paris au Comité central Willich-Schapper (témoignage de Stieber à l’audience du 18 octobre). Stieber entreprend alors un voyage diplomatique d’agrément pour Paris et y fait personnellement la connaissance du grand Carlier qui, dans l’affaire suspecte de la loterie des lingots d’or, avait prouvé que, s’il était grand ennemi des communistes, il était grand ami de la propriété privée d’autrui.

« Je me mis donc en route pour Paris, en septembre 1851. Je trouvai, dans le préfet de police d’alors, Carlier, l’accueil le plus bienveillant... Les agents de police français découvrirent rapidement et sûrement les fils trouvés dans les lettres de Londres. On réussit à connaître les domiciles des différents chefs de la conspiration et à surveiller tous leurs mouvements, en particulier leurs réunions et leur correspondance. On découvrit des choses très graves... Je dus déférer aux demandes du préfet Carlier et l’on procéda dans la nuit du 4 au 5 septembre 1851. » (Interrogationre de Stieber du 18 octobre.)

Stieber partit de Berlin en septembre. Supposons le 1er septembre. Il arrive à Paris au plus tôt, dans la soirée du 2 septembre. On agit dans la nuit du 4. Restent donc pour s’entendre avec Carlier et prendre les dispositions nécessaires trente-six heures. En ces trente-six heures non seulement on « découvre » le domicile des divers chefs, mais tous leurs mouvements, toutes leurs réunions, toute leur correspondance sont « surveillés », et naturellement cela n’a lieu qu’après que les « domiciles ont été découverts ». L’arrivée de Stieber ne se borne pas à communiquer aux « agents de police français une rapidité et une sûreté merveilleuse », elle fait « s’empresser » les chefs de la conspiration de se livrer à tant de mouvements, de réunions et de correspondances que l’on peut procéder contre eux, le lendemain soir.

Mais il ne suffit pas que, le 3, le domicile des chefs soit découvert, tous leurs mouvements, leurs réunions, leur correspondance soient surveillés, Stieber témoigne que « les agents de police français trouvent l’occasion d’assister aux réunions des conspirateurs et d’entendre les décisions prises sur la conduite à tenir à la prochaine révolution. »

Donc, à peine les agents de police ont-ils sur- veillé les réunions, qu’ils trouvent, grâce à leur surveillance, le moyen d’y assister, et à peine assistent-ils à une réunion que l’on tient plusieurs réunions, et à peine se tient-il quelques réunions qu’on en vient déjà à décider de la conduite à tenir pendant la prochaine révolution — et tout cela le même jour. Le jour même où Stieber fait la connaissance de Carlier, le personnel de Carlier connaît le domicile des divers chefs ; les différents chefs apprennent à connaître le personnel de Carlier ; l’invitent le même jour à assister à leurs séances ; pour leur faire plaisir, tiennent le même jour toute une série de séances et ne peuvent se séparer d’eux sans se hâter de prendre des décisions sur la conduite à tenir dans la prochaine révolution.

Quelqu’empressé que pût être Carlier— et personne ne doutera de son empressement à découvrir un complot communiste trois mois avant le coup d’Etat — Stieber exige de lui plus qu’il ne pouvait faire. Stieber demande des miracles à la police. Non seulement il les demande, mais il y croit. Non seulement il y croit, mais il en témoigne.

« Dès le début de la procédure, j’arrête d’abord personnellement, accompagné d’un commissaire français, le dangereux Cherval, chef principal des communistes français. Il résista vigoureusement ; il fallut une lutte acharnée. » Telle est la déposition de Stieber du 18 octobre.

« Cherval se livra, sur moi à Paris, à un attentat dans mon propre domicile où il s’était glissé dans la nuit. Ma femme, qui vint me porter secours au cours de la lutte que je soutins, fut blessée. » Telle est l’autre déposition de Stieber, du 27 octobre.

Dans la nuit du 4 au 5, Stieber pénètre chez Cherval, et il se produit une lutte au cours de laquelle Cherval résiste. Dans la nuit du 3 au 4, Chervall pénètre chez Stieber, et il se produit une lutte au cours de laquelle Stieber résiste. Mais, le 3, régnait précisément l’ « entente cordiale » entre conspirateurs et policiers qui permit de tout faire en un jour. Maintenant, dans la journée du 3, non seulement Stieber se trouvait aux trousses des conspirateurs, mais les conspirateurs aux trousses de Stieber. Tandis que les policiers de Carlier découvraient le domicile des conspirateurs, ceux-ci découvrirent le domicile de Stieber. Tandis qu’à leur égard il remplissait un rôle de surveillance, les conspirateurs remplissaient à son égard un rôle actif. Tandis qu’il rêvait à leur complot dirigé contre le Gouvernement, ils s’occupent d’un attentat contre sa personne.

Stieber continue dans sa déposition du 18 octobre : « Pendant cette lutte (où Stieber prenait l’offensive), je remarquai que Cherval s’efforçait de mettre un papier dans sa bouche et de l’avaler. On réussit avec difficulté à sauver la moitié du papier, l’autre moitié avait déjà été absorbée. »

Le papier se trouvait donc dans la bouche de Cherval, entre ses dents, car on ne put en sauver qu’une moitié ; l’autre était déjà avalée. Stieber et son assistant, commissaire de police ou autre, ne pouvaient sauver l’autre moitié qu’en mettant la main dans la gueule du « dangereux Cherval ». Le moyen de défense le plus direct qu’eut Cherval pour résister à une semblable attaque était de mordre, et, réellement, les journaux de Paris annoncèrent que Cherval avait mordu Mme Stieber. Mais, dans cette scène, Stieber était assisté non par sa femme, mais par le commissaire de police. Par contre Stieber déclare que c’est dans l’attentat commis dans son propre domicile que Mme Stieber fut blessée en lui portant secours. Si l’on compare les témoignages des journaux parisiens et ceux de Stieber. il semble que Cherval, dans la nuit du3 au 4, mordit Mme Stieber pour sauver les papiers que M. Stieber lui arrachait des dents dans la nuit du 4 au 5. Stieber nous répondra que Paris est une ville merveilleuse et que déjà La Rochefoucauld nous a appris qu’en France il n’est rien d’impossible.

Si nous laissons un moment de côté la foi aux miracles, il semble que les premiers miracles viennent de ce que Stieber rassemble, dans la seule journée du 3 septembre, une série d’actions qui, dans le temps, sont très éloignées les unes des autres, — les derniers miracles viennent de ce qu’il répartit entre deux nuits différentes, en deux endroits différents, divers événements qui se sont produits dans la même nuit et au même endroit. Nous opposons à son conte des mille et une nuits le fait réel. Mais auparavant relevons encore une chose surprenante, sinon un nouveau miracle. Stieber arracha une moitié du papier avalé par Cherval. Que contenait la moitié sauvée ? Tout ce que cherchait Stieber. « Le papier contenait des instructions fort importantes pour l’émissaire Gipperich, alors à Strasbourg, ainsi que son adresse complète. » Maintenant venons au fait.

Le 3 août 1851, — nous le savons par Stieber, — il reçut les archives Dietz enveloppées de forte toile. Le 8 ou le 9 août se trouva, à Paris, un certain Schmidt. Schmidt semble le nom inévitable des agents de police prussiens voyageant incognito. Stieber, en 1845-1846, fit un voyage dans les montagnes de Silésie sons le nom de Schmidt, son agent Fleury, de Londres, part, en 1831, pour Paris, sous le nom de Schmidt. Il recherche les différents chefs de la conspiration Willich-Schapper, et trouve enfin Cherval. Il prétend s’être échappé de Cologne et en avoir sauvé la caisse de la Ligue contenant 500 thalers. Il se recommande de mandats de Dresde et de divers autres endroits, parle de réorganisation de la Ligne, d’union des différents partis puisque les dissentiments reposent sur des divergences purement personnelles ; — déjà, à cette époque, la police prêchait l’unité et l’union, — et promit d’employer les 500 thalers à faire refleurir la Ligue. Peu à peu Schmidt apprend à reconnaître les divers chefs des communes de la Ligue Willich-Schapper à Paris. Il n’apprend pas seulement leurs adresses, il les visite, il espionne leurs correspondances, il observe leurs mouvements, il s’introduit dans leurs assemblées, il les pousse comme un « agent provocateur », porte surtout Cherval aux nues, d’autant plus que Schmidt, son admirateur, le célèbre comme le grand méconnu de la Ligue, comme le « chef principal », qui n’a fait qu’ignorer jusqu’à présent toute son importance, chose qui est déjà arrivée à plus d’un grand homme. Un soir, Schmidt assiste avec Cherval à une séance de la Ligue, ce dernier lit à Gipperich sa célèbre lettre avant de l’envoyer. C’est ainsi que Schmidt apprit l’existence de Gipperich.

« Dès que Gipperich sera revenu à Strasbourg, remarqua Schmidt, nous lui ferons parvenir une traite sur les 500 thalers qui sont à Strasbourg. Voici l’adresse de celui qui conserve l’argent ; donnez-moi en échange celle de Gipperich pour l’envoyer, comme garantie, à celui auquel il se présentera. » Schmidt obtint ainsi l’adresse de Gipperich. Le soir même où Cherval envoya la lettre à Gipperich, un quart d’heure plus tard, Gipperich fut arrêté sur un télégramme électrique, on perquisitionna chez lui et l’on saisit la célèbre lettre. Gipperich fut arrêté avant Cherval.

Peu de temps après, Schmidt apprit à Cherval qu’un policier prussien, du nom de Stieber, était arrivé à Paris. Il ne s’était pus contenté de découvrir son domicile, il avait même entendu dire, par le « garçon » d’un café voisin, que Stieber méditait de le faire arrêter, lui Schmidt. Cherval serait l’homme qui laisserait un souvenir au misérable policier prussien. « On le jettera à la Seine », répondit Cherval. Tous deux convinrent de pénétrer le jour suivant dans le domicile de Stieber, de constater sa présence sous un prétexte quelconque. La soirée suivante, nos deux héros entreprirent vraiment l’expédition. Chemin faisant, Schmidt pensa qu’il vaudrait mieux que Cherval entrât dans la maison, tandis que lui-même ferait sentinelle devant la maison.

« Demande, continua-t-il, après Stieber au portier, et s’il te fait introduire, dis à Stieber que tu voulais voir M. Sperling, et lui demander s’il rapportait de Cologne les billets que l’on attendait. A propos, encore une chose. Ton chapeau blanc te fait remarquer, il est trop démocratique, mets le mien qui est noir. » On change de chapeaux, Schmidt se met en sentinelle, Cherval tire la sonnette et se trouve dans la maison de Stieber. Le portier ne croyait pas que Stieber fut à la maison et Cherval voulait déjà se retirer, quand, du haut de l’escalier, une voix de femme s’écrie : « Oui, Stieber est à la maison. » Cherval suit la voix et tombe ainsi sur un individu à lunettes vertes qui se fait connaître comme Stieber. Cherval prononce la phrase convenue au sujet du billet et de Sperling. « Cela ne se passera pas ainsi », dit Stieber vivement. « Vous venez dans ma maison, demandez après moi, vous êtes introduit puis vous vous en allez, etc. Tout cela me parait très suspect. » Cherval répond grossièrement, Stieber sonne, plusieurs individus apparaissent à l’instant, entourent Cherval, Stieber veut fouiller dans la poche de son habit où une lettre dépasse. Ce n’étaient pas les instructions de Cherval à Gipperich, mais une lettre de Gipperich à Cherval. Celui-ci essaie de l’avaler, Stieber veut la lui arracher de la bouche. Cherval mord, se débat, frappe. M. Stieber veut sauver une moitié, la moitié de M. Stieber veut sauver l’autre moitié de la lettre et est récompensée de son zèle par une blessure. Le bruit que cette scène a causé fait sortir les différents locataires de leur appartement. Cependant un des individus de la suite de Stieber avait jeté une montre d’or par-dessus la cage de l’escalier. Tandis que Cherval crie « mouchard ». Stieber et compagnie crient « au voleur ». Le portier rapporte la montre d’or et le cri « au voleur » devient général. Cherval est arrêté et trouve à la porte non son ami Schmidt, mais quatre ou cinq soldats qui le prennent sous escorte.

Devant le fait s’évanouissent tous les miracles dont témoignait Stieber. Son agent Fleury a opéré pendant trois mois ; il n’a pas seulement découvert les fils du complot, il a contribué à en ourdir la trame. Stieber alors n’a plus qu’à venir à Berlin et peut s’écrier : veni, vedi, vici ! Il peut faire à Carlier présent d’un complot tout fait, Carlier n’a plus besoin que de montrer de l’ « empressement » à procéder. Mme Stieber n’a plus besoin d’être mordue par Cherval, le 3, parce que M. Stieber met la main, le 4, à la bouche de Cherval. L’adresse de Gipperich, les instructions exactes qui lui sont données, n’ont plus besoin, comme Jonas du ventre de la baleine, de sortir complètes de la bouche du « dangereux Cherval », après avoir été à moitié mangées. La seule chose qui reste merveilleuse est la foi des jurés, que Stieber n’a pas craint de régaler de ses mensonges. Dignes soutiens de l’esprit borné des sujets !

« Cherval, témoigne Stieber (audience du 18 octobre), quand je lui eus présenté, à sa très grande surprise, tous les rapports originaux qu’il avait envoyés à Londres, et qu’il vit que je savais tout, m’en fit l’aveu public dans sa prison. »

Tout d’abord ce que Stieber présenta à Cherval, ce n’étaient nullement les rapports originaux que celui-ci avait envoyés à Londres. Stieber ne les fit venir que plus tard de Berlin, avec d’autres documents des archives de Dietz. Ce qu’il lui présenta, en premier lieu, c’était une circulaire signée par Oswald Dietz, que Cherval venait de recevoir, et quelques-unes des dernières lettres de Willich. Comment Stieber se trouvait-il en leur possession ? Pendant que Cherval se battait avec Stieber et mordait sa moitié, le brave Schmidt-Fleury se précipitait chez Mme Cherval, une Anglaise, et lui disait que son mari était arrêté, que le danger était pressant, qu’elle devait lui confier les papiers de Cherval ; celui-ci l’avait chargé, pour éviter d’être davantage compromis, de les remettre à une tierce personne. Pour prouver que Cherval l’envoyait, il montre le chapeau blanc qu’il avait pris à Cherval sous prétexte qu’il était trop démocratique. Fleury obtint les lettres de Mme Cherval et les remit à Stieber.

En tous cas, la base d’opération était plus favorable à celui-ci qu’à Londres. Il pouvait voler les papiers de Dietz, mais il pouvait faire les réponses de Cherval. Il le fait s’expliquer de la façon suivante (audience du 18 octobre) sur « ses intelligences en Allemagne ». « Il a séjourné assez longtemps dans les pays rhénans et en particulier à Cologne en 1848. Il y a fait la connaissance de Marx et a été admis par lui dans la Ligue qu’il s’est appliqué à développer à Paris en se servant des éléments déjà existants. »

En 1846, Cherval fut reçu dans la Ligue à Londres par Schapper, et sur la proposition de Schapper, alors que Marx se trouvait à Bruxelles et n’était pas encore membre de la Ligue. Cherval ne pouvait donc être admis en 1848 dans la même ligue, à Cologne.

Après l’explosion de la révolution de Mars, Cherval fit un voyage de quelques semaines dans les provinces rhénanes, mais il revint alors à Londres où il séjourna sans interruption depuis le printemps de 1848 jusqu’à l’été de 1850. Il ne peut donc pas, dans le même laps de temps, s’être appliqué à développer la Ligue à Paris, à moins que Stieber, qui accomplit des miracles chronologiques, ne soit également capable de produire des miracles dans l’espace et douer les tiers du don d’ubiquité.

Ce ne fut qu’après son expulsion de Paris, en septembre 1849, que Marx était entré dans le groupe ouvrier de Great Windmill Street, apprit à connaître superficiellement Cherval, ainsi qu’une centaine d’autres ouvriers. Il ne peut donc avoir fait sa connaissance en 1848, à Cologne.

Cherval, au début, dit la vérité à Stieber sur tous les points. Stieber chercha à lui arracher des réponses mensongères. A-t-il atteint ce but ? Seul le témoignage de Stieber l’affirme, rien ne le prouve donc. Pour Stieber, il s’agissait avant tout d’imaginer des relations entre Chorval et Marx pour mettre artificiellement les accusés de Cologne en relation avec le complot de Paris.

Dès que Stieber se voit contraint de s’expliquer « en détail » sur les connivences et les correspondances de Cherval et consorts avec l’Allemagne, il se garde bien de citer même Cologne, il parle au contraire avec suffisance de Heck à Brunswick, de Laube à Berlin, de Reininger à Mayence, de Tietz à Hambourg, etc., etc., bref du parti Willich-Schapper. Ce parti, dit Stieber « avait en main les archives de la Ligue ». Une erreur les fit passer des mains de la Ligue en celles de Stieber. Il n’y trouva pas une ligne que Cherval eût écrite à destination de Londres ou personnellement à Marx avant la scission du Comité directeur, avant le 15 septembre 1850.

Il fit filouter par Schmidt-Fleury les papiers de Cherval à la femme de ce dernier. Il ne trouva pas encore une seule ligne que Cherval aurait reçue de Marx, Pour remédier à cet inconvénient, il dicte à Cherval : « qu’il était en froid avec Marx, parce que celui-ci, bien que le Comité directeur fui à Cologne, aurait demandé à correspondre encore avec lui. » Si Stieber ne découvre pas de correspondance entre Marx et Cherval antérieure au 15 septembre 1850, c’est tout simplement parce que Cherval rompit toute correspondance avec Marx, après le 15 septembre 1850. « Pends-toi, Figaro, tu n’aurais pas inventé cela ! »

Les pièces que le Gouvernement prussien accumula pendant une instruction d’une année et demie contre les accusés en partie, grâce aux bons offices de Stieber lui-même, s’opposaient à toute entente établie entre les accusés d’une part, et la commune de Paris et le complot franco-allemand, d’autre part.

La déclaration du Comité directeur de Londres, de juin 1850, démontrait qu’avant la scission survenue dans ce Comité, la commune de Paris était dissoute. Six des lettres contenues dans les archives Dietz prouvent qu’après le transfert du Comité central à Cologne, les communes de Paris avaient été réformées par A. Majer, émissaire du parti Willich-Schapper ; les lettres du cercle directeur de Paris qui se trouvaient dans les mêmes archives prouvaient qu’il était en hostilité déclarée avec le Comité central de Cologne. L’acte d’accusation français assurait enfin que tout ce qu’on incriminait à Cherval et consorts ne se produisit qu’en 1851. Saedt (séance du 8 novembre) se vit amené, malgré les révélations de Stieber, à cette conjecture pleine de finesse qu’il serait cependant possible que le parti Marx eut été d’une façon quelconque impliqué à Paris dans un complot quelconque à une époque quelconque ; mais cette époque et ce complot, on voit seulement que Saedt les tient pour possibles par ordre supérieur. Que l’on juge de la stupidité de la presse allemande qui radote à propos de la finesse d’esprit de Saedt !

De longue main la police prussienne avait essayé d’impliquer, aux yeux du public, Marx dans le complot franco-allemand et, par Marx, les accusés de Cologne. Le policier Beckmann envoya, pendant les débats du procès Cherval, la note suivante, datée de Paris, 25 février 1852 à la Gazette de Cologne. « Plusieurs des accusés sont en fuite, entre autres un certain A. Majer, que l’on représente comme l’agent de Marx et C° ». La Gazette de Cologne publia alors une déclaration de Marx expliquant que « A. Majer était un des amis les plus intimes de M. Schapper et de l’ancien lieutenant prussien Willich, mais qu’il lui était à lui, Marx, fort étranger. » Maintenant, dans son témoignage du 18 octobre 1852, Stieber déclare lui-même : « Les membres du Comité central exclus par le parti de Marx, le 15 septembre 1850, ont envoyé A. Majer à Francfort », etc., et il communique même la correspondance de A. Majer et de Schapper-Willich.

Un membre du « parti Marx », Conrad Schramm, fut, au cours des persécutions dirigées contre les étrangers, arrêté à Paris, au mois de septembre 1851, avec 50-60 autres clients d’un café, et maintenu en prison, pendant environ deux mois, sous l’inculpation d’avoir participé à un complot dirigé par l’Irlandais Cherval. Le 16 octobre, il reçut, au Dépôt de la préfecture de police, la visite d’un Allemand qui lui tint le discours suivant : « Je suis fonctionnaire prussien ; vous savez que, dans toutes les parties de l’Allemagne et surtout à Cologne, on a pratiqué de nombreuses arrestations, à la suite de la découverte d’une société communiste. La mention du nom dans une lettre suffit pour faire ordonner l’arrestation de la personne en question. Le Gouvernement se trouve un peu embarrassé par la quantité des détenus dont il ne sait s’ils ont quelque chose de commun avec l’affaire ou non. Nous savons que vous n’avez pas participé au « Complot franco-allemand », mais que, par contre vous connaissez fort bien Marx et Engels, et vous êtes sans doute renseigné sur tout le détail des relations des communistes allemands. Nous vous serions fort obligé de nous donner à ce sujet les renseignements nécessaires, en nous désignant exactement les coupables et les innocents. Vous pouvez ainsi contribuer à la libération d’un grand nombre de gens. Si vous le voulez, nous pouvons prendre acte de votre déclaration. Vous n’avez rien à craindre, etc., etc. » Schramm montra naturellement la porte à ce pieux fonctionnaire prussien, protesta auprès du ministère français contre une pareille visite et fut expulsé de France à la fin d’octobre.

La police prussienne savait que Schramm appartenait au « parti Marx » par sa lettre de démission trouvée chez Dietz. Elle confessa elle-même que le « parti Marx » n’avait aucun rapport avec le complot Cherval. Si l’on voulait montrer les relations du parti Marx avec le complot Cherval, cela ne pouvait se faire à Cologne, mais à Paris où, en même temps que Cherval, se trouvait emprisonné un membre de ce « parti Marx ». Mais le Gouvernement prussien ne craignait rien tant qu’une confrontation entre Cherval et Schramm, qui devait, dès l’abord, compromettre tout l’avantage qu’il se promettait de tirer du procès de Paris contre les accusés de Cologne. Par la mise en liberté de Schramm, le juge d’instruction français prononçait que le procès de Cologne n’avait aucun rapport avec le complot de Paris.

Stieber fait une dernière tentative. « Pour ce qui touche Cherval, le chef des communistes français, dont nous avons déjà parlé, on s’est longtemps évertué à savoir ce qu’était au juste ce Cherval. Enfin on a su, par une confidence que Marx lui-même fit à un agent de police, que c’était un homme qui s’était évadé, en 1845, de la prison d’Aix-la-Chapelle où il était retenu pour falsification de billets et que Marx avait reçu dans la Ligue lors des troubles d’alors et d’où il était parti pour Paris en qualité d’émissaire. »

Marx avait pu tout aussi peu confier au spiritus familiaris, à l’agent de police de Stieber, qu’il avait reçu Cherval à Cologne dans la Ligue où Schapper l’avait déjà admis en 1846 à Londres, ou qu’il l’avait fait habiter Londres et l’avait en même temps vu faire de la propagande à Paris, qu’il pouvait communiquer à l’alter ego de Stieber, à l’agent de police avant le témoignage de Stieber, la nouvelle que Cherval avait été emprisonné, en 1845, à Aix-la-Chapelle et commis des faux, ce qu’il n’apprit que par le témoignage de Stieber. De semblables hysteron proteron ne sont permis qu’à un Stieber. Le monde antique nous laissa son Gaulois mourant, l’Etat prussien nous lègue son Stieber témoignant1.

Ainsi donc, pendant longtemps, longtemps, on s’était en vain évertué à éclaircir quel était au juste ce Cherval. Le soir du 2 septembre, Stieber arrive à Paris. Le soir du 4, Cherval est arrêté. Le soir du 5, il est conduit de sa cellule dans une salle pauvrement éclairée. Stieber s’y trouvait ; mais il avait à côté de lui un fonctionnaire de la police française qui, en sa qualité d’Alsacien, parle un mauvais allemand, mais le comprend parfaitement, possède une mémoire de policier et ne trouve pas très agréable le conseiller de police berlinois prétentieusement servile. En présence donc de ce fonctionnaire français, la conversation suivante a lieu. Stieber : « Ecoutez, monsieur Cherval, nous savons très bien ce que signifient le nom français et le passeport irlandais. Nous, nous vous connaissons, vous êtes un Prussien des provinces Rhénanes, vous vous nommez K... et il ne dépend que de vous d’échapper aux conséquences qui vous menacent en me faisant des aveux complets », etc., etc. Cherval nie. Stieber : « Quiconque a falsifié des billets et s’est évadé des prisons, prussiennes est livré à la Prusse par les autorités françaises. Je vous le répète, réfléchissez. Il s’agit de douze ans de prison cellulaire. » Le fonctionnaire de police français :« Nous allons donner du temps à cet homme, il réfléchira dans sa cellule. » Cherval fut reconduit dans sa prison.

Stieber n’avait naturellement pas intérêt à casser les vitres, à avouer au public qu’il avait essayé de soutirer à Cherval de faux témoignages, en agitant devant ses yeux le spectre de l’extradition et des douze ans de cellule. Stieber, cependant, n’est pas encore arrivé à savoir qui est véritablement Cherval. Devant les jurés, il l’appelle constamment Cherval et non K... Bien mieux. Il ignore également où Cherval est réellement. Dans la séance du 23 octobre, il déclare qu’il est encore en prison à Paris. Dans la séance du 27 octobre, pressé par les questions que l’avocat de Schneider II lui adresse : « Si le susdit Cherval ne réside pas actuellement à Londres ? » Stieber répond : « Qu’il ne peut fournir à ce sujet aucun renseignement, et qu’il ne pouvait que rapporter un bruit d’après lequel Cherval se serait évadé à Paris. »

Le Gouvernement prussien subit son sort habituel ; il fut dupé. Le Gouvernement français lui avait permis de tirer les marrons du feu, le complot franco-allemand ; mais il ne lui permit pas de les manger. Cherval avait su se concilier les bonnes grâces du Gouvernement français, et on le laissa partir pour Londres, avec Gipperich, peu de jours après la séance des assises. Le Gouvernement allemand croyait avoir acquis en Cherval un précieux instrument dont il pourrait se servir au procès de Cologne ; il n’avait fait que de donner au Gouvernement français un nouveau mouchard.

Un jour avant l’évasion simulée de Cherval, un faquin prussien parut devant lui, en frac noir et en manchettes, avec une moustache noire, épaisse, les cheveux courts et grisonnants, en un mot, un joli garçon tout à fait que, plus tard, on lui dit être le lieutenant de police Greif et qui, d’ailleurs, se présenta après coup sous le nom de Greif. Ce Greif avait obtenu de communiquer avec lui, grâce à une carte qu’il avait reçue directement du Ministre de la Police, sans passer par le préfet de police. Le Ministre brûlait de duper ses chers Prussiens.

GREIF : « Je suis un fonctionnaire prussien, envoyé pour entrer en négociation avec vous. Vous ne sortirez jamais d’ici sans nous. Je vous fais une proposition. Demandez par une supplique adressée au Gouvernement français, dont l’acquiescement nous est dès maintenant assuré, d’être livré à la Prusse, nous avons en effet besoin de votre témoignage à Cologne. Quand vous aurez accompli votre tâche et que l’affaire sera terminée, nous vous mettrons en liberté sur parole. »

CHERVAL : « Je sortirai bien d’affaires sans vous. »

GREIF, avec assurance : « C’est impossible ! »

Greif se fit alors amener Gipperich et lui proposa d’aller pour cinq jours jouer le rôle d’émissaire communiste à Hanovre. Il n’eut pas davantage de succès. Le jour suivant, Cherval et Gipperich avaient pris la fuite. Les autorités françaises rirent de leur bon tour. La dépêche annonçant le malheur fut expédiée à Berlin, et, le 23 octobre, Stieber jure encore que Cherval est en prison à Paris ; le 27 octobre, il ne peut encore donner de renseignements et ne sait que par un bruit qui court que Cherval s’est évadé. Cependant le lieutenant de police Greif avait fait trois visites à Cherval, à Londres, pendant les débats du procès, dans le but de savoir l’adresse de Nette, à Paris, dont on croyait qu’on pourrait acheter le témoignage contre les accusés de Cologne. Le « coup » était manqué.

Stieber avait des raisons pour laisser dans l’ombre ses rapports avec Cherval. K... continua à être Cherval, le Prussien resta Irlandais, et Stieber ne sait pas encore aujourd’hui « qui est réellement Cherval »2.

Avec la correspondance de Cherval avec Gipperich, le trio Seckendorf-Saedt-Stieber possédait enfin ce qu’il désirait :

« Schinderhannes, Carlo Moor

Je les prends comme modèles. »3

La lettre de Cherval à Gipperich eut l’honneur d’être lue trois fois pour l’inculquer d’une manière convenable dans la cervelle un peu indigente des 300 citoyens les plus imposés que représente le Jury. Le moindre connaisseur discernait immédiatement, sans ce misérable pathos, le bouffon qui cherche à se surpasser lui-même et les autres.

Cherval et consorts avaient de plus partagé toutes les espérances de la démocratie au sujet des effets merveilleux que pourrait avoir le 2e [dimanche de] mai4, et avaient résolu de faire, comme tout le monde, la révolution le 2 mai. Schmidl-Fleury avait contribué à donner à cette idée fixe la forme d’un plan. C’est ainsi que Cherval et Cie tombèrent sous le coup de la catégorie juridique du complot. Ainsi ils fournissaient la preuve que le complot, que les accusés de Cologne n’avaient pas mis à exécution contre le Gouvernement prussien, avait cependant été exécuté par le parti Cherval contre la France.

Par Schmidt-Flcury, le Gouvernement prussien avait cherché à établir un lien illusoire entre le complot de Paris et les accusés de Cologne, et Stieber l’appuya de son témoignage. Stieber-Greif-Fleury, cette trinité joue le rôle principal dans le complot Cherval, nous les retrouverons à l’œuvre.

Résumons-nous :

A est républicain, B se dit également républicain. A et B sont brouillés. B construit, à l’instigation de la police, une machine infernale. A est, pour ce fait, traduit devant les tribunaux. Si B a construit la machine, et non A, la chose provient de ce que A est brouillé avec B. Pour convaincre A de son crime, on appelle B en témoignage contre lui. Tel est l’humour que l’on trouve dans le complot Cherval.

On comprend que cette logique fut peu goûtée du public. Les « révélations réelles » de Stieber s’évanouirent en un nuage malodorant. La Chambre des mises en accusations déclara « qu’aucun fait réel ne subsistait ». De nouveaux miracles policiers étaient nécessaires.

Note

1 L’hysteron proteron est un procédé de rhétorique consistant à mentionner d’abord un fait qui s’est produit postérieurement à ceux mentionnés par la suite. Son modèle classique est le vers de Virgile « moriamur et in media arma ruamus. » (« Mourons, et ruons -nous au cœur de la bataille »), d’où sans doute l’allusion au Gaulois mourant ou Galate mourant, copie en marbre d’une statue grecque probablement en bronze commémorant la victoire d’Attale 1er de Pergame sur les Galates (note de la MIA).

2 Dans le Livre noir*, Stieber ne sait toujours pas qui est réellement Cherval. On y voit, IIe partie, page 38, au n° lit, Cherval : voir Cramer ; et au n° 11U, Cramer : « Le n° ill a, sous le nom de Cherval, mis une grande activité au service de la Ligue des communistes. Il portait aussi le nom de Frank dans la Ligue. Sous le nom de Cherval, il fut condamné à huit ans de prison par la cour d’assises de Paris, en février 18.’i3 (lire 185-2), niais s’évada bientôt et se rendit à Londres. » Telle est l’ignorance de Stieber dans la 11° partie qui énumère ce que l’on sait de personnel sur les suspects classés alphabétiquement et par numéros. Il a déjà oublié que dans la I" partie, p. 81, il a laissé échapper l’aveu suivant : Cherval est en ellet le fils d’un fonctionnaire rhénan, du nom de Joseph Cramer, qui (qui donc ? le père ou le fils ?) « a employé son métier de lithographe à faire de faux billets, fut emprisonné pour ce fait, mais en 1844 s’évada de la prison de Cologne (c’est faux : d’Aix-la-Chapelle !) et s’enfuit en Angleterre, et plus tard à Paris ». —Que l’on compare maintenant les témoignages de Stieber devant les jurés. La police ne peut absolument pas, même une fois, dire la vérité. (Note d’Engels, 1885)
* Wermuth et Stieber, Die Communisten-Verschwörungen des neunzehnten Jahrhunderts (1854). La deuxième partie contient une « liste noire » avec des notices biographiques sur des personnes ayant un lien avec le mouvement ouvrier et démocratique (Note de l’édition Marx Engels Werke).

3 Citation approximative d’un poème de Heine, Traumbild Nr. 8, tiré du Livre des chants (Note de la MIA).

4 Le deuxième dimanche de mai 1852 (le 9 mai) en France, le président de la république avait été élu suivant la constitution du 4 novembre 1848. Dans les cercles démocrates petits-bourgeois, en particulier dans les cercles d’émigrés, on espérait que ce jour-là les partis démocrates viendraient au pouvoir. (Note des Marx-Engels Werke)

IV - L’original des procès-verbaux

Dans la séance du 23 octobre, le président remarque : « le conseiller de police, Stieber, lui a fait savoir qu’il avait encore à faire d’importantes dépositions ». Il rappelle donc le témoin susnommé. Stieber s’élance et commence la mise en scène.

Jusqu’à présent Stieber avait parlé de l’activité du parti Willich-Schapper, bref, du parti Cherval, de son activité après et avant l’arrestation des accusés de Cologne. Des accusés, il n’avait rien pu dire ni avant ni après cette arrestation. Le complot Cherval se produisit après l’arrestation des accusés actuels, et Stieber déclare maintenant : « .Je n’ai parlé dans mon témoignage précédent de la forme de la Ligue communiste et de l’activité de ses membres que jusqu’à l’époque de l’incarcération des accusés actuels. » Il avoue donc que le complot Cherval n’avait rien à voir avec la « forme de la Ligue communiste et l’activité de ses membres ». Il avoue le néant de son témoignage antérieur. Oui, il est même si blasé sur son interrogatoire du 18 octobre, qu’il tient pour superflu d’identifier plus longtemps Cherval avec le « parti Marx ». « D’abord, la fraction de Willich existe encore, dont jusqu’à présent Cherval, seul à Paris, a été pris. » Ah ! le chef principal, Cherval, est donc un chef de la fraction Willich !

Mais maintenant Stieber a les déclarations les plus importantes à faire, non seulement les plus nouvelles, mais encore les plus importantes ! Ces très importantes communications perdraient de leurs poids, si l’on n’insistait pas sur le peu d’importance de déclarations antérieures. Jusqu’à présent, dit Stieber, je n’ai, à proprement parler, rien appris, mais nous y venons. Attention ! J’ai jusqu’à maintenant parlé du parti Cherval, hostile aux accusés ici présents ; ce qui n’appartenait pas à la cause. Je parlerai maintenant du « parti Marx », dont il s’agit uniquement dans ce procès. Stieber ne pouvait parler avec cette simplicité. Il dit donc : « J’ai jusqu’à présent traité de la Ligue communiste avant l’arrestation des accusés, je m’en occuperai maintenant après cette arrestation. » Sa virtuosité particulière lui permet, d’une simple phrase de rhétorique, de faire un faux serment.

Après l’arrestation des accusés de Cologne, Marx a constitué un nouveau Comité central. « Cela ressort du témoignage d’un agent de police que feu le directeur de la police Schulze sut faire entrer sans qu’il fût connu dans la Ligue de Londres et dans l’entourage immédiat de Marx. » Ce nouveau Comité central a tenu un livre de procès-verbaux, et Stieber en possède l’original. Troubles terribles dans les provinces Rhénanes, à Cologne, même jusque dans la salle du tribunal, l’original fait foi de tout cela. Il renferme la preuve que les accusés ont constamment correspondu du fond de la prison avec Marx. En un mot, les archives Dietz étaient l’Ancien Testament ; mais les procès-verbaux originaux sont le Nouveau Testament. L’Ancien Testament était empaqueté dans de la toile forte, le Nouveau est relié d’un inquiétant maroquin rouge. Ce maroquin rouge est, à la vérité, une demostratio ad oculos1 ; mais le monde est actuellement plus incrédule que du temps de Thomas ; il ne croit même plus ce qu’il voit. Qui croit encore aux testaments, ancien ou nouveau, depuis que la religion des Mormons a été inventée ? Stieber, qui n’est pas très loin du Mormonisme, l’a bien prévu.

« On pourrait, à la vérité, dit le Mormon Stieber, m’objecter que tout cela ne contient que des racontars d’agents de police suspects ; mais, témoigne Stieber, mais j’ai les preuves complètes de la véracité et de l’authenticité des communications qu’ils m’ont faites ! »

Comprenons bien ! Preuves de la véracité et preuves de l’authenticité, et preuves complètes ! Preuves complètes ! Et quelles sont ces preuves ?

Stieber savait depuis longtemps « qu’il existait une correspondance secrète entre Marx et les accusés écroués à la maison d’arrêt. Dimanche dernier, un courrier extraordinaire venu de Londres m’apporta la nouvelle que l’on avait enfin réussi à découvrir l’adresse secrète sous laquelle on pratiquait cette correspondance. C’était l’adresse du commerçant D. Kothes au Vieux Marché, ici même. Le même courrier m’apportait l’original des procès-verbaux du comité Central de Londres, que l’on avait su se procurer à prix d’argent d’un membre de la Ligue. »

Stieber se mit alors en rapport avec le directeur de la police, Geiger, et la direction des postes.

« On prit les mesures nécessaires, et déjà, deux jours plus tard, le courrier du soir apportait à Kothes une lettre venant de Londres. Celle-ci, sur l’ordre du procureur général, fut saisie, ouverte, et l’on y trouva une instruction de sept pages de la main de Marx et destinée à l’avocat de Schneider II... Cette même lettre contient un avis sur la façon dont il faudrait conduire la défense. Au dos de la lettre se trouvait un grand B en caractère latin. On prit copie de la lettre, on en détacha un fragment commode à couper, ainsi que l’enveloppe originale. Puis on cacheta la missive dans une enveloppe et on la confia à un agent de la police étrangère avec l’ordre de la porter à Kothes, de se présenter comme un émissaire de Marx », etc. Stieber raconte ensuite la répugnante comédie policière et domestique qui s’ensuivit, comment l’employé de la police étrangère joua le rôle d’émissaire de Marx, etc. Kothes est arrêté le 18 octobre et déclare, après vingt-quatre heures, que le B écrit sur l’adresse intérieure désignait Bermbach. Le 19 octobre, Bermbach est arrêté, et l’on perquisitionne chez lui. Le 21 octobre, Kothes et Bermbach sont remis en liberté.

Stieber lit cette déposition le samedi 23 octobre. « Le dimanche passé », le dimanche 17 octobre, serait donc arrivé le courrier extraordinaire avec l’adresse de Kothes et l’original des procès-verbaux. Deux jours après, la lettre serait arrivée à l’adresse de Kothes, le 19 octobre, par conséquent. Mais, le 18 octobre, Kothes était arrêté déjà à cause de la lettre que l’agent de la police étrangère lui avait apportée le 17. La lettre à l’adresse de Kothes arriva donc deux jours avant le courrier qui apportait l’adresse de Kothes, ou bien Kothes fut arrêté, le 18 octobre, pour une lettre qu’il ne reçut que le 19. Encore un miracle chronologique !

Plus tard, pressé par les avocats, Stieber déclare que le courrier qui lui apporta l’adresse de Kothes et l’original des procès- verbaux était arrivé le 10 octobre. Pourquoi le 10 ? Parce que le 10 tombe également un dimanche et que, le 23 octobre, il y avait aussi un « dimanche passé », Le témoignage primitif portant sur le dimanche passé est ainsi maintenu et, sur ce point, le faux témoignage est écarté. Mais alors la lettre est arrivée non deux jours après le courrier, mais une semaine complète après lui. Le faux témoignage retombe alors non sur le courrier, mais sur la lettre. Les témoignages de Stieber ressemblent au paysan de Luther. Quand on l’aide à remonter à cheval d’un côté, il retombe de l’autre.

Dans la séance du 3 novembre, enfin, le lieutetenant de police Goldheim, de Berlin, déclare que le lieutenant de police Greif, de Londres, a remis à Stieber l’original des procès-verbaux, le 11 octobre, c’est-à-dire un lundi, en sa présence et en celle du directeur de la police, Wermuth. Goldheim impute donc à Stieber un double faux témoignage.

Marx mit à la poste la lettre adressée à Kothes le jeudi 14 octobre, comme le prouve l’enveloppe originale ainsi que le timbre de la poste de Londres. La lettre devait donc arriver le vendredi soir 15 octobre. Un courrier, qui, deux jours avant l’arrivée de cette lettre, apportait l’adresse de Kothes et l’original des procès-verbaux, devait donc être rendu à destination, le mercredi 13 octobre. Mais il ne pouvait l’être ni le 17, ni le 10, ni le 11.

Sans doute Greif, faisant office de courrier, apporta de Londres l’original des procès-verbaux à Stieber. Ce qu’il en était de ce cahier, Stieber le savait tout aussi bien que son compère Greif. Aussi hésitait-il à le déposer sur le tribunal. Cette fois-ci il ne s’agissait plus de réponses faites derrière les barreaux de Mazas2. Alors vint la lettre de Marx. Stieber était sauvé. Kothes est une simple adresse, la lettre n’est pas adressée à Kothes, mais au B latin qui se trouve à l’envers de la lettre fermée. Kothes, en fait, est donc une simple adresse. Admettons maintenant que ce soit une adresse secrète. Admettons encore que c’est l’adresse secrète sous laquelle Marx correspond avec les accusés de Cologne. Admettons enfin que nos agents de Londres ont expédié par le même courrier, en même temps, l’original des procès-verbaux à cette adresse secrète, mais que la lettre est arrivée deux jours après le courrier, l’adresse et les procès- verbaux. Nous faisons ainsi d’une pierre deux coups. D’abord nous prouvons la correspondance secrète avec Marx ; en second lieu nous prouvons l’authenticité des procès-verbaux. Cette authenticité est prouvée par l’exactitude de l’adresse, l’exactitude de l’adresse par la lettre. « Quod erat demonstrandum. »3 Puis une joyeuse comédie avec l’agent de la police étrangère, puis des arrestations pleines de mystère ; public, jurés, accusés même seront comme frappés de la foudre.

Mais pourquoi Stieber, et c’était si facile, ne fit-il pas arriver son courrier extraordinaire, le 13 octobre ? Parce qu’alors il n’était plus extraordinaire, parce que la chronologie, comme nous l’avons vu, est son côté faible, parce qu’elle est bien au-dessous de la dignité d’un conseiller de police prussien. D’ailleurs, il conservait l’enveloppe originale. Comment alors débrouiller l’affaire ?

Dans son témoignage, Stieber se compromet dès l’abord en passant un fait sous silence. Si ses agents connaissaient l’adresse de Kothes, ils connaissaient également la personne que cachait le mystérieux B, tracé au revers de la lettre. Stieber était si peu initié aux mystères du B latin qu’il fit fouiller Becker, le 17 octobre, dans sa prison, dans le but de trouver sur lui la lettre de Marx. C’est l’interrogatoire de Kothes qui lui apprit que le B désignait Bermbach.

Mais comment la lettre de Marx était-elle arrivée entre les mains du Gouvernement prussien ? Très simplement. Le Gouvernement prussien décachette régulièrement les lettres confiées à sa poste, et il le fit pendant le procès de Cologne avec une persévérance spéciale. Aix-la-Chapelle et Francfort-sur-le-Main peuvent en témoigner. C’est un pur hasard quand une lettre passe et lui échappe.

Le courrier original s’évanouissant, les procès-verbaux originaux s’évanouissaient aussi. Stieber ne s’en doutait naturellement pas, quand, dans la séance du 23 octobre, il communiquait, triomphant, le contenu du nouveau testament, du livre rouge. Le premier résultat de ses témoignages fut la nouvelle incarcération de Bermbach, qui assistait aux débats comme témoin.

Pourquoi Bermbach fut-il de nouveau arrêté ?

Pour les papiers trouvés chez lui ? Non, puisqu’après la perquisition faite chez lui, il fut mis en liberté. Son arrestation eut lieu vingt-quatre heures après celle de Kothes. Si donc il avait eu en sa possession des documents compromettants, il les aurait certainement fait disparaître. Pourquoi donc l’arrestation du témoin Bermbach, tandis que les témoins Hentze, Hätzel, Steingens, dont la connivence avec la Ligue, dont la participation à ses travaux était constatée, restaient-ils tranquillement assis au banc des témoins ?

Bermbach avait reçu une lettre de Marx, qui ne contenait qu’une simple critique de l’arrestation et rien autre. Stieber l’accorda ; la lettre était en effet a la disposition des jurés. Mais il exprima le fait dans son style hyperbolique de policier : « Marx exerce constamment de Londres son influence sur le procès actuel. » Et les jurés se demandaient à eux-mêmes, comme Guizot à ses électeurs : « Est-ce que vous vous sentez corrompus ? » Pourquoi donc l’arrestation de Bermbach ? Le Gouvernement prussien, dès le début de l’instruction, cherchait à priver les accusés de leurs moyens de défense, par principe, systématiquement. Les avocats, comme ils le déclarèrent en audience publique, furent, au mépris de la loi, empêchés de communiquer avec les accusés, même après le dépôt de l’acte d’accusation. D’après sa propre déposition, Stieber était en possession des archives Dietz depuis le 5 août. Ces archives ne furent pas jointes à l’acte d’accusation. Ce ne fut que le 8 octobre qu’elles furent produites en pleine audience publique, mais produites dans la mesure où Stieber le jugea bon. Jurés, accusés et public devaient être surpris, les avocats attaquer la conviction de la police sans avoir d’armes a leur disposition.

Et maintenant les procès-verbaux originaux avaient fait leur apparition ! Le Gouvernement prussien tremblait à la pensée de révélations possibles. Mais Bermbach avait reçu de Marx des moyens de défense. On pouvait prévoir qu’il recevrait des explications au sujet de ces procès-verbaux. Par son arrestation, on proclamait un nouveau crime : celui de correspondance avec Marx et on le punissait de prison. Tout cela devait retenir tout citoyen prussien de s’exposer pour le destinataire. « A bon entendeur demi-mot. » Bermbach fut arrêté pour arrêter ainsi les moyens de défense. Bermbach resta emprisonné cinq semaines. Si on l’avait mis en liberté immédiatement après la clôture de la procédure, les tribunaux prussiens auraient publiquement avoué leur lâche, leur servile soumission à la police prussienne. Bermbach resta en prison ad majorem gloriam4 des juges prussiens.

Stieber témoigne que « Marx, après l’arrestation des accusés de Cologne, a rassemblé les ruines de son parti, à Londres, et a formé, avec dix-huit personnes environ, un nouveau Comité central, » etc.

Ces ruines ne s’étaient jamais dispersées ; elles l’étaient si peu qu’elles formaient, depuis septembre 1850, une « private society ». Stieber les fait s’évanouir par ordre supérieur, pour les rappeler à la vie de nouveau par ordre supérieur, et cela sous la forme d’un nouveau Comité central.

Le lundi 25 octobre, la Gazette de Cologne arrive à Londres, contenant un article sur la déposition de Stieber du 23 octobre.

Le « parti Marx » n’avait ni constitué un nouveau Comité central, ni rédigé de procès-verbaux des prétendues séances de ce Comité. On devina immédiatement quel était le fabricateur principal de ce nouveau testament — c’était Wilhelm Hirsch, de Hambourg.

Au commencement de décembre 1851, Hirsch se présenta à la « Société Marx » en qualité de communiste réfugié. Des lettres de Hambourg le dénoncèrent en même temps comme espion. On décida de le tolérer quelque temps dans la Société, de le surveiller et de rassembler ainsi les preuves de son innocence ou de sa culpabilité. A la réunion du 15 janvier 1852, on lut une lettre venant de Cologne et dans laquelle un ami de Marx faisait part du nouveau retard apporté au procès et de la difficulté que rencontraient même les parents pour avoir accès auprès des prisonniers. A cette occasion, on mentionna Mme Daniels. On remarqua avec surprise que Hirsch, à partir de ce moment, ne fut plus aperçu dans notre « voisinage immédiat » ; on le perdit de vue. Le 2 février 1852, on fit savoir de Cologne à Marx que l’on avait perquisitionné chez Mme Daniels, à la suite d’une dénonciation de police, suivant laquelle une lettre de cette personne, adressée à Marx, aurait été lue dans la Société communiste de Londres et Marx aurait été chargé de répondre à Mme Daniels qu’il s’occupait de réorganiser la Ligue en Allemagne, etc. Cette dénonciation forme, mot pour mot, la première page des procès-verbaux originaux. — Marx répondit, courrier tournant, que, comme Mme Daniels ne lui avait jamais écrit, il ne pouvait avoir lu une lettre d’elle, que toute la dénonciation, d’ailleurs, était de l’invention d’un certain Hirsch, petit jeune homme crapuleux, qui ne regardait pas à raconter à la police prussienne, contre argent, tous les mensonges qu’elle désirait.

Depuis le 15 janvier, Hirsch avait disparu des réunions. Il fut alors définitivement exclu de la Société. On décida même de changer de local, ainsi que le jour de réunion. Jusqu’alors on s’était rencontré dans Farringdon Street, dans la City, chez J.-B. Masters, Markethouse, et le jeudi. On choisit le mercredi pour se réunir et on prit pour local la « Rose and Crown Tavern », Crown Street, Soho. Hirsch que « le directeur de la police Schulz avait su faire pénétrer, sans qu’on n’en sut rien, dans l’entourage immédiat de Marx, » ne sut, malgré cette proximité, découvrir encore huit mois après ni le lieu ni le jour de réunion. Après février, comme avant, il continue à fabriquer ses procès-verbaux originaux le jeudi, et à les dater du jeudi. Que l’on parcoure la Gazette de Cologne, et l’on trouvera : Procès-verbal du 15 janvier (jeudi), item 29 janvier (jeudi), et 4 mars (jeudi), et 13 mai (jeudi), et 20 mai (jeudi), et 22 juillet (jeudi), et 29 juillet (jeudi), et 23 septembre (jeudi), et 30 septembre (jeudi).

L’aubergiste de la « Rose and Crown Tavorn » déclara devant le juge de Marlborough Street que la « Société du Dr Marx » se réunissait chez lui tous les mercredis, depuis février 1852. Liebknecht et Rings, nommés, par Hirsch, secrétaires de ses procès-verbaux originaux, firent légaliser leurs signatures par les mêmes magistrats. Enfin on se procura les procès-verbaux que Hirsch avait rédigés dans le groupe ouvrier de Stechan, de façon à pouvoir comparer son manuscrit avec celui des procès-verbaux originaux.

La fausseté de ces derniers était ainsi démontrée sans qu’il fût besoin d’entrer dans la critique de leur contenu, qui se résout dans ses propres contradictions. La difficulté était de faire parvenir ces documents aux avocats. La poste prussienne était un poste avancé qui, des frontières de Prusse jusqu’à Cologne, veillait à ce que les défenseurs ne pussent recevoir aucune arme.

On dut avoir recours à des voies détournées, et les premiers documents, envoyés le 25 octobre, ne purent arriver à Cologne que le 30.

Les avocats en étaient réduits aux maigres moyens de défense que Cologne leur offrait. Stieber eut à supporter un premier choc venant d’un côté auquel il ne s’attendait pas. Le conseiller de justice, Müller, le père de Mme Daniels, juriste estimé et citoyen connu pour ses opinions conservatrices, déclara, dans la Gazette de Cologne du 26 octobre, que sa fille n’avait jamais correspondu avec Marx et que les originaux de Stieber étaient une « mystification ». La lettre envoyée le 3 février 1852, où Marx traitait Hirsch de mouchard et de fabricateur de fausses notes de police, fut découverte par hasard et communiquée à la défense. Dans la déclaration de démission du « parti Marx » du groupe de Great-Windmill et contenue dans les « archives Dietz » se trouva de l’écriture authentique de W. Liebknecht. Enfin l’avocat de Schneider II obtint du secrétaire du bureau de bienfaisance de Cologne, Birnbaum,des lettres authentiques de Liebknecht, et du secrétaire particulier Schmitz des lettres authentiques de Rings. Enfin, au greffe du tribunal, les avocats purent comparer les procès-verbaux originaux avec l’écriture de Liebknecht dans la déclaration de démission et avec des lettres de Liebknecht et de Rings.

Stieber, rendu déjà inquiet par la déclaration du conseiller de justice Müller, est averti de cette malheureuse expertise d’écriture. Pour prévenir le coup qui le menace, il se lève à l’audience du 27 octobre et déclare : « Il lui a semblé très suspect que la signature de Liebknecht, qui se trouve dans les procès-verbaux, diffère tant d’une autre signature contenue déjà dans les actes. Il s’est livré à des recherches complémentaires et a appris que le signataire des procès-verbaux en question s’appelle H. Liebknecht, tandis que ce nom, dans les actes où il se rencontre, est précédé d’un W. » Stieber refuse de répondre à la demande de l’avocat de Schneider II : « Qui lui avait appris qu’il existait également un H. Liebknecht ? » Schneider II lui demande des renseignements sur les personnes de Rings et de Ulmer, qui figurent comme secrétaires avec Liebknecht sur les procès-verbaux. Stieber soupçonne un nouveau piège. Trois fois il élude la question, cherche à cacher son embarras, à se reprendre en racontant par trois fois, sans la moindre utilité, comment il est entré en possession des procès-verbaux. Puis il déclare en balbutiant que Rings et Ulmer peuvent bien ne pas être des noms véritables, mais de simples noms de guerre. Il explique l’affirmation répétée des procès-verbaux, suivant laquelle Mme Daniels aurait été en correspondance avec Marx de la façon suivante : Il faudrait peut-être lire Mme Daniels et comprendre le clerc de notaire Bermbach. L’avocat de Hontheim l’interpelle au sujet de Hirsch. « Ce Hirsch, témoigne Stieber, je ne le connais pas non plus. Mais, du fait que la police prussienne l’a surveillé, il résulte bien qu’il n’est pas un agent de la Prusse, comme le bruit en a couru. »

Il fait un signe, et Goldheim vient chanter : « qu’il est parti en octobre 1851 pour Hambourg afin d’arrêter Hirsch ». Nous verrons que le même Goldheim partira au premier jour pour Londres pour arrêter le même Hirsch. Ainsi donc, ce Stieber, qui prétend avoir acheté contre argent, à des réfugiés, les archives Dietz et les procès-verbaux originaux, ce Stieber affirme maintenant que Hirsch ne peut être un agent prussien parce qu’il est réfugié. Suivant que cela lui convient, la qualité de réfugié suffit pour garantir la vénalité ou l’intégrité absolue. Et Fleury, que Stieber lui-même, dans l’audience du 3 novembre, dénonce comme agent de police, Fleury n’est-il pas un réfugié politique ?

Après que, de tous côtés, on a ainsi battu en brèche ses procès-verbaux, Stieber, le 27 octobre, se résume ainsi avec une impudence classique : Sa conviction de l’authenticité des procès-verbaux est plus fermement établie que jamais.

Dans l’audience du 29 octobre, l’expert, après avoir comparé les lettres de Liebknecht et de Rings, fournies par Birnbaum et Schmitz, déclare que les signatures des procès-verbaux sont fausses.

Dans son acte d’accusation, le procureur général Seckendorf déclare : « Les renseignements fournis par le cahier des procès-verbaux s’accordent avec des faits provenant d’autre source. Mais le ministère public est absolument hors d’état de prouver l’authenticité de ce document. » Le cahier est authentique ; mais les preuves de l’authenticité manquent. C’est un Nouveau Testament ! Seckendorf continue : « La défense a prouvé elle-même que ce cahier contenait beaucoup de vrai, puisque c’est lui qui nous a renseigné sur l’activité de Rings, qui s’y trouve nommé, et sur laquelle personne ne savait rien jusqu’à présent. » Si jusqu’à présent personne ne savait rien de l’activité de Rings, le cahier des procès-verbaux ne renseigne pas à ce sujet. Les dépositions confirmant l’activité de Rings ne pouvaient donc corroborer le contenu du cahier des procès-verbaux. Pour ce qui est de la forme, ces dépositions prouvent que la signature d’un membre du « parti Marx » est en réalité fausse, contrefaite. Ces dépositions prouvent donc, d’après Seckendorf : « que dans ce cahier se trouve beaucoup de vrai », de fait, un vrai faux. Le parquet général et la direction des postes ont, de concert avec Stieber, décacheté la lettre adressée à Kothes. Ils connaissaient donc la date de son arrivée. Ils savaient, par suite, que Stieber commettait un faux témoignage en faisant arriver le courrier le 17, puis le 10 octobre, et la lettre d’abord le 19, puis le 12. Ils étaient complices.

A l’audience du 27 octobre, Stieber chercha en vain à défendre son opinion. Il craignait chaque jour que des documents le chargeant n’arrivassent de Londres. Il était mal à son aise, et la Prusse, incarnée en lui, était également mal à son aise. Une exposition publique devenait périlleuse. Le lieutenant de police Goldheim fut donc envoyé à Londres pour sauver la patrie. Que venait faire Goldheim à Londres ? Il tentait, avec l’aide de Greif et de Fleury, de pousser Hirsch à venir à Cologne et, sous le nom de H. Liebknecht, affirmer l’authenticité des procès-verbaux. Une pension était formellement promise à Hirsch. Mais ce dernier possédait, tout autant que Goldheim, l’instinct policier. Hirsch savait qu’il n’était ni procureur, ni lieutenant de police, ni conseiller de police. Il savait qu’il n’avait pas le privilège de commettre de faux témoignages et soupçonnait qu’on l’abandonnerait dès que les affaires tourneraient mal. Hirsch ne voulait, en aucune façon, se changer en bouc émissaire. Hirsch refusa complètement, le royaume chrétien germanique n’en a pas moins recueilli la gloire d’avoir cherché à acheter des témoins dans un procès criminel où il s’agissait de la tête de ses enfants accusés.

Goldheim s’en revint donc à Cologne sans avoir pu conclure l’affaire.

A l’audience du 3 novembre, après l’audition de l’acte d’accusation, avant que la défense ne commençât, entre le marteau et l’enclume, Stieber intervient encore.

« Nous avons, témoigne Stieber, ordonné de nouvelles recherches au sujet du cahier des procès-verbaux. Le lieutenant de police Goldheim a été envoyé de Cologne à Londres avec l’ordre de les entreprendre. Goldheim est parti le 28 octobre, le 2 novembre il en est revenu. Goldheim est présent »

Sur un signe de son maître, Goldheim vient sous serment déclarer qu ’« une fois arrivé à Londres, il s’est tout d’abord adressé au lieutenant de police Greif ; ce dernier l’a conduit chez l’agent de police Fleury, dans le quartier de Kensington ; c’est cet agent qui a donné à Greif l’original des procès-verbaux. Fleury le lui a affirmé à lui, Goldheim, qui en témoigne et prétend avoir reçu le cahier d’un membre du « parti Marx » du nom de H. Liebknecht. Fleury a expressément reconnu avoir reçu quittance de H. Liebknecht pour l’argent qu’il lui a donné en échange du cahier de procès-verbaux. Le témoin n’a pu mettre la main sur Liebknecht, à Londres, parce que celui-ci, d’après ce qu’en a dit Fleury, craignait de paraître en personne. Lui, Greif s’est convaincu, à Londres, que le contenu du cahier, sauf quelques erreurs, est parfaitement authentique. Il en a reçu confirmation par des agents éprouvés ayant assisté aux réunions de Marx. Seulement le cahier ne serait pas le cahier contenant les procès-verbaux originaux, mais un cahier de notes relatant ce qui se passait à ces réunions. Il n’y a que deux façons d’expliquer l’existence de ce cahier qui n’est certes pas encore très claire. Ou bien il émane réellement de Liebknecht, qui, comme l’agent l’assure fermement, pour ne pas dévoiler sa trahison, a évité de donner son propre manuscrit ou bien encore l’agent Fleury a reçu les notes qui composent le livre de deux amis de Marx, des réfugiés Dronke et Imandt, et, pour donner une valeur plus grande à sa marchandise, leur a donné la forme d’un cahier de procès-verbaux originaux. Il a été, en effet, établi officiellement par le lieutenant de police Greif que Dronke et Imandt s’étaient souvent rencontrés avec Fleury... Le témoin Goldheim assure qu’à Londres il s’est convaincu que tout ce que l’on rapportait sur les réunions secrètes chez Marx, sur les intelligences existant entre Londres et Cologne, sur la correspondance secrète, etc., exprimait entièrement la vérité. Pour prouver combien les agents prussiens sont encore actuellement parfaitement renseignés, le témoin Goldheim donne comme exemple qu’à une réunion rigoureusement secrète, l’on a décidé ce que l’on tenterait contre les procès-verbaux originaux et contre le conseiller de police Stieber, dont la conduite n’a pas eu le don de plaire au parti de Londres. Les décisions et les documents ont été envoyés très secrètement à Schneider II. Parmi les papiers ainsi expédiés se trouve, en particulier, une lettre privée que Stieber lui-même a adressée à Marx, à Cologne en 1848, et que ce dernier a tenu très secrète, parce qu’il pense, grâce à elle, compromettre le témoin Stieber. »

Le témoin Stieber sursaute, et déclare qu’il a, à cette époque, écrit à Marx à propos d’une infâme calomnie que celui-ci avait répandue sur son compte, qu’il avait menacé Marx d’un procès, etc.

« Personne, en dehors de Marx et de lui, ne pouvait le savoir, et c’est la meilleure preuve de l’exactitude des renseignements venus de Londres. »

Ainsi donc, d’après Goldheim, le cahier de procès-verbaux est, les parties fausses non comprises, parfaitement authentique. Ce qui l’a convaincu de son authenticité, c’est, en effet, que ce cahier de procès-verbaux originaux n’est pas un cahier de procès-verbaux, mais un cahier de notes. Et Stieber ? Stieber ne tombe pas des nues, c’est plutôt un poids dont sa poitrine vient de se trouver débarrassée. Avant qu’il soit trop tard, quand le dernier mot de l’accusation vient à peine de retentir, et que le premier mot de la défense n’a pas encore été prononcé, Stieber se hâte de faire transformer par son Goldheim le cahier de procès-verbaux originaux en un cahier de notes. Quand deux policiers s’accusent réciproquement de mensonge, est-ce que cela ne prouve pas qu’ils sacrifient à la vérité ? Stieber a fait couvrir sa retraite par Goldheim.

Goldheim dépose que « dès son arrivée à Londres, il s’est tout d’abord adressé au lieutenant de police Greif et que ce dernier l’a conduit chez l’agent Fleury, dans le quartier de Kensington. » Qui ne jurerait maintenant que ce pauvre Goldheim s’est exténué avec le lieutenant de police Greif pour arriver chez Fleury dans ce quartier éloigné de Kensington ? Mais le lieutenant de police Greif habite dans la maison de l’agent de police Fleury, et même au dernier étage de cette maison. Ce n’est donc pas Greif qui, en réalité, a conduit Goldheim chez Fleury, mais Fleury qui a amené Goldheim à Greif.

« L’agent de police Fleury, dans le quartier de Kensington ! » Quelle précision ! Comment pourriez-vous encore douter de la véracité du Gouvernement prussien, qui vous dénonce ses propres mouchards, leur nom, leur habitation, et jusqu’à la couleur de leurs cheveux ? Si le cahier de procès-verbaux est faux, ne vous en prenez qu’à « l’agent de police Fleury à Kensington ». Oui, vraiment. Ou prenez-vous-en à Monsieur le secrétaire particulier, Pierre, du XIIIe arrondissement.

Quand on veut spécifier un individu, on ne se contente pas de donner son nom de famille, on indique aussi son prénom. Ne dites pas Fleury mais Charles Fleury.

On désigne un individu par la profession qu’il exerce publiquement et non par un métier qu’il fait en secret. Dites donc le commerçant Charles Fleury ne dites pas l’agent de police Fleury. Quand on veut indiquer une habitation, on ne désigne pas seulement un quartier qui est lui-même une ville à son tour, mais bien le quartier, la rue et le numéro de la maison. Ne dites pas l’agent de police Fleury à Kensington, mais Charles Fleury, commerçant , 17 Victoria Road, Kensington.

Mais, dire le « lieutenant de police Greif », voilà qui est sans doute parler à cœur ouvert. Mais, si le lieutenant de police Greif s’était attaché à Londres, à l’ambassade, et de lieutenant devenait un attaché, il y aurait là un « attachement » où les tribunaux n’auraient rien à voir.

Ainsi donc le lieutenant de police Goldheim affirme que l’agent de police, Fleury, a reçu le cahier d’un homme qui affirme véritablement être H. Liebknecht et il lui a même donné quittance. Seulement Goldheim n’a pu, à Londres, « mettre la main » sur H. Liebknecht. Goldheim pouvait alors rester tranquillement à Cologne, car l’affirmation du conseiller de police Stieber ne se trouve pas mieux de n’être qu’une affirmation du lieutenant de police Goldheim qu’affirme le lieutenant de police Greif auquel, à son tour, l’agent de police Fleury fait le plaisir d’affirmer une affirmation.

Sans être troublé par le peu de succès de ses expériences londoniennes, Goldheim, avec la grande capacité de persuasion qui le caractérise et doit remplacer chez lui la capacité de jugement, Goldheim s’est absolument convaincu que tout ce dont Stieber a déposé sur le « parti Marx », ses intelligences avec Cologne etc., que « tout exprimait absolument la vérité ». Et maintenant que son agent subalterne, Goldheim, lui a donné un testimonium paupertatis5, le conseiller de police Stieber ne serait pas couvert ? Stieber, par sa façon de déposer, a au moins obtenu un résultat : il a renversé la hiérarchie prussienne. Vous ne croyez pas le conseiller de police ? Dieu. Il s’est compromis. Mais vous croirez du moins le lieutenant de police. Vous ne croyez pas le lieutenant de police ? Encore mieux. Il ne vous reste plus à croire que l’agent de police, alias mouchardus vulgaris. Telle est la confusion d’idées hétérodoxes que nous sert Stieber quand il témoigne.

Après que Goldheim eut ainsi fourni la preuve qu’il avait, à Londres, constaté la non-existence de l’original des procès-verbaux et constaté, au sujet de l’existence de H. Liebknecht, qu’il était impossible de mettre la main sur lui à Londres, après s’être ainsi convaincu que toutes les dépositions de Stieber au sujet du « parti Marx » exprimaient absolument la vérité, il fut bien obligé à la fin de produire, outre les arguments négatifs qui, d’après Seckendorf, contiennent « beaucoup de vrai », l’argument positif que « les agents prussiens sont encore aujourd’hui bien renseignés à Londres ». Comme preuve, il déclare que, le 27 octobre, une « réunion absolument secrète s’est tenue chez Marx ». Dans cette réunion, absolument secrète, on a déterminé les attaques que l’on ferait supporter au cahier de procès- verbaux et au « très peu agréable » conseiller de police Stieber. Les décrets et décisions pris à ce sujet ont été « envoyés à l’avocat de Schneider II dans le secret le plus absolu ».

Bien que les agents de la Prusse assistassent à ces réunions, le chemin que prirent ces lettres resta pour eux si absolument secret que la poste, malgré tous ses efforts, ne put s’en saisir. Ecoutons comme notre grillon chante mélancoliquement dans son vieux mur. « Les lettres et documents en question ont été envoyés dans le secret le plus absolu à l’avocat Schneider II. » Dans le secret le plus absolu, pour les agents secrets de Goldheim.

Des décisions imaginaires, au sujet du cahier de procès-verbaux, ne peuvent avoir été prises, le 27 octobre, dans une réunion absolument secrète chez Marx, puisque, dès le 25 octobre, Marx avait envoyé les renseignements principaux établissant la non-authenticité du cahier de procès-verbaux non à Schneider II toutefois, mais à M. von Hontheim.

Ce n’est pas uniquement sa mauvaise conscience qui apprit à la police que des documents avaient été envoyés à Cologne. Le 27 octobre, Goldheim arriva à Londres. Le 30 octobre, Goldheim trouva, dans le Morning Advertiser, le Spectator, l’Examiner, le Leader, le People’s Paper, une déclaration signée Engels, Freiligrath, Marx et Wolff, où ceux-ci renvoient le public anglais aux révélations que la défense ferait sur les forgery, perjury, falsification of documents6, bref sur les infamies de la police prussienne. L’envoi des documents fut tenu si « absolument secret » que le « parti Marx » en donnait ouvertement connaissance au public anglais, le 30 octobre toutefois, quand Goldheim était déjà arrivé à Londres, et les documents — à Cologne.

D’ailleurs, le 27 octobre également, des documents furent envoyés dans cette dernière ville. Comment l’omnisciente police prussienne apprit-elle donc la chose ?

La police prussienne n’agissait pas « dans le secret le plus absolu, » comme le « parti Marx ». Elle avait en effet tout à fait ouvertement planté, depuis des semaines, deux de ses mouchards devant la maison de Marx, qui le surveillaient de la rue « du soir jusqu’au matin » et « du matin jusqu’au soir », et le suivaient pas à pas. Or Marx, le 27 octobre, avait fait légaliser ces documents absolument secrets au tribunal de police parfaitement public de Marlborough Street, en présence des reporters de la presse quotidienne anglaise, document qui contenait les manuscrits authentiques de Liebknecht et de Rings, ainsi que la déposition du propriétaire de la « Crown Tavern », au sujet du jour de réunion. Les anges gardiens prussiens suivirent Marx de sa maison jusqu’à Marlborough Street et de Marlborough Street à sa maison, puis encore de sa maison à la poste. Ils ne disparurent que quand Marx fit une démarche tout à fait secrète auprès du magistrat de police du quartier, pour lui demander de prendre un mandat d’arrêt contre ses deux « suivants ».

D’ailleurs le Gouvernement prussien avait encore un autre moyen d’apprendre la chose. Marx envoya, en effet, à Cologne, directement par la poste, les documents légalisés le 27 octobre et datés du même jour, pour soustraire aux griffes de l’aigle prussien leurs duplicata expédiés dans le secret le plus absolu. La poste et la police savaient donc, à Cologne, que des documents datés du 27 octobre avaient été envoyés par Marx, et Goldheim n’avait pas besoin de faire le voyage de Londres pour découvrir le secret.

Goldheim sent « précisément » qu’il doit déclarer précisément ce que l’on a décidé d’envoyer à Schneider II « dans la réunion absolument secrète du 27 octobre », et il nomme la lettre adressée par Stieber à Marx. Malheureusement Marx n’a pas envoyé cette lettre, le 27, mais le 25 octobre, et ne l’a pas adressée à Schneider II, mais à M. von Hontheim. Mais d’oîi la police savait-elle que Marx possédait encore la lettre de Stieber et l’enverrait à la défense ? Laissons reparaître Stieber.

Stieber espère empêcher Schneider II de lire cette « lettre très peu agréable » en le prévenant. Si Goldheim dit que Schneider II possède ma lettre, et cela « grâce aux intelligences criminelles qu’il a avec Marx », calcule Stieber, Schneider II supprimera la lettre pour montrer que les agents de Goldheim sont mal renseignés et que lui, Schneider, n’est pas en intelligences criminelles avec Marx. Stieber s’élance donc, communique en le falsifiant le contenu de la lettre et termine par ce cri stupéfiant : « Personne autre que Marx et moi ne peuvent le savoir, et c’est certainement la meilleure preuve de la véracité des renseignements parvenus de Londres. »

Stieber possède une méthode particulière pour cacher des secrets qui lui sont désagréables. Quand il ne parle pas, il faut que tout l’univers se taise. Sauf lui et certaine personne d’un certain âge, « personne ne peut savoir », qu’il a vécu près de Weimar comme « homme entretenu ». Mais si Stieber avait tous les motifs de ne permettre de connaître la lettre à personne, sauf à Marx, Marx avait toutes les raisons de permettre de connaître la lettre à chacun, sauf à Stieber. On connaît maintenant la meilleure preuve des renseignements parvenus de Londres. Quel aspect aurait alors la pire des preuves ?

Mais Stieber commet sciemment un nouveau faux témoignage quand il dit : « Personne autre que Marx et moi ne peuvent savoir cela. » Il savait que ce n’était pas Marx, mais un autre rédacteur de la Gazette du Rhin qui avait répondu à sa lettre. C’était là certainement un homme « autre que Marx et lui ». Mais, pour que plus de gens encore le sachent, publions ici la lettre :

Dans le n° 177 de la Gazette du Rhin, se trouve une correspondance de Francfort-sur-Main, qui contient l’abominable mensonge que je me serais rendu à Francfort, comme espion de la police, pour, sous le couvert d’idées démocratiques, découvrir les meurtriers du prince Lichnowski et du général Auerswald. J’ai bien été, en effet, le 21, à Francfort, mais je n’y suis resté qu’un jour, et cela, comme vous le verrez par l’attestation ci-jointe, pour régulariser la situation particulière de Mme von Schwezler. Je suis de retour à Berlin depuis longtemps, où j’ai depuis longtemps recommencé à y remplir mon office d’avocat. Je vous renvoie d’ailleurs à la rectification relative à cette affaire, parue dans le n° 338 de la Frankfurter Oberpostamts Zeitung du 31 décembre et dans le n° 248 de la National Zeitung d’ici ; je crois devoir attendre de votre amour pour la vérité l’insertion dans votre journal de la rectification ci-jointe. Vous me nommerez également l’auteur de la fausse nouvelle, conformément à l’obligation que la loi vous impose. Je ne puis, en effet, laisser passer une calomnie de cette espèce et me verrai, à mon grand regret, obligé de prendre des mesures contre votre très honorable rédaction.

Je crois que, dans ces temps derniers, la démocratie ne peut témoigner à personne plus de reconnaissance qu’à moi. J’ai tiré des centaines de démocrates accusés des filets de la justice criminelle. Au cours de l’état de siège actuel, alors que les lâches et les misérables « soi-disant démocrates » avaient depuis longtemps lâché pied, je me suis dressé sans peur, avec zèle, en face des autorités et je le fais encore tous les jours. Les organes démocratiques, en se conduisant ainsi avec moi, me donnent peu d’encouragement à persévérer dans mes efforts. Le plus beau de l’affaire est, dans le cas actuel, la stupidité des organes démocratiques. Le bruit que j’étais allé à Francfort, en qualité d’agent de police, a été répandu en premier lieu par la Neue Preussische Zeitung, cet organe suspect de la réaction, dans le but de couper court à mon œuvre de défenseur qui la gênait. Les autres journaux berlinois ont depuis longtemps rectifié l’assertion. Les organes démocratiques sont cependant assez sots pour recueillir un mensonge aussi stupide. Si j’avais voulu aller à Francfort en qualité de policier, on n’aurait certainement pas publié auparavant, dans les journaux, qu’il était étrange qu’un agent de police prussien se rendît à Francfort où se trouvaient suffisamment déjà de fonctionnaires expérimentés. La sottise a toujours été un défaut de la démocratie, et ses ennemis ont vaincu grâce à leur habileté. C’est de même un infâme mensonge de dire que j’ai été, il y a des années, espion au service de la police en Silésie. Certes j’ai rempli dans ce pays l’office de fonctionnaire de police, mais publiquement, et j’ai rempli les devoirs de ma charge. Des mensonges infâmes ont été répandus sur mon compte. Que quelqu’un se présente et prouve que je l’ai espionné. Mentir, prétendre, chacun peut le faire. J’attends donc de vous, que je considère comme un homme honorable, une réponse complète et satisfaisante. Les journaux démocratiques se sont décriés par leurs nombreux mensonges ; puisse ce sort ne pas être le vôtre !

Berlin, 26 décembre 1848.

Bien à vous,

STIEBER

Docteur en droit, etc.

Ritterstraße 65

D’où Stieber savait-il donc que, le 27 octobre, sa lettre avait été envoyée à Schneider II ? A la vérité, elle n’avait pas été expédiée le 27, mais le 25 octobre, et adressée non à Schneider II, mais à M. von Hontheim. Stieber savait donc seulement que sa lettre existait encore, et il supposait que Marx l’enverrait à l’un des défenseurs. D’où lui venait cette supposition ? Quand la Kölnische Zeitung apporta à Londres la déposition de Stieber sur Cherval, etc., Marx écrivit à la Kölnische Zeitung et au Frankfurter Journal une déclaration datée du 21 octobre, à la fin de laquelle il menaçait Stieber de la lettre qui existait encore. Pour tenir la lettre « absolument secrète », Marx l’annonce dans les journaux. Il échoue grâce à la lâcheté de la presse quotidienne allemande ; mais la poste prussienne était instruite et, avec la poste prussienne, son Stieber.

Que vient donc nous chanter Goldheim à son retour de Londres ?

Que Hirsch ne fait pas de faux témoignage, que H. Liebknecht n’a pas d’existence « tangible », que l’original des procès-verbaux n’est pas un original, que les agents prussiens à Londres savent tout ce que le « parti Marx » a publié dans la presse de Londres. Pour sauver leur honneur, Goldheim met dans la bouche de ses policiers toutes les nouvelles que lui ont apprises des lettres décachetées et confisquées.

Dans l’audience du 4 novembre, quand Schneider II eut anéanti Stieber et son cahier de procès-verbaux, l’eut convaincu de faux et de faux serment, Stieber reparut une dernière fois et donna cours à sa vertueuse indignation. On ose même, s’écrie-t-il dans l’irritation de son âme, accuser encore de faux serment M. Wermuth, M. le directeur de la police Wermuth. Stieber en est donc revenu à la hiérarchie orthodoxe, à la ligne ascendante. Jadis il suivait une ligne hétérodoxe, descendante. Si l’on ne voulait pas le croire, lui, conseiller de police, il fallait croire, du moins, son lieutenant de police ; si l’on ne voulait pas de celui-ci, que l’on croie, du moins, son agent de police, et, à défaut de l’agent Fleury, au moins le sous-agent Hirsch. Maintenant c’est le contraire. Lui, conseiller de police, pourrait peut-être commettre un faux serment, mais Wermuth, un directeur de police ? Incroyable. Dans sa mauvaise humeur, il célèbre le Wermuth avec une amertume croissante, il sert au public du Wermuth pur, Wermuth comme homme, Wermuth comme avocat, Wermuth comme père de famille, Wermuth comme directeur de police. Wermuth for ever.

Même maintenant, en audience publique, Stieber cherche encore à tenir les « accusés » au secret, à élever une barrière entre la défense et les moyens de défense. Il accuse Schneider II d’ « intelligences criminelles » avec Marx. Schneider perpètre en sa personne un attentat sur les autorités suprêmes de la Prusse. Même le président des assises, Göbel, un Göbel même se sent écrasé par le fardeau de Stieber. Il n’y peut rien et bien, qu’avec une servilité craintive, il laisse tomber quelques coups de fouet sur le dos de Stieber. Mais Stieber, de son côté, a raison. Ce n’est pas son propre individu, mais le parquet, le tribunal, la poste, le Gouvernement, la présidence de la police à Berlin, ce sont les ministères, l’ambassade de Prusse à Londres, qui sont cloués avec lui au pilori, le cahier de procès-verbal original à la main.

M. Stieber a maintenant la permission de publier la réponse de la Neue rheinische Zeitung à sa lettre.

Revenons encore une fois à Londres, avec Goldheim.

De même que Stieber ne sait toujours pas où se tient Cherval et qui Cherval est au juste, de même, d’après la déposition de Goldheim (séance du 3 novembre), la genèse de l’original des procès-verbaux n’est pas parfaitement éclaircie. Pour l’éclaircir, Goldheim fait deux hypothèses.

« Pour ce qui concerne la genèse du cahier de procès-verbal, genèse qui n’est pas encore complètement éclaircie, il n’y a que deux choses possibles : ou bien ce cahier provient, comme l’agent l’affirme fermement, réellement de Liebknecht qui, pour ne pas dévoiler sa trahison, a évité de donner son manuscrit. »

W. Liebknecht appartient notoirement au « parti Marx ». Mais la signature de Liebknecht, qui se trouve dans le cahier de procès-verbaux n’appartient pas aussi notoirement à W. Liebknecht. Aussi Stieber a-t-il déposé, dans la séance du 27 octobre, que le propriétaire de cette signature n’était pas ce W. Liebknecht, mais un autre Liebknecht, un H. Liebknecht. Il a appris l’existence de ce sosie sans pouvoir donner la source de son information. Goldheim dépose : « Fleury a prétendu qu’il a réellement reçu le cahier d’un membre du « parti Marx » du nom de « H. Liebknecht ». Goldheim continue sa déposition : « il n’a pu, à Londres, mettre la main sur cet H. Liebknecht ». Quel signe d’existence a donc donné cet H. Liebknecht, découvert par Stieber au monde en général et au lieutenant de police Goldheim en particulier ? Aucun autre signe que sa signature dans l’original des procès-verbaux. Mais voilà que Goldheim, déclare que « Liebknecht a évité de donner son manuscrit ».

Jusqu’à présent H. Liebknecht n’existait que comme manuscrit. Maintenant il ne reste plus rien de H. Liebknecht, pas même un manuscrit, pas même un iota. Mais d’où Goldheim sait-il que cet H. Liebknecht, dont il connaît l’existence par le manuscrit de l’original des procès-verbaux, a écrit un manuscrit différent de celui de cet original : c’est le secret de Goldheim. Si Stieber a ses miracles, pourquoi Goldheim n’aurait-il pas les siens ? Goldheim oublie que son supérieur Stieber a témoigné de l’existence de cet H. Liebknecht, que lui Goldheim en a témoigné également. Au même moment où il atteste H. Liebknecht, il se souvient que cet H. Liebknecht est un expédient ; un mensonge nécessaire et nécessité n’a pas de loi. Il se rappelle qu’il existe un Liebknecht authentique, W. Liebknecht, mais que si W. Liebknecht est authentique, la signature des procès-verbaux est fausse. Il ne doit pas oublier que le sous-agent tle Fleury, Hirsch, a également fabriqué, avec le faux cahier de procès-verbaux, la fausse signature. Aussi fait-il l’hypothèsc que « Liebknecht a évité de donner sa signature ». Faisons également une hypothèse. Goldheim a autrefois fait un faux billet. Il est traduit en justice, et l’on démontre que la signature qui se trouve sur la Banknote n’est pas celle du directeur de la Banque. N’y voyez aucun mal. Messieurs, dira Goldheim, n’y voyez aucun mal. La Banknote est authentique. Elle vient du directeur de la banque lui-même. Si le nom qui s’y trouve n’est pas le sien, mais est une fausse signature, qu’est-ce que cela fait ? « Il a évité précisément de donner son manuscrit. »

Ou bien, continue Goldheim, si l’hypothèse au sujet de Liebknecht est fausse :

« Ou bien l’agent Fleury a reçu des notes pour ce cahier de deux autres amis de Marx, les réfugiés Dronke et Imandt, et a mis ces notes, pour leur donner une valeur d’autant plus grande, sous la forme d’un cahier de procès-verbaux originaux. Il a été, en effet, officiellement établi par le lieutenant de police Greif que Imandt et Dronke ont vu souvent Fleury. »

Ou bien ? comment ou bien ? Si un cahier, comme le cahier de procès-verbal est signé de Liebknecht, Rings et Ulmer, personne n’en conclura : « Il vient de Liebknecht » — ou de Dronke et Imandt, mais bien : il est de Liebknecht ou de Rings et d’ Ulmer. Est-ce que le malheureux Goldheim qui, pour une fois, s’est élevé à la hauteur d’un jugement disjonctif — ou... ou bien — nous répétera encore une fois : « Rings et Ulmer ont évité de donner leur manuscrit ? » Goldheim lui même tient un changement de position pour inévitable.

Si l’original ne vient pas de Liebknecht, comme le prétend l’agent Fleury, c’est donc que Fleury l’a fait lui-même. Mais les notes nécessaires, il les a obtenues de Imandt et de Dronke, au sujet desquels le lieutenant de police Greif a officiellement établi qu’ils voyaient souvent Fleury.

« Pour donnera sa marchandise une plus haute valeur », dit Goldheim, Fleury a mis les notes sous forme de procès-verbaux. Non seulement il fait une tromperie, mais il contrefait des signatures, tout cela « pour donner à sa marchandise plus de valeur ». Un homme consciencieux comme cet agent prussien qui. par cupidité, fabrique de faux procès-verbaux, de fausses signatures, est incapable de fabriquer de fausses notes. Telle est la conclusion de Goldheim.

Dronke et Imandt n’arrivèrent à Londres qu’en avril 1852, après avoir été chassés par les autorités suisses. Un tiers des procès-verbaux contient ceux des mois de janvier, février et mars 1852. Donc Fleury a fait un tiers de l’original sans Dronke ni Imandt, bien que Goldbeim dépose que c’est soit Liebknecht qui l’a fait, soit Fleury, mais d’après les notes de Dronke et de Imandt. Goldheim l’atteste et, si Goldheim n’est pas Brutus, il est du moins Goldheim.

Mais, reste encore une possibilité : Dronke et Imandt auraient fourni les notes à Fleury depuis avril ; car, atteste Goldheim, « le lieutenant de police Greif a officiellement établi que Dronke et Imandt voyaient souvent Fleury ».

Venons-en à cette fréquentation.

Fleury, comme nous l’avons déjà remarqué plus haut, était connu à Londres, non en qualité d’agent de police, mais comme commerçant de la cité et même comme commerçant nourrissant des idées démocratiques. Né à Altenbourg, il était venu comme réfugié politique à Londres, puis s’y était marié avec une Anglaise de famille considérée et riche, et vivait d’une existence retirée en apparence avec sa femme et son beau-père, un riche industriel quaker. Le 8 ou le 9 octobre, Imandt entra en « relations suivies » avec Fleury, savoir en qualité de professeur. D’après la réponse rectifiée de Stieber, l’original des procès-verbaux arriva à Cologne le 10 ; le 11, d’après la dernière disposition de Goldheim. Donc, quand Imandt, qui lui était jusqu’alors totalement inconnu, lui donna sa première leçon de français, Fleury non seulement avait déjà fait relier en maroquin rouge le cahier original, mais encore il l’avait déjà remis au courrier extraordinaire qui le portait à Cologne. C’est ainsi que Fleury composa ses procès-verbaux d’après les notes de Imandt Pour ce qui est de Dronke, Fleury ne le vit qu’une fois par hasard chez Imandt, le 30 octobre seulement, quand le cahier de procès-verbaux était déjà retombé dans son néant originel.

Ainsi le Gouvernement chrétien germanique ne se contente pas de forcer des bureaux, de voler des papiers étrangers, de surprendre des dépositions, de créer de faux complots, de forger de faux documents, de faire de faux serments, de chercher à suborner de faux témoins, — tout cela pour obtenir la condamnation des accusés de Cologne — il cherche encore à faire planer un soupçon infamant sur les amis des accusés pour cacher son Hirsch que Stieber a attesté ne pas connaître et dont Goldheim a témoigné qu’il n’était pas un espion.

Le vendredi 5 novembre, la Kölnische Zeitung apporta à Londres le compte rendu de l’audience des assises du 3 novembre, ainsi que la déposition de Goldheim. On fit aussitôt des recherches au sujet de Greif, et l’on apprit, le même jour, qu’il habitait chez Fleury. En même temps Dronke et Imandt se rendent chez Fleury avec la Kölnische Zeitung. Ils lui font lire la déposition de Goldheim. Il pâlit, cherche à faire bonne contenance, joue l’étonné et déclare qu’il est tout prêt à témoigner contre Goldheim devant un magistrat anglais, mais, auparavant, il lui faut consulter son avocat. On prend rendez- vous pour l’après-midi du lendemain samedi, 6 novembre. Fleury promet d’y apporter son témoignage légalisé. Il ne parut naturellement pas. Imandt et Dronke se rendirent donc le samedi soir chez lui et trouvèrent le billet suivant adressé à Imandt :

Grâce à l’avocat, tout est fait, le reste réservé jusqu’au moment où la personne se sera présentée. L’avocat a fait manquer l’affaire aujourd’hui. Mon négoce rendait ma présence indispensable dans la cité aujourd’hui. Voulez-vous passer chez moi demain, j’y serai toute l’après-midi jusqu’à cinq heures chez moi. — Fl.

A l’autre côté du billet, se trouve ce post-scriptum :

Je rentre à l’instant chez moi, mais j’ai dû sortir avec M. Werner et ma femme, ce dont vous pourrez vous convaincre demain. Faites-moi savoir le moment où vous viendrez.

Imandt laissa la réponse suivante :

Je suis extraordinairement surpris de ne pas vous trouver maintenant chez vous, d’autant plus que vous ne vous êtes pas rendu cette après-midi au rendez-vous convenu. Je dois vous avouer que, d’après les circonstances, je me suis déjà formé une opinion sur votre compte. Si vous trouvez intérêt à m’en faire changer, vous viendrez chez moi et dès demain matin, car je ne puis vous garantir que les journaux anglais ne parleront pas de votre qualité de policier au service de la Prusse.

IMANDT.

Fleury ne parut pas le dimanche matin. Dronke et Imandt se rendirent donc chez lui dans la soirée pour obtenir une déclaration de lui, sous le prétexte que leur confiance n’avait été ébranlée qu’au premier moment.

La déclaration fut faite après bien des hésitations et des indécisions. Fleury hésita particulièrement quand on lui fit observer qu’il devait signer non seulement de son nom de famille, mais encore de son prénom. La déclaration était conçue textuellement dans les termes suivants :

A la rédaction de la Kölnische Zeitung.

Le soussigné déclare qu’il connaît M. Imandt depuis un mois environ, époque depuis laquelle il lui donne des leçons de français, et qu’il a vu M. Dronke pour la première fois, le samedi 30 octobre de cette année ;

Qu’aucun d’eux ne lui a fait de révélations ayant rapport au cahier de procès-verbaux figurant au procès de Cologne ;

Qu’il ne connaît aucune personne portant le nom de Liebknecht, et n’a jamais eu de relation avec quelqu’un de ce nom.

Londres, 8 novembre 1832, Kensington.

Charles Fleury.

Dronke et Imandt étaient naturellement convaincus que Fleury enverrait l’ordre, à la Kölnische Zeitung, de n’accepter aucune déclaration portant sa signature. Aussi n’envoyèrent-ils pas la déclaration à ce journal ; ils l’adressèrent à l’avocat Schneider II, qui ne la reçut qu’à un stade trop avancé du procès pour pouvoir en faire usage.

Fleury n’est certes pas la « Fleur de Marie »7 des prostituées de la police, mais c’est une fleur, et il portera des fleurs, ne seraient-ce que des fleurs de lys.8

L’histoire des procès-verbaux n’était pas terminée.

Le dimanche soir, W. Hirsch, de Hambourg, reconnut solennellement, devant le magistrat à Bow Street, à Londres, que lui-même, sous la conduite de Greif et de Fleury, avait fabriqué l’original du cahier de procès-verbaux figurant au procès des communistes de Cologne.

Ainsi c’était d’abord l’original du cahier de procès-verbaux du « parti Marx », — puis le livre de notes du policier Fleury, — enfin un produit fabriqué par la police prussienne, un produit fabriqué par la police, fabriqué « sans phrase ».

Le même jour où Hirsch dévoilait le mystère du cahier de procès-verbaux au magistrat anglais à Bow Street, un autre représentant de la Prusse était occupé à Kensington, dans la maison de Fleury, à empaqueter dans du linge quelque chose qui n’était ni des documents volés, ni fabriqués, ni des documents quelconques, mais bien ses propres hardes. Ce n’était rien autre que Greif, le courrier extraordinaire de Cologne, le chef des agents de police prussiens de Londres, le directeur officiel de la mystification, le lieutenant de police attaché à l’ambassade de Prusse à Londres. Greif avait reçu du Gouvernement prussien l’ordre de quitter Londres immédiatement. Il n’y avait pas de temps à perdre.

De même que dans les fins d’opéra, la mise en scène logée dans le troisième dessous, cachée par les coulisses, apparaissant en amphithéâtre, brille tout à coup aux flammes des feux de Bengale, et aveugle tous les yeux de contours éblouissants, de même, à la fin de cette tragi-comédie policière et prussienne, paraissent les ateliers cachés où fut forgé l’original des procès-verbaux. A l’étage inférieur, on voyait le malheureux mouchard Hirsch travaillant aux pièces. Au second étage, le policier bourgeois et agent provocateur, commerçant dans la cité, Fleury. Au troisième, le lieuenant de police diplomate Greif, et à l’étage supérieur, l’ambassade de Prusse elle-même à laquelle il était atlaché. Depuis 6 à 8 mois, Hirsch fabriquait régulièrement, semaine par semaine, ses procès-verbaux originaux dans le cbinet de travail et sous les yeux de Fleury. Mais à l’étage, au-dessus de Fleury, habitait le lieutenant de police Greif, qui le surveillait et l’inspirait. L’hôtel de l’ambassade prussienne fut donc la serre où se développa l’original du cahier des procès-verbaux. Greif devait donc disparaître et disparut en effet, le 6 novembre 1852.

On ne pouvait plus retenir l’original du cahier des procès-verbaux, même comme cahier de notes. Le procureur Saedt en convint dans sa réplique aux plaidoiries des avocats.

On en était donc revenu au point d’où la Chambre de mise en accusation de la cour d’appel était partie, quand elle avait ordonné une nouvelle instruction, parce qu’il n’y avait qu’aucun fait réel.

Note

1 Démonstration par l’apparence (note de la MIA).

2 Mazas : ancienne prison à Paris, dans laquelle les inculpés du dit complot germano-français, parmi lesquels Cherval, étaient retenus. Stieber a tenté de jouer les inculpés du complot germano-français contre ceux du procès de Cologne (Note des Marx-Engels Werke).

3 CQFD - Ce Qu’il Fallait Démontrer. (Note de la MIA)

4 Pour la plus grande gloire (note de la MIA).

5 Certificat d’indigence (note de la MIA).

6 Fabrication, parjure, falsification de documents (note de la MIA).

7 Personnage des Mystères de Paris d’Eugène Sue, symbole d’innocence (note de la MIA).

8 Dans la langue populaire française les fleurs-de-lys désignent les criminels marqués au fer des lettres T.F. (travaux forcés). Le fait que Marx jugeait correctement ses clients peut se vérifier dans l’appendice VIII, 1 (Note d’Engels dans l’édition de 1885).

V - Le supplément du « catéchisme rouge »

A l’audience du 27 octobre, l’inspecteur de police Junkermann de Crefeld dépose que : « il a saisi un paquet d’exemplaires du catéchisme rouge, adressé à un garçon d’un restaurant de Crefeld et portant le timbre de Düsseldorf. Ce paquet était accompagné d’une circulaire supplémentaire sans signature. L’expéditeur n’a pas été découvert. » « Cette circulaire parait, comme le remarque le ministère public, émaner de la main de Marx. »

Dans l’audience du 28 octobre, l’expert ( ? ?) Renard reconnaît dans la circulaire l’écriture de Marx. La voici :

Citoyens ! comme vous avez toute notre confiance, nous vous envoyons 50 exemplaires du « rouge » que vous devrez, le samedi 5 jun, à onze heures du soir, glisser sous les portes de citoyens révalutionnaires reconnus, de préférence d’ouvriers. Nous comptons avec certitude sur votre vertu civique, et nous attendons de vous la mise à exécution de cette prescription. La Révolution est plus proche que beaucoup ne le croient.

Vive la Révolution !

Berlin, mai 1852.

Salut et fraternité.

Le Comité révolutionnaire.

Le témoin Junkermann déclare encore que « le paquet en question a été adressé au témoin Chianella. »

Le président de police de Berlin, Hinckeldey conduisait, pendant la prévention des accusés de Cologne, la manœuvre comme général en chef. Les lauriers de Maupas1 l’empèchaient de dormir.

Aux débats figurent deux directeurs de police, l’un vivant, l’autre mort, un conseiller de police, — mais c’était Stieber — deux lieutenants de police, dont l’un fait continuellement le voyage de Londres à Cologne, l’autre celui de Cologne à Londres, des myriades d’agents et de sous-agents, nommés, anonymes, hétéronymes, pseudonymes, réguliers et irréguliers. Enfin un inspecteur de police.

Dès que la Kölnische Zeitung arriva à Londres, avec les dépositions du 27 et du 28 octobre, Marx alla trouver le magistrat de Marlborough street, copia le texte de la circulaire, donné par le journal, fit légaliser cette copie, puis fit la déclaration solennelle suivante :

Qu’il n’avait pas écrit cette circulaire ;

Qu’il n’avait appris l’existence de celle-ci que par la Kölnische Zeitung ;

Qu’il n’avait jamais vu le soi-disant catéchisme rouge ;

Qu’il n’avait jamais, en aucune façon, contribué à le répandre.

Remarquons en passant qu’une « déclaration » semblable, faite devant le magistrat, comporte, quand elle est fausse, toutes les suites d’un faux serment.

Le document précédent fut envoyé à Schneider II, mais parut en même temps dans le Morning Advertiser. On avait pu se convaincre, au cours du procès, que la poste prussienne se faisait du secret postal cette singulière conception qu’elle avait le devoir de tenir secrètes aux destinataires les lettres qui lui étaient confiées. Le procureur général s’opposa à ce que les documents fussent produits, même à titre de pièces de comparaison. Le parquet général savait, en effet, qu’un seul coup d’œil jeté de la circulaire et sur la copie dûment légalisée, que Marx en avait faite, ne pouvait permettre à la sagacité des jurés de ne pas reconnaître la tromperie, l’imitation intentionnelle de son écriture. Dans l’intérêt de la moralité de l’Etat prussien, le parquet général protesta contre toute comparaison.

Schneider II remarqua que le « destinataire Chianella, qui avait donné à la police des renseignements complaisants sur les expériteurs probable et s’était même offert à remplir le rôle de mouchard, n’avait jamais pensé le moins du monde à Marx. »

Quiconque a jamais lu une ligne de Marx, ne peut lui attribuer la paternité de celle circulaire mélodramatique. L’heure fantastique, minuit, l’opération singulièrement compromettante et consistant à glisser du « rouge » sous les portes des Philistins de la Révolution — tout cela pouvait convenir à l’esprit d’un Kinkel2, de même que « la vertu civique », la « certitude » avec laquelle on « comptait sur l’exécution » militaire de la « prescription », relevaient de l’imagination de Willich. Mais comment Kinkel-Willich pouvaient-ils arriver à écrire de l’écriture de Marx leurs recettes révolutionnaires ?

Risquons une hypothèse sur la genèse, « peu éclaircie encore », de celte circulaire en écriture contrefaite : la police trouva à Krefeld les cinquante catéchismes rouges accompagnes de l’agréable et brillante circulaire. Elle la fit copier en contre-faisant l’écriture de Marx, à Cologne ou à Berlin, « qu’importe ! » Dans quel but ? « Pour donner à sa marchandise une valeur d’autant plus grande. »

Le parquet général lui-même n’osa pas recourir à cette circulaire dans sa catilinaire. Il la laissa de côté. La lettre d’envoi ne contribua donc pas à faire constater « le fait réel » qui faisait défaut.

Note

1 Charlemagne de Maupas (1818-1888), préfet de police de Paris en 1851 et l’un des artisans du coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte (Note de la MIA).

2 Gottfried Kinkel (1815-1882), poète qui a participé au mouvement révolutionnaire.

VI - La fraction Willich-Schapper

Après la défaite de la Révolution de 1848-1849, le parti prolétarien perdit, sur tout le continent sans exception, ce qu’il possédait durant cette période : presse, liberté de la parole, et le droit d’association, c’est-à-dire les moyens légaux d’organiser un parti. Le parti bourgeois-libéral, comme le parti petit -bourgeois-démocratique, trouvèrent, dans la position sociale des classes qu’ils représentent, les moyens de subsister en dépit de la réaction, sous une forme ou sous une autre et de faire plus ou moins valoir leur intérêt commun. Le parti prolétarien, après 1849 comme après 1848, n’avait qu’un moyen à sa disposition : la société secrète. A partir de 1849, le continent vit naître toute une foule de sociétés secrètes prolétariennes, découvertes par la police, condamnées par les tribunaux, ruinées par les emprisonnements et que les circonstances faisaient continuellement renaître.

Une partie de ces sociétés secrètes poursuivait directement le renversement de l’Etat existant. Cela était justifié en France, où le prolétariat était vaincu par la bourgeoisie, et où l’attaque dirigée contre le Gouvernement, se confondait avec l’attaque dirigée contre la bourgeoisie. Une autre partie de ces sociétés secrètes s’occupait d’organiser le prolétariat en parti sans se préoccuper du Gouvernement existant ; la chose était nécessaire dans des pays comme l’Allemagne, où la bourgeoisie et le prolétariat étaient soumis tous deux à des Gouvernements à demi-féodaux. Dans ce cas, une victoire remportée sur les Gouvernements existants aurait, au lieu de détruire sa puissance, porté au pouvoir la bourgeoisie ou encore ce qu’on appelle les classes moyennes. Sans doute, les membres du parti prolétarien auraient participé encore à une révolution dirigée contre le statu quo. Mais ce n’était pas leur tâche de préparer cette révolution, de faire de l’agitation en sa faveur, de conspirer, de comploter pour elle. Ils pouvaient laisser ce soin aux conditions générales et aux classes qui s’y trouvaient directement intéressées. Ils devaient le faire s’ils ne voulaient pas renoncer à la constitution du parti et à leurs devoirs historiques, qui découlent d’eux-mêmes des conditions générales d’existence du prolétariat. Pour eux, les Gouvernements actuels n’étaient que des manifestations éphémères, et le statu quo un petit arrêt. S’attaquer à lui était une tâche qu’il fallait laisser à une démocratie mesquine et étroite.

La Ligue des communistes n’était donc pas une société de conspirateurs, mais poursuivait en secret l’organisation du parti prolétarien, parce que le prolétariat allemand se voyait officiellement interdire l’eau et le feu, les écrits, les discours, les associations. Quand une semblable société conspire, ce n’est que dans le sens où la vapeur et l’électricité conspirent contre le statu quo.

On comprend qu’une société secrète de cette espèce qui poursuit la constitution non du parti du Gouvernement mais du parti d’opposition de l’avenir offre peu d’attraits à des individus qui, d’une part, couvrent leur nullité personnelle du manteau de conspirateur, et, d’autre part, bornent leur ambition étroite au jour de la Révolution, mais qui, pour le moment, font les importants, prennent part à la curée démagogique et veulent être bien accueillis par les charlatans démocrates.

Aussi une fraction se sépara-t-elle de la Ligue des communistes, ou bien si l’on veut on en exclut une fraction, qui si elle ne tenait pas aux véritables conspirations, demandait au moins à en avoir l’apparence et recherchait l’alliance des héros éphémères de la démocratie, la fraction Willich-Schapper.

Ce qu’il y a de caractéristique, c’est que Willich figure avec Kinkel et à côté de lui comme « entrepreneur », dans l’affaire de l’emprunt révolutionnaire germano-américain.

Le rapport existant entre ce parti et la majorité de la Ligue des commnnistes à laquelle appartenaient les accusés de Cologne vient d’être établi:Bürgers et Röser se sont étendus sur ce sujet avec force, d’une façon complète, dans les débats des assises.

Arrêtons-nous, avant de conclure, pour jeter un coup d’œil sur la conduite de la fraction Willich-Schapper pendant le procès de Cologne.

Comme nous l’avons déjà remarqué plus haut, les dates des documents enlevés à cette fraction par Stieber prouvent que ses documents, même après le vol commis par Renter, savaient encore prendre le chemin de la police.

Jusqu’à cette heure cette fraction nous doit toujours l’explication de ce phénomène.

Schapper connaissait très bien le passé de Cherval ; il savait que ce dernier avait été reçu dans la Ligue par lui en 1846 et non par Marx en 1848, etc.

Son silence vient à l’appui des mensonges de Stieber.

La fraction savait que Hake, qui en faisait partie, avait écrit une lettre de menaces au témoin Haupt. Elle laisse le soupçon planer sur le parti des accusés.

Moses Hess, membre de la fraction, auteur du Catéchisme rouge, de cette parodie malheureuse du manifeste du parti communiste, Moses Hess, qui ne se contente pas d’écrire lui-même ses livres, mais qui les débite également lui-même, savait exactement à qui il avait confié des lots de son « rouge ». Il savait que Marx n’avait pas diminué sa richesse d’un seul exemplaire. Moses laisse tranquillement planer sur les accusés le soupçon d’appartenir à un parti qui expédie son « rouge » dans les provinces Rhénanes avec des lettres d’envoi mélodramatiques.

De même que par son silence, la fraction favorise la police prussienne par ses paroles. Quand elle intervient dans les débats, elle n’est jamais sur le banc des accusés, mais témoin du roi.

Hentze, ami et bienfaiteur de Willich, qui avoue être entré dans sa Ligue, passe quelques semaines chez Willich, à Londres, et part ensuite pour Cologne pour faire contre Becker, sur lequel les indices manquent beaucoup plus que sur lui-même, le faux témoignage que Becker a été, en 1848, membre de la Ligue.

Hötzel, comme le prouvent les archives de Dietz, appartient à la fraction et est soutenu pécuniairement par elle ; traduit une première fois devant les assises, à Berlin, pour participation à la Ligue, il vient déposer contre les accusés. Il fait un faux témoignage en établissant un rapport imaginaire entre l’armement exceptionnel du prolétariat berlinois pendant la période de la Révolution et les statuts de la Ligue.

Steingens, convaincu par ses propres lettres (cf. audience du 18 octobre) d’avoir été l’agent principal de la fraction à Bruxelles, paraît au procès non à titre d’accusé, mais à titre de témoin.

Peu de temps avant les débats devant les assises, Willich et Kinkel envoient un compagnon tailleur, comme émissaire, en Allemagne. Kinkel n’appartient pas à la fraction ; mais Willich était corégent avec lui de l’emprunt révolutionnaire germano-américain.

Kinkel, déjà menacé du danger qui le frappera plus tard de se voir, lui et Willich, privé de l’administration des sommes empruntées, de voir l’agent reprendre le chemin de l’Amérique, malgré ses protestations indignées et malgré celles de Willich, Kinkel avait précisément besoin d’accomplir en apparence des missions en Allemagne et d’entretenir en apparence des correspondances avec l’Allemagne, pour montrer, d’une part, qu’il existait encore, dans ce pays, un terrain favorable à son activité révolutionnaire et aux dollars américains, d’autre part pour trouver un prétexte aux énormes frais de correspondance et de port que lui et l’ami Willich avaient su mettre en ligne de compte. (Cf. la circulaire lithographiée du comte O. Reichenbach.) Kinkel savait qu’il n’avait aucune relation ni avec les bourgeois libéraux ni avec la petite bourgeoisie démocratique d’Allemagne. Aussi prit-il un X pour un U, l’émissaire de la fraction pour l’émissaire de la Ligue révolutionnaire germano-américaine. Cet émissaire n’avait d’autre tâche que d’agir parmi les travailleurs contre le parti auquel appartenaient les accusés de Cologne. On doit avouer que l’instant était bien choisi pour donner, juste au dernier moment le prétexte d’une nouvelle instruction. La police prussienne était complètement renseignée sur la personne, l’adresse, le jour du départ et la route de l’émissaire. Comment cela ? Nous le verrons. Aux réunions secrètes qu’il tient à Magdebourg, assistent les mouchards qui font leurs rapports sur les débats. Les amis des accusés de Cologne tremblent en Allemagne et à Londres.

Nous avons raconté que Hirsch, le 6 novembre, avoua devant le magistrat de Bow Street avoir fabriqué l’original du cahier de procès-verbaux, sous la direction de Fleury et de Greif. Willich put le déterminer à cette démarche. Willich et l’aubergiste Schertner l’accompagnèrent devant le magistrat. L’aveu de Hirsch fut fait à trois exemplaires, et ceux-ci furent envoyés à Cologne, à trois adresses différentes.

Il était de la plus haute importance de faire arrêter Hirsch dès qu’il passerait le seuil du tribunal.

En mettant à profit la déposition qu’il avait sur lui et qui se trouvait dûment légalisée, le procès perdu à Cologne pouvait être gagné à Londres, sinon au profit des accusés, au moins au détriment du Gouvernement. Willich fit tout, au contraire, pour rendre la chose impossible. Il observa le silence le plus absolu non seulement vis-à-vis du parti Marx, qui était directement intéressé, mais même vis-à-vis des siens, même vis-à-vis de Schapper. Seul Schertner était dans le secret. Schertner déclare que Willich et lui ont accompagné Hirsch jusqu’au bateau. Hirsch demandait en effet, conformément aux intentions de Willich, à aller porter témoignage à Cologne contre Hirsch.

Willich apprend à Hirsch le chemin que vont prendre les documents, Hirsch renseigne à l’ambassade de Prusse ; celle-ci en informe la poste. Les documents n’arrivent pas à destination. Ils s’évanouissent. Plus tard Hirsch, qui avait disparu, reparaît à Londres et déclare, dans une réunion publique de démocrates, que Willich est son complice.

Willich avoue, répondant à une question qu’on lui posait à ce sujet, être rentré en relation, depuis août 1852,avec Hirsch, que l’on avait exclu sur sa proposition, en 1851, du groupe de Great Windmill. Hirsch aurait trahi au profit de Willich, l’espion prussien Fleury, et lui aurait donné connaissance de toutes les lettres entrant chez ce dernier ou en sortant. Willich se serait servi de ce moyen pour surveiller la police prussienne.

Willich était notoirement, depuis environ un an, l’ami intime de Fleury, dont il reçut des secours.

Mais, si Willich savait, depuis août 1852, que c’était un mouchard prussien, s’il était renseigné sur ses faits et gestes, comment avait-il pu ne pas connaître le cahier original des procès-verbaux ?

Comment se fait-il qu’il n’intervienne que quand le Gouvernement prussien a déjà trahi la qualité de mouchard de Fleury ?

Qu’il intervienne de telle façon qu’au pis aller il fait sortir son ami Hirsch d’Angleterre et prive le « parti Marx » de la preuve, dûment légalisée, de la culpabilité de Fleury ?

Qu’il continue à recevoir des secours de Fleury qui se vante d’avoir de lui un reçu de 15 livres ?

Que Fleury continue à opérer dans l’emprunt révolutionnaire germano-américain ?

Qu’il indique à Fleury le local et le lieu de réunion de sa propre société secrète, si bien que les agents prussiens prennent dans la chambre voisine le procès-verbal des débats ?

Qu’il renseigne Fleury sur la route suivie par l’émissaire, le compagnon tailleur dont nous avons parlé, et reçoit même de Fleury de l’argent destiné à cette mission ?

Qu’il raconte enfin à Fleury qu’il a instruit Hentze, qui habitait chez lui, de la façon dont celui-ci devrait déposer contre Becker1 ? — Il faut avouer — « que tout cela n’est pas bien clair ! »

Note

1 Au sujet des relations entre Willich et Becker : « Willich m’écrit les lettres les plus amusantes. Je ne réponds pas, mais il ne cesse de m’exposer ses nouveaux plans de révolution. Il me choisit pour révolutionner la garnison de Cologne !!! Nous en avons ri à nous tenir les côtes. Avec ces sottises, il fera arriver malheur à un nombre incalculable de gens ; une seule lettre pourrait, en effet, assurer pendant trois ans la subsistance à une centaine de démagogues. Si j’avais accompli la révolution à Cologne, il ne refuserait pas de prendre la direction des opérations ultérieures. Trop aimable ! » (Extrait d’une lettre de Becker à Marx, du 27 janvier 1851.)

VII - Le jugement

A mesure que les mystères policiers devenaient moins obscurs, l’opinion publique se déclarait de plus en plus en faveur des accusés. Quand l’imposture, tentée avec l’original des procès-verbaux, se découvrit, on attendit de toutes parts un acquittement. La Kölnische Zeitung dut, pour une fois, s’incliner devant l’opinion publique et se tourner contre le Gouvernement. De petites notes, favorables aux accusés et pleines de suspicion à l’égard de Stieber, s’égarèrent dans ses colonnes, jadis uniquement ouvertes aux insinuations de la police. Le Gouvernement prussien lui-même abandonnait la partie. Ses correspondants du Times et du Morning Chronicle se mirent subitement à préparer l’opinion publique de l’Etranger à un échec. Quelque corruptrices, quelque détestables qu’aient été les doctrines professées par les accusés, quelqu’abominables qu’aient été les documents trouvés chez eux, les preuves réelles d’un complot n’en manquaient pas moins, une condamnalion était donc à peine vraisemblable. C’est avec cette résignation qu’écrivait le correspondant berlinois du Times, écho servile des appréhensions qui frappaient les sphères les plus élevées sur les bords de la Spree. La jubilation de cette cour byzantine et de ses eunuques n’en fut que plus vive, quand le télégraphe électrique lança de Cologne à Berlin le « coupable » des jurés.

Avec les révélations sur les procès-verbaux originaux, le procès était entré dans un nouveau stade. Les jurés n’étaient plus libres d’affirmer la culpabilité ou l’innocence des accusés ; il leur fallait déclarer coupables ou bien les accusés, ou bien le Gouvernement. Absoudre les accusés, c’était condamner le Gouvernement.

Dans sa réplique aux plaidoiries des avocats, le procureur Saedt abandonna les procès-verbaux originaux. Il ne voulait pas faire usage d’un document souillé d’une telle tache, lui-même le tenait pour « non authentique » ; c’était une « mauvaise » action ; il avait fait perdre beaucoup de temps ; il n’apportait rien à l’affaire ; Stieber s’était laissé mystifier dans un accès de zèle louable., etc.

Mais le parquet lui-même avait, dans l’accusation, prétendu que le cahier original contenait « beaucoup de vrai ». Bien loin d’en contester l’authenticité, il avait simplement regretté de ne pouvoir en fournir de preuves. L’authenticité du cahier original, attestée par Stieber, une fois mise en péril, l’authenticité de la déposition de Cherval faite à Paris, attestée par Stieber et sur laquelle Saedt revient encore une fois dans sa réplique, tous les faits qui avaient employé l’activité de toutes les autorités prussiennes pendant un an et demi tombaient. L’audience des assises, annoncée pour le 28 juillet, avait été remise à trois mois. Pourquoi ? Par suite de la maladie du directeur de police Schulz. Et qu’était ce Schulz ? C’était le premier inventeur des procès-verbaux originaux. Remontons plus haut. En janvier et en février, on avait perquisitionné chez Mme Daniels. Pour quelle raison ? En se fondant sur les premières pages du cahier que Fleury avait envoyé à Schulz et que Schulz fit parvenir à la direction de la police de Cologne, celle-ci au juge d’instruction, ce qui conduisit ce dernier à la maison de Mme Daniels.

Malgré le complot Cherval, la Chambre des mises en accusation n’avait pas encore, en 1851, trouvé le fait qui lui manquait ; elle avait ordonné, sur l’ordre du ministère, une nouvelle instruction. Qui conduisit cette instruction ? Le directeur de la police, Schulz. Schulz devait donc trouver quelque chose. Et que trouva Schulz ? Le cahier de procès-verbal.

Tous les nouveaux matériaux qu’il fournit se limitèrent aux mauvaises feuilles du cahier que Stieber fit compléter et relier entre elles. Douze mois de cellule pour les accusés, afin de laisser au cahier original le temps de naître et de croître.

Bagatelles ! s’écrie Saedt. et il trouve une preuve de culpabilité dans le fait que défenseurs et accusés n’employèrent que huit jours pour vider une écurie d’Augias qui avait coûté, pour être remplie, un an et demi d’efforts à toutes les autorités de la Prusse et un an et demi de prison aux accusés. Le cahier original n’était pas un incident. C’était le nœud où venaient se réunir tous les fils de l’activité gouvernementale, ambassade et police, ministère et magistrature, parquet et direction des postes. Londres, Berlin et Pologne. Le cahier original fut important en ce qu’il fut inventé pour qu’il y eût une affaire. Courriers, dépêches, saisies de lettres, faux témoignages, tout fut employé pour soutenir le cahier original ; on usa du faux pour le créer, on tenta de corrompre pour le justifier. Le mystère du cahier original une fois dévoilé, le mystère du procès monstre l’était également.

A l’origine, l’intervention miraculeuse de la police avait été nécessaire pour dissimuler le caractère purement tendancieux du procès. « Les découvertes que l’on a faites, dit Saedt en ouvrant les débats, vous prouveront, messieurs les jurés, que ce procès n’est pas un procès de tendance. » Maintenant il relève le caractère tendancieux pour faire oublier les découvertes policières. Après un an et demi d’instruction préliminaire, les jurés avaient besoin d’un fait réel pour se justifier devant l’opinion publique. Après cinq semaines de comédie policière, il leur fallait quelque chose de « purement tendancieux », pour se sauver de la boue réelle. Saedt ne se borne pas aux matériaux dont la Chambre des mises en accusation avait déclaré qu’ils ne fournissaient pas d’acte réel. Il va plus loin. Il cherche à démontrer que la loi qui frappe le complot n’exige pas d’acte réel. mais est une pure loi de tendance, et que, par suite, la catégorie de complot n’est qu’un prétexte de brûler des hérétiques politiques sous le couvert du droit. Dans sa tentative il se promettait un grand succès de la mise à contribution du nouveau Code prussien promulgué après l’arrestation des accusés. Sous le prétexte que ce Code contenait des dispositions plus douces, le tribunal servile pouvait en faire un emploi rétroactif.

Mais si le procès était un pur procès de tendance, pourquoi une prévention de un an et demi ? Par tendance.

S’il s’agit uniquement de tendance, irons-nous discuter en principe de la tendance avec un Saedt-Stieber-Seckendorf, un Göbel, le Gouvernement prussien, les trois cents citoyens les plus imposés du district de Cologne, le chambellan royal de Münch-Bellinghausen et le baron de Fürstenberg ? Pas si bête.

Saedt avoue (audience du 8 novembre) « que la tâche lui fut dévolue, il y a quelques mois, par Monsieur le procureur général, de représenter avec lui le ministère public dans cette affaire et qu’il commença à dépouiller les pièces du procès ; il eut tout d’abord l’idée de voir d’un peu plus près ce qu’était le communisme et le socialisme. Il se croyait d’autant plus obligé de communiquer aux jurés le résultat de ses investigations qu’il se croyait autorisé à supposer que peut-être beaucoup parmi les jurés s’étaient, comme lui, encore peu occupé de ces questions. »

Saedt acheta donc le célèbre manuel de Stein.

« Ce qu’il a appris aujourd’hui, il veut déjà l’enseigner demain. »

Mais le ministère public jouait de malheur. Il cherchait l’affaire Marx et trouvait l’affaire Cherval. Il cherche le communisme que les accusés répandent, et trouve le communisme qu’ils combattent. Dans le manuel de Stein on trouve, à la vérité, beaucoup d’espèces de communisme, sauf celle que cherche Saedt.

Stein n’a pas encore noté le communisme allemand, le communisme critique. A la vérité entre les mains de Saedt se trouve le manifeste du parti communiste que les accusés reconnaissent comme le manifeste de leur parti. Dans ce manifeste se trouve un chapitre qui contient la critique de toute la littérature communiste et socialiste antérieure, c’est-à-dire de tout ce qui est enregistré par Stein. Ce chapitre montre la différence entre la tendance communiste incriminée et toutes les autres tendances du communisme, il contient donc le contenu spécifique et la tendance spécifique de la doctrine contre laquelle Saedt requiert. Aucun Stein ne pouvait épargner cette pierre1 d’achoppement.

Il fallait comprendre ici, ne fut-ce que pouvoir poursuivre. Comment s’en tire donc Saedt, abandonné ainsi à lui-même par Stein ? Il prétend :

Ce manifeste se compose de trois parties. La première contient un développement historique de la situation sociale des différents citoyens (!) du point de vue du communisme (very fine2)... La seconde partie explique la position des communistes vis-à-vis des prolétaires... Enfin, dans la dernière partie, on traite de la situation des communistes dans les différents pays !...

(Audience du 6 novembre)

Le manifeste se compose, à la vérité, de quatre parties et non de trois ; mais ce que j’ignore ne me fait pas mal. Saedt prétend donc qu’il se compose de trois parties au lieu de quatre. La partie qui n’existe pas pour lui est précisément cette malheureuse partie qui contient la critique du communisme exposé par Stein, qui contient donc la tendance spécifique du communisme incriminé. Pauvre Saedt ! Il lui manquait le fait, maintenant il lui manque la tendance.

Mais, cher ami, toute théorie est ainsi. « Ce qu’on appelle la question sociale », remarque Saedt, « de même que sa solution ont préoccupé, dans ces derniers temps, des gens ayant la vocation et d’autres qui ne l’avaient pas. » Saedt appartient sans doute aux appelés, parce que le procureur général de Seckendorf l’a officiellement « appelé », il y a trois mois, à étudier le socialisme et le communisme. Les Saedt de tous les temps et de tous les lieux se sont toujours accordés à déclarer que Galilée n’avait pas qualité pour 3étudier le mouvement céleste, mais que l’inquisiteur qui le persécutait était qualifié pour le faire. E pur si muove.

Dans la personne des accusés, le prolétariat révolutionnaire était désarmé en face des classes dominantes représentées dans le jury. Les accusés étaient donc condamnés, parce qu’ils paraissaient devant ce jury. Ce qui aurait pu toucher quelque moment la conscience bourgeoise des jurés, c’était l’intrigue gouvernementale dévoilée, la corruption du Gouvernement prussien qui s’était étalée sous leurs yeux. Mais, se disaient-ils, si le Gouvernement prussien risque à employer contre les accusés des moyens aussi infâmes et aussi téméraires, s’il met en jeu son honneur aux yeux de l’Europe, les accusés, que leur parti soit aussi petit qu’on voudra, doivent être doublement dangereux, et, en tous cas, leur doctrine doit constituer une puissance. Le Gouvernement a violé toutes les lois du Code criminel pour nous protéger contre des crimes monstrueux. Faisons violence un petit peu à notre « point d’honneur »4 pour sauver l’honneur du Gouvernement toujours reconnaissant : condamnons.

La noblesse et la bourgeoisie rhénanes, en déclarant les accusés coupables, parlaient comme la bourgeoisie française après le 2 décembre5 : « Seul le vol peut sauver la propriété, le parjure — la religion, la bâtardise — la famille, le désordre — l’ordre ! »

L’Etat tout entier s’est prostitué en France. Et cependant aucune institution ne s’est aussi complètement prostituée que les tribunaux et les jurys français. Dépassons les jurés et les juges français crièrent le jury et le tribunal de Cologne. Dans le procès Cherval, immédiatement après le coup d’Etat, le jury parisien avait acquitté Nette, contre lequel il y avait plus de charges que contre quiconque des accusés. Dépassons le jury du 2 décembre, condamnons après coup Nette dans la personne de Roser, Bürgers, etc.

La confiance dans le jury, qui régnait encore dans les provinces Rhénanes, fut ruinée à jamais. On comprit que le jury est un tribunal de caste des classes privilégiées, établi pour combler les lacunes de la loi par la large conscience de la bourgeoisie.

Iéna6 !... C’est le dernier mot d’un Gouvernement qui emploie de semblables moyens pour subsister et pour une société qui a besoin d’un pareil Gouvernement pour se protéger. C’est le dernier mot du procès des communistes de Cologne... Iéna !

Note

1 En allemand « Stein » (note du traducteur).

2 Très bien (note de la MIA).

3 « Et pourtant elle se déplace », paroles attribuées à Galilée après sa condamnation.

4 Saedt n’était pas seulement « appelé ». Il a été aussi « nommé », en récompense de ses mérites durant ce procès, procureur général de la Rhénanie, et a touché en tant que tel une pension, et est mort heureux, béni des saints sacrements. (Note d’Engels, 1885)

5 2 décembre 1851, coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte.

6 La défaite que subit la Prusse le 14 octobre 1806 à Iéna et qui a entraîné la capitulation de la Prusse devant la France napoléonienne a révélé le caractère pourri de l’ordre social et politique de la monarchie féodale des Hohenzollern. (Note des Marx-Engels Werke)

Postface de Marx

Les « révélations sur le procès des communistes de Cologne » dont le Volkstaat tient pour opportune une nouvelle publication, parurent d’abord à Boston, Massachussets, et à Dale.

Cette dernière édition fut, pour la plus grande partie, saisie à la frontière allemande. Cet écrit vit le jour quelques semaines après latin du procès. Il s’agissait alors de ne pas perdre de temps ; aussi quelques erreurs de détail étaient-elles inévitables. Par exemple, dans la liste des jurés. De même, ce n’est pas M. Hess qui doit être considéré comme l’auteur du Catéchisme rouge. W. Hirsch, dans sa justification, assure que l’évasion de Cherval fut complotée par Greif, la police française et Cherval lui-même, pour qu’on pût employer ce dernier, à Londres, en qualité de mouchard pendant les débats du procès. C’est vraisemblable, parce qu’une falsification de billets commise en Prusse, ainsi que le danger de l’extradition qui en résultait, forçait à amadouer Crömer (c’est le véritable nom de Cherval). La façon dont j’ai exposé la scène s’appuie sur des « révélations spontanées » de Chernal à un de mes amis.

Le renseignement de Hirsch jette une lumière encore plus vive sur le faux serment de Stieber, sur les intrigues de l’ambassade prussienne à Londres et à Paris, et sur les entreprises infâmes de Hinckeldey.

Quand le Volksstaat se mit à publier ce pamphlet dans ses colonnes, je me demandai un moment s’il ne vaudrait pas mieux laisser de coté le chapitre IV (Fraction Willich-Schapper). En y réfléchissant davantage, toute modification au texte prit pour moi l’aspect d’une falsification de document historique.

La défaite violente d’une révolution laisse dans les cerveaux de ceux qui y ont participé, de ceux surtout qui se trouvent rejetés de leur patrie en exil, une commotion telle que même des personnalités distinguées en restent, pendant plus ou moins longtemps, comme incapables de discernement ; on ne peut rentrer dans le courant de l’Histoire, on ne veut pas voir que la forme du mouvement a changé. Aussi joue-t-on à la conspiration et à la révolution, ce qui est également compromettant pour eux et pour la cause qu’ils servent. De là viennent les bévues de Willich et de Schapper. Willich a montré, dans la guerre de l’Amérique du Nord, qu’il était mieux qu’un fantaisiste, et Schapper, qui fut pendant toute sa vie un pionnier du mouvement ouvrier, comprit et reconnut son erreur peu de temps après la fin du procès de Cologne. Bien des années plus lard, sur son lit de mort, il me parlait avec une mordante ironie de l’époque où il faisait ses « faux pas » de réfugié. D’autre part, les circonstances dans lesquelles les révélations ont été composées expliquent l’amertume des attaques dirigées contre l’aide involontaire prêtée à l’ennemi commun.

Aux époques de crise, le manque de réflexion devient un crime envers le parti et exige une pénitence publique.

Toute l’existence de la police politique dépend de l’issue de ce procès. Dans ces mots, qu’il écrivait à l’ambassade de Prusse à Londres, pendant les débats du procès de Cologne1, Hinckeldey dévoilait le secret du procès des communistes.

« Toute l’existence de la police politique » : ce n’est pas seulement l’existence et l’activité du personnel immédiatement employé à ce métier, c’est la subordination de tout le mécanisme gouvernemental, y inclus les tribunaux (voir les dispositions disciplinaires s’appliquant aux magistrats du 7 mai 1851) et de la presse (voir fonds des reptiles) à cette institution comme tout l’Etat à Venise était soumis à l’inquisition d’Etat. La police politique, paralysée en Prusse pendant la tourmente révolutionnaire, avait besoin d’une transformation pour laquelle le second Empire français fournissait le modèle.

Après la chute de la révolution de 1848, le mouvement ouvrier allemand ne se manifestait que sous la forme d’une propagande théorique, restreinte à des cercles étroits et sur le danger de laquelle le Gouvernement prussien ne s’illusionna pas un instant.

La persécution des communistes lui servait de préliminaire à la croisade réactionnaire qu’il méditait contre la bourgeoisie libérale, et la bourgeoisie elle-même trempait encore l’arme principale de cette réaction, la police politique, en condamnant les représentants des travailleurs et en acquittant Hinckeldey-Stieber. C’est ainsi que Stieber gagna ses éperons de chevalier devant les assises de Cologne.

A cette époque Stieber n’était le nom que d’un policier subalterne à la chasse d’augmentations et d’avancement.

Aujourd’hui Stieber signifie la toute-puissance de la police politique dans le nouveau Saint-Empire prusso-germanique. En un certain sens, il est devenu une personne morale, morale au sens figuré, comme le Reichstag, par exemple, qui, lui aussi, est une personne morale. Maintenant la police politique ne frappe plus l’ouvrier pour atteindre le bourgeois. Au contraire, Bismarck, en sa qualité de dictateur de la bourgeoisie libérale d’Allemagne, se croit assez fort pour rayer le parti ouvrier du monde des vivants. A la grandeur de Stieber, le prolétariat peut mesurer le progrès que le mouvement a accompli depuis le procès des communistes de Cologne.

L’infaillibilité du pape est une puérilité comparée à l’infaillibilité de la police politique. Après avoir mis sous clef, en Prusse, des dizaines de jeunes turbulents qui s’enflammaient trop pour l’unité allemande, l’empire allemand, elle emprisonne aujourd’hui de vieilles têtes chauves qui refusent d’adorer ces présents de Dieu. Aujourd’hui elle s’efforce, avec tout aussi peu de succès, à éclaircir les rangs des ennemis de l’Empire, qu’elle le faisait autrefois pour ses amis. Quelle preuve plus frappante qu’elle n’est pas appelée à faire l’histoire, quand ce ne serait que l’histoire de la barbe de l’empereur !

Le procès des communistes de Cologne lui-même marque l’impuissance où est l’Etat de lutter contre l’évolution de la société.

Le procureur du roi de Prusse relevait à la charge des accusés d’avoir répandu secrètement les principes dangereux pour l’Etat contenus dans le manifeste communiste.

Et cependant, vingt ans plus tard, ces mêmes principes ne sont-ils pas publiquement propagés en pleine rue, en Allemagne ? N’ont-ils pas retenti à la tribune du Reichstag ? Est-ce que, sous la forme de Programme de l’Association Internationale des Travailleurs, ils n’ont pas fait le tour du monde, malgré tous les mandats lancés par les Gouvernements ? La société ne retrouvera son équilibre que quand elle tournera autour de son soleil, le travail.

Les « Révélations » disent en terminant : léna... c’est le dernier mot d’un Gouvernement qui emploie de pareils moyens pour subsister et d’une société qui a besoin d’un pareil Gouvernement pour la protéger. Iéna ! « prédiction réalisée », dit en riant sous cape le premier Treitschke venu, en célébrant avec fierté la dernière victoire de la Prusse. Il me suffit de rappeler qu’il y a aussi l’Iéna intérieur.

Karl Marx.

Londres, le 8 janvier 1875.

Note

1 Cf. Mon livre Herr Vogt, p. 21. (Note de Marx.)

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