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Lecture sur l’auto-organisation dans les luttes sociales

samedi 10 mars 2018, par Robert Paris

Un livre sur l’auto-organisation dans l’histoire des luttes

Charles Reeve, Le Socia­lisme sau­vage, essai sur l’auto-organisation et la démo­cra­tie directe dans les luttes de 1789 à nos jours, L’échappée, 2018, 317 pages.

C’est un livre rafraî­chis­sant que nous pro­pose Charles Reeve1. En sui­vant le « fil his­to­rique » des cou­rants d’auto-émancipation dans les luttes sociales, de la révo­lu­tion fran­çaise à nos jours, on croise notam­ment la Com­mune de 1871, la révo­lu­tion alle­mande et les conseils ouvriers, la révo­lu­tion espa­gnole, mai 68, ou encore la révo­lu­tion por­tu­gaise de 1974–1975 – l’auteur ayant lui-même pris part à ces deux der­niers mouvements.

L’originalité de ce vaste par­cours his­to­rique syn­thé­tisé en 300 pages, c’est qu’il est réso­lu­ment pensé à contre-courant des dif­fé­rents mythes, en rap­pe­lant les contra­dic­tions au sein même des mouvements.

Il s’agit d’abord de repé­rer l’apparition de « la démo­cra­tie directe des exploi­tés », dans des pra­tiques de lutte et sur­tout au sein d’épisodes révo­lu­tion­naires. L’un des temps forts du livre est évidem­ment l’émergence des conseils ouvriers au début du XXe siècle, notam­ment en Rus­sie (soviets) puis en Alle­magne. Par cette forme spon­ta­née d’auto-organisation, les tra­vailleurs peuvent déve­lop­per et affir­mer leurs propres capa­ci­tés à agir, à débattre et à déci­der col­lec­ti­ve­ment. Bien que les conseils n’aient pas réussi à s’imposer face à des par­tis auto­ri­taires et bureau­cra­tiques, il n’en reste pas moins que « le mou­ve­ment des conseils était une dyna­mique sociale de rup­ture » (p. 108). Selon Reeve, les conseils ne doivent pas être « féti­chi­sés », on ne peut pas savoir à l’avance s’ils seraient la forme adé­quate pour les luttes de l’avenir, mais ils res­tent un exemple à connaître et dont on peut s’inspirer.

En effet, les formes des struc­tures de luttes se doivent d’être liées aux objec­tifs sociaux du mou­ve­ment : ainsi, l’auteur écrit que « la démo­cra­tie directe n’a de véri­table contenu que si elle est accom­pa­gnée d’une lutte pour l’égalité écono­mique » (p. 121). En l’absence de buts concrets, des assem­blées de libre parole ne peuvent que res­ter des coquilles vides, voire des lieux ouverts aux dérives confu­sion­nistes. L’objectif de lutte sociale de tous les exploi­tés dans le monde contre la société divi­sée en classes, contre le mode de pro­duc­tion capi­ta­liste, ne peut donc pas être mis de côté.

Inver­se­ment, ceux qui se reven­diquent de l’anticapitalisme ne peuvent sans contra­dic­tion res­ter pri­son­niers de concep­tions auto­ri­taires. Charles Reeve rap­pelle d’ailleurs les res­sem­blances entre les pra­tiques des bol­che­viks et celles des réfor­mistes sociaux-démocrates : « Chez les uns comme chez les autres, on sui­vait les chefs, on obéis­sait à la ligne des par­tis, on s’alignait sur des visions étatiques du socia­lisme » (p. 127). Ces concep­tions ont mon­tré leur faillite. A pro­pos de la révo­lu­tion en Espagne, Reeve cite le mar­xiste anti-stalinien Henry Pach­ter2 écri­vant : « le moyen force la main de celui qui l’utilise » (p. 163). C’est en effet la clé qui per­met de com­prendre tant de dévoie­ments de mou­ve­ments révo­lu­tion­naires, quand – au nom de l’efficacité – des diri­geants et des mili­tants emploient des moyens auto­ri­taires et vio­lents, par­tant dès lors dans une autre direc­tion que celle de l’auto-émancipation.

Tant qu’il y aura des classes sociales, elles seront en lutte. Mais ce livre rap­pelle qu’il ne s’agit pas seule­ment de voir contre quelle société on se bat, mais aussi de réflé­chir et de débattre de quelle société on veut. Com­ment construire une autre orga­ni­sa­tion de la société, sans divi­sion en classes sociales ? Com­ment assu­rer l’existence de tous sans retom­ber dans l’aliénation, dans l’oppression, dans la dépos­ses­sion des déci­sions au pro­fit d’une mino­rité ? On ne part évidem­ment pas de zéro, et il est indis­pen­sable de connaître réel­le­ment les expé­riences pas­sées, dans ce qu’elles avaient de posi­tif comme de néga­tif, les débats qui ont eu lieu et com­ment ils ont été tran­chés, etc. Pour être fruc­tueuse, cette réflexion doit être menée tout en par­ti­ci­pant aux luttes d’aujourd’hui.

De ce point de vue, Charles Reeve revient sur des cou­rants actuels, notam­ment la ten­dance insur­rec­tion­na­liste (« Comité invi­sible », « Lundi matin », etc.) « qui s’enferme dans l’impasse des affron­te­ments avec des forces répres­sives de plus en plus sophis­ti­quées » (p. 255). A l’inverse, il rap­pelle que mai 68 fut avant tout « une puis­sante grève géné­rale asso­ciée à un pro­fond désir social de chan­ge­ment de l’ordre du monde » (p. 193). En per­dant de vue cette indis­pen­sable dimen­sion mas­sive, avec des mil­lions de per­sonnes qui prennent part à un mou­ve­ment, à des Assem­blées Géné­rales, ces cou­rants s’éloignent mal­gré eux de toute pers­pec­tive d’auto-émancipation.

Rosa Luxem­burg, à pro­pos des grèves de masse, mon­trait bien que pour l’emporter la lutte doit « deve­nir un véri­table mou­ve­ment popu­laire, c’est-à-dire entraî­ner dans la bataille les couches les plus larges du pro­lé­ta­riat »3. De même, Reeve écrit que « l’idée d’une société sans exploi­ta­tion appa­raît comme vidée de sens hors de l’action éman­ci­pa­trice des exploi­tés eux-mêmes » (p. 270). Cela implique donc de se débar­ras­ser des mythes sur les petites mino­ri­tés qui aspirent à diri­ger les luttes à la place des classes tra­vailleuses. Comme le montre Charles Reeve en conclu­sion, « la luci­dité est un élément de radi­ca­lité alors que tac­tiques et stra­té­gies acti­vistes ne sont que des machines à pro­duire de l’optimisme momen­tané qui brouille l’horizon et engendre la dés­illu­sion de demain » (p. 272–273).

Le Socia­lisme sau­vage est donc un livre qui invite à l’exercice de l’esprit cri­tique, à la réflexion, au débat, à la remise en cause des dogmes. C’est par­ti­cu­liè­re­ment utile alors qu’on observe une ten­dance au « décli­nisme », qui existe même chez une par­tie de ceux qui se disent révo­lu­tion­naires, et qui se base sur une glo­ri­fi­ca­tion d’événements ou de cou­rants pas­sés qui ne sont connus que dans leurs légendes fal­si­fi­ca­trices. Comme l’écrivait Karl Marx, la révo­lu­tion sociale de l’avenir doit, pour pou­voir com­men­cer, « s’être dépouillée de toute super­sti­tion à l’égard du passé. »

1 Nous avons publié un « Entre­tien avec Charles Reeve » (Cri­tique Sociale n° 22, sep­tembre 2012). L’auteur a égale­ment coécrit la post­face de « La Révo­lu­tion fut une belle aven­ture », de Paul Mat­tick (voir Cri­tique Sociale n° 29, jan­vier 2014).

2 Son nom est ortho­gra­phié Henri Paech­ter dans la tra­duc­tion en fran­çais du livre en ques­tion : Espagne 1936–1937, la guerre dévore la révo­lu­tion, éditions Spar­ta­cus, 1986.

3 Cité dans « Rosa Luxem­burg et la grève de masse », bro­chure de Cri­tique Sociale, 2014.

Source : Critique Sociale

Messages

  • L’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours

    Rencontre croisée avec Charles Reeve et Stéphanie Roza autour du livre "Le Socialisme Sauvage", (L’Echappée, 2018).

    Chaque année, au printemps,il est de coutume chez nous d’organiser une petite soirée en hommage à la Commune de Paris... Or ces temps-ci, l’actualité éditoriale est surtout tournée vers le cinquantenaire de Mai 68. Pour ne pas se satisfaire des commémorations, nous vous convions à rencontrer l’ami Charles Reeve, et son « socialisme sauvage » ! Sauvage, car à l’instar des manifs du même nom, il ne s’embarrasse pas de déclarations en préfecture... Chapitre après chapitre, le livre raconte l’émergence puis la résurgence des principes de démocratie directe et d’auto-organisation, de la Révolution française à nos jours. En passant par la Commune, Octobre 17, l’Espagne de 36, la Révolution des Œillets ou le Zapatisme...

    Et pour dialoguer avec lui autour de ces événements, nous convions Stéphanie Roza, philosophe et historienne de l’utopie... Alors venez donc causer d’émancipation, de luttes, et débattre avec eux !

    mardi 5 juin 2018 à 19h30

    Librairie « Envie de lire »

    16, rue Gabriel Péri

    Ivry-sur-Seine (94)

    Métro Mairie-d’Ivry

    RER-C Ivry

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