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S’il est minuit dans le siècle !!!

mardi 30 janvier 2018, par Ramata, Robert Paris

« S’il est minuit dans le siècle » de Victor Serge :

« (…)

 En six semaines, nous avons bien eu trois cents arrestations à Moscou, songes-y. Tous des hommes de ma génération, des militants de la guerre civile, des opposants de 26-27, qui tous s’étaient rangés pour avoir la paix…

Le surlendemain, on l’arrêta. Tout bonnement dans la rue, avant l’arrêt du tramway. Un type surgit, sur le trottoir à côté de lui, le rejoignant de biais…

 Camarade Kostrov, je vous prie de m’accompagner…

Au-dessus de la porte un masque de bronze noirci souriait vilainement dans sa barbe.

 Salut, Marx ! lui dit Mikhaïl Ivanovitch Kostrov, en lui-même. Ça te taquine, cette baïonnette ? Tu fais bien de ne pas te montrer parmi nous, ou tu la passerais toi-même cette porte, vieux frère, et tu serais vite servi… Vous savez, moi,, ça ne m’émeut pas d’être coffré. J’en ai vu d’autres. Par exemple, à Lvov, en Pologne, en 20, les gendarmes m’ont pris dans une rafle de suspects, mon ami, je n’en menais pas large. S’ils avaient regardé d’un peu près mon passeport tchèque, j’étais au moins pendu. En 21, autre histoire à Tiflis, moins dangereuse, bien sûr, puisque les social-démocrates géorgiens furent très bien renseignés… En 24, à Roustchouk, en Bulgarie, mauvais moment… En 28, à Moscou, mais alors j’eus de bonnes discussions idéologiques avec mon juge d’instruction. Pas sans effet, puisqu’il a mal tourné, ou plutôt bien tourné depuis : il est aux Iles Soloviétski, cinq ans, fine years, Sir, pour une déviation d’extrême-gauche…

Ici, tout de même, je me sens en famille, chez moi. On nous coffre, la politique veut ça. Le stockage des blés se rapproche, ce sera un fiasco, évidemment, les chiffres du contrôle de la Commission du Plan l’indiquent assez. Alors, on a peur de nous, bien que nous nous taisions…

Quelque part dans son cerveau ou son âme, les idées prisonnières continuaient inutilement leur course : « Et pourtant la révolution… » Il gémissait…

Le commandant hochait la tête. Sa voix insignifiante pareille à un ruisselet d’eau grise, débita des mots, des mots.

 Ce n’est pas vraiment la peine, il me semble, de faire de la diplomatie entre nous. D’abord, nous savons tout. Beaucoup plus que vous ne le pensez, en tout cas. Vous n’êtes pas tout à fait un ennemi. Vous n’êtes pas tout à fait avec nous. Ne vous fâchez pas, je connais par cœur votre dossier. Vous avez abandonné l’opposition en juin 1928, en vous solidarisant avec Ivan Nikititch Smirnov. Mais vous avez laissé en blanc sur le questionnaire de la Commission Centrale de Contrôle la rubrique concernant vos relations au sein de l’opposition. Malgré ce manque de confiance envers le parti, qui vous rendait en réalité vous-mêmes indigne de la confiance du parti, vous avez été réintégré. Quatre mois après vous écriviez une lettre adressée à un contre-révolutionnaire, chassé du parti et qui a payé ses crimes…

 Vous écriviez : « La collectivisation, sous ses formes actuelles, avec ses violences et son désordre, finira par dresser contre la dictature du prolétariat l’unanimité des paysans. » Vous faisiez allusion en termes voilés aux troubles de l’Ouzbékistan…

 Je préfère passer sur vos entretiens avec Kostychev qui vous a communiqué les numéros 10 et 14 du Bulletin de l’Opposition. Je pourrais vous citer vos propres paroles, vous dire avec quel mépris vous prononciez dans l’intimité certains noms…

 Vous enseignez. Votre cours sur la révolution française, si on l’analysait, page à page, révèlerait une si insidieuse propagande de contre-révolutionnaire que vous ne sortiriez plus jamais – oui, jamais – des camps de concentration. Qui visiez-vous dans votre leçon sur Barras, Tallien, Bourdon ? Et votre distinguo entre thermidoriens de droite et de gauche, les authentiques et les malgré-eux, ha ha ! Vous vous imaginez que nous dormions et que la jeunesse qui vous écoutait trahissait tout entière le parti, comme vous ? Pas une ligne sur Babeuf qui ne soit une allusion criminelle…

 Vous voyez des allusions à chaque ligne de texte parce que les Babeuf d’aujourd’hui sont dans vos prisons. Vous êtes l’allusion vivante à toutes les contre-révolutions…

 Vous vous êtes enfin résolus à sortir de votre apparente soumission au parti, vous avez formé avec Kostychev et Iline un Comité des Trois…

 C’est faux, cria Mikhaïl Ivanovitch, Faux ! Faux ! Faux !

 C’est vrai, reprenait la voix terne, vous avez tort de vous fâcher : ils ont avoué, j’ai sous la main leurs dépositions signées. Elles vous accablent. Vous avez levé contre le parti une main criminelle. Je ne sais ce qui peut vous sauver en dehors d’un repentir sincère et dont il faudra prouver la sincérité…

 Camarade juge, dit-il sèchement, toutes ces divagations m’ont fatigué… Renvoyez-moi à ma cellule, j’ai besoin de dormir. En tout cas, je ne vous répondrai plus rien…

J’ai la nausée comme un mal de mer…

 Nous avons été battus en 1923, grâce à notre foi. Nous avions encore confiance : il était déjà trop tard. Nous n’étions plus que quelques milliers à vouloir continuer la révolution dont tout le monde avait assez. Ce monde retombait à son inertie, que rien n’était achevé. Nous faisions des théories, nous cherchions des formules justes pour l’action, nous voulions des vérités explosives, - tandis que d’autres et cent fois plus nombreux que nous ne voulaient plus que passer l’été dans les villes d’eaux, offrir des bas de soie à leurs femmes, dormir avec des créatures potelées…

 Nous avions été battus en 27. Sacha revint de Wou-Han. Toi, tu courais les chambres d’ouvriers du Zamoskvorétchié, avec des papiers dactylographiés dans ta vareuse. Tu découvrais mieux, à chaque escalier gravi, la vieille misère. Prolétariat victorieux retourné au taudis…

 Cinq ou six visages demandaient : quelles nouvelles ? Chacun était venu par des chemins détournés pour déjouer les filatures…

 Les nouvelles, camarade, les voici : Trotski a pu parler cinq minutes au C.C. au milieu des clameurs. Vingt-neuf exclusions à l’usine Bogalyr. Wou-Han désavoue le soulèvement paysan de Tchan-Tcha. Treint passe à l’opposition en France…. Le seul espoir vrai était de revenir à l’illégalité. Remplir les prisons d’hommes dévoués, puisque tout s’en va. Recommencer. Et après ? Après, ils se mettront à nous tuer. Ils ne feront pas la faute de nous laisser vivre dans les prisons. Alors ? Tenir quand même. Quelques uns survivront peut-être. Mais les lâches, les fatigués ?

 Après l’Allemagne, après la Chine, nous n’avons plus qu’à faire une croix sur nous-mêmes. La révolution échoue sur les sables pour vingt ans. Les derniers qui en parleront auront fièrement raison mais ils seront roués vifs…

 Ecoute frère. Les Chinois sont épatants. La nuit, nos syndicats font afficher des petits placards : « Camarades, calme, discipline, et caetera, rendez les armes… » La directive formelle de l’Exécutif : « Interdire et désavouer toute résistance. »

Sacha disait encore :

 Il faut pourtant signer le papier d’Ivan Nikitch. Capituler. Que veux-tu que nous fassions d’autre ? Aller en prison ne servirait à rien. Qu’on nous laisse au moins construire des usines, empêcher les spécialistes, avec leurs compétences irrésistibles et fausses qui mènent Dieu sait où, de nous arracher doucement ça. Piatakov a raison : devenons des techniciens. Si la révolution peut renaître un jour, c’est sur une base technique régénérée, avec un nouveau prolétariat. Nous serons finis ce jour-là, mais nous aurons servi à quelque chose. Ils sont fous ceux qui parlent de résister : ou ils seront écrasés comme des moucherons ou la contre-révolution fera leur force, d’abord, pour les emporter ensuite.

 Mais ne fait-elle pas déjà celle du Comité Central ?

Et Sacha criait :

 Bien sûr ! Nous sommes entre deux contre-révolutions, voilà, - comme c’est clair, hein !...

Sacha est en prison. Une féroce petite-bourgeoisie nous traque même quand nous nous rendons. Elle a peur de notre passé, de nos silences. Quand nous cédons, elle s’imagine que nous cherchons à la tromper. Quand nous nous joignons à elle, par lassitude et pour vivre, elle a peur que nous ne la trahissions un jour. Les hommes de 17 et de 20 ne lui paraîtront jamais assez châtrés. Ils ont touché à la terre promise, goûté au pain nouveau, traversé les épreuves du feu, de la faim et de la certitude : ils sont à jamais marqués.

 Tant pis pour nous.

Le lendemain matin, il demanda du papier pour écrire au Comité Central – et fit une fois de plus sa soumission. Tous les mots y étaient : l’édification du socialisme, la haute sagesse du C.C., la justesse de ses tactiques, le désaveu des erreurs dues à l’incompréhension, à l’esprit petit-bourgeois, à l’influence contre-révolutionnaire d’ex-camarades maintenant désavoués et flétris…

On est les seuls hommes libres sur la terre socialiste, nous, sans passeports, sortant de prison, prêts à y retourner, astreints à l’enregistrement tous les cinq jours, nantis d’un papier administratif comme ceci :

U.R.S.S.

R.S.F.S.R.

Service Politique de l’Etat

Délégation de Tchernoë

Ne tient pas lieu de permis de séjour.

Certificat délivré au citoyen - - - - - - déporté par mesure administrative, en vertu d’une décision de la Conférence Spéciale du S.S.E.T. Tenu de se présenter tous les cinq jours au bureau du commandant. Défense lui est faite de s’écarter des limites de la ville à plus de cinq cents mètres.

Signé : Le Délégué du S.S.E.,

Le Secrétaire.

(Cachet, date, numéro d’ordre à l’encre rouge.)

Le plus difficile, c’est de se passer de caoutchoucs pendant la fonte des neiges ; et de se passer de manger quand on a faim le soir…

 La contre-révolution triomphe. Le temps est venu de former un nouveau parti ; pour une nouvelle lutte qui sera longue, étouffante, sanglante, - où nous périrons tous, - Rodion voit si clair que son visage en est crispé. Nous devrions nous évader, fabriquer de faux-passeports, créer des imprimeries clandestines, - recommencer… Un débat s’engage entre Elkine et Ryjik sur le front uni en Allemagne. Thaelman, annonçant la prise du pouvoir, repousse tout compromis avec les chefs social-démocrates, social-chauvins, social-patriotiques, social-traîtres, social-fascistes qui nous ont assassiné Rosa Luxemburg et Liebnecht : le front uni, nous le ferons avec les ouvriers social-démocrates révoltés par les turpitudes de leurs chefs. Nous vaincrons. Nous ferons du plébiscite nazi contre le gouvernement social-fasciste de Herr Otto Braun un plébiscite rouge ! Les voix des nazis seront submergées par celles du prolétariat. Ryjik dit :

 J’ai lu, ça pue la défaite. Les gens de l’appareil sont tellement aveulis qu’ils croient peut-être le tiers du quart de ce qu’ils disent. Tu verras qu’on leur fera dire demain exactement le contraire, quand il sera trop tard. Tu verras qu’ils préconiseront des gouvernements populaires, des fronts élargis, du faîte à la base, avec Scheidemann, avec Noske, s’il veut bien, avec les pires canailles qui ont naufragé la république allemande, tu verras : mais quand Hitler les enfermera les uns et les autres dans les mêmes camps de concentration…

Ryjig hésite à conclure. Tendre la main à Severing pourtant ! à Grzezinsli, le fusilleur de l’Alexanderplatz ! N’irions-nous pas à un jeu de dupes où nous perdrions tout ? Etre battus sans acoquinement, sans déshonneur, ne serait-ce pas préférable ?

 Dis donc, crois-tu que la Troisième Internationale d’aujourd’hui a les mains pures de sang ouvrier ? Entre nous, mon ami, je pense qu’un Neuman, rentré de Canton (1) où il a mené au massacre quelques milliers de coolies, un Manouilski, délégué du Comité Central qui a fusillé Iakov Blumkine et nous extermine en douce, un Kolarov ou Dimitrov, responsables des boucheries de Sofia (2), peuvent très bien serrer la main à Noske et à des Polizeipraesidents accoutumés à faire matraquer les chômeurs. Tu vas me dire que la classe ouvrière n’a pas grand-chose à gagner à leurs shakehands – mais tu te trompes peut-être. Puisqu’elle a malgré tout, foi en eux, la classe ouvrière ! Puisqu’elle ne peut pas, ne sait pas se passer d’eux !

Elkine dit encore :

 Les thèses du Vieux (3) sont justes, - pas d’autre chance de salut que l’unité de front, avec la social-démocratie, avec les Syndicats réformistes. Il est fou de prétendre arracher les masses aux chefs quand l’esprit prolétarien s’est stabilisé dans les vieux partis. Et quand, soi-même, on vaut à peine mieux que ceux que l’on dénonce !... Il y a encore des crétins qui disent qu’il faut laisser Hitler prendre le pouvoir, car il s’usera vite, fera banqueroute, mécontentera tout le monde, nous ouvrira les voies… Le Vieux a raison sur un autre point : c’est avant la prise du pouvoir qu’il faut se battre à mort. Après, il sera trop tard. Le pouvoir pris, Hitler le gardera, nous connaissons la manière. Et nous serons fichus pour longtemps ! Par contre-coup, la réaction bureaucratique se stabiliserait en U.R.S.S. pour dix ans peut-être…

 Il y a de singulières correspondances entre ces dictatures. Staline a fait la puissance d’Hitler en éloignant les classes moyennes du communisme par le cauchemar de la collectivisation forcée, de la famine, de la terreur contre les techniciens. Hitler, en faisant désespérer l’Europe du socialisme, ferait la puissance de Staline… Ces fossoyeurs sont faits pour s’entendre. Des frères ennemis. L’un enterre en Allemagne une démocratie avortée ; l’autre enterre en Russie une révolution victorieuse, née d’un prolétariat trop faible et livrée à elle-même par le reste du monde ; tous les deux mènent ceux qu’ils servent – bourgeoisie en Allemagne, bureaucratie chez nous, - au cataclysme…

Elkine eut un petit rire contenu.

 Attend voir, dit-il, Regarde ! Nom de Dieu ! je l’ai acheté sur le marché, à Tioumen, l’année passée, en cours de transfèrement, mon vieux. Je passais accompagné d’un brave bougre du bataillon spécial, je tombe en arrêt devant une vieille qui vendait ça avec du bric-à-brac. J’en ai eu pour un rouble, elle savait pas ce que c’est ; « - on peut presque pas fumer avec c’ papier-là » lui ai-je dit.

Ils tournèrent ensemble les premières pages, souriants. Le portrait de Léon Davidovitch les regarda bien en face, avec cette énergie intelligente qui lui barre le front, les lorgnons, les yeux d’une sorte d’éclair définitif.

 C’est ressemblant, fit Ryjik. Le principal, vois-tu, c’est qu’on ne le tue pas ! (…)

Mais peu importe maintenant le rythme de cette parole d’autrefois, l’ardeur précise de cette pensée liée aux événements pour les forcer, sans casse invoquant l’histoire pour l’accomplir. Le vieux texte vit parce qu’il exprime une fidélité, une nécessité. Il faut que quelqu’un ne trahisse pas. Beaucoup peuvent faiblir, se dédire, manquer à eux-mêmes, trahir, rien n’est perdu si quelqu’un reste debout. Tout est sauvé si c’est le plus grand. Celui-ci n’a jamais cédé, ne cèdera jamais ni à l’intrigue ni à la peur, ni à l’admiration, ni à l’insulte, ni même à la fatigue. Rien ne le séparera de la révolution triomphante ou vaincue, couvrant les foules de chants et de drapeaux rouges, entassant ses morts dans des fosses communes, au son des hymnes funèbres, ou réfugiée au cœur de quelques hommes dans des prisons couvertes de neige. Et qu’il se trompe ensuite, qu’il soit intraitable et impétueux, cela ne compte guère. L’essentiel est d’être sûr…

Les 130 ou 170 000 travailleurs des camps spéciaux (nul ne sait le chiffre exact) qui creusaient, à travers les landes, les marais, les granits, les bois, les cimes, les neiges, les îles, les fjords intérieurs de Karélie, le canal Baltique-Mer Blanche, pour que les escadres rouges de Cronstadt puissent, pendant la prochaine guerre mondiale, gagner la grand-route d’émeraude de l’Arctique sans contourner la Scandinavie, ces 130 ou 170 000 condamnés en cours de rééducation par le travail somnolaient aussi, engourdis par le froid, tandis qu’ils faisaient sauter à la dynamite des blocs de montagnes de l’Outre-Onéga légendaire, Zaonégié, tandis que pour accomplir le Plan, loi, commandement, foi, châtiment, fierté, le Plan, ils attaquaient la dure terre genée du Long-de-la-Mer, Pomorié, à coup de pioches, de pics, d’excavateurs, avec des mains acharnées d’intellectuels mystiques, de techniciens saboteurs, de laboureurs arrachés aux labours pour avoir eu de trop belles récoltes, d’ouvriers chapardeurs ou bousilleurs, de desservants du culte, de fonctionnaires malchanceux, de communistes prévaricateurs, de contre-révolutionnaires authentiques et de victimes plus authentiques encore.... Ils travaillaient la nuit comme le jour, à la lueur des projecteurs, par des froids de -30°, sous les rafales de neige, voyant à peine, dans la blancheur mouvante qui continuait à tout ensevelir, les ensevelissant eux-mêmes, avec leurs machines, leurs chefs et l’ombre même du Chef par excellence, 3 fois décoré, surdécoré, Heinrich Grogoriévitch Iagoda, celui qui dans les fêtes suit à deux pas de distance le Chef des Chefs…

Le Malingre, au lieu de mettre sur le certificat d’identité de Ryjik l’estampille réglementaire, rangea ce papier dans un tiroir.

 Oui, dit-il, comme en aparté, c’est embêtant, mais je n’y puis rien. Citoyen, vous êtes arrêté.

Ryjik ne fut pas surpris outre mesure. Une voix intérieure amère s’exclama au fond de lui : "Enfin !" Sa dure tête blanche, taillée dans de la chair pétrifiée, avec une régularité presque géométrique, prit en se redressant une sorte de recul. Il regardait avec un dégoût non déguisé le fantoche en uniforme, assis de l’autre côté de la table.

 Bon, je vois que cette vieille canaille de Koba (4) s’est souvenue de moi… Cette canaille aux yeux roux… (Il se parlait à lui-même, mais tout haut.)

 Quoi ? Qu’avez-vous dit ? Qui ?

 Koba. Le chef de la fraction dirigeante du parti. Le fossoyeur de la révolution. La canaille à qui vous léchez le cul…

Le déclenchement instantané d’un ressort tout à fait mécanique, situé quelque part entre son séant et la nuque, mit debout le Malingre hors de lui :

 Je vous défends, citoyen…

Mais Ryjik éclatait aussi, tout à fait blanc, les épaules lourdes, les reins lourds, envahi par une résolution définitive. Et pour la dernière fois peut-être dans sa vie, inutilement, dérisoirement, le peu qu’il dit, il le dit avec une telle autorité que le Malingre se rassit.

 Rien, vous n’êtes rien, citoyen. Et je ne vous dis rien. Je ne discute pas ici avec la contre-révolution. »

« S’il est minuit dans le siècle » (1936-1938)

Victor Serge

1- L’insurrection de Canton de 1927 a été provoquée par Staline pour cacher l’échec sanglant de sa politique criminelle. Lire ici

2- Ce sont les massacres inutiles de la révolution bulgare. voir ici

3- Le Vieux est Léon Trotsky

4- Koba est le surnom de Staline.

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