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A bas l’argent ! A bas le capital !

vendredi 19 janvier 2018, par Robert Paris

Assez vécu pour remplir des coffres-forts réels ou virtuels !! En finir avec la société humaine qui roule pour le profit ! Mourir pour le compte en banque des milliardaire, nouvelle version du tiroir-caisse, non merci !! A bas le capital !!! Vive le travail !!!

Shakespeare dans « Timon d’Athènes » :

« De l’or ! De l’or jaune, étincelant, précieux ! Non, dieux du ciel, je ne suis pas un soupirant frivole... Ce peu d’or suffirait à rendre blanc le noir, beau le laid, juste l’injuste, noble l’infâme, jeune le vieux, vaillant le lâche... Cet or écartera de vos autels vos prêtres et vos serviteurs ; il arrachera l’oreiller de dessous la tête des mourants ; cet esclave jaune garantira et rompra les serments, bénira les maudits, fera adorer la lèpre livide, donnera aux voleurs place, titre, hommage et louange sur le banc des sénateurs ; c’est lui qui pousse à se remarier la veuve éplorée. Celle qui ferait lever la gorge à un hôpital de plaies hideuses, l’or l’embaume, la parfume, en fait de nouveau un jour d’avril. Allons, métal maudit, putain commune à toute l’humanité, toi qui mets la discorde parmi la foule des nations...
O toi, doux régicide, cher agent de divorce entre le fils et le père, brillant profanateur du lit le plus pur d’Hymen, vaillant Mars, séducteur toujours jeune, frais, délicat et aimé, toi dont la splendeur fait fondre la neige sacrée qui couvre le giron de Diane, toi dieu visible,& qui soudes ensemble les incompatibles et les fais se baiser, toi qui parles par toutes les bouches et dans tous les sens, pierre de touche des cœurs, traite en rebelle l’humanité, ton esclave, et par ta vertu jette-la en des querelles qui la détruisent, afin que les bêtes aient l’empire du monde. »

Karl Marx, Manuscrits de 1844 :

« Moins tu manges, tu bois, tu achètes des livres, moins tu vas au théâtre, au bal, au cabaret, moins tu penses, tu aimes, tu fais de la théorie, moins tu chantes, tu parles, tu fais de l’escrime, etc., plus tu épargnes, plus tu augmentes ton trésor que ne mangeront ni les mites ni la poussière, ton capital. Moins tu es, moins tu manifestes ta vie, plus tu possèdes, plus ta vie aliénée grandit, plus tu accumules de ton être aliéné. Tout [XVI] ce que l’économiste te prend de vie et d’humanité, il te le remplace en argent et en richesse et tout ce que tu ne peux pas, ton argent le peut : il peut manger, boire, aller au bal, au théâtre ; il connaît l’art, l’érudition, les curiosités historiques, la puissance politique ; il peut voyager ; il peut t’attribuer tout cela ; il peut acheter tout cela ; il est la vraie capacité. Mais lui qui est tout cela, il n’a d’autre possibilité que de se créer lui-même, de s’acheter lui-même, car tout le reste est son valet et si je possède l’homme, je possède aussi le valet et je n’ai pas besoin de son valet. Toutes les passions et toute activité doivent donc sombrer dans la soif de richesse. L’ouvrier doit avoir juste assez pour vouloir vivre et ne doit vouloir vivre que pour posséder. »

Lire la suite de « L’argent danse pour toi »

Karl Marx, Le Capital - Livre premier -Le développement de la production capitaliste :

« Au fur et à mesure que le travail se fait travail salarié, le producteur se fait capitaliste industriel ; c’est pourquoi la production capitaliste (et par suite la production marchande) n’apparaît avec toute son ampleur que le jour où le producteur agricole direct est un salarié. C’est le rapport entre le capitaliste et le salarié qui fait du rapport monétaire, du rapport entre l’acheteur et le vendeur, un rapport immanent à la production même. Mais ce rapport a son fondement dans le caractère social de la production, non du mode d’échange ; au contraire, c’est celui-ci qui résulte de celui-là. C’est d’ailleurs le lot de la conception bourgeoise, pour laquelle tout se ramène à de bonnes petites affaires, de ne pas voir dans le caractère du mode de production le fondement du mode d’échange qui y correspond mais l’inverse. »

« Une marchandise paraît au premier coup d’œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c’est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques. En tant que valeur d’usage, il n’y a en elle rien de mystérieux, soit qu’elle satisfasse les besoins de l’homme par ses propriétés, soit que ses propriétés soient produites par le travail humain. Il est évident que l’activité de l’homme transforme les matières fournies par la nature de façon à les rendre utiles. La forme du bois, par exemple, est changée, si l’on en fait une table. Néanmoins, la table reste bois, une chose ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu’elle se présente comme marchandise, c’est une tout autre, affaire. A la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danserLa réflexion sur les formes de la vie sociale, et, par conséquent, leur analyse scientifique, suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence, après coup, avec des données déjà tout établies, avec les résultats du développement. Les formes qui impriment aux produits du travail le cachet de marchandises et qui, par conséquent, président déjà à leur circulation possèdent aussi déjà la fixité de formes naturelles de la vie sociale, avant que les hommes cherchent à se rendre compte, non du caractère historique de ces formes qui leur paraissent bien plutôt immuables, mais de leur sens intime. Ainsi c’est seulement l’analyse du prix des marchandises qui a conduit à la détermination de leur valeur quantitative, et c’est seulement l’expression commune des marchandises en argent qui a amené la fixation de leur caractère valeur. Or, cette forme acquise et fixe du monde des marchandises, leur forme argent, au lieu de révéler les caractères sociaux des travaux privés et les rapports sociaux des producteurs, ne fait que les voiler. Quand je dis que du froment, un habit, des bottes se rapportent à la toile comme à l’incarnation générale du travail humain abstrait, la fausseté et l’étrangeté de cette expression sautent immédiatement aux yeux. Mais quand les producteurs de ces marchandises les rapportent, à la toile, à l’or ou à l’argent, ce qui revient au même, comme à l’équivalent général, les rapports entre leurs travaux privés et l’ensemble du travail social leur apparaissent précisément sous cette forme bizarre. »

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Lénine, article « Karl Marx » :

« Après une analyse approfondie du double caractère du travail incorporé dans les marchandises, Marx passe à l’examen de la forme de la valeur et de l’argent. Ce faisant, la principale tâche qu’il s’assigne est de rechercher l’origine de la forme monétaire de la valeur, d’étudier le processus historique du développement de l’échange, en commençant par les actes d’échange particuliers et fortuits ("forme simple, particulière ou accidentelle de la valeur" : une quantité déterminée d’une marchandise est échangée contre une quantité déterminée d’une autre marchandise) pour passer à la forme générale de la valeur, lorsque plusieurs marchandises différentes sont échangées contre une seule et même marchandise, en terminant par la forme monétaire de la valeur, où l’or apparaît comme cette marchandise déterminée, comme l’équivalent général. Produit suprême du développement de l’échange et de la production marchande, l’argent estompe, dissimule le caractère social du travail individuel, le lien social entre les divers producteurs reliés les uns aux autres par le marché. Marx soumet à une analyse extrêmement détaillée les diverses fonctions de l’argent, et il importe de souligner qu’ici aussi (comme dans les premiers chapitres du Capital) la forme abstraite de l’exposé, qui paraît parfois purement déductive, reproduit en réalité une documentation extrêmement riche sur l’histoire du développement de l’échange et de la production marchande. "Si nous considérons l’argent, nous constatons qu’il suppose un certain développement de l’échange des marchandises. Les formes particulières de l’argent : simple équivalent de marchandises, moyen de circulation, moyen de payement, trésor ou monnaie universelle, indiquent, suivant l’étendue variable et la prépondérance relative de l’une ou de l’autre de ces fonctions, des degrés très divers de la production sociale" (Le Capital, livre I). »

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Marx, Critique de l’Economie politique :

Moyen de circulation
a) La métamorphose des marchandises.
Considéré de plus près, le procès de la circulation présente deux cycles de formes différentes. Si nous désignons la marchandise par M et l’argent [1] par A, nous pouvons exprimer ces deux formes de la façon suivante :
M-A-M
A-M-A
Dans cette section, nous nous occuperons exclusivement de la première, c’est-à-dire de la forme immédiate de la circulation des marchandises.
Le cycle M-A-M se décompose ainsi : mouvement M-A, échange de marchandise contre argent ou vente ; mouvement inverse A-M, échange d’argent contre marchandise ou achat ; et enfin unité des deux mouvements M-A-M, échange de marchandise contre argent en vue de l’échange d’argent contre marchandise ou vente en vue de l’achat. Mais, comme résultat final dans lequel s’éteint le procès, on aboutit à M-M, échange de marchandise contre marchandise, qui est l’échange de substance réel.
Si l’on part du terme extrême de la première marchandise, M-A-M représente sa transformation en or et sa reconversion d’or en marchandise, ou encore un mouvement où la marchandise existe d’abord comme valeur d’usage particulière, puis dépouille ce mode d’existence, acquiert comme valeur d’échange ou équivalent général un mode d’existence libéré de tout lien avec son mode d’existence primitif et dépouille encore ce nouveau mode d’existence pour subsister finalement comme valeur d’usage réelle au service de besoins individuels. Sous cette dernière forme, elle passe de la circulation dans la consommation. L’ensemble de la circulation M-A-M est donc tout d’abord la série complète des métamorphoses que parcourt toute marchandise individuelle pour devenir valeur d’usage immédiate pour son possesseur. La première métamorphose s’accomplit dans la première moitié de la circulation M-A, la deuxième dans la seconde A-M, et la totalité de la circulation forme le curriculum vitae de la marchandise. Mais la circulation M-A-M n’est la métamorphose totale d’une marchandise isolée qu’en étant en même temps la somme de métamorphoses unilatérales déterminées d’autres marchandises, car chaque métamorphose de la première marchandise est sa transformation en une autre marchandise, donc transformation de l’autre marchandise en la première, donc transformation bilatérale s’accomplissant au même stade de la circulation. Nous avons d’abord à considérer séparément chacun des deux procès d’échange en lesquels se décompose la circulation M-A-M.
M-A ou vente : la marchandise M entre dans le procès de circulation non seulement comme valeur d’usage particulière, une tonne de fer par exemple, mais aussi comme valeur d’usage de prix déterminé, mettons 3 livres sterling, 17 shillings 10 ½ pence ou une once d’or. Ce prix, tout en étant d’une part l’exposant de la quantité de temps de travail contenue dans le fer, c’est-à-dire de sa grandeur de valeur, exprime en même temps le pieux désir qu’a le fer de devenir de l’or, c’est-à-dire de donner au temps de travail qu’il contient lui-même la forme du temps de travail social général. Cette transsubstantiation échoue-t-elle, la tonne de fer cesse d’être non seulement marchandise, mais produit, car elle n’est marchandise que parce que non-valeur d’usage pour son possesseur, ou encore le travail de celui-ci n’est du travail réel que comme travail utile pour d’autres et il n’est utile pour lui-même que comme travail général abstrait. La tâche du fer ou de son possesseur est donc de découvrir dans le monde des marchandises le point où le fer attire l’or. Mais cette difficulté, le salto mortale [saut périlleux] de la marchandise, est surmontée si la vente, ainsi qu’on le suppose ici dans l’analyse de la circulation simple, s’effectue réellement. Du fait que la tonne de fer, par son aliénation, c’est-à-dire son passage des mains où elle est non-valeur d’usage, dans les mains où elle est valeur d’usage, se réalise comme valeur d’usage, elle réalise en même temps son prix et, d’or simplement figuré, elle devient or réel. Au terme : « once d’or » ou 3 livres sterling 17 shillings 10 ½ pence, est maintenant substituée une once d’or réel, mais la tonne de fer a évacué la place. Par la vente M-A, non seulement la marchandise, qui dans son prix était transformée idéalement en or, se transforme réellement en or, mais, par le même procès, l’or, qui en tant que mesure des valeurs, n’était que de l’or idéal et ne figurait en fait qu’à titre de nom monétaire des marchandises elles-mêmes, se transforme en monnaie réelle [2]. De même qu’il est devenu idéalement équivalent général parce que toutes les marchandises mesuraient en lui leurs valeurs, de même en tant que produit de l’aliénation universelle des marchandises échangées contre lui (et la vente M-A représente le procès de cette aliénation générale), il devient maintenant la marchandise aliénée absolument, il devient monnaie réelle. Mais l’or ne devient réellement monnaie dans la vente que parce que les valeurs d’échange des marchandises étaient déjà idéalement de l’or sous la forme des prix.
Dans la vente M-A, de même que dans l’achat A-M, deux marchandises s’affrontent, toutes deux unités des deux valeurs d’échange et d’usage, mais, dans la marchandise, sa valeur d’échange n’existe qu’idéalement sous forme de prix, tandis que dans l’or, bien qu’il soit lui-même une valeur d’usage réelle, sa valeur d’usage existe seulement comme support de la valeur d’échange et, partant, seulement comme valeur d’usage formelle ne se rapportant à aucun besoin individuel réel. L’opposition entre valeur d’usage et d’échange se répartit donc aux deux pôles extrêmes de M-A de telle sorte que la marchandise est valeur d’usage vis-à-vis de l’or, une valeur d’usage qui ne doit réaliser sa valeur d’échange idéale, le prix, que dans l’or, alors que l’or est vis-à-vis de la marchandise valeur d’échange, qui ne matérialise que dans la marchandise sa valeur d’usage formelle. C’est seulement par ce dédoublement de la marchandise en marchandise et en or et par la relation, double encore et contradictoire, dans laquelle chaque terme extrême est idéalement ce que son contraire est réellement et vice versa, c’est donc seulement par la représentation des marchandises comme des contraires polaires doublement opposés que se résolvent les contradictions contenues dans leur procès d’échange.
Nous avons considéré jusqu’à présent M-A comme vente, comme transformation de marchandise en argent. Mais, si nous nous plaçons du côté de l’autre extrême, le même procès apparaît au contraire comme A-M, comme achat, transformation d’argent en marchandise. La vente est nécessairement en même temps son contraire, l’achat ; c’est l’un ou l’autre, selon que l’on considère le procès d’un côté ou de l’autre. Ou encore, dans la réalité, il ne s’établit de distinction dans le procès que parce que dans M-A l’initiative part du terme extrême de la marchandise, ou du vendeur, et dans A-M du terme extrême de l’argent, ou de l’acheteur. En représentant donc la première métamorphose de la marchandise, sa transformation en argent, comme le résultat du fait qu’elle a parcouru le premier stade de la circulation M-A, nous supposons en même temps qu’une autre marchandise s’est déjà transformée en argent et se trouve donc déjà au deuxième stade de la circulation A-M. Nos hypothèses nous conduisent ainsi à un cercle vicieux. Ce cercle vicieux, c’est la circulation elle-même. Si, dans M-A, nous ne considérons pas déjà A comme la métamorphose d’une autre marchandise, nous isolons l’acte d’échange du procès de la circulation. Mais, hors de celui-ci, la forme M-A disparaît et il n’y a plus que deux M différents pour s’affronter, mettons du fer et de l’or, dont l’échange n’est pas un acte particulier de la circulation, mais du troc direct. A sa source de production, l’or est marchandise comme toute autre marchandise. Sa valeur relative, et celle du fer ou de toute autre marchandise, se manifeste ici par les quantités dans lesquelles ces marchandises s’échangent réciproquement. Or dans le procès de circulation cette opération est supposée accomplie, la valeur propre de l’or est donnée déjà dans les prix des marchandises. Rien ne peut donc être plus erroné que de se figurer qu’à l’intérieur du procès de circulation l’or et la marchandise entrent dans le rapport du troc direct et que, par suite, leur valeur relative est établie par leur échange en tant que simples marchandises. S’il semble que dans le procès de la circulation l’or soit échangé comme simple marchandise contre des marchandises, cette apparence provient tout simplement de ce que, dans les prix, une quantité déterminée de marchandise est déjà égalée à une quantité d’or déterminée, c’est-à-dire qu’elle est rapportée à l’or déjà considéré comme monnaie, comme équivalent général, et qu’en conséquence elle est immédiatement échangeable avec lui. Pour autant que le prix d’une marchandise se réalise dans l’or, elle s’échange contre lui comme marchandise, comme matérialisation particulière du temps de travail, mais, pour autant que c’est son prix qui se réalise dans l’or, elle s’échange contre lui en tant que monnaie et non en tant que marchandise, c’est-à-dire qu’elle s’échange contre lui en tant que matérialisation générale du temps de travail. Mais, dans les deux cas, la quantité d’or contre laquelle s’échange la marchandise à l’intérieur du procès de circulation n’est pas déterminée par l’échange : c’est au contraire l’échange qui est déterminé par le prix de la marchandise, c’est-à-dire par sa valeur d’échange évaluée en or [3].
A l’intérieur du procès de circulation, l’or apparaît entre toutes les mains comme le résultat de la vente M-A. Mais, comme M-A, la vente, est en même temps A-M, l’achat, on voit que, tandis que M, la marchandise, point de départ du procès, accomplit sa première métamorphose, l’autre marchandise, qui l’affronte comme extrême, A, accomplit, elle, sa deuxième métamorphose et parcourt ainsi la deuxième moitié de la circulation tandis que la première marchandise se trouve encore dans la première moitié de son cours.
Le point de départ du second procès de circulation, l’argent, se trouve être le résultat du premier procès, de la vente. A la marchandise sous sa première forme s’est substitué son équivalent en or. Ce résultat peut constituer tout d’abord un point d’arrêt, car la marchandise possède sous cette deuxième forme une existence persistante propre. La marchandise, qui, entre les mains de son possesseur, n’était pas valeur d’usage, est maintenant à sa disposition sous une forme constamment utilisable parce que constamment échangeable, et c’est des circonstances que dépendent le moment et le point de la surface du monde des marchandises où elle rentrera dans la circulation. Son état de chrysalide d’or forme une période autonome de sa vie, où elle peut s’attarder plus ou moins longtemps. Tandis que dans le troc l’échange d’une valeur d’usage particulière est directement lié à l’échange d’une autre valeur d’usage particulière, le caractère général du travail créateur de valeur d’échange apparaît dans le fait que les actes d’achat et de vente sont séparés et indifféremment disjoints.
A-M, l’achat, est le mouvement inverse de M-A et c’est en même temps la deuxième ou dernière métamorphose de la marchandise. En tant qu’or, ou, encore, sous sa forme d’équivalent général, la marchandise peut se représenter immédiatement dans les valeurs d’usage de toutes les autres marchandises, qui toutes, dans leur prix, aspirent à l’or comme à leur au-delà, mais indiquent en même temps la note que doivent faire entendre les espèces sonnantes pour que leurs corps, les valeurs d’usage, passent du côté de la monnaie et que leur âme, la valeur d’échange, passe dans l’or lui-même. Le produit général de l’aliénation des marchandises est la marchandise douée d’une aliénabilité absolue. Pour la transformation de l’or en marchandise, il n’existe pas de limite qualitative, il n’existe plus qu’une limite quantitative, celle de la propre quantité ou de la grandeur de valeur de l’or. « On peut tout avoir avec de l’argent comptant. » Tandis que dans le mouvement M-A la marchandise, par son aliénation comme valeur d’usage, réalise son propre prix et la valeur d’usage de l’argent d’autrui, dans le mouvement A-M elle réalise par son aliénation comme valeur d’échange sa propre valeur d’usage et le prix de l’autre marchandise. Si, en réalisant son prix, la marchandise transforme en même temps l’or en monnaie réelle, par sa reconversion elle confère à l’or son propre mode d’existence purement passager de monnaie. Comme la circulation des marchandises suppose une division du travail développée, donc la multiplicité des besoins du producteur isolé, qui est en raison inverse du caractère unilatéral de son produit, tantôt l’achat A-M sera représenté par une mise en équation avec un équivalent-marchandise, tantôt il s’éparpillera dans une série d’équivalents marchandises que circonscrit maintenant le cercle des besoins de l’acheteur et la grandeur de la somme d’argent dont il dispose. - La vente étant en même temps achat, l’achat est en même temps vente, et A-M en même temps. M-A, mais cette fois c’est à l’or, ou à l’acheteur, qu’appartient l’initiative.
Si maintenant nous revenons à la circulation complète M-A-M, on voit qu’une marchandise y parcourt toute la série de ses métamorphoses. Mais, en même temps qu’elle commence la première moitié de la circulation et accomplit sa première métamorphose, une deuxième marchandise entre dans la deuxième moitié de la circulation, accomplit sa deuxième métamorphose et sort de la circulation, et inversement la première marchandise entre dans la deuxième moitié de la circulation, accomplit sa deuxième métamorphose et sort de la circulation, tandis qu’une troisième marchandise entre dans la circulation, parcourt la première moitié de sa course et accomplit sa première métamorphose. La circulation totale M-A-M, en tant que métamorphose totale d’une marchandise, est donc toujours en même temps le terme d’une métamorphose totale d’une seconde marchandise et le début de la métamorphose totale d’une troisième, donc une série sans commencement ni fin. Pour plus de clarté et pour distinguer les marchandises, désignons M de façon différente aux deux extrêmes, soit M’-A-M’’. En réalité le premier membre M’-A suppose que A est le résultat d’un autre M-A et il n’est donc lui-même que le dernier membre de M-A-M’, tandis que le deuxième membre A-M’’ est dans son résultat M’-A et se présente donc lui-même comme le premier membre de M’’-A-M’’’, etc. De plus on voit que le dernier membre A-M, bien que A ne soit le résultat que d’une vente, peut se représenter par A-M’ + A-M’’ + A-M’’’ + etc., qu’il peut donc se fragmenter en une masse d’achats, c’est-à-dire en une masse de ventes, c’est-à-dire en une masse de premiers chaînons de nouvelles métamorphoses totales de marchandises. Si donc la métamorphose totale d’une marchandise isolée se présente comme un anneau non seulement d’une chaîne de métamorphoses sans commencement ni fin, mais d’un grand nombre de chaînes, le procès de circulation du monde des marchandises, puisque chaque marchandise isolée parcourt le circuit M-A-M, se présente comme un enchevêtrement des chaînes entrelacées à l’infini de ce mouvement toujours finissant et toujours commençant en un nombre infini de points différents. Mais chaque vente ou achat singulier subsiste en tant qu’acte indifférent et isolé, dont l’acte complémentaire peut être séparé dans le temps et dans l’espace et n’a donc pas besoin de se rattacher à lui immédiatement pour lui faire suite. Comme chaque procès de circulation particulier M-A ou A-M, transformation d’une marchandise en valeur d’usage et de l’autre marchandise en argent, premier et deuxième stade de la circulation, constitue dans deux directions un point d’arrêt indépendant, mais comme d’un autre côté toutes les marchandises commencent leur deuxième métamorphose et prennent place au point de départ de la deuxième moitié de la circulation, sous la forme qui leur est commune de l’équivalent général, de l’or, dans la circulation réelle un A-M quelconque emboîte le pas à un M-A quelconque et le deuxième chapitre de la carrière d’une marchandise au premier chapitre de la carrière de l’autre. A, par exemple, vend du fer pour 2 livres sterling, accomplit donc M-A ou la première métamorphose de la marchandise fer, mais remet l’achat à plus tard. En même temps B, qui quinze jours plus tôt avait vendu 2 quarters de froment pour 6 livres sterling, achète avec ces 6 livres sterling un complet chez Moïse et fils, accomplissant donc A-M ou la deuxième métamorphose de la marchandise froment. Ces deux actes A-M et M-A n’apparaissent ici que comme les anneaux d’une chaîne parce que sous la forme A, la forme or, une marchandise ressemble à l’autre et que l’on ne saurait reconnaître dans l’or s’il est du fer métamorphosé ou du froment métamorphosé. Dans le procès de circulation réel M-A-M se présente donc comme une juxtaposition et une succession infinies et fortuites des membres de différentes métamorphoses totales jetés pêle-mêle. Le procès de circulation réel n’apparaît donc pas comme une métamorphose totale de la marchandise, comme son passage par des phases opposées, mais comme un pur agrégat de multiples achats et ventes s’effectuant parallèlement ou successivement de manière fortuite. Ainsi se trouve effacée la détermination formelle du procès et d’autant plus complètement que chaque acte particulier de la circulation, par exemple la vente, est en même temps son contraire, l’achat, et réciproquement. D’autre part, le procès de circulation est le mouvement des métamorphoses du monde des marchandises et il faut donc qu’il le reflète aussi dans la totalité de son mouvement. Nous étudierons dans la section suivante comment il le reflète. Qu’il nous suffise ici de remarquer encore que dans M-A-M les deux extrêmes M n’ont pas le même rapport formel avec A. Le premier M est une marchandise particulière et se rapporte à l’argent comme à la marchandise universelle, alors que l’argent est la marchandise universelle et se rapporte au deuxième M comme à une marchandise individuelle. M-A-M peut donc se ramener sur le plan de la logique abstraite à la forme de syllogisme P-U-I, dans laquelle la particularité constitue le premier extrême, l’universalité le terme moyen et l’individualité le dernier extrême.
Les possesseurs de marchandises sont entrés dans le procès de la circulation comme simples détenteurs de marchandises. A l’intérieur de ce procès, ils s’affrontent sous la forme antithétique d’acheteur et de vendeur, personnifiant l’un le pain de sucre, l’autre l’or. Quand le pain de sucre devient or, le vendeur devient acheteur. Ces caractères sociaux déterminés n’ont donc nullement leur origine dans l’individualité humaine en général, mais dans les rapports d’échange entre hommes produisant leurs produits sous la forme déterminée de la marchandise. Ce sont si peu des rapports purement individuels qui s’expriment dans le rapport de l’acheteur au vendeur, que tous deux n’entrent dans cette relation que par la négation de leur travail individuel, qui devient argent, en tant qu’il n’est pas le travail d’un individu particulier. Autant donc il est stupide de concevoir ces caractères économiques bourgeois d’acheteur et de vendeur comme des formes sociales éternelles de l’individualité humaine, autant il est faux de les déplorer en voyant en eux l’abolition de l’individualité [4]. Ils sont la manifestation nécessaire de l’individualité à un stade déterminé du procès social de la production. Dans l’opposition entre acheteur et vendeur, la nature antagonique de la production bourgeoise s’exprime d’ailleurs encore d’une façon si superficielle et si formelle que cette opposition appartient aussi à des formes de société pré-bourgeoises, sa seule exigence étant que les individus se rapportent les uns aux autres comme détenteurs de marchandises.
Si nous considérons maintenant le résultat de M-A-M, il se réduit à l’échange de substance M-M. La marchandise a été échangée contre la marchandise, la valeur d’usage contre la valeur d’usage, et la transformation de la marchandise en argent, ou encore, la marchandise sous forme d’argent, ne sert que d’intermédiaire à cet échange de substance. L’argent apparaît ainsi comme un simple moyen d’échange des marchandises, mais non comme moyen d’échange en général : il apparaît comme un moyen d’échange caractérisé par le procès de circulation, c’est-à-dire comme un moyen de circulation [5].
Du fait que le procès de circulation des marchandises s’éteint dans M-M et semble par suite n’être qu’un troc effectué par l’intermédiaire de l’argent, ou que, d’une manière générale, M-A-M ne se scinde pas seulement en deux procès isolés, mais représente aussi leur unité mouvante, vouloir conclure qu’entre l’achat et la vente existe seulement l’unité et non la séparation, c’est faire un raisonnement dont la critique relève de la logique et non de l’économie politique. De même que la séparation de l’achat et de la vente dans le procès de l’échange fait tomber les antiques barrières locales de l’échange social de substance qu’entourait d’une si aimable naïveté une piété ancestrale, cette séparation est également la forme générale sous laquelle les moments d’un seul tenant du procès se disloquent et s’opposent les uns aux autres ; elle constitue en un mot la possibilité générale des crises commerciales, mais seulement parce que l’opposition de la marchandise et de la monnaie est la forme abstraite et générale de toutes les oppositions qu’implique le travail bourgeois. La circulation de la monnaie peut donc avoir lieu sans crises, mais les crises ne peuvent pas avoir lieu sans circulation de la monnaie. Cela revient toutefois seulement à dire que, là où le travail fondé sur l’échange privé n’a pas encore atteint le stade de la création de la monnaie, il lui est naturellement encore moins possible de donner naissance à des phénomènes qui supposent le plein développement du procès de production bourgeoise. On peut alors apprécier la profondeur d’une critique qui prétend, par l’abolition du « privilège » des métaux précieux et par un prétendu « système monétaire rationnel », supprimer les « anomalies » de la production bourgeoise. Pour donner, d’autre part, un exemple d’apologétique en économie politique, il nous suffira de rappeler une interprétation dont l’extraordinaire perspicacité fit grand bruit. James Mill, le père de l’économiste anglais bien connu John Stuart Mill, dit :
Il ne peut jamais y avoir manque d’acheteurs pour toutes les marchandises. Quiconque met une marchandise en vente veut recevoir une marchandise en échange, et il est donc acheteur par le simple fait qu’il est vendeur. Acheteurs et vendeurs de toutes les marchandises pris ensemble doivent donc, par une nécessité métaphysique, s’équilibrer. Si donc il se trouve plus de vendeurs que d’acheteurs pour une marchandise, il faut qu’il y ait plus d’acheteurs que de vendeurs pour une autre marchandise [6].
Mill établit l’équilibre en transformant le procès de circulation en troc direct, tandis qu’il réintroduit en contrebande dans le troc direct les figures de l’acheteur et du vendeur empruntées au procès de circulation. Pour parler le langage confus de Mill, dans les moments où toutes les marchandises sont invendables, comme par exemple à Londres et à Hambourg à certains moments de la crise commerciale de 1857-1858, il y a effectivement plus d’acheteurs que de vendeurs pour une seule marchandise, l’argent, et plus de vendeurs que d’acheteurs pour toutes les autres formes d’argent, les marchandises. L’équilibre métaphysique des achats et des ventes se réduit au fait que chaque achat est une vente et chaque vente un achat, ce qui n’a rien de particulièrement consolant pour les détenteurs de marchandises qui n’arrivent pas à vendre, ni par conséquent à acheter [7].
La séparation de la vente et de l’achat rend possible, à côté du commerce proprement dit, un grand nombre de transactions fictives avant l’échange définitif entre les producteurs et les consommateurs de marchandises. Elle permet ainsi à une quantité de parasites de s’introduire dans le procès de production et d’exploiter cette séparation. Mais cela revient encore une fois à dire qu’avec l’argent comme forme générale du travail en régime bourgeois est donnée la possibilité du développement des contradictions contenues dans ce travail.

Notes
[1] 1° édition : « or ». (N. R.)
[2] « La monnaie est de deux sortes, idéale et réelle ; et elle est employée de deux façons différentes : pour évaluer les choses et pour les acheter. Pour l’évaluation, la monnaie Idéale convient tout aussi bien que la monnaie réelle et peut-être mieux encore. L’autre emploi de la monnaie consiste dans l’achat des choses qu’elle évalue... Les prix et les contrats s’établissent sur une évaluation en monnaie idéale et se réalisent en monnaie réelle. » (GALIANI : Della Moneta, p. 112 et suiv.)
[3] Cela n’empêche naturellement pas le prix marchand des marchandises d’être au-dessus ou au-dessous de leur valeur. Mais cette considération est étrangère à la circulation simple et appartient à une tout autre sphère, que nous aurons à, considérer plus loin quand nous étudierons le rapport de la valeur et du prix marchand.
[4] L’extrait suivant des Leçons sur l’industrie et lu finances (Paris, 1832) de M. Isaac PEREIRE montre combien même la forme toute superficielle de l’antagonisme, qui se manifeste dans l’achat et la vente, blesse de belles âmes. Le fait que sa qualité d’inventeur et de dictateur du Crédit mobilier a valu au même Isaac la triste renommée de loup de la Bourse de Paris montre également ce qu’il faut penser de la critique sentimentale de l’économie. M. Pereire, alors apôtre de Saint-Simon, dit : « C’est parce que tous les individus sont isolés, séparés les uns des autres, soit dans leurs travaux, soit pour leur consommation, qu’il y a échange entre eux des produite de leur industrie respective. De la nécessité de l’échange est dérivée la nécessité de déterminer la valeur relative des objets. Les idées de valeur et d’échange sont donc intimement liées, et toutes deux, dans leur forme actuelle, elles expriment l’individualisme et l’antagonisme... Il n’y a lieu à fixer la valeur des produits que... parce qu’il y a vente et achat ; en d’autres termes, antagonisme entre les divers membres de la société Il n’y avait lieu à s’occuper de prix, de valeur, que là où Il y avait vente et achat, c’est-à-dire où chaque individu était obligé de lutter pour se procurer les objets nécessaires à l’entretien de son existence. » (Ibid., pp. 2, 3, passim.)
[5] « L’argent n’est que le moyen et l’acheminement, au lieu que les denrées utiles à la vie sont la fin et le but. » (Boisguillebert : Le Détail de la France, 1697, dans Économistes financiers du XVIII° siècle, d’Eugène Daire, vol. 1, Paris, 1843, p. 210.)
[6] En novembre 1807 parut, en Angleterre, un ouvrage de William SPENCE sous le titre : Britain Independent of Commerce [L’Angleterre indépendante du commerce], dont William COBBETT, dans son Political Register, a développé le principe sous la forme plus radicale Perish Commerce [A bas le commerce]. En réponse, James Mill publia, en 1808, sa Defence of Commerce [Défense du commerce], dans laquelle se trouve déjà l’argument cité d’après ses Elements Of Political Economy. Dans sa polémique avec Sismondi et Malthus au sujet des crises commerciales, J.-B. Say s’appropria cette jolie trouvaille et, comme il serait Impossible de dire de quelle idée nouvelle ce comique prince de la science* aurait enrichi l’économie politique - son mérite a bien plutôt consisté dans l’impartialité qu’il a mise à comprendre également de travers ses contemporains Malthus, Sismondi et Ricardo - ses admirateurs sur le continent ont célébré en lui, à son de trompe, l’homme qui avait déterré ce fameux trésor de l’équilibre métaphysique des achats et des ventes.
* En français dans le texte. (N. R.)
[7] Les exemples suivants permettront de voir la façon dont les économistes représentent les différentes déterminations formelles de la marchandise.
« En possession d’argent, nous n’avons à faire qu’un échange pour acquérir l’objet de notre désir, alors qu’avec d’autres produits excédentaires il nous faut en faire deux, dont le premier (pour nous procurer l’argent) est infiniment plus difficile que le second. » (G. OPDYKE : A Treatise on Political Economy, New-York, 1851, p. 287-288.)
« Si l’argent peut être vendu plus facilement, c’est précisément l’effet ou la conséquence naturelle de ce que les marchandises peuvent être vendues plus difficilement. » (Th. COBBETT : An Inquiry into the Causes and Modes of the Wealth of Individuals, etc., Londres, 1841, p. 117.) « L’argent a la propriété d’être toujours échangeable contre ce qu’il mesure. » (BOSANQUET : Metallic, Paper and Credit Currency, etc., Londres, 1842, p. 100.)
« L’argent peut toujours acheter d’autres marchandises, tandis que d’autres marchandises ne peuvent pas toujours acheter de l’argent ». (Th. TOOKE : An Inquiry into the Currency Principle, 2° édition, Londres, 1844, p. 10.)

source

Karl Marx, Manuscrits de 1844 :

Nous avons vu quelle signification prend sous le socialisme la richesse des besoins humains et, par suite, quelle signification prennent un nouveau mode de production et un nouvel objet de la production : c’est une manifestation nouvelle de la force essentielle de l’homme et un enrichissement nouveau de l’essence humaine. Dans le cadre de la propriété privée, les choses prennent une signification inverse. Tout homme s’applique à créer pour l’autre un besoin nouveau pour le contraindre à un nouveau sacrifice, le placer dans une nouvelle dépendance et le pousser à un nouveau mode de jouissance et, par suite, de ruine économique. Chacun cherche à créer une force essentielle étrangère dominant les autres hommes pour y trouver la satisfaction de son propre besoin égoïste. Avec la masse des objets augmente donc l’empire des êtres étrangers auquel l’homme est soumis et tout produit nouveau renforce encore la tromperie réciproque et le pillage mutuel. L’homme devient d’autant plus pauvre en tant qu’homme, il a d’autant plus besoin d’argent pour se rendre maître de l’être hostile, et la puissance de son argent tombe exactement en raison inverse du volume de la production, c’est-à-dire que son indigence augmente à mesure que croît la puissance de l’argent. - Le besoin d’argent est donc le vrai besoin produit par l’économie politique et l’unique besoin qu’elle produit. La quantité de l’argent devient de plus en plus l’unique et puissante propriété de celui-ci ; de même qu’il réduit tout être à son abstraction, il se réduit lui-même dans son propre mouvement à un être quantitatif. L’absence de mesure et la démesure deviennent sa véritable mesure.
 Sur le plan subjectif même cela se manifeste d’une part en ceci, que l’extension des produits et des besoins devient l’esclave inventif et toujours en train de calculer d’appétits inhumains, raffinés, contre nature et imaginaires - la propriété privée ne sait pas transformer le besoin grossier en besoin humain ; son idéalisme est l’imagination, l’arbitraire, le caprice et un ennuque ne flatte pas avec plus de bassesse son despote et ne cherche pas à exciter ses facultés émoussées de jouissance pour capter une faveur avec des moyens plus infâmes que l’eunuque industriel, le producteur, pour capter les pièces blanches et tirer les picaillons de la poche de son voisin très chrétiennement aimé. - (Tout produit est un appât avec lequel on tâche d’attirer à soi l’être de l’autre, son argent ; tout besoin réel ou possible est une faiblesse qui attirera la mouche dans la glu ; - exploitation universelle de l’essence sociale de l’homme, de même que chacune de ses imperfections est un lien avec le ciel, un côté par lequel son cœur est accessible au prêtre ; tout besoin est une occasion pour s’approcher du voisin avec l’air le plus aimable et lui dire : cher ami, je te donnerai ce qui t’est nécessaire ; mais tu connais la condition sine qua non ; tu sais de quelle encre tu dois signer le pacte qui te lie à moi ; je t’étrille en te procurant une jouissance). L’eunuque industriel se plie aux caprices les plus infâmes de l’homme, joue l’entremetteur entre son besoin et lui, excite en lui des appétits morbides, guette chacune de ses faiblesses pour lui demander ensuite le salaire de ces bons offices.
 Cette aliénation apparaît d’autre part en produisant, d’un côté, le raffinement des besoins et des moyens de les satisfaire, de l’autre le retour à une sauvagerie bestiale, la simplicité complète, grossière et abstraite du besoin ; ou plutôt elle ne fait que s’engendrer à nouveau elle-même avec sa signification opposée. Même le besoin de grand air cesse d’être un besoin pour l’ouvrier ; l’homme retourne à sa tanière, mais elle est maintenant empestée par le souffle pestilentiel et méphitique de la civilisation et il ne l’habite plus que d’une façon précaire, comme une puissance étrangère qui peut chaque jour se dérober à lui, dont il peut chaque jour être expulsé s’il ne paie pas. Cette maison de mort, il faut qu’il la paie. La maison de lumière, que, dans Eschyle, Prométhée désigne comme l’un des plus grands cadeaux qui lui ait permis de transformer le sauvage en homme, cesse d’être pour l’ouvrier. La lumière, l’air, etc., ou la propreté animale la plus élémentaire cessent d’être un besoin pour l’homme. La saleté, cette stagnation, cette putréfaction de l’homme, ce cloaque (au sens littéral) de la civilisation devient son élément de vie. L’incurie complète et contre nature, la nature putride devient l’élément de sa vie. Aucun de ses sens n’existe plus, non seulement sous son aspect humain, mais aussi sous son aspect inhumain, c’est-à-dire pire qu’animal. On voit revenir les modes (et instruments) les plus grossiers du travail humain : la meule des esclaves romains est devenue le mode de production, le mode d’existence pour beaucoup d’ouvriers anglais. Il n’est pas assez que l’homme n’ait pas de besoins humains, même les besoins animaux cessent. L’Irlandais ne connaît plus que le besoin de manger, et, qui plus est, seulement de manger des pommes de terre, et même des pommes de terre à cochon, celle de la pire espèce. Mais l’Angleterre et la France ont déjà dans chaque ville industrielle une petite Irlande. Le sauvage, l’animal ressentent pourtant le besoin de la chasse, du mouvement, etc., de la société. - La simplification de la machine, du travail est utilisée pour transformer en ouvrier l’homme qui en est encore au stade de la formation, l’homme qui n’est encore absolument pas développé - l’enfant -, tandis que l’ouvrier est devenu un enfant laissé à l’abandon. La machine s’adapte à la faiblesse de l’homme pour transformer l’homme faible en machine. –

De quelle manière l’augmentation des besoins et des moyens de les satisfaire engendre-t-elle l’absence de besoins et de moyens ? L’économiste (et le capitaliste : en général nous parlons toujours des hommes d’affaires empiriques lorsque nous recourons aux économistes... qui sont leur mea culpa et leur existence scientifiques) le prouve ainsi : 1º il réduit le besoin de l’ouvrier à l’entretien le plus indispensable et le plus misérable de la vie physique et son activité au mouvement mécanique le plus abstrait, et dit en conséquence l’homme n’a pas d’autre besoin ni d’activité, ni de jouissance car même cette vie-là, il la proclame vie et existence humaines 2º il calcule la vie (l’existence) la plus indigente possible comme norme et, qui plus est, comme norme universelle : universelle parce que valable pour la masse des hommes ; il fait de l’ouvrier un être privé de sens et de besoins, comme il fait de son activité une pure abstraction de toute activité ; tout luxe de l’ouvrier lui apparaît donc condamnable et tout ce qui dépasse le besoin le plus abstrait - fût-ce comme jouissance passive ou manifestation d’activité - lui semble un luxe. L’économie politique, cette science de la richesse, est donc en même temps la science du renoncement, des privations, de l’épargne, et elle en arrive réellement à épargner à l’homme même le besoin d’air pur ou de mouvement physique. Cette science de la merveilleuse industrie est aussi la science de l’ascétisme et son véritable idéal est l’avare ascétique, mais usurier, et l’esclave ascétique, mais producteur. Son idéal moral est l’ouvrier qui porte à la Caisse d’Épargne une partie de son salaire et, pour cette lubie favorite qui est la sienne, elle a même trouvé un art servile. On a porté cela avec beaucoup de sentiment au théâtre. Elle est donc - malgré son aspect profane et voluptueux - une science morale réelle, la plus morale des sciences. Le renoncement à soi-même, le renoncement à la vie et à tous les besoins humains est sa thèse principale. Moins tu manges, tu bois, tu achètes des livres, moins tu vas au théâtre, au bal, au cabaret, moins tu penses, tu aimes, tu fais de la théorie, moins tu chantes, tu parles, tu fais de l’escrime, etc., plus tu épargnes, plus tu augmentes ton trésor que ne mangeront ni les mites ni la poussière, ton capital. Moins tu es, moins tu manifestes ta vie, plus tu possèdes, plus ta vie aliénée grandit, plus tu accumules de ton être aliéné. Tout ce que l’économiste te prend de vie et d’humanité, il te le remplace en argent et en richesse et tout ce que tu ne peux pas, ton argent le peut : il peut manger, boire, aller au bal, au théâtre ; il connaît l’art, l’érudition, les curiosités historiques, la puissance politique ; il peut voyager ; il peut t’attribuer tout cela ; il peut acheter tout cela ; il est la vraie capacité. Mais lui qui est tout cela, il n’a d’autre possibilité que de se créer lui-même, de s’acheter lui-même, car tout le reste est son valet et si je possède l’homme, je possède aussi le valet et je n’ai pas besoin de son valet. Toutes les passions et toute activité doivent donc sombrer dans la soif de richesse. L’ouvrier doit avoir juste assez pour vouloir vivre et ne doit vouloir vivre que pour posséder.
(…)

Tout ce qui t’appartient, tu dois le rendre vénal, c’est-à-dire utile. Si je demande à l’économiste : est-ce que j’obéis aux lois économiques si je tire de l’argent de l’abandon, de la vente de mon corps à la volupté d’autrui (en France les ouvriers d’usines appellent la prostitution de leurs femmes et de leurs filles l’heure de travail supplémentaire, ce qui est littéralement exact), ou bien est-ce que je n’agis pas conformément à l’économie lorsque je vends mon ami aux Marocains (et la vente directe des hommes sous la forme du commerce des recrues, etc., a lieu dans tous les pays civilisés). celui-ci me répond : tu n’agis pas à rencontre de mes lois ; mais prends garde à ce que disent mes cousines, la morale et la religion ; ma morale et ma religion économiques n’ont rien à t’objecter, mais... Mais qui dois-je plutôt croire alors de l’économie politique ou de la morale ? La morale de l’économie politique est le gain, le travail et l’épargne, la sobriété... mais l’économie politique me promet de satisfaire mes besoins. L’économie politique de la morale est la richesse en bonne conscience, en vertu, etc., mais comment puis-je être vertueux si je ne suis pas, comment puis-je avoir une bonne conscience si je ne sais rien ? Tout ceci est fondé dans l’essence de l’aliénation : chaque sphère m’applique une norme différente et contraire, la morale m’en applique une et l’économie une autre, car chacune est une aliénation déterminée de l’homme et chacune [XVII] retient une sphère particulière de l’activité essentielle aliénée, chacune est dans un rapport d’aliénation à l’autre aliénation. Ainsi M. Michel Chevalier reproche à Ricardo de faire abstraction de a morale. Mais Ricardo laisse l’économie parler son propre langage. Si celui-ci n’est pas moral, Ricardo n’y peut rien. M. Chevalier fait abstraction de l’économie dans la mesure où il moralise, mais il fait nécessairement et réellement abstraction de la morale dans la mesure où il fait de l’économie politique. La relation de l’économie à la morale, si par ailleurs elle West pas arbitraire, contingente, et par suite sans fondement et sans caractère scientifique, si on n’en fait pas état pour la frime, mais qu’on la considère comme essentielle, ne peut être que la relation des lois économiques à la morale : si celle-ci n’apparaît pas, ou plutôt que le contraire se produit, en quoi Ricardo en est-il responsable ? D’ailleurs l’opposition entre l’économie et la morale West qu’une apparence et s’il y a une opposition, ce n’en est pas une. L’économie politique ne fait qu’exprimer à sa manière les lois morales.

Source

Karl Marx, Le Capital, Livre premier, La monnaie ou la circulation des marchandises :

La monnaie ou l’argent.
Jusqu’ici nous avons considéré le métal précieux sous le double aspect de mesure des valeurs et d’instrument de circulation. Il remplit la première fonction comme monnaie idéale, il peut être représenté dans la deuxième par des symboles. Mais il y a des fonctions où il doit se présenter dans son corps métallique comme équivalent réel des marchandises ou comme marchandise-monnaie. Il y a une autre fonction encore qu’il peut remplir ou en personne ou par des suppléants, mais où il se dresse toujours en face des marchandises usuelles comme l’unique incarnation adéquate de leur valeur. Dans tous ces cas, nous dirons qu’il fonctionne comme monnaie ou argent proprement dit par opposition à ses fonctions de mesure des valeurs et de numéraire.
a) Thésaurisation.
Le mouvement circulatoire des deux métamorphoses inverses des marchandises ou l’alternation continue de vente et d’achat se manifeste par le cours infatigable de la monnaie ou dans sa fonction de perpetuum mobile, de moteur perpétuel de la circulation. Il s’immobilise ou se transforme, comme dit Boisguillebert, de meuble en immeuble, de numéraire en monnaie ou argent, dès que la série des métamorphoses est interrompue, dès qu’une vente n’est pas suivie d’un achat subséquent.
Dès que se développe la circulation des marchandises, se développent aussi la nécessité et le désir de fixer et de conserver le produit de la première métamorphose, la marchandise changée en chrysalide d’or ou d’argent [1]. On vend dès lors des marchandises non seulement pour en acheter d’autres, mais aussi pour remplacer la forme marchandise par la forme argent. La monnaie arrêtée à dessein dans sa circulation se pétrifie, pour ainsi dire, en devenant trésor, et le vendeur se change en thésauriseur.
C’est surtout dans l’enfance de la circulation qu’on n’échange que le superflu en valeurs d’usage contre la marchandise-monnaie. L’or et l’argent deviennent ainsi d’eux-mêmes l’expression sociale du superflu et de la richesse. Cette forme naïve de thésaurisation s’éternise chez les peuples dont le mode traditionnel de production satisfait directement un cercle étroit de besoins stationnaires. Il y a peu de circulation et beaucoup de trésors. C’est ce qui a lieu chez les Asiatiques, notamment chez les Indiens. Le vieux Vanderlint, qui s’imagine que le taux des prix dépend de l’abondance des métaux précieux dans un pays, se demande pourquoi les marchandises indiennes sont à si bon marché ? Parce que les Indiens, dit-il, enfouissent l’argent. Il remarque que de 1602 à 1734 ils enfouirent ainsi cent cinquante millions de livres sterling en argent, qui étaient venues d’abord d’Amérique en Europe [2]. De 1856 à 1866, dans une période de dix ans, l’Angleterre exporta dans l’Inde et dans la Chine (et le métal importé en Chine tenue en grande partie dans l’Inde), cent vingt millions de livres sterling en argent qui avaient été auparavant échangées contre de l’or australien.
Dès que la production marchande a atteint un certain développement, chaque producteur doit faire provision d’argent. C’est alors le « gage social », le nervus rerum, le nerf des choses [3]. En effet, les besoins du producteur se renouvellent sans cesse et lui imposent sans cesse l’achat de marchandises étrangères, tandis que la production et la vente des siennes exigent plus ou moins de temps et dépendent de mille hasards. Pour acheter sans vendre, il doit d’abord avoir vendu sans acheter. Il semble contradictoire que cette opération puisse s’accomplir d’une manière générale. Cependant les métaux précieux se troquent à leur source de production contre d’autres marchandises. Ici la vente a lieu (du côté du possesseur de marchandises) sans achat (du côté du possesseur d’or et d’argent) [4]. Et des ventes postérieures qui ne sont pas complétées par des achats subséquents ne font que distribuer les métaux précieux entre tous les échangistes. Il se forme ainsi sur tous les points en relation d’affaires des réserves d’or et d’argent dans les proportions les plus diverses. La possibilité de retenir et de conserver la marchandise comme valeur d’échange ou la valeur d’échange comme marchandise éveille la passion de l’or. A mesure que s’étend la circulation des marchandises grandit aussi la puissance de la monnaie, forme absolue et toujours disponible de la richesse sociale. « L’or est une chose merveilleuse ! Qui le possède est maître de tout ce qu’il désire. Au moyen de l’or on peut même ouvrir aux âmes les portes du Paradis. » (Colomb, lettre de la Jamaïque, 1503.)
L’aspect de la monnaie ne trahissant point ce qui a été transformé en elle, tout, marchandise ou non, se transforme en monnaie. Rien qui ne devienne vénal, qui ne se fasse vendre et acheter ! La circulation devient la grande cornue sociale où tout se précipite pour en sortir transformé en cristal monnaie. Rien ne résiste à cette alchimie, pas même les os des saints et encore moins des choses sacrosaintes, plus délicates, res sacrosanctoe, extra commercium hominum [5]. De même que toute différence de qualité entre les marchandises s’efface dans l’argent, de même lui, niveleur radical, efface toutes les distinctions [6]. Mais l’argent est lui-même marchandise, une chose qui peut tomber sous les mains de qui que ce soit. La puissance sociale devient ainsi puissance privée des particuliers. Aussi la société antique le dénonce-t-elle comme l’agent subversif, comme le dissolvant le plus actif de son organisation économique et de ses mœurs populaires [7].
La société moderne qui, à peine née encore, tire déjà par les cheveux le dieu Plutus des entrailles de la terre, salue dans l’or, son saint Graal, l’incarnation éblouissante du principe même de sa vie.
La marchandise, en tant que valeur d’usage, satisfait un besoin particulier et forme un élément particulier de la richesse matérielle. Mais la valeur de la marchandise mesure le degré de sa force d’attraction sur tous les éléments de cette richesse, et par conséquent la richesse sociale de celui qui la possède. L’échangiste plus ou moins barbare, même le paysan de l’Europe occidentale, ne sait point séparer la valeur de sa forme. Pour lui, accroissement de sa réserve d’or et d’argent veut dire accroissement de valeur. Assurément la valeur du métal précieux change par suite des variations survenues soit dans sa propre valeur soit dans celle des marchandises. Mais cela n’empêche pas d’un côté, que deux cents onces d’or contiennent après comme avant plus de valeur que cent, trois cents plus que deux cents, etc., ni d’un autre côté, que la forme métallique de la monnaie reste la forme équivalente générale de toutes les marchandises, l’incarnation sociale de tout travail humain. Le penchant à thésauriser n’a, de sa nature, ni règle ni mesure. Considéré au point de vue de la qualité ou de la forme, comme représentant universel de la richesse matérielle, l’argent est sans limite parce qu’il est immédiatement transformable en toute sorte de marchandise. Mais chaque somme d’argent réelle a sa limite quantitative et n’a donc qu’une puissance d’achat restreinte. Cette contradiction entre la quantité toujours définie et la qualité de puissance infinie de l’argent ramène sans cesse le thésauriseur au travail de Sisyphe. Il en est de lui comme du conquérant que chaque conquête nouvelle ne mène qu’à une nouvelle frontière.
Pour retenir et conserver le métal précieux en qualité de monnaie, et par suite d’élément de la thésaurisation, il faut qu’on l’empêche de circuler ou de se résoudre comme moyen d’achat en moyens de jouissance. Le thésauriseur sacrifie donc à ce fétiche tous les penchants de sa chair. Personne plus que lui ne prend au sérieux l’évangile du renoncement. D’un autre côté, il ne peut dérober en monnaie à la, circulation que ce qu’il lui donne en marchandises. Plus il produit, plus il peut vendre. Industrie, économie, avarice, telles sont ses vertus cardinales ; beaucoup vendre, peu acheter, telle est la somme de son économie politique [8].
Le trésor n’a pas seulement une forme brute : il a aussi une forme esthétique. C’est l’accumulation d’ouvrages d’orfèvrerie qui se développe avec l’accroissement de la richesse sociale. « Soyons riches ou paraissons riches. » (Diderot.) Il se forme ainsi d’une part un marché toujours plus étendu pour les métaux précieux, de l’autre une source latente d’approvisionnement à laquelle on puise dans les périodes de crise sociale.
Dans l’économie de la circulation métallique, les trésors remplissent des fonctions diverses. La première tire son origine des conditions qui président au cours de la monnaie. On a vu comment la masse courante du numéraire s’élève ou s’abaisse avec les fluctuations constantes qu’éprouve la circulation des marchandises sous le rapport de l’étendue, des prix et de la vitesse. Il faut donc que cette masse soit capable de contraction et d’expansion.
Tantôt une partie de la monnaie doit sortir de la circulation, tantôt elle y doit rentrer. Pour que la masse d’argent courante corresponde toujours au degré où la sphère de la circulation se trouve saturée, ta quantité d’or ou d’argent qui réellement circule ne doit former qu’une partie du métal précieux existant dans un pays. C’est par la forme trésor de l’argent que cette condition se trouve remplie. Les réservoirs des trésors servent à la fois de canaux de décharge et d’irrigation, de façon que les canaux de circulation ne débordent jamais [9].
b) Moyen de payement.
Dans la forme immédiate de la circulation des marchandises examinée jusqu’ici, la même valeur se présente toujours double, marchandise à un pôle, monnaie à l’autre. Les producteurs-échangistes entrent en rapport comme représentants d’équivalents qui se trouvent déjà en face les uns des autres. A mesure cependant que se développe la circulation, se développent aussi des circonstances tendant à séparer par un intervalle de temps l’aliénation de la marchandise et la réalisation de son prix. Les exemples les plus simples nous suffisent ici. Telle espèce de marchandise exige plus de temps pour sa production, telle autre en exige moins. Les saisons de production ne sont pas les mêmes pour des marchandises différentes. Si une marchandise prend naissance sur le lieu même de son marché, une autre doit voyager et se rendre à un marché lointain. Il se peut donc que l’un des échangistes soit prêt à vendre, tandis que l’autre n’est pas encore à même d’acheter. Quand les mêmes transactions se renouvellent constamment entre les mêmes personnes les conditions de la vente et de l’achat des marchandises se régleront peu à peu d’après les conditions de leur production. D’un autre côté, l’usage de certaines espèces de marchandise, d’une maison, par exemple, est aliéné pour une certaine période, et ce n’est qu’après l’expiration du terme que l’acheteur a réellement obtenu la valeur d’usage stipulée. Il achète donc avant de payer. L’un des échangistes vend une marchandise présente, l’autre achète comme représentant d’argent à venir. Le vendeur devient créancier, l’acheteur débiteur. Comme la métamorphose de la marchandise prend ici un nouvel aspect, l’argent lui aussi acquiert une nouvelle fonction. Il devient moyen de payement.
Les caractères de créancier et de débiteur proviennent ici de la circulation simple. Le changement de sa forme imprime au vendeur et à l’acheteur leurs cachets nouveaux. Tout d’abord, ces nouveaux rôles sont donc aussi passagers que les anciens et joués tour à tour par les mêmes acteurs, mais ils n’ont plus un aspect aussi débonnaire, et leur opposition devient plus susceptible de se solidifier [10]. Les mêmes caractères peuvent aussi se présenter indépendamment de la circulation des marchandises. Dans le monde antique, le mouvement de la lutte des classes a surtout la forme d’un combat, toujours renouvelé entre créanciers et débiteurs, et se termine à Rome par la défaite et la ruine du débiteur plébéien qui est remplacé par l’esclave. Au moyen âge, la lutte se termine par la ruine du débiteur féodal. Celui-là perd la puissance politique dès que croule la base économique qui en faisait le soutien. Cependant ce rapport monétaire de créancier à débiteur ne fait à ces deux époques que réfléchir à la surface des antagonismes plus profonds.
Revenons à la circulation des marchandises. L’apparition simultanée des équivalents marchandise et argent aux deux pôles de la vente a cessé. Maintenant l’argent fonctionne en premier lieu comme mesure de valeur dans la fixation du prix de la marchandise vendue. Ce prix établi par contrat, mesure l’obligation de l’acheteur, c’est-à-dire la somme d’argent dont il est redevable à terme fixe.
Puis il fonctionne comme moyen d’achat idéal. Bien qu’il n’existe que dans la promesse de l’acheteur, il opère cependant le déplacement de la marchandise. Ce n’est qu’à l’échéance du terme qu’il entre, comme moyen de payement, dans la circulation, c’est-à-dire qu’il passe de la main de l’acheteur dans celle du vendeur. Le moyen de circulation s’était transformé en trésor, parce que le mouvement de la circulation s’était arrêté à sa première moitié. Le moyen de payement entre dans la circulation, mais seulement après que la marchandise en est sortie. Le vendeur transformait la marchandise en argent pour satisfaire ses besoins, le thésauriseur pour la conserver sous forme d’équivalent général, l’acheteur-débiteur enfin pour pouvoir payer. S’il ne paye pas, une vente forcée de son avoir a lieu. La conversion de la marchandise en sa figure valeur, en monnaie, devient ainsi une nécessité sociale qui s’impose au producteur-échangiste indépendamment de ses besoins et de ses fantaisies personnelles.
Supposons que le paysan achète du tisserand vingt mètres de toile au prix de deux livres sterling, qui est aussi le prix d’un quart de froment, et qu’il les paye un mois après. Le paysan transforme son froment en toile avant de l’avoir transformé en monnaie. Il accomplit donc la dernière métamorphose de sa marchandise avant la première. Ensuite il vend du froment pour deux livres sterling, qu’il fait passer au tisserand au terme convenu. La monnaie réelle ne lui sert plus ici d’intermédiaire pour substituer la toile au froment. C’est déjà fait. Pour lui la monnaie est au contraire le dernier mot de la transaction en tant qu’elle est la forme absolue de la valeur qu’il doit fournir, la marchandise universelle. Quant au tisserand, sa marchandise a circulé et a réalisé son prix, mais seulement au moyen d’un titre qui ressortit du droit civil. Elle est entrée dans la consommation d’autrui avant d’être transformée en monnaie. La première métamorphose de sa toile reste donc suspendue et ne s’accomplit que plus tard, au terme d’échéance de la dette du paysan [11].
Les obligations échues dans une période déterminée représentent le prix total des marchandises vendues. La quantité de monnaie exigée pour la réalisation de cette somme dépend d’abord de la vitesse du cours des moyens de payement. Deux circonstances la règlent :
1. l’enchaînement des rapports de créancier à débiteur, comme lorsque A, par exemple, qui reçoit de l’argent de son débiteur B, le fait passer à son créancier C, et ainsi de suite ;
2. l’intervalle de temps qui sépare les divers termes auxquels les payements s’effectuent.
La série des payements consécutifs ou des premières métamorphoses supplémentaires se distingue tout à fait de l’entrecroisement des séries de métamorphoses que nous avons d’abord analysé.
Non seulement la connexion entre vendeurs et acheteurs s’exprime dans le mouvement des moyens de circulation. Mais cette connexion naît dans le cours même de la monnaie. Le mouvement du moyen de payement au contraire exprime un ensemble de rapports sociaux préexistants.
La simultanéité et contiguïté des ventes (ou achats), qui fait que la quantité des moyens de circulation ne peut plus être compensée par la vitesse de leur cours, forme un nouveau levier dans l’économie des moyens de payement. Avec la concentration des payements sur une même place se développent spontanément des institutions et des méthodes pour les balancer les uns par les autres. Tels étaient, par exemple, à Lyon, au moyen âge, les virements. Les créances de A sur B, de B sur C, de C sur A, et ainsi de suite, n’ont besoin que d’être confrontées pour s’annuler réciproquement, dans une certaine mesure, comme quantités positives et négatives. Il ne reste plus ainsi qu’une balance de compte à solder. Plus est grande la concentration des payements, plus est relativement petite leur balance, et par cela même la masse des moyens de payement en circulation.
La fonction de la monnaie comme moyen de payement implique une contradiction sans moyen terme. Tant que les payements se balancent, elle fonctionne seulement d’une manière idéale, comme monnaie de compte et mesure des valeurs. Dès que les payements doivent s’effectuer réellement, elle ne se présente plus comme simple moyen de circulation, comme forme transitive servant d’intermédiaire au déplacement des produits, mais elle intervient comme incarnation individuelle du travail social, seule réalisation de la valeur d’échange, marchandise absolue. Cette contradiction éclate dans le moment des crises industrielles ou commerciales auquel on a donné le nom de crise monétaire [12].
Elle ne se produit que là où l’enchaînement des payements et un système artificiel destiné à les compenser réciproquement se sont développés. Ce mécanisme vient-il, par une cause quelconque, à être dérangé, aussitôt la monnaie, par un revirement brusque et sans transition, ne fonctionne plus sous sa forme purement idéale de monnaie de compte. Elle est réclamée comme argent comptant et ne peut plus être remplacée par des marchandises profanes. L’utilité de la marchandise ne compte pour rien et sa valeur disparaît devant ce qui n’en est que la forme. La veille encore, le bourgeois, avec la suffisance présomptueuse que lui donne la prospérité, déclarait que l’argent est une vaine illusion. La marchandise seule est argent, s’écriait-il. L’argent seul est marchandise ! Tel est maintenant le cri qui retentit sur le marché du monde. Comme le cerf altéré brame après la source d’eau vive, ainsi son âme appelle à grands cris l’argent, la seule et unique richesse [13]. L’opposition qui existe entre la marchandise et sa forme valeur est, pendant la crise, poussée à l’outrance. Le genre particulier de la monnaie n’y fait rien. La disette monétaire reste la même, qu’il faille payer en or ou en monnaie de crédit, en billets de banque, par exemple [14].
Si nous examinons maintenant la somme totale de la monnaie qui circule dans un temps déterminé, nous trouverons qu’étant donné la vitesse du cours des moyens de circulation et des moyens de payement, elle est égale à la somme des prix des marchandises à réaliser, plus la somme des payements échus, moins celle des payements qui se balancent, moins enfin l’emploi double ou plus fréquent des mêmes pièces pour la double fonction de moyen de circulation et de moyen de payement. Par exemple, le paysan a vendu son froment moyennant deux livres sterling qui opèrent comme moyen de circulation. Au terme d’échéance, il les fait passer au tisserand. Maintenant elles fonctionnent comme moyen de payement. Le tisserand achète avec elles une bible, et dans cet achat elles fonctionnent de nouveau comme moyen de circulation, et ainsi de suite.
Etant donné la vitesse du cours de la monnaie, l’économie des payements et les prix des marchandises, on voit que la masse des marchandises en circulation ne correspond plus à la masse de la monnaie courante dans une certaine période, un jour, par exemple. Il court de la monnaie qui représente des marchandises depuis longtemps dérobées à la circulation. Il court des marchandises dont l’équivalent en monnaie ne se présentera que bien plus tard. D’un autre côté, les dettes contractées et les dettes échues chaque jour sont des grandeurs tout à fait incommensurables [15].
La monnaie de crédit a sa source immédiate dans la fonction de l’argent comme moyen de payement. Des certificats constatant les dettes contractées pour des marchandises vendues circulent eux-mêmes à leur tour pour transférer à d’autres personnes les créances. A mesure que s’étend le système de crédit, se développe de plus en plus la fonction que la monnaie remplit comme moyen de payement. Comme tel, elle revêt des formes d’existence particulières dans lesquelles elle hante la sphère des grandes transactions commerciales, tandis que les espèces d’or et d’argent sont refoulées principalement dans la sphère du commerce de détail [16].
Plus la production marchande se développe et s’étend, moins la fonction de la monnaie comme moyen de payement est restreinte à la sphère de la circulation des produits. La monnaie devient la marchandise générale des contrats [17]. Les rentes, les impôts, etc., payés jusqu’alors en nature, se payent désormais en argent. Un fait qui démontre, entre autres, combien ce changement dépend des conditions générales de la production, c’est que I’empire romain échoua par deux fois dans sa tentative de lever toutes les contributions en argent. La misère énorme de la population agricole en France sous Louis XIV, dénoncée avec tant d’éloquence par Boisguillebert, le maréchal Vauban, etc., ne provenait pas seulement de l’élévation de l’impôt, mais aussi de la substitution de sa forme monétaire à sa forme naturelle [18]. En Asie, la rente foncière constitue l’élément principal des impôts et se paye en nature. Cette forme de la rente, qui repose là sur des rapports de production stationnaires, entretient par contrecoup l’ancien mode de production. C’est un des secrets de la conservation de l’empire turc. Que le libre commerce, octroyé par l’Europe au Japon, amène dans ce pays la conversion de la rente-nature en rente-argent, et c’en est fait de son agriculture modèle, soumise à des conditions économiques trop étroites pour résister à une telle révolution.
Il s’établit dans chaque pays certains termes généraux où les payements se font sur une grande échelle. Si quelques-uns de ces termes sont de pure convention, ils reposent en général sur les mouvements périodiques et circulatoires de la reproduction liés aux changements périodiques des saisons, etc. Ces termes généraux règlent également l’époque des payements qui ne résultent pas directement de la circulation des marchandises, tels que ceux de la rente, du loyer, des impôts, etc. La quantité de monnaie qu’exigent à certains jours de l’année ces payements disséminés sur toute la périphérie d’un pays occasionne des perturbations périodiques, mais tout à fait superficielles [19].
Il résulte de la loi sur la vitesse du cours des moyens de payement, que pour tous les payements périodiques, quelle qu’en soit la source, la masse des moyens de payement nécessaire est en raison inverse de la longueur des périodes [20].
La fonction que l’argent remplit comme moyen de payement nécessite l’accumulation des sommes exigées pour les dates d’échéance. Tout en éliminant la thésaurisation comme forme propre d’enrichissement, le progrès de la société bourgeoise la développe sous la forme de réserve des moyens de payement.
c) La monnaie universelle.
A sa sortie de la sphère intérieure de la circulation, l’argent dépouille les formes locales qu’il y avait revêtues, forme de numéraire, de monnaie d’appoint, d’étalon des prix, de signe de valeur, pour retourner à sa forme primitive de barre ou lingot. C’est dans le commerce entre nations que la valeur des marchandises se réalise universellement. C’est là aussi que leur figurevaleur leur fait vis-à-vis, sous l’aspect de monnaie universelle monnaie du monde (money of the world), comme l’appelle James Steuart, monnaie de la grande république commerçante, comme disait après lui Adam Smith. C’est sur le marché du monde et là seulement que la monnaie fonctionne dans toute la force du terme, comme la marchandise dont la forme naturelle est en même temps l’incarnation sociale du travail humain en général. Sa manière d’être y devient adéquate à son idée. Dans l’enceinte nationale de la circulation, ce n’est qu’une seule marchandise qui peut servir de mesure de valeur et par suite de monnaie. Sur le marché du monde règne une double mesure de valeur, l’or et l’argent [21].
La monnaie universelle remplit les trois fonctions de moyen de payement, de moyen d’achat et de matière sociale de la richesse, en général (universal wealth). Quand il s’agit de solder les balances internationales, la première fonction prédomine. De là le mot d’ordre du système mercantile - balance de commerce [22]. L’or et l’argent servent essentiellement de moyen d’achat international toutes les fois que l’équilibre ordinaire dans l’échange des matières entre diverses nations se dérange. Enfin, ils fonctionnent comme forme absolue de la richesse, quand il ne s’agit plus ni d’achat ni de payement, mais d’un transfert de richesse d’un pays à un autre, et que ce transfert, sous forme de marchandise, est empêché, soit par les éventualités du marché, soit par le but même qu’on veut atteindre [23].
Chaque pays a besoin d’un fonds de réserve pour son commerce étranger, aussi bien que pour sa circulation intérieure. Les fonctions de ces réserves se rattachent donc en partie à la fonction de la monnaie comme moyen de circulation et de payement à l’intérieur, et en partie à sa fonction de monnaie universelle [24]. Dans cette dernière fonction, la monnaie matérielle, c’est-à-dire l’or et l’argent, est toujours exigée ; c’est pourquoi James Steuart, pour distinguer l’or et l’argent de leurs remplaçants purement locaux, les désigne expressément sous le nom de money of the world.
Le fleuve aux vagues d’argent et d’or possède un double courant. D’un côté, il se répand à partir de sa source sur tout le marché du monde où les différentes enceintes nationales le détournent en proportions diverses, pour qu’il pénètre leurs canaux de circulation intérieure, remplace leurs monnaies usées, fournisse la matière des articles de luxe, et enfin se pétrifie sous forme de trésor [25]. Cette première direction lui est imprimée par les pays dont les marchandises s’échangent directement avec l’or et l’argent aux sources de leur production. En même temps, les métaux précieux courent de côté et d’autre, sans fin ni trêve, entre les sphères de circulation des différents pays, et ce mouvement suit les oscillations incessantes du cours du changes [26].
Les pays dans lesquels la production a atteint un haut degré de développement restreignent au minimum exigé par leurs fonctions spécifiques les trésors entassés dans les réservoirs de banque [27]. A part certaines exceptions, le débordement de ces réservoirs par trop au-dessus de leur niveau moyen est un signe de stagnation dans la circulation des marchandises ou d’une interruption dans le cours de leurs métamorphoses [28].

Notes
[1] « Une richesse en argent n’est que... richesse en productions, converties en argent. » (Mercier de la Rivière, l. c., p. 557.) « Une valeur en productions n’a fait que changer de forme. » (Id., p. 485.)
[2] « C’est grâce à cet usage qu’ils maintiennent leurs articles et leurs manufactures à des taux aussi bas. » (Vanderlint, l. c., p. 95, 96.)
[3] « Money is a pledge. » (John Bellers, Essay about the Poor, manufactures, trade, plantations and immorality, London, 1699, p. 13.)
[4] Achat, dans le sens catégorique, suppose en effet que l’or ou l’argent dans les mains de l’èchangiste proviennent, non pas directement de son industrie, mais de la vente de sa marchandise.
[5] Henri III, roi très-chrétien de France, dépouille les cloîtres, les monastères, etc., de leurs reliques pour en faire de l’argent. On sait quel rôle a joué dans l’histoire grecque le pillage des trésors du temple de Delphes par les Phocéens. Les temples, chez les anciens, servaient de demeure au dieu des marchandises. C’étaient des « banques sacrées ». Pour les Phéniciens, peuple marchand par excellence, l’argent était l’aspect transfiguré de toutes choses. Il était donc dans l’ordre que les jeunes filles qui se livraient aux étrangers pour de l’argent dans les fêtes d’Astarté offrissent à la déesse les pièces d’argent reçues comme emblème de leur virginité immolée sur son autel.
[6] Gold, yellow, glittering precious Gold !
Thus much of this will make black white ; foul, fair ;
Wrong, right ; base, noble ; old, young ; coward, valiant
...What this, you Gods ! why ibis
Will lug your priests and servants front your sides ;
This yellow slave
Will knit and break religions ; bless the accursed ;
Make the hoar leprosy adored ; place thieves
And give them, title, knee and approbation,
With senators of the bench ; this is it,
That makes, the wappend widow wed again
...Come damned earth,
Thou common whore of mankind
« Or précieux, or jaune et luisant’ en voici assez pour rendre le noir blanc, le laid beau, l’injuste juste, le vil noble, le vieux jeune, le lâche vaillant !... Qu’est-ce, cela, ô dieux immortels ? Cela, c’est ce qui détourne de vos autels vos prêtres et leurs acolytes Cet esclave jaune bâtit et démolit vos religions, fait bénir les maudits, adorer la lèpre blanche ; place les voleurs au banc des sénateurs et leur donne titres, hommages et génuflexions. C’est lui qui fait une nouvelle mariée de la veuve vieille et usée. Allons, argile damnée, catin du genre humain... » (Shakespeare, Timon of Athens.)
[7] « Rien n’a, comme l’argent, suscité parmi les hommes de mauvaises lois et tic mauvaises moeurs ; c’est lui qui met la discussion dans les villes et chasse les habitants de leurs demeures ; c’est lui qui détourne les âmes les plus belles vers tout ce qu’il y a de honteux et de funeste à l’homme et leur apprend à e xtraire de chaque chose le mal et l’impiété. » (Sophocle, Antigone.)
[8] « Accroître autant que possible le nombre des vendeurs de toute marchandise, diminuer autant que possible le nombre des acheteurs, tel est le résumé des opérations de l’économie politique. » (Verri, l. c., p. 52.)
[9] « Pour faire marcher le commerce d’une nation, il faut une somme de monnaie déterminée, qui varie et se trouve tantôt plus grande, tantôt plus petite... Ce flux et reflux de la monnaie s’équilibre de lui-même, sans le secours des politiques... Les pistons travaillent alternativement ; si la monnaie est rare, on monnaye les lingots ; si les lingots sont rares, on fond la monnaie. » (Sir D. North, l. c., p. 22.) John Stuart Mill, longtemps fonctionnaire de la Compagnie des Indes, confirme ce fait que les ornements et bijoux en argent sont encore employés dans l’Inde comme réserves. « On sort les ornements d’argent et on les monnaye quand le taux de l’intérêt est élevé, et ils retournent à leurs possesseurs quand le taux de l’intérêt baisse. » (J. St. Mill, Evidence, Reports on Bankacts, 1857, n° 2084). D’après un document parlementaire de 1864 sur l’importation et l’exportation de l’or et de l’argent dans l’Inde, l’importation en 1863 dépassa l’exportation de dix-neuf millions trois cent soixante-sept mille sept cent soixante-quatre livres sterling. Dans les huit années avant 1864, l’excédent de l’importation des métaux précieux sur leur exportation atteignit cent neuf millions six cent cinquante-deux mille neuf cent dix-sept livres sterling. Dans le cours de ce siècle, il a été monnayé dans l’Inde plus de deux cents millions de livres sterling.
[10] Voici quels étaient les rapports de créanciers à débiteurs en Angleterre au commencement du XVIII° siècle : « Il règne ici, en Angleterre, un tel esprit de cruauté parmi les gens de commerce qu’on ne pourrait rencontrer rien de semblable dans aucune autre société d’hommes, ni dans aucun autre pays du monde. » (An Essay on Credit and the Bankrupt Act, London, 1707, p. 2).
[11] La citation suivante empruntée à mon précédent ouvrage, Critique de l’économie politique, 1859, montre pourquoi je n’ai pas parlé dans le texte d’une forme opposée. « Inversement, dans le procédé A - M, l’argent peut être mis dehors comme moyen d’achat et le prix de la marchandise être ainsi réalisé avant que la valeur d’usage de l’argent soit réalisée ou la marchandise aliénée. C’est ce qui a lieu tous les jours, par exemple, sous forme de prénumération, et c’est ainsi que le gouvernement anglais achète dans l’Inde l’opium des Ryots. Dans ces cas cependant, l’argent agit toujours comme moyen d’achat et n’acquiert aucune nouvelle forme particulière... Naturellement, le capital est aussi avance sous forme argent ; mais il ne se montre pas encore à l’horizon de la circulation simple. » (L. c., p. 112-120.)
[12] Il faut distinguer la crise monétaire dont nous parlons ici, et qui est une phase de n’importe quelle crise, de cette espèce de crise particulière, à laquelle on donne le même nom, mais qui peut former néanmoins un phénomène indépendant, de telle sorte que son action n’influe que par contrecoup sur l’industrie et le commerce. Les crises de ce genre ont pour pivot le capital-argent et leur sphère immédiate est aussi celle de ce capital, - la Banque, la Bourse et la Finance.
[13] « Le revirement subit du système de crédit en système monétaire ajoute l’effroi théorique à la panique pratique, et les agents de la circulation tremblent devant le mystère impénétrable de leurs propres rapports. » (Karl Marx, l. c., p. 126.) – « Le pauvre reste morne et étonne de ce que le riche n’a plus d’argent pour le faire travailler, et cependant le même soi et les mêmes mains qui fournissent la nourriture et les vêtements, sont toujours là - et c’est là ce qui constitue la véritable richesse d’une nation, et non pas l’argent. » (John Bellers, Proposals for raising a College of Industry, London, 1696, p. 33.)
[14] Voici de quelle façon ces moments-là sont exploités : « Un jour (1839), un vieux banquier de la Cité causant avec un de ses amis dans son cabinet, souleva le couvercle du pupitre devant lequel il était assis et se mit à déployer des rouleaux de billets de banque. En voilà, dit-il d’un air tout joyeux, pour cent mille livres sterling. Ils sont là en réserve pour tendre la situation monétaire (to make the money tight) et ils seront tous dehors à 3 heures, cet après-midi. » (The Theory of the Exchanges, the Bank Charter Art of 1844, London, 1864 p. 81.) L’organe semi-officiel, l’Observer, publiait à la date du 28 avril 1864 : « Il court certains bruits vraiment curieux sur les moyens auxquels on a eu recours pour créer une disette de billets de banque. Bien qu’il soit fort douteux, qu’on ait eu recours à quelque artifice de ce genre, la rumeur qui s’en est répandue a été si générale qu’elle mérite réellement d’être mentionnée. »
[15] « Le montant des ventes ou achats contractés dans le cours d’un jour quelconque n’affectera en rien la quantité de la monnaie en circulation ce jour-là même, mais pour la plupart des cas, il se résoudra en une multitude de traites sur la quantité d’argent qui peut se trouver en circulation à des dates ultérieures plus ou moins éloignées. - Il n’est pas nécessaire que les billets signés ou les crédits ouverts aujourd’hui aient un rapport quelconque relativement, soit à la quantité, au montant ou à la durée, avec ceux qui seront signés ou contractés demain ou après-demain ; bien plus, beaucoup de billets et de crédits d’aujourd’hui se présentent à l’échéance avec une masse de payements, dont l’origine embrasse une suite de dates antérieures absolument indéfinies ; ainsi, souvent des billets à douze, six, trois et un mois, réunis ensemble, entrent dans la masse commune des payements à effectuer le même jour. » (The Currency question reviewed ; a letter to the Scotch people by a banker in England, Edimburg, 1845, p. 29, 30, passim.)

Karl Marx, Le Capital - Livre premier, Transformation de l’argent en Capital :

La formule générale du capital
La circulation des marchandises est le point de départ du capital. Il n’apparaît que là où la production marchande et le commerce ont déjà atteint un certain degré de développement. L’histoire moderne du capital date de la création du commerce et du marché des deux mondes au XVIe siècle.
Si nous faisons abstraction de l’échange des valeurs d’usage, c’est-à-dire du côté matériel de la circulation des marchandises, pour ne considérer que les formes économiques qu’elle engendre, nous trouvons pour dernier résultat l’argent. Ce produit final de la circulation est la première forme d’apparition du capital.
Lorsqu’on étudie le capital historiquement, dans ses origines, on le voit partout se poser en face de la propriété foncière sous forme d’argent, soit comme fortune monétaire, soit comme capital commercial et comme capital usuraire [1] . Mais nous n’avons pas besoin de regarder dans le passé, il nous suffira d’observer ce qui se passe aujourd’hui même sous nos yeux. Aujourd’hui comme jadis, chaque capital nouveau entre en scène, c’est-à-dire sur le marché — marché des produits, marché du travail, marché de la monnaie — sous forme d’argent, d’argent qui par des procédés spéciaux doit se transformer en capital.
L’argent en tant qu’argent et l’argent en tant que capital ne se distinguent de prime abord que par leurs différentes formes de circulation.
La forme immédiate de la circulation des marchandises est M—A—M, transformation de la marchandise en argent et retransformation de l’argent en marchandise, vendre pour acheter. Mais, à côté de cette forme, nous en trouvons une autre, tout à fait distincte, la forme A—M—A (argent—marchandise-argent), transformation de l’argent en marchandise et retransformation de la marchandise en argent, acheter pour vendre. Tout argent qui dans son mouvement décrit ce dernier cercle se transforme en capital, devient capital et est déjà par destination capital.
Considérons de plus près la circulation A—M—A. Comme la circulation simple, elle parcourt deux phases opposées. Dans la première phase A—M, achat, l’argent est transformé en marchandise. Dans la seconde M—A, vente, la marchandise est transformée en argent. L’ensemble de ces deux phases s’exprime par le mouvement qui échange monnaie contre marchandise et de nouveau la même marchandise contre de la monnaie, achète pour vendre, ou bien, si on néglige les différences formelles d’achat et de vente, achète avec de l’argent la marchandise et avec la marchandise l’argent [2] .
Ce mouvement aboutit à l’échange d’argent contre argent, A—A. Si j’achète pour 100 l. st. 2000 livres de coton, et qu’ensuite je vende ces 2000 livres de coton pour 110 l. st., j’ai en définitive échangé 100 l. st. contre 110 liv. st., monnaie contre monnaie.
Il va sans dire que la circulation A—M—A serait un procédé bizarre, si l’on voulait par un semblable détour échanger des sommes d’argent équivalentes, 100 l. st., par exemple, contre 100 1. st. Mieux vaudrait encore la méthode du thésauriseur qui garde solidement ses 100 l. st. au lieu de les exposer aux risques de la circulation. Mais, d’un autre côté, que le marchand revende pour 110 l. st. le coton qu’il a acheté avec 100 l. st. ou qu’il soit obligé de le livrer à 100 et même à 50 l. st, dans tous ces cas son argent décrit toujours un mouvement particulier et original, tout à fait différent de celui que parcourt par exemple l’argent du fermier qui vend du froment et achète un habit. Il nous faut donc tout d’abord constater les différences caractéristiques entre les deux formes de circulation A—M—A et M—A—M. Nous verrons en même temps quelle différence réelle gît sous cette différence formelle.
Considérons en premier lieu ce que les deux formes ont de commun.
Les deux mouvements se décomposent dans les deux mêmes phases opposées, M—A, vente, et A—M, achat. Dans chacune des deux phases les deux mêmes éléments matériels se font face, marchandise et argent, ainsi que deux personnes sous les mêmes masques économiques, acheteur et vendeur. Chaque mouvement est l’unité des mêmes phases opposées, de l’achat et de la vente, et chaque fois il s’accomplit par l’intervention de trois contractants dont l’un ne fait que vendre, l’autre qu’acheter, tandis que le troisième achète et vend tour à tour.
Ce qui distingue cependant tout d’abord les mouvements M—A—M et A—M—A, c’est l’ordre inverse des mêmes phases opposées. La circulation simple commence par la vente et finit par l’achat ; la circulation de l’argent comme capital commence par l’achat et finit par la vente. Là, c’est la marchandise qui forme le point de départ et le point de retour ; ici, c’est l’argent. Dans la première forme, c’est l’argent qui sert d’intermédiaire ; dans la seconde, c’est la marchandise.
Dans la circulation M—A—M, l’argent est enfin converti en marchandise qui sert de valeur d’usage ; il est donc définitivement — dépensé. Dans la forme inverse A—M—A, l’acheteur donne son argent pour le reprendre comme vendeur. Par l’achat de la marchandise, il jette dans la circulation de l’argent, qu’il en retire ensuite par la vente de la même marchandise. S’il le laisse partir, c’est seulement avec l’arrière-pensée perfide de le rattraper. Cet argent est donc simplement avancé [3] .
Dans la forme M—A—M, la même pièce de monnaie change deux fois de place. Le vendeur la reçoit de l’acheteur et la fait passer à un autre vendeur. Le mouvement commence par une recette d’argent pour marchandise et finit par une livraison d’argent pour marchandise. Le contraire a lieu dans la forme A—M—A. Ce n’est pas la même pièce de monnaie, mais la même marchandise qui change ici deux fois de place. L’acheteur la reçoit de la main du vendeur et la transmet à un antre acheteur. De même que, dans la circulation simple, le changement de place par deux fois de la même pièce de monnaie a pour résultat son passage définitif d’une main dans l’autre, de même ici le changement de place par deux fois de la même marchandise a pour résultat le reflux de l’argent à son premier point de départ.
Le reflux de l’argent à son point de départ ne dépend pas de ce que la marchandise est vendue plus cher qu’elle a été achetée. Cette circonstance n’influe que sur la grandeur de la somme qui revient. Le phénomène du reflux lui-même a lieu dès que la marchandise achetée est de nouveau vendue, c’est-à-dire dès que le cercle A—M—A est complètement décrit. C’est là une différence palpable entre la circulation de l’argent comme capital et sa circulation comme simple monnaie.
Le cercle M—A—M est complètement parcouru dès que la vente d’une marchandise apporte de l’argent que remporte l’achat d’une autre marchandise. Si, néanmoins, un reflux d’argent a lieu ensuite, ce ne peut-être que parce que le parcours tout entier du cercle est de nouveau décrit. Si je vends un quart de froment pour 3 l. st. et que j’achète des habits avec cet argent, les 3 l. st. sont pour moi définitivement dépensées. Elles ne me regardent plus ; le marchand d’habits les a dans sa poche. J’ai beau vendre un second quart de froment, l’argent que je reçois ne provient pas de la première transaction, mais de son renouvellement, il s’éloigne encore de moi si je mène à terme la seconde transaction et que j’achète de nouveau. Dans la circulation M—A—M, la dépense de l’argent n’a donc rien de commun avec son retour. C’est tout le contraire dans la circulation A—M—A. Là, si l’argent ne reflue pas, l’opération est manquée ; le mouvement est interrompu ou inachevé, parce que sa seconde phase, c’est-à-dire la vente qui complète l’achat, fait défaut.
Le cercle M—A—M a pour point initial une marchandise et pour point final une autre marchandise qui ne circule plus et tombe dans la consommation. La satisfaction d’un besoin, une valeur d’usage, tel est donc son but définitif. Le cercle A—M—A, au contraire, a pour point de départ l’argent et y revient ; son motif, son but déterminant est donc la valeur d’échange.
Dans la circulation simple, les deux termes extrêmes ont la même forme économique ; ils sont tous deux marchandise. Ils sont aussi des marchandises de même valeur. Mais ils sont en même temps des valeurs d’usage de qualité différente, par exemple, froment et habit. Le mouvement aboutit à l’échange des produits, à la permutation des matières diverses dans lesquelles se manifeste le travail social. La circulation A—M—A, au contraire, parait vide de sens au premier coup d’œil, parce qu’elle est tautologique. Les deux extrêmes ont la même forme économique. ils sont tous deux argent. Ils ne se distinguent point qualitativement, comme valeurs d’usage, car l’argent est l’aspect transformé des marchandises dans lequel leurs valeurs d’usage particulières sont éteintes. Echanger 100 1. st. contre du coton et de nouveau le même coton contre 100 l. st., c’est-à-dire échanger par un détour argent contre argent, idem contre idem, une telle opération semble aussi sotte qu’inutile [4] . Une somme d’argent, en tant qu’elle représente de la valeur, ne peut se distinguer d’une autre somme que par sa quantité. Le mouvement A—M—A ne tire sa raison d’être d’aucune différence qualitative de ses extrêmes, car ils sont argent tous deux, mais seulement de leur différence quantitative. Finalement il est soustrait à la circulation plus d’argent qu’il n’y en a été jeté. Le coton acheté 100 l. st. est revendu 100+10 ou 110 l. st. La forme complète de ce mouvement est donc A—M—A’, dans laquelle A’ = A + A, c’est-à-dire égale la somme primitivement avancée plus un excédent. Cet excédent ou ce surcroît, je l’appelle plus-value (en anglais surplus value). Non seulement donc la valeur avancée se conserve dans la circulation, mais elle y change encore sa grandeur, y ajoute un plus, se fait valoir davantage, et c’est ce mouvement qui la transforme en capital.
Il se peut aussi que les extrêmes M, M, de la circulation M—A—M, froment — argent — habit par exemple, soient quantitativement [5] de valeur inégale. Le fermier peut vendre son froment au-dessus de sa valeur ou acheter l’habit au-dessous de la sienne. A son tour, il peut être floué par le marchand d’habits. Mais l’inégalité des valeurs échangées n’est qu’un accident pour cette forme de circulation. Son caractère normal, c’est l’équivalence de ses deux extrêmes, laquelle au contraire enlèverait tout sens au mouvement A—M—A.
Le renouvellement ou la répétition de la vente de marchandises pour l’achat d’autres marchandises rencontre, en dehors de la circulation, une limite dans la consommation, dans la satisfaction de besoins déterminés. Dans l’achat pour la vente, au contraire, le commencement et la fin sont une seule et même chose, argent, valeur d’échange, et cette identité même de ses deux termes extrêmes fait que le mouvement n’a pas de fin. Il est vrai que A est devenu A + A, que nous avons 100 + 10 l. st., au lieu de 100 ; mais, sous le rapport de la qualité, 110 l. st. sont la même chose que 100 l. st., c’est-à-dire argent, et sous le rapport de la quantité, la première somme n’est qu’une valeur limitée aussi bien que la seconde. Si les 100 l. st. sont dépensées comme argent, elles changent aussitôt de rôle et cessent de fonctionner comme capital. Si elles sont dérobées à la circulation, elles se pétrifient sous forme trésor et ne grossiront pas d’un liard quand elles dormiraient là jusqu’au jugement dernier. Dès lors que l’augmentation de la valeur forme le but final du mouvement, 110 l. st. ressentent le même besoin de s’accroître que 100 l. st.
La valeur primitivement avancée se distingue bien, il est vrai, pour un instant de la plus-value qui s’ajoute à elle dans la circulation ; mais cette distinction s’évanouit aussitôt. Ce qui, finalement, sort de la circulation, ce n’est pas d’un côté la valeur première de 100 l. st., et de l’autre la plus-value de 10 l. st. ; c’est une valeur de 110 l. st., laquelle se trouve dans la même forme et les mêmes conditions que les 100 premières l. st., prête à recommencer le même jeu [6] . Le dernier terme de chaque cercle A—M—A, acheter pour vendre, est le premier terme d’une nouvelle circulation du même genre. La circulation simple — vendre pour acheter — ne sert que de moyen d’atteindre un but situé en dehors d’elle-même, c’est-à-dire l’appropriation de valeurs d’usage, de choses propres à satisfaire des besoins déterminés. La circulation de l’argent comme capital possède au contraire son but en elle-même ; car ce n’est que par ce mouvement toujours renouvelé que la valeur continue à se faire valoir. Le mouvement du capital n’a donc pas de limite [7] .
C’est comme représentant, comme support conscient de ce mouvement que le possesseur d’argent devient capitaliste. Sa personne, ou plutôt sa poche, est le point de départ de l’argent et son point de retour. Le contenu objectif de la circulation A—M—A’, c’est-à-dire la plus-value qu’enfante la valeur, tel est son but subjectif, intime. Ce n’est qu’autant que l’appropriation toujours croissante de la richesse abstraite est le seul motif déterminant de ses opérations, qu’il fonctionne comme capitaliste, ou, si l’on veut, comme capital personnifié, doué de conscience et de volonté. La valeur d’usage ne doit donc jamais être considérée comme le but immédiat du capitaliste [8] , pas plus que le gain isolé ; mais bien le mouvement incessant du gain toujours renouvelé [9] . Cette tendance absolue à l’enrichissement, cette chasse passionnée à la valeur d’échange [10] lui sont communes avec le thésauriseur. Mais, tandis que celui-ci n’est qu’un capitaliste maniaque, le capitaliste est un thésauriseur rationnel. La vie éternelle de la valeur que le thésauriseur croit s’assurer en sauvant l’argent des dangers de la circulation [11] , plus habile, le capitaliste la gagne en lançant toujours de nouveau l’argent dans la circulation [12] .
Les formes indépendantes, c’est-à-dire les formes argent ou monnaie que revêt la valeur des marchandises dans la circulation simple, servent seulement d’intermédiaire pour l’échange des produits et disparaissent dans le résultat final du mouvement. Dans la circulation A—M—A’, au contraire, marchandise et argent ne fonctionnent l’une et l’autre que comme des formes différentes de la valeur elle-même, de manière que l’un en est la forme générale, l’autre la forme particulière et, pour ainsi dire, dissimulée [13] . La valeur passe constamment d’une forme à l’autre sans se perdre dans ce mouvement. Si l’on s’arrête soit à l’une soit à l’autre de ces formes, dans lesquelles elle se manifeste tour à tour, on arrive aux deux définitions : le capital est argent, le capital est marchandise [14] mais, en fait, la valeur se présente ici comme une substance automatique, douée d’une vie propre, qui, tout en échangeant ses formes sans cesse, change aussi de grandeur, et, spontanément, en tant que valeur mère, produit une pousse nouvelle, une plus-value, et finalement s’accroît par sa propre vertu. En un mot, la valeur semble avoir acquis la propriété occulte d’enfanter de la valeur parce qu’elle est valeur, de faire des petits, ou du moins de pondre des œufs d’or.
Comme la valeur, devenue capital, subit des changements continuels d’aspect et de grandeur, il lui faut avant tout une forme propre au moyen de laquelle son identité avec elle-même soit constatée. Et cette forme propre, elle ne la possède que dans l’argent. C’est sous la forme argent qu’elle commence, termine et recommence son procédé de génération spontanée. Elle était 100 l. st., elle est maintenant 110 l. st., et ainsi de suite. Mais l’argent lui-même n’est ici qu’une forme de la valeur, car celle-ci en a deux. Que la forme marchandise soit mise de côté et l’argent ne devient pas capital. C’est le changement de place par deux fois de la même marchandise : premièrement dans l’achat où elle remplace l’argent avancé, secondement dans la vente où l’argent est repris de nouveau ; c’est ce double déplacement seul qui occasionne le reflux de l’argent à son point de départ, et de plus d’argent qu’il n’en avait été jeté dans la circulation. L’argent n’a donc point ici une attitude hostile, vis-à-vis de la marchandise, comme c’est le cas chez le thésauriseur. Le capitaliste sait fort bien que toutes les marchandises, quelles que soient leur apparence et leur odeur, « sont dans la foi et dans la vérité » de l’argent, et de plus des instruments merveilleux pour faire de l’argent.
Nous avons vu que : dans la circulation simple, il s’accomplit une séparation formelle entre les marchandises et leur valeur, qui se pose en face d’elles sous l’aspect argent. Maintenant, la valeur se présente tout à coup comme une substance motrice d’elle-même, et pour laquelle marchandise et argent ne sont que de pures formes. Bien plus, au lieu de représenter des rapports entre marchandises, elle entre, pour ainsi dire, en rapport privé avec elle-même. Elle distingue an soi sa valeur primitive de sa plus-value, de la même façon que Dieu distingue en sa personne le père et le fils, et que tous les deux ne font qu’un et sont du même âge, car ce n’est que par la plus-value de 10 l. st. que les 100 premières l. st. avancées deviennent capital ; et dès que cela est accompli, dès que le fils a été engendré par le père et réciproquement, toute différence s’évanouit et il n’y a plus qu’un seul être : 110 l. st.
La valeur devient donc valeur progressive, argent toujours bourgeonnant, poussant et, comme tel, capital. Elle sort de la circulation, y revient, s’y maintient et s’y multiplie, en sort de nouveau accrue et recommence sans cesse la même rotation [15] . A—A’, argent qui pond de l’argent, monnaie qui fait des petits — money which begets money — telle est aussi la définition du capital dans la bouche de ses premiers interprètes, les mercantilistes.
Acheter pour vendre, ou mieux, acheter pour vendre plus cher, A—M—A’, voilà une forme qui ne semble propre qu’à une seule espèce de capital, au capital commercial. Mais le capital industriel est aussi de l’argent qui se transforme en marchandise et, par la vente de cette dernière, se retransforme en plus d’argent. Ce qui se passe entre l’achat et la vente, en dehors de la sphère de circulation, ne change rien à cette forme de mouvement. Enfin, par rapport au capital usuraire, la forme A—M—A’ est réduite à ses deux extrêmes sans terme moyen ; elle se résume, en style lapidaire, en A—A’, argent qui vaut plus d’argent, valeur qui est plus grande qu’elle-même.
A—M—A’ est donc réellement la formule générale du capital, tel qu’il se montre dans la circulation.

Notes
[1] L’opposition qui existe entre la puissance de la propriété foncière basée sur des rapports personnels de domination et de dépendance et la puissance impersonnelle de l’argent se trouve clairement exprimée dans les deux dictons français « Nulle terre sans seigneur. » « L’argent n’a pas de maître ».
[2] « Avec de l’argent on achète des marchandises, et avec des marchandises, on achète de l’argent. » (MERCIER DE LA RIVIERE, L‘ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, op. cit., p. 543.)
[3] « Quand une chose est achetée pour être vendue ensuite, la somme employée à l’achat est dite monnaie avancée ; si elle n’est pas achetée pour être vendue, la somme peut être dite dépensée » (James STEUART, Works, etc., edited by General sir James Steuart, his son, London, 1805, v. 1, p. 274.)
[4] « On n’échange pas de l’argent contre de l’argent », crie Mercier de la Rivière aux mercantilistes (op. cit., p. 486). Voici ce qu’on lit dans un ouvrage qui traite ex professo [d’un point de vue technique] du commerce et de la spéculation : « Tout commerce consiste dans l’échange de choses d’espèce différente ; et le profit [pour le marchand ?] provient précisément de cette différence. Il n’y aurait aucun profit ... à échanger une livre de pain contre une livre de pain ..., c’est ce qui explique le contraste avantageux qui existe entre le commerce et le jeu, ce dernier n’étant que l’échange d’argent contre argent. » (Th. CORBET, An Inquiry into the Causes and Modes of the Wealth of Individuals ; or the Principles of Trade and Speculation explained, London, 1841, p.5) Bien que Corbet ne voie pas que A—A, l’échange d’argent contre argent, est la forme de circulation caractéristique non seulement du capital commercial, mais encore de tout capital, il admet cependant que cette forme d’un genre de commerce particulier, de la spéculation, est la forme du jeu ; mais ensuite vient Mac Culloch, qui trouve qu’acheter pour vendre, c’est spéculer, et qui fait tomber ainsi toute différence entre la spéculation et le commerce : « Toute transaction dans laquelle un individu achète des produits pour les revendre est, en fait, une spéculation. » (Mac CULLOCH, A Dictionary practical, etc., of Commerce, London, 1847, p. 1009.) Bien plus naïf sans contredit est Pinto, le Pindare de la Bourse d’Amsterdam : « Le commerce est un jeu [proposition empruntée à Locke] ; et ce n’est pas avec des gueux qu’on peut gagner. Si l’on gagnait longtemps en tout avec tous, il faudrait rendre de bon accord les plus grandes parties du profit, pour recommencer le jeu. » (PINTO, Traité de la circulation et du crédit, Amsterdam, 1771, p. 231.)
[5] Le mot « quantitativement » a été rétabli d’après l’édition allemande.
[6] « Le capital se divise en deux parties, le capital primitif et le gain, le surcroît du capital ... Mais dans la pratique le gain est réuni de nouveau au capital et mis en circulation avec lui. » (F. ENGELS, Umrisse zu einer Kritik der Nationalökonomie dans les Annales franco-allemandes, Paris, 1844, p. 99.)
[7] Aristote oppose l’économique à la chrématistique. La première est son point de départ. En tant qu’elle est l’art d’acquérir, elle se borne à procurer les biens nécessaires à la vie et utiles soit au foyer domestique, soit à l’État. « La vraie richesse () consiste en des valeurs d’usage de ce genre, car la quantité des choses qui peuvent suffire pour rendre la vie heureuse n’est pas illimitée. Mais il est un autre art d’acquérir auquel on peut donner à juste titre le nom de chrématistique, qui fait qu’il semble n’y avoir aucune limite à la richesse et à la possession. Le commerce des marchandises (), mot à mot : commerce de détail, (et Aristote adopte cette forme parce que la valeur d’usage y prédomine) n’appartient pas de sa nature à la chrématistique, parce que l’échange n’y a en vue que ce qui est nécessaire aux acheteurs et aux vendeurs ». Plus loin, il démontre que le troc a été la forme primitive du commerce, mais que son extension a fait naître l’argent. A partir de la découverte de l’argent, l’échange dut nécessairement se développer, devenir () ou commerce de marchandises, et celui-ci, en contradiction avec sa tendance première, se transforma en chrématistique ou en art de faire de l’argent. La chrématistique se distingue de l’économique en ce sens que « pour elle la circulation est la source de la richesse () et elle semble pivoter autour de l’argent, car l’argent est le commencement et la fin de ce genre d’échange (). C’est pourquoi aussi la richesse, telle que l’a en vue la chrématistique, est illimitée. De même que tout art qui a son but en lui-même, peut être dit infini dans sa tendance, parce qu’il cherche toujours à s’approcher de plus en plus de ce but, à la différence des arts dont le but tout extérieur est vite atteint, de même la chrématistique est infinie de sa nature, car ce qu’elle poursuit est la richesse absolue. L’économique est limitée, la chrématistique, non... ; la première se propose autre chose que l’argent, la seconde poursuit son augmentation... C’est pour avoir confondu ces deux formes que quelques-uns ont cru à tort que l’acquisition de l’argent et son accroissement à l’infini étaient le but final de l’économique ». (ARISTOTE, De Republica, édit. Bekker, lib. I, chap. VIII et IX, passim.)
[8] Les marchandises (prises ici dans le sens de valeurs d’usage) ne sont pas l’objet déterminant du capitaliste qui fait des affaires... son objet déterminant, c’est l’argent. (TH. CHALMERS, On Political Economy, etc., 2éme éd., Glasgow, 1832, p. 165, 166.) [1ère édition]
[9] « Le marchand ne compte pour rien le bénéfice présent ; il a toujours en vue le bénéfice futur ». (A. GENOVESI, Lezioni di Economia civile (1765), édit. des Economistes italiens de Custodi, Parte moderna, t. VIII, p. 139.)
[10] « La soif insatiable du gain, l’auri sacra fames, caractérise toujours le capitaliste. » (Mac CULLOCH, The Principles of Politic Econ., London. 1830 p. 179.) — Cet aphorisme n’empêche pas naturellement le susdit Mac Culloch et consorts, à propos de difficultés théoriques, quand il s’agit, par exemple, de traiter la question de l’encombrement du marché, de transformer le capitaliste en un bon citoyen qui ne s’intéresse qu’à la valeur d’usage, et qui même a une vraie faim d’ogre pour les œufs, le coton, les chapeaux, les bottes et une foule d’autres articles ordinaires.
[11] , sauver, est une des expressions caractéristiques des Grecs pour la manie de thésauriser. De même le mot anglais to save signifie « sauver » et épargner.
[12] « Cet infini que les choses n’atteignent pas dans la progression, elles l’atteignent dans la rotation » (GALIANI, Della Moneta, op. cit., p. 156.)
[13] « Ce n’est pas la matière qui fait le capital, mais la valeur de cette matière. » (J.B. SAY, Traité d’économie politique, 3e édit., Paris, 1817, t. II, p. 429, note.)
[14] « L’argent (currency !) employé dans un but de production est capital. » (Mac LEOD, The Theory and Practice of Banking, London, 1855, v. I, ch. I.) « Le capital est marchandise. » (James MILL, Elements of Pol. Econ., London, 1821, p. 74.)
[15] « Capital ... valeur permanente, multipliante... » (SISMONDI, Nouveaux principes d’économie politique, Paris, 1819, t. I, p. 89.)

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